(1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre troisième. De la sympathie et de la sociabilité dans la critique. »
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(1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre troisième. De la sympathie et de la sociabilité dans la critique. »

Chapitre troisième

De la sympathie et de la sociabilité dans la critique.

La vraie critique est celle de l’œuvre même, non de l’écrivain et du milieu. — Qualité dominante du vrai critique : la sympathie et la sociabilité. — De l’antipathie causée à certains critiques par certaines œuvres. — La vraie critique est-elle celle des beautés ou celle des défauts. — Du pouvoir d’admirer ou d’aimer. — Difficulté de découvrir et de comprendre les beautés d’une œuvre d’art ; difficulté de les faire sentir aux autres ; rôle du critique.

L’analyse que nous avons faite des rapports entre le génie et le milieu nous permet de déterminer ce que doit être la critique véritable. De nos jours, nous l’avons vu, la critique de l’œuvre est devenue par degrés l’histoire et l’étude de l’écrivain. On se rend compte de la formation de son individualité, on fait sa psychologie, on écrit le roman du romancier. « Lorsque M. Taine étudie Balzac, a-t-on dit, il fait exactement ce que Balzac fait lui-même lorsqu’il étudie, par exemple, le père Grandet. Le critique opère sur un écrivain pour connaître ses ouvrages comme le romancier opère sur un personnage pour connaître ses actes. Des deux côtés, c’est la même préoccupation du milieu et des circonstances. Rappelez-vous Balzac déterminant exactement la rue et la maison où vit Grandet, analysant les créatures qui l’entourent, établissant les mille petits faits qui ont décidé du caractère et des habitudes de son avare. N’est-ce pas là une application absolue de la théorie du milieu et des circonstances37 ? » Tout cela est fort bien, mais tout cela ne constitue que l’ensemble des matériaux de la critique, et non la Critique même. L’œuvre, on ne la considère alors que comme le produit plus ou moins passif de ces deux forces également inconscientes au fond : le tempérament de l’écrivain et le milieu où il se développe. Point de vue incomplet, qui néglige le facteur essentiel du génie, la volonté consciente et aimante. Après avoir analysé l’œuvre littéraire en tant que produit du tempérament personnel de l’auteur (prédispositions héréditaires, genre de talent, etc.), et du milieu où ce tempérament s’est développé (époque, classe sociale, circonstances particulières de la vie), il reste toujours à considérer l’œuvre en elle-même, à évaluer approximativement la quantité de vie qui est en elle38. C’est à l’œuvre, après tout, qu’il faut en revenir, et c’est elle qu’il faut apprécier, en la regardant du point de vue même d’où son auteur l’a regardée. Tout le travail préparatoire entrepris par la critique historique n’aura servi qu’à déterminer ce point de vue, à nous faire connaître les types vivants conçus par l’auteur en analogie avec sa propre vie et sa propre nature : nous verrons alors jusqu’à quel point il a réalisé ces types, ou, pour mieux dire, s’est réalisé lui-même, s’est objectivé et comme cristallisé dans son œuvre, sous les aspects multiples de son être. L’étude du milieu, nous l’avons montré, doit permettre précisément de mieux comprendre ce qu’il y a d’individuel et d’irréductible dans le génie. L’école de M. Taine n’a pas assez vu qu’une œuvre n’est point caractérisée par les traits qui lui sont communs avec les autres productions de la même époque et par les idées alors courantes, mais aussi et surtout par ce qui l’en distingue ; cette école n’étudie pas assez la personnalité des œuvres, leur ordonnance intérieure et leur vie propre.

« Vous me parlez, écrit Flaubert, de la critique dans votre dernière lettre, en me disant qu’elle disparaîtra prochainement. Je crois, au contraire, qu’elle est tout au plus à son aurore. On a pris le contre-pied de la précédente, mais rien de plus. Du temps de La Harpe on était grammairien, du temps de Sainte-Beuve et de Taine on est historien. Quand sera-t-on artiste, rien qu’artiste, mais bien artiste ? Où connaissez-vous une critique qui s’inquiète de l’œuvre en soi d’une façon intense ? On analyse très finement le milieu où elle s’est produite et les causes qui l’ont amenée ; mais sa composition ? son style ? le point de vue de l’auteur ? Jamais. Il faudrait pour cette critique-là une grande imagination et une grande bonté, je veux dire une faculté d’enthousiasme toujours prête, et puis du goût, qualité rare, même dans les meilleurs, si bien qu’on n’en parle plus du tout39. » Flaubert a ici marqué excellemment les qualités des vrais critiques. La première de toutes, c’est la puissance de sympathie et de sociabilité, qui, poussée plus loin encore et servie par des facultés créatrices, constituerait le génie même. Pour bien comprendre une œuvre d’art, il faut se pénétrer si profondément de l’idée qui la domine, qu’on aille jusqu’à l’âme de l’œuvre ou qu’on lui en prête une, de manière à ce qu’elle acquière à nos yeux une véritable individualité et constitue comme une autre vie debout à côté de la nôtre. C’est là ce qu’on pourrait appeler la vue intérieure de l’œuvre d’art, dont beaucoup d’observateurs superficiels sont incapables. On y arrive par une espèce d’absorption dans l’œuvre, de recueillement tourné vers elle et distrait de toutes les autres choses. L’admiration comme l’amour a besoin d’une sorte de tête-à-tête, de solitude à deux, et elle ne va pas plus que l’amour sans quelque abstraction volontaire des détails trop mesquins, un oubli des petits défauts ; car tout don de soi est aussi une sorte de pardon partiel. Parfois on voit mieux une belle statue, un beau tableau, une scène d’art en fermant les yeux et en fixant l’image intérieure, et c’est à la puissance de susciter en nous cette vue intérieure qu’on peut le mieux juger les œuvres d’art les plus hautes. L’admiration n’est pas passive comme une sensation pure et simple. Une œuvre d’art est d’autant plus admirable qu’elle éveille en nous plus d’idées et d’émotions personnelles, qu’elle est plus suggestive. Le grand art est celui qui réussit à grouper autour de la représentation qu’il nous donne le plus de représentations complémentaires, autour de la note principale le plus de notes harmoniques. Mais tous les esprits ne sont pas susceptibles au même degré de vibrer au contact de l’œuvre d’art, d’éprouver la totalité des émotions qu’elle peut fournir ; de là le rôle du critique : le critique doit renforcer toutes les notes harmoniques, mettre en relief toutes les couleurs complémentaires pour les rendre sensibles à tous. Le critique idéal est l’homme à qui l’œuvre d’art suggère le plus d’idées et d’émotions, et qui communique ensuite ces émotions à autrui. C’est celui qui est le moins passif en face de l’œuvre et découvre le qui y plus de choses. En d’autres termes, le critique par excellence est celui qui sait le mieux admirer ce qu’il y a de beau, et qui peut le mieux enseigner à admirer.

Dans la connaissance qu’on prend d’un beau livre, d’un beau morceau de musique, il y a trois périodes ; la première, quand le livre est encore inconnu, qu’on le lit ou qu’on le déchiffre, qu’on le découvre en un mot : c’est la période d’enthousiasme ; la seconde, lorsqu’on l’a relu, redit à satiété : c’est la fatigue ; la troisième, quand on le connaît vraiment à fond et qu’il a résonné et vécu quelque temps en notre cœur : c’est l’amitié ; alors seulement on peut le juger bien. Toute affection, a dit Victor Hugo, est une conviction, mais c’est une conviction dont l’objet est vivant et qui, plus facilement que toute autre, peut s’implanter en nous. Inversement, toute conviction est une affection ; croire, c’est aimer.

De même qu’il y a de la sympathie dans toute émotion esthétique, il y a aussi de l’antipathie dans cette impression de dissonance et de désharmonie que causent à certains lecteurs certaines œuvres d’art, et qui fait que tel tempérament est impropre à comprendre telle œuvre, même magistrale. Aussi dans les esprits trop critiques y a-t-il souvent un certain fond d’insociabilité, qui fait que nous devons nous défier de leurs jugements comme ils devraient s’en défier eux-mêmes. Pourquoi le jugement de la foule, si grossier dans les œuvres d’art, a-t-il pourtant été bien des fois plus juste que les appréciations des critiques de profession ? Parce que la foule n’a pas de personnalité qui résiste à l’artiste. Elle se laisse prendre naïvement, soit ; mais c’est le sentiment même de son irresponsabilité, de son impersonnalité, qui donne une certaine valeur à ses enthousiasmes : elle ignore les arrière-pensées, les arrière-fonds de mauvaise humeur et d’égoïsme intellectuel, les préjugés raisonnes, plus dangereux encore que les autres. Pour un critique de profession, un des moyens de prouver sa raison d’être, de s’affirmer en face d’un auteur, c’est précisément de critiquer, de voir surtout des défauts. C’est là le danger, la pente inévitable. « Contredis-moi un peu afin que nous ayons l’air d’être deux », disait un personnage historique à son confident. Le critique, pour ne pas se supprimer soi-même, pour se faire sa place au soleil, se voit souvent forcé de rudoyer le peuple des auteurs et artistes ; aussi une hostilité plus ou moins inconsciente s’établit-elle vite entre les deux camps. Abaisser autrui, c’est s’élever soi-même ; les voix grondeuses s’entendent de plus loin, la férule qui tourmente l’élève rehausse le magister. La critique ainsi entendue n’est plus que l’agrandissement égoïste de la personne, qui veut dominer une autre personne. « N’y a-t-il pas du plaisir, demande Candide, à tout critiquer, à sentir des défauts où les autres hommes croient voir des beautés ? » Et Voltaire répond : « Sans doute ; c’est-à-dire qu’il y a du plaisir à n’avoir point du plaisir. » Nous connaissons tous, critiques à nos heures, ce plaisir subtil qui consiste à dire hautement qu’on n’en a pas eu, qu’on n’a pas été « pris », qu’on a gardé intacte sa personnalité. Parfois même la présence du laid, dans une œuvre d’art dont nous avons à rendre compte, nous réjouit comme celle du beau, mais d’une tout autre manière, à cause de ce mérite qu’elle nous procure de la signaler. « Oh ! quelles bonnes choses, disait Pascal en achevant la lecture d’un père jésuite, quelles bonnes choses il y a là dedans pour nous ! » Le malheur est que celui qui veut rencontrer le laid le rencontrera presque toujours, et il perdra pour le plaisir de la critique celui d’être « touché », qui, selon La Bruyère, vaut mieux encore. Heureux les critiques qui ne rencontrent pas trop de « bonnes choses » pour eux dans leurs auteurs !

Un philosophe contemporain a affirmé que la plus haute tâche de l’historien, en philosophie, était de concilier et non de réfuter ; que la critique des erreurs était la besogne la plus ingrate, la moins utile et devait être réduite au nécessaire ; que pour tout penseur sincère et conséquent le philosophe doit éprouver une universelle sympathie, bien opposée d’ailleurs à l’indifférence sceptique ; que dans l’appréciation des systèmes le philosophe doit apporter « ces deux grandes vertus morales : justice et fraternité40 ». Ces vertus, nécessaires au philosophe, le sont bien plus encore au critique littéraire, car le sentiment a en littérature le rôle prédominant. S’il ne suffit pas toujours, en critiquant un philosophe, de vouloir avoir raison contre lui pour se paraître à soi-même raisonnable, il suffit trop souvent, dans l’art, de vouloir ne pas être touché ne pour pas l’être ; on est toujours plus ou moins libre de se refuser, de se renfermer dans son moi hostile, et même de s’y perdre. C’est donc aux littérateurs, non moins qu’aux philosophes, qu’il convient d’appliquer le précepte par excellence de la morale : aimez-vous les uns les autres41. Après tout, si la charité est un devoir à l’égard de l’homme, pourquoi ne le serait-elle pas à l’égard de ses œuvres, où il a laissé ce qu’il a cru sentir en lui de meilleur ? Elles marquent le suprême effort de sa personnalité pour lutter contre la mort. Le livre écrit, si imparfait qu’il soit, est encore une des expressions les plus hautes de « l’éternel vouloir-vivre », et à ce titre il est toujours respectable. Il garde pour un temps cette chose indéfinissable, si fragile et si profonde, l’accent de la personne, qui va le mieux au cœur de quiconque sait aimer. Regardez dans les yeux un passant indifférent : ces yeux, clairs pourtant et transparents, vous diront sans doute peu de chose, peut-être rien. Au contraire, dans un simple regard de la personne aimée vous verrez jusqu’à son cœur, avec la diversité infinie des sentiments qui s’y agitent. Il en va ainsi pour la critique. Celui qui traite un livre comme un passant, avec l’indifférence distraite et malveillante du premier coup d’œil, ne le comprendra vraiment point ; car la pensée humaine, comme l’individualité même d’un être, a besoin d’être aimée pour être comprise. Ouvrez au contraire le livre ami, celui avec qui vous avez pris l’habitude de causer comme avec une personne, vous y découvrirez entre toutes les pensées des rapports harmonieux, qui les feront se compléter l’une par l’autre ; le sens de chaque ligne s’élargira pour vous. C’est que l’affection éclaire ; le livre ami est comme un œil ouvert que la mort même ne ferme pas, et où se fait toujours visible en un rayon de lumière la pensée la plus profonde d’un être humain.

De là vient qu’il ne faut pas trop mépriser l’hominem unius libri. Il aime son auteur et, comme il l’aime, il y a grande chance pour qu’il le comprenne, s’assimile ce qu’il y a de meilleur en lui. Le défaut du critique, c’est souvent d’être l’homme de tous les livres ; que de trésors de sympathie il lui faudrait avoir amassés pour vibrer sincèrement à toutes les pensées avec lesquelles il entre en contact ! Cette sympathie court risque d’être bien « générale » et, en voulant s’étendre à tous, de ne s’appliquer à personne : elle ressemble à celle que nous pouvons éprouver pour un membre quelconque de l’humanité, un Persan ou un Chinois. Ce n’est pas assez, et de là vient que le critique est si souvent mauvais juge. C’est, en bien des cas, un de ces « philanthropes » qui n’ont pas d’ami, un de ces « humanitaires » qui n’ont pas de patrie.

D’après un auteur contemporain42, c’est dans les moments où le génie sommeille que l’artiste perd de son inconscience, et que, par là même, il permet le mieux au critique d’apercevoir ses procédés de facture et de composition. Dans ces moments-là, le maître devient, pour ainsi parler, son propre disciple. On a dit encore43 que « la critique des beautés est stérile », celle des défauts seule est utile et « nous instruit de la vraie nature du génie ». Selon nous, la formule contraire serait la vraie, mais, entendons-nous bien, MM. Faguet et Brunetière semblent poser en principe que les beautés de l’écrivain sont visibles pour tous, que ses défauts seuls sont cachés ; comme le devoir d’un bon critique est d’apprendre quelque chose à ses lecteurs, il vaut mieux assurément leur montrer des défauts que de ne rien leur montrer du tout. Les critiques modernes ont l’horreur de la banalité, ils ont raison ; mais il n’est banal d’admirer que pour ceux qui ont l’admiration banale. La question reste donc entière. Pour qui serait également capable de faire œuvre personnelle en éclairant une qualité ou un vice, lequel vaudrait-il mieux mettre en lumière ? Il peut être utile de découvrir une tare dans un diamant, il est mieux de trouver un diamant dans le sable. Les grandes œuvres d’art sont comme la terre labourable dont parle La Fontaine : « un trésor est caché dedans » ; pour le trouver, il faut tourner, retourner. Le cultivateur qui dit trop de mal de son champ dit du mal de soi ; tel laboureur, telle terre. C’est aussi bien souvent la faute du critique quand il ne fait pas bonne moisson : le critique est jugé par la stérilité de sa propre critique. Quant à espérer mieux comprendre le génie d’un auteur dans les moments où ce génie même ne se manifeste cela semble un plus, peu étrange. Il est juste d’ajouter que les Shakespeare, les V. Hugo ont, même dans leurs mauvais moments, une allure qui est encore géniale ; ce ne sont point les fautes de la médiocrité, mais des chutes de géant. Faire la critique de ces passages caractéristiques, c’est évidemment être encore de compagnie avec le génie qu’il s’agit de comprendre, c’est employer la méthode des physiologistes modernes qui étudient les fonctions organiques dans leurs perturbations afin de les mieux reconstituer à l’état normal. Mais l’étude des monstruosités, si elle est une partie importante de la biologie, ne saurait la constituer ; si les divagations du génie nous font parfois voir ses traits essentiels dans une sorte de grossissement, à la manière des miroirs convexes, on les découvrira mieux encore dans ses sublimités, dans les moments où il est grand sans être difforme, c’est-à-dire où il est vraiment grand. Il est beaucoup plus difficile de découvrir une pensée profonde au milieu de certaines divagations ou de certaines bizarreries de Shakespeare ou de Hugo que de remarquer ces bizarreries mêmes. La critique des beautés est et sera toujours plus complexe que celle des défauts. C’est un but beaucoup plus élevé ; on peut sans doute tomber plus lourdement encore en cherchant à y atteindre, mais on ne peut pas donner cette raison de ne pas poursuivre un but, qu’il est trop haut.

La seule utilité de la critique des défauts, c’est de préserver le goût public contre certains engouements fâcheux, et peut-être de préserver le génie même contre certains écarts. Le dernier point est le plus difficile. Pour atteindre ce double but, ce n’est pas la critique systématique et irritée des défauts qui convient, c’est la critique impartiale et calme des beautés et des défauts. Genus irritabile, a-t-on dit des poètes. Passe pour un poète de se fâcher ! Mais un critique devrait être persuadé avant tout de la vanité de la colère. « Les sottises que j’entends dire à l’Académie hâtent ma fin », disait Boileau. Pauvre Boileau, qui attachait une si capitale importance aux opinions de l’Académie, et aux siennes propres ! Celui qui se fâche a tort, même s’il a raison, dit le proverbe ; après tout, ce n’est pas en démolissant l’œuvre d’autrui qu’on supprimera l’admiration, c’est en faisant mieux. A toute époque, la critique la plus probante du mauvais goût ou de l’impuissance a été le génie.

Il est remarquable combien, depuis les romantiques et M. Taine, nous avons fait d’effort pour comprendre les littératures étrangères, pour nous replacer dans le milieu où tel chef-d’œuvre a pris naissance, pour nous dépouiller de notre propre esprit et de nos préjugés personnels. Nous considérerions comme une simple preuve d’ignorance de méconnaître les gloires étrangères ; le nom de Byron, par exemple, a été beaucoup moins contesté en France qu’en Angleterre ; de même pour celui de Shelley, du moins à partir du jour où il a été connu. N’est-il pas étrange devoir des critiques qui se font si larges pour comprendre la littérature étrangère devenir tout à coup intolérants dès qu’il s’agit d’un génie français, qui peut ne pas avoir toute la mesure, le bon goût et le bon ton national, ne plus lui pardonner le moindre écart et le condamner au nom de tout ce qu’on excuse chez d’autres ! Une langue étrangère a ceci de bon qu’elle nous avertit constamment, par la nature même de sa syntaxe, de ses expressions, de sa démarche pour ainsi dire, qu’il faut nous accommoder à elle et nous arracher à nos préjugés personnels pour bien comprendre l’œuvre écrite dans cette langue. Au contraire, quand nous lisons une œuvre écrite en français, c’est nous, c’est notre esprit particulier que nous voulons absolument retrouver dans cette œuvre ; nous refusons de nous adapter à l’auteur, c’est l’auteur qui doit s’adapter à nous. Chacun de nous a cette conviction secrète qu’il représente à lui seul l’esprit national, et il refuse à cet esprit les qualités ou les défauts variés qu’il admire ou pardonne chez toute autre nation. Tel d’entre nous qui se refuse encore à comprendre les bonnes pages de Zola, si admiré en Russie et relativement si classique dans les grandes lignes, goûtera sans résistance le naturalisme désordonnée sauvage des Tolstoï et des Dostoiewsky ; au contraire, ces crudités et ces violences lui apparaîtront comme le ragoût naturel de l’« exotisme ». M. Taine, qui nous a fait pénétrer toutes les œuvres de la littérature anglaise dans leurs particularités mêmes et dans leurs bizarreries, s’arrêtera déconcerté devant le génie de Victor Hugo, au point de lui préférer les Browning et les M. Tennyson. Schérer, esprit philosophique, séduit par les analyses méticuleuses et exactes de Georges Elliot au point d’en faire « la plus grande personnalité littéraire depuis Gœthe », oubliera entièrement Balzac, ou, s’il rencontre chez Victor n’aime Hugo (qu’il pas) l’éloge de Balzac comme d’un « grand esprit », verra là une « exagération burlesque ». L’étude des littératures étrangères devrait être un moyen de s’ouvrir l’esprit, non de se le fermer, d’agrandir le domaine de notre admiration et de notre sociabilité, au lieu de le restreindre. Pour comprendre un auteur, il faut « se mettre en rapport » avec lui, comme on dit dans le langage du magnétisme ; seulement on ne peut pas juger de la valeur intrinsèque d’un auteur par la facilité avec laquelle ce rapport s’établit. Il y a ici deux termes en présence, l’auteur et le lecteur, qui peuvent se convenir l’un à l’autre sans être plus vrais tous les deux : à certains moments l’histoire, la vie sociale tout entière a été factice et fausse. Il arrive qu’à telle époque telle personnalité littéraire s’est imposée avec une sorte de violence, qui, peu d’années après, reste isolée, n’éveillant plus guère de sympathie : Chateaubriand, par exemple. Il a représenté un type alors prédominant, mais qui a passé, n’étant point assez conforme à celui de la vie simple et éternelle.

En somme, ce ne sont point les lois complexes des sensations, des émotions, des pensées mêmes, qui rendent la critique d’art si difficile ; on peut toujours, en effet, vérifier si une œuvre d’art leur est conforme ; mais, lorsqu’il s’agit d’apprécier si cette œuvre d’art représente la vie, la critique ne peut plus s’appuyer sur rien d’absolu ; aucune règle dogmatique ne vient à son aide : la vie ne se vérifie pas, elle se fait sentir, aimer, admirer. Elle parle moins à notre jugement qu’à nos sentiments de sympathie et de sociabilité. De tout ce qui précède, nous pouvons conclure le caractère éminemment sociable du vrai critique, qui doit s’adapter à toutes les formes de société, non pas seulement à celles qui ont existé historiquement, mais à celles qui peuvent exister entre des êtres humains et que toute œuvre de génie exprime par anticipation.