(1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Rigault » pp. 169-183
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(1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Rigault » pp. 169-183

Rigault

Œuvres complètes d’Horace.

I

La maison Garnier a publié, dans ces derniers temps, une singulière traduction d’Horace qui n’a pas moins que vingt-deux traducteurs, — la moitié d’une académie ! Jusque-là, on connaissait les fraternités siamoises littéraires. On savait que de forts cerveaux se mettaient à deux ou à trois, selon le tirage, pour la confection en commun d’un livre, soit roman, soit drame, — mais vingt-deux personnes à la file, toute une multitude, toute une tribu, cela ne s’était pas encore vu dans ce temps d’association facile, et on ignorait cette littérature à l’Adam Smith, où chacun faisait son vingt-deuxième de traduction. Oui, vingt-deux traducteurs, dans le même volume, pour un seul poète ! Il est vrai qu’ils ne s’étaient pas librement associés. Il est vrai qu’ils n’avaient pas mis leurs vingt-deux têtes dans le même bonnet, et qu’ils n’étaient, après tout, que les pierres d’une mosaïque intellectuelle, composée par un éditeur… Chacun de ces vingt-deux fragments d’un traducteur intégral avait son petit coin, son alvéole, dans la ruche, sa petite pièce sur laquelle il s’était rué et avait épuisé son petit génie, — et puisque chacun avait choisi le morceau (ode, épode, épître ou satire) qui convenait le plus à son genre d’esprit ou d’imagination, ce n’était pas peut-être, en tant qu’il faille traduire un auteur, la plus mauvaise espèce des traductions que celle qu’ils faisaient à eux tous.

Et pour mieux lancer celle traduction multiple et parcellaire, on avait mis à la tête une étude sur Horace par Rigault. Rigault, qui vivait alors, Rigault, talent tout de culture, mais qui, sans la culture, n’aurait pas été un talent du tout, était une des plus belles espérances de la littérature scolaire. Aujourd’hui qu’il est mort, il est bien plus qu’une espérance : il est un regret. Être un regret, c’est une fortune ! Il n’y a rien de plus intelligent dans ce pays-ci que de mourir.

Une fois mort, quand on a le bonheur de l’être, on ne chicane plus ni votre mérite, ni votre gloire, et si quelqu’un s’en avisait jamais, on l’accuserait bien vite, ce quelqu’un-là, de profaner la cendre des morts. Dans ce pays de Prudhommes sensibles, vous verriez une fière insurrection de générosité attendrie ! Plus tard, sans doute, la Postérité aux yeux secs ne se gêne pas infiniment avec les faire part de gloire qu’on lui adresse, et tranquillement elle les déchire ; mais la postérité ne commence pas le lendemain de la mort d’un homme, et c’est ce lendemain — ce bienheureux lendemain d’une épitaphe neuve — dont il semble que l’on puisse toujours profiter.

Or, voilà la question pour cette traduction des œuvres d’Horace. La mort prématurée de Rigault lui profitera-t-elle, à cette traduction, quoique l’étude qui précède ne soit pas un ouvrage posthume de cet écrivain regretté ? Déjà, en 1850, Rigault avait publié la première partie de ce morceau qu’il a complété, en 1858, par une seconde qui ne modifia en rien les jugements de cette première partie et qui ne pouvait pas les modifier. Rigault était professeur. Il avait, je crois, été coulé dans le faux bronze des écoles normales. Il avait des devoirs ! Non seulement la chaire qu’il occupait se serait d’horreur écroulée sous lui, s’il avait risqué, à propos d’Horace, — Horace ! le dieu de la poésie classique ! — un mot irrespectueux que cette chaire n’aurait pas accoutumé d’entendre ; mais, que dis-je ? il se serait écroulé lui-même. Il n’aurait plus été l’homme de goût, l’homme de tradition, le professeur d’humanités et de belles-lettres, l’écrivain des Débats ! Il n’aurait plus été M. Rigault.

On ne ment pas à sa nature. Rigault est resté fidèle à la sienne. Sa notice, sur Horace n’a eu ni aperçu hardi, ni originalité irrévérente. Écrite avec cette correction qu’on apprend aux écoles et qu’elles croient de l’élégance, elle n’est guère qu’un lieu commun renouvelé d’une rhétorique inépuisable. Grâce à la mort de son auteur, la seule chose dont elle soit ornée, cette notice profitera peut-être à la publicité de cette traduction d’Horace : mais profitera-t-elle à Horace lui-même, à Horace, le poète de tous les égoïstes qui veulent passer pour sages et de tous les pédants qui veulent qu’on les croie très forts en latin ?

II

C’est par ces deux classes de gens, en effet, que la gloire d’Horace a été conservée. Ils en ont fait une gloire à part. Non une gloire de haute graisse, — comme disait Rabelais, qui n’est pas, lui, un horatien avec sa grande expression et son large rire, — mais une gloire de fin goût, une gloire qui a un schiboleth que tout le monde ne sait pas dire et n’entend pas ! Ils en ont fait enfin la gloire impertinente de gens riches et heureux ou dignes de l’être qui réussit toujours, car qui ne se croit digne, dans ce monde, d’être riche ou bien d’être heureux ?

Tels ont été les faiseurs pour le compte d’Horace… Tels les singuliers sacristains de sa petite chapelle païenne, tels les entreteneurs en huile de la petite lampe allumée sur son tombeau que le vent du Moyen Âge, cette tempête d’âmes et de choses fortes, a bien des fois failli souffler, mais que la robe de quelque abbé qui se trouvait là, païen littéraire ou de mœurs, sauva en se gonflant sur elle. C’est ainsi qu’elle a pu venir jusqu’à nous, cette petite lampe… et qu’elle a passé, sans s’éteindre, des abbés anonymes du Moyen Âge, friands grignoteurs d’un latin qui n’était pas latin de moines, jusqu’aux abbés scandaleux du xviiie  siècle, — l’abbé Galiani, par exemple, ce sapajou fanatique d’Horace, — jusqu’à Louis XVIII lui-même, qui n’était pas abbé, mais qui aurait pu l’être… à la manière de Galiani ! Un homme seul, dans les temps modernes, faillit la renverser un jour… Et cet homme fut Byron, qui, de nature, devait peu se soucier d’Horace et de sa petite lampe, et de son petit atrium, et de sa petite salière de sel attique ; Byron, dont la gloire est une torche ! Byron, l’homme des longues galeries solitaires et qui a salé sa poésie de tout le sel de l’Océan.

Oui, lord Byron est le seul, dans ce temps, qui ait osé dire un mot cruel et insolent sur Horace (je me l’explique, il l’avait paraphrasé), sur le poète le plus accepté, le plus incontesté, le plus classique de l’antiquité tout entière ; car Horace est tout cela. Sa gloire, heureuse comme lui, n’a jamais éprouvé de choc, n’a jamais reçu d’abordage. On l’a fait passer moelleusement de la main à la main, sans qu’on ait jamais eu besoin d’écrire là-dessus le mot : fragile. Seul, le sublime écolier d’Harrow, dont la violente fantaisie avait bu l’ennui dans cette coupe correcte, et gardé en sa nature profonde l’impression et le ressentiment de cet ennui, puisé dans cette poésie sans âme, a osé dire le secret de beaucoup d’esprits qui se taisaient, — lâches comme toujours, devant deux mille ans de gloire consacrée et d’idolâtrie, — et sa vérité à lui, sur un poète, au fond, médiocre d’inspiration et de génie, mais adoré et gardé par tous les médiocres de la terre : et les médiocres d’imagination, et les médiocres de passion, et les médiocres de cœur. Mon Dieu ! quelle compagnie des Gardes ! Et cependant, si on y songeait, cette gloire d’Horace qui arrêtait ou refoulait le mépris était faite par les âmes vulgaires, et c’est même la raison pour laquelle elle avait toujours été si peu discutée… Les âmes vulgaires étaient enchantées de se reconnaître, dans Horace, sous cette expression artistement choisie qui ornait leur vulgarité… Mais que voulez-vous ? La foule est la foule, et c’est une force ! et il faut être presque un héros pour la braver.

Les héros, qui n’abondent pas plus en littérature qu’en histoire, ont donc, Byron excepté, manqué contre Horace. Et ce n’est pas cela qui m’étonne. C’est le contraire qui m’étonnerait plutôt. Non ! ce qui me surprendre l’avoue, n’est pas qu’on répète, millionnième écho, la gloire d’Horace, mais c’est qu’on l’explique, et, comme l’honnête Rigault, par exemple, qu’on cherche à la justifier. En vérité, c’est à se demander si Rigault s’entend lui-même lorsque, dans sa notice, il fait précisément honneur à Horace de ce dont on doit lui faire honte, lorsqu’il le glorifie de ce qui le déshonore, non seulement comme homme, comme tempérament d’homme, mais comme poète. Ah ! les aveux de Rigault sont· vraiment naïfs, et il est drôle, le bronze avec lequel il fait à Horace sa colonne. Mais qui le forçait à ces aveux ? Qui l’obligeait à nous montrer l’intérieur de ce carton-pâte ? Que la vulgarité de l’âme et de l’inspiration d’Horace passât à travers la pureté de sa forme littéraire, Rigault ne pouvait l’empêcher pour ceux qui savent la voir ; mais qu’avait-il besoin d’appeler distinction cette vulgarité ?

« Horace — dit Rigault — n’était pas stoïcien et ne désespérait pas de la vertu. » Je le crois bien ! il n’en avait pas. « C’était un habile par tiédeur. » Mais est-il si beau d’être tiède ? Dieu les vomit, les tièdes ! mais Rigault les avale. « Il avait l’égoïsme prudent. » Mais nous connaissons cette prudence, qui jeta son bouclier à Philippe et eût recommencé dans tous les dangers de la vie. « C’était un sceptique qui admettait des dieux pour être tranquille. » Je ne vous demandais pas le motif, monsieur ! À quoi bon peser sur tout cela ?…

Rigault s’agite comme un beau diable, pour qu’on ne s’imagine pas qu’Horace ait chanté le pouvoir absolu et qu’il eût du pouvoir la même conception que Bossuet (textuel). Mais qui serait tenté de le croire ?… Il avertit, par pure bonté (hélas ! que ce monsieur est bon !) de ne pas prendre les images des poètes pour leurs opinions, quoique cela se ressemble beaucoup, dans les poètes, et rien n’est plus comique que cette peine effrayée chez le rédacteur des Débats de voir Horace compromis avec le pouvoir impérial d’Auguste. On dirait qu’Horace est du journal. Enfin, à propos d’Horace, il se remet à souffler dans ce vieux cornet à bouquin qu’on appelle l’ordre et la liberté, et nous assure qu’Horace était conservateur.

Horrible et grotesque logomachie ! Horace était un lâche, voilà tout ! il voulait conserver l’état politique de son temps, parce qu’il voulait se conserver lui-même. En politique, c’était, comme en autre chose, un coquin voluptueux. C’était un coquin voluptueux qui introduisait de la sobriété dans le plaisir pour se conserver au plaisir plus longtemps, et pensait que le pouvoir, qui est un plaisir, devait faire de même. Voilà comme il était conservateur. Sa gloire elle-même est une conserve… Épicurien… mais l’épicuréisme est l’ennemi de tous les excès, dit Rigault, qui n’y répugne pas et nous lâche ce petit mot abandonné : « Eh ! qui s’oublie ? » bâtissant des éloges avec des excuses ! Qui s’oublie ? Pardieu ! tous ceux qui se dévouent, rien que ça !

Mais Horace ne se dévoue point. C’est l’anti-dévouement, l’anti-héroïsme, l’anti-excès. Il n’y a pourtant de beau dans le monde que le dévouement et que l’héroïsme, et si l’excessif n’est pas toujours sublime, le sublime est toujours excessif, depuis le : Qu’il mourût ! du grand Corneille, jusqu’à : « Je ne le dirai pas devant vous, chastes étoiles ! » du grand Shakespeare. Cet excessif-là, l’honnête modéré d’Horace ne le connaissait pas. Quelquefois le talent des hommes est meilleur que leur âme, d’autres fois leur âme meilleure que leur talent : mais le talent était fait chez Horace de la même étoffe que son âme.

Âme petite, talent petit, mais talent propre, nettoyé, cultivé… Nec sordidus auctor ! Pour nous, chrétiens, la propreté, c’est la dernière de nos vertus. Mais pour Horace c’est la première. Homme tout de tenue et de maintien, qui eût sauvé une bassesse non par le faste altier du cynisme, comme Mirabeau, mais à force de goût !

Le goût est la faculté supérieure d’Horace ; mais, ne l’oubliez pas ! c’est le bon sens dans les choses petites. Partout, si ce n’est par le goût, il n’était point inférieur, il était médiocre, moyen, d’entre-deux, — mais non comme le voulait Pascal : il ne couvrait pas tout l’entre-deux ! Il était « le sage ami de la médiocrité », comme dit médiocrement Walkenaër, avec la platitude de la sagesse. Seulement, il dorait sa médiocrité, aurea mediocritas ! il lui mettait un œil de poudre d’or, comme ils faisaient, au xviiie  siècle, lorsque les flatteurs voulaient imiter la couleur des cheveux de la Reine. Aurea mediocritas ! C’était sa fortune, c’est aussi sa littérature.

III

Est-ce la peine de faire tant de bruit ? Est-ce la peine, pour si peu, de faire d’Horace un génie délicieux, un esprit divin, un modèle d’élégance, d’urbanité, d’atticisme, l’Attique même, toute une Athènes à lui seul, et Athènes avec son Pirée, que les singes prennent toujours pour un homme ? Ce n’est pas changé. Horace n’est pas plus un homme de génie que le vermeil n’est de l’or ; c’est de l’argent doré. Pourquoi donc cette recherche et ce culte d’Horace ? Pourquoi cette adoration et presque cette dégustation ? Je crois le savoir, pour nous autres Français, du moins. C’est qu’Horace est Gaulois. Il a l’esprit gaulois, quoiqu’il soit Romain. Je suis sûr que les oies romaines, les sots capitolins, criaient toujours quand il passait… Horace est de la famille de La Fontaine ; mais un parent pauvre, car il n’a pas la naïveté, cette scélératesse de l’innocence, cette perle qu’on n’avait pas vue avant La Fontaine et qu’on n’a pas revue depuis ! C’est encore le parent pauvre, mais honnête, de La Bruyère, de Boileau, de Molière, mais tempéré de raison, de malice, de gaieté, tempéré trois fois, de sorte qu’en l’aimant les gens de peu de tempérament semblent aimer la tempérance et font ainsi de leur pauvreté une vertu.

Hélas ! souvent les goûts que nous avons sont une mesure. Pourquoi les voluptueux d’ailleurs que de l’esprit lisent-ils Horace, Horace qui est bien plus le contemplateur de l’amour que l’amoureux espèces sonnantes ? Pourquoi aiment-ils ce patito, éternellement épris de femmes qui se moquaient de lui, si ce n’est parce qu’ils s’associent aux premières mélancolies de l’impuissance, et que cette mélancolie, qui devrait être atroce à qui n’a pas en soi la ressource d’une âme, est encore chez lui tempérée ?

Tempéré de tout, voilà donc Horace. Il mettait dans son vin de l’eau de sa petite source. Mais qu’importe que ce fût du falerne, s’il en faisait de l’abondance ? Se tempérer soi-même quand on commence de n’en pouvoir plus, se modérer quand on ne s’emporte pas, se rasseoir quand on est cul-de-jatte, quel mérite a-t-on et quelle peine intelligente ? Voilà Horace ! Et tous les vieillissants, tous les impuissants, toute la Cour des Miracles du vice qui ne fait plus de miracles, de croire en lui et d’oublier leurs malheurs en lui demandant sa sagesse. Il a le génie de la modération, ce qui prouve qu’il est sans génie. Chantre des lieux communs (ce n’est pas moi qui le dis, c’est Rigault) : « il fuyait l’absolu », et il n’était pas « un poète individuel », ajoute-t-il d’un air pincé. Mais qu’était-il donc ? Ôtez l’individualité, il n’y a plus personne, et voilà pourtant comme des bêtises forcent à dire d’autres bêtises ; abyssus abyssum invocat . On rase le truism.

Qu’était-il donc ? Écoutez Godeau, l’évêque de Vence, qui l’aimait et le mettait au-dessus de Sapho, d’Anacréon et de Simonides. Savez-vous par quoi ? Par la… modestie ! Il était modeste, et modeste ici ne veut pas dire pudique, mais le contraire de hardi, sans doute. Ainsi sa vertu (si on peut dire jamais vertu en parlant d’Horace) était faite de négation, comme son génie. Il avait certes raison d’être modeste. « Il s’est toujours tenu loin de la perfection », dit Rigault, cet autre singulier faiseur d’éloges, et, au fait, voilà ce qu’on aime ! Ce sont nos bassesses et nos imperfections qui font sa gloire, et voilà aussi pourquoi elle a chance de durer !

IV

Mais laissons la gloire, cette piperie, comme dirait Montaigne, et voyons le talent qui la mérite, et si souvent sans la donner. Poétiquement, Horace me fait l’effet d’une espèce de Ronsard romain, mais avec beaucoup plus de goût, de mesure, de tact que le Ronsard français, et avec une bien autre langue, une langue dans laquelle Virgile avait chanté ! C’était un Ronsard… réussi. Il copia les Grecs, comme Ronsard, mais il ne grécisa pas. « J’ai fait connaître au Latium — dit-il — les ïambes du chantre de Paros, imitant la mesure d’Archiloque. Je n’ai pas osé changer le mètre et la facture des vers de la mâle Sapho (elle l’était plus que lui !) et d’Alcée. » Seulement, si, dans l’imitation, il est plus habile que Ronsard, c’est que ses facultés ne remportent point et sont moindres.

Le lyrisme, qui secouait Ronsard, ne le secouait pas. Malgré la forme de ses vers, il était tout autre chose qu’un poète : il était un habile versificateur, un écrivain plein de sécurité, un linguiste, un artiste en mots ; mais ces mots n’étaient pas même poétiques, car, pour que les mots soient poétiques, a dit un adorable connaisseur, il faut qu’ils soient chauds du souffle de l’âme ou humides de son haleine. Chez Horace, ils sont secs et froids. Et, si l’on était franc, comme on dirait qu’on le sent bien dans ces vers mythologiques et nationaux dont la savante harmonie retentit du double vide de la religion et de la patrie ! C’est qu’il n’avait ni l’une ni l’autre, ce mal affranchi, resté âme d’esclave. Il n’avait qu’un maître, l’empereur ou le flamine Auguste, qui lui commandait des vers officiels. Du moins, l’Horace de Passy, dont la gloire est déjà baissée, sentait la patrie et pleura Sainte-Hélène… Et quant à l’autre Horace français dont Louis XIV fut l’Auguste, ce Boileau qui n’admettait pas Dieu pour être tranquille, cette âme droite, sérieuse, austère, qui tira toute sa poésie de la raison, cette maîtresse faculté de l’homme, l’Horace latin ne sert qu’à montrer combien il est grand, malgré l’imagination qui lui manque.

Comparez leurs Satires, leurs Épîtres, leur Art poétique, dont l’un est un poème et l’autre une Épître aux Pisons, et vous verrez si l’esprit, la verdeur, le mordant, la raison assaisonnée ne sont pas en de bien autres proportions dans le poète français que dans le poète latin, aux grâces si sobres qu’elles en sont maigres. D’ailleurs, Horace n’eût pas fait Le Lutrin, pas plus que La Boucle de cheveux enlevée de Pope, cet autre Horace anglais ! Il n’avait pas cette fraîche haleine de créateur qui, comme celle d’un enfant, pousse une bulle de savon dans le bleu des airs et l’y fait planer immortelle !

Vraiment, on cherche ce qu’il avait, cet homme dont on fait un tel poète. Et ce que l’on trouve est bien peu de chose en comparaison de tout ce que l’on a donné à ce favori de la gloire : car la gloire est la seule courtisane qui ne l’ait pas trompé et maltraité, et probablement parce qu’à celle-là il ne demanda jamais rien ! Encore une fois, tel est Horace. Si le jugement que j’ai porté sur lui paraît trop byronien aux horatiens qui vivent toujours, à cette race d’égoïstes, d’impuissants et de vulgaires qui ont pris Horace pour leur poète et croient leur fond sauvé par sa forme, j’ai gardé pour la fin un mot doux et terrible, plus terrible dans sa douceur que la brusquerie de Byron. Vous vous rappelez l’aimable Joubert, le délicat des délicats, ce platonicien meilleur que Platon, qui sentait l’antiquité en maître et qui a déjà l’air d’un ancien, quoiqu’il soit d’hier ? Eh bien ! Joubert n’a qu’un mot, un seul mot sur Horace, mais sortant du fond d’un silence, il est expressif.

Horace, dit Joubert, contente l’esprit, mais il ne le rend pas heureux. Nuance meurtrière ! Cet égoïste, qui n’a songé qu’à être heureux, garde son bonheur pour lui seul. Il n’en donne rien à ceux qui l’aiment, qui ont la faiblesse de l’aimer !

Le doux Joubert n’est pas Manfred ; il n’a point écrit Le Corsaire. C’était un bon homme. Il était un bibliophile, — un amateur d’elzévirs gaufrés. Par le goût, c’était un horatien, s’il n’avait pas eu l’âme si chrétienne ; il était même de l’Université, comme Rigault. Eh bien ! Joubert fait presque un aveu d’ennui comme Byron, et il vous tue Horace très bien avec sa petite goutte d’essence ; Horace ne rend pas l’esprit heureux ! Le poète de la modération est exécuté avec une critique modérée, mais c’est toujours une exécution !