(1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Malot et M. Erckmann-Chatrian » pp. 253-266
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(1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Malot et M. Erckmann-Chatrian » pp. 253-266

M. Malot et M. Erckmann-Chatrian25

I

D’ici à bien peu de temps, le roman, qui déborde plus que jamais, deviendra une œuvre de la plus affreuse difficulté. Pour toucher à ce genre de littérature, il faudra vraiment du génie. Fané par tant d’imaginations plus ou moins puissantes ou vulgaires, qui y touchent comme si, de talent, elles en avaient le droit, ce ne sera pas trop que du génie, — et beaucoup de génie, — pour raviver cette forme déjà usée et flétrie, sur laquelle des talents sans mâle invention et sans fécondité viennent passer leurs petites ardeurs. Le roman, — nous l’avons dit souvent, — est la forme fatale et dernière des vieilles littératures qui finissent, — ainsi que les hommes, — par des contes, comme elles avaient commencé.

Rien donc d’étonnant à cette précipitation des esprits vers le roman, cette forme actuellement populaire de la pensée littéraire du dix-neuvième siècle, mais rien d’étonnant non plus à son avilissement par sa popularité… Il en arrivera du roman (et dans un avenir très-prochain) ce qui est arrivé de la tragédie. La tragédie a eu ses jours d’empire et même de despotisme, comme le roman de notre temps. Autrefois, tout ce qui se croyait une destinée littéraire dans le cerveau faisait sa tragédie, identiquement comme aujourd’hui on fait son roman ou son volume de contes, car le conte, c’est le roman en raccourci…

Malheureusement, les popularités ne sont jamais bien longues, et l’amour des foules est mortel. Ce n’est pas un Racine qu’il faudrait maintenant pour ranimer la tragédie morte. Ce serait un Racine doublé d’un Corneille, et encore y parviendrait-il ?… Un jour, l’imagination publique, qui, ce jour-là, se monta la tête et fut bonne fille, essaya de ce galvanisme de désespoir quand M. Ponsard donna sa Lucrèce. Ce n’était que M. Ponsard, et la tragédie tuée resta tuée. Elle était morte, doit-on dire, sous l’étreinte d’esprits imbéciles qui n’eurent que de lâches embrassements ? Et il en sera de même du roman, si le train qu’on mène continue. Nous en sommes présentement, en matière de romans et de contes, et si près du grand Balzac encore, aux Luce de Lancival et aux Carion de Nisas.

Et nous ne pouvons retenir ces graves et tristes paroles en présence de livres que, chaque jour, le hasard de la publicité nous apporte… Tous romans, ou à peu près, qui font trembler de l’inanité de leur fond et de l’imitation facile de leur forme ! Tous livres auxquels on peut dire : « Vous n’êtes pas de bien beaux masques, mais c’est égal, je vous connais ! je vous ai déjà lus et vous valiez mieux. » Les échos ont mangé les voix ! Avant-hier, c’était M. Ernest Feydeau qui répétait dans son Daniel tout le grand répertoire connu, Goethe, Chateaubriand, Byron, avec une voix de perroquet d’épicier qui changeait un peu l’accent de ces grands hommes. Hier, c ! était Mme Sand qui, dans Elle et Lui, se répétait elle-même, et qui nous resservait, sur une assiette de pâte très-peu tendre, son vieux Leone Leoni et son vieux Ralph.

Aujourd’hui, voici deux jeunes hommes (nous les croyons jeunes à leurs œuvres) qui, ne manquant pas d’un certain talent pourtant, débutent par des imitations et peut-être par des réminiscences. Nous aimerions mieux des folies ! L’un, M. Erckmann-Chatrian, nous donne un mélange bien sage d’Edgar Poe et d’Hoffmann, précipité dans une espèce d’eau blanche, qui est son genre de talent, à lui ; et l’autre, M. Hector Malot, qui, du moins, a une plus longue haleine, qui lient plus longtemps son sujet, publie, à son tour, une histoire qui fait l’effet d’un palimpseste, — d’un palimpseste dont les lettres reparaissent peu à peu, altérées, jaunies, pâlies, mais distinctes cependant, et telles qu’on les avait lues autrefois !

II

Voyez plutôt ! — II s’agit d’amour dans le livre de M. Malot, — et son roman doit être, à son titre, quelque chose comme une trilogie, quoiqu’il ait oublié de nous en avertir, ce qui n’est pas un oubli de préface, mais un oubli de composition : — il s’agit donc d’amour ; mais est-ce un côté inexploré de ce sentiment, qui est l’infini dans nos âmes, que M. Malot a cherché et a découvert ? Nous a-t-il montré une maladie à formes nouvelles, une affection ou une combinaison inattendue d’affections, dans ce terrible principe morbide omnipotent et menaçant que nous portons dans nos poitrines et que nous appelons notre cœur ? Ses Victimes d’amour, — titre tragique et presque grandiose dans sa simplicité, — ne sont-elles que les mêmes victimes que nous avons vues tant de fois égorgées, de la même manière et avec le même couteau, ou, sacrificateur inspiré, M. Malot a-t-il innové dans le sacrifice ?

N’avons-nous pas vu déjà, — et faut-il donc dire où ?… — ces combats d’âme faible et violente entre deux amours, revenant du second au premier, hélas ! de manière à faire croire qu’il n’y a peut-être qu’un amour dans la vie, et que l’être tombé dans ce feu ne se cicatrise jamais et garde des blessures inextinguibles ! Depuis Oswald, qui, dans Mme de Staël, ne sait plus celle qu’il aime de Corinne ou de Lucile, jusqu’à la femme de Leone Leoni, qui retombe toujours à son vil coquin d’amant, comme Maurice Berthaud (le héros de M. Malot), femme à sa manière et de l’espèce la plus méprisable, retourne à sa vile coquine de maîtresse, n’avons-nous pas vu, — et bien ailleurs encore, l’esclavage insensé d’un cœur lâche, empoisonné pour jamais par cette première passion que notre vie a bue, comme une éponge, et dont on peut dire avec la chanson grecque : « J’ai craché sur la terre, et elle est tout empoisonnée ? ».

Dans une époque comme la nôtre, sans force de principe et sans force de volonté, je sais bien que ce misérable type d’homme ou de femme à deux amours, indésouillable du premier, ayant pris corps avec cette fange, est le type commun et presque universel ; que c’est le cri du sang, de ce sang que nous avons gâté, et que de son temps tout romancier, qui en porte le joug comme un autre homme, peut jeter ce cri à son tour ! Seulement il faudra, pour qu’on écoute et qu’on frémisse, qu’il soit jeté avec une profondeur d’accent, une âpreté de rugissement qu’on n’avait pas encore entendue ?… Est-ce le cas ici pour M. Malot ?

Le sujet accepté ou subi, car le talent, cette vibration, c’est parfois la vibration d’un horrible coup qui nous fut porté, le sujet accepté ou subi, l’auteur a-t-il au moins varié le sujet tombé dans sa tête, qui n’a pensé que sous le coup qui l’a frappée ? N’avons-nous pas vu plus travaillées et plus rutilantes qu’ici les éternelles antithèses de la femme de vingt-sept ans et de la jeune fille de dix-sept, de la femme qui sait et de la jeune fille ignorante, de la brune enfin et de la blonde, pour que la physiologie, sans laquelle nous ne pouvons vivre même littérairement, y soit ?

La Marguerite de M. Hector Malot, qui est la Leone Leoni en femme, a-t-elle sur sa figure, morale ou physique, un signe quelconque, grand comme une mouche, qui la distingue de toutes ces plates drôlesses qui sont partout et pour lesquelles on s’est épuisé d’invention quand on a dit qu’elles étaient belles comme Antiope, dans leur crinoline ? Le Maurice Berthaud, ce type honteux de l’enfant gâté et de l’artiste, a-t-il au moins l’originalité d’une seule turpitude à laquelle n’aient pas pensé ceux qui lèchent et pourlèchent, depuis des années, soit dans le roman, soit au théâtre, ce type accusateur du dix-neuvième siècle ?

Quand on n’est pas de force à créer un type, il faut ajouter aux types connus que l’on emploie. Or, qu’est-ce qui appartient, en propre, à M. Malot dans la conception de son Maurice Berthaud et de sa Marguerite Baudistel ?… Et autour de ces figures principales, qui sont le fond du roman, en avons-nous au moins quelques autres accessoires, plus neuves, et qui en puissent être l’ornementation ?… Le chevalier de Tréfléan, le curé Hercoët, le médecin matérialiste Michon, la mère de Maurice, la mère, cette sublime ordinaire, à laquelle j’ose demander, au nom de l’art, quelque chose de plus que la même manière de toujours se dévouer et de toujours mourir en pardonnant, ne les avons-nous pas tous rencontrés et coudoyés, non pas seulement dans la vie, mais aussi dans la littérature, et sur un pavé de littérature plus haut que celui sur lequel M. Malot les fait marcher ? Aussi, disons la vérité. Personne n’a le droit de refaire ce que Balzac a fait si bien cent fois, à moins qu’une fois on n’y mette ce que Balzac n’y a pas mis.

Et ce manque radical d’originalité dans le sujet et les personnages des Victimes d’amour, il est aussi dans les détails. Ainsi, par exemple, quand Maurice Berthaud s’embusque dans l’escalier des Italiens pour en voir descendre sa maîtresse, nous apercevons, derrière la description de M. Malot, passer sur le même escalier le Michel Chrétien de Balzac, qui y fait exactement la même chose, mais qui le fait de façon à éteindre le petit tableautin de M. Malot sous le flamboiement du souvenir.

Ainsi encore, quand Berthaud et son ami Martel sont menacés de périr dans la tempête, en face de tout le village de Plaurach, assemblé sur le rivage, et qu’Autren, l’homme de cœur du livre, qui prouve son cœur en se tuant, comme Werther et Stenio, se jette à l’eau pour sauver son rival, pourquoi le vaisseau de Bernardin de Saint-Pierre, dans Paul et Virginie, vient-il projeter sa grande ombre sur la barquette de M. Malot ? et pourquoi Autren, nu jusqu’à la ceinture sur son écueil, fait-il surgir dans l’imagination, qui a le souvenir autant que le rêve, la nette image de ce matelot, nu aussi jusqu’à la ceinture, et qui, debout sur le pont du navire, demandait à genoux à Virginie l’honneur de la prendre dans ses bras et de la sauver ?… Certainement ce n’est pas là du copiage volontaire et conscient, mais il n’en est pas moins certain que le réverbérateur de toutes ces choses, dont la seule invention est de se croire un inventeur, allume en nous d’anciennes images qui ont plus de vie que les siennes et qui nous en éclairent la petitesse par la comparaison !

III

Quant au style, il est évident que l’auteur des Victimes d’amour est de cette école qui part de Stendhal, qui partait lui-même de Voltaire, passe par M. Flaubert et croit être précise et positive, parce qu’elle est exacte avec une minutie atroce et d’une sécheresse strangulante, malgré tous les efforts de sa couleur. Ces efforts sont grands. M. Malot n’aurait pas de duel, lui, pour la cime indéterminée des forêts. Mais il n’aurait pas non plus ce fondu de nuances, qui se sert de l’expression abstraite pour peindre mieux. Lui peint cru et implacablement tout, jusqu’aux collets rouges des facteurs de la poste (page 140) ; il colorie avec acharnement ses daguerréotypes des moindres accidents vulgaires, mais c’est un photographe sans soleil ! Prenez la mort et l’enterrement de la mère de Maurice Berthaud, et le mariage et la procession au pardon de Saint-Guin, vous avez la relation sèche et la nomenclature d’une gazette.

Il est vrai que M. Malot ne semble guère avoir le sens des grandes cérémonies catholiques, inépuisables de poésie attendrissante et profonde. Est-il même catholique, ou est-il philosophe ? Telle est la question qu’on se fait, soit en le lisant, soit après l’avoir lu… M. Malot a eu la force d’écrire quatre cents pages sans nous révéler ce secret, mais le silence qu’il garde le trahit plus que s’il avait parlé… C’est un positif qui doit trouver le christianisme bien vague pour la fermeté de sa pensée. C’est un positif de raison comme de style, qui, à force de positif, a la main gourde dont parle Montaigne. S’il n’est pas grossier, il est gros, et voici quelques-unes de ses grosseurs : « Elle avait été désirée (dit-il en parlant de Marguerite), et elle avait désiré elle-même. — Sa chair brûlante et impatiente voulait enfin jouir ! — Le mot amour lui paraissait de feu et la robe de Marguerite de plomb. Il n’osait prononcer l’un et se sentait trop faible pour relever l’autre. »

Cela n’est pas mâché, comme vous voyez, et on sait que nous ne sommes pas prude, mais nous demandons humblement, soit un peu de poésie, soit un peu de passion, pour faire passer ces franquettes d’expression qui, à froid, et dites comme cela, sont insupportables. Du reste, au milieu de ces étranges nettetés, on trouve des inexpériences et des gaucheries de nature humaine qui indiquent dans M. Malot une grande innocence de pensée. « A-t-elle ma beauté ? A-t-elle ma corruption ?… » dit Marguerite à Maurice en parlant de la jeune fille qu’il épouse. Eh ! quelle corrompue a jamais parlé de sa corruption, à bout portant et comme un ignoble avantage ? Les corrompues de M. Malot mettent trop de corruption comme on met trop de rouge, et le novice observateur manque son effet, pour vouloir en faire trop.

La préoccupation de ce malheureux livre, où il y a de l’étude et parfois du style, mais rien de sincère, de franc et de naïvement emporté, la préoccupation se trouve partout, c’est la manie de faire de l’école hollandaise, de cette école hollandaise transportée dans la littérature, et qui les perdra tous, ces romanciers sans idée, qui veulent tout écrire et ne rien oublier, parce qu’il est plus aisé de peindre les bretelles tombant sur les hanches des hommes qui jouaient au bouchon (v. p. 68), que d’avoir un aperçu quelconque ou de trouver une nuance nouvelle dans un sentiment. Oui, la manie de l’école hollandaise les perdra, car, pour peindre la vulgarité et n’être pas odieux comme elle, il faut la divine bonhomie qu’ils n’ont pas, et qui est aussi rare et aussi précieuse que la puissance même de l’idéal, qu’ils n’ont pas non plus !

IV

Si on ôtait du livre de M. Hector Malot tout ce qui appartient à notre époque et ce qui passera avec elle, toutes les choses qui sont le domaine commun pour qui plante sa plume dans un sujet moderne, et les lectures contemporaines et la langue générale des romans actuels, que resterait-il à ce communiste littéraire qui vit sur l’apport social bien plus que sur son propre talent ?… De même M. Erckmann-Chatrian.

M. Erckmann-Chatrian est aussi un communiste d’imitation. Croit-on qu’il aurait fait son livre de L’Illustre Docteur Mathéus, si Hoffmann ou Edgar Poe n’avaient jamais existé ?… Eh ! mon Dieu ! peut-être : les imitateurs, qui cherchent leur vie à toute porte finissent bien toujours par trouver quelqu’un ou quelque chose à imiter. Le livre de Contes de M. Erckmann-Chatrian a rencontré dans la critique des ingénus qui l’ont vanté, comme s’il allait reculer les limites du conte bouffe ou du conte fantastique ; mais l’enthousiasme de ces gens-là déposait encore plus de l’ingénuité de leur ignorance que de leur sensation, car il n’est pas douteux que si M. Chatrian avait pu naître avant qu’Hoffmann ou Edgar Poe ne l’eussent précédé, il aurait fait une bonne partie de tout l’effet qu’il ne fait pas. Mais là précisément est l’achoppement et l’enclouure. Comme M. Hector Malot et comme bien d’autres des réverbérateurs actuels, M. Chatrian n’a pas de plus grands ennemis de son livre que les souvenirs éveillés par son livre, et c’est la réminiscence qui le fait vivre qui le fait mourir !

Le livre qu’il publie aujourd’hui ne porte pas ce nom de L’Illustre Docteur Mathéus pour marquer un ensemble commun de récits, reliés sous une idée qui les embrasse dans un but unitaire de composition, mais tout simplement L’illustre Docteur Mathéus est la plus grosse pièce du recueil. Le Docteur Mathéus, vrai comme une grimace, mais n’ayant pas plus de profondeur qu’une grimace, est un Don Quichotte philosophique suivi de son Sancho qui s’en va prêchant la métempsychose, comme Don Quichotte s’en allait en guerre, et qui revient à la maison couvert de horions partout attrapés.

C’est bon et pas allemand du tout de se moquer de la métempsychose, qui est la philosophie la plus bête des philosophies bêtes, et la collection en est nombreuse ! Mais si le Don Quichotte, malgré le génie de Cervantès et les épisodes qui sont la plus belle partie de son livre, est un livre monotone, d’une gaieté de muletiers, ayant toujours le même goût d’ail et de proverbe, que dire de la grosse plaisanterie du Docteur Mathéus, bien moins acre et bien moins renouvelée ?…

Que dire de cette réduction de Don Quichotte en petit homme de bois de Nuremberg, avec le costume allemand d’un professeur d’Université ? M. Chatrian, en voulant imiter Hoffmann, ne lui a pas pris sa sobriété de détail et son moyen si fantastique de faire de l’effet avec un rien, une corde à violon qui casse ou une main qui prend un flacon derrière une fenêtre. Il est, au contraire, surchargé et enluminé, mais, pour peindre avec le bleu et le rouge de Toppfer, il n’a pas la naïveté vive de son enluminure. Dans les contes terribles qui suivent, en queue de singe, L’Illustre Docteur Mathéus ; L’Œil invisible, Le Requiem du Corbeau et La Tresse noire, il n’a pas non plus la sinistre fascination de cet égaré d’Edgar Poë et sa solennité mystérieuse, et c’est ainsi qu’il n’est ni l’un ni l’autre, mais qu’il est pourtant tous les deux.

Et voilà des débuts ! et probablement de la jeunesse ! Des débuts bien sages, laborieux… qui sait ? (laborieux pour imiter, il ne faudrait plus que cela !) mais, s’ils ne sont pas laborieux, honnêtement soignés dans leur facilité ! Avoir fait d’Hoffmann et d’Edgar Poë une combinaison honnête, avoir fait d’Hoffmann, l’halluciné de fumée de pipe, le nerveux suraigu, le labes dorsal qui vécut des années avec une moelle épinière à feu, et d’Edgar Poë, plus étonnant encore, d’Edgar Poë, l’ivresse la plus noire et la plus rouge qui se soit allumée jamais dans une tête humaine sans la faire éclater, le mangeur d’opium arrosé d’eau-de-vie, le delirium tremens devenu homme jusqu’à ce que l’homme fût entièrement tué par le delirium tremens, faire de ces deux puissants génies malades une petite créature qui ne se porte pas trop mal, et qui nous trempe l’esprit comme une mouillette dans une mixture… sans inconvénient, n’est-ce pas un début magnifique ?

Mais jeune homme voulait dire autrefois impétueux ! L’imitation, nous le savons bien, c’est par là que l’homme débute dans la vie, mais, pour peu qu’il ait de la vie, il outre le défaut de son modèle, et cette outrance, c’est l’honneur de son esprit, car c’en est la promesse ! Quand Chateaubriand, à son début, imitait Rousseau, il était plus déclamatoire, plus faux que lui, plus ardemment morbide ; il élevait les défauts de Rousseau à leur plus haute puissance, mais c’était sur ces défauts exagérés et rejetés plus tard qu’il devait monter jusqu’à la hauteur de son propre talent, à lui-même. C’est par là, par cette furie de l’imitation qui ne peut pas rester dans l’imitation, qu’il marchait… à Chateaubriand !

Pourquoi M. Hector Malot n’a-t-il pas exagéré les défauts de quelqu’un, — n’importe qui, Balzac ou un autre ! — au milieu de tout le monde littéraire qu’il rappelle ?…

Pourquoi M. Erckmann-Chatrian n’a-t-il pas essayé de forcer ou d’affoler un peu plus le fantastique d’Hoffmann ou de Poë ?… Nous l’aurions préféré, nous l’aurions constaté avec joie. C’eût été l’espoir de la sève. Mais la vie, où est-elle ? De l’imitation consciencieuse qui veut être habile, de l’imitation qui est même parfois réussie dans la dégradation de ce qu’elle imite…

Vous voyez qu’en fait de romans et de contes, nous, avions raison de dire que nous touchons tout à l’heure à la période des Luce de Lancival et des Carion de Nisas !