(1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre III. L’antinomie dans la vie affective » pp. 71-87
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(1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre III. L’antinomie dans la vie affective » pp. 71-87

Chapitre III.
L’antinomie dans la vie affective

Considérons la sensibilité dans les facteurs qui concourent à la former ; puis dans sa nature et dans son évolution. Nous allons retrouver à propos de ces questions les deux tendances opposées que nous avons déjà rencontrées en étudiant l’intelligence. L’une sociologique qui insiste sur la part prépondérante du facteur social dans la formation et l’évolution de nos sentiments ; et par suite sur la possibilité d’une uniformisation, d’une rationalisation et d’une socialisation progressive des sensibilités ; l’autre, individualiste, qui reconnaît dans la sensibilité de chaque individu un fond irréductible aux influences sociales et qui conclut de là à l’impossibilité de réduire les différences sentimentales non moins que les différences intellectuelles.

Les sociologues s’efforcent de mettre en lumière le rôle du milieu social et de l’éducation dans la formation de nos sentiments. Ce rôle ne peut être nié. Il y a de grands courants sentimentaux comme il y a de grands courants intellectuels et ils agissent forcément sur les sensibilités individuelles. Le xviie  siècle français voit se succéder ou coexister plusieurs formes générales de sensibilité : la sensibilité précieuse, la sensibilité chrétienne, avec ses variétés, janséniste et jésuite ; la sensibilité rationaliste ou cartésienne ; la sensibilité libertine (pour un cercle plus restreint d’esprits). Au xviiie  siècle domine la note sentimentale et humanitaire. Au xixe  siècle, c’est la sensibilité romantique qui prend d’ailleurs des aspects différents suivant les pays et les races ; puis c’est la sensibilité démocratique et socialiste qui est en train de se propager dans toute l’Europe, en s’adaptant, elle aussi, aux pays et aux tempéraments nationaux. L’évolution des sensibilités individuelles est en grande partie fonction de l’évolution sociale. Plus les causes de différenciation sociale se multiplient, plus les sensibilités se particularisent. Une culture générale très raffinée produit un affinement des sensibilités individuelles. Mais à côté de ces influences sociales, il faut faire une place au principe d’individuation par excellence : à la physiologie de l’individu, qui fait que chacun ressent à sa façon les sentiments de son pays, de son milieu, de son époque et les teinte de sa propre nuance sentimentale. Il y a là un principe originel et irréductible d’individualisme sentimental comme d’individualisme intellectuel.

Considérons maintenant la nature de la sensibilité. Nous trouvons ici en conflit les intellectualistes et les physiologistes ; les premiers favorables aux projets d’unification sentimentale chère aux sociologues et aux éducationnistes ; les seconds favorables à l’individualisme.

Ce n’est pas que les physiologistes nient absolument le pouvoir de l’éducation. Dans la mesure où les différences sentimentales entre individus tiennent à des différences de culture, l’éducation peut assurément tenter de diminuer ces différences et d’uniformiser les sensibilités. Mais il ne faut pas trop compter sur le pouvoir des idées. Ou a déjà vu que la culture intellectuelle est impuissante à uniformiser les intelligences. Comment réussirait-elle à uniformiser les sensibilités ? La sensibilité individuelle, loin de se plier aux idées, façonne plutôt ces dernières et leur impose à propre forme.

Les intellectualistes conçoivent tout autrement que les physiologistes la nature de la sensibilité et son rapport à l’intelligence. Ils regardent la sensibilité comme une forme inférieure de l’intelligence : comme une raison confuse et enveloppée (Leibnitz, Herbert). D’après eux, nos sentiments sont résolubles en idées. C’est admettre implicitement que les idées peuvent agir sur les sentiments qui sont des idées inférieures et moins claires. On conçoit ainsi une hiérarchie d’idées dans laquelle la puissance des idées se mesurerait à leur clarté et à leur intelligibilité. Ainsi s’affirmerait la primauté de la raison sur le sentiment.

On comprend dès lors aisément pourquoi les sociologues, partisans de l’uniformisation intellectuelle et sentimentale, sont généralement des intellectualistes. D’après M. Draghicesco, la Raison n’est autre chose qu’un système de catégories imposées a priori à l’individu par la conscience sociale. Dès lors, affirmer la primauté de la raison sur la sensibilité, c’est affirmer du même coup la primauté et la prépondérance de l’esprit social sur l’âme individuelle. L’intellectualisme est une doctrine de nivellement et de conformisme sentimental comme de nivellement et de conformisme intellectuel. Les intellectualistes croient à une rationalisation progressive des sensibilités, à l’avènement d’une humanité qui ne serait plus guidée par des émotions et des sentiments, mais par les seules idées.

Contrairement à la thèse intellectualiste, la thèse physiologique est une théorie de la différenciation individuelle, dans l’ordre du sentiment comme dans l’ordre de la pensée.

Ce n’est pas le lieu de reprendre à fond le débat entre les intellectualistes et les physiologistes. Ce que nous avons dit précédemment de la prépondérance qui doit être attribuée dans l’individu humain à l’élément physiologique indique assez de quel côté nous nous rangeons dans ce débat. Les intellectualistes oublient que les idées n’ont d’influence que si elles tombent sur un sol favorable ; si elles ont une résonance dans l’organisme, que si elles ne sont pas seulement apprises et comprises, mais senties.

Ils oublient que la Raison n’est qu’une moyenne extraite des sensibilités ; quelle leur est par suite postérieure et qu’elle dépend d’elles. Ils oublient encore que la sensibilité déborde les limites de l’intelligence ; qu’il y a une logique des sentiments indépendante de la logique du raisonnement et combien plus puissante ! Logique du raisonnement et logique des sentiments : ce sont là deux ordres différents et irréductibles, presque impénétrables l’un à l’autre. La logique des sentiments n’est pas modifiée par des enseignements abstraits. Elle plonge ses racines au plus profond de l’individu. C’est pourquoi il est vain de prétendre uniformiser les sensibilités par la culture intellectuelle.

La sensibilité présente, de par sa constitution même, plusieurs caractères réfractaires ou antinomiques aux influences sociales. D’abord l’unicité et l’incommunicabilité du sentiment. Le sentiment est ce qu’il y a de plus individuel dans l’être, de plus incommunicable. « Nulle part, dit M. Bergson, l’écrasement de la conscience individuelle (par le mot qui en est l’expression impersonnelle et sociale) n’est aussi frappant que dans les phénomènes du sentiment27. » Qu’une émotion profonde, une mélancolie indéfinissable, que le souvenir heureux ou triste d’une heure lointaine émergent du fond de notre passé et envahissent notre être tout entier ; le frisson de cette émotion ne pourra se propager dans l’atmosphère opaque qui nous sépare d’autrui de la même façon que se propage une onde lumineuse ou sonore. L’émotion, quand elle arrive, traduite par le mot, dans la conscience d’autrui, est déjà flétrie et décolorée. Sa loi est de naître, de s’épanouir et de mourir solitaire dans la conscience où elle est née.

À l’unicité et à l’incommunicabilité du sentiment s’ajoute son instantanéité qui achève de le rendre insaisissable.

Signalons un autre caractère : le caractère infini de la passion et l’insatiabilité du désir humain.

La passion tend à se déployer à l’infini, tandis que la société fait de la médiocrité en tout le critérium de l’homme sociable. L’insatiabilité du désir fait que l’individu ne se sent jamais en parfaite harmonie avec son milieu et avec les satisfactions qu’il lui procure ; elle agit en lui, en tant qu’il est un être social, comme un principe éternel d’insatisfaction et de mécontentement.

Sans doute on peut se demander si ce sentiment d’insatiabilité n’est pas en partie d’origine sociale et on peut contester qu’il plaide en faveur de l’isolement. Les désirs de l’individu ne seraient certainement pas plus satisfaits à l’état isolé qu’à l’état social. Ce sont les satisfactions mêmes que nous recevons de notre milieu qui nous rendent plus exigeants. C’est parce que l’individu bénéficie des avantages matériels et moraux de la coopération, c’est parce qu’il est comblé par le groupe qu’il se rassasie des avantages qu’il lui doit. Cette exigence n’existerait pas chez un individu isolé. Car nous n’imaginons et ne désirons que des choses qui nous sont partiellement connues et que notre milieu met en partie à notre disposition. Il n’y a pas un abîme entre ce que nous désirons et ce que nous avons. L’individu à l’état isolé, ayant moins de jouissances, aurait des désirs infiniment moins vastes et moins délicats. Les satisfactions qui lui sont données par l’état social actuel ne viendraient même pas à son imagination. Les exigences de notre sensibilité ne plaident donc pas en faveur de l’isolement, mais plutôt en faveur de la coopération qui seule procure une satisfaction relative à ses prétentions, après les avoir créées en partie.

En partie seulement. Car la sociabilité n’est pas tout. Ce n’est qu’autant que ce sentiment d’insatiabilité préexiste en germe dans la physiologie de l’individu qu’il peut être développé par les satisfactions mêmes que l’individu reçoit du groupe. Satisfactions d’ailleurs toujours insuffisantes. Quels que soient les progrès réalisés par le groupe, l’écart reste toujours le même entre le besoin de jouissance des individus et les moyens de satisfaction qui leur sont offerts. Le progrès qu’on a désiré, on ne le sent plus dès qu’il est réalisé. Le désir évolue et se déplace dès qu’il est assouvi. C’est là une loi profonde de notre nature, indépendante de toute forme et de toute combinaison sociale. Et c’est cette loi, exprimée par le Faust de Goethe28, qui condamne par avance tous les Édens sociologiques, tous les Paradis humanitaires rêvés par les optimistes sociaux. Ici, le sentiment d’insatiabilité se retourne contre la sociabilité dont il procède en partie. Car il agit dans l’individu comme un principe d’inquiétude et de révolte ; il renferme en lui un ferment de critique infinie contre toutes les formes sociales et tous les agencements sociaux.

Un autre caractère de la sensibilité humaine est la discordance de nos inclinations ; le manque de coordination interne de nos sentiments ; ce sont les désharmonies et les contradictions de notre sensibilité. Le cœur humain est en état de guerre avec lui-même. En nous, l’égoïsme et l’altruisme, l’amour et la haine, la cruauté et la tendresse se combattent et se mêlent paradoxalement. Cette incohérence affective se retrouve dans tous nos sentiments. — L’amour, a-t-on dit, est un « égoïsme à deux » ; mais il faut ajouter que ces deux égoïsmes restent distincts, armés et prêts à la lutte. Toute passion amoureuse, de quelque raffinement idéal qu’elle se pare, est un cas d’hypnose sensuelle et sentimentale. Des amants, l’un est suggestionneur, l’autre suggestionné ; l’un domine et l’autre est dominé. Il y a au fond de l’amour une volonté de lutte et de domination. — Ce qui se passe dans la série animale éclaire l’essence du phénomène amoureux chez l’homme. Le fait de la femelle dévorant le mâle après en avoir joui, fait si fréquent dans certaines espèces, surtout chez les insectes, est le prélude et l’annonce de ce qu’on appelle si justement le « duel des sexes » dans l’espèce humaine. L’élément agressif et destructif dans l’amour a inspiré nombre de poètes, de romanciers et d’auteurs dramatiques (Mérimée dans Carmen et La Vénus d’Isle, Strindberg dans Père et dans Mademoiselle Julie). C’est de là sans doute qu’est né le thème poétique de la parenté de l’amour et de la mort.

Cette même mixture contradictoire d’égoïsme et d’altruisme, d’appétit de domination et d’amour du sacrifice se retrouve dans des sentiments supérieurs tels que le plaisir que nous prenons à défendre le faible ou encore à obliger autrui ou à lui prouver notre reconnaissance et nous acquitter envers lui. Même dans les plaisirs intellectuels et esthétiques, les plus sympathiques et les plus altruistes de tous, les passions envieuses et combatives ne désarment pas entièrement. Il y a des rivalités, des haines littéraires ou artistiques qui divisent les amis du beau autant et plus que les autres hommes.

Les caractères que nous venons d’énumérer : unicité, incommunicabilité, instantanéité, insatiabilité du désir, incohérence sentimentale, rendent la sensibilité humaine évidemment impropre à une sociabilité parfaite ou même un peu perfectionnée. C’est pourquoi la société et particulièrement ceux qui, dans la société, représentent la tendance sociale, sociologues, moralistes, éducateurs s’efforcent de les réduire et de les corriger le plus possible : l’unicité par le conformisme, la spontanéité par la règle, l’instantanéité par l’esprit de suite, l’insatiabilité du désir par l’appel à la résignation et par les perspectives des Paradis humanitaires ; la discordance de nos affections et de nos passions soit par un ordre social artificiel capable d’harmoniser du dehors nos désirs discordants (Fourier) soit par la notion d’un ordre objectif et scientifique supérieur aux caprices et aux fantaisies des sensibilités individuelles29 (A. Comte).

On peut admettre, pour faire la part de la sociabilité, que l’incohérence sentimentale qui caractérise la sensibilité humaine est en partie créée ou tout au moins favorisée par l’état de discorde et d’incohérence des institutions sociales, par ce que les sociologues appellent le manque d’intégration sociale. Et dans la mesure où elle dépend de ces causes et conditions sociales, on peut admettre aussi que cette désharmonie peut être diminuée par une organisation sociale meilleure, par une intégration plus parfaite, par une éducation mieux comprise. Mais cette désharmonie ne tient pas uniquement à des raisons sociales. Elle tient vraisemblablement à notre nature primitive ; à notre physiologie compliquée, instable et discordante, à nos atavismes contradictoires. Notre cœur est troublé par nos mille naissances, par nos mille hérédités animales et humaines ; par notre obscure descendance animale qui nous a fait sortir sans doute d’une espèce très médiocrement socialisée.

C’est pourquoi les tentatives des sociologues et des moralistes sont condamnées à rester vaines ou en grande partie inefficaces. — Aucun mécanisme passionnel à la Fourier, aucune morale intellectualiste, aucune religion de l’humanité selon la formule comtiste ne palliera ni n’atténuera sérieusement la discordance du jeu interne et externe des passions. La loi de la fusion croissante des sensibilités de Guyau et celle du passage de l’égoïsme à l’altruisme, de Spencer, expriment plutôt des desiderata de moralistes que des constatations de sociologues.

La loi de l’intégration sociale progressive, à la supposer exacte, ne supprimera pas l’égoïsme, l’envie, la malveillance et la haine. Rapprocher les hommes, les intégrer dans des sociétés de plus en plus nombreuses, de plus en plus enchevêtrées et de plus en plus compactes n’est pas un sûr moyen de les pacifier ni de les unir par les liens du cœur30.

La sensibilité reste, en partie du moins, réfractaire à la socialisation et il y a une antinomie affective de l’individu et de la société, comme il y a une antinomie intellectuelle.

Il y a place pour un individualisme sentimental comme pour un individualisme intellectuel. Mais de quel individualisme s’agit-il ?

De même que nous avons distingué deux formes d’individualisme intellectuel : un individualisme de la différenciation pure et simple ou individualisme stirnérien et un individualisme aristocratique, nous distinguerons ici deux variétés d’individualisme sentimental.

L’individualisme stirnérien est une revendication en faveur de la « différence » affective, de l’originalité sentimentale quelle qu’elle soit. — C’est aussi bien l’individualisme de l’impulsif, du maniaque, de l’excentrique, du névrosé en quête de sensations bizarres et compliquées (tel un Des Esseintes), que l’individualisme du grand poète, du grand artiste qui exprime des manières de sentir délicates, puissantes on profondes, vraiment neuves et intéressantes, vraiment capables d’éveiller un écho dans l’âme des autres hommes.

L’individualisme stirnérien est un égotisme tout négatif. Stirner attaque tout désir qui n’est pas l’expression directe de son instinct à lui, de même qu’il attaque toute idée qui n’est pas issue de son cerveau et qui n’a pas pour résultat une justification ou une satisfaction de son égoïsme. Mais c’est là plutôt une volonté d’originalité qu’une originalité réelle. Il ne suffit pas de vouloir être original dans l’ordre de la pensée ou du sentiment. Il conviendrait encore, du moment où on se pose en champion de la différence humaine et de l’originalité, d’avoir des désirs vraiment neufs et intéressants, des sentiments qui vaillent la peine d’être exprimée. Or on cherche vainement chez Stirner quels sont les désirs qui le différencient de ses voisins, qui l’individualisent. On voit très bien qu’il prétend avoir non seulement des idées différentes, mais des désirs originaux ; mais on ne se rend pas bien compte de l’originalité, de la nouveauté de ces désirs et de ces aspirations. Ce qu’il y a de plus clair chez Stirner, dans cet ordre d’idées, c’est un besoin effréné d’indépendance, une revendication frénétique en faveur de la liberté des instincts ; revendication qui porte d’ailleurs sur les instincts les plus généraux de notre nature, ceux qui constituent le fond physiologique de tout être humain : l’instinct sexuel, la faim, l’instinct du bien-être.

Et certes, cette revendication en faveur de la différenciation individuelle et de la liberté individuelle sous ses formes les plus générales, les plus élémentaires, et par là même les plus modestes, n’est pas inutile ni méprisable.

Mais elle ne constitue qu’un minimum d’individualisme et ne fait aucune distinction entre les formes les plus simples et les plus grossières et les formes plus raffinées et plus profondes d’individuation sentimentale.

Cet individualisme d’ailleurs s’emporte et se supprime lui-même, de par son instantanéisme.

Stirner se méfie de ses propres désirs comme de ses propres idées ; il traitera en ennemi, dans un instant, le désir, le sentiment présent.

Enfin cet individualisme est trop global, sans nuance et sans critique ; il repousse indistinctement toutes les formes d’altruisme. Il ne fait aucune différence entre l’altruisme grégaire, expression de la brutalité, de la lâcheté et de la bêtise collective et certaines formes supérieures — possibles et désirables après tout — de l’altruisme.

On peut concevoir un individualisme différent qui, sans méconnaître les antinomies qu’on vient de constater dans l’ordre du sentiment, s’élève au-dessus de la revendication un peu simpliste et grossière qu’a élevée Stirner.

Ici l’individualisme n’est plus une négation brutale et globale de tout altruisme. Il est au contraire l’expression d’un altruisme plus exigeant et plus délicat, d’un besoin de sociabilité supérieure, plus large, plus sincère, plus intelligente, plus tolérante que celle qui est réalisée dans les groupes humains. Cet individualisme consiste à cultiver nos sentiments dans la mesure de notre richesse d’âme, à développer notre faculté de jouir et de souffrir sous ses formes les plus complexes et les plus élevées, à nous intéresser à la vie la plus riche et la plus belle. C’est l’individualisme aristocratique d’un Vigny, d’un Nietzsche, d’un Ibsen. Les héros ibséniens, par exemple, ne sont pas de purs égoïstes stirnériens. Ils sont, en partie, en communauté de sentiments avec leur groupe et ce n’est que dans la mesure où ils éprouvent un désir de sociabilité supérieur à celui de la foule qu’ils se séparent d’elle.

Solness ne s’isole pas de son milieu : sa sentimentalité se greffe sur celle de son groupe ; son effort d’intrépidité est suscité par un sentiment supérieur de sociabilité, par le dévouement à un haut idéal (Hilde symbolise pour lui la jeunesse, le renouveau, l’avenir). Chez Ibsen comme chez Nietzsche, l’amour du risque, l’effort d’intrépidité déployé par l’individu est mis au service d’une idée sociale.

Mais l’individualisme aristocratique traverse, chez presque tous ses représentants, deux stades successifs : l’un de confiance optimiste et de généreuse ardeur ; l’autre de désabusement et de découragement.

L’individualisme de la première période est au fond un altruisme supérieur, confiant dans sa propre réalisation. L’individualisme de la seconde période est ce même altruisme méconnu, déçu et désabusé. Ce passage du premier moment au second est l’histoire de presque tous les hommes qui ont apporté au monde des désirs généreux, de nobles desseins et de vastes espoirs. C’est l’histoire d’un Vigny, d’un Gobineau. C’eût été peut-être celle d’un Nietzsche, si Nietzsche n’était mort trop tôt pour être parvenu encore au second moment de l’individualisme aristocratique.

Cet individualisme ne commence pas, comme celui de Stirner, par répudier indistinctement toutes les formes d’altruisme ; il ne repousse que l’altruisme grégaire et il le repousse précisément au nom de son idéal d’altruisme supérieur. Mais dans la suite, l’individualiste aristocrate, l’ariste dans l’ordre du sentiment, acquiert la conviction que l’altruisme grégaire s’insinue fatalement, partout où les hommes sont rassemblés, dans l’autre altruisme pour le corrompre et l’abaisser ; que l’altruisme grégaire a toujours le dernier mot contre l’idéal de générosité des âmes d’élite. L’individualisme aristocratique aboutit par là à une condamnation globale de la sociabilité, à une attitude d’incroyance et de scepticisme à l’endroit de toutes les formes d’altruisme et de solidarité. C’est dire qu’il arrive, par un plus long détour, à peu près à la même conclusion que l’individualisme stirnérien : à un pyrrhonisme sentimental comme à un pyrrhonisme intellectuel, à un isolement misanthropique et antisocial dont les motifs, l’expression et le degré d’âpreté varient avec les différents individus, suivant que leur sensibilité était plus ou moins vive et a été plus ou moins douloureusement éprouvée au contact des réalités sociales.