XXIV. Alexandre de Humboldt26
I
Nous le disons avec regret, nous n’avons pas trouvé dans ce livre ce que nous y cherchions. Quand la première édition parut, les amours-propres blessés poussèrent un cri si aigu que nous nous imaginions trouver en cette correspondance beaucoup de ces vérités malicieuses, qui sont innocentes lorsqu’elles sont spirituelles, mais que les douillets de la sottise appellent des méchancetés, pour s’en plaindre et pour s’en venger. Humboldt, prétendait-on, le grand Humboldt apparaissait, dans cette étrange correspondance, sous un aspect tout à fait inattendu, et nous disions : « Tant mieux ! » nous ! Car, quoi de plus intéressant et de plus instructif que le double fond de cette boîte humaine à surprise qui, lorsqu’on n’y croit qu’un seul homme, tout à coup en fait partir deux ! Ils étaient donc deux dans Humboldt !
Sous le Humboldt de la grande nature, il y avait le Humboldt de la petite et même de la très petite, l’observateur de l’insecte humain. Après le Sage, il y avait l’ironique, l’ironique dont la plaisanterie, pour aller mieux à son adresse, ne craignait pas la trivialité. C’était là ce que nous espérions, mais la lecture du livre que voici a mis en déroute nos idées et nos espérances. Le Humboldt de la Correspondance n’est pas aussi nouveau que cela, ni si intéressant, ni si féroce ! Il y a mieux, en fait de malices, que les siennes. Les deux à trois jugements plus ou moins durs et comme tout le monde en prononce dans sa vie, les deux à trois jugements qu’on trouve en ces lettres intimes n’ont fait les blessures qui ont crié, que parce qu’ils venaient de Humboldt ; que parce qu’ils tombaient de très haut !
Il n’y a guère plus haut, en effet, dans l’opinion actuelle du monde, et quand j’écris « actuelle » je sais ce que j’écris, je ne veux pas engager l’avenir. Alexandre de Humboldt est, de consentement universel » au dix-neuvième siècle, l’un des premiers hommes de ce siècle qui a encore quarante ans à vivre, et que dis-je ? dans la science, il est peut-être le premier ! En réalité, je n’affirmerais pas qu’il le fût avec la sécurité que j’ai, par exemple, quand j’affirme que Bonaparte est le premier, lui, dans l’ordre politique et militaire, et Byron dans l’ordre poétique, mais il ne s’agit pas ici de réalité, il s’agit de l’opinion et de l’empire qu’un nom a sur elle. Demandez à l’écho l’empire de celui de Humboldt ! Depuis cinquante ans et davantage, mais surtout depuis cinquante ans, l’a-t-on entendu prononcer ! C’était comme si les Oracles avaient parlé quand on disait : « Monsieur de Humboldt ! »
Ce nom, d’une sonorité d’or, et que la Gloire avait encore cette raison d’harmonie pour aimer, portait peut-être dans plus d’esprits à la fois que ceux de Cuvier, de Geoffroy Saint-Hilaire et d’Ampère, et si on y réfléchit, on le conçoit. Ampère, Saint-Hilaire et Cuvier, ces grands inventeurs et démonstrateurs doivent être des spécialistes dans la gloire comme ils le furent dans leurs études, incompréhensibles à la foule, tandis que Humboldt, le généralisateur et le vulgarisateur, a sa gloire plus générale et plus vulgaire, c’est-à-dire plus étendue, car c’est une loi, et même une assez triste loi de la gloire, de ne pouvoir jamais s’étendre qu’en descendant.
Telle est la raison, qui n’est pas la seule, du reste, mais qui est certainement la plus honorable pour Alexandre de Humboldt, de la popularité actuelle de son nom et de l’apparente injustice de la gloire pour des noms aussi méritants que le sien, s’ils ne le sont pas davantage. D’injustice véritable, nous venons de montrer qu’il n’y en avait point ; et d’ailleurs, tout s’arrange avec le temps, le temps, ce grand Juste, qui finit toujours par mettre chacun à sa place. Lorsque les savants qui seuls parlent d’eux avec compétence auront assez répété à la masse ignorante et superficielle ce que furent Geoffroy Saint-Hilaire, Ampère et Cuvier, ce triumvirat de génie, ces grands hommes, trop enterrés dans leur science même et la technicité de leur langage, ne seront plus cachés par l’éclat de personne et auront sur leur nom autant de rayons qu’on leur en doit. Seulement, jusque-là, ne nous étonnons pas que Humboldt, qui est moins un savant, dans le sens profond et découvrant du mot, qu’un magnifique beau parleur scientifique, tienne toute l’oreille et toute l’attention d’un public, pour lequel il a voulu, et presque exclusivement, parler !
II
Oui, un beau parleur scientifique ! Voilà Humboldt ! Et je prie ceux qu’un tel mot révolterait et auxquels il semblerait une irrévérence, de vouloir bien se rendre compte avec moi des œuvres de Humboldt et surtout de la nature de son esprit. De nature, il avait l’attraction et l’aptitude à la science, cela n’est pas douteux. Il était doué d’une curiosité intrépide, d’une persévérance infatigable, d’une sagacité infiniment perçante, le tout revêtu d’une organisation d’acier fin, que ne brisèrent, ni ne faussèrent, ni n’usèrent les fatigues, les climats, les voyages, et qui dura près de cent ans, comme celle de Fontenelle, cette porcelaine fêlée dans son fauteuil ouaté, ce Fontenelle qui s’arrêtait au milieu d’une phrase quand une voilure passait, pour ne pas forcer et user sa voix !
Admirablement élevé avec des maîtres excellents, ajoutant une éducation encyclopédique à des facultés encyclopédiques ; riche, d’ailleurs, pouvant voir le dessus et le dessous du globe à ses frais, et pouvant le faire voir à ses amis (il le paya, ma foi ! à son ami de Bonpland), Alexandre de Humboldt, fils de chambellan, et grand seigneur dans un de ces pays qui ont une noblesse politique encore, ayant enfin toutes les fortunes en attendant celle de la gloire, qui lui fut facile, abondante, prodiguée comme éternellement lui furent toutes choses depuis la faveur, très lucide, comme on sait, des princes, jusqu’à l’admiration aveugle des femmes, Humboldt, qui n’avait pas le goût du cabinet de Buffon, — le grand Sédentaire, — se dit de bonne heure que son cabinet à lui serait l’univers, et il se fit voyageur, et il se lança dans l’espace !
Travaux, livres, observations, mouvement d’idées, tout chez lui fut mis en branle par les voyages. Dans son Asie centrale, dans son Voyage aux régions équinoxiales, dans son Atlas géographique et physique, et son Examen critique de l’histoire de la géographie du Nouveau continent aux quinzième et seizième siècles, dans ses Vues des Cordillières et ses Plantes équinoxales, dans son Essai politique sur Cuba et son Tableau de la nature, etc., même dans ses ouvrages d’observation particulièrement botanique, il ne fut jamais qu’un voyageur, parlant passionnément de ses voyages, et à ce point qu’on peut se demander ce qu’il aurait eu à nous dire, s’il n’avait pas voyagé, et pensé, s’il n’avait pas vu ?…
En effet, il n’avait ni conception première ni philosophie. Il manquait de métaphysique, cette chose nécessaire et pourtant vaine, sans laquelle on n’est jamais un grand génie, et avec laquelle, si elle est seule, on n’arrive jamais à la vérité ! Ce fut un sceptique sorti trop tard des flancs du dix-huitième siècle épuisé pour pouvoir être un matérialiste râblé, un bon athée comme Diderot ou Lalande. Ce fut un sceptique et même un sceptique contradictoire, ce qui, par parenthèse, au lieu d’une faiblesse, en fait deux, car dans son Kosmos il doute, à une certaine place, « qu’on puisse jamais, à l’aide des opérations de la pensée, réduire tout ce que nous voyons à l’unité d’un principe rationnel »
, et ailleurs il assure qu’il croit au mot de Socrate, « qu’un jour l’univers sera interprété à l’aide de la seule raison »
, vacillement d’un esprit qui ploie également sous l’affirmation et sous le doute ! Ailleurs encore il pose l’unité du genre humain, mais il nie la seule tradition qui l’explique. Même dans une question d’histoire naturelle, mais qui touche à une autre question bien autrement profonde, il a si peu d’intuition et de certitude à lui, qu’il se réclame de Blumenbach, qu’il appelle son maître, et, d’un autre côté, il a si peu de fermeté et de foi en l’adhésion qu’il donne à cet illustre nomenclateur, qu’après avoir reconnu ses cinq races, il ajoute : « Il n’en est pas moins vrai qu’aucune différence radicale et typique ne régit ses groupes »
, comme s’il se repentait déjà ! En somme, descripteur plus que tout autre chose, il l’est parce qu’il est voyageur et pour les mêmes raisons qu’il est voyageur — rien de plus !
À cela près de quelques inductions heureuses et de quelques rapprochements féconds, Alexandre de Humboldt n’est rien donc de plus, pour qui sait étreindre son esprit et ses œuvres, qu’un grand Rapporteur scientifique, en fonction permanente et vastement renseigné, lequel soigne extrêmement ses rapports. Il les veut brillants. Ce sont ses tulipes ! Sa prétention est de les écrire avec un tour d’imagination des plus rares et qui fait fleurir la poésie jusque dans le giron austère de la Vérité ; et cette prétention a sa racine peut-être dans une ambition légitime, car, esprit intermédiaire bien plus que primaire, il peut engrener, l’un dans l’autre, deux ordres de faits différents, — les faits de l’imagination et ceux de la mémoire exacte, et il a ce style poético-scientifique ou scientifico-poétique, comme on voudra, dans lequel l’abstrait et le concret se balancent, mais pour s’énerver tous les deux !
III
C’est ce style qu’il eut dans le Kosmos, et qui fit le succès inouï de ce livre. Résumé de la science et de la vie de son auteur, un jour le Kosmos résumera sa gloire, — mais comme on résume, — en diminuant. Le Kosmos, l’idole intellectuelle de ce temps, qui cache sous un nom grec la préoccupation universelle et moderne des esprits qui ont désappris les choses invisibles du ciel, a été salué par de telles acclamations qu’on éprouve quelque embarras à jeter cette goutte d’eau froide sur tous ces fronts, brûlants et fumants d’enthousiasme : le Kosmos, après tout, n’est qu’une description. En ce vaste mémorandum de physique, protocolisé par Alexandre de Humboldt, les choses, même de l’aveu de l’illustre tabellion scientifique lui-même (voir ses lettres), « sont plutôt indiquées qu’approfondies. »
— « Plusieurs parties, dit-il, n’en seront bien comprises que de ceux qui connaissent à fond une branche quelconque de l’histoire naturelle. Mais je crois, — ajoute-t-il page 126 de la Correspondance, — que je m’exprime toujours de telle sorte que ce ne puisse embarrasser ceux qui en savent moins. »
Ainsi utilité dans tous les genres, et quoiqu’on ne puisse, dit-on, servir deux maîtres, ce livre est écrit pour ceux qui savent et pour ceux qui ne savent pas ou qui savent peu. « Le but véritable de mon livre, ajoute encore Humboldt, est de voir de haut l’ensemble de la science contemporaine »
, c’est-à-dire que ce n’est pas une idée ou un système d’idées, mais simplement un tableau. Seulement, en supposant que l’ensemble, pour être bien vu, n’y soit pas regardé de trop haut, et par cela même y devienne vague, en supposant qu’on puisse être tout à la fois exact et poétique, la grandeur et la beauté de l’exactitude ne sont pas un si étonnant tour de force, quand il s’agit de la Nature, qui a cela de particulièrement tout-puissant, que ceux qui disent faux, en en parlant, sont encore poétiques, et qu’elle communique de sa grandeur jusqu’à ceux-là qui mentent sur elle !
Ainsi encore, vous le voyez ! c’est l’écrivain, bien plus que le savant, qui fait la valeur du Kosmos, et à cet égard celui qui l’écrivit pense comme ceux qui le lisent, le docte comme les ignorants ! Ce dont l’auteur du Kosmos est fier, c’est de sa
partie oratoire
(sic) (page 127 des lettres). L’essentiel, selon lui, n’est point du tout le coup de râteau plus ou moins bien jeté sur les notions des sciences physiques contemporaines et qu’il n’a pas toutes ramassées ; non, l’essentiel, c’est « l’expression noble qui ne manquera jamais, si elle l’est, l’effet grandiose de la nature »
, dit ce tulipier de la phrase, et pardonnez-nous de l’avoir appelé « un beau parleur scientifique » après cela !
Du reste, il n’y a pas que ce beau langage, à triple détente ou à triple illusion, qui fait croire peut-être aux savants qu’ils sont des poëtes, — aux poëtes qu’ils sont des savants — et aux ignorants sans imagination (la foule) qu’ils sont des poëtes et des savants tout à la fois, il n’y a pas que cette langue confuse qui plaît aux esprits troublés, dont elle augmente le trouble, avec quoi l’on puisse expliquer la popularité de Humboldt et le prosternement général devant son génie. Il y a d’autres causes d’une gloire si vite consentie, dans le détail desquelles nous pourrions entrer, et l’une d’elles, sans aller plus loin, c’est cet amour des faits qui a succédé chez nous à l’ancien amour des idées. Cet amour des faits, dans une nation qui n’a jamais beaucoup rêvé, mais dont le beau front pensif savait méditer, même sous la tente, cet amour des faits a fait accepter à la France, comme un des siens, cet Allemand, — mais Allemand de Berlin, — qui ne rêvait pas et qui s’occupait d’empiler les faits comme un statisticien français du dix-neuvième siècle, Le Kosmos, cette pyramide de faits, cette colonne Vendôme de grains de poussière superposés, lui a paru, tout inachevé qu’il est, beaucoup plus beau et surtout plus utile (la tocade du temps, l’utile !) qu’une de ces fortes théories scientifiques, bâties avec la pierre vive de l’idée et le ciment tenace du raisonnement.
Dans une époque qui pousse cet amour des faits jusqu’à préférer les plus petits aux plus gros, uniquement parce qu’ils sont les plus petits, — qui a mis je ne dis pas l’histoire, mais l’historiette à la place de tout, — qui dernièrement, en ses journaux, pour se dispenser d’avoir du talent, a inventé la Chronique, cette chose amusante ; la chronique, chère au dilettantisme littéraire de messieurs les portiers, n’est-il pas tout simple qu’Alexandre de Humboldt, le chroniqueur de la science du dix-neuvième siècle, l’arpenteur du globe, qui montre les mesures qu’il a prises, le voyageur, qui a lu des voyages et qui en a fait, produise sur nous tous l’effet d’un Moïse, — d’un Moïse, assez bon pour nous, qui ne descend pas de l’Horeb avec les Tables de la Loi, mais du Chimboraço, avec un album dans sa poche !…
IV
Eh bien ! c’est ce grand chroniqueur, c’est ce grand gazetier de la Science et de la Nature, c’est cette immense commère du globe (qu’on me passe le mot parce qu’il est juste), qui nous raconte tout ce qui se passe à sa surface, ou dessus, ou dessous, ou dedans, que je retrouve, trait pour trait, tout entier aujourd’hui dans cette Correspondance où l’on m’avait annoncé qu’il y avait un second Humboldt ! Allez ! ou l’on m’a furieusement trompé, ou l’on n’y a vu goutte. Je vous jure, moi, que c’est là toujours le Humboldt que nous connaissons, le Humboldt du Kosmos et de l’Atlas, et que la seule différence qu’il y ait entre cet ogre de faits, aux bottes de sept lieues, entre cet enjambeur de continents et ce nonagénaire qui trottine de Berlin à Postdam et de Postdam à Berlin, n’est pas une différence de nature, mais une différence de théâtre et un changement de contemplation ! Ici ou là, c’est toujours le même curieux, le même frétillant d’observation, le même rassembleur de faits imperceptibles qu’il épingle et qui se compose des herbiers avec tout, et même avec des autographes ! C’est toujours le même tourbillon d’activité, inépuisable malgré les années, roulant dans les espaces de la création et les quelques pieds des salons de Berlin, cette capitale petite ville, comme une toupie assagie rétrécit ses orbes, dans la petite main d’un enfant ! Humboldt, dans sa correspondance, a ce quelque chose de grand et de nain, de mesquin et d’imposant, qui faisait de lui également l’interprète majestueux de la nature et un cancanier de société, une espèce de portier sublime, — le portier des Cordillères, par exemple, mais un portier, hélas ! Cette Correspondance très intime dans laquelle, Dieu merci ! Humboldt a oublié « l’expression noble qui ne manque pas l’effet grandiose de la nature »
, et avec laquelle ici, s’il ne l’avait pas oubliée, il n’eût pas manqué le ridicule, est adressée à M. de Varnhagen Von Ense, le mari de la fameuse Rachel Varnhagen, la Mme de Staël blonde de l’Allemagne. Esprit souverainement délicat et doué de qualités si nettement exquises, ce Varnhagen, qu’il n’a pas été diminué d’être le mari de sa femme, comme tant de maris de femmes célèbres l’ont été.
Ces lettres sont, à la vérité, moins des lettres que des billets et que des notes écrites au courant de la plume, mais telles qu’elles sont, — et voilà encore une différence à marquer entre la vigoureuse commère du globe et la petite commère jaseuse des salons de Berlin qui, à elles d’eux, faisaient Humboldt ! — telles qu’elles sont, ces lettres, elles ont un mordant et un naturel que les autres écrits d’Alexandre de Humboldt n’ont jamais, drapés qu’ils sont et mouchetés de fleurs poétiques, par respectueuse coquetterie pour les Académies, l’Univers et la Postérité ! Ici, Humboldt, fatigué de tout et même de sa gloire, qui lui rapportait quatre cents lettres par mois de tous les badauds de l’Europe, lesquels l’appelaient tous « jeune vieillard » sans s’être donné le mot, pour prouver que, comme les grands esprits, les grands imbéciles se rencontrent, — Humboldt trouva presque une originalité dans la mauvaise humeur de ses derniers jours. Cet heureux, d’une si longue vie, est mort, en effet, de mauvaise humeur, comme Chateaubriand, cet autre heureux qui avait été toujours ennuyé de l’être ; en cela très au-dessous de Goëthe, dont la vieillesse eut la sérénité d’un marbre, quoiqu’il n’eût pas eu dans toute sa vie, disait-il, quatre semaines de bonheur ! Seulement, j’insiste sur ce point : le mordant survenu à Humboldt, qui se contentait d’appeler, comme un vieux libéral qu’il était, les ministres berlinois des momies en service extraordinaire, et de se moquer des sottises, adhérentes ou inadhérentes à toutes les espèces de gouvernements, ce mordant ne fut point celui qu’on a dit, c’est-à-dire la férocité tardive d’un vieux Cléon, d’un vieux Méchant, cynique et comique.
On n’est pas méchant pour conserver une lettre de M. Jules Janin dans laquelle, afin de se faire accepter à la suite de la cour de Prusse, M. Janin promet d’y paraître convenable, sous un superbe habit de colonel. Ce n’est que drôle quand on pense à M. Jules Janin, qui a pris cette drôlerie à son compte, puisqu’il a écrit la lettre. On n’est pas méchant pour signaler une lettre du prince Albert, qui parle des terrasses du ciel. On n’est pas méchant pour se tromper sur le compte de M. Philarète Chasles et pour l’appeler « vulgaire dans les idées comme dans le langage »
, lui qui est à l’autre extrémité du vulgaire, en toutes choses ! et qui courtisé parfois la prétention. Non, on n’est pas méchant pour cela, on n’est que gai, et dans le dernier cas, on l’est encore, puisqu’on fait rire, et pour le coup — fût-on M. de Humboldt lui-même — à ses dépens !
Je l’ai dit et je le répète, il est dans cette Correspondance tout entier, M. de Humboldt ! Mais, heureusement pour lui et heureusement pour nous, il y est allégé, soulagé et abrégé de cette phrase qu’il avait si longue, soit dans ses écrits scientifiques, soit dans sa conversation, parce que, rapporteur toujours, animé d’une rage synthétique, il aurait voulu faire tenir dans une seule phrase tout ce qu’il savait ; et comme ce n’était pas facile, il n’en finissait point. Il s’engorgeait de plénitude, et il paraissait un bavard immense qui stagnait, écumait, et qui ne s’écoulait pas. Malgré ce défaut qui l’a suivi partout, excepté en ces lettres, et malgré des inconvénients bien plus graves qui tenaient à de véritables indigences de cerveau, — par exemple, son manque de métaphysique et son scepticisme religieux, et même très souvent scientifique, — il n’en fut pas moins — je ne l’ai pas contesté en ce chapitre — une des forces spirituelles de son temps, mais il ne fut point le grand homme absolu qu’on l’a fait. Tout le monde l’a exagéré, et j’ai signalé quelques-unes des raisons qui ont poussé à cette exagération universelle. J’aurais pu en ajouter beaucoup d’autres, moins élevées que celles que j’ai données, plus chétives, non moins vraies, et que dis-je ? efficientes d’autant plus ! Humboldt représentait à lui seul tous les préjugés de son époque. Il en était le Kosmos vivant, et sa Correspondance l’atteste. Il avait la haine des prêtres, qu’il appelle
les hommes noirs
, comme Béranger, et il bat partout, dans ses livres, de ce tambour vide qu’on nomme civilisation. Tout cela a été pour beaucoup dans la gloire empressée et généreuse qu’on ne lui a pas mesurée, dans cette corne d’abondance qu’on a renversée sur son nom. Cela n’était permis qu’à l’Allemagne : car, si c’est une superstition, c’est une superstition touchante pour un pays que d’exagérer ses grands hommes, mais cela n’était certes ! pas permis à la France, qui, scientifiquement, a les siens que j’ai nommés, et auxquels jamais elle ne doit préférer personne !