Laïs de Corinthe et Ninon de Lenclos
A. Debay, Laïs de Corinthe (d’après un manuscrit grec) et Ninon de Lenclos.
I
Dans la préface, d’un ton fort sérieux, qui précède le livre intitulé Laïs de Corinthe et Ninon de Lenclos 15, Debay nous apprend qu’il habitait la Grèce en 1828, et que de 1828 à 1834 il avait visité avec fruit toutes les ruines du Péloponèse. Or, en supposant qu’il n’eût que dix-huit ans alors, il n’aurait eu guères moins de quarante-quatre ans en écrivant son livre. C’est l’âge de la maturité. À quarante-quatre ans, le regard est ferme et doit avoir toute sa portée. On a trouvé le néant au fond de tant de choses, que les ivresses sont difficiles… À cet âge tristement viril, quand on parle de courtisanes, quand on se tache les doigts à cette poussière légère que toute la sainteté de la mort ne peut sauver des profanations de la vie, il faut le faire en moraliste et en observateur, non pour glorifier des mémoires trop heureuses, selon nous, de couler à fond dans l’oubli, mais pour prendre le niveau moral d’un pays ou d’une époque et mesurer le vice de tout le monde à la taille de celles qui l’ont inspiré. Laïs, Phryné, Ninon de Lenclos, Henriette Wilson, lady Hamilton, toutes les célèbres courtisanes qui ont fait boire les grands hommes ou les sots de leur temps dans cet abreuvoir de bêtes à cornes qu’on appelle la coupe de Circé, peuvent donc venir individuellement et tour à tour se ranger sous un regard grave, mais à la condition que ce regard, après s’être abaissé sur elles, saura se relever ! C’est une manière comme une autre d’écrire l’histoire des mœurs et des influences, que de tracer la biographie des courtisanes qui ont trouvé une espèce de gloire dans leur infamie. Seulement, si les juges amoureux sont ridicules et bien près d’être corrompus, que dire des historiens chez lesquels la momie déterrée du Vice suffit, pour troubler la raison ?…
Hélas ! ce que l’on peut en dire, devrons-nous le dire de Debay ? Debay n’est point un moraliste, et, comme on ne se fait pas, à soi-même, ses propres facultés, nous n’avons pas plus à l’en blâmer qu’à l’en absoudre ; mais nous avons cherché vainement dans son livre le sentiment moral dont personne n’est dispensé. Il ne s’en doute même pas. C’est un sensualiste naïf qui ne se préoccupe que de la forme, un païen parfaitement digne d’une époque qui a toutes les aberrations de la Renaissance sans leur excuse, s’il y en a… Debay ne voit dans le monde que la femme, et dans la femme que sa beauté matérielle. Il a consacré toute sa vie et toutes les forces de sa pensée à cet imposant et profond sujet de méditations. On a de lui beaucoup de livres, qu’il appelle avec assez de fatuité et de rengorgement les classiques du boudoir. Ces livres, qui doivent être l’admiration des coiffeurs et des modistes, portent des titres comme les suivants : L’Hygiène et le perfectionnement de la beauté humaine. — Les Parfums et les Fleurs, comme auxiliaires de la beauté. — L’Hygiène des mains, de la poitrine et de la taille. Et nous ne citons pas beaucoup d’autres traités du même agrément et de la même importance, car Debay est le colonel Amoros de la beauté humaine en littérature ! S’il s’en était tenu à des productions aussi spéciales et aussi techniques, il est bien probable que nous n’eussions jamais parlé de lui ; mais cette fois il vient à nous par Laïs et Ninon, c’est-à-dire par l’histoire, et, dans un temps où les plus honnêtes femmes vont rêver aux dramatiques apothéoses des Dames aux camélias, il est peut-être bon de dire un mot des grandes courtisanes, remises avec tant d’admiration en lumière, pour dégoûter des petites qui y sont. On juge bien les laquais par les maîtres, et les maîtres par les laquais !
II
Il est vrai que des deux séductrices dont Debay s’est fait encore plus le poète que l’historien, une seule est parfaitement connue, Ninon de Lenclos. Laïs, comme toutes les courtisanes grecques qui ont laissé leur nom aux imaginations libertines de la postérité, — Phryné, Rhodope, Thaïs, Aspasie, Callixène, — Laïs n’est guère qu’un nom, une renommée, une fumée vague, qu’aucune recherche, aucune histoire, ne parviendront à condenser. Une des raisons de cela a été déjà exprimée. Les Grecs — peuple tout extérieur — n’ont point laissé de mémoires, et leur individualité, qui ressemble à leurs statues, ne se voit qu’à la place publique et sous les draperies d’un art et d’un mensonge qui ne les abandonnent jamais. Un homme plus savant sur la Grèce que Debay, malgré son séjour dans le Péloponèse, et dont le talent a pour caractère distinctif une sagacité redoutable, Prosper Mérimée, a regretté quelque part, avec le sentiment d’une curiosité indigente et trompée, cette absence de mémoires, qui nous enlève d’un seul coup la moitié du monde grec sans espoir de la retrouver, et précisément la moitié dans laquelle se produisaient, en se variant, l’influence et l’action des courtisanes.
Pour obvier à cet inconvénient, qui frappe de stérilité la biographie que l’auteur du livre dont il est question voulait écrire, non pour Laïs elle-même, mais pour l’honneur de cette chose que Laïs représente dans le monde ancien et Ninon dans le monde moderne, et que nous ne savons comment nommer avec décence, Debay a découvert (nous ne dirons pas qu’il l’a inventé un manuscrit grec dont l’original, trouvé, dit-il, au couvent de Mégaspitron, et confié aux soins de Vietti le Polyglotte, a complètement disparu depuis la mort de ce savant. Ce précieux papyrus, qui était signé par Aristophane de Bysance, affirme bien une fois de plus une influence que personne ne conteste, mais il ne l’explique pas, et, nous disons plus, il ne pouvait pas l’expliquer. Les Grecs ne voient que l’effet produit ; le dedans des choses leur échappe. Ce romanesque manuscrit dont nous parle Debay, sans nous dire quelle en était la teneur, sans déterminer où commencent et où s’arrêtent les notions qu’il y a puisées, ne nous apprend que des faits déjà connus ou insignifiants, à l’aide desquels il est facile de composer une mosaïque de pièces de rapport, jointes ensemble par le procédé d’imagination, à présent vieilli et délaissé, de Barthélemy et de Wieland, mais dont il est impossible de tirer le détail intime qui nous illumine une figure, et nous la fait réellement comprendre en la ressuscitant devant nous.
En effet, qu’y a-t-il pour nous d’important et de nouveau dans cette enfance de Laïs, remarquée d’abord pour sa beauté et bientôt choisie pour modèle par le sculpteur Scopas, chez une nation où la sculpture était adorée ? Qu’y a-t-il d’intéressant et de surprenant dans les sacrifices de Laïs à Vénus Aphrodite et dans l’adoption de cette jeune fille par le vieil Eupatride Léontidès, que nous raconte Debay avec les airs d’un homme qui a découvert des merveilles et qui a un morceau de la toison des Argonautes dans sa poche ? Y a-t-il rien de plus naturel et de plus vulgaire que la position de Laïs quand elle eut hérité des grands biens de son Eupatride, et quand, riche, belle et courtisane, elle conviait à ses repas les hommes les plus célèbres de son temps et faisait bavarder, après boire, toutes ces pauvres sagesses, doublement enivrées ? Les soupers de mademoiselle Quinault, rapportés par Diderot, sont bien autrement spirituels que les soupers de Laïs, par Debay. Enfin, quoi de plus ordinaire, dans la vie des femmes comme Laïs, que la passion longtemps bravée et méprisée les saisissant tout à coup, quand la vieillesse, cet affreux cancer, vient dévorer la beauté dont elles furent si vaines ? Or, voilà tout ce que nous savons à peine de Laïs ; voilà l’énorme découverte dont, avec l’ombre de son manuscrit grec, l’ingénieux Debay se sert pour nous ouvrir cette vie, jusque-là fermée et impénétrable, pour nous éclairer cette domination d’une femme sans mœurs qui a régné sur son époque, et qui n’a pas dit son secret !
Et elle ne l’a pas dit seulement parce qu’elle n’a pas laissé de mémoires, mais pour une raison bien meilleure encore. Elle ne l’a pas dit, parce qu’il n’y en avait pas ! Le tort des écrivains qui, comme Debay, respectent et admirent les courtisanes, et se persuadent bonnement que les ronds de jambe de ces danseuses-là importent à la postérité, c’est de croire qu’elles subjuguent et entraînent les hommes en vertu d’une habileté quelconque, d’un don de l’esprit ou de l’âme uni à cette beauté du corps qui rend le triomphe si facile. L’illusion, c’est de s’imaginer qu’il doit y avoir dans ces femmes, abîmes de néant, un de ces grands mystères de charme comme on en rencontre parfois dans l’histoire du cœur humain. Ainsi Diane de Poitiers, qui fut aimée de deux générations, et avec une passion plus folle à la seconde qu’à la première ; ainsi madame de Maintenon, qui, sans jeunesse, inspira à Louis XIV blasé un amour durable, et fut plus forte dans ce cœur qui avait tout éprouvé que le spleen de la toute-puissance, sont des exemples éclatants de ce pouvoir étrange que les moralistes cherchent à expliquer, mais qui leur résiste et les étonne. Seulement, Diane de Poitiers malgré ses erreurs, madame de Maintenon malgré les calomnies, ne furent jamais des courtisanes. Des courtisanes comme Laïs la Corinthienne, une âme grecque plus légère que la huile de savon appendue au chalumeau d’un enfant, ou comme Ninon, la grande égoïste française dont le cœur fut une plaisanterie éternelle, n’ont point de ces replis où dort l’ensorcellement des âmes, et de ces ineffables manèges qui prennent les cœurs et ne les rendent plus.
Elles ne sont que la branche fleurie qui appelle l’oiseau, mais d’où il s’envole, et leur domination éphémère est beaucoup trop simple pour qu’on n’en déplace pas la cause… On la cherche vainement dans une existence qui ne pesa pas assez pour laisser des traces. Une fois que Dieu a ôté la chair et brisé ce jouet de la beauté corporelle, on ne trouve plus que le vide et l’inanité. La cendre interrogée reste muette. Le mot de l’énigme n’est pas là. Il n’y était pas davantage quand cette cendre palpitait d’une vie à laquelle venait s’attacher la flamme errante de nos désirs… Ici, ce qui fait le pouvoir, c’est la lâcheté des esclaves ! Les courtisanes tiennent leur empire d’une corruption qu’elles n’ont pas créée, mais qu’elles augmentent. Ce n’est pas plus compliqué que cela ! Le mot méprisant d’Oxenstiern : « On ne sait pas combien il faut peu de génie pour gouverner les hommes… » est bien plus vrai quand il s’agit de ces dominations inférieures que les femmes exercent sur nous. « Ôtez le père, — a dit
suprêmement bien un moraliste religieux, — nous autres hommes, nous sommes tous des jeunes gens. »
Il faut, en effet, tout le trouble de la jeunesse, pour ne pas s’apercevoir de l’immense bêtise qu’il y a au fond de ces empires qui ont des flatteurs et des poètes à des siècles de distance. Quelque éclat qu’ils aient jeté, c’est toujours le règne de la bête, quand la bête serait aussi spirituelle que Laïs l’était peu et que Ninon de Lenclos le paraît, sans l’être beaucoup davantage. Puisque de tels règnes ont des histoires, nous parlerons du plus long et du plus beau de tous peut-être. Ninon appartient à notre genre de civilisation. Nous touchons de la main le temps où elle vécut. Jamais tradition ne fut plus vivante. Qui peut le plus peut le moins : en jugeant Ninon nous aurons jugé Laïs, nous aurons jugé toutes les glorieuses prostituées dont les désordres paraissent à certaines gens des mérites et des grâces, et, par là, nous pourrons nous faire une idée de la pauvreté de ces idoles devant lesquelles toute une société n’a pas rougi de se mettre à genoux.
III
Dans son livre sur Laïs et Ninon, Debay, qui tient à prendre la mesure phrénologique du petit front grec de la charmante Corinthienne, nous rapporte une foule de mots qui lui font l’effet, à lui, d’être supérieurs. Si ces mots ne sont pas apocryphes, ils prouvent que la courtisane fut aimée des Grecs comme madame de Talleyrand fut aimée de son mari : parce qu’elle lui reposait l’intelligence. Il est vrai que l’esprit tel que nous le concevons, nous autres modernes, était inconnu aux anciens, comme il est inconnu à l’Orient… Les mots de Laïs rapportés par Debay sont des lapalissades. Quant à Ninon, il est impossible de supposer que Debay ait eu la bonté d’ajouter ses puissances d’aperçu ou de rédaction à l’esprit de cette femme célèbre. Les mots de Ninon sont trop connus, ses lettres authentiques et les livres qui nous parlent d’elle ne sont point des manuscrits grecs, confiés à des savants qui meurent (peut-être du plaisir de les lire), et qui ne se retrouvent plus.
Nous savons donc ce qu’intellectuellement était Ninon, et, si nous la désenveloppons des adorations de son siècle, nous ne voyons rien dans cette femme qui justifie le bruit qu’elle a fait. Les mots qu’elle a dits ne dépassent jamais le joli de la légèreté. Il s’en dit de pareils vingt par soir dans les salons de Paris, qu’on ne songe pas même à citer au déjeuner du lendemain. On s’étonne qu’on puisse les relever chez une nation qui a des esprits sur place et argent comptant de la force de Rivarol, de Chamfort, de Voltaire, de Fontenelle, du prince de Ligne et de madame de Staël. Un
grand artiste, qui écrivait, mais qui ne parlait pas, Chateaubriand, a écrit sur Ninon deux ou trois pages excellentes, dans lesquelles il lève, du bout de sa plume, ce falbala qui cache un squelette, avec le dédain de Charles Ier quand il toucha, de sa longue badine, la masse d’armes placée devant l’Orateur du Parlement. Désillusionné par la vie, l’auteur de Rancé a traité comme elle le méritait la grande Épicurienne du xviie
siècle. Cette « probité d’honnête homme »
dans une malhonnête femme ne lui a pas paru si sublime, et le trait du dépôt rendu, dont on nous rabat les oreilles, valoir la peine que toute une époque en parlât comme du Qu’il mourût des Horaces. Seulement, moins heureux dans tout ce qui tient à l’appréciation de l’intelligence qu’à l’appréciation de la moralité du caractère, Chateaubriand a trop consacré une réputation d’esprit dont il n’était pas juge ; car, dans ses Mémoires, on se rappelle comment il a traité Rivarol. L’esprit de conversation désorientait de ses feux et de ses éclats ce génie nonchalant et triste, qui broyait longtemps ses couleurs en silence. Les lettres de Ninon qu’il loue, agréables de ton, ne dominent en rien le ton général des hautes sociétés que voyait mademoiselle de Lenclos. Comme la plupart des femmes, elle réfléchissait son monde. Elle était le caméléon épistolaire de la société. « Il fallait — dit beaucoup trop vite Chateaubriand — qu’elle eût beaucoup d’esprit, pour que mesdames de la
Suze, de Castelnau, de la Ferlé, de Sully, de Fiesque, de Lafayette, ne fissent aucune difficulté de la voir. »
Le bel-esprit, qui n’est pas l’esprit, était le lien de ces compagnies qui parfilaient la langue et la galanterie à l’hôtel de Rambouillet. Or Ninon, femme de qualité d’ailleurs, était bel-esprit et vantée par les hommes qui se piquaient de beau langage. Elle était l’amie de Saint-Évremond, exilé qui remplissait tout de sa personne absente, philosophe qui prenait son égoïsme pour de la sagesse, et qui était bien digne de s’accointer à Ninon, plus égoïste que lui encore, espèce de Fontenelle en femme, qui cachait sa monstruosité morale sous cette beauté sans grandeur qui conseille aux hommes l’insolence.
Telle elle était, — rien de plus, — et ce fut suffisant pour lui constituer un empire auquel travaillèrent les hommes et les femmes : les hommes, vaniteux et sensuels, les femmes, curieuses, curieuses de voir cette maîtresse de tout le monde, et la regardant comme les sauvages regarderaient un beau fusil. Ce succès inouï qui dura près de cent ans, car Ninon régna plus longtemps que Louis XIV, est, selon moi, la plus terrible accusation que l’on puisse porter contre le grand siècle. Malgré les variétés de gloire et sous la pluie de ses rayons, il y a, dans le xviie siècle, des boues molles et tièdes, déposées là et croupissant depuis la Renaissance, et que le xviiie siècle se chargera de féconder. Ninon, pour qui sait observer, est une figure de la Renaissance attardée. Elle est païenne. Elle est incrédule. Elle est impie. Elle a jeté d’élégantes draperies sur sa conception. Et le siècle de Louis XIV, du grand Condé, de Bossuet, s’est incliné devant elle. On conçoit parfaitement l’adoration posthume du xviiie siècle pour Ninon, et que sur les autels qu’il a brisés il lui en ait élevé un. Elle lui avait légué Voltaire. Mais que mademoiselle de Lenclos ait été honorée dans son infamie par le siècle même de l’honneur, que cette déesse Raison, qui précéda les autres déesses de ce nom et de ces mœurs, soit allée de pair avec les plus illustres dames de la cour de la Convenance, que la prude madame de Sévigné en ait rêvé, que la comtesse de Sandwich l’ait recherchée, que la reine Christine ait voulu l’emmener à Rome comme son amie, que madame de Maintenon ait été liée avec elle, que Louis XIV ait eu la pensée de se la faire présenter, c’est là un de ces spectacles qui font croire à l’enivrement de tout le monde, mais le philtre qui a produit cette ivresse, ce n’est pas Ninon qui l’avait versé !
On dit que sur son lit de mort elle avoua qu’elle aimerait mieux mourir de la main du bourreau que de recommencer sa vie… cette vie que Debay a écrite et qu’il a transformée en apothéose. Nous sommes de son avis. Nous pensons comme elle. Mais il y a l’opinion de Debay contre nous deux !