(1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « Histoire des Pyrénées »
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(1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « Histoire des Pyrénées »

Histoire des Pyrénées

Cénac-Moncaut, Histoire des Pyrénées et des rapports internationaux de la France avec l’Espagne, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours.

À l’époque où nous voici parvenus, on peut dire, en principe, qu’il n’y a plus à écrire que la guerre des intelligences et des idées. Les esprits qui se disent positifs et qui, le plus souvent, ne sont que grossiers, parlent beaucoup des faits, — et c’est même la dernière malhonnêteté du matérialisme contre la pensée, — mais les faits, quelque respect qu’on ait pour eux, ne sont, après tout, que le côté accidentel ou pittoresque de l’histoire, c’est-à-dire, en soi, une chose nécessaire, mais inférieure. Un homme instruit des faits, et seulement des faits, — les saurait-il, d’ailleurs, comme dix académies des Inscriptions à lui tout seul, — ne serait pas même un peintre d’un degré quelconque. Il ne serait qu’une chambre noire ! Or, en supposant que cette chambre noire du cerveau d’un homme fonctionnât mieux que les machines sorties de ses mains, par cela seul qu’il resterait astreint au coup de timbre fatal de la chronologie l’historien des faits ne nous en montrerait jamais que la fourmilière, plus ou moins fortement groupée, ou la procession éternelle, défilant plus ou moins rapidement sous nos yeux. Dans les deux cas, — uniforme et vaine stratégie ! — il s’imaginerait faire de l’histoire : il ferait un paravent chinois.

Eh bien, le croira-t-on ! c’est à cet homme-là qu’on pense, malgré soi, quand on ferme la longue et fort savante histoire de Cénac-Moncaut sur les Pyrénées 19. Cette publication importante, cet âpre travail où les faits tiennent une si grande place, et malheureusement toute la place, ce précis rapide, serré, virilement écrit, d’une, histoire à peu près inconnue, — car l’Espagne et la France, en se pressant l’une sur l’autre dans leurs luttes, l’avaient étouffée, cette histoire de peuples intermédiaires étranglés, écrasés entre les portes des deux pays, — on se demande, quand on la lit ou qu’on l’a lue, au profit de qui ou de quoi la voilà écrite, avec cette science et cette conscience, si ce n’est au profit isolé de l’auteur ?… On y voit des faits recueillis dans tous les courants et tous les ravins de la chronique, des masses de faits, qui tombent un peu trop les uns sur les autres comme les avalanches tombent des montagnes, des faits dans leur brutalité muette et dans les obscurités de leur mystère, mais on n’y voit point assez la lumière d’une doctrine qui les éclairerait, les ferait parler et les ferait vivre. Qu’est-ce que des diamants dans une caverne ? Pour qu’ils brillent, il leur faut du jour ou du feu ! Les doctrines de l’historien sont aux faits de l’histoire ce qu’est la lumière aux pierres précieuses.

Cénac-Moncaut est le maître de son sujet, je le crois. Je crois aussi qu’il est un très bon et très solide esprit, ferme, rassis, froid aux surfaces, mais chaud au centre où est la vie. Pourquoi donc n’en suis-je pas plus certain encore ?… Pourquoi s’efface-t-il tant derrière les faits dont il est l’interprète ? Pourquoi ne sent-on pas planer sur l’ensemble et sur le cours de son ouvrage cet esprit qu’on y devine à certaines places et qu’on y voudrait voir, comme un phare inextinguible, l’éclairant toujours ? Oui ! évidemment, Cénac-Moncaut est un bon guide dans ces Pyrénées de l’histoire qui sont l’histoire des Pyrénées. Il est sûr, il est sagace, il est hardi. Mais pourquoi n’allume-t-il pas plus souvent sa torche à ce foyer de doctrines que tout homme, avant de toucher à l’Histoire, porte en soi, comme un a priori sublime, — qui n’est pas toujours un parti pris, comme le croient de sceptiques imbéciles, mais qui est souvent la prise de l’homme par la vérité !

Et, sous la forme d’un regret, c’est une critique que nous faisons à l’historien des Pyrénées, et une critique que nous ne voulons pas énerver. Nous savons à qui nous parlons. Considérable par la recherche, par l’érudition, par le dévouement à l’œuvre qu’il croit et veut être, le livre de Cénac-Moncaut n’est qu’un riche canevas que l’auteur peut à son choix réduire ou étendre, mais qu’il doit, de nécessité, remanier. En effet, si ce livre, entrepris dans l’intérêt de populations plus ou moins injustement oubliées, et qui firent, à leur heure, leur petit tapage dans l’histoire ; si ce déchiffrement laborieux d’étiquettes de peuples momifiés dans les catacombes de leurs montagnes peut être véritablement quelque chose de plus qu’un travail de chroniqueur ou d’antiquaire ; s’il y a réellement l’étoffe d’une grande et neuve histoire dans ce déterrement de nations mêlées et fondues, dans cette grenaille féodale qui a levé sur les versants des Pyrénées, comme elle a levé partout dans le limon de l’Occident, on est rigoureusement tenu d’ajouter aux faits qu’on raconte les considérations qu’ils inspirent ou qui les dominent. C’est avec la foudre d’une idée qu’on doit entrouvrir ces tombeaux ! Que si, au contraire, l’oubli a eu raison de s’étendre sur les plateaux pyrénéens, si ces peuplades intermédiaires — Catalans, Aragonais, Navarrais, Béarnais et Basques, — ne sont placées aux frontières de France et d’Espagne que pour appointer des forces respectives et jeter dans la balance des intérêts de ces deux pays le poids de leurs atomes orageux ; si, enfin, toute cette paille d’hommes hachés par les événements et par la guerre n’est là — comme on pourrait le croire — que pour faire fumier aux grandes nations qui résument l’Europe, et par l’Europe le genre humain, à quoi bon remuer, avec un tel détail, ce monde de faits sans signification vive et profonde, et sous lesquels le lecteur périt accablé ?… Quelques pages suffisaient, quand même on n’aurait pas été Tacite, et si elles n’avaient pas suffi, c’était l’histoire de Gibbon (rien de moins !) qu’il fallait se résoudre à recommencer. Esprit différent, horizon changé, vues nouvelles, c’était ce grand ouvrage qu’il fallait reprendre dans sa distribution harmonieuse ; cette histoire qui, partant des faits, cherche au moins à s’élever à des considérations supérieures ; qui conclut mal, mais qui conclut ! Avec sa chronique, Cénac-Moncaut a évité la difficile alternative imposée à son talent par son sujet, mais il nous a donné le droit de dire de son livre : C’est beaucoup trop, ou pas assez !

Il est vrai qu’il ne nous croira pas Cénac-Moncaut doit avoir grande foi dans son vaste travail. On ne fait rien de bon, rien qui dure seulement deux jours, sans la foi et sans l’enthousiasme. Cénac-Moncaut, dont l’ouvrage suppose des années d’efforts et d’études, doit donc être profondément pénétré de l’importance, de la virtualité et de l’originalité instructive du sujet qu’il traite. L’amour du pays a pu passionner sa pensée. Mais ses idées sur les peuples pyrénéens ont une source plus désintéressée et plus intellectuelle… Elles lui sont venues en regardant les choses ; c’est le fruit de ses observations d’historien.

« Le plateau pyrénéen, — dit-il dans son introduction, — ce plateau, dressé entre la France et l’Espagne, comme l’immense squelette d’un cétacé qui aurait échoué entre deux mers, a renfermé, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, tous les caractères, tous les éléments qui ont le droit d’inspirer ou d’obtenir une histoire. Nature particulière de climat, de production et de situation ; influence de ces agents physiques sur les habitants qui viennent successivement s’y fixer ; importance des révolutions intérieures qui agitèrent ces populations ; part immense qu’elles prirent aux événements qui se déroulèrent dans l’Espagne et dans les Gaules… » Et, plus loin, il ajoute encore : « Si les champs catalauniques furent, au temps d’Attila, selon la belle expression de Jornandès : l’aire où venaient se broyer les nations, les Pyrénées, au contraire, furent la retraite bienfaisante où les débris de ces mêmes nations abritèrent leurs pénates et leurs croyances… Lorsque le mouvement torrentiel des diverses races a fini de s’agiter à leur base, l’historien retrouve dans leurs vallées l’Ibère, le Gaulois et le Cantabre, avec leurs forces primitives, leurs fueros, leur farouche liberté. Deux mille ans de luttes romaines et féodales les avaient modifiés sans pouvoir les détruire… » Et cependant l’histoire leur manquait ! Cénac-Moncaut le reconnaît et s’en indigne… bien vertueusement peut-être. Pourquoi leur manquait-elle ? Pourquoi y a-t-il des nations, très méritantes du reste, des races nobles et fortes, qui doivent rester obscures, comme parfois des hommes de génie ? Pourquoi cette inégale répartition de la renommée ?… L’Histoire est-elle bête, injuste ou distraite ?… Le livre de Cénac-Moncaut, c’est un procès fait à l’Histoire, de par l’Histoire. Cénac-Moncaut l’a-t-il vraiment gagné contre elle ?… Quand on l’aura lu, sera-t-elle bien et dûment convaincue, cette ingrate Histoire, d’avoir oublié dans ses annales des pages qui étaient nécessaires à l’intelligence du passé et à la grandeur du genre humain ?

Nous ne le pensons pas. L’histoire des peuples pyrénéens, non seulement telle que Cénac-Moncaut l’écrit, mais telle qu’on peut la concevoir, ne met en lumière rien de plus que ce que les autres histoires de la Féodalité chrétienne nous apprennent sur elle, depuis qu’elle s’est établie dans le sang mêlé du peuple romain et des barbares. On y trouve des noms exhumés, des détails, des curiosités, dans le sens enfantin du mot, mais rien d’essentiel, de vital, de puissant et de remuant le fond des choses. Dans cette histoire des Pyrénées, dans ce repli, sur ce mamelon, au bas et au haut de ces roches, on n’aperçoit que la Féodalité chrétienne dont nous savons assez l’histoire, — mais dont il nous faudrait la loi. La voilà bien, nous la reconnaissons, avec ses mœurs, ses institutions, ses procédés, son mécanisme ! Fait énorme, mais le même partout, au nord et au midi. La charrue laboure au pied de la Croix, dans le cercle des épées, magnifique élection de domicile des nations modernes sur la terre ! Seulement, ce phénomène, incessamment reproduit et que toutes les histoires nous renvoient de la même manière, sans y rien changer, n’est ni aragonais, ni basque, ni catalan : il est européen. Et quand nous disons européen, nous voulons dire universel.

Si, au lieu de piquer un coin de la carte, Cénac-Moncaut avait embrassé d’un seul regard toute la mappemonde, il y aurait vu que l’Europe domine tout et tient le reste de l’univers à l’état de néant devant elle. Il aurait vu qu’en dehors de l’Europe il n’y a sur le globe que des races mortes, déclassées, incommunicables, un système pénitentiaire enragé, des cellules, des murailles de la Chine, des déserts, des hiéroglyphes, du fétichisme, de la sauvagerie, — de l’immobilité, par conséquent. Pas de missionnaires (avec tout son esprit, Voltaire s’en étonnait un jour !), pas d’armées roulantes, pas d’épées jetant ces beaux éclairs qui civilisent ! Il aurait vu, enfin, que l’Europe, à son tour, cette Europe qui, à elle toute seule, est le monde, n’est, au fond, qu’une seule famille : la famille d’Abraham, dominant la terre par les juifs, les chrétiens et les musulmans, et il aurait compris que les luttes de l’Europe, quelles qu’elles aient été et quelles qu’elles soient encore, sont des luttes dans le même esprit, et que le glaive qu’elle tient, comme le glaive qui tournait dans la main du chérubin de l’Éden, n’est que le même glaive. Ce grand spectacle de l’ensemble et de l’unité de l’Europe aurait replacé, pour l’historien des Pyrénées, dans leur véritable perspective les hommes, les événements et les choses de cette encoignure historique, qu’il nous a grossis parce qu’il les a regardés de trop près, et il n’eût pas fait l’honneur d’une si longue et si pieuse histoire à ces bouillonnements de peuplades, écumant ici ou là, un instant, aux avant-postes des vraies nations, de ces nations aux pieds de marbre qui constituent l’Europe actuelle, et qui n’ont point passé entre deux soleils !

Oui ! voilà certainement ce qu’en se détournant de ses Pyrénées Cénac-Moncaut aurait compris, et alors, au lieu de se parquer dans des histoires locales et d’y abîmer son regard, il ne les aurait envisagées que comme les rayons du centre auquel tout se rapporte, et vers lequel tout historien doit remonter comme vers le plexus solaire de l’Histoire, Il n’aurait été ni du pays de Comminges, ni du pays de Foix, ni du Bigorre, ni du Roussillon, ni de la Cerdagne : il aurait été européen, universel, latin, en un mot. Car, n’importe où elles s’agitent, dans les Pyrénées ou sur les Alpes, toutes les questions de l’histoire moderne sont latines, et Rome — même aux yeux de ceux qui la haïssent et la croient mortelle — se dresse nécessairement du fond de tous les horizons. Entre les deux dates dans lesquelles Cénac-Moncaut renferme son sujet, puisque la féodalité est toute l’histoire, c’était la féodalité qu’il devait regarder dans le fond de l’âme, par-dessus la tête des faits. C’était elle surtout, et peut-être uniquement elle, dont il devait nous montrer le travail autour de la grande pyramide romaine, en nous expliquant ses alliances, sa loi salique, ses mariages, équivalant à ses conquêtes, et le secret de son immense force quand, de morcelée sur des espaces restreints, comme les plateaux pyrénéens, par exemple, elle se résolut en un ordre organique dans de plus vastes espaces ; sujet superbe, touché et manqué déjà par tant de mains auxquelles on prêtait du génie. Avec les connaissances étendues dont il a fait preuve dans son ouvrage, Cénac-Moncaut nous paraissait digne de traiter ce sujet à son tour et d’essayer ainsi de nous donner un livre d’ensemble, la seule espèce de livres d’histoire que, par parenthèse, il importe de publier aujourd’hui.

En effet, nous avons assez monté et descendu les petits bâtons de l’échelle des histoires spéciales. Il y a mieux à faire qu’à recommencer ce travail des esprits médiocres et honnêtes. La Critique, qui est aussi une sentinelle, doit le dire à tous ceux qui s’occupent d’histoire : dans l’état présent des travaux historiques, qui sont réels, avancés, l’heure est sonnée pour les esprits robustes d’aller aux ensembles et aux résumantes individualités historiques, et de planter là les monographies et ce qu’on peut appeler la petite histoire, l’histoire oubliée. Les regains de l’érudition sont maintenant chose par trop chétive. Et, nous le répétons, il est instant de le dire distinctement et fort haut, car la tendance du siècle n’est pas de ce côté, mais du côté contraire. L’individualisme, qui pond ses affreux petits œufs dans tous les nids de l’esprit humain, l’individualisme a gâté l’Histoire en entrant chez elle. Le mouvement d’intérêt curieux qui nous emporte, en ce moment, vers les Mémoires… de tout le monde, est le même qui nous pousse à écrire l’histoire… de tout le monde aussi, en fait de peuples. C’est le même sentiment involontaire d’orgueilleuse et ridicule égalité. Tout le monde, qu’on le sache bien ! n’a pas le droit d’écrire ses mémoires, et, j’en demande bien pardon à Cénac-Moncaut, tout peuple non plus n’a pas droit à l’Histoire, parce que, boue et crachat longtemps pétris dans les mains de la divine Providence, il a vécu, combattu et souffert. Il faut, du moins, que sa vie, ses combats, ses souffrances, lui aient frappé une effigie profonde et ineffaçable, lui aient donné une de ces physionomies qu’une fois vues on ne peut plus jamais oublier. Franchement, est-ce là la destinée de ces tribus pyrénéennes que Cénac-Moncaut nous ressuscite, et qui se sont dissoutes, comme un morceau de sucre dans un verre d’eau, sous les ondes et les plis de populations moins solubles et plus fortes, les unes en devenant françaises, les autres en devenant espagnoles ? Cénac-Moncaut avait bien le droit, lui, de se dévouer au service de leur mémoire ; mais, doué de talent et de science comme il l’est, il est fait certainement pour autre chose que pour écrire une histoire provinciale, qui n’est jamais, après tout, que l’équarrissage d’un bloc historique plus considérable et plus beau.

Nous voudrions le lui voir tailler. En lisant cette histoire des Pyrénées, d’un vrai luxe perdu de renseignements, nous avons contracté pour l’auteur une estime profonde et une sympathie animée. Quoiqu’il n’aborde presque jamais les choses comme nous voudrions les lui voir aborder, quoiqu’il se perde, lui et ses aptitudes, dans les feux de file de ces faits multiples et semblables qu’il fallait étreindre, résumer et généraliser dans de vigoureuses conclusions, on sent cependant au milieu de tout cela l’historien à la grande tendance, et on démêle, sous l’entassement un peu confus des documents, l’esprit recteur qui, plus tard, saura les organiser. Les considérations supérieures que la modestie de l’auteur ou sa fausse manière de concevoir l’histoire semble avoir redoutées, nous en avons signalé l’absence, mais non l’impuissance, à coup sûr. Personne, au contraire, ne les aurait mieux que lui, s’il voulait s’abandonner au mouvement de sa pensée et la faire intervenir davantage. Pour donner une idée des choses excellentes et souvent fort belles que nous perdons dans cette espèce d’étouffement de l’esprit de l’auteur par les détails de son récit, nous transcrirons tout entier un passage que nous trouvons dans son quatrième volume, et qui nous a paru avoir la profondeur et la mâle mélancolie de Bossuet lui-même, quand Bossuet est seulement historien.

Il s’agit de la mort de ce Fernand le Catholique (plus connu parmi nous sous le nom de Ferdinand), dont la vie, dit très bien Cénac-Moncaut, avait été employée à détruire l’indépendance de la Navarre, et dont la mort consomma la déchéance de l’Aragon.

« Le dernier roi de Barcelone ne laissa pas même sa dépouille mortelle à ses États héréditaires. Il voulut être enterré à Grenade, à côté d’Isabelle de Castille, et la royale sépulture de Poblet, où nous avons conduit tant d’illustres cendres, vit clore définitivement le rôle qu’elle avait joué sous les comtes de Barcelone et les rois d’Aragon. » C’est alors que l’historien ajoute :

« Ce n’est pas sans raison que nous avons pris soin de suivre les rois et les comtes dans leur dernier asile. La tombe est pour les dynasties une espèce de prise de possession plus officielle et plus sainte que leur installation sur le trône. Là où n’est plus le tombeau, ne cherchez pas le centre de la vie politique ! La capitale des empires est dans les caveaux funèbres encore plus que dans les palais. Les premiers rois de Sobrarbe et d’Aragon furent ensevelis à Saint-Jean-de-la-Pena ; ceux de Navarre à Saint-Sauveur-de-Leyra, à Roncevaux, à Pampelune ; ceux du royaume d’Aragon-Catalogne à Poblet. Toutes ces tombes sont maintenant délaissées, et les monarques castillans, héritiers de toutes ces couronnes, transportent leurs dépouilles à Grenade, en attendant la fondation de l’Escurial. Ainsi les morts emportent avec eux la puissance… Elle se retire des Pyrénées, et les royaumes abandonnés ne seront plus désormais que des provinces tributaires.

« Le versant français nous présente le même phénomène. Fontfroide, Carcassonne, Bonnefont, sépulture des vicomtes de Narbonne, de Béziers et des comtes de Comminges, n’ont plus de cendres à fournir à leurs caveaux ! Les rois de France, nouveaux seigneurs du haut Languedoc, font déposer leurs cendres à Saint-Denis, et pas un de leurs sujets de ces contrées ne va s’agenouiller sur leur pierre funéraire. Bolbonne, Orthez, Lescaladieu, asile des comtes de Foix, de Béarn et du Bigorre, ont été tour à tour également délaissés, et les derniers représentants de ces dynasties, passagèrement réfugiés à Lescar, iront bientôt, avec Henri IV, confondre aussi leurs cendres dans la royale sépulture des rois de France… »

Telle est la manière large, simple et magnifiquement triste de Cénac-Moncaut, quand il se fie à lui-même et que, s’arrêtant dans sa course de Basque (pardon du mot !) à travers les faits, il se retourne et leur envoie le dernier regard de l’homme qui pense. Il y avait au xviiie  siècle — on l’y voit passer dans quelques coins de lettres de mesdames Necker ou Du Deffand — un homme presque mystérieux, dont personne ne parle maintenant, qui s’appelait tout uniment Dubucq, et qui n’a laissé que des mots, mais frappés comme des médailles d’or à l’effigie du génie. Il en a dit un digne de saint Paul : « La mort est une promotion. » Cénac-Moncaut s’est presque rencontré avec Dubucq dans cette grande idée, mais il l’a renversée et l’a développée dans une expression qui fait équation avec elle. Ce pouvoir politique qui se prouve par les tombeaux, ces morts qui emportent la puissance, ces royaumes qui tombent parce qu’ils n’ont plus de cendres à fournir à leurs caveaux funéraires, tout cela nous touche comme la vraie beauté. Le critique est quelquefois comme ce terrible juge qui ne demandait que dix lignes d’un homme pour l’envoyer au supplice, mais souvent, plus heureux et plus doux, pour sauver un écrivain fourvoyé et prévoir son avenir, le critique n’en demande pas davantage.

Quelle que soit l’Histoire des Pyrénées, l’homme qui a écrit le passage que nous venons de citer a certainement en lui ce qu’il faut pour devenir un historien, dans l’acception la plus élevée et la plus majestueuse. Or, cette espèce d’histoire-là, ce ne sont pas les renseignés, les savants, les attachés et les attelés aux faits qui la composent, tous ces gens qui, voulant faire un livre exact et impartial, n’ont qu’à barrer leurs portes et rester assez indifférents pour ne jamais mentir ; mais bien ceux plutôt qui impriment leur pensée et leurs doctrines sur la face brute de l’Histoire. Car tout fait important a été déjà exprimé une fois, comme toute idée pensée déjà, — a dit Goethe, — et pour leur redonner cours dans le monde, il faut reproduire l’un et repenser l’autre, sous la forme la plus propre à la personnalité qu’on a.