XXXIVe entretien.
Littérature, philosophie, et politique de la Chine
I
Les circonstances aujourd’hui nous commandent le sujet. Nous avions préparé depuis longtemps ces entretiens littéraires sur la Chine ; comme tous ceux qui l’ont profondément étudiée, nous l’admirons.
Quittons donc un moment l’Europe et les Indes, terres de l’imagination, traversons le Thibet qui sépare d’une muraille presque perpendiculaire de glace les deux plus vastes empires du monde, et jetons un regard profond sur la Chine, ce pays de la raison par excellence.
La littérature en Chine est presque entièrement politique et législative.
Après la religion et la philosophie, la politique est la plus haute application de la littérature aux choses humaines. C’est donc là surtout qu’il faut étudier la littérature politique. Cette étude nous conduira aux plus hautes théories du gouvernement des sociétés. Il y a loin de là, sans doute, aux futiles questions d’art, de langue, de prose ou de vers ; mais l’art, la langue, la prose ou les vers ne sont que les formes des idées ; c’est le fond qu’il faut d’abord considérer, si nous voulons que ce cours de littérature universelle soit en même temps un cours de pensée et de raison publique.
Nous allons dire ici toute notre pensée sur la politique ; on va voir que cette pensée n’est pas plus anarchique que celle de Montesquieu, et beaucoup moins chimérique que celle de Fénelon. Laissons l’utopie aux vers : la prose est la langue de vérité.
II
Le chef-d’œuvre de l’humanité, selon nous, c’est un gouvernement.
Réunir en une société régulière une multitude d’êtres épars qui pullulent au hasard sur une terre sans possesseurs légitimes et reconnus ;
Combiner assez équitablement tous les intérêts divergents ou contradictoires de cette multitude pour que chacun reconnaisse l’utilité de borner son intérêt propre par l’intérêt d’autrui ;
Extraire de toutes ces volontés individuelles une volonté générale et commune qui gouverne cette anarchie ;
Proclamer ou écrire cette volonté dominante en lois qui instituent des droits sociaux conformes aux droits naturels, c’est-à-dire aux instincts légitimes de l’homme sortant de la nature pour entrer dans la société ;
Sanctifier ces lois par la plus grande masse de justice qu’il soit possible de leur faire exprimer, en sorte que la conscience, cet organe que le Créateur nous a donné pour oracle intérieur, soit forcée de ratifier même contre nos passions la justice de la loi ;
Faire régner avec une autorité impartiale et inflexible cette loi sur nos iniquités individuelles, sur nos résistances, nos empiétements, nos répugnances ; lui créer un corps, des membres, une main dans un pouvoir exécuteur et visible chargé de faire aimer, respecter et craindre la loi ;
Armer ce pouvoir exécuteur de toute la force nécessaire pour réprimer les atteintes individuelles ou collectives contre la loi, sans l’investir néanmoins de prérogatives assez absolues pour qu’il puisse lui-même se substituer à la loi et faire dégénérer cette volonté d’un seul contre tous en tyrannie ;
Échelonner, si l’empire est grand, les corps ou les magistratures, religieuse, civile, judiciaire, administrative, de telle sorte que chaque province, chaque ville, chaque maison, chaque citoyen, trouve à sa portée la souveraineté de l’État prête à lui distribuer sa part d’ordre, de sécurité, de justice, de police, de service public, de vengeance même si un droit est violé dans sa personne ;
Faire contribuer dans la proportion de son intérêt et de sa force chacun des membres de la nation aux services onéreux que la nation exige en obéissance, en impôt, en sang, si le salut de la communauté exige le sang de ses enfants ;
Créer au sommet de cette hiérarchie d’autorités secondaires une autorité suprême, soit monarchique, c’est-à-dire personnifiée dans un chef héréditaire, soit aristocratique, c’est-à-dire personnifiée dans une caste gouvernementale, soit républicaine, c’est-à-dire personnifiée dans un magistrat temporaire élu et révocable par l’unanimité du peuple : voilà le chef-d’œuvre de cette création d’un gouvernement par l’homme.
Ce gouvernement, Dieu l’a donné tout fait par instinct à diverses tribus d’animaux, tels que les fourmis et les abeilles ; il a laissé aux hommes le mérite de l’inventer, de le choisir, de le changer, de l’approprier à leur caractère et à leurs besoins, et de se faire à eux-mêmes leur propre sort, en se faisant un gouvernement plus ou moins conforme à la conscience, à la justice, à la raison.
Telle est notre pensée sur la sainte institution de ce qu’on appelle un gouvernement.
III
Cette liberté que Dieu a laissée à l’homme de se choisir et de se façonner un gouvernement est ce qui constitue le plus sa dignité morale parmi les êtres créés.
Tout gouvernement est une intelligence en travail et une morale en action.
Si l’homme n’avait que des instincts comme les animaux, il n’aurait qu’une forme de société immuable ; c’est parce que l’homme est doué de la raison et de la liberté qu’il éprouve, transforme et améliore sans cesse ses gouvernements.
Les questions de gouvernement sont donc, par leur importance, celles sur lesquelles les hommes ont le plus parlé, discuté, écrit ; ce que les hommes de tous les siècles ont écrit sur les gouvernements et sur la société est ce que nous appelons la littérature politique. Les livres primitifs de l’Inde sont pleins de règles et de maximes qui touchent au régime des sociétés. La Bible est tantôt un code de république, tantôt un code de monarchie, tantôt un code de théocratie ou de gouvernement sacerdotal et monarchique à la fois comme était l’Égypte chez qui les Hébreux en avaient vu le modèle. Mais de tous les pays où l’homme a agité pour les résoudre ces grandes théories des sociétés, la Chine antique est évidemment celui où la raison humaine a le mieux approfondi, le mieux résolu et le mieux appliqué les principes innés de l’organisation sociale. La sagacité, l’expérience et le génie de ces philosophes politiques dépassent les Machiavel, les Montesquieu, les J.-J. Rousseau, ces littérateurs politiques de notre Europe.
Nous savons qu’une telle assertion fera sourire au premier aperçu notre orgueil européen et notre ignorance populaire, toujours prêts à sourire et à railler quand on prononce le nom de la Chine ; mais nous ne nous laisserons pas intimider par ce mépris préconçu contre la plus vaste et la plus durable agrégation d’êtres humains qui ait jamais subsisté en unité nationale ou en ordre social sur ce globe.
Nous avons étudié impartialement pendant trente ans ces institutions qui régissent trois cent millions d’hommes ; nous plaignons ceux qui n’ont que des dédains et des sourires en présence du phénomène de la Chine antique et moderne, empire plus étendu, plus peuplé, plus policé, plus industrieux que l’Europe entière. Ils jugent ridiculement ce peuple ancêtre sur quelques grotesques en porcelaine, jouets d’enfants qu’on vend à Canton aux matelots de nos navires. Que penseraient-ils des publicistes chinois s’ils nous jugeaient nous-mêmes, nous Européens, sur ces caricatures, ignobles débauches d’art, qu’on dessine à Londres ou à Paris pour défigurer nos grands hommes et pour dérider nos populaces ?
IV
Aristote n’a fait que l’analyse des formes de gouvernement usitées de son temps parmi les nations asiatiques ou grecques auxquelles les institutions et le nom même de la Chine étaient inconnus.
Platon n’a fait qu’une utopie politique n’ayant pour base que des songes dorés et incohérents au lieu de fonder ses institutions sur la nature de l’homme, sur l’histoire et sur l’expérience, seuls éléments d’ordre social.
Les Indes et la Perse n’avaient d’autres théories de gouvernement que l’autorité absolues dans les rois, l’obéissance servile et consacrée dans les sujets, les privilèges de naissance et les hiérarchies infranchissables entre les castes.
Les Romains n’ont eu d’autre droit public que le droit du plus ambitieux et du plus armé sur le plus faible ; conquérir, spolier et posséder par la gloire, c’est toute leur politique. La conscience et la morale ont été de vains noms pour eux dans leurs théories de gouvernement. Des maîtres et des esclaves, des conquérants et des conquis, c’est tout le monde romain. Ils ont fait beaucoup de lois, mais ce sont des lois athées, des lois de propriété, des lois d’héritage, des lois de famille, des lois d’administration, aucunes lois vraiment divines et humaines selon la grande acception de ces deux mots ; race de brigands qui s’est contentée de bien distribuer les dépouilles du monde.
Le christianisme qui, en promulguant le dogme d’égalité, de justice et d’amour, aurait dû changer la politique romaine a eu peu d’influence jusqu’à ces derniers temps sur les institutions sociales des peuples. Il avait dit un mot qui désintéressait la politique de la religion : « Rendez à César ce qui est à César » ; il s’était borné à promulguer la morale de l’individu sans s’immiscer dans la morale de l’État, c’est-à-dire dans le gouvernement ; il pouvait sanctifier le sujet pendant que le prince était dépravé. Mais de la conscience privée le christianisme devait finir par s’élever dans la conscience publique par l’universalisation de ses principes de justice réciproque. Sa philosophie fraternelle commence à peine à être sensible dans la législation et dans la politique ; son ère gouvernementale n’est pas encore venue même dans la littérature d’état.
Machiavel, le grand publiciste de l’Italie, est païen dans ses principes de gouvernement ;
Montesquieu, le grand publiciste de la France au dix-huitième siècle, est romain ;
Thomas Morus, en Angleterre, est chimérique : c’est un Platon britannique rêvant dans le brouillard comme son maître Platon rêvait dans la lumière du cap Sunium ;
Bossuet est hébreu ;
Fénelon est cosmopolite et imaginaire ;
Jean-Jacques Rousseau, dans son Contrat social et dans ses plans de constitution pour la Pologne ou pour la Corse, est le plus inexpérimental des législateurs. Il n’y a pas une de ses lois qui se tienne debout sur des pieds véritablement humains ; il fait dans le Contrat social la législation des fantômes, comme il fait dans l’Émile l’éducation des ombres, et dans la Nouvelle Héloïse, il ne fait que l’amour des abstractions ayant pour passion des phrases. Son Contrat social porte tout entier à faux sur un sophisme qu’un souffle d’enfant ferait évanouir. Il suppose que l’origine des gouvernements a été un traité après mûre délibération entre les premiers hommes déjà suffisamment philologistes et suffisamment citoyens pour connaître, définir et formuler savamment leurs droits et leurs devoirs réciproques. Il construit sur ce rêve une pyramide d’autres rêves qui, partant tous d’un principe faux, arrivent aux derniers sommets de l’absurde et de l’impossible en application. La passion chrétienne et sainte de l’égalité démocratique dont il était animé donne seule une valeur morale à cette utopie du Contrat social. C’est une bonne pensée accouplée à une risible chimère. Il en sort un monstre de bonne intention ; on estime le philosophe, on a pitié du législateur politique.
Mirabeau seul était grand politique, mais il était vicieux ; le vice chez lui a servi l’éloquence, mais il a vicié et stérilisé le génie.
V
Les littérateurs politiques plus récents, tels que M. de Bonald, M. de Maistre et leurs sectaires, hommes de réaction et non d’idées, sont tout simplement des contre-sophistes. Ils ont pris en tout le contrepied de Thomas Morus, de Fénelon, des publicistes de l’Assemblée constituante française. Tous deux sont des tribuns posthumes et éloquents de l’aristocratie et de la théocratie, le premier a sacrifié les peuples aux rois, le second a sacrifié les rois même aux pontifes. Pour que la première théorie, celle de M. A. Bonald, fût vraie, il fallait que Dieu eût créé les rois infaillibles, d’une autre chair que celle des peuples ; pour que la seconde de ces théories, celle de M. de Maistre, fût applicable, il fallait que Dieu, souverain visible et présent partout, gouvernât lui-même les sociétés civiles par des oracles surnaturels contre l’autorité desquels le doute fût un blasphème et la désobéissance un sacrilège. Or, comme l’esprit humain ne pouvait se plier à cette abdication de sa liberté morale et déclarer la révélation sacerdotale en permanence dans la politique de tout l’univers, il fallait la force sans raisonnement et sans réplique pour contraindre l’esprit humain, il fallait le bourreau pour dernier argument de conviction. Aussi le dernier de ces littérateurs politiques, de Maistre, n’a-t-il pas reculé devant cette divinisation du glaive ; un cri d’horreur lui a en vain répondu du fond de toutes les consciences, il a ses disciples qui confessent sa foi, disciples qui maudissent à bon droit les philosophes démocratiques de l’échafaud et de la Convention, mais que la même logique conduirait fatalement aux mêmes crimes si leur nature ne s’interposait entre leurs théories et leurs actes. Nous n’aurions à choisir, si nous écoutions ces sophistes, qu’entre le sang versé à flots au nom du peuple et le sang versé à torrents au nom de Dieu !
VI
Enfin dans ces derniers temps la théorie des gouvernements a été chez quelques hommes scandaleux d’audace jusqu’à nier les gouvernements eux-mêmes, c’est-à-dire jusqu’à proclamer sous le nom d’anarchie la liberté illimitée de chaque citoyen dans l’État.
Cette théorie, plus digne selon nous du nom de démence que du nom de science, n’a qu’un nom qui puisse la caractériser, c’est l’athéisme de la loi, ou plutôt c’est le suicide des gouvernements et par conséquent le suicide de l’homme social.
Les écrivains politiques en état de frénésie ou de cécité qui se sont faits les organes de cette théorie de la liberté illimitée, et qui ont été assez malheureux pour se faire des adeptes, n’ont pas réfléchi que tout jusqu’à la plume avec laquelle ils niaient la nécessité de la loi était en eux un don, un bienfait, une garantie de la loi ; que l’homme social tout entier n’était qu’un être légal depuis les pieds jusqu’à la tête ; qu’ils n’étaient eux-mêmes les fils de leurs pères que par la loi ; qu’ils ne portaient un nom que par la loi qui leur garantissait cette dénomination de leur être, et qui interdisait aux autres de l’usurper ; qu’ils n’étaient pères de leurs fils que par la loi qui leur imposait l’amour et qui leur assurait l’autorité ; qu’ils n’étaient époux que par la loi qui changeait pour eux un attrait fugitif en une union sacrée qui doublait leur être ; qu’ils ne possédaient la place où reposait leur tête et la place foulée par leurs pieds que par la loi, distributrice gardienne et vengeresse de la propriété de toutes choses ; qu’ils n’avaient de patrie et de concitoyens que par la loi qui les faisait membres solidaires d’une famille humaine immortelle et forte comme une nation ; que chacune de ces lois innombrables qui constituaient l’homme, le père, l’époux, le fils, le frère, le citoyen, le possesseur inviolable de sa part des dons de la vie et de la société, faisaient, à leur insu, partie de leur être, et qu’en démolissant tantôt l’une tantôt l’autre de ces lois, on démolissait pièce à pièce l’homme lui-même dont il ne resterait plus à la fin de ce dépouillement légal qu’un pauvre être nu, sans famille, sans toit et sans pain sur une terre banale et stérile ; que chacune de ces lois faites au profit de l’homme pour lui consacrer un droit moral ou une propriété matérielle était nécessairement limitée par un autre droit moral et matériel constitué au profit d’un autre ou de tous ; que la justice et la raison humaine ne consistaient précisément que dans l’appréciation et dans la détermination de ces limites que le salut de tous imposait à la liberté de chacun ; que la liberté illimitée ne serait que l’empiétement sans limite et sans redressement des égoïsmes et des violences du plus fort ou du plus pervers contre les droits ou les facultés du plus doux ou du plus faible ; que la société ne serait que pillage, oppression, meurtre réciproque ; qu’en un mot la liberté illimitée, cette soi-disant solution radicale des questions de gouvernement tranchait en effet la question, mais comme la mort tranche les problèmes de la vie en la supprimant d’un revers de plume ou d’un coup de poing sur leur table de sophistes. Ces sabreurs de la politique, ces proclamateurs de la liberté illimitée démoliraient plus de sociétés et de gouvernements humains en une minute et en une phrase que la raison, l’expérience et la sagesse merveilleuse de l’humanité n’en ont construit en tant de siècles ! La liberté illimitée c’est l’anarchie : l’anarchie n’est pas une science, c’est une ignorance et une brutalité.
Ces sophismes ne sont que des tyrannies qui changent de nom sans changer de moyens. Mais la pire des tyrannies serait un bienfait en comparaison de la liberté illimitée, cette tyrannie de tous contre tous !
On rougit de la logique, de la parole et du talent en voyant employer la logique, la parole et le talent à professer de tels suicides.
Cherchons donc ailleurs une littérature politique émanant des instincts primordiaux de l’homme et puisant ses principes dans la nature pour les développer par la raison.
Cette littérature de la sagesse sociale pratique, il faut l’avouer, ce n’est ni aux Indes, ni en Égypte, ni en Grèce, ni en Europe que nous la trouverons approchant le plus de sa perfection, c’est en Chine. Nous allons essayer de vous le démontrer, non par des considérations systématiques qui n’auraient d’autre autorité que celle d’une opinion, mais par des textes et par des faits, ces arguments sans réplique.
VII
Dépouillez-vous un moment de tout préjugé de patrie, de lieu, de race et de temps, et demandez-vous dans le silence de votre âme :
1º Quel est le plus instinctif et le plus naturel des gouvernements à la naissance des sociétés ? Vous vous répondrez : C’est le gouvernement paternel.
2º Quel est le plus noble et le plus progressif des gouvernements ? Vous vous répondrez : C’est le gouvernement de l’intelligence, c’est-à-dire celui qui donne la supériorité aux plus capables.
3º Quel est le plus juste des gouvernements ? Vous vous répondrez : C’est le gouvernement unanime, c’est-à-dire celui qui gouverne au profit du peuple tout entier, qui ne fait point acception de classes, de castes, de privilégiés de la naissance ou du sang, mais qui ne reconnaît dans tous les citoyens que le privilège mobile et accessible à tous de l’éducation, du talent, de la vertu, des services rendus ou à rendre à la communauté.
4º Quel est le gouvernement le plus moral ? Vous vous répondrez : C’est celui qui puise toutes ses lois dans le code de la conscience, ce code muet écrit en instincts dans notre âme par Dieu.
5º Quel est le gouvernement le plus propre à développer en lui et dans le peuple, la raison publique ? Vous vous répondrez : C’est celui qui, au lieu de porter des décrets brefs, absolus, non motivés et souvent inintelligibles pour les sujets obligés de les exécuter, raisonne, discute, motive longuement et éloquemment, dans des préambules admirables, chacun de ses décrets, en fait sentir le motif, la nécessité, la justice, l’urgence, en un mot les fait comprendre afin de les faire ratifier par la raison publique.
6º Quel est le gouvernement le plus capable d’élever la plus grande masse d’hommes possible à la plus grande masse de lumière possible ? Vous vous répondrez : C’est celui qui ne permet à aucun homme de rester une brute, qui base tous les droits des citoyens sur une éducation préalable et qui flétrit l’ignorance volontaire comme un crime envers l’Être suprême, car Dieu nous a donné l’intelligence pour la cultiver.
7º Quel est le gouvernement le plus lettré ? Vous vous répondrez : C’est celui qui fait de la culture des lettres la condition de toute fonction publique dans l’État, et qui d’examen en examen extrait de la jeunesse ou de l’âge mûr et même de la vieillesse, les disciples les plus consommés en sagesse, en science, en lettres humaines, pour les élever de grade en grade dans la hiérarchie des dignités ou des magistratures de l’État.
8º Quel est le plus religieux des gouvernements ? Vous vous répondrez : C’est celui qui, après avoir donné par une éducation universelle, philosophique, historique et morale, à l’homme les moyens de penser par lui-même, respecte ensuite dans cet homme la liberté de se choisir le culte qui lui paraîtra le plus conforme à sa raison individuelle ; c’est le gouvernement qui laissera libre l’exercice des différents cultes dans l’État, sauf les cultes qui attenteraient à l’État lui-même dans sa sûreté politique, dans sa police ou dans ses mœurs.
9º Enfin quel est le gouvernement présumé légitimement le plus parfait et le plus conforme à la nature humaine civilisée et civilisable ? Vous vous répondrez : C’est celui qui a réuni la plus grande multitude d’hommes sous les mêmes lois et sous la même administration, qui les a fait multiplier davantage en nombre, en agriculture, en arts, en industrie, qui a émoussé le plus chez eux l’instinct sauvage et brutal de la guerre, et qui enfin a fait subsister le plus longtemps en société et en nation un peuple de quatre cent millions de sujets et de quarante siècles !
Je pourrais poursuivre indéfiniment cette définition par demande et par réponse de la nature du meilleur gouvernement ; je vous interrogerais pendant un siècle que vous me répondriez toujours comme j’ai répondu ici pour vous, parce que ces réponses sont de bonne foi, de bon sens et de conscience.
VIII
Eh bien, il y a eu et il y a encore les vestiges d’un gouvernement humain qui accomplit toutes les conditions que nous venons d’énumérer ici : un gouvernement qui régit un cinquième de l’espèce humaine dans un ordre, dans un travail, dans une activité et en même temps dans un silence à peine interrompu par le bruit des innombrables métiers, industries, arts qui nourrissent l’empire ; un gouvernement qui méprise trop pour sa sûreté les arts de la guerre, parce que en soi la guerre lui paraît être le plus grand malheur de l’humanité ; un gouvernement qui a été conquis à cause de ce mépris des armes, mais qui s’est à peine aperçu de la conquête, et qui, par la supériorité de ses lois, a subjugué et assimilé à lui-même ses conquérants.
Ce gouvernement, je le répète, c’est celui de la Chine antique.
Et j’ajoute :
Le gouvernement de la Chine, c’est sa littérature.
La littérature de la Chine, c’est son gouvernement.
Les lettres et les lois sont une seule et même chose dans ce vaste empire.
Quand vous savez ses livres, vous savez sa politique ;
Quand vous savez sa politique, vous savez ses lois.
IX
Comment ce phénomène si unique de l’identification complète de la raison publique et du gouvernement, de la pensée privée et de l’action sociale s’est-il opéré entre le Thibet et la grande Tartarie, aux antipodes de notre monde occidental ? C’est ce que nous allons essayer d’examiner sans parvenir jamais à le découvrir avec évidence.
Pour le découvrir avec évidence, il faudrait connaître l’origine du peuple primitif de la Chine et le suivre pas à pas au flambeau de l’histoire depuis son berceau jusqu’à sa décadence actuelle (décadence militaire, entendons-nous bien).
Or, bien que la Chine soit le pays le plus historique de tous les pays du globe, puisqu’il écrit depuis qu’il existe, et qu’il écrit jour par jour par ses mains les plus officielles et les plus authentiques, ce peuple n’en commence pas moins, comme toutes les races humaines, par le mystère.
Chacun des savants qui ont étudié la Chine a fait à cet égard son système, son hypothèse, sa chronologie ; nous avons lu toutes ces hypothèses, tous ces systèmes, toutes ces chronologies ; vaine étude, inutile recherche : aucune de ces suppositions n’est prouvée▶, aucune n’est même plus vraisemblable que l’autre ; l’un affirme, l’autre nie, un troisième conjecture, nul ne sait. L’orgueil est le péché de la science, et c’est par l’orgueil qu’elle croula. Elle ne veut pas dire de bonne foi le grand mot de tout, le grand mot des hommes : j’ignore, et c’est pour ne pas vouloir confesser l’ignorance dans ce qu’elle ne peut pas savoir qu’elle perd son autorité et son crédit dans ce qu’elle sait. Ne l’imitons pas et disons franchement, après de longues et sincères applications d’esprit à cette question d’histoire et de philosophie, que l’origine du peuple chinois est une énigme. Dieu s’est réservé ces mystères, et le lointain est le voile que l’homme ne soulève pas.
Voici à cet égard tout ce que nous savons et tout ce qu’il est possible de savoir.
X
Dans une profondeur d’antiquité dont nous n’essayerons pas de calculer les siècles, le peuple chinois apparaît non pas comme un peuple jeune et naissant à la civilisation, aux lois, aux arts, à la littérature, mais comme un peuple déjà vieux ou plutôt comme le débris d’un peuple primitif, déjà consommé en expérience et en sagesse, peuple échappé en partie à quelque grande catastrophe du globe.
S’il y a un fait historique consacré par toutes les mémoires ou traditions unanimes des peuples, c’est le fait d’un déluge universel ou partiel du globe, déluge qui submergea les plaines avec leurs cités et leurs empires, et après lequel il y eut sur la terre comme une renaissance de la race humaine dont une partie avait échappé à la submersion de sa race.
Soit que la prodigieuse élévation des plateaux de l’Himalaya et du Thibet, qui dépasse de tant de milliers de coudées les cimes mêmes des Alpes, eût sauvé, comme quelques auteurs l’ont pensé, de l’inondation quelque peuple de la haute Asie, peuple redescendu après l’écoulement des eaux dans la Chine ; soit que quelque grand sauvetage de l’humanité, dont l’arche de Noé flottant et abordant sur les montagnes de l’Arménie est l’explication biblique, se fût opéré pour les peuples voisins de la grande Tartarie, les Chinois n’apparaissaient en Chine que comme des naufragés du globe qui viennent s’essuyer et essuyer le sol tout trempé de l’inondation à de nouveaux soleils.
C’est un peuple qui paraît antédiluvien et qui semble rapporter une civilisation et une littérature antédiluviennes comme lui, à sa nouvelle patrie au pied du Thibet.
Est-ce une branche immense de la famille de Noé ou de quelque autre Deucalion de l’Inde ou de la Tartarie ? Est-elle venue des steppes de cette Tartarie qui lui a envoyé depuis tant de suppléments de population et de conquérants ? Est-elle venue de l’Inde par les gorges de l’Himalaya et par les pentes escarpées du Thibet dans ce vaste bassin de la Chine, grand comme l’Europe entière ? Chacun, suivant sa science, suivant son imagination, suivant sa foi et suivant son livre profane ou sacré, peut conjecturer ou croire. Le mystère de la première origine du peuple chinois n’en est pas moins impénétrable à l’œil purement humain.
XI
Et comme si le mystère de l’origine d’un si grand peuple ne suffisait pas pour nous confondre, le mystère d’un livre qui paraît aussi ancien que la race elle-même s’y surajoute. Les premiers chefs et les premiers sages chinois, pendant qu’ils sont occupés à faire écouler les eaux de leur déluge des basses terres de leur empire, apparaissent dès le premier jour des livres à la main.
Ces livres, ce sont les Kings, livres sacrés, espèce de Védas de l’Inde, triple recueil religieux, législatif, littéraire, poétique même ; il contient les dogmes, les rites, les lois, les chants d’un peuple anéanti et renaissant.
Ici l’esprit s’abîme dans le doute en présence de ces livres mystérieux, préservés peut-être des eaux sur quelque cime ou sur quelque arche flottante pour renouer le nouveau peuple chinois au vieux peuple de ses ancêtres submergés. Quoi ? un livre ? une langue faite, parfaite et immuable ? ce chef-d’œuvre du temps seul ? une morale écrite ? une politique raisonnée ? des rites institués ? des maximes, cette lente filtration de la sagesse des peuples à travers les âges ? une littérature consommée ? une poésie rythmée avec un art où l’esprit et l’oreille combinent le sens et la musique dans un accord merveilleux ? et tout cela déjà conçu, écrit, noté, compris, chanté au moment où un peuple en apparence neuf, ou sorti des marais du déluge, se répand pour la première fois sur la terre ?
XII
Explique qui pourra ce phénomène, mais ce phénomène est un fait irréfutable. Nous avons lu souvent et attentivement tout ce qui a été écrit sur ce livre sacré des Kings et une partie de ce que leur commentateur Confucius en a extrait ; il est impossible d’y méconnaître l’empreinte d’une vétusté de civilisation, de sagesse morale et d’industrie humaine qui reporte la pensée au-delà des bornes et des dates du monde européen. Les travaux classiques et sincères des savants jésuites qui habitèrent pendant soixante ans (sous Louis XIV) le palais des empereurs de la Chine, qui compulsèrent toutes les bibliothèques de l’empire et qui traduisirent tous ces principaux monuments littéraires, parlent de ces livres sacrés de la Chine comme nous en parlons.
Le père Amyot, qui sait autant qu’Aristote et qui écrit à s’y méprendre comme Voltaire, en cite de longs fragments dans ses Mémoires pleins de sagacité. Nous citerons nous-même dans la suite de cette étude son admirable histoire de la vie et des œuvres littéraires de Confucius. Voici ce qu’un des savants religieux chinois, chrétien compagnon du père Amyot, écrit lui-même sur les Kings :
« Les livres des Babyloniens, dit-il, des Assyriens, des Mèdes, des Perses, des Égyptiens et des Phéniciens ont été ensevelis avec eux sous les ruines de leur monarchie. Les savants de l’Europe ont beau élever la voix pour célébrer ces anciennes nations, ils ne peuvent presque en parler que d’imagination, puisqu’ils ne les connaissent que par des étrangers qui, les ayant connues trop tard, n’en ont parlé que par occasion, et ont laissé beaucoup d’obscurités dans les fragments disparates qu’ils ont recueillis de leur histoire. Qu’on ne juge donc pas de ce qui nous reste de l’histoire des premiers siècles de notre monarchie par les immenses annales des petits royaumes modernes, mais par ce qu’ont conservé les autres peuples de l’histoire de la haute antiquité. Quoique ce que nous avons en ce genre se réduise en un petit nombre de volumes, on sera étonné qu’ils aient échappé à tant de naufrages.
On l’a déjà dit, et nous ne craignons pas de le répéter, il n’y a aucun livre profane, ancien dans le monde, qui ait passé par plus d’examens que ceux que nous appelons King, par excellence, ni dont on puisse raconter si en détail l’histoire et ◀prouver▶ la non-altération. Ceux qui seront curieux de s’en convaincre n’ont qu’à jeter les yeux sur les notes qu’on a mises à la tête de chaque King dans la grande édition du palais ; ils verront avec surprise qu’on n’a jamais poussé si loin les recherches et la critique pour aucun livre profane. Nous en toucherons quelque chose en parlant du Chon-King. Nos savants distinguent quatre sortes ou classes de livres anciens ; donnons une petite notice de chacune……………………………………………………………………………………
« Les Kings ont été recouvrés par nos sages, et ce qu’on avait de plus précieux sur l’antiquité n’a pas été perdu. Le zèle qu’on a eu dans tous les temps pour les Kings vient moins cependant de leur ancienneté que de la beauté, de la pureté, de la sainteté et de l’utilité de la doctrine qu’ils contiennent. Il ne faut que les lire pour s’en convaincre et applaudir à nos lettrés de les avoir placés au premier rang. Si l’idolâtrie a été ridiculisée tant de fois par nos gens de lettres, si elle n’a jamais pu devenir la religion du gouvernement, quoiqu’elle fût celle des empereurs (depuis les conquêtes des Tartares et l’introduction des superstitions des Indous), nous le devons à ces livres…
« Comme ils font aussi toute notre histoire, ajoute l’écrivain chinois, il est clair qu’on y doit trouver des détails uniques pour la connaissance des mœurs dans cette longue suite de siècles, détails d’autant plus intéressants que les poésies qu’on y voit sont plus variées et embrassent toute la nation depuis le sceptre jusqu’à la houlette. Aussi nos historiens en ont fait grand usage, et avec raison. Nous n’insistons pas sur les preuves qu’on allègue de l’authenticité du Chi-King. Trois cents pièces de vers dans tous les genres et dans tous les styles ne prêtent pas à la hardiesse d’une supposition, comme les fragments d’un historien qui est seul garant des faits qu’il raconte. D’ailleurs la poésie en est si belle, si harmonieuse, le ton aimable et sublime de l’antiquité y domine si continuellement, les peintures des mœurs y sont si naïves et si particularisées qu’elles suffisent pour rendre témoignage de leur authenticité. Le moyen qu’on puisse la révoquer en doute, quand on ne voit rien dans les siècles suivants, nous ne disons pas qui les égale, mais qui puisse même leur être comparé ! “Les six vertus, dit Han-Tchi, sont comme l’âme du Chi-King ; aucun siècle n’a flétri les fleurs brillantes dont elles y sont couronnées, et aucun siècle n’en fera éclore d’aussi belles.”
« “Nous ne sommes pas assez érudit, poursuit-il, pour prononcer entre le Chi-King, et les poètes d’Occident ; mais nous ne craignons pas de dire qu’il ne le cède qu’aux psaumes de David pour parler de la divinité, de la providence, de la vertu, etc., avec cette magnificence d’expression et cette élévation d’idées qui glacent les passions d’effroi, ravissent l’esprit et tirent l’âme de la sphère des sens.” »
XIII
S’élevant ensuite à la hauteur d’une critique supérieure aux ignorances et aux préjugés de secte, le savant disciple des jésuites parle des Kings, de leur antiquité, de leur authenticité, de leur caractère en ces termes :
« De bons missionnaires qui avaient apporté en Chine plus d’imagination que de discernement, plus de vertu que de critique, décidaient sans façon que les Kings étaient des livres, sinon antérieurs au déluge, du moins de peu de temps après ; que ces livres n’avaient aucun rapport avec l’histoire de la Chine, qu’il fallait les entendre dans un sens purement mystique et figuré. Le pas était glissant pour un homme que le zèle dévore, et qui arrive d’Europe avec le préjugé général que le soleil éclaire l’Occident seul de tout son disque, et ne laisse tomber sur le reste de l’univers que le rebut de ses rayons. Le moyen de s’imaginer que des sauvages de l’Orient, tels que les Chinois, eussent écrit des annales, composé des poésies, approfondi la morale et la religion avant que les Grecs, maîtres et docteurs de l’Europe moderne, eussent seulement appris à lire ! Comment se persuader que, tant de siècles avant Alexandre, ces barbares de l’extrême Orient eussent pris dans leurs livres un ton si sublime de vérité, de noblesse, d’éloquence, de majesté de pensées, dont on ne trouve que des lueurs dans les chefs-d’œuvre de Rome, et qui mettent ces livres (les Kings) au premier rang après nos livres saints pour la religion, la morale, la plus haute philosophie ? »
XIV
Voilà ce que l’école véritablement savante des premiers grands missionnaires jésuites, compagnons du père Amyot, et le père Amyot lui-même, pensaient des premiers livres chinois à l’époque où ces Argonautes de la science faisaient, pour ainsi dire, partie du collège des lettrés, cohabitaient avec les lettrés dans le palais des empereurs, vivaient, mouraient en Chine, et écrivaient ces recueils de Mémoires et ces traductions où toute la civilisation chinoise est pour ainsi dire reproduite en mappemonde d’idées et d’institutions sous nos yeux. C’est là qu’il faut chercher et retrouver la Chine littéraire et législative, et non dans les fables ignares ou ridicules publiées depuis que la Chine est fermée à leurs successeurs ; aussi peut-on affirmer sans crainte que les notions sur la littérature et sur la politique de la Chine antique ont rétrogradé immensément depuis l’expulsion des premiers jésuites de la capitale de l’empire. Il faut excepter les savants professeurs français, les Russes et les Anglais missionnaires des langues de la politique et du commerce. Mais leurs notions sont restées dans les bibliothèques.
XV
Nous ne mentionnons ici ces livres sacrés et mystérieux de la Chine antéhistorique que pour remonter à la source presque fabuleuse de cette littérature politique de la plus vieille et de la plus nombreuse société humaine de l’Orient. Pour bien juger la littérature politique d’un peuple, ce n’est pas à la renaissance, c’est à la pleine maturité de ce peuple qu’il faut l’étudier ; c’est donc dans les écrits littéraires et philosophiques du plus grand littérateur, du plus grand philosophe et du plus grand politique de la Chine que nous allons retrouver ces livres sacrés commentés, réformés et élucidés sous sa main.
Ce lettré, ce philosophe, ce politique, c’est Confucius (Konfutzée en chinois). Confucius est l’incarnation de la Chine. Génie universel, en qui se résument toute la littérature antique, toute la littérature moderne, toute la religion, toute la raison, toute la philosophie, toute la législation, toute la politique d’un passé sans date et de trois cent millions d’hommes ; cet homme fut à la fois, par une merveilleuse accumulation de dons naturels, de vertu, d’éloquence, de science et de bonne fortune, l’Aristote, le Lycurgue, le ministre, le pontife, et presque le demi-dieu d’un quart de l’humanité. Confucius résume en lui seul la raison d’un hémisphère.
Les admirables travaux du père Amyot sur la vie, les lois, les œuvres de cet homme unique entre tous les hommes, sont contenus à peine dans un volume. Ce volume est à lui seul une bibliothèque. Connaissons donc le philosophe, nous connaîtrons mieux la philosophie.
XVI
Les portraits de Confucius, gravés en Chine sur les portraits traditionnels de ce philosophe, le représentent assis sur un fauteuil à bras de bois sculpté, à peu près semblable à nos stalles de cathédrale dans le chœur des églises chrétiennes de notre moyen âge. Il est vêtu d’un manteau d’étoffe à plis lourds qui enveloppe ses épaules et ses bras, et qui est ramené sur ses genoux ; ses deux mains, petites et maigres, sont jointes sur sa poitrine ; elles s’appuient sur une espèce de houlette à deux pieds, qui, à son extrémité inférieure, a un peu la forme allongée d’une lyre grecque. Comme la musique était une des bases de la philosophie primitive de la Chine, et que le philosophe lui-même était un musicien accompli, c’est peut-être un instrument de musique. Ses pieds sont cachés sous les plis flottants du manteau, ses coudes sont appuyés sur les bras du fauteuil ; une espèce de bonnet carré, pareil à la mitre persane, coiffe la tête ; une frange à longues torsades retombe du sommet de cette coiffure sur un large bandeau qui ceint le front du philosophe comme une tiare.
Cette tiare empêche de voir entièrement le front ; il paraît haut, large, sans plis et sans rides, comme celui d’un homme qui ne donne aucune tension d’effort ou de douleur à sa pensée, mais qui reçoit la sagesse et l’inspiration d’en haut, comme la lumière. Les sourcils, fins et légèrement arqués à leur extrémité, ressemblent aux sourcils de femmes en Perse. Les yeux, dont on entrevoit le globe proéminent sous la transparence des paupières minces, sont presque entièrement fermés dans le demi-jour de la méditation qui se recueille ; ce demi-jour, qui en découle cependant sur la physionomie, est lumineux et serein comme une aurore ou comme un crépuscule de l’âme. Le nez est droit et court, un peu renflé aux narines ; la bouche n’a rien de l’ironie socratique, symptôme contentieux de lutte et d’orgueil qui humilie plus qu’il ne persuade les hommes ; elle a une expression de sourire fin, heureux et bon d’un homme qui vient de surprendre une vérité au gîte, et qui est pressé de la communiquer à ses semblables. Une longue barbe d’une finesse ondoyante et d’une forme qui trahit le peigne et le parfum glisse en frisure jusque sur sa poitrine. L’impression générale qu’on reçoit de ce portrait est celle de la vénération volontaire pour cette bonté belle et pour cette jeunesse mûre et pourtant éternellement jeune. C’est une beauté morale, encore plus attrayante que celle de la tête de Platon, où l’on ne sent que la poésie et l’éloquence, divinités de l’imagination, tandis que dans la tête de Confucius on sent la raison, la piété et l’amour des hommes, triple divinité de l’âme.
XVII
Confucius était né de race noble. Sa généalogie remontait à vingt-deux siècles et demi avant J.-C. ; nous disons de race noble, car l’égalité démocratique des institutions chinoises n’exclut pas le respect et l’authenticité des filiations dans un pays où tout est fondé sur l’autorité du père et sur le culte de la famille pour les ancêtres.
Il descendait même d’une race qui avait donné des rois à un des royaumes dont se composait alors la fédération monarchique de l’empire chinois, encore mal aggloméré en seul gouvernement.
Le père de sa mère avait trois filles ; un vieillard, gouverneur de sa province, lui en demanda une pour épouse.
« Le père, dit l’historien chinois, rassembla ses filles et leur dit : “Le gouverneur de Tseou veut me faire l’honneur de s’allier à moi, et demande l’une de vous en mariage. Je ne vous le dissimule point, c’est un homme d’une taille au-dessus de l’ordinaire et d’une figure qui n’a rien d’attrayant ; il est d’une humeur sévère, et ne souffre pas volontiers d’être contrarié ; outre cela, il est d’un âge déjà fort avancé. Voyez, mes filles, l’embarras où je me trouve, et suggérez-moi comment je dois m’en tirer. Je n’ai garde de vouloir vous contraindre. Dites-moi naturellement ce que vous pensez. Au reste, Chou-Leang-Ho compte parmi ses ancêtres des empereurs et des rois, et descend en droite ligne du sage Tcheng-Tang, fondateur de la dynastie des Chang.”
« Le père ayant cessé de parler, ses trois filles se regardèrent en silence pendant quelque temps. La plus jeune, voyant que ses sœurs ne se pressaient pas de répondre, prit elle-même la parole et dit : “Je vous obéirai, mon cher père, et j’épouserai le vieillard que vous nous proposez. Je n’y ai aucune répugnance, et j’attends respectueusement vos ordres.”
« “Oui, ma fille, répondit le père, vous l’épouserez ; je connais votre vertu et votre courage ; vous ferez le bonheur de votre mari et vous serez vous-même heureuse entre toutes les mères.” »
XVIII
C’est de cette union que naquit Confucius, 551 ans avant J.-C.
« Un enfant pur comme le cristal naîtra, dirent à la mère les génies protecteurs de la famille (l’esprit des ancêtres) ; il sera roi, mais sans couronne et sans royaume ! »
Les Chinois comprenaient déjà alors la royauté de l’intelligence et la souveraineté de la raison.
Dès sa naissance, la tendre superstition de ses parents remarqua des lignes de génie, de sagesse future et de faveur du ciel sur toute sa personne. Le plus significatif de ces augures, selon les historiens du temps, était une protubérance élevée au-dessus de la tête, signe que les phrénologistes d’aujourd’hui considèrent encore comme une prédisposition naturelle des organes de l’intelligence à la contemplation des choses célestes, à la piété et à la vertu dont la piété est le premier mobile.
L’enfant perdit le vieillard son père trois ans après sa naissance. Sa vertueuse mère résolut de rester veuve pour se livrer sans distraction à l’éducation de ce fils. À l’âge de sept ans elle le confia aux leçons d’un philosophe consommé en science et en sagesse, dont il devint le disciple de prédilection. Son application, ses progrès, son obéissance, sa modestie, la douceur de son caractère, la grâce de son langage et de ses manières en firent le modèle de l’école ; il fut chargé par le maître de le suppléer habituellement dans ses leçons aux plus jeunes de ses élèves. Confucius commença ainsi à professer tout en s’instruisant, mais il le fit avec tant de ménagement pour l’orgueil de ses inférieurs qu’on lui pardonna sa supériorité, et qu’on aima même en lui cette supériorité de génie qui excite ordinairement l’envie et la haine. Une précoce gravité cependant ajouta ainsi à sa jeunesse l’habitude calme et digne de la physionomie de l’âge mûr.
À dix-sept ans, sa mère le contraignit à quitter à regret l’école du philosophe, et à entrer dans les affaires comme mandarin de la dernière classe. Après de sévères examens pour les fonctions publiques, il fut chargé d’inspecter les subsistances du peuple et les procédés de l’agriculture dans le petit royaume de Lou, sa patrie. La science de l’économie politique, qui ne commence qu’à naître et à balbutier en Europe, était déjà parvenue à une haute théorie de principes et d’application en Chine. On le voit par les notions de liberté de commerce et de suppression des monopoles que les historiens de Confucius développent, d’après lui, dans le récit de cette partie de son administration.
Le peuple du royaume lui paya ses soins en popularité, le roi en confiance. Il devint le modèle des administrateurs comme il avait été le modèle des disciples dans ses études. Marié par sa mère à dix-neuf ans, il eut un fils ; il lui donna le nom de Ly, par allusion au nom d’un petit poisson que le roi lui envoya pour sa table, en le félicitant, suivant l’usage, sur la naissance d’un premier-né.
XIX
À vingt et un ans, Confucius fut investi de l’intendance générale des terres incultes, des eaux et des troupeaux du royaume. Son administration vigilante persuadait le bien plus encore qu’elle ne l’imposait ; dans ses visites aux provinces, il voulait voir tous les propriétaires des terres et s’entretenir avec eux. Il leur insinuait les grands principes d’où dépend le bonheur de l’homme vivant en société ; il entrait dans les plus petits détails des obligations particulières à leur état. Il les interrogeait ensuite sur la nature et les propriétés du terrain dont ils étaient possesseurs, sur la qualité et la quantité des productions qu’ils en retiraient annuellement ; il leur demandait si, en donnant à leurs champs une culture plus soignée, ils ne les rendraient pas d’un plus grand et d’un meilleur rapport ; s’ils n’en recueilleraient pas avec plus de facilité et plus abondamment des récoltes d’un genre différent de celui qu’ils avaient coutume d’en exiger, et autres choses semblables sur lesquelles, après avoir reçu les éclaircissements dont il avait besoin, il intimait ses ordres.
XX
La mort de sa mère, sa divinité visible sur la terre, le surprit au milieu de ses travaux et de ses succès. Selon l’usage du pays à cette époque, il se démit de toutes ses dignités pour revêtir un deuil extérieur moins lugubre encore que celui de son âme. Il s’enferma pendant trois ans dans l’intérieur de sa maison pour pleurer sa mère ; il transporta ensuite ces restes vénérés dans le sépulcre de son père sur une haute montagne ; il enseigna par cet exemple, autant que par ses écrits à ses disciples, que la piété filiale, source de tous les devoirs pendant la vie des parents, était encore la source des bénédictions du ciel et des vertus sociales après leur mort. Il fit ainsi des cérémonies funèbres envers les ancêtres une partie fondamentale de la religion et de la société. En cela, comme en toute autre chose, il n’innovait pas ; il ne faisait que rappeler plus strictement et plus éloquemment ses compatriotes à la pure et antique doctrine des Kings ou livres sacrés, qu’il s’occupait déjà à exhumer et à commenter pour la Chine.
Ses historiens racontent que ces trois années de deuil et de réclusion absolus dans sa maison furent pour lui un noviciat sévère et actif, pendant lequel, à l’exemple de tous les grands législateurs qui se retirent avant leur mission sur les hauts lieux ou dans le désert, il s’entretint avec ses pensées, et fit faire silence à ses sens et au monde.
Son seul délassement, disent-ils, était son instrument de musique, sur lequel il s’exerçait quelquefois pour exhaler ses lamentations ou ses invocations à l’âme de sa mère. Cet instrument, appelé le kin, est une espèce de lyre à cordes de soie qui rend des sons d’une extrême ténuité et d’une grande douceur, pareils à ceux du vent dans les brins d’herbe.
« Le dernier jour de son deuil accompli », écrit le père Amyot, qui traduit les chroniques du temps, « il chercha à se distraire entièrement en essayant de jouer quelques airs qu’il avait composés sur son kin.
« Il n’en tira pour cette première fois que des sons plaintifs et tendres, qui exprimaient la douce langueur d’une âme dont l’affliction n’est pas encore dissipée entièrement. Il persista dans ce même état l’espace de cinq nouveaux jours, après lesquels, faisant réflexion que puisqu’il avait rempli avec la dernière exactitude tout ce que les anciens pratiquaient en pareille occasion, il était temps qu’il se rendît enfin à la société, et qu’il serait coupable envers elle s’il continuait à écouter sa douleur, préférablement à ce que lui suggérait la raison d’accord avec le devoir. Il fit un dernier effort pour rappeler ce qu’il avait jamais eu de cet enjouement grave, qui, loin de déparer la sagesse, lui sert comme d’ornement pour la faire admirer. Il accorda son kin, et le pinçant de manière à en tirer des sons mieux nourris et plus vigoureux que de coutume, il modula indifféremment sur tous les tons ; il chanta même à pleine voix, et accompagna ses chants de son instrument ; dès lors sa porte ne fut plus fermée à personne, mais on le sollicita en vain de reprendre ses fonctions publiques. Il préféra à tout l’étude et l’enseignement de la sagesse, dont il s’était enivré jusqu’à l’extase pendant ce recueillement de trois ans. “Il y aura toujours assez d’hommes enclins à gouverner les autres hommes, leur répondait-il, il n’y en aura jamais assez pour leur enseigner les règles morales de la vie privée et de la vie publique.” »
Sa réputation de science et de sagesse groupa bientôt autour de lui un petit nombre de ces hommes de bonne volonté qui ont un goût naturel pour la supériorité de l’esprit ou de l’âme et que la Providence semble appeler spécialement dans tous les pays et dans tous les temps à faire écho et cortège aux grandes intelligences. Ces disciples volontaires et dévoués furent tout l’empire de Confucius. Comme ils étaient eux-mêmes les plus purs et les plus estimés des jeunes gens du royaume, l’opinion publique conçut un grand respect pour l’homme que de tels hommes reconnaissaient comme leur maître. C’est ainsi que Pythagore, Zoroastre, Socrate, Platon, avant d’avoir une doctrine publique, eurent un auditoire de disciples bien-aimés qui répercutait leur parole à l’univers.
XXI
Appelé par les souverains des royaumes voisins pour conseiller la politique des princes ou réformer les mœurs, il voyagea comme Platon, semant partout la piété et le bon ordre entre les hommes. Mais il revenait toujours, malgré les offres de ces princes et de ces peuples, dans le petit royaume de Lou sa patrie. « Je dois d’abord, disait-il, faire le bien où le ciel m’a fait naître. La première des vocations,
c’est la naissance ; le premier des devoirs, après la famille, c’est la patrie ! »
Il visita surtout les philosophes les plus renommés par leur doctrine dans toutes les villes de l’empire, et se fit humblement leur disciple afin de se rendre plus digne d’enseigner à son tour.
À trente ans, il déclara à ses parents et à ses amis qu’il se sentait dans toute la plénitude de forces que le ciel accorde aux hommes, et que « l’horizon de toutes les choses divines et humaines (la vérité) lui apparaissait enfin comme d’un point culminant d’où l’on voit l’univers »
. Il ouvrit, pour la première fois, dans sa propre maison, une école publique d’histoire, de science, de morale et de politique ; puis s’élevant bientôt à une mission plus haute et plus universelle : « Je sens enfin, dit-il, que je dois le peu que le ciel m’a donné ou qu’il m’a permis d’acquérir à tous les hommes, puisque tous les hommes sont également mes frères et que la patrie de l’humanité n’a pas de frontière. »
Il partit alors suivi d’un grand nombre de disciples de tous les royaumes voisins pour aller, non prophétiser, mais raisonner dans tout l’empire où l’on parlait la langue de la Chine.
L’espace limité de ces pages ne nous permet pas ici d’entrer dans le récit circonstancié de ces longues missions philosophiques et de rapporter les mille anecdotes et les cent mille leçons dont chacun de ses pas fut l’occasion.
Ses missions donnent l’idée d’un Socrate ambulant qui, au lieu de prêcher de rue en rue et de porte en porte dans la petite bourgade d’Athènes, prêche de royaume en royaume et répand son esprit sur trois cent millions d’auditeurs. Mais au lieu que Socrate discute, conteste, réfute, argumente, sophistique sans cesse sa pensée et fait un pugilat d’esprit de sa philosophie, Confucius se contente d’exposer et de répandre la sienne sans autre artifice et sans autre polémique que l’évidence instinctive et persuasive dont Dieu fait briller par elle-même toute vérité morale comme toute vérité mathématique.
C’est là la différence essentielle entre Socrate et Confucius. Socrate est un lutteur, Confucius est un ami ; Socrate est un railleur, Confucius est un consolateur ; on sort de la conversation de Socrate réduit au silence mais aigri et humilié ; on sort de la conversation de Confucius convaincu, édifié et charmé.
XXII
Ce caractère distingue Confucius des sophistes grecs ; un autre caractère le distingue des autres législateurs de l’Inde, de l’Égypte, de la grande Grèce et des deux Asies, c’est qu’il ne fait point intervenir le ciel et les prodiges dans l’autorité qu’il affecte sur les hommes ; il n’étale point l’inspiration surnaturelle de Zoroastre, de Pythagore, du prophète arabe, pas même le génie conseiller et un peu frauduleux de Socrate ; il ne se substitue pas aux lois absolues de la nature, il ne se proclame ni divin, ni ange, ni demi dieu ; il ne sonde le passé que par l’étude, il ne lit dans l’avenir que par la logique qui enchaîne les effets aux causes ; il se confesse homme faible, ignorant, borné comme nous ; seulement, à l’aide de cette clarté purement intellectuelle et toute humaine qui vient pour la vérité de l’intelligence et pour la morale de la conscience, il recherche le vrai et conseille le bien. Ses révélations ne sont que des études, ses lois ne sont que des avis, la divinité qui parle en lui et par sa bouche n’est que la divinité de la raison. Mais, pour donner crédit à la raison et pour la faire respecter davantage des autres hommes, il la présente avec le cachet de l’antiquité et de la tradition. Il feuillette jour et nuit les Kings, ces livres historiques et sacrés dont les textes mutilés ou à demi effacés avaient disparu à moitié de la mémoire des peuples, il les recouvre, il les restitue, il les commente, il les complète et il dit à ses contemporains corrompus :
« Lisez et admirez, voilà l’âme, les lois, les mœurs de vos ancêtres, conformez votre âme, vos lois, vos mœurs nouvelles à leur exemple et à leurs préceptes. »
Voilà toute la révélation de Confucius ; c’était celle qui convenait par excellence à une race humaine aussi exclusivement raisonneuse et aussi dépourvue de vaine imagination que le peuple chinois. Le Thibet, qui sépare l’Inde de la Chine, semble en effet séparer aussi en deux zones géographiques les facultés de l’esprit humain : dans les Indes comme dans l’Arabie et la Grèce, l’imagination ; dans la Chine et dans la Tartarie, la raison. C’est l’hémisphère rationnel du globe.
XXIII
Aussi Confucius devint-il promptement l’oracle vivant de tous les royaumes confédérés de la Chine visités par lui et par ses disciples. Et cela simplement parce qu’il était l’homme de plus de bon sens qu’il y eût dans l’empire et dans le siècle, la raison vivante et enseignante. Il n’éprouva non plus ni persécution ni rivalité, ni exil, ni martyre, et cela aussi par une raison toute simple, c’est qu’il n’annonçait aucune nouveauté de nature à troubler le monde et à substituer un culte à un autre, une politique à une autre, une société à une autre société, mais qu’il rappelait au contraire les peuples aux anciennes institutions et aux anciennes obéissances. Ni les prêtres, ni les princes, ni les peuples n’avaient intérêt à étouffer sa voix dans son sang. Sa morale pouvait bien contrarier quelques vices des cours ou quelques désordres des multitudes, mais ces vices nuisaient à tous et l’opinion publique s’unissait en immense majorité à son philosophe pour les réformer ou pour les flétrir. C’était un conservateur et non un novateur.
Sa mission fut donc partout une mission de paix. Qu’objecter à un homme qui vous dit : Je ne suis qu’un homme, je ne vous annonce que ce que vous savez, et je ne vous conseille que ce que votre conscience vous conseille plus divinement et plus éloquemment que moi ?
C’est pendant cette longue mission toute philosophique que Confucius prêcha et rédigea ce code d’histoire, de politique et de morale qui fit de son œuvre le livre sacré de son temps.
Il n’affecta point un excès de mépris pour les richesses quand elles lui furent libéralement offertes par plusieurs des rois dont il visita les provinces. Il conserva son modique patrimoine, gage de son indépendance et héritage de son fils ; il vivait selon la condition à la fois digne et modeste dans laquelle il était né ; il refusa le don qu’on voulait lui faire de villes ou de provinces en propriété. Comme ses disciples s’en étonnaient :
« Maître, lui dirent-ils, ce refus opiniâtre de votre part n’aurait-il pas sa source dans l’orgueil ?
« Vous ne me connaissez point, leur répondit Confucius, si vous croyez que c’est par dédain que je ne veux pas accepter le bienfait dont le roi de Tsi veut m’honorer ; et le roi de Tsi me connaît moins encore s’il s’imagine que je suis venu dans ses États et auprès de sa personne en vue de quelque intérêt temporel qui me soit propre. »
XXIV
On demandait à un sage qui avait vu et entendu Confucius ce que c’était que ce philosophe :
« C’est un homme, répondit le sage, auquel aucun homme de nos jours ne peut être comparé. Sa physionomie révèle la plus haute intelligence, ses yeux sont comme des sources de clarté, sa bouche est comme celle des dragons qui soufflent le feu, sa taille est de six pieds sept pouces ; il a les bras longs et le dos voûté ; son corps est un peu courbé, ses paroles ne tendent qu’à inspirer la vertu. Il ressemble aux sages les plus distingués de la haute antiquité. Il ne dédaigne pas de s’instruire auprès de ceux qui sont et moins sages et moins éclairés que lui ; il profite de tout ce qu’on lui dit ; il tâche de ramener tout à la saine doctrine des anciens. Il fera l’admiration de tous les siècles, et sera réputé pour être le modèle le plus parfait sur lequel il soit possible de se former.
« Mais, interrompit Lieou-Ouen-Koung, cet homme si parfait, selon vous, que laissera-t-il de lui qui puisse faire l’admiration de la postérité ?
« Si les belles instructions de Yao et de Chun, répondit Tchang-Houng, viennent à se perdre ; si les sages règlements des premiers fondateurs de notre monarchie viennent à être oubliés ; si les cérémonies et la musique1 sont négligées ou corrompues ; si enfin les hommes viennent à se dépraver entièrement, la lecture des écrits que laissera Confucius les rappellera à la pratique de leurs devoirs, et fera revivre dans leur mémoire ce que les anciens ont su, enseigné et pratiqué de plus utile et de plus digne d’être conservé. »
On rapporta à Confucius le magnifique éloge que Tchang-Houng avait fait de lui. « Cet éloge
est outré, répondit notre philosophe à ceux qui le lui rapportèrent, et je ne le mérite en aucune façon. On pouvait se contenter de dire que je sais un peu de musique et que je tâche de ne manquer à aucun des rites. »
XXV
À son retour dans sa patrie Confucius la trouva, comme Solon, asservie sous plusieurs ministres ambitieux ligués contre la liberté. Malgré sa répugnance à sortir de ses études philosophiques pour se mêler aux soins du gouvernement, il consentit, à la voix du peuple et du roi, à prendre provisoirement en main le gouvernement pour rétablir l’ordre, les mœurs, la justice, la hiérarchie dans l’État. Il fut dans les hautes affaires ce qu’il avait été dans la philosophie spéculative, philosophe et homme d’État à la fois. Son administration sévère et impartiale intimida les méchants et rassura les bons ; sa politique ne fut que la raison appliquée au gouvernement de son pays. C’est à cette époque de sa vie active que se rapportent ses plus belles maximes et ses plus belles institutions.
Cette politique de Confucius, partout confondue avec la morale, se résume ainsi :
Le tien, mot qui veut dire le ciel vivant ou le Dieu universel qui crée, recouvre, enveloppe et retire à soi toute chose ; le ciel est père de l’humanité.
C’est lui qui nous dicte ses lois par nos instincts naturels et qui a mis un juge en nous par la conscience.
Cette conscience nous inspire et nous impose des devoirs réciproques les uns envers les autres.
Ces devoirs, rédigés en codes par les premiers législateurs des hommes, sont exprimés par des rites ou cérémonies, expression extérieure de ces devoirs religieux et civils.
L’observation de ces devoirs ainsi formulés constitue l’ordre social, le bon gouvernement, la vertu.
La première de ces vertus, l’âme de ces rites ou devoirs, est l’humanité, sentiment inspiré par Dieu pour la conservation de la race.
Voici ce qu’en dit Confucius dans ses livres politiques, bien supérieurs à ceux d’Aristote :
« Tout ce que je vous dis, nos anciens sages l’ont pratiqué avant nous.
« Cette politique qui, dans les temps les plus reculés, était la foi, la règle et le gouvernement, se réduit à l’observation des trois devoirs fondamentaux exprimant les trois relations.
« Du souverain au sujet,
« Du père aux enfants,
« De l’époux à l’épouse et à la pratique des cinq vertus capitales qu’il suffit de vous nommer pour faire naître en vous l’idée de leur excellence et l’obligation de les accomplir.
« Ces cinq vertus sont :
« 1º L’humanité (c’est-à-dire l’amour universel) entre tous les hommes de notre espèce sans distinction », principe de ce que nous appelons aujourd’hui la démocratie ou l’égalité de droits de tous aux bienfaits du gouvernement, patrimoine de tous.
« 2º La justice qui donne », dit Confucius en l’expliquant, « à chaque citoyen de la société ou de l’empire ce qui lui revient légitimement sans favoriser ni déshériter personne de sa part de droits.
« 3º La loi égale et uniforme pour tous, afin que tous participent », dit-il expressément, « aux mêmes avantages comme aux mêmes charges. »
Ne croit-on pas lire, deux mille cinq cents ans d’avance, ce que nous appelons le code de 1789 ? « Que le nouveau est vieux ! » s’écrie le sage.
« 4º La droiture qui cherche en tout le vrai sans falsifier la vérité ni à soi-même ni aux autres.
« 5º Enfin la bonne foi, ce grand jour réciproque qui permet aux hommes en société de voir clairement dans le cœur et dans les actions les uns des autres… (N’est-ce pas ce que nous appelons l’opinion ?)
« Voilà », continue-t-il, « ce qui a rendu les premiers instituteurs de notre société civile et politique respectables pendant leur vie, immortels après leur mort. Qu’ils soient nos modèles ! »
XXVI
Confucius, d’après ces maîtres et ces modèles, et les politiques de son école après lui, commentent ainsi ces trois relations et ces cinq vertus réduites en gouvernement et en rites :
« Il faut un gouvernement aux hommes, puisque les hommes sont destinés par leurs nécessités à vivre en société.
« Ce gouvernement doit exprimer l’intérêt légitime de tous et la volonté générale. Cet intérêt légitime de tous doit prévaloir sur l’intérêt étroit et égoïste de chacun. Cette volonté générale doit être obéie.
« Pour qu’elle soit obéie, il lui faut une autorité non seulement forte et irrésistible, mais morale et en quelque sorte divine. »
Où trouver cette autorité ? ce principe sacré de commandement du côté des gouvernements, d’obéissance du côté du peuple ?
Les peuples libres des temps modernes la trouvent dans la volonté de la nation tout entière, délibérant sur ses droits et sur ses devoirs, étant à elle-même sa propre autorité, et en confiant l’exercice à des corps et à des magistrats, à des dictateurs révocables et responsables sous le régime des républiques ;
Les peuples théocratiques, dans des pontifes souverains à qui ils attribuent une mission et comme une vice-royauté divine.
Les peuples asservis, dans la force armée qui les a conquis et qui les possède par le droit des armes ;
Les peuples monarchiques la confèrent à une dynastie et la confondent avec le droit de naissance sur un trône.
Toutes ces délégations de la volonté générale ou du gouvernement sont arbitraires, locales, contestables, systématiques, abstraites, affirmées ou niées selon les temps, les lieux, les circonstances.
La sédition attente à la république ;
Le sentiment légal se révolte contre la dictature ;
L’incrédulité des peuples se joue de l’infaillibilité ou de la divinité des pontifes ;
Les vaincus rompent leurs chaînes et brisent à leur tour avec l’épée la souveraineté humiliante des conquérants et des oppresseurs ;
Les peuples monarchiques se dégoûtent de leur dynastie, fondent d’autres familles royales dont l’autorité plus récente a moins d’autorité encore que les dynasties antiques. Ces peuples se divisent en factions contraires qui nient, les armes à la main, les droits anciens ou les titres nouveaux. L’autorité elle-même des gouvernements et l’ordre des sociétés périssent dans ces guerres civiles.
Confucius, à l’exemple du premier législateur de toute antiquité de cette partie de l’extrême Orient, cherche et trouve dans la nature le principe incontesté et humainement divin des sociétés.
Son principe et celui de la Chine, c’est l’autorité du père sur les enfants.
Ce principe, selon lui, a le mérite d’avoir été le premier.
Évidemment la première société humaine instituée de Dieu avec la première famille n’a pas commencé par la république ; la république suppose des hommes égaux en force, en volonté, en droit, en fait, émancipés de toute tutelle préexistante et délibérant à titre égal sur le gouvernement. La première famille n’était pas dans ces conditions.
Le père, né le premier, avait la priorité de l’intelligence ; il savait ce que les fils ignoraient.
Le père avait la force de l’âge ; les fils la faiblesse de l’enfance. L’autorité de la force matérielle s’unissait en lui à l’autorité du plus intelligent, le droit du plus fort et le droit du plus capable se confondaient naturellement dans son nom de père.
Le droit moral, c’est-à-dire la justice, lui conférait également l’autorité préalable et naturelle. Il avait créé, élevé, nourri, enseigné les enfants ; il était naturellement le roi de sa race.
La conscience, cette révélation du sentiment inné en nous, lui donnait aussi volontairement l’autorité. Les enfants l’aimaient et le respectaient instinctivement, par reconnaissance pour le bienfait de la vie qu’ils lui devaient, et par l’habitude de se soumettre à sa volonté présumée sage. Cette obéissance d’instinct, de reconnaissance et de volonté donnait un caractère de moralité, de vertu, de divinité à la supériorité du père. Il représentait le père des pères, Dieu, de qui il émanait dans le mystère de la création et dont il tenait la place et l’autorité sur sa descendance. La première paternité fut donc une première royauté, la première famille une première monarchie de droit naturel ou de droit divin !
Voilà un principe d’autorité auquel on remonte sans hypothèse, sans abstraction, sans polémique, au commencement des temps ; c’est la nature qui l’impose, c’est l’instinct qui le reconnaît, c’est la tendresse paternelle qui le modère, c’est la piété filiale qui le moralise et qui le sanctifie.
C’est le principe d’autorité fondé sur le fait, sur la nature et sur la tradition. Confucius l’adopte dans sa politique.
Lorsque la première famille humaine trop nombreuse se subdivise en familles secondaires, le même principe se retrouve dans le père et dans le fils de chaque famille, puis de chaque tribu, puis, quand la tribu s’agrandit, dans le chef paternel et dans les sujets filiaux de chaque empire.
Ce principe d’autorité, selon Confucius, peut subir des révoltes, des altérations, des interrègnes, des éclipses, mais il n’en constitue pas moins, même dans ces altérations, le principe abstrait, préexistant et permanent des gouvernements. La nature selon lui est monarchique.
XXVII
Ce principe d’autorité trouvé ou retrouvé, on conçoit quelle sainteté naturelle et originelle Confucius et ses disciples impriment au pouvoir monarchique confondu avec le pouvoir paternel ; on conçoit aussi quelle dignité, quelle moralité, quelle solidité ce même principe donne à l’obéissance filiale des peuples. C’est pour eux la législation du sentiment. Ni tyrans ni esclaves ; un père sans tyrannie pour tous, des enfants sans murmure d’un même père, voilà l’autorité.
Nous allons voir comment Confucius et ses disciples tempèrent ce pouvoir qui serait ou deviendrait tyrannique s’il était absolu dans la pratique comme il l’est dans la théorie. Il le tempère par ce même esprit de famille dont il fait le fondement de sa politique.
Voyons d’abord la constitution politique que le philosophe législateur fait découler ou plutôt laisse découler de son principe d’autorité paternelle.
Le souverain est le père et la mère de l’empire.
Les sujets sont tenus envers lui à la même piété filiale qu’envers leur propre père.
Dans chaque famille de l’empire, le même principe se ramifie et consacre l’obéissance et le respect envers les pères et les ancêtres jusqu’au culte extérieur.
Ainsi la loi politique et la loi civile ne sont qu’une seule et même loi sous deux formes, l’autorité de l’amour en haut, l’obéissance par l’amour en bas.
Suivons :
Les sujets sont égaux devant le père, qui est la loi vivante.
Cette loi vivante dans le père souverain est néanmoins dominée par les lois écrites appelées les rites, les usages, les cérémonies, qui sont censées émaner de l’autorité sacrée des ancêtres ou des premiers pères de la grande famille.
Le père ou le souverain, comme dans les familles à demi émancipées, remet une partie de son autorité à des conseils de famille composés des sujets les plus sages et les plus distingués par leur intelligence et par leur vertu.
Ce sont les ministres.
Parallèlement à ces ministres délégués du souverain, il y a des conseils ou tribunaux indépendants d’eux et même du souverain, conseils chargés de faire respecter les rites ou les lois que le souverain et ses ministres seraient tentés d’enfreindre ;
D’autres tribunaux sont chargés de surveiller la distribution de la justice ;
D’autres, de la police ou de l’ordre ;
D’autres, de l’administration, etc., etc. ;
D’autres, enfin, de surveiller le souverain lui-même, de lui présenter des remontrances contre ses infractions aux rites ou aux lois, et d’inscrire jusqu’à ses fautes privées ou jusqu’à ses paroles mal séantes sur les registres historiques inviolables de l’empire.
L’intelligence cultivée (les lettrés) est le seul titre aux fonctions publiques.
Les lettrés sont examinés. Ils montent, selon leur aptitude, au rang de mandarins ou de fonctionnaires publics de toute espèce.
Le dernier des enfants du peuple peut devenir lettré, et de lettré mandarin, et de mandarin ministre, en vertu de sa seule aptitude.
XXVIII
L’ordre, selon la politique de la Chine, étant la première nécessité comme le premier objet de la société, passe avant la liberté.
La raison de Confucius est celle-ci : La liberté n’est que le bien de l’individu ; l’ordre est le bien de tous. (Dirions-nous mieux aujourd’hui ?)
Mais Confucius concilie dans une mesure très équitable les nécessités de l’ordre avec la dignité de la liberté.
Écoutons Confucius sur cette partie de sa politique :
« Avoir plus d’humanité que ses semblables, c’est être plus homme qu’eux ; c’est mériter de leur commander. L’humanité est donc le fondement de tout. »
Aimer l’homme, c’est avoir de l’humanité. Il faut s’aimer soi-même ; il faut aimer les autres. Dans cet amour que l’on doit avoir pour soi et pour les autres il y a nécessairement une mesure, une différence, une proportion qui assigne à chacun ce qui lui est légitimement dû ; et cette règle, cette différence, cette mesure, c’est la justice.
L’humanité et la justice ne sont point arbitraires ; elles sont ce qu’elles sont, indépendamment de notre volonté ; Dieu les a faites, non l’homme ; mais, pour pouvoir les mettre en pratique et pour en faire une juste application, il faut qu’il y ait des lois établies, des usages consacrés, des cérémonies déterminées. L’observation de ces lois, la conformité à ces usages, la pratique de ces cérémonies, font la troisième de ces vertus capitales, celle qui assigne à chacun ses devoirs particuliers, c’est-à-dire l’ordre.
Pour remplir exactement tous ses devoirs sans troubler l’économie de l’ordre, il faut savoir connaître, il faut savoir distinguer, il faut appliquer à propos cette connaissance sûre, ce sage discernement, cet équilibre d’ordre, d’autorité, d’obéissance, de liberté !
(Et l’on appelle barbarie la civilisation basée sur de si sublimes axiomes !… Ô ignorance et préjugé des races les unes contre les autres !)
Les relations entre les hommes de différents âges et de différentes dignités dans la société constituée ne furent pas pour Confucius l’objet de préceptes moins attentifs et moins humains.
« Vous avez tort, dit à son fils Confucius, de ne pas vous appliquer à l’étude essentielle des cérémonies. L’homme qui vit en société a des devoirs à remplir envers tout le monde ; il doit rendre à chacun ce qui lui est dû. Dieu, les génies, les ancêtres ne doivent pas être honorés d’une même façon ; il en est ainsi par rapport aux hommes avec qui l’on vit ; on ne doit pas rendre les mêmes honneurs aux citoyens investis de différentes dignités. L’étude des cérémonies nous apprend comment on doit s’acquitter envers le ciel, les esprits et les ancêtres ; elle nous enseigne à ne pas confondre les rangs.
« Ce sont les lois extérieures, expression des lois morales et politiques, qui doivent porter l’ordre et la hiérarchie graduée des fonctions dans la société2. »
XXIX
Les règlements de Confucius sur le culte renouvelé aussi des ancêtres, n’attestent pas dans le législateur religieux une raison moins épurée que ses règlements civils. Ce n’est que plusieurs siècles après lui que les religions de l’Inde, fondées sur les incarnations de Wichnou ou de Bouddha, s’infiltrèrent en Chine.
Voici les paroles de Confucius sur les cérémonies instituées pour le culte national, dont l’empereur était le pontife à titre de représentant du peuple tout entier.
« Le Ciel, le Tien ou Dieu, trois noms exprimant le Grand Être, répondit Confucius, est le principe universel ; il est la source intarissable d’où toutes les choses ont émané ; les ancêtres sortis les premiers de cette source féconde sont eux-mêmes la source des générations qui les suivent. Témoigner au ciel (Dieu) sa reconnaissance, est le premier des devoirs de l’homme ; se montrer reconnaissant envers les ancêtres est le second. Pour s’acquitter à la fois de ce double devoir, le saint philosophe Fou-Hi établit avant moi les cérémonies envers les ancêtres. Comme il fonda tout le système politique sur le sentiment naturel et sur le devoir de la piété filiale, il détermina qu’aussitôt après avoir offert l’hommage au ciel, on offrirait par la bouche du Fils du ciel (le souverain) l’hommage aux ancêtres. Mais comme le ciel et les esprits des ancêtres ne sont pas visibles aux yeux du corps, il chercha dans le firmament des emblèmes pour les figurer et les représenter. »
Après avoir satisfait ainsi à leurs devoirs envers le ciel, auquel, comme au principe vivifiant et universel de toute existence, ils étaient redevables de leur propre vie, ils se tournent vers ceux qui, par la génération et la paternité, leur ont transmis successivement cette vie. Voilà toute la religion de nos pères.
Et il en prescrit ensuite en détail les cérémonies simples et symboliques3.
XXX
Écoutons maintenant ce qu’il dit au roi, qui l’interroge sur les devoirs particuliers des ministres-philosophes chargés du soin du gouvernement.
« Le ministre-philosophe ne s’ingère pas de lui-même dans les honneurs ; il attend qu’on l’y appelle. Il n’est occupé soir et matin que de son perfectionnement moral et politique par l’acquisition de quelque vertu ou de quelque connaissance spéciale qui lui manque, non pas pour s’en parer, mais pour les communiquer à ceux qui dépendent de lui.
« S’il sent qu’il ait assez de droiture et de fermeté pour remplir les grands emplois, il ne les refuse point quand on les lui présente ; il les reçoit avec actions de grâces, et fait tous ses efforts pour les remplir dignement. Il n’ambitionne pas les honneurs, il ne cherche point à amasser des trésors ; l’acquisition de la sagesse est le seul trésor après lequel il soupire : mériter le nom de sage est le seul honneur auquel il prétend.
« Il n’emploie, pour traiter les affaires, que des hommes sincères et droits ; il ne donne sa confiance qu’à des hommes fidèles et sûrs ; il ne rampe pas devant ceux qui sont au-dessus de lui ; il ne s’enorgueillit pas devant ses inférieurs ? il respecte les premiers ; il est affable envers les autres : il rend à tous ce qui leur est dû.
« S’il s’agit de reprendre quelqu’un de ses défauts ou de lui reprocher ses fautes, il ne fait l’un et l’autre qu’avec une extrême réserve, et s’arrête tout court quand il le voit rougir. N’est-ce pas la miséricorde de l’Évangile ?
« Il estime les gens de lettres, mais il ne mendie pas leurs suffrages ; il ne s’abaisse ni ne s’élève devant eux ; il se contente de ne pas les offenser, et de les traiter avec honneur quand ils viennent à lui. Il est au-dessus de toute crainte quand il fait ce qui est du devoir ; une conduite irréprochable, jointe à des intentions pures et droites, lui sert de bouclier contre tous les traits qu’on pourrait lui lancer : la justice et les lois sont les armes dont il se sert pour se défendre ou pour attaquer. L’amour qu’il porte à tous les hommes le met en droit de n’en craindre aucun ; l’exactitude scrupuleuse avec laquelle il pratique les cérémonies, obéit aux lois et s’astreint à l’observation des usages reçus, fait sa sûreté, même sous les tyrans. Quelque vaste que puisse être l’étendue de son savoir, il travaille à l’agrandir encore ; il étudie sans cesse, mais non pas jusqu’à s’épuiser ; il connaît en tous genres les bornes de la discrétion, et il ne va jamais au-delà.
« Quelque ferme qu’il soit dans le bien, il veille continuellement sur lui-même pour ne pas se négliger. Dans tout ce qui est honnête et bon il ne voit rien de petit ; les plus minutieuses pratiques tournent, chez lui, au profit de la vertu.
« Il est grave quand il représente, affable et bon avec tous, d’humeur toujours égale avec ses amis.
« Il se plaît de préférence dans la compagnie des sages, mais il ne rebute point ceux qui ne le sont pas.
« Au dedans, je veux dire dans l’enceinte de sa famille, il ne témoigne aucune prédilection, et ne donne aucun sujet de soupçonner qu’il est porté à favoriser l’un au préjudice de l’autre ; au dehors, c’est-à-dire en public, il traite également tout le monde, suivant le rang de chacun. L’eût-on grièvement offensé, ou par des paroles injurieuses, ou par des actions insultantes, il ne donne aucun signe de colère ou de haine ; et son extérieur, serein et tranquille, est une preuve non équivoque de la tranquillité d’âme dont il jouit.
« Le vrai philosophe cherche à se rendre utile à l’État n’importe de quelle manière. Si, par quelque action éclatante ou par quelque ouvrage important, il mérite bien de la patrie, il ne fait pas valoir ses services dans la vue d’en être récompensé ; il attend modestement et avec patience que la libéralité du prince se déploie en sa faveur ; et s’il arrive que, dans la distribution des grâces, on l’ait oublié, il ne s’en plaint pas, il n’en murmure pas. Le suffrage des hommes honnêtes, l’honneur d’avoir contribué en quelque chose à l’avantage de ses compatriotes et de tous les hommes, lui suffisent. »
— « Je me fais votre premier disciple », dit le roi, « mais enseignez-moi le moyen infaillible de rendre mes peuples vertueux et heureux.
— « Ce moyen », répondit Confucius, « est de ne rien commander qui ne soit conforme au grand Ly (mot qui renferme dans son sens la raison, la conscience et la convenance des choses). C’est sur la raison, la conscience et la convenance, exprimées par ce mot complexe Ly, que la société est fondée ; c’est par ces trois principes que l’homme social s’acquitte, avec la gradation des devoirs, de ce qui convient envers le ciel. Ce sont ces trois principes divins, incorporés par le ciel dans notre nature, qui lient les hommes vivants entre eux en leur manifestant et en leur imposant ce qu’ils se doivent les uns aux autres. Ôtez ces trois inspirations fondamentales de la société, toute la terre n’est plus que confusion et que trouble ; il n’y a plus ni rois, ni supérieurs, ni inférieurs, ni égaux ; les jeunes et les vieux, les hommes et les femmes, les pères et les enfants, les frères et les sœurs, tous sans distinction seront une mêlée confuse de créatures sans ordre et sans liens. »
XXXI
Une magnifique théorie de l’ordre graduellement établi dans la famille, puis dans la cité, puis dans l’État, puis dans le monde, développe dans la bouche de Confucius ce principe fondamental de la raison, de la conscience, de la convenance. Platon n’est pas plus haut, Montesquieu plus analysateur, Fénelon plus pieux, J.-J. Rousseau plus populaire, Mirabeau plus politique. On s’anéantit devant cette révélation, cette expérience et cette éloquence énonçant il y a vingt siècles, au fond d’une Asie inconnue, des principes sociaux et politiques qui semblent exhumés du sépulcre d’une humanité aussi savante et aussi expérimentée que la nôtre ; on se demande comment les bienheureux rêveurs d’un progrès récent, continu et indéfini peuvent concilier leur théorie avec tant de sagesse au commencement et tant de décadence de doctrines à la fin ?
XXXII
Le libéralisme le plus progressif ne s’exprime pas mieux aujourd’hui que Confucius sur les deux systèmes de la force brutale et de la force morale et raisonnée appliqués au gouvernement des peuples.
« Les coercitions matérielles, dit-il dans la suite de cet entretien, les prisons, les supplices, les peines de toute espèce, les intimidations par les châtiments sont de bien faibles liens pour retenir dans le devoir les hommes que l’on ne conduit pas par la raison, la conscience, la convenance ; mais si on les forme, par l’éducation, la liberté mesurée, l’exemple, l’exercice, à la connaissance et à la pratique de la raison, de la conscience, de la convenance, si l’intelligence et l’amour de ces trois principes se développent dans leur cœur par la force naturelle que le Ciel (Dieu) a donnée à ces trois principes qui font l’homme social, tout changera de face et s’améliorera dans l’empire. Les hommes ainsi instruits et convaincus deviendront en eux-mêmes leur prince, leur juge, leur loi, leur gouvernement !…
« Le gouvernement, ajoute-t-il en finissant, a été la dernière chose et la plus parfaite, découverte par les hommes, au moyen du grand Ly ou de ces trois principes moraux, la raison, la conscience et la convenance ! »
— « C’est admirable ! »
dit le roi. Les siècles disent comme lui. Un tel politique en un tel temps est la merveille de l’antiquité. Je retrouve avec orgueil, en propres termes, dans la bouche de ce prétendu barbare ce que j’ai dit moi-même en commençant cet entretien : « Le chef-d’œuvre de l’humanité, c’est un gouvernement ! »
XXXIII
Les lois civiles qu’il promulgue et qu’il explique pendant son ministère au roi se résument :
En propriété assurée et héréditaire ;
Interdiction de rapports entre les sexes hors du mariage ;
Union légalisée, sanctifiée et parfaite entre les deux époux ;
Respect réciproque entre les citoyens des différentes conditions ou fonctions publiques ;
Enfin, respect de soi-même fondé sur ce principe également logique et admirable : « Si haut qu’un homme soit placé, il doit respecter les autres, il doit se respecter soi-même. S’il se manque à soi-même, il manque à ses ancêtres qui sont en lui ; s’il manque à ses ancêtres, il manque au premier ancêtre, à l’homme saint d’où est sortie toute la race humaine ;
s’il manque à ce premier homme, l’homme saint, il manque au Ciel (Dieu) de qui ce premier homme a reçu la vie. Les ancêtres sont les arbres chenus dont ceux qui vivent aujourd’hui ne sont que les rejetons. La racine est commune à tous, on ne saurait blesser un de ces rejetons, quelque petit qu’il soit, sans que la racine en soit offensée ! »
Que dites-vous de ces paroles ?…
Magnifique solidarité entre les hommes nés et à naître et entre Dieu, justice et providence de toute cette famille humaine !
Ces entretiens entre le roi et son ministre sont un code complet de politique appliquée. Socrate n’est pas si législateur, il est ergoteur. Platon est le politique de l’imagination, Confucius est l’oracle de l’expérience.
XXXIV
Aussi poète qu’il était musicien et politique, Confucius se délassait du gouvernement et de l’enseignement par quelques promenades dans la campagne avec ses disciples favoris. Il conservait encore à soixante-dix ans le goût et le talent des vers.
Un jour qu’il était sorti avec trois de ses disciples par la porte orientale de la ville, pour aller prier dans la campagne près d’un édifice en ruine situé sur une colline, ses disciples furent frappés de la gravité triste de sa physionomie.
Ils lui témoignèrent leur inquiétude sur le motif de cette tristesse qui ne lui était pas habituelle.
« Rassurez-vous sur moi, leur répondit-il, ce n’est point ma propre décadence qui m’inspire cette mélancolie, c’est la décadence et les vicissitudes des choses de la terre. Voyez ce monument qui s’écroule à quelques siècles du jour où il a été construit ! Il contenait pourtant pour les hommes une idée éternelle. Apportez-moi mon kin (sorte de lyre dont les poètes accompagnaient comme en Grèce leurs chants). Il accorda son instrument et chanta en improvisant les vers suivants :
« Quand les chaleurs de l’été finissent, le froid de l’hiver les remplace promptement. Après le printemps, l’automne s’avance ; quand le soleil se lève, c’est pour marcher rapidement vers le bord du ciel où il se couche. Les fleuves de la Chine ne coulent du côté de l’Orient que pour aller s’engloutir dans le lit sans fond de la vaste mer.
« Cependant l’été, l’hiver, le printemps, l’automne recommencent et finissent ainsi chaque année ; le soleil reparaît chaque matin où nous le vîmes se lever hier ; de nouvelles ondes remplacent sans cesse celles qui viennent de s’écouler ; mais le héros qui fit construire ce monument sur cette colline où est-il ? ses guerriers, qui triomphèrent avec lui, où sont-ils ? son cheval de bataille, où est-il ? Qui les a revus ? qui les reverra ? Hélas ! pour tout souvenir de leur existence, il ne reste que ce monceau de pierres écroulées sur la colline, que les plantes sauvages, les ronces et les orties recouvrent indifféremment de leur feuillage ! »
XXXV
Cette tristesse qu’il chantait en vers était, à son insu, un pressentiment de sa fin. Il quitta les affaires d’État et se hâta de terminer le monument de sagesse, de morale et de politique qu’il voulait laisser à la Chine dans son commentaire des livres sacrés. Cette œuvre terminée, il cessa d’écrire. Il déposa les six livres commentés sur un autel, puis, s’agenouillant, il remercia à haute voix le ciel et l’âme des ancêtres de lui avoir permis de restaurer et d’achever ce monument intellectuel de la religion, de la philosophie et de la politique des hommes de son temps.
— « Vous êtes témoins », dit-il en se relevant à ses disciples, « que je n’ai rien négligé avec vous pour améliorer les hommes. Le triste état des choses et des mœurs dans lequel je laisse la terre ◀prouve, hélas ! que je n’ai pas réussi ! Mais je laisse une règle et un modèle. Ils rappelleront en leur temps leurs devoirs à nos descendants. Ces temps de désordre et de corruption ne sont pas dignes de nous comprendre ! »
Un de ses disciples chéris étant venu le visiter peu de jours après dans sa maison, Confucius, déjà malade de sa maladie mortelle, s’avança avec peine jusqu’au seuil de sa demeure pour accueillir son disciple.
« Mes forces défaillent », lui dit-il, « et ne reviendront peut-être jamais. » Il laissa couler sans affectation de stoïcisme ses larmes, concession à la nature ; puis, reprenant :
« Ô mon cher Tsée ! » dit-il au disciple en langage poétique et rhythmé et en s’accompagnant encore de sa lyre, « la montagne de Faij (la tête) s’écroule, et je ne puis plus lever le front pour la contempler. Les poutres qui soutiennent le bâtiment (les muscles) sont plus qu’à demi pourries, et je ne sais plus où me retirer ! L’herbe sans suc est entièrement desséchée (la barbe) ; je n’ai plus de place où m’asseoir pour me reposer ! La saine doctrine avait disparu, elle était entièrement oubliée ; j’ai tâché de la restaurer et de rétablir l’empire du vrai et du bien ; je n’ai pu y réussir ! Se trouvera-t-il, après ma mort, quelqu’un qui reprendra la rude tâche après moi ! »
Nous allons voir, dans le prochain Entretien, ce que cette tâche désespérée avait produit en littérature, en morale et en politique.
Quelle délectation de remonter à de telles hauteurs de sagesse et de vertu à travers la nuit des temps ! Il n’y a pas de barbare au berceau du monde, toutes les races sont nobles, car elles descendent toutes de Dieu !
Nous poursuivrons, dans le prochain Entretien, l’étude de la raison en Chine.