M. Paul Féval13
I
Est-ce bien le moment de parler de M. Paul Féval ?… Eh pourquoi pas ?… Il écrit ici14, mais qu’importe ! Pourquoi ne serait-il pas jugé, en toute sincérité et en toute indépendance, à la place même où il écrit ?… J’ai souvent cité un mot magnifique de Mme de Staël, et je l’ai répété parce que, selon moi, c’est le mot suprême de la Critique : « Quand on me conduirait à la mort
, — disait-elle, — pendant le trajet
, je crois que je jugerais mon bourreau. »
Un auteur ennuyeux, n’est-ce pas un bourreau que la Critique juge ? C’est facile cela… facile comme une vengeance. On lui rend le mal qu’il vous a fait ! Mais s’il n’est pas ennuyeux ! Au contraire ! s’il a du talent… fourvoyé, mais, après tout, du talent ; s’il intéresse ou seulement s’il amuse, — ce qui est le petit intérêt après le grand ; — si enfin il prend l’âme ou l’esprit par un côté quelconque, c’est plus difficile de le juger, mais c’est ce qui me tente. Je profiterai de l’occasion. Qui sait ?… C’est peut-être la seule fois de ma vie que j’aurai plus de mérite que Mme de Staël !
S’il amuse ! et de fait, voilà le mot qui arme et qui désarme ! Voilà le mot terrible et doux qui va planer sur cette critique que je vais risquer aujourd’hui de M. Féval et de ses œuvres. Il amuse dans le sens que l’imagination, qui n’est pas très-exigeante, que l’imagination, bonne fille, donne à ce mot-là. Il amuse. Il est amusant. C’est un amuseur. Qu’il prenne garde ! Ce mot léger peut devenir cruel ! Oui, M. Féval a cette fleur de l’amusement qui n’est pas toujours, que dis-je ? qui n’est presque jamais l’intérêt profond, passionné, à impression ineffaçable, que donnent les livres forts et grands ; mais il a cette fleur de l’amusement qu’on respire et qu’on jette aussi (rarement pour la reprendre) après l’avoir respirée !
Avec le nombre très-considérable déjà de ses ouvrages, M. Féval est même tout un buisson de cette fleur-là… C’est un amuseur. C’est à une question d’amusement, c’est à un résultat de temps, tué plus ou moins agréablement pour ses lecteurs, qu’aboutit toute la force, — très-réelle, — employée à produire cette immense quantité de romans qui se succèdent depuis vingt ans sous forme de feuilleton dans les journaux. Vous le savez, depuis vingt ans et plus, on ne voit que M. Féval et ses œuvres. Il a l’ubiquité d’un dieu. Seulement, est-ce à une gloire de journal, c’est-à-dire de journée ; est-ce à cette fonction littéraire de Conteur pour le plaisir de l’imagination du plus grand nombre, qui est toujours une imagination vulgaire ; est-ce au rôle de Perrault pour les grandes personnes que M. Féval, fait pour mieux que cela, a consacré définitivement ses facultés et sa vie ?… Demande que la Critique a bien le droit de lui adresser avec sympathie, mais derrière laquelle s’élève une autre question, bien plus générale et bien plus haute que la personnalité littéraire, quelle qu’elle soit, de M. Féval.
C’est la question qui brûle tout à l’heure : c’est la question du roman-feuilleton. C’est la question de ce genre de roman qui menace de devenir le moule du roman au dix-neuvième siècle, et dont, à ce moment, je le veux bien, M. Féval est l’expression la plus féconde et la plus brillante. M. Paul Féval n’est pas, en effet, un romancier pur et simple, dans la généralité et la profondeur de ce mot. Il n’est pas un romancier comme Richardson, par exemple, quoique Richardson ait été le premier ou l’un des premiers feuilletonistes de l’Angleterre et que Clarisse ait été publiée par chapitres dans un journal, ni plus ni moins que Le Fils du Diable ou Le Capitaine Fantôme. Il ne l’est pas non plus comme Chateaubriand. Jamais il n’eût écrit pour un journal René ou Le Dernier des Abencérages, dont certainement, d’ailleurs, aucun journal n’aurait voulu. Il n’eût pas écrit davantage Les Parents pauvres de Balzac (cette gloire), lesquels faillirent bien d’être interrompus dans le journal, qui s’était oublié au point de les accepter, et tant il ennuya messieurs les abonnés, ce chef-d’œuvre ! M. Paul Féval n’aurait pas eu de ces désagréments et de ces revers. Ce n’est point de ces diverses manières qu’il entend le roman et qu’il est romancier. Il l’est autrement. Il faut bien le dire : il a diminué la notion du roman, de cette chose complexe et toute-puissante, égale au drame par l’action et par la passion, mais supérieure par la description et par l’analyse, car le romancier crée son décor et descend, pour l’éclairer, dans la conscience de ses personnages, ce que le poëte dramatique ne fait pas et ne peut pas faire.
Le croirait-on si on ne le voyait ? Au lieu d’aborder hardiment cette œuvre immense du roman qui comprend l’étude de l’homme et de la société, invariablement unis l’un à l’autre, M. Paul Féval l’a dédoublée et détriplée ; et de cette épopée dernière des temps prosaïques et civilisés, il a dégagé une spécialité de roman dans lequel l’intérêt des faits qui se succèdent l’emporte sur l’intérêt des idées et des sentiments. Il a enfin écrit le roman d’aventure, — à proprement parler le roman de feuilleton, quoique le feuilleton puisse en publier d’autres, mais avec moins de chances de succès que celui-là, en raison même de son infériorité. Singulière contradiction ! Doué des qualités que je caractériserai tout à l’heure et qui ne manquent ni d’élévation ni de force, il s’est particulièrement, presque exclusivement consacré à ce genre de roman, qui représente dans l’art le matérialisme et la démocratie, et qui ferait le tour du monde, comme le drapeau de la Révolution, si la Critique, qui ne veut pas que les grandes notions littéraires périssent, ne lui barrait pas le chemin !
II
Cette espèce de roman, du reste, ce n’est pas M. Féval qui l’a inventée. Il existait bien avant lui et avant le dix-neuvième siècle. Le roman d’aventure est dans les conceptions de l’esprit humain comme le roman complet, le roman d’observation supérieure, car il y a dans l’esprit humain des choses petites à côté des choses grandes, et même il y en a beaucoup plus… Si je ne reconnaissais à M. Paul Féval une valeur native, si je ne retrouvais pas dans ses livres les rayons brisés d’un talent de romancier très-au-dessus de son emploi, je croirais qu’il a cédé à son instinct en écrivant le roman d’aventure et qu’il est exactement de niveau avec son inspiration ; mais il est impossible de conclure ainsi quand on a lu M. Paul Féval. Il le sait mieux que moi, sans doute, mais moi, je parierais avec assurance que c’est un événement extérieur d’une forte action sur sa pensée qui a poussé dès l’origine l’esprit de M. Féval vers la forme du roman qu’il a adoptée et faussé ainsi sa vraie vocation. Peut-être est-ce le succès d’un livre dont il fut témoin à l’âge où le succès déprave ; peut-être encore quelque préjugé traditionnel comme il en reste parfois debout dans les esprits les plus puissants.
M. Féval débuta, si vous vous le rappelez, par Les Mystères de Londres. Il était très-jeune alors. Il avait peut-être écrit d’autres livres ; mais la date de nos débuts, quand nous n’avons pas écrit quelque œuvre incontestable de génie dans l’obscurité, est toujours dans le premier bruit que nous faisons. Les Mystères de Londres furent comme un écho des fameux Mystères de Paris. C’était le temps du tonitruant succès de ce grand roman d’aventure à travers un monde que jusque-là la littérature n’avait pas osé aborder. Ce succès, comme on n’en a pas revu depuis pour des livres bien supérieurs, dut être un de ces faits décisifs dont l’influence reste sur l’imagination d’un jeune homme qui débutait, comme tout jeune homme débute, par l’imitation, mais qui, dans son imitation cependant, en donnant la patte, comme M. Eugène Sue, laissa percer à plus d’une place une griffe d’originalité.
Je n’ai pas à peser ici sur ce premier livre de M. Féval pour lequel la Critique du temps fut sans grandeur. Elle répéta avec platitude que les Anglais trouvaient que M. Féval ne savait ni la grammaire de leur langue, ni la grammaire de leurs mœurs, comme si dans leur insularisme susceptible et hautain et tout aussi intellectuel que politique, les Anglais, enragés de nationalité blessée et justes comme des bœufs qui saignent, ne dénigreront pas toujours l’étranger qui voudra les peindre ou s’avisera de les juger ! Je serai plus juste, moi. Si véritablement, quand il écrivit ses Mystères de Londres, le jeune auteur ne connaissait pas l’Angleterre, il était plus étonnant d’intuition que s’il l’avait patiemment et laborieusement étudiée ; et à présent qu’il s’agit pour nous moins de ce livre que de la force individuelle du romancier qui l’a écrit, nous devons dire que ce roman en révélait une prodigieuse, et qui même ne nous a pas tenu tout ce qu’elle nous avait promis. Pour nous donc, le succès d’Eugène Sue dans ses Mystères de Paris, qui produisirent Les Mystères de Londres, paraît être la circonstance qui précipita l’esprit de M. P. Féval du haut de sa vocation réelle vers un genre de composition qu’il aurait dédaigné, s’il avait été plus mûr et plus mâle, et peut-être aussi faut-il y ajouter une vieille et tenace admiration d’école pour un autre célèbre roman d’aventure qu’on s’étonne qu’il ait conservée, mais dont il nous a donné tout récemment la preuve, en intitulant un de ses derniers ouvrages : Madame Gil Blas.
III
En effet, de tous les romans d’aventure, celui-là qui s’appelle Gil Blas passe, à tort ou à raison, pour un parangon sans égal. Gil Blas est respecté non-seulement comme le chef-d’œuvre du roman et le génie du roman au dix-huitième siècle, mais comme un chef-d’œuvre de l’esprit humain, et une telle opinion ne m’étonne pas, venant, comme elle en vient, du dix-huitième siècle… Pour mon compte, cela ne m’étonne nullement que le siècle qui admira cette brillante canaille de Casanova, d’Aventuros Casanova, comme l’appelait le prince de Ligne, ait trouvé Gil Blas une œuvre charmante et sublime. Un siècle sédentaire comme le dix-huitième siècle, qui vivait dans des salons ou dans des cafés, dut naturellement raffoler de Gil Blas, de ce gentilhomme de grande route, l’idéal impossible d’un bonhomme, parfaitement cul-de-jatte en fait d’aventures, qui passa sa vie en habit gorge de pigeon à jouer au domino au café Procope, entre sa tabatière et sa bavaroise, dans la plus grasse et la plus bourgeoise des tranquillités ! Trop philosophe et trop libertin pour avoir le génie de la passion, cette source inépuisable du roman de grande nature humaine, le dix-huitième siècle, le siècle de l’abstraction littéraire comme de l’abstraction philosophique, qui n’eut ni la couleur locale ni aucune autre couleur, — qui ne peignit jamais rien en littérature, — car Rousseau, dans ses Promenades, n’est qu’un lavis, et Buffon dans ses plus belles pages qu’un dessin grandiose, — ce siècle, qui ne comprenait pas qu’on pût être Persan, dut trouver, le fin connaisseur qu’il était en mœurs étrangères ! le roman de Gil Blas une œuvre diablement espagnole, sur le simple vu de quelques résilles et de quelques guitares, et surtout de quelques sandales d’inquisiteur, laissées à la porte de la chambre des femmes, pour empêcher ces polissons de maris d’entrer.
Certes, je ne comparerai pas Beaumarchais-Figaro, ce bâtard de Rabelais, avec papa Le Sage, car du moins Beaumarchais avait dans le bec et dans l’esprit une vibrante paire de castagnettes, plus mordante que celles de toutes les mauricaudes de l’Espagne, et dont il se servit pour faire danser son dernier pas à toute une société, dans cette danse macabre, drôle et terrible, qui précéda la Révolution française. Mais on ne sait pas, on a trop oublié avec quel pauvre vestiaire et quelles loques Le Sage et Beaumarchais, en ceci égaux tous les deux, habillèrent une Espagne de leur invention, laquelle, mystification inénarrable ! a fini par escamoter l’autre Espagne, qui était la vraie. Je le sais, et je ne m’en étonne pas ; mais qu’aujourd’hui, en plein dix-neuvième siècle, quand les passions et leur étude, et leurs beautés, et leurs laideurs, et jusqu’à leurs folies, ont pris dans la préoccupation générale la place qu’elles doivent occuper ; quand la littérature est devenue presque un art plastique, sans cesser d’être pour cela le grand art spirituel ; quand nous avons eu des creuseurs d’âme, des analyseurs de fibre humaine, des chirurgiens de cœur et de société, enfin qu’après Chateaubriand, Stendhal, Mérimée et Balzac, Balzac, le Christophe Colomb du roman, qui a découvert de nouveaux mondes, la vieille mystification continue et que la réputation de Gil Blas soit encore et toujours à l’état d’indéracinable préjugé classique, voilà ce qui doit étonner !
Et d’autant plus, pour M. Féval, qu’il a dû sentir en soi, bien des fois, bouillonner l’esprit de son siècle ! Tout voué qu’il soit au roman d’aventure (qu’il me pardonne ! j’allais presque dire prostitué), il a parfois touché avec une main moderne, et qui n’est pas la gourde main de ce chiragre de Le Sage, à la passion, au sentiment, à l’idée, à toutes ces choses qu’on ne peut pas plus rejeter entièrement du roman que de l’âme humaine. L’auteur des Mystères de Londres, des Amours de Paris, du Fils du Diable, du Bossu, des Fanfarons du Roi et de tant d’autres ouvrages, est, dans l’ordre du roman, ce que les mélodramaturges sont dans l’ordre du drame, et ils ont beau tresser et tordre, dans les implications et les complications de leur œuvre, les événements, les incidents, les péripéties, les surprises ; les mélodramaturges du roman, comme ceux du drame, n’en sont pas moins obligés, dans une mesure quelconque, à la passion, sous peine de n’être plus que des joueurs d’échecs ou de casse-têtes chinois littéraires. M. Paul Féval n’a jamais décliné cette loi. Fils de ce romantisme qui, en passant, a laissé partout une lave incandescente de vie qu’on n’éteindra plus, M. Féval ne procède jamais à la manière incolore de ce pauvre diable de Le Sage, à peu près poétique comme son nom, mais il n’en trouble pas moins la hiérarchie des choses, dans son système de roman, en mettant en premier l’intérêt des événements, qui devrait être le second, et en second, l’intérêt des sentiments, qui est certainement le premier…
Et ne croyez pas qu’il n’en ait pas l’intelligence ! J’ai dit que je signalerais les qualités de M. Féval. L’une de ses meilleures est celle-là. Dans l’espèce de roman dont il est victime, dans ce roman à tiroirs et à double fond, dans lequel il renferme des facultés assez vives pour faire sauter tout cela (le feront-elles un jour ?) et pour arriver à la simplicité du plan, au rhythme aisé du récit, à la concision savante, à la mesure, à l’ordre lucide, à ce fini dans l’art que Platon appelait, avec une justesse si exquise, une rondeur, M. Féval montre souvent de la passion vraie, de l’observation acérée, de l’invention de bon aloi ; mais toutes ces facultés ne sont pas sa faculté première , car nous avons tous, si nous sommes organisés avec puissance et harmonie, une faculté première, une maîtresse faculté. Shakespeare, l’indifférent sublime, eut l’impartialité, cette impartialité dont l’homme ne peut dire si elle est infernale ou divine. Walter Scott avait la bonhomie et Balzac l’amour passionné de tout ce qui était et vivait et pouvait être saisi par la pensée.
M. Féval, à qui je voudrais montrer ses qualités et ses défauts à la lumière de ces grands noms, a, lui, l’ironie, l’ironie qui lui a fait rechercher souvent les sujets où l’auteur se moque de lui-même. Dans Aimée, où il essaya de faire autre chose que de l’aventure, dans Le Drame de la Jeunesse, plus réussi, et où il révéla ce qu’il pourrait être, s’il voulait énergiquement remonter vers les hautes et profondes régions du roman ; dans Le Drame de la Jeunesse, où il reprit l’idée d’Aimée — l’influence des livres et du théâtre sur la pensée et la moralité modernes, l’altération du naturel par les réminiscences littéraires, la pose, la comédie éternelle jouée entre nous et Dieu, et qui nous empêche d’avoir l’originalité même de nos vices et de nos douleurs, — il poussa au comble du suraigu cette ironie15 qui est le caractère de son esprit et le symptôme de sa force, et qui pourrait faire de M. Paul Féval, s’il la développait dans des sujets de cœur, un romancier d’un comique amer, de la plus poignante originalité.
IV
Telles sont les qualités de M. Féval. J’ai essayé d’indiquer ce qu’il est, en réservant ce qu’il pourrait être. En mon âme et conscience, je le crois, de nature, un romancier qui pourrait être grand, mais un romancier qui s’est compromis dans un genre, non pas faux (entendez-moi bien !), mais inférieur et très-indigne d’un grand artiste qui se sent… Si M. Féval doutait encore de la vérité de tout ce que nous lui avons dit sur cette espèce de roman, auquel nous désirerions l’arracher, nous la lui prouverions par lui-même…
La réputation de M. Féval, cette réputation qui n’est pas seulement la popularité du feuilleton, est-elle en proportion avec ses efforts et ses travaux ? Il se plaint, je le sais, et il a droit de se plaindre du mutisme de la Critique à son égard, lui, qui depuis vingt-cinq ans fait jet continu de production ! La Critique s’est détournée de lui et de ses œuvres, cette même Critique qui s’arrête, s’assied, et examine longtemps un simple volume, s’il s’appelle, par exemple, Madame Bovary… Et comment ne se détournerait-elle pas ?… Il est dans le destin des romans d’aventure d’être vite oubliés. Tout roman d’aventure est un labyrinthe. Il a l’intérêt d’un labyrinthe, lequel n’existe plus une fois que l’on en est sorti. Jusqu’à l’impression du chemin qu’on a fait et des endroits par où l’on a passé, tout s’efface.
Quoi que M. Féval ait produit, ce n’est pas le nombre des livres, mais leur qualité, qui rapporte à son auteur l’estime ou la gloire. Les messieurs Josse du dix-neuvième siècle, les flatteurs de l’époque actuelle, parce qu’ils en sont, peuvent s’ébahir de cette facilité ou de cette impétuosité de production qui la distingue, mais, avant le dix-neuvième siècle, qui se serait préoccupé de cela ? Boileau se moquait de Scudéry comme d’une monstruosité gaie. D’ailleurs, voici qui est singulier, si l’on veut, mais certain. Scudéry ne serait plus monstrueux aujourd’hui, tant la faculté de production est devenue vulgaire ! Elle est en haut, elle est en bas, elle est partout. Elle est dans l’air du temps, et elle ne prouve rien. Les travaux de Balzac épouvantent. Mme Sand est une mère Gigogne littéraire. Mme Dash a plus de cent volumes, et la force de cinquante chevaux de M. Alexandre Dumas a été matée par celle de l’incroyable petit bidet de M. Ponson du Terrail.
L’époque est prolifique. Elle pond, et même trop. Ce n’est pas la force de production qui lui manque, c’est la force de la gestation. Il y a de petites femmes, toutes faibles, qui n’en finissent pas d’avoir des enfants et qui peupleraient plusieurs hôpitaux. Mais, en littérature, la gestation est volontaire, et si malheureusement il en était de même pour la gestation de l’enfant par la mère, depuis longtemps le monde ne serait plus !
Il faut donc, pour conclure, autre chose que cette production qu’a M. Féval, comme tout le monde, et qui n’est plus un mérite, pour que la Critique vienne à lui en attendant la gloire ! En soi, cette production ne sauve rien de ce qui doit périr, et elle perd souvent ce qui, sans son enragement, aurait pu vivre. En histoire, elle a perdu M. Capefigue, qui avait de l’historien dans le ventre ; qui a toujours le ventre, mais qui n’a plus d’historien… En roman, elle n’a pas sauvé M. Alexandre Dumas, l’auteur pourtant du Monte-Cristo et des Trois Mousquetaires, le chef-d’œuvre des romans d’aventure, si cher aux blanchisseuses de ce temps ! M. Féval, qui a pris la succession de M. Alexandre Dumas et qui aurait été, s’il l’eût voulu, assez riche de sa fortune personnelle, M. Féval pourrait se garder des dangers de la production trop facile, en portant et eu creusant longtemps ses idées, et surtout, surtout en renonçant à un genre de composition qui abaisse la portée de son talent.
Pour un homme de l’organisation supérieure de M. Féval, à la double nature, aristocratique et artiste, pour cet homme d’esprit qui échappe à tout par le don précieux de l’ironie et n’est dupe de rien, pas même peut-être de ses propres inventions, ne voilà-t-il pas une belle position et une belle gloire que d’être le Dennery du roman et de trôner comme roi d’un genre dans lequel M. Ponson du Terrail est évidemment le dauphin ? Je sais bien qu’il y a le mot de César sur la première place dans une bicoque, meilleure que la seconde à Rome, mais je ne suis pas convaincu.
L’ambition littéraire ne pense pas comme l’ambition politique. Elle est plus fière que l’ambition même de César.