(1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « V. Saint-René Taillandier »
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(1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « V. Saint-René Taillandier »

V. Saint-René Taillandier5

I

Après la philosophie, la littérature. Après M. Émile Saisset et son livre de Philosophie religieuse, voici M. Saint-René Taillandier qui publie à son tour, un volume d’histoire et de philosophie — religieuse aussi : c’est comme un écho ! « J’aurais pu très bien (nous dit-il dans son introduction) appeler ce recueil La Liberté religieuse. » Et c’est la vérité. Pourquoi donc pas ? Mais, mystérieux et profond, il en reste là tout à coup de sa confidence, et ne nous apprend pas pourquoi il a préféré pour son livre cet autre titre, qui aura paru probablement moins compromettant à sa vaillance. Essai de philosophie religieuse ! Histoire et philosophie religieuse ! Toujours la religion mêlée à la philosophie ! N’y a-t-il là qu’un rapport de titres entre deux ouvrages différents ?… M. Émile Saisset et M. Saint-René Taillandier, s’ils ne sont pas gens de même doctrine, sont gens de même maison. Is écrivent tous les deux depuis longtemps à la Revue des Deux-Mondes. Seulement M. Saisset a le haut du pavé sur M. Taillandier. M. Émile Saisset est à M. Saint-René Taillandier ce que le philosophe est à l’homme de lettres. Il a dans la tête des constructions quelconques que l’autre n’a pas.

L’autre est un esprit entièrement… plane. Excepté un vent obstiné de liberté qui y souffle perpétuellement, il n’y a pas grand-chose à rencontrer dans cette cervelle tout en surface. La liberté ! la liberté ! voilà la seule idée qui habite dans l’esprit de M. Saint-René Taillandier, un steppe… moins l’étendue ! Aujourd’hui, dans les huit articles de revue dont il a composé le livre qu’il publie, M. Saint-René Taillandier ne cesse pas de nous répéter sur un ton qu’on voudrait plus varié : « Soyons religieux, mais surtout soyons libres, libres même de n’être pas religieux du tout, si cela nous plaît. » Car avec la liberté telle que la conçoit ce libéral immense, la religion ne peut plus être que la liberté de n’avoir pas de religion. De tous les dilettanti de liberté nombreux en ce siècle, M. Taillandier est sans contredit un des plus ardents et des plus exigeants que nous ayons connus. En voulez-vous la preuve ? Vous aviez cru peut-être avec nous que nous avions la liberté religieuse en France ? Eh bien ! non ! selon M. Saint-René Taillandier, nous ne l’avons pas !… Hein ! quel amateur !

Nous n’en avons guères qu’un piètre fragment, un à peu près insuffisant. Rien de plus. — Mais ce que nous en avons déjà pourra servir à nous en faire avoir encore ; et c’est là le but grandiose auquel le devoir ou l’honneur du dix-neuvième siècle est de pousser de toutes ses forces réunies. Chose plus difficile à accepter ! c’est aussi, — toujours selon M. Taillandier, — le devoir du christianisme lui-même. Le christianisme doit établir la liberté contre sa propre personne, et il n’est même le christianisme vrai qu’à ce prix. Ne riez pas et ne croyez pas que M. Saint-René Taillandier, qui écrit cela, soit un ennemi du christianisme. Non pas. C’est un ami plutôt.

Il diffère par un point de M. Saisset. Il ne se contente pas de saluer avec un respect froid cette religion qui passe (on l’espère bien) et qu’on ne salue que parce qu’on croit qu’une fois passée elle ne reviendra plus et que la philosophie pourra s’installer à sa place. Lui, M. Taillandier, s’agenouille encore devant elle… Critique doux, simple professeur de littérature en province, il n’a pas l’ambition du sacerdoce philosophique. Il ne demande pas mieux que de rester chrétien et tranquille, — l’unique chrétien, je crois, de la Revue des Deux-Mondes, mais pourtant c’est à la condition que le christianisme se conduira bien, c’est-à-dire ira se relâchant chaque jour un peu plus dans une liberté indéfinie. Tel est le christianisme, l’idéal de christianisme de M. Saint-René Taillandier, — et à la Revue des deux-Mondes, qui, comme on sait, est rédigée par une société de ménechmes, c’est son originalité.

II

Il n’en a pas d’autre, en effet. Il écrit comme on écrit dans cette maison-là, avec la gravité pesante, grise et uniforme qui n’y distingue personne. Il a ce gros style qu’on appellera dans cinquante ans style Revue des Deux-Mondes, comme on dit le style, réfugié, ce style que chacun met sur sa pensée à cette Revue, et qui ressemble à une casaque pendue dans l’antichambre pour le service de tous les dos.

M. Saint-René Taillandier est déjà un des anciens de la maison et de la casaque. Pendant que les talents qui fondèrent l’une et rejetèrent l’autre, et qui avaient trop de personnalité et de vie pour se laisser grossièrement éteindre, s’en allaient successivement à la file, il resta et passa maître, les maîtres partis. Il n’avait rien de ce qui avait brouillé les fondateurs de la maison avec un homme qui traitait ses écrivains comme un allumeur de quinquets attaqué d’Ophtalmie traite ses becs de gaz, dont il hait et diminue la clarté. M. Taillandier était, lui, un quinquet fort sage, de lumière modérée, de chaleur sans inconvénient ; enfin, il était comme il fallait être pour vivre éternellement dans le clair-obscur de l’endroit. Chose importante ! il réussissait dans l’ennui. En talent, il était le billon dont Gustave Planche était la monnaie blanche. C’était du Gustave Planche tombé dans de l’allemand, une vase terrible et de laquelle on n’a jamais pu le sortir ! S’il n’y avait pas d’Allemands au monde, on peut se demander ce que serait M. Saint-René Taillandier, il est bien probable que nous, serions privés de ce grand homme. Aujourd’hui les connaissances que son livre atteste sont comme toujours des importations d’Allemagne sur lesquelles ne rayonne jamais l’aperçu qui les nationaliserait.

La seule chose en propre qui appartienne donc à M. Taillandier, c’est son christianisme libre, lequel ne lui a pas coûté grand’peine, puisqu’il n’est, dans une tête ouverte à toutes les choses vagues, que la notion confuse d’une liberté sans limites. Ce christianisme sans gêne est fort au-dessous d’un protestantisme quelconque, car le Protestantisme a des liens qui l’embrassent et qui le retiennent en des Communions déterminées, et comme le Catholicisme, mais avec moins de bonheur et de facilité que le Catholicisme, il a toujours essayé de défendre son unité, sans cesse menacée et faussée d’ailleurs par son principe même. Non, M. Taillandier n’a pas l’honneur d’être protestant, ou, s’il l’est ; car tout le monde qui désobéit peut l’être, c’est un protestant sans doctrine, comme il est un philosophe sans philosophie, comme il est un fantaisiste sans invention, et l’introduction de son livre d’histoire et de philosophie religieuse nous met particulièrement au courant de cette fantaisie sans puissance.

Dans cette introduction, en effet, M. Taillandier, qui a la prétention de remuer ses petites idées générales tout comme un autre, s’efforce de résumer et de bloquer celles qu’il a dispersées dans les articles de son livre, et comme ici nous n’avons pas de romans allemands à exposer ou des cancans d’érudition allemande à faire, nous montrons mieux ce que nous sommes par nous-même dans cette introduction, d’une clarté tout à la fois innocente et cruelle. Quand on a lu ce triste et traître morceau, impossible de se méprendre sur l’incurable faiblesse d’esprit d’un homme qui a osé écrire au front de son livre les mots d’histoire et de philosophie religieuse et qui, précisément dans ces deux grands ordres d’idées, ne procède que par sophismes vulgaires et a démontré qu’il n’y avait en lui que la pauvreté de l’erreur.

M. Saint-René Taillandier a repris une millième fois la thèse maintenant abandonnée de tout ce qui a quelque ressource de discussion dans la pensée, cette distinction banale de l’avocasserie philosophique, d’un christianisme du passé, mis en contraste avec le christianisme de l’avenir. Le christianisme du passé est judaïque, — dit-il insolemment pour les juifs, nos ancêtres, et pour nous, — il est judaïque parce qu’il prétend maintenir, sans hérésie, sans atteinte à la tradition, l’intégrité de la croyance ! Et pour légitimer cette affirmation qui, vous le voyez, se détruit seulement en s’exprimant, et prouver qu’il est de l’essence de la vérité éternelle d’être moins forte que le temps et de changer avec lui, après avoir posé le principe faux du changement nécessaire, il le complète en l’appuyant sur des affirmations historiques d’une égale fausseté.

« Ainsi, dit-il, l’Église de saint Louis n’était pas l’Église de Constantin », et on pourrait le mettre au défi de dire en quoi ces deux églises diffèrent ! Ainsi encore, il assure ailleurs que le christianisme aurait péri au seizième siècle, sans la réforme protestante, et il ne parle pas de cette grande réforme du concile de Trente, qui, pendant que Luther et les autres voulaient tout anéantir, sauve tout, en sauvegardant le dogme. — le dogme éternel ! Certes, M. Taillandier, qui est un professeur et un lettré, n’a pu rester en de si profondes ignorances ou tomber dans des oublis si légers, et je sais bien quel mot la Critique pourrait lui infliger, si elle ne savait aussi la triste faculté de se faire illusion qu’ont les hommes, et ceux-là même dont la tête a le moins de fécondité !

Du reste, il n’y a pas, dans cette introduction aux fragments d’histoire et de philosophie religieuse, que l’erreur souche du point de vue principal. Sur la grosse erreur, M. Taillandier en a brodé fort bien de petites, comme on brode sur un fond de perles des perles plus fines. Il n’y a que les perles qui manquent ici. M. Taillandier n’a pas même la perle de l’erreur. Il n’en a que la verroterie. Croira-t-on, par exemple, que dans sa fameuse introduction il ait confondu honteusement le monde religieux et le monde politique ? Croirait-on qu’il compte deux sortes d’esprits dans le dix-huitième siècle ? Et pourquoi pas trois ? pourquoi pas dix ?… À quel fond de choses réelles vont ces vieilles rubriques usées comme pantoufles par les sophistes du temps, et qui sont chez M. Taillandier les procédés ordinaires ?… Spiritualiste de prétention, spiritualiste que nous connaissons bien, et dont toute la visée et tout l’espoir est de spiritualiser tellement le christianisme qu’il n’en reste absolument rien, il pouvait s’épargner ces comédies de queue que les renards jouent aux dindons ; il pouvait s’épargner les filières par lesquelles il veut faire passer sa pensée… qui n’y passe pas et que nous voyons toujours !

Parlons maintenant sans ironie. L’amour du christianisme de M. Taillandier est tout simplement la haine du catholicisme comme le respect de M. Saisset en est l’envie. Le christianisme prétendu de M. Taillandier, c’est la tolérance de tout ! sans cela, il ne le tolérerait pas ! Ce christianisme repousse formellement, après l’avoir cité, ce mot sublime : Le Christ aux bras étroits , de Bossuet. Il veut que son Christ, à lui, ait les bras ouverts d’une courtisane ! Je demande bien pardon de mettre de pareils mots l’un en face de l’autre, même par horreur des idées qu’ils expriment, mais j’en renvoie le sacrilège à la Philanthropie contemporaine qui, à force d’amour pour l’auguste liberté des hommes, est parvenue à faire de son Dieu la prostituée du genre humain !

III

Telles sont les idées, en propre, de M. Saint-René Taillandier, de cet homme qui, par la médiocrité de son talent, mériterait bien la miséricorde de la Critique, mais qui, par le dogmatisme de ses affirmations erronées mérite sa sévérité. Telles sont la philosophie et l’histoire de cet optimiste faux chrétien qui croit, dit-il, à la Providence divine, comme il croit à la destinée, comme il croit à ce dix-neuvième siècle, qui a réveillé l’infini, comme à la science, comme à tout, et qui a le mysticisme de toutes ces sornettes contemporaines, lesquelles formeront un jour une logomachie à faire pouffer de rire nos descendants !

Hors ces idées générales, dont nous avons essayé de donner l’idée, il y a dans le livré de M. Taillandier son train-train de critique ordinaire, et cette partie du livre n’a plus pour noué le même intérêt. Les opinions d’un homme ne sont-elles pas tout en cet homme ? Qu’importent ses relations et ses goûts ! Les relations de M. Saint-René Taillandier, c’est tout le personnel, ancien et moderne, de la Revue des Deux-Mondes, pour laquelle son livre est une épouvantable réclame de quatre cents pages environ, et ses goûts, c’est MM. Renan et Edgar Quinet, auxquels il a consacré toute la partie du volume qu’il a pu arracher aux Allemands. Il est vrai qu’il y a beaucoup d’allemand encore dans MM. Renan et Quinet. Et voilà pourquoi, sans nul doute, ces deux messieurs, dont l’un téta Herder et l’autre Hegel, — le puissant Hegel, dit M. Taillandier avec tremblement, — lui paraissent presque deux hommes de génie ! L’opinion personnelle de M. Taillandier nous étant assez indifférente, à nous qui avons aussi notre opinion sur ces Messieurs, nous ne ferons pas aujourd’hui de la critique sur de la critique, et nous laisserons M. Taillandier au charme de ses impressions.

Ce qui est curieux, ce n’est pas que deux rédacteurs de la Revue des Deux-Mondes paraissent deux fiers hommes à un troisième rédacteur de la Revue des Deux-Mondes. Le curieux, dans ces articles, c’est justement ce qui se mêle parfois d’une manière tout à fait inattendue à l’éloge de l’un et de l’autre. Par exemple : vous aviez cru, n’est-ce pas ? que M. Ernest Renan, quoique sorti du séminaire, n’était pas précisément la gloire de ce respectable établissement ?

Eh bien ! c’était là une erreur ! C’est comme cette liberté religieuse qui manque à la France ! Aux yeux de colombe de M. Taillandier, ce tendre Fénelon de la religion libre de l’infini, M. Renan, — qui a le sentiment de l’infini et qui est un sonneur de cloches de cette religion de l’infini réveillée, — M. Renan est profondément religieux, et si M. Saint-René Taillandier ne s’ajustait pas très bien par son genre de talent à la consigne absolue de la Revue des Deux-Mondes, « soyez gris et lourd ! » il aurait peut-être été piquant et coloré pour la première fois de sa vie en nous parlant des sentiments religieux de M. Renan, mais M. Buloz, qui ne badine pas, a été obéi !

De même dans l’article sur M. Edgar Quinet. M. Quinet, le révolutionnaire, n’est pas seulement religieux, lui, il est patricien et sacerdotal, ce qui, par parenthèse, n’est pas une injure, comme vous pourriez le croire, sous la plume du dévot libre au christianisme de l’infini !

Ces inconséquences, ces titubations, n’inquiètent pas beaucoup M. Taillandier. Elles sont nombreuses dans son livre, mais parmi toutes il y en a une sur Machiavel que je me permettrai de citer… Il y a de par le monde allemand un certain M. Gervinus qui a fait une justification de Machiavel comme Macaulay en a fait une autre en Angleterre. Seulement ce M. Gervinus n’a pas le brillant coup de batte de Macaulay, qui a été un peu, ce jour-là, l’arlequin de l’histoire. M. Gervinus est plus lourd naturellement, plus compendieusement travaillé, plus creusé et plus creux que l’historien anglais.

Tout le temps que M. Taillandier examine et développe les idées de M. Gervinus, il n’ose pas s’inscrire en faux contre cet Allemand qui lui impose comme tout Allemand, mais ailleurs, quand il a besoin de flétrir, je crois, les vieux catholiques intolérants, il oublie que Machiavel « est un grand cœur pur de citoyen », finement ironique seulement quand il est atroce, et il se permet une tournure hautaine. « Quoi qu’en puissent penser les Machiavel ! » dit-il avec un mépris qui n’est pas pour Machiavel tout seul, mais qui cependant l’éclabousse ! Aimable légèreté, et bien justifiée ! M. Taillandier est un homme de lettres, et malgré ses fragments de philosophie il n’est nullement un philosophe. Il a le droit du caprice qu’ont les hommes d’imagination et les jolies femmes. Or, un homme de lettres est toujours censé avoir de l’imagination…

IV

Mais finissons. Aussi bien est-ce assez comme cela sur M. Saint-René Taillandier et sur toute cette littérature de pièces et de morceaux qu’il nous donne. Le livre qu’aujourd’hui il publie n’ajoutera rien à l’opinion qu’on a, depuis qu’on la lit dans la Revue des Deux-Mondes, de cette plume de peine de M. Buloz. Il n’y a que la Revue qui puisse récompenser par un éloge, semblable à celui qu’il fait de toute sa rédaction, les services que lui rend M. Taillandier. Il faut être juste, pourtant.

M. Saint-René Taillandier n’est pas le plus mauvais écrivain du groupe littéraire dont il fait partie, de ce groupe obscur, sans couleur, sans sonorité, de peu de nerf, qui s’en va laissant sa critique sur les écrits contemporains et qu’on pourrait appeler très bien « les colimaçons de la littérature », car ils portent aussi leur maison sur le dos et ils la traînent partout, comme les écrivains de la Revue des Deux-Mondes, qui ne sont jamais nulle part que des écrivains de la Revue des Deux-Mondes ! Seulement ce qu’ils laissent sur les littératures est moins brillant que la trace des colimaçons des jardins sur les feuilles vertes dépliées.

Et M. Saint-René Taillandier en est bien heureux ! Sans cela on le congédierait.