Chapitre X
I, II. Le Demi-Monde. — III. La Question d’argent.
I. Le Demi-Monde
Je ne sache pas que jamais comédie ait fait, au théâtre, une plus triomphale et plus fulgurante entrée que le Demi-Monde. Quels transports, quelles acclamations, quelle ivresse ! la sympathie était dans l’air ; un frémissement de plaisir courait dans la salle ; les applaudissements mêmes n’avaient pas le son des succès vulgaires : ils battaient aux champs ; ils saluaient l’avènement d’un poète qui va régner sur la scène, par droit de conquête. Après trois victoires de ce bruit et de cette portée, l’épreuve est complète, la palme est cueillie. C’en est fait, le théâtre a trouvé un maître et la comédie moderne saura désormais à qui parler !
C’est tout un monde que ce demi-monde que M. Alexandre Dumas vient de découvrir avec tant d’éclat, une lune sociale aussi changeante, que la lune visible et qui tourne, comme elle, autour d’un monde supérieur, en réverbérant péniblement sa lumière. Là vivent, d’une équivoque existence, les êtres dont la destinée d’honneur est perdue : femmes sans mari, grandes dames déchues, aventurières travesties, gentilshommes d’industrie, joueurs tarés, viveurs frauduleux, tout cela végète, fleurit, brille, s’éteint, monte, descend, apparaît et disparaît au hasard, les uns ressaisis par l’abîme de la chute ou de la misère, les autres parvenant à regagner la terre ferme, sinon les hauteurs. Un vent de désordre souffle sur cette zone ambiguë ; elle flotte, elle change de forme ; elle renouvelle, à chaque instant, ses peuplades ; elle a l’anomalie et l’excentricité des choses amphibies. En apparence, ses mœurs, ses manières, ses dehors, son langage, sont les mêmes que ceux du vrai monde ; mais approchez, et les fêlures paraissent, les dissonances éclatent, les vernis s’écaillent, les fausses positions se trahissent, les fortunes scandaleuses montrent le vert-de-gris qui les ronge, les corruptions fardées développent leurs miasmes. Vous vous sentez dans une atmosphère de mensonge, dans un milieu d’avarie et de quarantaine, et vous regrettez presque le vice énergique et l’impudeur nue des régions d’en bas. Plutôt la flamme vive et le climat violent de l’enfer que la tiédeur et le jour faux de ces limbes !
Mais entrons bien vite, avec M. Alexandre Dumas, dans ce monde étrange qui lui appartient désormais, et dans les sables mouvants duquel il vient de planter son pavillon d’une main si ferme et si victorieuse.
L’héroïne de la comédie s’appelle la baronne d’Ange ; mais plumez ce nom prétentieux, vous ne trouverez plus que le petit nom de Suzanne. — Suzanne entre les deux vieillards— du moins en voyons-nous un derrière elle, M. le marquis de Thonnerins, un vieux gentilhomme dont elle a été la maîtresse, et qui lui a donné cent mille écus de gages en la congédiant. Où l’avait-il ramassée ? On l’ignore, et l’auteur a bien fait de ne pas nous le dire. L’origine de ces femmes se perd dans la nuit des Mille et une Nuits. Les plus belles, les plus exquises, celles qui font les délices des princes de la jeunesse et de la fortune, ont souvent traversé des mondes d’amours obscurs avant d’apparaître et de parvenir, comme les diamants illustres qui, de la main du mendiant indien ou du nègre qui les déterre, passent par des milliers de trocs et d’achats subalternes, avant d’arriver à la couronne des rois ou à l’aigrette des sultans. Quoi qu’il en soit, Suzanne n’est pas baronne, elle n’est pas veuve, bien qu’elle ait, quelque part, dans une cassette en bois des îles, des papiers timbrés qui prouvent▶ tout cela. Mais elle a tous les instincts du rang et de la naissance, l’aplomb d’une comédienne qui pourrait jouer un rôle de duchesse ; le demi-monde la reconnaît déjà pour sa reine, et elle a mis dans sa petite tête ferme et pensive, d’entrer dans le vrai monde, et par la grande porte, au bras d’un mari.
C’est pourquoi nous la voyons, au premier acte, arriver, le front haut, chez M. Olivier de Jalin, son amant du jour. Elle vient demander à ce jeune homme s’il veut l’épouser. Mais Olivier est un philosophe de trente ans, rompu à toutes les roueries de la vie pratique ; il a voyagé dans le demi-monde autant pour son instruction que pour son plaisir ; il n’a jamais pris au sérieux les comédies de mœurs et de prétentions qui s’y jouent. Aussi répond-il par un non très net et très décisif, et même il souligne son refus par l’accent aigu d’une fine ironie. Sur ce, la dame se lève, lui fait part de la fin de leur amour, qui vient de mourir, à la fleur de l’âge, et elle sort. En sortant, elle s’est croisée avec M. Raymond de Nanjac, un jeune capitaine de spahis qui revient d’Afrique, et, à la manière dont leurs yeux s’accrochent au passage, vous devinez que l’amour a passé par là.
M. de Nanjac est un inconnu pour Olivier ; il vient chez lui débattre un duel dont ils sont tous deux les témoins. A son brusque abord, à sa voix cassante, à la raideur hostile de toute sa personne, M. de Jalin devine un ennemi secret dans ce visiteur, et il le lui dit d’une façon si nette, il le questionne avec tant de tact et de loyauté, qu’il l’oblige bientôt à se déclarer. M. de Nanjac aime la femme qu’il vient de surprendre en tête à tête avec lui ; il s’est cru devant un rival ; de là cette mauvaise humeur qu’il n’a pas su contenir. Olivier éclaircit d’un mot le malentendu ; il jure à M. de Nanjac — il le peut maintenant — qu’il n’est pas l’amant de madame d’Ange ; mais il plaint, en lui-même, ce naïf et loyal soldat tombé dans un amour trop scabreux pour lui ; il en revient, il en échappe, il a vu le crocodile là où le nouveau venu croit voir un trésor. Il médite déjà de le sauver du plongeon, et les deux adversaires de tout à l’heure vont devenir deux amis.
Je vous donne cette scène comme un modèle de conduite et d’observation mondaine. Elle peut passer pour un petit chef-d’œuvre de difficulté vaincue, cette leçon de convenance donnée par un homme du monde à un militaire, avec une courtoisie si ferme et si fine. Pas un mot de trop, pas une parole qui passe la mesure, un hardi mélange d’amabilité et de remontrance, la sévérité du langage tempérée par des nuances et des manières adorables : c’est la Diplomatie désarmant la Guerre de sa main gantée, et lui arrachant un sourire.
Le second acte est, à lui seul, toute une piquante et originale comédie. Nous sommes en soirée chez madame de Vernières, une des douairières du demi-monde ; et, rien qu’à voir le décor, vous devinez déjà dans quel sépulcre blanchi vous êtes descendu. Ce salon, plâtré de faux luxe, crie la misère par toutes ses fissures. Le papier tombe en haillons le long des murailles, les bougies inégales pleurent dans des flambeaux dépareillés, et n’ont pas même de bobèches pour essuyer leurs larmes de cire ; la main sordide des huissiers a laissé son stigmate sur le velours sali des fauteuils ; les meubles ont fait la campagne du mont-de-piété et ils en sont revenus tout boiteux et tout écloppés ; la pendule même a l’air de ne sonner que des heures de relevée, tant elle est habituée à être saisie. Les personnages sont en harmonie avec cet ensemble de choses factices et suspectes. Voici d’abord la maîtresse de céans, madame de Vernières, une de ces invalides de la galanterie, dont l’hôtel garni est le dernier refuge, qui vivent de la table de jeu ou de la table d’hôtes, cantinières du vice dont elles ne peuvent plus être les amazones. Elle a une nièce, jeune, charmante, innocente encore, et, à la manière dont elle l’offre en mariage aux fils de famille, vous diriez qu’elle la met aux enchères et qu’elle a cinq pour cent de commission sur le prix de vente. Ô misère ! et quand on pense qu’il faut remercier l’auteur d’avoir flatté ce portrait ! Qui n’a pas rencontré, par le monde, de ces horribles mères défigurées en matrones ? Cornélies équivoques qui montrent leurs filles avec le faux sourire de l’entremetteuse et semblent dire, en parodiant l’auguste Romaine : « Voilà mes bijoux ! »
A côté de cette vilaine tête s’évapore et sourit à vide madame de Santis, une créature de rubans et de grimaces, une poupée écœurée et écervelée, et pas plus de sens moral que dans la tête d’une perruche qui croque une praline ! Elle s’est mariée, elle s’est démariée, elle a pris un amant, puis deux, puis trois, puis quatre ; et maintenant qu’elle a fait son petit tour de bohème et que la bise est venue, elle ne demanderait pas mieux que de rentrer, de son pied léger, dans la maison conjugale. Même il faut voir son étonnement lorsque son mari, auquel elle a demandé une conférence chez cette madame de Vernières, — l’enseigne est bien choisie, — répond à son recours en grâce par un refus dédaigneux. Du reste, jamais veuve ne fut moins inconsolable et moins importune. — « Vous ne voulez plus de moi ? bonsoir ! » et elle repart étourdiment, comme un enfant qui monte un dada, sur son balai à moitié rôti.
Ajoutez à ces deux figures des marquises de louage, des vicomtesses d’occasion, des femmes séparées, chassées, déclassées, des maris qui brillent par leur absence, et vous aurez le personnel de cette troupe de Roman comique conjugal. Là, nous retrouvons madame d’Ange, qui porte, dans le salon de la Vernières, les airs et la hauteur d’une duchesse à un bal bourgeois ; puis les deux nouveaux amis Olivier et Raymond.
M. de Jalin s’est pris d’une affection sincère pour M. de Nanjac. Il pressent que Suzanne a jeté un sort à ce soldat candide qui apporte, à Paris, les mirages et les naïvetés du désert ; il entreprend de le sauver, malgré lui. Pour commencer et comme il voit que l’officier prend au sérieux ce monde dérisoire peint à la détrempe, il le renfonce dans le troisième dessous, d’un coup de sifflet, comme un machiniste ; il arrache les masques, il dit les noms propres, il s’informe du mari de la veille et de l’amant du lendemain, il lave bruyamment le linge sale de ce lazaret, il pétrifie dans le sel de sa plaisanterie ces femmes de Loth — moins Loth, pourtant ! — qui veulent fuir l’arrondissement maudit qu’elles habitent. La scène est cruelle, mais d’un brio diabolique ; les traits percent, les épigrammes font trou, les personnalités écorchent jusqu’au sang ; c’est un rude railleur que cet Olivier ; il tire les colombes de Vénus avec des balles de gros calibre. Bref, Raymond commence à croire qu’une si rude grêle d’insolence ne peut guère tomber sur la fleur des pois. Pour achever son éducation, son nouvel ami lui esquisse le plan du demi-monde, en traits mordants et profonds qui se gravent dans la mémoire pour n’en plus sortir. Imaginez une carte géographique morale, tracée en arabesques railleuses par un artiste enivré d’esprit. A bon entendeur salut, mais, de cette règle si pertinemment démontrée, Raymond n’a retenu que l’exception, madame d’Ange, qu’il persiste à prendre pour la plus noble et la plus immaculée des baronnes.
L’acte suivant nous transporte sur le champ de bataille où va se livrer l’action décisive dont nous n’avons vu jusqu’ici que l’étincelante escarmouche. Nous sommes chez la baronne. Olivier vient lui rapporter les lettres de leur liaison passagère ; il y rencontre M. de Nanjac, qui n’hésite plus à lui avouer son secret. Il aime Suzanne, il va l’épouser ; dans quinze jours, elle sera sa femme. Que faire ? Trahir l’aventurière dont il a été l’amant, ou laisser un galant homme marcher, les yeux bandés, à un mariage sinon déshonorant, du moins ridicule ? Le scrupule est grave, perplexe, ambigu ; nous dirons plus tard le doute obstiné qu’il nous a laissé. Olivier, lui, n’hésite pas ; il emploie d’abord l’insinuation, le demi-mot, l’ironie ; mais l’Africain reste invulnérable à ces armes légères de la plaisanterie parisienne ; elles le froncent sans l’entamer, ses traits se tendent, sa physionomie s’assombrit, sa voix redevient âpre, brève, menaçante ; il demande des preuves. Pour toute réponse Olivier dépose, sur une table, le paquet de lettres à l’adresse de Suzanne, et il sort : sortie douteuse qui ressemble à l’évasion d’une conscience en peine, par la porte dérobée d’un faux subterfuge.
Cependant Suzanne arrive, calme, riante, heureuse, l’amour sur les lèvres. Justement elle a une lettre à écrire ; Raymond, penché sur son épaule, dévore des yeux les lettres à peine formées, puis il déchire le paquet maudit… Ô bonheur ! il n’est pas de son écriture. Je le crois bien : elle sait son métier, madame la baronne d’Ange ; elle se défie de la boîte aux lettres comme d’une souricière à secrets, et, lorsqu’elle va en bonne fortune, elle déguise tout, son nom, son âge, son âme et son cœur, jusqu’à son écriture. Pour écrire, elle empruntait les pattes de mouche de madame de Santis, et voilà Olivier bien petit garçon quand M. de Nanjac lui ◀prouve, par écrit, l’innocence de sa maîtresse ; il ne lui reste qu’à tout démentir, tout affirmer et tout reconnaître. Il s’est trompé, la baronne d’Ange est veuve, elle est vertueuse, elle est pure, elle est sans tache, elle a les ailes de son nom et la baronnie de son titre. Ainsi fait-il, et cela t’apprendra, honnest Olivier, à vouloir brouiller Othello avec Desdémone !
Mais ce n’est pas tout, il lui faut encore subir le persiflage de la diablesse qui la mystifié. La piquante scène ! Ils sont seuls ; la comédienne défait son masque. Omphale arbore sa quenouille, Phénice montre son hameçon, Dalila agite ses ciseaux, et elle se moque, avec des grâces infinies, de ce garçon qui prétend arracher la proie à ses ongles roses. Allons donc ! mon jeune ami, vous jouez là une partie d’échecs trop forte pour vous ! Ce que femme veut, Dieu le veut. Et le diable donc !
Ainsi, lorsque commence le quatrième acte, la baronne d’Ange a, comme on dit, tous les atouts dans son jeu. M. de Nanjac est plus tendre, plus croyant, plus amoureux que jamais. Il presse son mariage, le contrat est fait, et les bans vont être publiés demain… Elle touche au but, elle va l’atteindre… Oui, mais cette femme si forte commet la très grande faute de rappeler Olivier chez elle, par je ne sais quelle machination mesquine où l’honneur d’une femme est mêlé. Cette fois, M. de Nanjac ne se contient plus, en revoyant l’homme qui a voulu lui démolir son idole. Une querelle éclate ; ils se provoquent, ils se battront le lendemain même et le mariage de Suzanne ne tient plus maintenant qu’à un fil d’épée.
Ce n’est pas tout. M. de Thonnerins vient d’apprendre les projets de son ancienne maîtresse ; or il est l’ami de la famille de M. de Nanjac, et il menace Suzanne de tout révéler, si elle ne renonce pas, d’elle-même, à cette intrigue scandaleuse. Voilà une femme qui se trouble, qui s’agite, et qui se précipite à son buvard, et qui écrit au vieillard une lettre éplorée. Raymond survient, pendant que la plume court sur le papier, haletante et folle ; il veut savoir ce que contient cette lettre mystérieuse si précipitamment cachée dès qu’il a paru, et, chose étrange ! le génie du mensonge qui est en cette femme se retire d’elle subitement, comme à l’évocation d’un exorciste. La plus vulgaire des courtisanes se tirerait, en riant, de ce mauvais pas ; elle s’y embourbe, elle y patauge, elle perd la tête, le calme, le sang-froid : elle ne sait que balbutier de puériles excuses et retenir, dans sa main serrée, cette lettre fatale qui va la trahir. Alors l’amant devient terrible, il sent vaguement, depuis quelques jours, un mensonge qui fuit à son approche, il le tient, il ne le lâchera plus, et, d’une main violente, il arrache le papier de ses doigts crispés. La situation est poignante ; elle est de celles qui étreignent l’intérêt jusqu’à la terreur : il y a eu là un moment où l’on entendait battre distinctement le cœur de la foule, M. de Nanjac dévore d’un trait, comme du poison, cette lettre maudite et il éclate en sanglots de rage. De l’autre part gît Suzanne, jetée à la renverse sur un fauteuil, la tête dans ses mains. Mais tout espoir n’est pas perdu, puisqu’elle pleure et qu’elle sait pleurer ; l’eau des larmes est un philtre avec lequel les femmes opèrent des magies. Elle se traîne donc à genoux aux pieds de l’amant irrité, perdue dans ses cheveux, noyée dans ses pleurs, et elle avoue, elle se confesse, elle demande grâce, et l’homme de guerre ne résiste pas à cette pantomime de Madeleine apprise au théâtre ; seulement il exige qu’elle renvoie, sur l’heure, à M. de Thonnerins la fortune infamante qu’elle doit à son caprice. N’est-ce que cela, et les billets de banque sont empaquetés, pliés et renvoyés sous ses yeux… Ah ! les bons billets qu’a La Châtre !
Le dénouement a l’éclat et l’imprévu du plus entraînant des finals. Olivier va se battre ; et ici se place l’intervention touchante de la jeune Marcelle, la nièce de madame de Vernières, qu’il a retirée de la maison malsaine où elle s’étiolait. L’enfant s’est prise d’un amour, à la fois filial et passionné, pour son bienfaiteur ; et c’est à grand’peine qu’il échappe à ses mains suppliantes.
Cependant la baronne d’Ange vient attendre, montre en main, dans la maison de l’ennemi, l’issue du duel qu’elle a provoqué ; elle compte les minutes, elle calcule les chances : si M. de Nanjac est tué, plus de mariage ; et quel dommage qu’un coup d’épée puisse crever un piège d’un si beau tissu ! Mais il lui reste un espoir : si M. de Jalin l’aimait ? si la haine qu’il lui montre n’était que l’envers d’un grand amour ? si son acharnement à la poursuivre venait d’une jalousie irritée ? Plus de doute, il l’aime encore, et elle attend, l’oeil sec et les nerfs tranquilles, l’en-cas conjugal que lui enverra le hasard. C’est Olivier qui se présente, pâle, sombre, agité : il a tué M. de Nanjac ; mais, comme Oreste, il a tué pour Hermione. Il l’aime. Il lui offre son nom, son cœur, sa main qu’il vient d’ensanglanter pour elle. Il lui propose de l’enlever, de fuir, d’aller se marier en Italie, en Suisse, au diable… Ainsi soit-il ! Et déjà la dame, sans plus songer à son amant mort se suspend au bras de son nouveau maître, lorsque le meurtrier par amour se métamorphose subitement en joyeux railleur, et lui lance en pleine figure un éclat de rire ironique ; puis la porte s’ouvre, et M. de Nanjac ressuscite pour l’accabler de son froid mépris, et M. de Thonnerins, et la petite Marcelle elle-même viennent assister à la curée de l’hypocrite prise au piège.
Elle sait se tirer du moins de ce pas extrême, et son insolence se redresse à la hauteur du mépris des autres. Elle ne pleure pas, elle ne récrimine pas, elle n’essaye pas, comme une femme vulgaire, de recommencer des grimaces et des simagrées inutiles ; mais elle s’enveloppe, du menton aux talons, dans les plis d’un châle magnifique, essuie, sans sourciller, le feu des railleries qui la visent, et bat en retraite d’un pas résolu. Même, avant de partir, elle prend le soin de rassurer ses bons amis sur son avenir : en renvoyant ses trois cent mille francs à M. de Thonnerins, il se trouve qu’elle a oublié la moitié de la somme, — qui sait ? — le tout peut-être. Cette flèche de Parthe lancée, elle fait à ces messieurs une grande révérence et disparaît.
Je vous assure que c’est une terrible sortie que celle de cette femme à jamais perdue qui reprend, d’un pas si leste et si fier, le sentier qui mène aux abîmes. Elle a tenté, pour sortir de l’enfer, un effort suprême ; la destinée l’y replonge, elle s’y renfonce avec l’excellent parti pris de la damnation. Sa dernière espérance de grâce sociale est éteinte ; elle n’a plus qu’à se dévouer à la haine, au vice, au mensonge, à l’impénitence finale, ces Dieux infernaux des désespérés. La gangrène particulière aux âmes blessées va s’emparer d’elle : je plains ceux qui tomberont entre les froides mains de cette morte qui sent déjà le vampire.
Et maintenant, pour en venir au doute qui me tourmente sur la moralité de son châtiment, si juste d’ailleurs, je me demande si la main d’où il part avait le droit de l’appliquer. Il y a une scène, au second acte, lorsque la lutte va s’engager, où la baronne conteste à Olivier le droit qu’il s’arroge de la poursuivre et de la combattre. Elle a été sa maîtresse, après tout ; elle s’est donnée à lui, tandis qu’elle se vend aux autres ; elle lui a donné du plaisir, à défaut d’amour ; n’est-il pas son obligé et lui sied-il bien de brûler aujourd’hui ce qu’il adorait la veille ? Rien ne détruit, selon moi, le sens intime de ce raisonnement. Juvénal serait-il le bienvenu à diffamer Messaline, s’il avait possédé une seule de ses nuits ? Ce rôle de vengeur et de moraliste que M. de Jalin affecte vis-à-vis de Suzanne, tous peuvent le jouer, excepté lui. Ce n’est ni un frère, ni un pupille qu’il protège, c’est un ami de huit jours, et cette amitié même semble improvisée tout exprès pour justifier sa persécution. Oui, je l’avoue, je n’acquiesce qu’à demi à cette acerbe et violente intrusion dans la vie d’une femme qui doit lui avoir laissé au moins la reconnaissance du plaisir.
J’expose cette impression plutôt comme un doute que comme une critique ; ceci dit, je n’ai plus qu’à louer, qu’à applaudir des deux mains, et qu’à me joindre à cette explosion d’enthousiasme qui a bombardé la comédie de M. Alexandre Dumas alle stelle du succès. Que de portraits vivants, frappants, incisifs, abondent dans ce cadre où la vie circule, comme l’air du ciel dans un beau tableau ! Cette Suzanne est un chef-d’œuvre de mécanique féminine : l’autopsie de la femme sans cœur n’avait jamais été plus brillamment pratiquée. Est-elle rouée ! est-elle perverse ! et de quelle main sûre le poète fait jouer les ressorts de cette âme, compliquée comme une serrure à secret.
Pécheresse d’élite d’ailleurs, s’il en fut jamais ; una prima donna de l’enfer ! Le mensonge lui est si naturel, il est tellement l’essence, le souffle, le tempérament invincible de sa nature ! Elle sort de son caractère et elle y rentre, avec la souplesse d’un être brisé, qui n’a plus de jointures à l’âme et qui en fait ce qu’il veut. Et ce sont des fiertés, des pudeurs, des tendresses, des élégies, des effusions, des poses dont le spectateur est dupe, presque au même point que l’amant. Elle se déshabille lentement, pour ainsi dire, devant lui : à chaque scène, un pli tombe de sa toilette hypocrite, une draperie s’en va, un nœud se délace ; et lorsque le dernier voile est tombé et que sa nudité morale éclate dans toute sa froideur, elle prend une attitude si cambrée et si fière, que l’horreur fait place à je ne sais quel étonnement artistique. La femme se pétrifie sous vos yeux et se change en une statue dépravée, mais elle garde encore de la grâce et de la tournure. Ainsi la comédie reste parisienne jusqu’au bout, c’est-à-dire raffinée, précieuse, élégante, et sachant traverser la boue d’un pied de déesse marchant sur les nues.
Elle est bien fine, la baronne d’Ange, elle est « d’une jolie force », comme lui dit, quelque part, le jeune Olivier ; mais c’est justement son excès de ruse et de dissimulation qui la perd. Les machines d’intrigues trop tendues et trop compliquées craquent toujours par quelque détail. Voyez les grandes horloges pleines de rouages et de contrepoids, et qui devaient marquer les secondes, les minutes, les heures, les jours, les années, les lunes, les épactes, les éclipses, les siècles, l’éternité… elles ne vont plus, elles n’ont jamais marché ; tandis qu’une simple et naïve pendule qui n’a d’autre prétention que de donner l’heure du temps, va son petit bonhomme de chemin et trouve toujours son emploi. Une franche courtisane, étrangère aux roueries et aux rubriques du demi-monde, aurait été plus habile que cette illustre baronne ; elle aurait tout avoué à son amant ; elle lui aurait étalé toutes les souillures de son âme et toutes les profanations de son corps. Et, qui sait ? peut-être l’amant attendri par cette amende honorable l’aurait-il absoute, au nom de l’amour. Le fier Camille lui-même se rend bien, dans le conte de La Fontaine, lorsque la courtisane amoureuse pose son pied sur son sein nu, avec une servilité si touchante :
Je me déclare aujourd’hui votre amantEt votre époux, et ne sais nulle femmeQui vous valût pour maîtresse et pour femme…Voilà comment Constance réussit.
Suzanne a, dans Olivier, un digne adversaire. A part la légère chicane que je lui faisais tout à l’heure, je ne connais pas, au théâtre, de plus sympathique figure que celle de cet élégant stoïcien, qui vergète les jupons fripés avec une fine et sifflante cravache de dandy. Il a le calme, l’aplomb, l’aisance, la sûreté sociale la plus complète, et de l’esprit, comme s’il en pleuvait. Ce qui me plaît surtout en lui, c’est l’absence complète de pédantisme. Il ne professe pas, il ne déclame pas, il n’enfle pas sa voix pour imiter le tonnerre ; il a, envers les femmes, ce terrible don de familiarité auquel nulle ne résiste ; il les flagelle, comme on fouette l’Amour dans les anciens trumeaux, avec une verge de roses ; mais, le fouet donné, il est capable de faire de sa verge un bouquet, et de l’offrir, un genou en terre, à sa pénitente.
Il est d’une cruauté si polie, dans sa lutte avec la baronne, il mêle tant de finesses et de drôleries parisiennes à ses mauvais tours, il assaisonne, d’un si vif esprit, les amères déboires qu’il fait avaler, que ce duel d’homme à femme, cruel au fond, reste léger et presque gai à la surface. Il vous émeut sans vous effrayer, comme une de ces parties de beaux joueurs où les sourires et les propos de la courtoisie mondaine dissimulent l’importance de la somme engagée. On se hait, on s’exècre, on se fait une guerre à mort, soit : mais on sait vivre, on est de Paris, une ville où il faut savoir tuer et tomber avec grâce, comme au Colisée.
C’est encore un type de fine race que celui de Raymond de Nanjac, ce soldat, crédule comme un enfant et pur comme une vierge, qui rapporte de l’Afrique guerrière un nom sans tache, une fierté d’Arabe, une loyauté de gentilhomme, une vie épargnée par les balles, un honneur intact, comme le drapeau de son régiment… tout cela pour le jeter aux pieds d’une femme perdue qui se joue et trafique, comme d’une pacotille, de ces saints trésors.
Et madame de Santis, est-elle assez ressemblante et vivace dans sa pétulance élastique, cette poupée peinte qui n’est que fanfreluches, babillage et vide ! une de ces femmes d’une moralité si frivole, qu’elles vous font croire aux influences de la lune sur leur destinée ? On les excuse, on les blâme à peine, on les décharge de toute responsabilité et de tout remords. Dans quel recoin de leur cervelle chiffonnée l’idée du devoir pourrait-elle loger ? Ce sont les grisettes de l’adultère ; elles glissent dans l’abîme, comme sur une montagne russe, riant, jouant, folâtrant, ne se sentant pas d’aise de rouler si vite.
N’oublions pas la douce Marcelle, cette figurine d’innocente qui, jetée au milieu des scandales du salon borgne de son ignoble tante, a l’étrangeté mélancolique d’un portrait de madone pendu dans la chambre d’une courtisane espagnole. Son âme est pure encore, mais ses paroles, ses manières, ses regards ne le sont plus déjà : le corps est chaste, la robe est souillée. Quelle délicatesse de touche il fallait pour exprimer ce cas rare, cette nuance indécise, une virginité malade de la corruption qu’elle respire, et qui languit et qui va mourir. M. de Jalin avertit un peu rudement la pauvre enfant, au second acte, du danger qu’elle court ; il prend par les ailes cet ange en péril, comme on prend par les cheveux une femme qui se noie. Il la sauve d’abord, puis il l’épouse au dénouement pour la racheter à jamais. Ainsi, s’il replonge une âme dans le purgatoire du demi-monde, il en délivre une autre, et le voilà quitte.
Quant à l’action, vous avez pu juger, d’après l’analyse, de son entrain, de son ardeur ; de l’activité énergique avec laquelle elle met aux prises les passions et les intérêts de ses personnages. Une verve inextinguible, une observation pénétrante, des mœurs calquées à vif et toutes pareilles, dans leur vérité flagrante, à des empreintes de photographie morale colorées par l’art ; pas un hors-d’œuvre, pas une longueur, pas une scène qui languisse ou qui interrompe le mouvement d’intérêt, qui va s’accroissant et se renforçant jusqu’au dernier acte, dans un crescendo soutenu ! L’esprit fait rage, mais il ne se gaspille pas en fusées vaines : il n’intervient que pour activer l’action de ses langues de flamme. Il éclaire, il égaie, il illumine ; mais, en même temps, il réchauffe et il alimente son foyer.
II. Le Demi-Monde 2
On ne peut qu’approuver le Théâtre-Français d’avoir repris le Demi-Monde. Il a fait souvent à d’autres scènes des emprunts qui ne valaient pas celui-ci. Le Demi-Monde est, avec la Dame aux Camélias, la meilleure pièce de l’auteur ; elle est célèbre, elle a fait date ; c’est à la Comédie-Française qu’elle était primitivement destinée. Les scrupules de moralité qui l’ont empêchée d’y paraître, à son origine, feraient sourire aujourd’hui. Depuis vingt ans, le Théâtre-Français en a vu bien d’autres, et la pruderie qu’on lui suppose a été mise à des épreuves plus scabreuses. Le Sphinx, si scandale il y a, est autrement scandaleux que le Demi-Monde, et la Baronnette de Jean de Thommeray ne serait certainement pas reçue dans le salon de la vicomtesse de Vernières.
Cela dit, et sans rétracter les premiers éloges, on ne revoit pas une pièce, à vingt années de distance, sans que le jugement qu’on a porté sur elle en soit modifié. Les défauts échappaient, dans le bruit et le rayonnement du premier succès, et il fallait de l’attention pour les découvrir. Ils se sont, depuis, marqués et accentués davantage. Je vais noter ceux qui m’ont frappé en revoyant le Demi-Monde sous un autre jour. Presque tous se résument, d’ailleurs, dans le caractère du personnage favori de la comédie, de celui qu’elle proclame, à son dernier mot, « le plus honnête homme qui soit ». Je m’inscris en faux contre un tel éloge. Cet honnête homme est un vilain homme. Au sortir de la pièce, si on rencontrait M. de Jalin dans la vie, pas une femme ne le prendrait pour amant, et pas un spectateur n’en voudrait faire son ami.
Olivier de Jalin ne m’avait jamais été sympathique ; en le retrouvant, après un long intervalle, il m’a paru presque odieux. Le rôle brillant qu’il joue dans la pièce n’est pas seulement cruel, il est déloyal ; il blesse l’honneur, s’il satisfait la morale. La guerre acharnée qu’il fait à la baronne d’Ange, tous, excepté lui, avaient le droit de la déclarer. Imagine-t-on l’amant de la femme adultère lui jetant la première et la dernière pierre ? Retournez le titre d’un des chapitres de la Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo, Golpes para Besos : toute la conduite d’Olivier de Jalin envers son ancienne maîtresse est dans ces trois mots.
Il y a une scène, au troisième acte, lorsque la lutte va s’engager à outrance, où Suzanne conteste à Olivier le droit qu’il s’arroge de la poursuivre et de la combattre. « Maintenant, — lui dit-elle, — parlons sérieusement. De quel droit avez-vous agi comme vous l’avez fait ? Qu’avez-vous à me reprocher ? Si M. de Nanjac était un vieil ami à vous, un camarade d’enfance, un frère, passe encore. Mais non, vous le connaissez depuis huit ou dix jours. Si vous étiez désintéressé dans la question… mais êtes-vous sur de ne pas avoir obéi aux mauvais conseils de votre amour-propre blessé ? Vous ne m’aimez pas, soit ; mais on en veut toujours un peu à une femme dont on se croyait aimé, quand elle vous dit qu’elle ne vous aime plus. Quoi ! parce qu’il vous a plu de me faire la cour, parce que j’ai été assez confiante pour croire en vous, parce que je vous ai jugé un galant homme, vous deviendriez un obstacle au bonheur de toute ma vie ? Vous ai-je compromis ? Vous ai-je ruiné ? Vous ai-je trompé même ? Admettons, et il faut l’admettre, puisque c’est vrai, que je ne sois pas digne, en bonne morale, du nom et de la position que j’ambitionne, est-ce bien à vous, qui avez contribué à m’en rendre indigne, à me fermer la route honorable où je veux entrer ? Non, mon cher Olivier, tout cela n’est pas juste, et ce n’est pas quand on a participé aux faiblesses des gens qu’on doit s’en faire une arme contre eux. L’homme qui a été aimé, si peu que ce soit, d’une femme, du moment que cet amour n’avait ni le calcul ni l’intérêt pour bases, est éternellement l’obligé de cette femme, et, quoi qu’il fasse pour elle, il ne fera jamais autant qu’elle a fait pour lui. »
C’est irréfutable, et rien ne peut entamer la solidité de ce raisonnement. Cette mission de vengeur et de moraliste, que M. de Jalin affecte vis-à-vis de la baronne d’Ange, ne pourrait être justifiée que par un devoir impérieux. Rien n’autorise, de sa part, cette violente intrusion dans la vie d’une femme qui doit, au moins, lui avoir laissé la reconnaissance du plaisir. Il ne peut deviner d’ailleurs les ressorts de sécheresse et d’hypocrisie qui la font agir. Qui lui dit qu’elle n’aime point sincèrement M. de Nanjac ? Cette ambition de mariage qui la possède ne peut-elle être l’élan d’une créature naufragée cherchant à regagner la terre ferme ? Que ceux qui ne l’ont jamais aimée lui lancent des pierres pour l’empêcher d’aborder, ils sont, à la rigueur, dans leur droit ; mais un ancien amant n’a que celui de regarder du rivage, immobile et les bras croisés.
Les circonstances au milieu desquelles l’hostilité d’Olivier se produit discréditent encore sa moralité. Au premier acte, il parle, à son ami Hippolyte Richond, de sa liaison avec la baronne comme d’une charmante bonne fortune qui ne lui donne que des joies, fleur sans épines de l’amour facile. « Elle est libre, elle se prétend veuve, elle n’a plus vingt ans, elle se met à merveille, elle a de l’esprit, elle sait conserver les apparences : pas de danger dans le présent, pas de chagrins dans l’avenir, car elle est de celles qui prévoient toutes les éventualités d’une liaison, et qui mènent, en souriant, avec des phrases toutes faites, leur amour de convention jusqu’au relais où il changera de chevaux. J’ai pris cette liaison-là, comme un voyageur qui n’est pas pressé prend la poste, au lieu de prendre le chemin de fer ; c’est plus gai, et fou s’arrête quand on veut. — Et cela dure ? — Depuis six mois. — Et cela durera encore ? — Tant qu’elle voudra. » —
Voilà un homme, sinon épris, du moins content de sa maîtresse, qui trouve son oreiller très doux, son intimité très aimable, et ne songe nullement à la diffamer. Mais la dame revient de voyage, avec un projet bien formé ; elle lui demande s’il veut l’épouser. Naturellement il refuse, en soulignant son refus d’un léger accent d’ironie. Sur quoi, Suzanne lui fait part de la fin de leur amour, qui vient d’expirer à la fleur de l’âge. Ils sont arrivés au relais prévu et n’ont plus qu’à se séparer. Un instant après, Olivier apprend que M. de Nanjac est passionnément amoureux de la femme qui vient de lui donner son congé, et c’est alors que son zèle s’allume, que sa conscience se soulève, et qu’il entre résolument en campagne contre l’intrigante. Toutes les armes lui sont bonnes pour la démasquer : l’insinuation, la réticence, l’ironie, l’adresse donnée de son premier amant et de son passé, la trahison même ; car la façon dont, au troisième acte, il dépose sur la table les lettres de Suzanne, devant M. de Nanjac, équivaut à l’action de les lui livrer. Au dénouement, il lui tend un piège bassement combiné, et plus digne d’un Scapin de l’ancien répertoire que d’un gentleman de la vie moderne. Ce n’est point la révolte d’un honnête homme indigné, c’est le dépit d’un amant évincé qu’accuse cette conduite ; et, lorsqu’entre autres reproches la baronne lui demande « s’il est sûr de ne point obéir aux mauvais conseils de l’amour-propre blessé », M. de Jalin ne peut que lui répondre : « Vous avez raison ! »
Elle a raison ; donc l’honnête Olivier se déclare, de son propre aveu, un personnage équivoque qui couvre sa rancune d’un masque d’honneur, et qui ne pourrait se tirer à son avantage d’un examen de conscience sérieusement passé. Pour fixer au net les traits douteux et brouillons de son caractère, il faut le revoir grossi, comme au microscope, dans un autre type que l’auteur a, depuis, porté sur la scène, et qui ne fait, au fond, que le répéter sous un aspect différent. Cet ami des hommes, nous le retrouvons dans l’Ami des femmes. Qu’est-ce que M. de Ryons, sinon Olivier de Jalin frappé à la glace, tourné au sarcasme, infiltré d’amertume et de pessimisme ? Même outrecuidance et même insolence, mêmes invasions tranchantes dans la vie d’autrui, même cumul de galanterie et de rigorisme. Seulement, M. de Jalin met une légèreté gaie dans ses polémiques, il les voile d’élégance et d’aisance mondaine, tandis que M. de Ryons les pousse à la familiarité brutale, à l’agression tyrannique, et met, comme on dit, les pieds dans le plat. Olivier n’est, en fin de compte, qu’un M. de Ryons en taille-douce, avant la lettre, et la seconde épreuve met en plein relief le fond, mauvais et faux, de cette ressemblance.
M. de Jalin a un complice dans sa lutte contre la baronne, celui-là tout à fait odieux : c’est le marquis de Thonnerins ; c’est ce vieillard libertin qui l’a possédée, qui l’a peut-être initiée au vice, et qui vient, à son tour, mettre le veto à son mariage, avec une morgue empesée, et qui la menace de tout dire, si elle ne renonce pas à l’homme qu elle veut épouser. Où diable la morale va-t-elle se nicher ? Ne serait-ce pas une étrange figure que celle du baron Hulot grimé en père noble ?
Pour épuiser la critique sur une pièce qui mérite d’être étudiée et révisée à fond, j’avoue n’avoir jamais rien compris à l’épisode de madame de Lornan. Comment une femme du vrai monde peut-elle se rendre à une entrevue suspecte, à une visite dangereuse, sur la sommation d’une lettre anonyme ? D’une autre part, cette baronne, rompue à toutes les roueries féminines, se montre singulièrement maladroite en inventant cette machination mesquine qui ne peut tourner qu’à sa perte. Pour le seul plaisir de faire pièce à M. de Jalin, en prouvant, devant lui, et malgré son dire, à M. de Nanjac, qu’une femme honnête peut venir la voir, elle s’expose à un éclat scandaleux, elle jette de l’huile sur le feu d’irritation secrète qui couve déjà entre ces deux hommes, elle les met aux prises, dans le moment extrême ou son mariage est en jeu, et où son intérêt le plus vif serait de les éloigner l’un de l’autre ! Madame de Santis, dont elle a fait l’entremetteuse de cette sotte intrigue, et qui n’a pas plus de cervelle qu’une linotte coiffée, pressent pourtant le danger d’une pareille rencontre. — « S’il allait se fâcher ! » lui dit-elle. A quoi Suzanne lui répond : « Allons donc ! Au moindre mot, il se ferait une affaire avec M. de Nanjac, et il n’en a pas envie. Il recevra la leçon et il se taira. » Mais une femme d’esprit n’a pas été la maîtresse d’un homme sans le toiser et sans le connaître. La baronne d’Ange doit savoir que M. de Jalin n’est pas un pleutre craignant une affaire et d’humeur à subir un affront sans le relever. La faute qu’elle commet est donc incroyable ; c’est tendre soi-même le panneau où
l’on va tomber.
J’insisterais moins sur cet incident, si l’auteur n’en avait fait le principal ressort de l’intrigue, puisqu’il détermine le duel d’Olivier avec M. de Nanjac. C’est la seule cheville parasite, la seule ficelle apparente de cette comédie savamment tissue.
Ces réserves faites, il n’y a plus qu’à louer et qu’à applaudir la tactique rapide de l’action, l’esprit serré du dialogue, la vérité vivante de quelques portraits. A part la faute de conduite que nous signalions tout à l’heure, Suzanne est irréprochable, et, dans son genre, un type accompli. Séduisante et fine, armée d’esprit jusqu’aux dents, de tact jusqu’au bout des ongles, se mouvant dans le mensonge avec une souplesse supérieure : sa perversité a le brio d’une virtuosité. Le danger l’inspire, elle réfute l’évidence, elle tient tête aux accusations les mieux démontrées ; elle a des poses, des effusions, des repentirs, des tendresses dont le spectateur est dupe presque au même point que l’amant. Rien de contraint dans la façon dont elle joue la femme du monde ; elle en a le ton, le naturel, l’élégance, et marche sur la boue comme sur un tapis.
III. La Question d’argent
La Question d’argent a réussi d’un bout à l’autre ; elle a été applaudie à outrance. Le talent de M. Alexandre Dumas y a paru mûri, sinon grandi, à certains endroits. Jamais son esprit n’a été plus vif, sa plaisanterie plus mordante : jamais il n’a mieux parlé ce dialecte de la vie parisienne auquel il sait donner la valeur du style. Mais quoi, c’est une comédie d’argent, et l’influence du sujet vous gagne. On la contrôle, on la chicane, on relève ses fautes de calcul social. Nous ne sommes plus dans le boudoir de la Dame aux Camélias, ni dans les salons romanesques du Demi-Monde, mais dans le froid bureau des affaires, devant la dette, devant la gêne, devant le million, devant la misère, devant les positives et soucieuses effigies de l’Argent, ce sphinx à cent faces, fondu à la Monnaie, qui vous dévore lorsque vous ne devinez pas son secret.
Peut-être M. Alexandre Dumas l’a-t-il envisagé avec trop de sang-froid. Il y a des larmes dans l’argent et de la sueur et du sang : il ne s’agit que de les extraire. Le veau d’or a grandi démesurément depuis quelque temps ; il est devenu je ne sais quel monstrueux taureau de Phalaris plein de cris, de tortures et de convulsions intérieures. La plaie d’argent, autrefois si légère, s’est envenimée par l’action corrosive du temps et des choses. On en souffre toujours, on en meurt parfois, malgré le proverbe. Les plus terribles des romans de Balzac ne sont-ils pas ceux où il nous montre un frêle billet de banque s’interposant entre un jeune homme et son rêve, — amour, honneur, ambition, — comme cette toile d’araignée des contes de fées qui sépare un amoureux de sa maîtresse, et que les plus grands coups d’épée ne peuvent rompre. Quel intérêt pathétique donne Balzac à cette bataille des intérêts qui fait le fond de la vie humaine, et où les plus forts succombent souvent faute de monnaie, faute de mitraille ! Avec les chiffres d’une faillite, avec les incidents d’une liquidation, il compose des tragédies domestiques. Il passionne la lettre de change, à l’égal de la lettre d’amour.
De cette question d’argent, si pleine de crises et d’angoisses, M. Alexandre Dumas n’a voulu tirer que des situations et des caractères. Ces situations sont-elles vraies, ces caractères sont-ils vraisemblables ? c’est ce que nous demanderons la permission d’examiner d’assez près. Il n’y a là ni passion qui trouble, ni drame qui entraîne, ni émotion qui aveugle : nous sommes en affaires, et les bons comptes font les bons succès.
Au premier acte, tous les personnages de la comédie sont réunis dans le salon de M. Durieu, un bourgeois de chétive espèce, qui représente la médiocrité de l’argent. Il est riche ou plutôt cossu ; car l’opulence prend, chez certains hommes, la rondeur grotesque de l’obésité. Puisque la comédie avait besoin d’une bête noire, que ne prenait-elle cet être sordide, pétri d’avarice et de convoitise ? Il a épousé sa femme sans dot, ce M. Durieu ; c’est le remords de sa vie, et, depuis vingt ans, il lui fait expier cette faute d’addition commise pendant sa jeunesse, en la reléguant dans les malpropretés du ménage. Sa femme n’est que la servante de sa fortune, servante sans gages ; car elle n’a jamais eu cent francs à elle, la pauvre madame Durieu. Elle est triste à faire pleurer, cette figure si humble et si résignée d’épouse subalterne : une ombre en robe noire, un portrait de famille passé de ton et retourné contre la muraille ! En revanche, quel délicieux lutin que sa fille Mathilde ! — « Vous êtes un ange, lui dit-on, quelque part, dans la comédie. — Je le sais bien ! » répond-elle. La voilà peinte d’un trait, c’est un profil au fusain rose que ce mot-là.
Si M. Durieu représente l’égoïsme de l’argent, son neveu, M. René de Charzay, en exprime la philosophie. Il a mille écus de rente, et il vit sur ce mince coupon comme un ver à soie sur sa feuille. Sa vie est une règle de division, qui arrive à la fin de l’an sans erreur. Il a de l’esprit et de la fierté, ce M. René ; mais il est assez peu sympathique, au premier abord. Il y a du vieux garçon dans ce jeune homme qui se blottit, de si bonne heure, dans la coquille du petit rentier. Sa philosophie sent le fromage du rat de La Fontaine. Eh quoi ! pas une aspiration, pas une ambition, pas un désir ! Un acquiescement si facile à l’existence au rabais ! L’art de couper trois mille livres de revenu en trois cent soixante-cinq parties égales pratiqué avec tant de résignation et de minutie ! En vérité, ce sont là des vertus bien lymphatiques pour un homme de trente ans qui doit avoir du sang dans les veines.
Elle ne comprend guère ces théories de tirelire, madame la comtesse Savelli, une grande dame, voisine de campagne de M. Durieu. Patricienne jusqu’au bout des ongles, elle dirait volontiers, comme la jeune fille de Shakespeare : « Il n’y a que les mendiants qui comptent leur argent. » Elle a cinq cent mille livres de rente, des châteaux en France, des villas en Italie, mais un vent de désordre souffle sur cette fortune princière, que pille effrontément une bande noire d’hommes d’affaires et de fournisseurs. Et la dame de tous ces biens ne s’informe pas plus de ce que peuvent lui voler ces gens-là que de ce que font ses valets dans son antichambre. Elle ne sait que la dépense de la vie, elle en ignore la recette ; elle ne s’inquiète pas plus du prix des choses qu’une fée d’Orient de la valeur des rubis. Bonne d’ailleurs, aimable, facile, prodigue de son cœur comme de sa fortune : une de ces créatures de luxe qui sont faites, comme les lis de l’Écriture, pour ne filer ni travailler, et être toujours plus magnifiquement vêtues que la reine de Saha dans sa gloire.
Cependant, sur les instances de René, la comtesse vient de renvoyer le Scapin d’ancien répertoire qui lui servait d’intendant, et de prendre à sa place M. de Roncourt, un vieux gentilhomme ruiné par l’héritage de son frère, — cent mille écus de dettes qu’il a héroïquement endossés. Mais, en se ruinant, M. de Roncourt a sacrifié sa fille Élisa, une jeune fille qui sera bientôt une vieille fille. Elle engendre la mélancolie, cette vierge mûre, toute confite de sentimentalité aigre-douce. Elle déplaît sans qu’on sache pourquoi, ce qui est la pire façon de déplaire.
Maintenant, place au héros, au faiseur, au plastron de la comédie, M. Jean Giraud, un financier flambant neuf ! Eh bien, à première vue, il n’est pas haïssable du tout, ce Jean Giraud, parvenu, il est vrai, mais bon diable et bon enfant, s’il en fût jamais. Il ne tranche ni du grand seigneur ni du fermier général. Il a gagné six millions au jeu des affaires, et il porte cet insolent bonheur sans trop d’insolence ; s’il péchait, ce serait plutôt par gloriole de roture et de modestie. Ainsi, il fait sonner très haut les sabots de son père, qui a été jardinier chez les parents de M. René : encore un peu, il les exposerait sous cloche, comme sa pendule, dans son salon, les jours de gala. Il est le premier à rire des bévues mondaines qui, par instants, lui échappent. Il veut être reçu dans le monde, c’est là son rêve, son ambition dernière et suprême. La comtesse l’éblouit, M. de Charzay l’intimide, M. Durieu lui impose ; comme le suisse d’Hamilton, il demanderait volontiers pardon à la compagnie de « la liberté grande » qu’il a prise d’être millionnaire. Bref, on n’est pas moins faquin que ce grand banquier. Et cependant comme on le traite, comme on le rembarre, comme on le remet à sa place ! La comtesse le persifle, M. René se drape dans sa philosophie étriquée pour le mépriser, et M. de Cayolle, un sage de la finance, un moraliste en actions, se rencontre là, tout exprès, pour le sermonner d’importance.
Nous n’avons pas trop bien saisi le sens de sa mercuriale. Jean Giraud vante naïvement l’omnipotence de l’argent, non pour s’accroître, mais pour se diminuer au contraire. S’il est recherché, flatté, courtisé, lui, fils d’un jardinier et parvenu de fraîche date, ce n’est pas à son effigie qu’il attribue tant d’honneur, mais à la valeur intrinsèque de sa caisse et de son crédit. Plus modeste que l’âne de la fable, il ne prend pas pour lui les génuflexions et les révérences ; il les renvoie aux reliques contrôlées à la Monnaie dont il est porteur. Sur quoi, M. de Cayolle lui réplique que l’argent ne sert pas seulement à tirer Jean Giraud et compagnie du néant, mais encore à créer et à susciter les grands hommes. A ce propos, il lui cite Raphaël, Franklin, Shakespeare, Fulton, Machiavel. Passe pour Franklin et Fulton — des génies de manufacture ; — mais que Raphaël, Machiavel et Shakespeare aient travaillé en vue du salaire, là est l’erreur et le paradoxe. Les génies de cette sphère obéissent à un plus noble aiguillon ; ils créent par instinct et par vocation, sans plus se soucier de la rétribution de leurs œuvres que l’arbre ne s’inquiète du prix de ses fruits. Supposons, d’ailleurs, un instant, la vérité de cette thèse ; alors ce n’est plus une Bourse qu’il faut ériger à la Fortune, c’est un temple. Elle passe muse, de tireuse de loterie qu’elle était, puisque c’est elle qui suscite, exalte et fait lever les grands hommes. M. de Cayolle ne s’aperçoit pas qu’il renforce, au lieu de le réfuter, l’argument de son adversaire. Jean Giraud glorifiait l’argent, et voilà qu’il le divinise !
Nous discutons de loin, avec sang-froid, mais de près, on est sous le charme ; on ne voit que le feu d’une causerie brillante qui vous mitraille d’étincelles. Tout ce premier acte a le charme et l’entrain d’une engageante ouverture. Cependant, Jean Giraud continue à gagner les bonnes grâces du spectateur désintéressé. En vérité, on ne saurait mieux plaider les circonstances atténuantes en faveur du personnage qu’on va condamner. Il ne demande qu’à faire la fortune de ceux qui l’entourent, l’aimable banquier. Ses millions luisent pour tout le monde, et il offre gracieusement à M. René de faire croître et multiplier ses raille écus. M. René refuse les présents d’Artaxerce, comme dans la gravure. Sur quoi, Jean Giraud, refermant sa caisse, lui ouvre son cœur. Il veut se marier, et que son mariage lui fasse pardonner sa rapide fortune. Il serait trop heureux qu’une jeune fille pauvre et de bonne maison daignât l’introduire, de sa blanche main, dans le monde des honnêtes gens et de la bonne compagnie. Donc, si mademoiselle Élisa de Roncourt veut bien accepter ses humbles millions, il fera sa cour et tâchera de plaire. N’est-ce pas là un bon sentiment, tout à fait digne d’encouragement et de louange ? Encore une fois, il intéresse, ce Jean Giraud, il plaît, il amuse, on lui sait gré de la bonne envie qu’il a de se décrasser, et de faire les fonds nécessaires pour devenir un homme comme il faut. M. René lui-même daigne l’approuver, cette fois, et il promet de parler pour lui.
Cette part faite au sentiment, le banquier revient aux affaires. C’est une scène excellente que celle où M. Durieu lui confie quarante mille francs qui doivent en rapporter vingt mille, fin courant. Le bourgeois, placé entre le profit et le risque, hésite, tâtonne, temporise ; il voudrait des garanties, doubler la somme et ne rien risquer. Il s’accroche à l’habit du financier partant pour la Bourse ; il tremble pour ses écus ballottés dans la poche de ce terrible joueur. Vous diriez un pêcheur à la ligne, intéressé dans l’expédition d’un baleinier, et tremblant de le voir partir par un gros temps, sur une mer houleuse.
Au troisième acte, la question d’argent préoccupe à son tour M. de Charzay. Sa petite cousine Mathilde l’aime, de toute la franchise de son petit coeur ; et, comme elle sait que son père n’acceptera jamais un gendre de mille écus, elle supplie René de faire bien vite sa fortune, en lui promettant d’attendre. Sur quoi, le cousin s’en vient trouver M. de Cayolle, qui l’envoie défricher la Sologne, après une leçon d’économie transcendante. Rien de plus spirituellement tourné que ces théories de la conscription civile et de la lettre de change ; mais ce M. de Cayolle les gâte un peu par l’importance d’oracle avec laquelle il s’énonce. En voilà un pour qui la finance est un sacerdoce ! C’est le doctrinaire du million.
Avant de partir pour la Sologne, René transmet à M. de Roncourt les offres matrimoniales du banquier. Elles ne pouvaient venir mieux à point ; ses créanciers le traquent depuis qu’il est intendant de la comtesse ; la dette criarde jappe à ses talons et va le mettre aux abois. Mais Élisa refuse la main de M. Giraud, si bien que son père s’imagine que ce refus vient de la pudeur d’une faute mystérieuse. Sa fille a aimé autrefois un jeune artiste qui l’a délaissée lorsque la pauvreté est venue ; a-t-elle une faiblesse à se reprocher ? Il y a là un doute, une rougeur, une ombre que M. de Roncourt charge René d’éclaircir. La commission est un peu scabreuse. René s’en acquitte avec un tact infini. Mais sied-il à un jeune homme qui a vécu, après tout, de confesser un secret de femme ? Il me semble voir un chirurgien militaire soignant une migraine. Aussi bien, au premier mot, Élisa se redresse et déclare qu’elle accepte la main de M. Giraud. C’est là sa réponse.
La scène capitale du quatrième acte est celle du contrat. Ici, le paradoxe est flagrant : l’auteur avait besoin de déshonorer Jean Giraud, cela rentrait dans le plan et dans la moralité de sa comédie, et il n’a reculé devant aucune extrémité pour le perdre. Le banquier est assis vis-à-vis de sa fiancée et lui lit son contrat de mariage. Il lui reconnaît un million de dot. La jeune fille se récrie et veut savoir le motif de cette fiction généreuse. Alors notre homme lui avoue effrontément que ce million, placé sous son nom, est déposé là comme dans une cachette, pour le soustraire à ses créanciers, en cas de déconfiture simple ou de banqueroute frauduleuse : poire pour la soif, argent recélé, préméditation de détournement ! Ainsi, voilà un homme qui se déshonore gratuitement et de parti pris ; ce qu’il pourrait murmurer tout au plus à l’oreille de quelque adepte taré, il le dit crûment à la femme dont il doit, par-dessus tout, désirer l’estime ! Et qui le force à cet aveu cynique ? Ne pouvait-il s’en tenir à sa première réponse, si spécieuse et si décisive : « Je puis mourir et je suis responsable de votre avenir. » Quel intérêt peut-il avoir à se poser en fripon devant une jeune fille tirée à quatre épingles dans sa vertu rigide et chagrine ? Robert Macaire lui-même se compose et se boutonne, le jour de ses noces.
A partir de là, Jean Giraud devient le veau d’or émissaire de la comédie. Mademoiselle de Roncourt déchire, avec mépris, ce contrat souillé. M. René, qui écoutait aux portes, vient jeter à la face du faiseur toutes sortes d’injures infamantes. Il l’appelle voleur, il lui reproche des fugues en Belgique, il évoque devant lui, du fond de je ne sais quelle affaire de mines, le spectre de M. Gogo. A quoi Jean Giraud répond, en renfonçant son chapeau sur sa tête : « Vous m’ennuyez, à la fin ! » Et il rappelle comme quoi, depuis trois actes, il se fait humble, gracieux, modeste, offrant à tous ces gens-là de faire leur fortune, et ne recevant, en récompense, que des mépris et des rebuffades. Franchement, le public est un peu de son avis ; il s’était pris d’une certaine sympathie pour ce banquier sans prétention et de belle humeur. Les accusations arrivent trop tard, elles semblent fabriquées pour le besoin de la cause ; des actions véreuses, des pêches en eau trouble, d’anciens trous faits à de vieilles lunes ne suffisent pas pour rendre subitement odieux un caractère qui, jusque-là, n’avait pas semblé déplaisant. « Vous m’ennuyez à la fin ! » C’est un beau cri et qui a rencontré de l’écho dans la salle.
Ce n’est pas tout, la comédie, une fois en train, va poursuivre sa bête noire jusqu’aux limites des galères. Le bruit se répand, au dernier acte, que Jean Giraud vient de partir pour New-York. M. Durieu et la comtesse, dont il emporte les fonds, se regardent déjà avec des mines allongées, lorsque la porte s’ouvre et Jean Giraud reparaît, les mains pleines de billets de banque. Il revient du Havre ; cette innocente promenade a fait tomber les actions de sa maison dans les bas-fonds de la baisse ; il les a rachetées à cinquante pour cent au-dessous du pair : le tour est fait… Mais ce tour est celui d’un Mercadet à ses débuts et non celui d’un homme six fois millionnaire ; mais cette fausse sortie, exécutée sur le théâtre sérieux des affaires, conduirait tout droit son homme en police correctionnelle ou en cour d’assises ; mais c’est là une fourberie impossible, imaginaire, fantastique, et dont ce pauvre diable de millionnaire sacrifié ne peut être responsable aux yeux du public !
Quoi qu’il en soit, Jean Giraud est reçu comme un banquier libéré. On le hue, on le bafoue, on l’insulte ; encore un peu on crierait aux domestiques de serrer l’argenterie et la vaisselle plate. La comtesse Savelli lui reprend son argent et ne veut pas de ses bénéfices ; M. Durieu lui-même, subitement corrigé par les remontrances de sa femme, que, depuis vingt-cinq ans, il traite en servante, renonce aux vingt mille francs que lui rapportait Jean Giraud, et fait vœu de se retirer dans le trois pour cent. Quant à M. de Charzay, revenu de Sologne, petit rentier comme devant, il a le mauvais goût de préférer la triste Elisa à cette rieuse et jolie Mathilde, qui, du reste, nous a tout l’air de s’en consoler assez vite.
Ainsi finit cette comédie un peu chimérique, on le voit, sous ses allures positives. Elle est brillante et froide, comme l’argent qui la remplit de ses préoccupations et de ses calculs. La passion en est absente, celle même du gain ne s’y élève pas au-dessus de la convoitise. Ce ne sont ni les fièvres ni les angoisses de l’argent que l’auteur a peintes, mais ses gênes, ses embarras, ses petites misères et ses cas de conscience. L’amour s’efface devant ces questions d’intérêt mitoyen débattues par plaidoiries et répliques ; il se transit, il se décolore ; on ne sait qui aime ni qui est aimé, on fait à peine attention aux amourettes de la jeune fille et de son cousin. Le jeu du tapis vert distrait de ce qui se passe à la petite table. Cependant la pièce attache ; elle séduit l’attention et elle la retient. L’intérêt que M. Alexandre Dumas enlevait dans ses autres pièces par la passion, par l’audace et la vivacité de l’intrigue, il l’obtient, ici, par l’escrime serrée du dialogue, par un esprit qu’on pourrait définir une saillie à jet continu, par des traits de caractère d’une ressemblance étonnante, par le tour singulier qu’il sait donner à ses mets, et qui les marque comme d’un chiffre à lui. C’est un succès oratoire plus encore qu’un succès dramatique. La parole couvre l’action dans la Question d’argent, elle la double, elle la remplace, et — succès unique ! — elle la fait attendre vainement jusqu’au bout, sans un instant d’impatience.