(1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « II — L’arbitrage et l’élite »
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(1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « II — L’arbitrage et l’élite »

L’arbitrage et l’élite

L’épanouissement du sens d’humanité et de solidarité au sein des nations modernes a produit ce résultat. indiscutablement grand : la fondation d’un droit international. L’avènement du « droit des gens », du « droit naturel des nations », en tant que science positive, marque l’un des plus gigantesques pas en avant qu’ait accompli le monde.

D’où est sorti ce nouveau droit ? Depuis la plus lointaine antiquité, la cité possédait un droit destiné à régler par la justice, substituée à la violence, les différends entre concitoyens A l’aube des temps modernes, lorsque l’esprit humain vint à prendre conscience de l’inter-dépendance des peuples, l’idée qu’il pouvait peut-être y avoir une justice, présidant aux rapports inter-nationaux, et par conséquent un droit dont ressortiraient les conflits entre « grands êtres » sociaux, germa dans les cerveaux d’élite. Puisque l’idée de la justice dominait la vie sociale, ne serait-elle pas destinée à régir également la vie inter-sociale ? Le jus civile ne supposait-il pas un jus inter gentes ? « Quelle a été à l’origine l’évolution normale des rapports entre les individus ? écrit un juriste auquel nous allons avoir amplement recours. Ils ont commencé par régler tous leurs différends par la force, puis, quand ils se sont aperçus qu’un fort trouvait toujours un plus fort que lui, et que la bataille était un jeu de dupes qu’ont-ils fait ? Se sont-ils réunis en Parlement pour voter des lois ? Nullement, l’histoire nous enseigne qu’un juge a été institué pour décider entre eux, suivant l’équité d’abord, puis la coutume, et enfin la loi écrite, qui a été le produit d’une civilisation déjà formée. Pourquoi cette évolution serait-elle anormale pour les nations qui auraient l’heureuse idée de vouloir civiliser leur rapports ? » C’est de cette déduction — ou plutôt de cette intuition, puisque la bio-sociologie était encore loin d’être fondée — que les premiers théoriciens du jus inter gentes ont tiré l’idée d’un droit international, qui n’est au fond qu’une extension du rôle de la justice dans le monde civilisé.‌

 

J’emprunte à un remarquable discours de M. Mérillon, avocat général à la Cour d’appel de Paris, les éléments de l’aperçu qui va suivre sur la lente genèse de l’idée de justice appliquée aux relations inter-sociales61 ; ce discours a le mérite d’être un excellent résumé de la question et je n’y ajouterai que quelques détails complémentaires.

On peut trouver un embryon de l’idée d’arbitrage inter-national dans les Amphictyonies grecques, bien que ces tribunaux n’aient étendu leur juridiction que sur le monde hellénique. Mais le monde antique « fermé », sans lien réel avec l’en-dehors, ne pouvait adopter une conception qui suppose admise la solidarité entre nations et « la plus large des communautés. » Il semble qu’Henri IV, à l’aurore du monde moderne, conçut le premier l’idée d’une juridiction dont les États de l’Europe auraient à invoquer l’autorité, pour régler leurs conflits. On sait combien ce projet était à cœur au roi et à son ministre Sully. L’Europe devait avoir pour les affaires internationales « un Sénat européen, chargé de prévenir toute rupture et de régler les différends entre les peuples. » Cette cour suprême, « conseil général des États de l’Europe, composé de soixante députés siégeant dans une des grandes villes du Rhin, eut été chargé de connaître toutes les querelles entre États62. » Le rêve du roi politique se précisa chez le jurisconsulte hollandais Grotius, l’un des fondateurs de la philosophie du droit. Son grand traité Sur le droit de la paix et de la guerre (1625), traduit dans toutes langues, apparaît comme le premier « code du droit international ». Grotius établit « qu’il y a un droit naturel des nations fondé sur l’instinct de sociabilité ». « C’est à lui qu’il faut attribuer l’honneur d’avoir le premier émis la grande pensée humanitaire d’une commission de tous les peuples s’entendant pour proscrire la guerre. » La science du droit international existait désormais encore humble et restreinte, mais contenant en germe toutes les larges idées de l’avenir.‌

L’idée fit fortune au xviiie  siècle : l’abbé de Saint-Pierre, Leibnitz, Volney, Condorcet, J. J. Rousseau, Turgot, Smith, Jérémie Bentham, Kant, Fichte la reprirent pour leur compte, la popularisèrent et l’approfondirent. La Révolution la consacra, et Anacharsis Cloots, le gentilhomme prussien qui se prit d’une si forte passion pour la France révolutionnaire, la rendit éclatante.

Le xixe  siècle a commencé la réalisation de la grande idée dont les siècles précédents, n’avaient, en somme, tracé que l’ébauche. « La pratique de l’arbitrage, qui est la reconnaissance formelle et l’entrée triomphante du droit dans la politique internationale » date de ce siècle. Les progrès y furent rapides, et de nos jours, il existe un mouvement d’opinion et d’étude considérable en faveur du règlement juridique des conflits inter-nationaux. On compte dans le monde près de cent cinquante sociétés, environ quarante revues dont les études convergent vers cet objectif. Des livres nombreux, des congrès annuels étudient la question sous toutes ses faces, des hommes éminents de tous pays, de l’ancien et du nouveau monde, s’y sont consacrés, et il est fort probable que des résultats importants ne tarderont pas à éclore.

La fondation de l’Institut de Droit international, « dont l’œuvre est immense », marque une étape décisive dans le travail d’élaboration d’une juridiction internationale. M. Arthur Desjardins, vice-président de cet Institut, a récemment donné communication à l’Académie des sciences morales et politiques d’une notice sur sa genèse, son organisation et ses travaux, d’où il ressort que la pensée de se fondation est due à M. Rolin-Jaequemyns. Ayant comme but la « réunion intime d’un groupe restreint d’hommes déjà connus dans la science du droit international, par leurs écrits ou par leurs actes, et appartenant, autant que possible, aux pays les plus divers », M. Rolin-Jaequemyns réunit des partisans et leur communiqua, en 1873, son projet de fonder un « Institut, indépendant de tout lien officiel, qui servirait d’organe à l’opinion juridique du monde civilisé en matière de droit international. Il projetait également d’inscrire en tête du programme de l’Institut « la codification de ce droit ». « Il est une autre tâche, ajoutait le promoteur de l’entreprise, concrète et accidentelle, à laquelle l’Institut pourra s’appliquer lorsque les circonstances le permettront et le conseilleront. Ce sera celle d’étudier et d’élucider les questions de droit international dont les événements actuels rendront la solution nécessaire. Sans doute il y a un grand nombre de ces questions auxquelles se mêle un intérêt politique national ou autre, qui tend à les obscurcir. Cependant les plus complexes ont leur côté juridique, que l’on peut aspirer à mettre en lumière. » Onze jurisconsultes de Hollande, de Russie, d’Allemagne, de la République Argentine, des États-Unis, de Belgique, d’Écosse, d’Italie et de Suisse répondirent à son appel et se réunirent à Gand la même année ; ce fut la première session. Suivant les statuts, « l’Institut choisit ses membres parmi les hommes de diverses nations qui ont rendu des services au droit international, dans le domaine de la théorie ou de la pratique » ; on prend soin qu’aucune nationalité n’occupe une position prépondérante dans l’assemblée.‌

Il est impossible de méconnaître l’importance de l’œuvre entreprise par l’Institut de droit international, et parmi les nombreuses sociétés qui ont inscrit l’arbitrage en tête de leur programme, il occupe, sans conteste, le premier rang, par l’importance et l’autorité de ses travaux.

 

Le rêve des juristes et des philosophes, depuis Grotius jusqu’à la Révolution, s’est réalisé puisque l’arbitrage est entré dans la pratique du xixe  siècle, qui en compte une centaine. Je cite encore M. Mérillon qui donne d’intéressants détails à ce sujet : « Pendant que l’idée s’affirmait ainsi, son application devenait de jour en jour plus fréquente et plus accentuée. Il faut reconnaître que c’est en Amérique surtout que l’on constate les plus sérieux progrès, sur un terrain assurément plus favorable. De nombreuses conventions étaient établies depuis 1857 entre les divers États des deux Amériques pour stipuler d’avance le règlement pacifique des conflits ; en octobre 1889, dix-huit États envoyèrent leurs représentants à Washington étudier un plan d’arbitrage définitif. De cette conférence terminée en 1890, est sorti le traité d’arbitrage permanent international qui est aujourd’hui la règle du droit public américain. En Europe, aucune convention générale de cette nature n’a encore abouti ; mais, dans les traités entre nations, à l’exemple de l’Italie, la clause compromissoire, de plus en plus fréquente, est devenue presque d’usage. On la trouve pour la première fois chez nous, en 1888, avec un caractère général est permanent, dans un traité avec l’Équateur… Le 9 juillet 1884, une Union était constituée entre onze États pour la protection de la propriété industrielle ; deux ans après à Berne, dix grands États d’Europe organisaient l’Union internationale pour la propriété littéraire et artistique, avec un bureau commun, chaque État assurant, par ses lois et ses tribunaux intérieurs, la répression des infractions. La convention de Berne du 14 octobre 1890 a réglé tout ce qui touche aux transports internationaux avec un office central, Tribunal arbitral chargé de prononcer des sentences sur les litiges entre les chemins de fer. La convention postale de Berne de 1874, complétée et améliorée dans des conférences postérieures, crée une Union postale universelle constituant un véritable code ; en cas de litige entre deux pays, un arbitrage international décide… Si l’on ajoute à ces grands traités l’immense quantité de conventions relatives à l’hygiène publique, à l’extradition des criminels, aux relations commerciales, à la faillite, aux successions, aux abordages, à la situation juridique des étrangers, aux monnaies, aux poids et mesures, et qu’on considère les mille difficultés que provoque leur exécution, on est obligé de reconnaître que le monde entier enserré dans les liens innombrables qu’ont tressés sur lui les relations chaque jour plus étendues des peuples, forme lui-même un vaste État, où le droit existe, où la loi s’impose, et qui réclame impérieusement une juridiction commune pour ses intérêts communs. » ‌

Ajoutons à cette brève nomenclature, un exemple tout récent et fort typique. A la suite d’un différend qui s’était élevé entre l’Angleterre et la Belgique au sujet de l’expulsion d’un citoyen anglais du territoire belge, M. Arthur Desjardins, vice-président de l’Institut de droit international, vient d’être sollicité par les deux gouvernements de résoudre ce différend par un arbitrage. Ce fait et ceux qui précèdent prouvent indubitablement que l’idée d’arbitrage, entrevue depuis des siècles par des penseurs d’avant-garde, s’est réellement incarnée dans la pratique, et qu’il est impossible de ne pas prévoir le progressif épanouissement de ses applications.

La conception de l’arbitrage accidentel et particularisé devait fatalement se transformer pour aboutira une autre conception moins précaire et d’une application plus générale. M. Kamarowsky, professeur à l’Université de Moscou, a résumé cette dernière dans un livre remarquable où il préconise l’adoption d’une juridiction internationale permanente et facultative. « La tâche du Tribunal arbitral et permanent, dans la sphère internationale, écrit l’auteur, consiste précisément à implanter graduellement et à développer chez les peuples, le sentiment de la nécessité de recourir au droit, lorsqu’il s’agit de régler leurs dissentiments. » C’est l’entrée de l’arbitrage dans sa phase de plénitude.‌

L’« Union interparlementaire » se constitua en 1888 en vue de parvenir à la constitution de cette cour permanente d’arbitrage. « Que ne pourront pas, a dit M. Frédéric Passy, pour éclairer des points obscurs, pour dissiper des malentendus, pour calmer des alarmes exagérées et sans fondement, pour apaiser des irritations passagères, pour faire pénétrer enfin dans les sphères parlementaires et gouvernementales elles-mêmes un esprit de modération, de sagesse et d’équité, ces hommes choisis parmi les meilleurs, les mieux informés, les plus écoutés de leurs contrées respectives et obligés par le mandat qu’ils ont reçus, comme ils l’étaient déjà par leurs sentiments communs, de rester en relations les uns avec les autres et de se tenir au courant des faits et de l’opinion ? » Le but exact de l’« Union » c’est, suivant la formule de M. Descamps, la constitution d’« une juridiction volontaire internationale, un Tribunal libre au sein des États indépendants ». La cour suprême qui s’occuperait en temps ordinaire des affaires courantes de droit international, jugerait également « les difficultés de frontières, les graves questions de droit public, et même les affaires d’honneur que les nations seraient bientôt amenés à lui soumettre par une irrésistible progression. »‌

Comme conséquence de ce vœu, la Chambre des Représentants de Belgique vient d’adopter à l’unanimité un ordre du jour « affirmant le désir de voir confier à l’arbitrage la solution des conflits internationaux et organiser à cet effet une juridiction permanente » ; et le Sénat belge vient également de voter une motion affirmant son espoir dans la contribution du gouvernement à la formation d’une cour internationale.

 

Ce qui constitue, à notre avis, l’importance de cet élargissement du droit au-delà des frontières, c’est qu’il marque la substitution des hommes de science et de pensée aux politiques et aux gouvernements, pour la résolution des hauts problèmes qui divisent l’humanité. C’est là le fait significatif, le fait grandiose, dirais-je même. Quelque humble et restreinte que soit actuellement la pratique de l’arbitrage, elle n’en existe pas moins, affirmant cette vérité, qui va s’imposant chaque jour davantage, qu’il appartient aux cerveaux conscients de juger en dernier ressort, en dehors des nationalités. Que cela soit une grande chose, il n’est pas permis d’en douter, car véritablement les grands hommes doivent conduire le monde.

Il me semble toutefois que le vœu de constitution d’une cour d’arbitrage, telle qu’il est généralement présenté, n’apparaît point avec toute la force qu’il devrait présenter. C’est que les promoteurs, pour atteindre leur but grandiose, ont proposé des moyens trop restreints et que leur œuvre en demeure comme paralysée. Remettre le sort du monde entre les mains de quelques jurisconsultes, c’est assurément provoquer un résultat de justice et d’humanité supérieur à celui qui est obtenu coutumièrement du fait des politiques et des gouvernements, mais ce n’est pas là un idéal qui ne puisse être dépassé. Quelle que soit sa science et son indépendance, le pur homme de droit pourra manquer de cette largeur d’esprit ; qui est indispensable pour remplir cette fonction suprême.

Pour moi — et c’est à cette observation que je veux en venir, — il est une sorte d’hommes qui me semblent tout désignés pour assumer d’aussi hautes fonctions : l’élite, la vraie et forte élite, dans chaque nation. Non plus les jurisconsultes professionnels, mais les quelques hommes supérieurement conscients et géniaux que possède chaque nation, philosophes, poètes et savants. C’est avec leur concours que l’arbitrage acquerrait un sens éclatant et universel. Où trouver une plus authentique juridiction ? n’est-ce point précisément le rôle des élites de trancher les questions générales ? Les hommes d’élite ne sont-ils point les représentants réels des peuples ? Ce sont eux qui enfantent la pensée du monde, et ce sont eux qui devraient donner leur avis sur les questions générales qui divisent les nations. C’est je crois, à l’avènement d’une juridiction de ce genre, seule véritablement suprême, que devraient travailler les partisans de l’arbitrage.‌

Quelles garanties de justice et d’humanité en présenteraient pas un Tolstoï, un Zola, un Hæckel, un Elisée Reclus, un Biœrnson, pris comme arbitres ? Et parmi les morts, de quelle autorité auraient été empreintes les décisions prises en commun par un Lamartine, un Carlyle, un Michelet, un Emerson, un Hugo ! Aucun de ceux-là n’aurait refusé et ne refuserait, je pense, de remplir une fonction, qui serait l’aboutissement naturel et pratique de son existence. Ils considéreraient sans orgueil, comme leur devoir, l’acte de donner leur avis en ces matières. Car s’ils ont la pensée, ce serait l’acte, au sens plein du terme. On objectera peut-être que la compétence juridique leur ferait généralement défaut. Mais pour débattre les hautes questions qui leur seraient soumises, ne suffit-il pas d’un cerveau puissant, d’un sens profond de justice et d’humanité ? La science proprement juridique est ici secondaire ; et s’il en était besoin, on pourrait leur adjoindre des jurisconsultes.‌

De même que le Sacré-Collège Romain dont les membres appartiennent à toutes les nations, parle au nom de la Catholicité, au-dessus des patries, cette assemblée des représentative men de chaque peuple parlerait au nom de l’humanité au-dessus des territoires.‌

Il est impossible de ne pas entrevoir les bienfaits qu’engendrerait pour le monde l’avènement d’une telle juridiction. Je n’envisage pas seulement le fait de la résolution selon la justice et en dehors du pouvoir politique, des conflits internationaux, fait en lui-même considérable, mais de plus larges résultats encore. Aucun événement ne pourrait démontrer plus pleinement combien profonde est la solidarité des élites, c’est-à-dire l’alliance intime et vivace des éléments supérieurs de chaque groupe humain. Le spectacle de la réunion d’hommes illustres, venant apporter chacun à l’œuvre commune leur part de pensée et d’humanité, serait en lui-même d’une incomparable fécondité. Chacun d’eux représentant une race, un groupe, une nation, les races, les groupes, les nations ne se sentiraient-ils pas solidaires dans la fraternisation de leurs élites ? Le monde prendrait alors conscience de son unité. Et ce serait l’acheminement fatal vers une refonte complète de nos conceptions coutumières et néfastes de peuples et de patries. Ce serait un pas immense et décisif dans la voie de l’affranchissement individuel, vers un avenir d’humanité.‌