(1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Madame de Créqui »
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(1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Madame de Créqui »

Madame de Créqui

Lettres inédites de la marquise de Créqui à Sénac de Meilhan (1782-1789), mises en ordre et annotées par Édouard Fournier, précédées d’une Introduction par Sainte-Beuve, de l’Académie française.

I

Voici une charmante perle retrouvée de tout un baguier perdu. Ce sont quatre-vingts lettres à peu près d’une grande dame du siècle dernier, — de cette fameuse marquise de Créqui dont le nom historique est devenu littérairement si célèbre, grâce à des Mémoires qui furent toujours contestés et que Sainte-Beuve traita hardiment d’apocryphes. Les raisons que l’éminent et fin critique donne à l’appui de son opinion, sont de plus d’une sorte. Il y en a de dates et de chiffres, bonnes pour les biographes qui discutent, et celles-là nous les laisserons dans la Notice ; mais il y en a d’autres qui tiennent à l’essence même de l’esprit très particulier de la marquise et qui s’adressent à tous les biographes qui sentent.

Il est évident, en effet, que de ces quatre-vingts lettres retrouvées et publiées il se dégage une tête de vieille femme qui n’est pas celle de la marquise de Créqui des Mémoires, quoique le costume soit le même et bien souvent le ton aussi, ce costume intime, ce linge de corps de la pensée des femmes ! La marquise des Mémoires a de l’éclat, de l’imagination, une voix timbrée, une manière de prendre du tabac dans sa boîte d’or en secouant ses jabots de dentelle, qui a tout ensemble de la grâce, de l’impertinence et de la grandeur. Si les hommes de son temps, qui ne se gênaient guères, ont respecté ses falbalas, elle s’est du moins frottée à toutes les idées et elle en a eu la poudre d’or — ou la poudre de sable — sur ses grandes ailes de papillon étincelantes et légères et que la vieillesse n’a pas fanées, mais conservées dans son ambre pur. Malgré son fond de piété sincère, — la piété des femmes de l’ancien monde qui ne s’étaient pas enversaillées, comme disait le vieux marquis de Mirabeau, — elle a les haines et les mépris un peu altiers des femmes comme elle, à qui la Révolution a cassé sur la tête le dais sous lequel elles rendaient la justice féodale autrefois. Mais tout cela, qui est imposant et frappant, n’est pas la figure calme, correcte, gracieusement triste et désabusée, et souverainement raisonnable, de la marquise de Créquy des Lettres, une femme qu’il faut mettre entre Madame de Maintenon et Madame Du Deffand, plus bas que l’une et plus haut que l’autre. Si, comme le croit Sainte-Beuve, les Mémoires de Madame de Créqui ne sont pas d’elle et si nous avons été dupes d’une mystification combinée, c’est par le ton, cette grâce suprême, que l’auteur de ces Mémoires nous a pipés, c’est par cette aisance et ce non-appuyé, même quand on est profond, qu’ont les femmes qui ont vieilli dans la bonne compagnie, et qui fait dire aux observateurs superficiels, qu’à une certaine hauteur toutes les douairières se ressemblent, quoiqu’elles ne se ressemblent pas !

Il faut être juste : ce ton des Souvenirs de la marquise de Créqui est tellement réussi, qu’on se demande s’il est joué et si l’auteur n’est pas un délicieux artiste ?… Fleury, disent nos pères, jouait les marquis à s’y méprendre. L’auteur des Souvenirs de Madame de Créqui serait-il plus étonnant que Fleury lui-même ? car il joue les marquises, lui, avec une si audacieuse et merveilleuse désinvolture, qu’il faut qu’elles reviennent elles-mêmes, chaperonnées de leurs propres lettres et sur le poing de Sainte-Beuve, — ce doux fauconnier ! — pour donner un démenti à la mémoire qu’on leur fait, ou aux Mémoires qu’on leur attribue. L’auteur des Souvenirs de Madame de Créqui, dont on peut tout croire et tout suspecter, fut un des excentriques les plus curieux de la littérature contemporaine. C’était le vicomte (était-il vicomte ?) Decourchant, comme l’écrit Sainte-Beuve, ou de Courchamp, comme récrivaient, je crois, la Quotidienne et la Gazette. C’était un homme (était-ce bien un homme ?) au moins fort singulier, un chevalier ou une chevalière d’Éon de la littérature. Spirituel et du talent le plus vif quand il écrivait sous le nom des autres, il était plat et sans talent quand il écrivait sous le sien. Le National du temps, qui n’aimait pas la police et prenait des airs avec elle, l’arrêta un jour en flagrant délit de vol, comme un simple sergent de ville littéraire. Il s’agissait d’un roman ressuscité de l’oubli, et que la mort n’avait pas assez changé pour qu’on ne pût le reconnaître.

Le vicomte Decourchant ou de Courchamp était le propre type de la fausse marquise de Créqui, de la marquise qu’il avait inventée… s’il l’avait inventée ! Coquet et cancanier, gourmand de ragoûts, de confitures et de bonbons (son chef-d’œuvre s’appelait le Cordon-Bleu et c’était un livre tellement monumental que l’auteur est mort avant de l’achever), surchargé d’édredons, entouré de crachoirs, roulé comme une momie dans les châles les plus extravagants, regrettant ses dents, son estomac, la vie et le pouvoir de faire encore des mensonges, au demeurant chrétien grabataire, détestant les doctrines canailles qui font déroger un homme, et sur le chapitre de l’éternité se décidant à la courte-paille, d’après l’argument de Pascal, il s’éteignit pauvre et vieux dans ses coiffes (car il en portait) chez les frères de Saint-Jean-de-Dieu, rue Plumet, où mourut si saintement Ourliac. Ses Souvenirs de Madame de Créqui avaient eu le succès de cette chose qui enfonce l’Histoire chez les peuples aussi légers que nous et que l’on appelle l’anecdote. Eh bien, le succès n’y fit rien ! Le vicomte Decourchant ou de Courchamp eut l’impassible fermeté de Junius nominis umbra ! Il n’en démordit point. Il resta Madame de Créqui, le masque de fer de ce rouge et de ces mouches ! Et il devint pour longtemps — pour toujours peut-être — une question littéraire. En effet, si, comme l’a presque prouvé Sainte-Beuve, les Souvenirs de Madame de Créqui ne sont pas d’elle, ils sont au moins de bien près d’elle. L’éditeur, qui brouillait en lui les temps comme il brouillait les sexes, a pu mêler à ces Souvenirs, recueillis dans des chiffonnières dont il avait volé ou emprunté la clef, les langages et les passions d’une autre époque. Mais, après tout, qu’importe ? Apocryphes de nom, ils ne sont pas apocryphes de choses. L’Histoire reste… et le charme aussi. La main d’une Créqui n’a pas écrit le livre, mais l’esprit d’une Créqui y circule, ou du moins l’esprit d’une société qui fut la sienne. L’émotion ici vaut mieux que le fait même. Nous ne sommes pas trop mystifiés.

II

Cela dit sur la marquise suspecte, venons à la marquise authentique. Celle-ci est certaine et incontestable. Nous avons pour répondants d’autres hommes que cet ambigu comique de Courchamp, qui eut tout douteux, excepté l’esprit et la verve ! La comédie n’est pour rien ici, ni l’intrigue, ni la mascarade. Nous sommes en pleine réalité historique et littéraire, et cette réalité est telle qu’on s’en servira désormais pour confondre le mauvais plaisant de faussaire, en opposant le nu du spirituel, sérieux et ferme visage, maintenant découvert, au masque animé qui traita la Critique, pendant tant d’années, comme Mercure traite Sosie dans l’imbroglio d’Amphitryon.

C’est un visage inattendu, quand on pense au temps où elle écrivait et surtout au temps où elle avait été jeune, — une physionomie qui tranche sur celles du xviiie  siècle, toutes agitées, toutes molles et violentes, comme il convient à une société qui laissait évaporer ses mauvaises mœurs et couvait une révolution. Quand elle écrivait ses lettres, qui la réfléchissent d’autant mieux qu’elle ne s’y est jamais mirée, elle était vieille, et l’on croit qu’elle l’a toujours été. On ne peut se l’imaginer que vieille, dit Sainte-Beuve, prenant trop pour un effet de vieillesse le sérieux de cette femme virile. L’auteur de Volupté a-t-il bien vu et pouvait-il bien voir, sous son extérieur de grâce patricienne, cette femme qui répugne au pastel et qui méritait d’être peinte, non par une main plus habile que la sienne, mais peut-être plus sympathique ? Au sein de cette génération qui avait du sang de Faublas dans les veines, ç’avait été une femme pure devenue très franchement une dévote. De galanterie, elle n’en avait jamais eu, quand toutes les femmes osaient en compter par centaines. Sans beauté, mais non sans expression, elle n’avait pas toujours enfermé sous ce petit bonnet à bec, dont nous parle Sainte-Beuve, ce profil de faucon dont elle avait aussi la griffe et l’œil d’escarboucle, et elle aurait pu, certes ! de cet œil-là, faire flamber tous les caprices contemporains, toute cette paille vide qui n’avait jamais vu sur sa tige mûrir les épis de l’amour. Excepté l’affection maternelle, dont elle fut victime, elle n’eut jamais que deux sentiments, et les plus mâles que pût éprouver un cœur de femme, deux amitiés pour deux hommes avancés dans la vie : l’une pour son oncle, le bailly de Fronlay, et l’autre pour Sénac de Meilhan, à qui sont adressées les Lettres. Quand elle se prit de goût et d’intelligence pour M. de Meilhan, il avait, lui, quarante-six ans, l’âge où l’homme resté le plus beau parle moins à l’imagination qu’à la pensée, et elle en avait soixante-huit, mais soixante-huit si sereins et si fermes, que la dépravation de tête, le néant de tout et l’ennui, l’horrible ennui d’une créature qui vit sans Dieu, dans le cachot de la cécité, ne firent pas d’elle une Madame Du Deffand, amoureuse d’un autre Horace Walpole ! Elle n’avait ni les engouements, ni les dégoûts, ni les besoins mendiants de société de cette femme d’un esprit qui tenait tête à Voltaire et qui périssait dans la solitude, tout en se croyant la fière philosophie de Diogène parce qu’elle avait donné à son fauteuil du coin du feu la forme étrange d’un tonneau. Elle, la marquise de Créqui, ne dépendait pas ainsi du monde. Elle fit de bonne heure fermer ses volets rembourrés contre ses bruits et ses tourbillons, et elle s’assit en silence, sous le cadre de velours de son crucifix, dans cette pensée de l’éternité d’où elle voyait tout à travers le voile qui éteint jusqu’à notre soleil. De là elle contempla son temps plus que pâle et elle en jugea les hommes plus que petits. Les messieurs à succès de son époque, ces vers-luisants qui brillèrent quelques soirs, après souper, — quand on était ivre : — Raynal, Cerutti, Bernardin de Saint-Pierre, Dupaty, « qui était à Montesquieu — disait-elle — comme le singe est à l’homme », Necker, Chamfort et Rivarol lui-même, elle les exécuta dans un sourire. Inaccessible à cette réverbération de l’entourage qui brûle et comme toutes les femmes, sa sagesse haussait un peu l’épaule à l’enthousiasme de Madame de Staël. C’était elle qui disait crânement ce mot si peu femme : « Il faut accroître, s’il se peut, son mépris pour les réputations ! » Plus sagace que Madame Du Deffand, qu’on appelait « l’aveugle clairvoyante », elle n’avait jamais été abusée par grand-chose, mais elle finit par se désabuser de tout, — et même de la plus cruelle souffrance de sa vie (l’indifférence et l’ingratitude de son fils). Elle sut se faire une lumière. « Je vois cela, — disait-elle, — je ne le sens plus. »

Telle fut, parmi les caillettes et les extravagantes du xviiie  siècle, Renée-Caroline de Froullay, marquise de Créqui par mariage. Née trop tard, en 1714, car elle semble du siècle précédent, elle a sur ce front que recouvre son bonnet à bec quelque chose de Madame de Maintenon, un reflet adouci et diminué de cette grande femme. On dirait qu’elle a été élevée par elle à Saint-Cyr et qu’elle en a contracté et rapporté, dans une mesure modeste, la trempe douce et la solidité puissante. Sainte-Beuve, le critique littéraire et le poète, a bien montré le côté intime et curieux de cette vie, mais la beauté morale qu’elle révèle plus que tout l’a-t-elle assez frappé ?… Nous ne le croyons pas. Il y aurait insisté davantage. Son poinçon aurait plus marqué, tandis que la dorure étincelante et légère de son métal disparaît dans les eaux-fortes que cette femme manie. Le plus spirituel des sceptiques de ce siècle énervé, mais enfin sceptique, Sainte-Beuve, plus femme par de certaines sensibilités que la marquise de Créqui elle-même, l’accuse presque nettement de sécheresse. Le reproche serait grave, s’il était mérité ; mais l’est-il ? Sainte-Beuve n’a-t-il pas été déconcerté et repoussé par ce qui chassa d’Alembert de chez la marquise, quand cette chaste femme qui n’avait rien à expier se fit dévote ?… À cette époque encore, les gens du monde entraient en dévotion sans quitter entièrement le monde, et c’était presque une prise d’habit sans cloître que cette modification profonde et réfléchie qui se produisait tout à coup dans les mœurs et les élégances d’une femme. Alors on réformait le train de sa maison, on éteignait son luxe. On drapait en violet sa vie, en attendant la grande draperie noire ! Malgré la tolérance (lisez charité) de la marquise de Créqui, d’Alembert, trop engagé, dit Sainte-Beuve (lisez enragé), rompit avec elle. Eh bien, ce que le philosophe furibond ne manqua pas certainement d’appeler une capucinade, n’a-t-il pas influé sur l’esprit de Sainte-Beuve, trop détaché des choses religieuses pour bien comprendre, dans ses sévérités comme dans ses indulgences, dans ses ombres comme dans ses lueurs, cette capucine de bonne volonté, qui abaissa de bonne heure sur ses yeux restés pénétrants la pointe de son bonnet de dévote et qui le garda, jusqu’à sa mort, comme le capuchon de sa vieillesse, sans que pour cela ses anciens yeux d’escarboucle brillassent moins fort et vissent moins clair ?

Le regard, en effet, la pénétration, le bon sens dans son inflexible droiture, toutes les qualités aiguisées et affilées de cet esprit coupant et poli comme le verre, et ce n’est pas tout, l’habituelle pensée de l’éternité qui est en elle comme en Pascal, mais qui la trouble moins que ce poltron sublime et qui lui donne une intuition si supérieure des misères et des vanités de la vie, voilà ce qui fait l’originalité et le mérite de Madame de Créqui, et ce que Sainte-Beuve, le croirait-on ? a mis son rare esprit à méconnaître. Après l’avoir trouvée sèche, il la déclare morose : « Elle fait — écrit-il — un assommoir de l’éternité, avec lequel elle écrase tout. Elle ne nous dit jamais comment elle l’anime et l’éclaire. On aimerait pourtant à y voir quelquefois le rayon. » Mais l’éternité ne se bavarde pas, et qui verrait le rayon, verrait tout ! Il n’y a point de ces bulles de savon suspendues au fuseau de Madame de Créqui. Les promesses positives de sa foi l’ont arrachée à sa chimère. Quant à ses jugements sur les choses et les hommes, « le plus souvent justes en dernier résultat, — dit Sainte-Beuve, — mais si secs, ce sont moins des jugements que des exécutions », comme si tout jugement n’était pas (et cela toujours) une exécution nécessaire ! Le critique qui va, tout à l’heure, tuer la Critique sous une indulgence que ne connaissait pas Madame de Créqui, admirable critique d’instinct sur place et dans la causerie, n’ajoute-t-il pas cet incroyable précepte : « Le mieux est de ne pas désespérer, même en causant, les talents incomplets qui ont un coin d’infirmité ? » Certes ! nous pouvons nous trouver heureux de ce que Madame de Créqui n’a pas accompli un tel précepte ; nous y avons gagné les lettres piquantes publiées par Sainte-Beuve. Si cette femme d’aperçu, et qui savait si nettement styler sa pensée, avait cru jamais que juger les hommes c’était donner le sacre de la confiance à ces grands enfants qui se permettent la fatuité ou se prendre pour eux de compassion intellectuelle, nous n’aurions jamais retrouvé ce volume de lettres, savoureux et sain, où la rigueur de la raison et la brusquerie de la vérité se mêlent délicieusement la svelte légèreté du tour et au charme calmant d’une religieuse tristesse. La réponse, c’est Madame de Créqui elle-même ! Si, de son vivant, quelque ami littéraire lui avait exposé la théorie de son historien futur, elle l’eût bientôt coupé en quatre, comme dit Sainte-Beuve, avec un de ces mots comme il en bondissait de son esprit, puis elle aurait tourné sur les hauts talons de ses mules, et tous ceux qui aiment la grâce même dans l’impertinence, lui auraient pardonné. La grâce et le bon sens, précieux et trop rare alliage absent de tant d’œuvres et qu’on trouve ici dans quelques lettres et quelques billets ! Souvent nous avons vu un peu de grâce faire passer par-dessus beaucoup de folie, mais que dire de beaucoup de grâce consacrée à nous faire aimer beaucoup de bon sens ?

III

Nous avons dit le seul défaut de cette Introduction aux quatre-vingts lettres de la marquise de Créqui, et ce défaut est une faiblesse. Malgré l’appréciation la plus délicate et la plus subtile de chaque détail isolé des lettres, l’auteur de l’Introduction n’a pas porté le jugement qu’il méritait sur cet esprit d’un charme si sérieux, si animé et si profond. Les préoccupations modernes et ce que j’ose appeler la fausse indulgence de ce temps, cette espèce d’étendue qui peut voir tout, mais qui ne doit pas accepter tout, ont, sinon fêlé, au moins rayé cette glace de Venise dans laquelle devrait nous apparaître Madame de Créqui, cette femme qui avait mis à tremper un esprit à la La Rochefoucauld dans les eaux attendrissantes et vivifiantes des pensées chrétiennes, probablement pour qu’il ne se pétrifiât pas de douleur, de misanthropie et de mépris ! N’était cette injustice, que nous nous sommes permis de relever, pour une femme douée le plus des anciennes qualités françaises, qui plonge jusqu’au cou dans le génie de sa langue et de sa race, et que l’on peut considérer comme l’arrière-petite-fille de Montaigne, mais sans scepticisme et sans superfluité, l’Introduction de Sainte-Beuve nous paraîtrait ce qu’elle est réellement : un petit chef-d’œuvre d’analyse, d’expression et de sybaritisme littéraire. Par ce côté, du moins, le travail en question est exquis. Fine dentelle d’aujourd’hui, qui ficelle ce petit et précieux paquet de vieilles dentelles rousses, cette Introduction est terminée ou plutôt couronnée par une étude sur l’atticisme d’une grande profondeur dans la nuance, et comme Sainte-Beuve pouvait seul l’écrire. En voyant s’éteindre, elles et leur langage, des femmes comme la marquise de Créqui et les sociétés auxquelles ces femmes appartenaient, l’auteur, trop attique lui-même pour définir l’atticisme, s’est demandé si l’atticisme, cette chose ineffable, mais facile à sentir et qui n’a de grec que le nom, mourait et disparaissait avec elles, et il s’est répondu que tout le temps « qu’il y aura partout une femme spirituelle douée de charme, à côté de l’aïeule souriante et qui n’invoque pas à tout propos son expérience, — (pourquoi pas ?) — une mère avec d’aimables filles qui paraîtront presque ses sœurs, un cercle de jeunes femmes amies honnêtement enjouées… partout où il y aura de l’aisance, de l’instruction, de la culture, des mœurs sans maussaderie avec le désir de plaire », la bonne compagnie recommencera et l’atticisme sortira de ses cendres. Le trop riant auteur entoure cette opinion consolatrice d’une foule de raisons qu’il faut lire dans leur ensemble pour n’en pas diminuer la valeur, mais nous ne sommes pas convaincu, et une si charmante espérance, nous regrettons de ne pouvoir la partager. Nous sommes de ceux qui croient que l’atticisme suit les destinées de nos décadences. C’est le fruit d’une civilisation qui, passé un certain moment, un certain coup de soleil, ne mûrit plus. En Grèce même, puisqu’il porte un nom grec, il ne se produisit que sous les Grecs du bon temps ; il fut le résultat de circonstances dont l’ensemble ne dura qu’un instant : archipel magnifique, ciel superbe, liberté de pirates, marbre à tailler pour créer des dieux, costume sobre, hospitalité flamboyante, le poignard à la ceinture, rois de toutes parts qui se recevaient tour à tour au milieu d’un état-major résolu pour vider ensemble la coupe d’Hercule sans broncher ! En France, ce fut Louis XIV chez Madame de Maintenon, Louis XV, déjà moins attique, chez Madame de Pompadour, et ce qui nous reste de cette desserte des siècles va tout à l’heure nous manquer. Atticisme, poésie, loisir, loisir surtout, presque bafoué dans nos sociétés ouvrières, toutes ces choses qui produisent des esprits comme cette marquise de Créqui, par exemple, disparaîtront, dans un temps plus prochain qu’on ne le croit, pour ne plus revenir. On ne se baigne pas deux fois dans le même courant, a dit un ancien. Et c’est même là le secret du vif plaisir qu’un esprit comme celui de la marquise de Créqui nous donne :

Respirons les parfums même s’ils s’évaporent,
        Ils n’en paraissent que plus doux !