(1880) Goethe et Diderot « Introduction »
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(1880) Goethe et Diderot « Introduction »

Introduction

I

Ces deux études sur Gœthe et Diderot ont été publiées séparément, à des époques assez distantes, — et dans un journal, ce mode de publication inventé par un siècle qui pulvérise tout, jusqu’à la pensée, — mais par leur double sujet elles exigeaient impérieusement l’ensemble et l’unité du livre. Il était expédient de placer Gœthe et Diderot dans le cadre étroit d’un même volume, pour, rapprochés ainsi l’un de l’autre, les faire mieux juger et donner une idée plus exacte et plus nette de leur identité ; car, malgré les différences de pays et d’époque, de langue et d’idée, d’influence et de destin, Goethe et Diderot— pour qui creuse et pénètre au-delà — sont des esprits de nature identique… Gœthe — le dernier venu des deux — est certainement le plus grand dans l’opinion des hommes, comme Charlemagne est plus grand que Pépin ; mais c’est Diderot qui est le prédécesseur et le père, — et encore est-ce un père qui n’a pas donné tout son tempérament à son fils. Gœthe, sans Diderot, pourrait exister peut-être, comme Diderot lui-même ; mais ils n’en sont pas moins tous deux des esprits de même substance et de même race, — et tellement qu’en écrivant de Gœthe, ce Voltaire de l’Allemagne, qui n’eut personne pour contrebalancer sa gloire, il est impossible de ne pas penser à Diderot, qui eut Voltaire à côté de lui pour tuer, par la comparaison, la sienne !

Et fatalement on y a pensé. L’auteur de ce livre est arrivé de l’étude sur Gœthe à l’étude sur Diderot, qui l’a complétée… Seulement, tout d’abord, il n’a pensé qu’à Gœthe, — à cette immense personnalité de Gœthe, qui remplit jusqu’aux bords le xixe  siècle et bouche tous les horizons de la pensée moderne de son insupportable ubiquité. Insupportable, si elle l’est, en effet, cette ubiquité, elle n’est plus divine, et Gœthe, réputé l’Olympien, Gœthe divinisé par l’admiration universelle, n’est plus le Dieu, comme on l’a fait, de la philosophie et de la poésie de ces derniers temps. Telle est la question, et ce n’est ni plus ni moins qu’une question de critique et de justice littéraires. Ce n’est nullement (comme on l’a cru un jour) une question de ressentiment français contre l’Allemagne victorieuse. Publiée immédiatement après nos défaites, l’étude sur Gœthe fut regardée par les journaux allemands de ce temps-là comme une vengeance tardive de vaincu ; mais les opinions qui y étaient exprimées n’étaient pas de la veille à l’état fixe dans la tête de l’auteur, et pas n’était besoin de la guerre pour les en faire sortir. Il fallait qu’un jour ou l’autre elles fussent écrites. Il est vrai qu’il s’agissait encore d’une victoire de l’Allemagne sur la France, de sorte que, littéraire ou non, cette étude sur Gœthe va paraître une vengeance toujours.

II

En effet, les canons ne sont venus qu’après les idées… Bien avant les canons allemands, les idées allemandes avaient roulé et fait leur bruit et leur trouée chez nous. Depuis l’Empire de Napoléon, qui faisait forteresse à la frontière contre tout ce qui n’était pas français, l’Allemagne positivement nous avait envahis, et, chose lamentable ! c’était nous-mêmes qui lui avions ouvert nos portes. Elle était chez nous, non pas, comme à présent, dans deux départements, mais partout, et plus forte et plus incontestée qu’elle ne l’est présentement à Strasbourg ou à Metz. Philosophiquement et littérairement, l’Allemagne nous occupait. Elle avait subjugué l’imagination et l’opinion françaises. Celui qu’elle croit le plus grand de ses récents grands hommes (pour des raisons qu’on n’a point ici à examiner, cela la regarde !), Gœthe, son Bonaparte intellectuel, était entré, littérairement, en France, comme notre Bonaparte, à nous, était entré militairement chez elle. Seulement, pour Gœthe, pas de bataille de Leipsig. Envahis, il nous avait gardés. Plus heureux que le conquérant par les armes, le conquérant par la plume s’était établi, fortifié et étendu dans sa conquête… Et encore à cette mauvaise heure, quand nous avons l’épée de l’Allemagne à moitié dans le cœur, d’où nous ne pouvons l’arracher, Gœthe reste triomphant dans nos esprits, dont nous ne pouvons l’arracher davantage. Et d’ailleurs comment s’y prendrait-on pour l’en arracher ?… Ne faudrait-il pas mettre la main sur le collet de son génie, et qui l’oserait ?… Son génie, qui fait trembler ceux qui l’admirent, n’a jamais en France, que je sache, été… même discuté.

En résumé, voilà la France pour Gœthe et Gœthe pour la France. Qu’importe ce qu’il est pour les autres nations ! Mais, pour la nôtre, il importe de constater que c’est la France, plus qu’aucune autre, qui a le plus vivement poussé à cette gloire de Goethe, qui n’est pas seulement une gloire allemande, mais une gloire de l’esprit humain1. La France, seule, a fait plus pour cette gloire que l’Angleterre, par exemple, dont le sang saxon touche au sang germain dans ses veines, et quoique son Walter Scott ait traduit Gœthe et que son grand Byron lui ait dédié respectueusement son Manfred. La France a fait plus que l’Allemagne elle-même. Oui ! la France, la séductible France, qui s’éprend de toute chose et de toute personne étrangère, a européanisé la gloire de Gœthe. Sans elle, il serait encore dans le fossé de l’Allemagne. Mais elle a mis au service de sa gloire sa langue, qu’on entend et qu’on parle partout. Chose inouïe ! Napoléon lui-même, ce grand choqueur d’opinion publique, qui convenait, à Sainte-Hélène, d’avoir été renversé pour l’avoir choquée, — le même Napoléon qui devait trouver que le livre de madame de Staël sur l’Allemagne n’était pas assez français et qui le frappa de l’embargo de sa police, — eut sa minute de madame de Staël… « Vous êtes un homme, vous ! » dit-il un jour à Goethe. Qu’en savait-il ?… L’avait-il lu ? puisque Gœthe n’a jamais agi. Michelet vante ce mot qui vante Gœthe, et qui n’est qu’une flatterie, sous forme laconique et brusque, de l’ennemi de madame de Staël, ce jour-là tout aussi femme qu’elle ! Il était, comme elle, victime d’une gloire à laquelle il travaillait lui-même en y croyant.

Et pourquoi y croyait-il ?… Pourquoi la France y croyait-elle ?… Qu’y avait-il de plus contraire à l’esprit suraigu et à la netteté transcendante de l’esprit de Napoléon que cette grande nébuleuse de l’esprit de Gœthe, qui, du reste, n’embarrasse pas beaucoup ses adorateurs puisqu’ils la comparent à la Voie Lactée et en font un fourmillement d’indiscernables étoiles ? Et qu’y a-t-il de plus antipathique au génie clair, svelte, rapide et absolu de la France, que ce qu’on appelle — et peut-être pour l’éternité ! — le génie de Gœthe ?… Je sais bien que l’esprit français, l’esprit de la race, s’était laissé entamer bien avant l’avènement de Gœthe par l’idée protestante et philosophique dont l’Allemagne moderne et Gœthe sont sortis. Je sais bien que Diderot, le précurseur Diderot, avait bien préparé la gloire de Gœthe avec la sienne ; mais Voltaire, le seul homme du xviiie  siècle chez qui l’imbécille philosophie n’avait pas enniaisé l’esprit, resté français, Voltaire, qui méprisait Diderot, s’il avait vécu jusqu’au temps de Gœthe peut-être aurait-il respecté le Diderot allemand !

Toujours est-il que rien de pareil ne s’était vu dans l’histoire littéraire, et même dans aucune histoire. « Un homme s’est rencontré », a dit un jour Bossuet en parlant de Cromwell, — voulant, par cette forme frappante, exprimer l’étonnement que lui causait l’élévation d’un homme bien moins étonnant, dans son ordre de faits, que Gœthe dans le sien. Certes ! il serait par trop ridicule de les comparer. Seulement, l’homme qui étonnait Bossuet avait été soumis aux rudes épreuves que subissent tous, plus ou moins, ceux-là qui réussissent dans ce monde et y parviennent à la célébrité ou à la gloire. Il avait acheté la sienne — et c’est toujours plus qu’elle ne vaut — avec du temps, des efforts, des dangers, des misères. Gœthe, dont on peut dire aussi qu’un « homme s’est rencontré  » dans la littérature, n’a pas, lui, acheté la gloire à ce prix. Il s’est donné simplement la peine de naître, et tout de suite il a été heureux et glorieux… par les autres. Dès sa jeunesse, il fut célèbre. Le coup de pistolet de Werther fit partir un feu de file de coups de pistolet du même genre parmi toutes ces cervelles allemandes, qui, d’ailleurs, n’avaient pas grand’chose à brûler… Un succès comme celui de Werther ne se recommence pas ; mais, après ce coup de pistolet qui attira sur Gœthe l’œil de l’Allemagne, sa gloire était déjà fixée, et elle ne cessa de s’étendre démesurément jusqu’à sa plus extrême vieillesse et sans avoir plus de rides que l’inaltérable beauté de Ninon. Vous rappelez-vous cette peinture faite par un de ses admirateurs, ou peut-être par lui-même, le plus grand de tous ceux qu’il eut jamais, où il est représenté patinant sur je ne sais quelle rivière : « jeune et beau comme un Dieu dans la pelisse rouge de sa mère » ? Eh bien, à part la pelisse rouge, — et encore la Gloire ne lui a-t-elle pas passé cette veste de pourpre dans laquelle elle fagote ses favoris ! — c’est l’image de la vie de Gœthe que cet éblouissant patinage. Il a, en effet, patiné pendant quatre-vingts ans sur cette glace fragile de l’admiration des hommes, qui, pour lui, ne s’est jamais rompue, et, sans accident et sans arrêt, il a glissé et est entré, d’un seul trait continu, dans sa tranquille immortalité. Phénomène digne d’être observé et même étudié. Voltaire, qui vécut aussi quatre-vingts ans, Voltaire, l’heureux Voltaire, mais moins heureux que l’heureux Gœthe, eut assurément sur son siècle une influence plus grande, plus militante, et surtout plus activement spirituelle que le sentimental coup de pistolet de Werther, et cependant Voltaire ne régna pas toujours du même empire sur l’opinion. Il eut des hauts et des bas dans sa gloire. Ni ses tragédies ni ses autres écrits ne réussirent tous. Enfermé, jeune, à la Bastille, exilé plus tard, ou craignant de l’être (ce qui est la même chose, puisqu’il s’exila lui-même), Voltaire fut intellectuellement un guerroyant qui eut quelquefois des défaites. Il eût pu montrer des blessures. Mais Gœthe, non !

Gœthe ne connut ni les revers ni le danger. Assurément, il travailla trop pour qu’on puisse l’appeler le lazzarone de la célébrité ; mais l’opinion, dont il fut imperturbablement l’enfant gâté, mit ses rayons sur lui comme le soleil met les siens sur les gueux, et elle ne les lui retira jamais. Au lieu d’écrire Faust, ce travail de Pénélope de toute sa vie, il aurait ciré des bottes, que l’opinion charmée aurait proclamé qu’il les cirait avec génie et se serait même mirée avec amour dans son cirage… Tout lui servit, les circonstances aussi bien que l’opinion. Jérusalem se tua, et Gœthe tira un premier livre de son cercueil. Trente-six autres depuis, et dont pas un seul ne mérite l’énorme réputation dont tous jouissent, lui valurent d’être le roi absolu — le Re netto — de l’esprit au xixe  siècle. Cela ne prouvait pas pour le siècle. Il est vrai que l’empereur Napoléon, pendant quelque temps, lui fit un peu tort dans la renommée… Le fameux coup de pistolet de Werther fut légèrement couvert par les tonnerres de l’Empire, qui empêchaient d’entendre autre chose qu’eux. Pendant leur tapage, Gœthe, ce ver à soie de la gloire, se tint coi dans son cocon d’Allemagne. Mais, quand ces magnifiques tonnerres se turent, ce fut alors qu’il retentit.

Et si fort qu’on chercherait en vain à expliquer le phénomène d’une telle gloire par des causes générales plus ou moins puissantes, et qui, d’ordinaire, expliquent tout. Rien n’y suffirait, ni la décadence littéraire de la France, qui n’avait, au commencement du siècle, de l’ancien esprit français (madame de Staël et Chateaubriand exceptés), que les dernières gouttes qui tombent du toit après la pluie, ni le besoin de nouveauté enfantine qui nous emporte vers toute chose nouvelle avec notre délicieuse frivolité séculaire, ni cette espèce de catinisme intellectuel toujours prêt à se donner au premier venu, — qui nous fit Anglais à la fin du xviiie  siècle, comme il nous avait faits Latins Grecs, Italiens et Espagnols, dans les siècles précédents, et qui, pour l’heure, nous faisait Allemands, en attendant que quelque autre littérature nous fît autre chose. Toujours est-il que nous devînmes Allemands de pied en cap, et que nous mîmes à nous faire lourds cette souplesse d’Alcibiade qui nous distingue. Ce fut un instant à ne pas reconnaître la France ! Cousin continua dans la philosophie ce que madame de Staël avait commencé dans la littérature. Cousin, ce grand indigent philosophique, qui avait demandé l’aumône à la porte de la philosophie écossaise, la demanda à la porte de la philosophie allemande, et Hégel lui donna ; et ce fut Cousin, lui plus que personne (était-ce de reconnaissance ?), qui égara l’esprit français — si clair même quand il est profond — dans la brume épaisse de ces systèmes où l’on voit tout ce qu’on veut y voir, comme dans la musique et les nuages…

De son côté, le Romantisme, en train d’accomplir, vers ce temps, la révolution dont nous sommes sortis, accepta, dans l’ébriété de sa jeune vie, — car il était la vie alors ! — la poésie de l’Allemagne, comme l’éclectisme avait accepté sa philosophie ; et, d’enthousiasme, il prit Gœthe et Schiller sur le pied où l’Allemagne les prenait tous les deux : grands, mais inégaux, Gœthe devant toujours être « l’incomparable Gœthe » même en France, où Schiller, cependant, pour l’emporter sur lui, avait trois qualités d’un effet toujours certain sur l’aimable sensibilité française : il était pulmonique, sentimental et philanthrope. Gœthe, le bien portant et le dur à cuire, n’avait rien de tout cela, et le Romantisme ne l’en proclama pas moins supérieur à Schiller, et (il n’eut pas peur de cette monstrueuse hyperbole !) le Shakespeare du Xixe  siècle !! Eh bien, le croira-t-on ? le croirez-vous, races futures ? c’est ce Shakespeare-là qu’il est resté !… Après des années, après la fuite de ce char rapide des années qui passe sur tout et entraîne tout, quand le Romantisme a été mort et enterré comme Malbrough s’en va-t’en guerre (il y était allé !), Gœthe est resté dans le préjugé, comme dans un marbre impossible à entamer, le Shakespeare du monde moderne, et, que dis-je ? il a été plus que Shakespeare !!! Shakespeare, après tout, ne fut qu’un sublime isolé de génie, qui ne savait pas ce qu’il faisait, qui avait le génie comme on a la respiration, mais Gœthe, qui le savait, lui ! qui travaillait son souffle comme un flûtiste travaille le sien pour le faire passer dans le petit trou de sa flûte, est devenu plus qu’un homme et plus que Shakespeare. Il est devenu une grande chose ! De personne il a passé système ; d’idée concrète il a passé idée générale ; on l’a invoqué comme la philosophie même de l’art ! Il a eu la majesté de cette abstraction.

Il n’a plus été Gœthe : il a été « le Gœthisme ». Ce nom ridicule n’a pas encore été écrit, mais on l’écrira… Et pourquoi pas ?… Kant a fait le kantisme ; Spinoza, le posthume Spinoza, à fait le spinozisme. Gœthe est comme eux un chef d’école, le chef d’une école métaphysico-littéraire. Tout ce qui a de bonnes raisons pour vouloir que l’art soit sans âme est gœthiste de fondation. Théophile Gautier l’a été. Baudelaire aussi. Sainte-Beuve vieillissant le devint, — car, jeune, il écrivait Joseph Delorme, et il était vivant (malsain, sentant le carabin et l’hôpital, mais vivant !). Présentement sont goethistes — qu’ils le sachent ou qu’ils l’ignorent ! — M. Leconte de l’Isle et M. Flaubert, et tous ces petits soldats en plomb de la littérature qui se sont appelés eux-mêmes orgueilleusement « les Impassibles ». Réalistes d’hier et Naturalistes d’aujourd’hui relèvent tous, plus ou moins, de Gœthe, sa théorie de l’art pour l’art ayant abouti pour les esprits grossiers, mais conséquents, à la théorie de la nature pour la nature, qui, au fond, est absolument la même chose. Gœthe, qui a remplacé l’inspiration par l’étude, la combinaison et le remaniement perpétuel, doit être naturellement le Dieu des secs et des pédants. Les professeurs l’adorent. Ils voient tout dans cette bouteille d’encre. Philarète Chasles, qui était critique, mais aussi professeur, avait assez d’esprit pourtant pour oser être libre en jugeant Goethe2, mais il n’a exprimé sur lui que l’admiration la plus plate et la plus servile. Traduit et retraduit, commenté et recommenté, Goethe donne la sensation d’être pères à tous les chapons littéraires qui couvent des oeufs qu’ils n’ont pas pondus… La durée de sa gloire a donc pour garantie l’impuissance de ceux qui l’admirent. Et ne croyez pas que cette gloire soit un engouement ! Le propre de l’engouement c’est de passer vite ; car, s’il durait, on étoufferait. Mais qu’est-ce qu’un engouement qui dure et dont on ne meurt pas, un engouement immobilisé ?… Voyez plutôt ! En l’an de grâce 1866 (plus de trente ans après la mort de Gœthe !), M. Caro, professeur de philosophie, s’escrimait contre les moulins à vent de la pensée de Gœthe comme s’ils commençaient à tourner, et dans un gros livre, de forte prétention, intitulé La philosophie de Gœthe, il recherchait péniblement quelle avait dû être cette philosophie et ne le trouvait pas. Plus tard encore, en novembre 1879, M. Blaze de Bury, écrivain de la Revue des Deux Mondes (cela pèse un professeur), y publiait un article sur Goethe qui serait sans excuse si M. Blaze de Bury n’avait pas été toute sa vie le traducteur de Gœthe, en prose et même en vers. Prépotence ancrée jusqu’au fond de la crédulité humaine, mais redoutable. Il faut bien qu’on le sache pour s’en garantir ! Qui touche à Gœthe touche à la reine ou à la hache. Un jour, l’auteur de l’étude que voici — à propos du livre d’Eckermann qui venait de paraître — risqua sur Gœthe un premier mot dont ce livre sera le second. C’était dans un journal qui appartenait, d’opinion, au gouvernement d’alors. Sainte-Beuve, un des licteurs de Gœthe, voulut faire sentir au critique irrévérent le fil de cette hache qui est Gœthe. Haletant, frémissant, ses belles oreilles rouges violettes de colère, Sainte-Beuve, dénonciateur par une admiration qui fait tout pardonner, alla se plaindre au ministre dont il était le Triboulet. C’était Persigny, lequel avait autrefois traduit Gœthe. L’amuseur ministériel tombait bien ! Immédiatement justice fut faite, et la porte du journal où il écrivait fut fermée à l’auteur de l’article, pour avoir manqué, dans l’auguste personne de Gœthe, à la littérature française et au gouvernement français3 !

Aujourd’hui que l’Empire n’est plus, — ni Sainte-Beuve, — ni Persigny, — ni même sa traduction parfaitement oubliée, — et que la République a pour prétention de nous dégermaniser, souffrira-t-on sans crier la netteté de l’opinion écrite ici sur Gœthe ? Franchement, l’auteur de cette étude ne le croit pas. Il connaît trop la force des choses admises, et qui est plus admis parmi les évidences indéniables que le génie de Gœthe ?… Il connaît trop la rengaine des lâches, inventée pour dormir tranquilles : on ne remonte pas le courant de l’opinion publique.

Mais qu’importe, si on l’a troublé !

Chateaubriand a dit, en parlant d’un homme plus grand que Gœthe, qu’il a jugé : « Je ne veux pas être une sotte grue et tomber du haut mal de l’admiration. »

Eh bien, ni moi non plus !

J. B. d’A.