(1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Mistral. Mirèio »
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(1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Mistral. Mirèio »

M. Mistral
Mirèio

I

Voici une belle et fière réplique à bien des choses contemporaines. Pendant que nous nous civilisons de plus en plus et que le Réalisme, cet excrément littéraire, devient l’expression de nos adorables progrès, un poète de nature, de solitude et de réalité idéalisée, nous donne un poème fait avec des choses primitives et des sentiments éternels. Ce n’est pas un poème d’haleine courte, comme les meilleures poésies de ce temps pulmonique, asthmatique et lyrique, qui n’a que des cris et des soupirs… quand il en a. Ce n’est pas non plus de ces œuvres d’un métier enragé, diaboliquement travaillées ; de ces ciselures de Benvenuto myope qui craint de n’avoir jamais assez appuyé son burin. C’est un poëme d’haleine longue et de touche franche, — trop forte pour être un effort, — et qui a douze chants pleins, ni plus ni moins qu’une épopée ! C’est, en effet, une épopée, mais une épopée bucolique, dont l’amour d’une jeune fille est le sujet, et la mort de cette jeune fille le dénoûment. Matière d’élégie, et pas plus ! pour qui n’aurait à son service que des facultés de sensibilité et d’imagination ordinaires ; matière d’épopée, comme toute chose peut l’être, sous la main d’un homme de création et de fécondité !

Et j’ai dit « comme toute chose peut l’être ». Jusqu’ici on n’a pas assez su ce qui distinguait l’épopée. La Critique n’a jamais dit nettement, et assez nettement pour n’y pas revenir, ce qu’elle entend par ce majestueux mot d’épique qui renferme la suprême qualité pour le poème, l’éloge suprême pour son auteur. Les plus ingénieux et les plus profonds parmi les Maîtres ont prétendu que, pour être épique, il fallait qu’un poëme embrassât toute la civilisation d’un peuple. Explication d’archéologue.

À ce compte-là, plus la civilisation se compliquerait et tordrait sa spirale, moins on serait capable de poésie épique, ce qui mettrait, du reste, la vanité des nations hors de cause et raierait d’un trait le fameux anathème physiologique : « les modernes (et particulièrement les Français) n’ont pas la tête épique », nul poème ne pouvant désormais étreindre le détail énorme de nos colossales civilisations. Pour ma part, je décline cet argument commode aux littératures impuissantes. Indubitablement, selon moi, le caractère épique, si l’on veut bien y réfléchir, est quelque chose de plus intime qu’une question de plénitude, résolue avec plus ou moins de puissance, et il vient bien moins de ce que le poète chante que de sa manière de chanter.

Oui, c’est le poète qu’on est et c’est l’accent qu’on a qui font l’œuvre épique. Il n’y a pas de sujets épiques, il n’y a que des facultés… L’épique existe ou peut exister à toutes les périodes de l’histoire, à toutes les marches des civilisations, en haut ou en bas, à tous les moments d’ascension ou de déclin des littératures. Tant que l’homme ne se sera pas dépravé, lui et sa race, au point de se déformer le cerveau, il y aura toujours la chance de rencontrer un poète épique, dût-il se lever d’entre les nations, accroupies dans leur dernière fange !

Il sera possible dans toutes les langues et quelle que soit celle dans laquelle il chante, — que ce soit une langue qu’on ne parle plus ou une langue qu’on parle mal encore, — que ce soit un idiome incertain ou usé ! et disons le mot qui fait trembler les rhéteurs et les rhétoriques, que ce soit même un patois ! Il sera possible enfin dans tous les sujets, soit qu’il chante le combat, à coups de bâton d’un bouvier, dans un cabaret, ou la rêverie d’une buandière battant son linge au bord du lavoir ! Et tout cela sans avoir besoin de l’histoire, quand ce bouvier inconnu ne serait pas le Rob-Roy de Walter Scott et cette buandière ignorée, la Nausicaa du vieil Homère !

II

Eh bien ! cela dit au préalable et accepté, l’auteur de Mirèio, de ce poëme que je viens d’appeler plus haut une épopée, est-il un poète épique surgissant tout à coup parmi nous, et la Critique la plus généreusement intrépide prendrait-elle sur soi de le revêtir de cette épithète lumineuse ?… Prudente, elle y regarderait à deux fois. Et cependant, si le caractère distinctif du poète épique est de voir grand, de jeter sur la nature un de ces regards dans lesquels elle se peint plus grande qu’elle n’est réellement, en dehors de ce regard transfigurateur, il faut bien convenir que l’auteur de Mirèio a dans le talent quelque chose du poète épique, et son poème est là pour le prouver.

C’est une œuvre tout à la fois simple et solennelle, élevée et familière, délicate et robuste, idéale et rustique, très-éloignée des manières de dire et de peindre des civilisations présentes, qui donnent des poètes comme Edgar Poe pour les plus forts de ses produits. Écrite en provençal, dans ce langage qui semble l’écho de tous les dialectes du monde italique, cette longue bucolique, où l’air qui vient de Grèce sur les flots de la Méditerranée a déferlé et se maintient grec sur les larges pipeaux de ce singulier pâtre du pays des Troubadours, peut soulever plus d’une question, mais non celle du talent. Il est incontestable. Ainsi, on peut se demander si c’est là de la poésie naïve ou de la poésie raffinée, sous couleur de naïveté… si le poète qui s’est traduit lui-même dans une de ces traductions interlinéaires, lesquelles plaquent brutalement le mot sur le mot et sont le plâtre sur le visage vivant, ne serait pas, après tout, un de ces profonds et savants comédiens intellectuels, comme ce faux moine de Chatterton, par exemple, qui se composa à froid une inspiration à laquelle se prit, un moment, l’Angleterre ? On pourrait très bien supposer que le poète fruste, salin et amer, découvert aujourd’hui comme une perle dont on ne m’a pas assez montré l’huître, fût, par hasard, quelque lettré moderne qui, blasé des corruptions et des hauts goûts de nos décadences, aurait reculé, par impatience de sensation nouvelle, jusqu’aux formes délaissées de la Bible et d’Homère, et eût fait de l’archaïsme en provençal, avec une habileté plus ou moins scélérate… Seulement, quoiqu’il en pût être, imitateur ou spontané, l’homme quelconque qui a enlevé ces douze chants sur un sujet qui serait vulgaire, si ce n’était pas la rabâcherie immortelle de l’amour, et donné à Daphnis et Chloé des proportions d’Iliade, est en définitive un poète que l’on peut mettre, ici ou là ! dans le groupe hiérarchique des poètes, mais qui a certainement droit d’entrée dans l’hémicycle sacré !

Il est vrai que malheureusement je tenais, pour mon compte, aux coquilles de l’huître autant qu’à la perle. Pour mon compte, et ce n’était pas une vaine fantaisie de critique qui se fait poète sur un poète, j’aurais aimé à rencontrer dans M. Frédéric Mistral, nouvellement découvert, et dont le nom, beau comme un surnom, convient si bien à un poète de son pays, un homme né et resté dans la société qu’il chante, ayant le bonheur d’avoir les mœurs de ses héros et d’être un de ces poètes complets, dont la vie et l’imagination s’accordent, comme le fut Burns, le jaugeur. Mais, hélas ! quelques mots qui sentent leur collège, mêlés à la traduction interlinéaire, bien faite d’ailleurs, et surtout des notes, des notes dans lesquelles nous trouvons des prétentions de linguiste, de la botanique, de l’histoire naturelle et toutes sortes de choses que j’eusse mieux aimé ne pas y voir, ont donné à penser que M. Frédéric Mistral n’est pas si sauvage ni si autochtone que je le voulais. Je l’aurais volontiers rêvé un chanteur solitaire comme ces Rapsodes anonymes de l’autre côté, dont Fauriel nous a traduit les chansons charmantes qui ont tant de rapport d’accent avec ce chant presque grec de Mirèio. J’en aurais fait un de ces courlieux du rivage dont la Critique n’aurait pas pu dire : « Est-il ignorant ou cultivé ? N’est-ce qu’un patoisant de génie ou réellement sait-il plus de français qu’il n’en faut pour traduire son poëme ? » quand tout à coup il nous a lui-même appris qu’il fait partie d’une littérature ! et, oimè ! d’une littérature provinciale ! Ils ont un cénacle là-bas… On l’imaginait assis sur du varech, ce Théocrite homérique qui « chante cette fille de la glèbe dont en dehors de la Craw il s’est peu parlé » et pas du tout, il fait partie d’un canapé dont il nous nomme les doctrinaires… Le mistral n’est plus qu’un vent coulis ! Cela a été une déception ! Mais, voyez ! cette déception funeste au poète, bien loin d’enlever à son œuvre quelque chose de son prestige ou de sa puissance, a tourné à son profit et fait preuve pour elle. Il faut, en effet, que cette œuvre soit d’une sincérité bien profonde pour résister, dans l’imagination de ceux qui la lisent, à de pareilles révélations !

III

Le poëme de M. Frédéric Mistral, qui n’en serait pas moins ce qu’il est, quand il serait signé par le Gazonal de Balzac, n’existe, comme toutes les œuvres vraiment poétiques, que par le détail, l’observation, le rendu et l’intensité du détail. Les artistes, comme Dieu, font quelque chose de rien. Le rien dont M. Frédéric Mistral a tiré sa colossale idylle est l’amour de la fille d’une fermière pour un pauvre vannier, à qui ses parents la refusent en mariage. De désespoir, cette fille, qui s’appelle Mirèio, va aux Saintes pour leur demander assistance, et elle meurt dans la chapelle même des Saintes des fatigues de son pèlerinage. Tel est le fond du poème, tel est le motif de roman ou de romance qui, par le détail, devient épique et qui fait jaillir de la pensée du poète tout un monde grandiose, passionné, héroïque, infini, où passent des lueurs à la Corrége sur des lignes à la Michel-Ange !

Corrége et Michel-Ange ! Je sais bien que ce sont là des noms qui brûlent et que la Critique doit manier comme elle manierait la foudre ! Corrége, même par clartés qui passent ! Michel-Ange, même par tronçons qui s’interrompent, ce sont là des objets de comparaison effroyablement redoutables, je le sais, mais je sais aussi ce que je viens de voir dans ce poème qui commence comme le jour par les teintes les plus suaves, et, dès le troisième chant, tourne à la force, mais à la force qui reste dans la suavité.

Partout, à toutes les places de son poème, le poète de Mirèio ressemble à quelque beau lutteur qui garderait, comme un jeune Dieu, sur ses muscles, lustrés par la lutte, des reflets d’aurore. Depuis André Chénier, on n’a rien vu, — si ce n’est les Chants grecs publiés par Fauriel, — d’une telle pureté de galbe antique, rien de plus gracieux et de plus fort dans le sens le plus juste de ces deux mots, qui expriment les deux grandes faces de tout art et de toute pensée. Le poète de Mirèio est un André Chénier, mais c’est un André Chénier gigantesque qui ne tiendrait pas dans les quadri où lient le génie du premier. Il y étoufferait. Grec, comme André Chénier, par le génie, l’auteur de Mirèio a sur André, tombé de son berceau byzantin dans le paganisme de son siècle, l’avantage immense d’être chrétien, comme ces pasteurs de la Provence dont il nous peint les mœurs et nous illumine les légendes. À la fleur du laurier rose, aimé de Chénier et cueilli aux bords de l’Eurotas, il marie l’aubépine sanglante du Calvaire.

De race phocéenne et de pays profondément catholique, il bénéficie, dans son talent, de son pays et de sa race, et peut-être, pour cette raison, serait-il difficile à qui ne serait pas de la même terre que lui, — à moi, par exemple, chouette grise de l’Ouest et goéland rauque d’une mer verte, — de préciser avec exactitude à quels endroits du poème en question expire la poésie que M. Mistral n’a pas faite et a quelle place commence la sienne. Qu’importe, du reste ! Poésie de terroir ou poésie d’âme individuelle, toutes les deux sont à lui au même titre et font également sa poésie, car les poètes vraiment grands sont ton-jours le résultat de deux hasards sublimes. La circonstance du génie qui leur est donné ne leur appartient ni plus ni moins que la circonstance de la vie qui le leur développe, et l’auteur de Mirèio possède, au degré le plus profond et le plus extraordinaire, ces deux sources d’originalité.

Et il y puise, sans les épuiser l’une et l’autre… Jamais poète n’a tordu plus vigoureusement un sujet que M. Frédéric Mistral n’a tordu cette malheureuse petite donnée d’églogue dont il fait aujourd’hui, comme d’une grappe enchantée, ruisseler des beautés intarissables, sous le pressoir de ses douze chants. Eh bien ! il n’est pas une seule de ces beautés qui ne soit différente des autres et qui ne marque par une variété d’autant plus étonnante que les mœurs peintes par M. Mistral sont naïves, dans leur pittoresque, et les personnages qu’il met en scène, des êtres essentiellement primitifs. Malgré la simplicité forcée de leur type, ces jeunes filles, ces cueilleuses de mûres et ces pâtres ne se répètent ni ne se ressemblent, et tous ils portent sur le front leur rayon d’individualité. Il y a un chant dans le poème qui est intitulé Le Dépouillement des Cocons, où les compagnes de Mirèio, réunies en un Décaméron laborieux et charmant, commèrent ensemble et rêvent tout haut, dans un dialogue étincelant d’images, et cette peinture dramatique de chacune d’elles montre, par le magnifique dialogue qu’elles tiennent, comme le poète entend la nuance qui diversifie ces fronts de vierge dans l’unité de la beauté et de la pudeur.

Il y a aussi un autre chant, intitulé Les Prétendants, où les trois rivaux du pauvre Vincent le vannier sont dépeints avec un détail si prodigieux et si vaste, qu’on dirait trois rois de contrées différentes qu’Alari, le berger, Veran, le gardien de cavales, et Ourrias, le loucheur, Ourrias, toute la tragédie de ce poème, qui se lève et que l’on pressent dès les premières strophes que lui consacre le poète… : « Ourrias, né dans le troupeau, élevé avec les bœufs, — des bœufs il avait la structure et l’œil sauvage, et la noirceur, et l’air revêche et l’âme dure ! Combien de bouvillons et de génisses n’avait-il pas, — rude sevreur, — dans les ferrades camarguaises, renversés, hurlants, par les cornes ! Aussi en gardait-il entre les sourcils une balafre, — pareille à la nuée que la foudre déchire, — et les salicornes et les traînasses, de son sang ruisselant s’étaient teintes jadis. »

IV

Encore une fois, — ne nous lassons pas d’y revenir, — le caractère de cette poésie, divinement douce ou divinement sauvage, est le caractère le plus rare, le plus tombé en désuétude, dans les productions de ce temps. C’est la simplicité et la grandeur. Cette poésie ne nous donne plus la sensation ordinaire de l’Étrange, mais la sensation extraordinaire du Naturel, tel que les Anciens l’ont conçu et réalisé toujours, et Shakespeare quelquefois après eux. Nous n’oublierons pas de sitôt cette âpre et pure sensation, et nous voudrions la faire partager : mais le talent de M. Mistral tient un tel espace, il a besoin d’un tel champ pour se déployer dans sa magnificence ou dans son charme, un peu farouches tous les deux ; ses bas-reliefs fourmillent de tels détails, que de tous les poètes, difficiles à citer dans un chapitre de la nature de celui-ci, il est peut-être le plus difficile. Il faut le lire et le lire tout entier pour en avoir une idée, impossible à donner, par des citations isolées, qui ne seraient jamais que des démembrements de sa pensée ou de sa forme. Un chant ou deux, — et par exemple le plus beau de tous, Le Combat, — ne suffiraient point pour avoir la mesure de cette main puissante, sur les octaves de son clavier !

Que si, du reste, au lieu d’être en vers provençaux, le poème de Mirèio était en langue française, la grandeur dont il brille empêcherait peut-être sa fortune, mais il aurait du moins une chance de réussite dont actuellement il est privé. Les Lettrés, en effet, affirment qu’il faut de rigueur une langue à un poète, et, disent-ils, le provençal n’en est pas une, malgré les prétentions historiques de ceux qui le parlent ou l’écrivent. Ce n’est rien de plus qu’un patois. M. Frédéric Mistral, qui n’entend nullement être un patoisant, et dont le génie d’expression était assez fier cependant pour avoir l’insouciance d’une question pareille, bête comme une personnalité, M. Frédéric Mistral a répondu au nom du provençal, dans ces malheureuses notes qui m’ont un peu dépoétisé sa personne, mais ce qu’il a dit ne modifiera pas l’opinion ; et comme il ne faut, dans notre heureux pays, qu’un lieu commun pour empêcher la vérité et la raison de faire leur chemin, il est bien probable qu’une telle impertinence barrera plus ou moins longtemps le passage à une œuvre digne par elle-même d’aller très-haut. Seulement, disons-le lui en finissant, il y avait une question plus importante et plus élevée que la question de la langue provençale et du succès actuel de Mirèio qui peut très bien attendre : c’était la question des patois en poésie ou en littérature, question qui n’a jamais été posée carrément et qu’il était hardi et convenable ici de poser. Les Lettrés qui demandent des langues toutes venues et complètes, pour que le Génie puisse fructueusement cohabiter avec elles, se rendent-ils bien compte de ce qui constitue une langue et de ce qui fait un patois ? Quelle différence admettent-ils entre l’une et l’autre ?

Ruines d’idiomes ou retards de langage, est-ce que le Génie, lorsqu’il naît au sein des patois, ne les relève pas si ce sont des ruines, ne les avance pas si ce sont des retardements ?… Est-ce que partout où brille le Génie il ne se fait pas un langage avec les éléments les plus indociles et les plus ingrats ? Enfin, est-ce qu’il y a eu quelque part dans l’histoire des langues et des littératures autre chose que des patois, avant les œuvres du Génie ? Or, s’il n’y a eu que des patois, il y a donc eu aussi des poètes qui n’ont pas eu besoin d’une langue toute faite pour être poètes, — et ce ne sont pas les moins grands !