M. de Gères
Le Roitelet, verselets.
I
Le volume que voici nous a été remis précisément le jour où l’on enterrait académiquement Alfred de Musset. Y aurait-il dans cette date une intention de la Fortune ?… Des poésies nous arrivant précisément ce jour-là devaient-elles, par le contraste, nous rappeler ce que nous avions perdu ou nous en consoler un peu par quelque vague ressemblance ?… L’auteur nous était inconnu, — aussi inconnu que s’il débarquait de la Chine ! Si son nom nous était jamais passé sous les yeux dans ce tourbillon de journaux, de revues et de livres dont la pauvre Critique a quelquefois la berlue, il était bien passé. Qu’il nous le pardonne, nous ne nous en souvenions plus. Son livre nous tombait donc, sans avertissement, comme une tuile. Néanmoins, nous l’avons pris et nous l’avons ouvert. Nous l’avons ouvert avec cette défiance, nonchalante parce qu’elle est fatiguée, que tout être passablement organisé aura toujours en présence d’un livre de poésies, habituellement la plus vulgaire et la plus écœurante des vulgarités en littérature. Le titre même du recueil ne nous alléchait pas. Roitelet ! verselets ! Tu n’es, pensions-nous, qu’un Tartufe d’amour-propre, et il y en a d’imbéciles. Cela peut très bien se combiner.
Et cependant non, la combinaison n’y était pas. Il n’y avait là, dans le titre de ce volume, que la coquetterie innocente, quoiqu’un peu futée, qui consiste à se faire petit pour être vu dans ce monde, offusqué de tant de grands hommes qu’ils se cachent les uns par les autres ! Après tout, la tuile n’était pas meurtrière et elle était d’un joli bleu. Ces verselets, puisque verselets il y avait, n’étaient pas la haute vulgarité, rimée et sonore, qu’on rencontre partout et qui s’appelle de la poésie. Ils avaient, sinon toujours, au moins souvent, un sens bien à eux, un timbre distinct, un accent de fin poète. Le roitelet, c’est un aigle, pour les roseaux !
Un roitelet pour vous est un pesant fardeau !
Mais celui-ci pesait si peu qu’on pouvait le prendre sur le poing encore plus aisément qu’un faucon et le présenter au public. Cet inconnu qui semblait, tant il nous était inconnu ! arriver de la Chine, nous n’eussions pas voulu l’y renvoyer ! Malheureusement il ne venait que des Pyrénées. S’il fût débarqué de la Chine, son affaire était faite ! Roitelet, verselets, poésies et poète, vaudraient aujourd’hui cent pour cent de plus dans leur inspiration et leur manière, par cela seul qu’ils n’auraient pas trempé dans l’air ambiant de la poésie contemporaine !
Car voilà le seul reproche qu’il y ait à adresser à M. Jules de Gères, et je me bâte de le lui faire pour m’en débarrasser et arriver vite à l’éloge. M. Jules de Gères qui, s’il le voulait, trouverait bien en lui assez de talent pour n’imiter personne, n’a point naturellement l’électricité négative du laurier qui repousse la foudre et qu’ont les génies d’exception, ces esprits vierges qui tirent d’eux seuls leur fécondité et peuvent vivre impunément, n’importe où. Il est poète, ce n’est pas douteux, et nous le prouverons tout à l’heure, mais à son inspiration, parfois très énergiquement personnelle, se mêle aussi parfois l’alliage fatal des réminiscences involontaires.
C’est une loi du temps et de tous les temps que quand des poètes grands ou petits, vrais ou faux, immortels ou éphémères, ont été la chimère de leur époque, comme dit saint Bernard. — l’admiration ou la mystification de leurs contemporains, — ils laissent sur l’imagination publique des teintes dont elle reste colorée. Or, pour l’imagination du xixe siècle, il faut bien en convenir, ces teintes s’appellent encore jusqu’ici Hugo, Musset, Lamartine. Eh bien ! la Muse de M. de Gères, qui les a traversées, qui s’est baignée avec amour dans l’arc-en-ciel de ces trois teintes, répandues partout, pour l’instant, les porte toutes les trois confondues sur ses ailes, ce qui les fait ressembler, ces ailes originales de roitelet, à toutes celles des pigeons pattus imitateurs ! Voilà, disons-le lui nettement, le défaut de M. de Gères !
Il n’imite pas pour imiter, mais il rappelle les poètes de son temps, et il les rappelle parce qu’au lieu de s’isoler d’eux il s’y associe ; parce que vivant intellectuellement avec eux, il les sent trop, les connaît trop et trop les aime. Imagination qu’aurait préservée l’ignorance et qui n’était pas assez forte pour résister à la culture, M. de Gères ne sait pas ou peut-être a-t-il oublié que la fraternité tue les poètes autant que les peuples, et qu’ils doivent ressembler, pour être aussi impressifs qu’elle, à cette Tour seule qu’il a si bien peinte et chantée dans une de ses poésies le plus genuines par la rêverie et par le rythme :
Au faîte où le sentier se plieEt plonge vers l’autre vallon,Droite sur son dur mamelon,Qu’au paysage rien ne lie,Sans arbre, sans maison autour,Sans voisinage qu’une meule,S’élève, muette, la tourSeule !
C’est ainsi, en effet, que s’élèvent les poètes. Seulement ils ne sont pas muets, eux, et leur meule, le plus souvent de pierre, ils l’ont au cou ou sur le cœur…
II
Tel ne s’élève point, comme la Tour seule, à toute page du livre d’aujourd’hui (et on le regrette), le poète qui souvent y poind cependant fin, acéré, brillant comme l’aiguille solitaire d’un dôme caché encore par le terrain et qui perce le ciel, en rayant au loin l’horizon ! Il y a deux espèces de poésies dans le recueil de M. Jules de Gères. Il y a la poésie qui vient des autres, le lyrisme commun à ce siècle, coulant à pleins bords et à plein bassin, abondant, écumant, vermeil et rapide. — et celle-là, c’est l’inférieure des deux, — et la poésie qui filtre sous les roseaux plies par le poids des roitelets, gouttes d’eau de source et même gouttelettes, verselets très évidemment supérieurs à tous les grands vers d’à côté.
Ici ne vous y trompez pas, est la vraie veine de M. de Gères. Malgré l’incontestable talent d’école de l’homme qui a écrit, sans changer de plume, et en trois manières, Le Linceul des forts et Le Dernier soupir du Maure, égaux pour le moins en beauté aux plus belles Orientales de M. Hugo, les larges strophes A la mémoire d’Alfred de Musset, qui rappellent celles de Musset lui-même sur la Mort de la Malibran, et enfin les vers à Blanche, si splendidement et mélancoliquement limpides et lamartiniens ; malgré cette triple puissance, la personnalité de M. de Gères n’est pas dans ce doublement et redoublement d’accords avec les trois grandes lyres du xixe siècle.
Le don d’en renvoyer l’harmonie, qui serait la personnalité d’un autre, ne constitue pas la sienne, et c’est la sienne propre que nous devons signaler. Pour cela, de notre autorité privée, nous ferons, comme critique, ce que lui n’a pas fait comme poète. Nous raturerons hardiment la moitié au moins de ce volume de trois cents pages, et nous dirons quel charmant livre, quel pur et profond volume on ferait avec l’autre moitié !
III
Ce serait presque une anthologie avec un seul poète, — une anthologie non pas grecque de sentiment, car l’auteur du Roitelet n’a dans l’inspiration aucun archaïsme, mais grecque par cette brièveté pleine qui, en quelques vers, enferme ou concentre toute une perspective et fait un poème comme un disque, car, chez les Grecs, rondeur voulait dire perfection ! Le poète des Verselets est au fond un artiste ingénieux, patient, assoupli, qui introduit toujours la plus ferme composition dans tout ce qu’il écrit, comme Béranger dans ses chansons. Il les tricote, ses verselets, et il en fait un solide tissu seulement en quelques mailles ! N’importe le sujet qu’il traite, il a le mot inattendu et final qui coupe et renoue et que les Anciens aimaient tant, ce dard d’abeille qu’on laisse dans la dernière strophe, — lethalis arundo ! — et qui y attache le souvenir !
L’auteur du Roitelet a cela de caractéristique que, moins il prend dans la langue, plus il prend dans la pensée. Plus les pièces sont courtes, plus elles valent, et le progrès pour lui et pour elles sera toujours en raison directe de leur brièveté. Il ne fallait pas tant de cire pour faire des chefs-d’œuvre au sculpteur d’Amours d’Anacréon ! Voilà ce que M. de Gères est essentiellement pour la forme ; seulement cette forme, même quand il la soigne le plus, n’est pas chez lui comme chez tant de poètes de ce temps l’unique préoccupation de sa pensée. Il n’est point pour la Beauté stérile. Ce n’est pas un poète d’art pour l’art. Il ne creuse pas de coupes dans lesquelles on ne doive point boire. Il ne cisèle pas d’agrafes qui ne puissent rien retenir. Ses verselets ont toujours la prétention de dire quelque chose, à ce poète qui a autant de bon sens qu’un prosateur. C’est un moraliste et c’est un élégiaque. Il a les langueurs et les meurtrissures de l’élégiaque, mais du moraliste il a aussi la verdeur et la brusquerie. Il moralise à travers les larmes et le sang du cœur ; c’est un âpre jugeur de la vie. Écoutez-le, en trois strophes, faire le procès à l’expérience :
Le fils n’hérite pas de celle de son père.Sans cela, dans cent ans, l’homme serait parfait.Mais un siècle défait ce qu’un autre a refaitEt l’humanité désespère !
Pour tous et pour chacun l’épreuve est éternelle.C’est le creuset, le crible où l’homme doit passer.La vieillesse en conseils aura beau se lasser,L’expérience est personnelle.
C’est un manteau poudreux fait de loques anciennes,Troué d’accrocs, cousu de reprises, d’ennui,Qu’on ne prend pas usé sur l’épaule d’autrui,Mais qu’il faut user sur les siennes !
Excepté le mot d’ennui, que je ne voudrais pas voir là et qui y fait tache, n’est-ce pas excellent de ton, de simplicité et de mâle tristesse ? M. de Gères, qui a de l’apologue dans la tête, porte jusque dans la mélancolie de l’élégiaque cette virilité. Il est bien moins le poète d’un sentiment trompé ou blessé que le poète résigné à la vie et à tout ce qu’elle renferme d’irréparable. Nous n’avons pas assez de terrain pour citer toutes les pièces qui expriment ce que nous disons là sous les formes les plus variées. Mais voici quelques strophes que nous ne pouvons retenir. Y a-t-il rien de plus achevé dans sa tristesse et de plus fort dans sa douceur ? M. de Gères a le bonheur des titres. La pièce en question est intitulée : On meurt de loin.
L’approche des destins futurs,L’aurore funèbre et dernière,Avant l’heure où nos jours sont mûrs,De sa vigilante lumièreAttise nos esprits obscurs.
L’avenir prend de l’importance,L’horizon paraît s’élargir,On entend à large distanceLa mer éternelle mugirSur les rives de l’existence !
De secrets avertissements,L’intérieure inquiétude,Quelques symptômes alarmants,Changent bientôt en certitudeLes sinistres pressentiments.
Par l’aube éternelle guidée,Entrevoyant d’autres beautés,L’âme, au sort commun décidée,S’acclimate aux vives clartésEt se fait à la grande idée,
Voit la terre avec d’autres yeux,Se prépare au voyage étrange,Laisse à tout d’intimes adieux,S’observe, s’écoute, se range,Se tourne souvent vers les cieux ;
Se concentre dans elle-mêmeLaissant déborder par momentsDans l’amitié de ceux qu’elle aimeLes précurseurs épanchementsDe la fin prochaine et suprême !
D’illusions plus n’est besoin.Pressentant la sphère natale,De ce monde on prend moins de soin !Ainsi la sentence fataleFrappe d’avance — On meurt de loin !
Celui qui gît sur cette coucheN’a pas dit ce qu’il éprouvait,Mais l’arrêt ancien qui le toucheDepuis longtemps il le savait !Son secret mourait à sa bouche…
Avant d’à jamais t’assoupir,Douleur déjà vieille et finie,Que de maux il fallut subir !Combien de soupirs d’agonieTermine le dernier soupir !
Hauteur par tant de pas gravie,Travail progressif et constant,La mort, — que le mourant envie —N’est pas toute dans un instant !Elle prend le tiers de la vie !
Telle, mais d’un effort certain,La prudente locomotiveVers le but encore lointainRalentit sa force captiveEt ne l’arrête pas soudain !
Nous avons déjà parlé de disques. En voilà un ! Est-il assez plein, assez rond, assez léger ? et l’or dont il est fait, car c’est un disque d’or, est-il assez pur ?… C’est mieux encore, du reste. C’est la poésie de la pensée, bien supérieure à toutes les ciselures… que nous ne méprisons pas et qui y sont, mais tellement légères qu’on n’en aperçoit le travail qu’à la réflexion. M. de Gères est un sculpteur par le souffle, pour ainsi dire, bien plus que par le pouce. Il a des mollesses de rythme qui sont l’entente encore de la matière, car la fondre sous son haleine, est aussi difficile que de la faire saillir et de la dresser sous ses doigts ! Quant au sentiment qui ‘anime ce petit chef-d’œuvre de calme et de sérénité dans la tristesse, l’effet produit par la poésie est toujours relatif, mais je ne connais rien, pour mon compte, d’une plus grande puissance. On dirait la grâce d’une femme qui range les plis de sa robe pour mieux entrer dans son cercueil, et c’est mieux que cela ! Ranger sa robe en tombant comme la pudique romaine, c’est un geste de près… et ici c’est mourir de loin. Il n’y a pas ici qu’un geste fait par l’âme condamnée, il y en a plusieurs. Ils y sont tous. Le poète n’en a omis aucun.
IV
Nous avons cité une des pièces qui feront connaître le mieux aux instincts poétiques le genre de talent de M. de Gères quand il est essuyé de tout souvenir. Si courtes que soient ses meilleures poésies, nous n’avons pas l’étendue qu’il faudrait pour en détacher quelques-unes. Nous l’avons senti et éprouvé souvent, il faut un grand espace pour rendre compte d’un poète et d’un poète inconnu, pour le faire comprendre, accepter… ou repousser. Mais ici, dans une histoire littéraire de toute une époque, on le signale, et c’est tout. On dit : lisez. On dit aussi triez aujourd’hui. Nous ne savons absolument rien de M. de Gères, si ce n’est le talent qu’il a, et ce talent a l’accent assez profond pour nous faire croire qu’il n’est pas tout à fait un jeune homme et qu’il a mordu dans cette pomme empoisonnée de la vie. La manière dont il se sert de la langue poétique nous montre aussi qu’il a lutté avec elle et qu’un début devant le public n’est pas un début dans l’emploi de ses facultés. Mais, jeune ou non, éprouvé par le travail ou caressé par l’inspiration facile, qu’il se souvienne du conseil que nous lui donnons en toute sympathie et dans l’intérêt de ses œuvres futures ; il y a deux hommes en lui, — l’homme de la veine et l’homme de la culture ; l’homme de la poésie sentie et l’homme de la poésie ressouvenue. Ceci tuera-t-il cela ? Voilà la question. Qu’il se la pose et qu’il la résolve. Pas d’École et pas d’imitation. Lire peu les livres contemporains, qui ont déteint sur l’imagination publique et qui l’ont imprégnée, fermer ses livres, se faire un lazaret contre eux et leurs influences, enfin reconquérir cette originalité première, cette hermine bien tachée, mais qui n’en mourra pas, voilà quels doivent être la tactique et le but de M. Jules de Gères. Le roitelet, je crois, puisque c’est le cimier de ses armes poétiques comme le sansonnet l’est de celles de Sterne, le roitelet est un oiseau solitaire. Il ne va pas en troupe comme ces bêtes de grues.