(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Troisième partie — Section 2, de la musique rithmique » pp. 20-41
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(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Troisième partie — Section 2, de la musique rithmique » pp. 20-41

Section 2, de la musique rithmique

Nous avons déja dit que la musique rithmique donnoit des regles pour assujetir à une mesure certaine tous les mouvemens du corps et de la voix, de maniere qu’on pût en battre les temps.

Le rithme musical, dit Aristides, regle aussi-bien le geste que la recitation. Cet art enseignoit donc le grand usage qu’on peut faire de la mesure et du mouvement.

On verra par ce que nous allons dire sur ce sujet, que les anciens faisoient un très-grand cas de cet art. Saint Augustin dit dans l’endroit de ses rétractations où il parle du livre qu’il avoit écrit sur la musique, qu’en l’écrivant son objet principal avoit été d’y traiter du secours merveilleux qu’on peut tirer de la mesure et du mouvement.

Les grecs reconnoissoient comme nous quatre choses dans la musique, la progression des tons du sujet principal, ou le chant, l’harmonie, ou l’accord des differentes parties, la mesure et le mouvement. C’étoit donc ces deux dernieres qu’enseignoit l’art rithmique qui, comme nous l’avons remarqué déja, est partagé par Porphyre en art metrique, ou mesureur, et en art rithmique ou art de mouvement.

Platon pour dire que le mouvement est l’ame d’un chant mesuré, dit que le rithme est l’ame du metre. Le metre écrit Aristote n’est encore qu’une partie du rithme. On lit dans Quintilien, si je l’entends bien, qu’il ne faut pas qu’une mesure emprunter sur l’autre ; mais que celui qui bat la mesure a la liberté d’en presser ou d’en rallentir le mouvement.

Aristides Quintilianus écrit que suivant plusieurs, le metre differoit du rithme, comme le tout differe de sa partie. Mais comme nous disons quelquefois absolument le mouvement pour dire la mesure et le mouvement, les grecs disoient aussi quelquefois le rithme tout court, pour dire le rithme et le metre : c’est en prenant le mot de rithme dans cette acception qu’Aristote a dit dans sa poetique, que la musique fait ses imitations avec le chant, l’harmonie et le rithme ; ainsi que la peinture fait les siennes avec les traits et avec les couleurs.

Les romains qui emploïoient souvent les termes grecs en parlant de musique, en sçavoient certainement l’étimologie et ce que pouvoit changer dans la signification propre de ces termes un usage autorisé. Or saint Augustin dit positivement qu’il étoit en usage de son temps, de donner le nom de rithme à tout ce qui regloit la durée dans l’execution des compositions.

Rien n’est si commun dans toutes les langues que le nom de l’espece donné au genre et le nom du genre attribué à l’espece en stile ordinaire. Sans sortir de notre sujet, nous allons voir que les romains donnoient au mot modulatio une acception beaucoup plus étendue que sa premiere signification. Les romains appelloient soni ou voces le chant ; l’harmonie, concentus ; et la mesure, numeri.

Quand Virgile dans une de ses églogues fait dire à Moeris par Lycidas.

Dites-moi aussi les vers que je vous entendis chanter un soir : j’en ai bien retenu les nombres, mais j’en ai oublié les paroles.

Il ne veut faire dire autre chose à Lycidas, si ce n’est que bien qu’il eut oublié les paroles des vers dont il étoit question, il se souvenoit bien néanmoins de quels pieds ou de quelles mesures ils étoient composez, et par consequent de leur cadence. Ainsi modi, terme que les latins emploïent souvent en parlant de leur musique, ne signifioit proprement que le mouvement. Cependant ils appelloient la mesure et le mouvement du nom seul de modi, et même ils donnoient encore quelquefois le nom de modulation à toute la composition, et cela sans égard à l’étimologie de modulation.

Montrons donc en premier lieu que modulatio ne signifioit proprement que la mesure et le mouvement, que ce qui est appellé rithme dans Porphyre, et montrons en second lieu que malgré cela les romains ont souvent donné le nom de modulation à toute la composition musicale. Nous aurons besoin plus d’une fois de supposer que les anciens se soient permis cette espece d’inexactitude.

Quintilien rapporte qu’Aristoxene, que Suidas dit avoir été l’un des disciples d’Aristote, et qui a écrit sur la musique un livre qui se trouve dans le recueil de Monsieur Meibomius, divisoit la musique qui s’exécute avec la voix en rithme et en chant. Le rithme, ajoûte Quintilien, est ce que nous appellons modulation, et le chant assujeti ou noté, est ce que nous appellons le ton et les sons.

Lorsque Quintilien veut dire qu’il n’exige point de son orateur qu’il sçache la musique à fond, Quintilien dit qu’il ne lui demande point de sçavoir assez bien la modulation pour battre la mesure des cantiques ou des monologues. C’étoient, comme nous le dirons dans la suite, les scenes des pieces de théatre dont la déclamation étoit la plus chantante et la plus approchante du chant musical.

Cependant (et c’est ce que nous avons à dire en second lieu) Quintilien appelle souvent toute la composition une modulation, en comprenant sous ce nom le chant, l’harmonie, la mesure et le mouvement. Par exemple, cet auteur dans le troisiéme chapitre du livre onziéme de ses institutions, où il donne des leçons si curieuses sur le soin qu’un orateur doit avoir de sa voix, et sur la recitation, dit, en parlant de plusieurs mauvaises manieres de prononcer : " il n’y a point de désagrément dans la prononciation qui me choque autant que d’entendre dans les écoles et dans les tribunaux, chanter la modulation théatrale. C’est le vice à la mode, j’en conviens, mais il n’en est pas moins vrai que ce vice dégrade l’orateur. " on voit bien que Quintilien comprend le chant ou la déclamation composée dans la modulation dont il parle. C’est la composition entiere que Quintilien appelle ici modulation.

Dans les inscriptions qui sont à la tête des comedies de Terence, il est dit, que c’est Flaccus qui en a fait les modes, ou qui les a modulées ; pour dire que c’étoit ce Flaccus qui en avoit composé la déclamation.

Saint Augustin rend en quelque sorte raison de cet usage, en disant que tout ce qu’un musicien doit faire est presque renfermé sous le terme de modulation.

Je pourrois encore citer plusieurs passages d’anciens auteurs latins qui ont emploïé les termes de modi et de modulatio dans un sens aussi étendu ; mais pour convaincre le lecteur qu’on s’en servoit communément pour dire toute la composition, il suffira de rapporter la définition que fait du mot de modulation, Diomede grammairien, qui a vécu avant la destruction de l’empire romain.

La modulation, dit cet auteur, est l’art de rendre la prononciation d’une récitation suivie plus agréable, et d’en faire un bruit plus flateur pour l’oreille.

Enfin le terme de modulation avoit parmi les romains, la même signification que carmen : un mot que nous ne sçaurions traduire suivant sa signification précise, parce que n’aïant point la chose, nous n’avons pas le terme propre à la signifier, et qui vouloit dire la mesure et la prononciation notée des vers. Nous parlerons bien-tôt de ce carmen. Revenons à l’art rithmique ou à la modulation proprement dite.

Nous sçavons comment les anciens mesuroient leur musique vocale ou leur musique composée sur des paroles. Comme nous l’avons observé déja en parlant de la mécanique de la poësie, les sillabes avoient une quantité reglée dans la langue grecque et dans la langue latine.

Cette quantité étoit même relative ; c’est-à-dire, que deux sillabes breves ne devoient point durer plus long-temps dans la prononciation, qu’une longue ; et qu’une sillabe longue devoit durer aussi long-temps que deux breves.

La sillabe breve valoit un temps dans la mesure, et la sillabe longue en valoit deux. Les enfans n’ignorent pas, dit Quintilien, que la longue vaut deux temps, et que la breve n’en vaut qu’un.

Cette proportion entre les sillabes longues et les sillabes breves étoit aussi constante que la proportion qui est aujourd’hui entre les notes de differente valeur. Comme deux notes noires doivent dans notre musique durer autant qu’une blanche, dans la musique des anciens deux sillabes breves duroient ni plus ni moins qu’une longue. Ainsi lorsque les musiciens grecs ou romains mettoient en chant quelque composition que ce fut, ils n’avoient pour la mesurer, qu’à se conformer à la quantité des sillabes sur lesquelles ils posoient chaque note. La valeur de la note étoit déja décidée par la valeur de la sillabe.

Voila pourquoi Boëce qui a vécu sous le regne de Theodoric roi des ostrogots, et quand les théatres étoient encore ouverts à Rome, dit, en parlant d’un compositeur de musique qui met des vers en chant : que ces vers ont déja leur mesure en vertu de leur figure ; c’est-à-dire en vertu de la combinaison des sillabes longues et des sillabes breves dont ils sont composez.

D’un autre côté comme nous l’avons dit en parlant de la mécanique des vers grecs et de celle des vers latins, tout le monde sçavoit dès l’enfance la quantité de chaque sillabe. Chacun sçavoit donc sans avoir fait pour cela aucune étude particuliere, la valeur de chaque sillabe, et ce qui étoit la même chose, de chaque note.

Quel nombre de temps les grecs et les romains mettoient-ils dans les mesures des chants, composez sur des paroles de quelque nature que ces chants-là pussent être ? Je répond.

Quant aux chants composez sur des vers, la mesure de ces chants, le nombre des temps de chaque mesure se trouvoit être déja reglé par la figure du vers. Chaque pied du vers faisoit une mesure. En effet on trouvera dans la suite le mot de pes qui signifie un pied, emploïé par Quintilien et par d’autres, pour dire une mesure. Il y a néanmoins une objection à faire contre cette explication ; c’est que suivant son contenu, les mesures du même chant devoient être inégales dans leur durée, parce que les pieds du même vers n’étoient pas égaux.

Les uns n’avoient que trois temps, tandis que les autres en avoient quatre. En effet, les pieds qui n’étoient composez que d’une sillabe longue et d’une breve, ou de trois sillabes breves, ne renfermoient que trois temps, au lieu que les pieds composez de sillabes longues ou d’une sillabe longue et de deux breves, avoient quatre temps. Je tombe d’accord que cela ne pouvoit pas être autrement. Mais cela n’empêchoit point que le batteur de mesure ne pût la marquer toujours avec justesse.

Quant aux chants composez sur de la prose, on voit bien que c’étoit la quantité d’une sillabe qui décidoit de la valeur de la note placée sur cette sillabe. Peut-être les anciens ne mesuroient-ils pas les chants de cette espece là, et laissoient-ils à celui qui battoit la mesure en suivant les principes de l’art rithmique, la liberté de marquer la cadence après tel nombre de temps qu’il jugeoit à propos de réunir, pour ainsi dire, sous une même mesure.

Depuis quel temps écrivons-nous la mesure de notre musique ? Voila pourquoi les anciens mettoient la poësie au nombre des arts musicaux. Voila pourquoi la plûpart des auteurs grecs et latins qui ont écrit sur la musique, traitent fort au long de la quantité des sillabes, des pieds et des figures du vers ; ainsi que de l’usage qu’on en peut faire, pour donner plus d’agrément et plus d’expression au discours. Que ceux qui seront curieux de connoître à quel point les anciens avoient approfondi cette matiere, lisent ce qu’en a écrit saint Augustin dans son livre sur la musique.

D’ailleurs nous apprenons d’Aristides Quintilianus, et nous voyons par ce qu’en ont dit d’autres auteurs, que les anciens avoient un rithme dans lequel chaque pied de vers ne faisoit pas toujours une mesure ; puisqu’il y avoit des mesures composées de huit temps sillabiques, c’est à dire, de huit breves ou de leur valeur. C’étoit un moïen de remedier à l’inconvenient qui naissoit de l’inégalité de durée qui se rencontroit dans les pieds du même vers. Mais comme cela regarde la musique proprement dite, je renvoïerai mon lecteur à ce qu’en a écrit un sçavant homme qui joint à une connoissance profonde de cette science, une grande érudition.

Comment les anciens marquoient-ils la valeur des notes de leur musique organique ou instrumentale, puisque ces notes ne pouvoient pas y tirer leur valeur de la quantité des sillabes sur lesquelles on les auroit placées ? Je l’ignore, mais j’imagine comment on pouvoit donner une valeur certaine dans la musique instrumentale à chaque semeia ou note organique, par des points placez soit au-dessus, soit au-dessous, soit à côté : ou bien en mettant au-dessus de chaque note l’un des deux caracteres qui servoient à marquer si une sillabe étoit breve ou si la sillabe étoit longue, et dont chacun a sçu la figure dès les premieres classes. Nous parlerons fort au long de ces semeia, quand nous expliquerons comment les anciens écrivoient en notes le chant musical, ou le chant proprement dit, et ce chant qui n’étoit qu’une déclamation.

On sera bien plus curieux d’apprendre une autre chose, je veux dire la maniere dont la musique metrique marquoit les temps dans toute sorte de mouvemens du corps. Comment, dira-t-on d’abord, les anciens écrivoient-ils en notes les gestes ? Comment s’y prenoient-ils pour marquer chaque mouvement des pieds et des mains, chaque attitude et chaque démarche par une figure particuliere qui désignât distinctement chacun de ces mouvemens ? Je me contenterai de répondre ici, que l’art d’écrire les notes en geste, ou, si l’on veut, les dictionnaires des gestes (car nous verrons que les anciens avoient de ces dictionnaires là, s’il est permis d’user de cette expression) n’étoient point du ressort de la musique rithmique dont il s’agit presentement. Elle supposoit l’art d’écrire les gestes en notes, un art déja trouvé et pratiqué. C’étoit la musique hypocritique ou la saltation, qui enseignoit cette espece d’écriture. Ainsi nous remettons à en parler, que nous traitions de celui des arts musicaux que les grecs nommoient orchesis et les romains saltatio. Comment, repliquera-t-on, la musique rithmique s’y prenoit-elle pour asservir à une même mesure et pour faire tomber en cadence et le comedien qui recitoit et le comedien qui faisoit les gestes ? Je répondrai que c’est une de ces choses dont saint Augustin dit qu’elles étoient connuës de tous ceux qui montoient sur le théatre, et que pour cela même il dédaigne de l’expliquer. Mais comme nous n’avons plus sous les yeux la chose dont il est question, il ne nous est plus bien facile de concevoir ce que S. Augustin dit que tout le monde sçavoit de son temps. Si les passages des auteurs anciens que nous rapporterons ci-dessous, prouvent que l’acteur qui recitoit et l’acteur qui faisoit les gestes, s’accordoient très-bien, et qu’ils tomboient en cadence avec une grande justesse, ils n’expliquent point la maniere dont ils s’y prenoient pour suivre exactement l’un et l’autre une mesure commune. On trouve néanmoins dans Quintilien quelque chose des principes sur lesquels ce moïen de les accorder avoit été trouvé et établi.

Il paroît donc en lisant un passage de Quintilien, que pour venir à bout de mesurer, pour ainsi dire, l’action, et pour mettre en état celui qui faisoit les gestes, de suivre celui qui recitoit, on avoit imaginé une regle, qui étoit que trois mots valussent un geste. Or comme ces mots avoient une durée reglée, le geste devoit avoir ainsi une durée reglée et qui pouvoit se mesurer. Voici le passage. hic veteres… etc. " ceux qui les premiers ont fait profession de composer la déclamation des pieces de théatre et de les faire representer sur la scene, en ont usé très-sagement quand ils ont reglé que chaque geste commençât avec un sens, et qu’il finît en même temps que ce sens-là.

Ils ont eu raison d’introduire cette regle : car il est également messeant de commencer à gesticuler avant que d’avoir ouvert la bouche, et de continuer à gesticuler après avoir cessé de parler. Il est vrai que nos artisans pour avoir voulu être trop ingenieux, se sont trompez lorsqu’ils ont reglé que le même temps qu’il falloit pour prononcer trois mots seroit le temps de la durée d’un geste. Voila ce qui ne se fait point naturellement, et c’est même ce que l’art ne peut apprendre à bien pratiquer. Mais nos artisans ont cru qu’il falloit à quelque prix que ce fut, prescrire une methode qui reglât la mesure du geste, qui déplaît également, soit qu’il soit trop lent, soit qu’il soit trop précipité, et le principe qu’ils ont établi est ce qu’ils ont pu imaginer de mieux. " j’ai traduit le mot d’ artifices dont se sert ici Quintilien par ceux qui font profession de composer la déclamation des pieces de théatre, et de les faire representer sur la scene, fondé sur deux raisons. La premiere, c’est que Quintilien n’entend point ici parler des professeurs en éloquence, qu’il désigne par d’autres noms dans ses institutions. La seconde, c’est que dans le chapitre où se trouve le passage que je viens de rapporter, Quintilien parle très-souvent des usages pratiquez par les comediens et qu’il y appelle artifices ou artifices pronuntiandi ceux qui faisoient profession de faire representer les pieces de théatre. Nous apporterons ci-dessous un de ces passages dans lequel Quintilien parle fort au long du soin qu’avoient ces artifices pronuntiandi, de donner à chaque comedien un masque assortissant au caractere du personnage qu’il devoit representer.

Voici encore un autre endroit de Quintilien, qui peut fournir quelque lumiere sur les regles que l’art rithmique donnoit pour mesurer les temps des gestes.

" chaque temps de la mesure pris en particulier, n’asservit que le recitateur obligé à prononcer quand on lui bat un temps, la sillabe qu’il doit prononcer sous ce temps là ; mais le rithme assujetit tous les mouvemens du corps. Il faut que celui qui fait les gestes tombe en cadence à la fin de chaque mesure, quoiqu’il lui soit permis de laisser passer quelque temps de cette mesure sans faire aucun geste, et qu’il puisse mettre dans son jeu muet aussi souvent qu’il le veut de ces silences ou de ces repos qui se trouvent rarement dans la partie du recitateur.

Le rithme laisse cette liberté au gesticulateur, qui se contente lorsqu’il s’en sert, de compter les temps qu’il laisse vuides, pour ainsi dire, et qu’il marque même quelquefois pour les compter plus sûrement, tantôt par un mouvement de doigt, tantôt par un mouvement de pied, laissant passer ainsi quatre ou cinq tems sans faire aucun mouvement. C’est ce qui a donné lieu à dire une pause, un repos de quatre temps, un repos de cinq temps. Outre cela, on peut en faveur de celui qui fait les gestes, rallentir encore sans consequence le mouvement de la mesure, parce que nonobstant ce rallentissement chaque signe, chaque frappé, et chaque levé que fait le batteur de mesure n’en vaut pas moins un temps. " quoique le fait, comme je l’ai déja dit, soit certain, il ne m’est pas possible d’expliquer pleinement la méthode enseignée par l’art rithmique, pour faire agir d’un concert si parfait l’acteur qui parloit, et l’acteur qui faisoit les gestes.

Peut-être joignoit-on au caractere qui désignoit le geste que devoit faire l’acteur, un autre caractere qui marquoit le temps que le geste devoit durer.

Quant au mouvement dont les anciens faisoient autant de cas que M. de Lulli et nos bons musiciens françois, il me paroît impossible que les grecs et les romains l’écrivissent, pour ainsi dire, en notes, et qu’ils pussent prescrire par le moïen d’aucun caractere, la durée précise que devoit avoir chaque mesure. Il falloit que, comme nous, ils s’en rapportassent au goût et au jugement de celui qui battoit la mesure, à celui qui faisoit une profession particuliere de l’art rithmique. Il est vrai que quelques musiciens modernes ont cru pouvoir trouver le secret d’enseigner autrement que de vive voix, la durée que devoit avoir un air, et d’apprendre par consequent même à la posterité le mouvement dont il falloit le joüer, mais c’étoit en se servant de l’horlogerie que ces musiciens prétendoient venir à bout de leur projet.

Ils vouloient, par exemple, en marquant combien de secondes doivent durer les vingt premieres mesures de la chaconne de Phaëton, enseigner le mouvement dont il falloit battre la mesure de cet air de violon. Mais sans discuter la possibilité de ce projet, je me contenterai de dire que les anciens ne pouvoient pas même l’imaginer, parce que leur horlogerie étoit trop imparfaite pour leur laisser concevoir une pareille idée. On sçait que loin d’avoir des pendules à secondes, ils n’avoient pas même d’horloges à roüe, et qu’ils ne mesuroient le temps que par le moïen des cadrans au soleil, des sables et des clepsidres.

Nous sçavons que les anciens battoient la mesure sur leurs théatres, et qu’ils y marquoient ainsi le rithme que l’acteur qui recitoit, l’acteur qui faisoit les gestes, les choeurs et même les instrumens devoient suivre comme une regle commune.

Quintilien après avoir dit que les gestes sont autant assujetis à la mesure, que les chants mêmes, ajoute que les acteurs qui font les gestes doivent suivre les signes qui marquent les pieds, c’est-à-dire la mesure qui se bat, avec autant de précision que ceux qui executent les modulations. Il entend par là les acteurs qui prononcent, et les instrumens qui les accompagnent.

Nous voïons d’un autre côté deux passages de celui des ouvrages de Lucien que nous appellons en françois le traité de la danse et qui est l’éloge de l’art des pantomimes, qu’il y avoit auprès de l’acteur qui representoit un homme chaussé avec des souliers de fer, et qui frappoit du pied sur le théatre.

Toutes les convenances portent à croire que c’étoit cet homme-là qui battoit avec le pied une mesure dont le bruit devoit se faire entendre de tous ceux qui devoient la suivre.