(1824) Notes sur les fables de La Fontaine « Livre onzième. »
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(1824) Notes sur les fables de La Fontaine « Livre onzième. »

Livre onzième.

Fable I.

V. 1. Sultan léopard autrefois.

C’est ici le lieu de développer une partie des idées que je n’ai fait qu’effleurer, à l’occasion de la fable du chien qui porte au col le dîner de son maître, et de celle de l’hirondelle et de l’araignée.

C’est certainement une idée très-ingénieuse d’avoir trouvé et saisi, dans le naturel et les habitudes des animaux, des rapports avec nos mœurs, pour en faire ou la peinture ou la satire : mais cette idée heureuse n’est pas exempte d’inconvéniens, comme je l’ai déjà insinué. Cela vient de ce que le rapport de l’animal à l’homme est trop incomplet ; et cette ressemblance imparfaite peut introduire de grandes erreurs dans la morale. Dans cette fable-ci, par exemple, il est clair que le renard a raison et est un très-bon ministre. Il est clair que sultan léopard devait étrangler le lionceau, non-seulement comme léopard d’Apologue, c’est-à-dire qui raisonne ; mais il le devait même comme sultan, vu que sa majesté léoparde se devait tout entière au bonheur de ses peuples. C’est ce qui fut démontré peu de temps après. Que conclure de-là ? S’ensuit-il que, parmi les hommes, un monarque, orphelin, héritier d’un grand empire, doive être étranglé par un roi voisin, sous prétexte que cet orphelin, devenu majeur, sera peut-être un conquérant redoutable ? Machiavel dirait que oui ; la politique vulgaire balancerait peut-être ; mais la morale affirmerait que non. D’où vient cette différence entre sa majesté léoparde et cette autre majesté ? C’est que la première se trouve dans une nécessité physique, instante, évidente et incontestable d’étrangler l’orphelin pour l’intérêt de sa propre sûreté : nécessité qui ne saurait avoir lieu pour l’autre monarque. C’est la mesure de cette nécessité, de l’effort qu’on fait pour s’y soustraire, de la douleur qu’on éprouve en s’y soumettant, qui devient la mesure du caractère moral de l’homme, qui, plutôt que de s’y soumettre, consent à s’immoler lui-même (en n’immolant toutefois que lui-même et non ceux dont le sort lui est confié), et s’élève par-là au plus haut degré de vertu auquel l’humanité puisse atteindre. On sent, d’après ces réflexions, combien il serait aisé d’abuser de l’Apologue de La Fontaine. On sent combien les méchans sont embarrassans pour la morale des bons. Ils nuisent à la société, non-seulement en leur qualité de méchans, mais en empêchant les bons d’être aussi bons qu’ils le souhaiteraient, en forçant ceux-ci de mêler à leur bonté une prudence qui en gêne et qui en restreint l’usage ; et c’est ce qui a fait enfin qu’un recueil d’apologues doit presqu’autant contenir de leçons de sagesse que de préceptes de morale.

Proposez-vous d’avoir le lion pour ami,
Si vous voulez le laisser croître.

Ces deux derniers vers sont presque devenus proverbes. Il y en a deux autres, dans le cours de cet Apologue, que j’ai vu citer et appliquer à un très-méchant homme, qui était destiné à avoir de grands moyens de servir et de nuire, et qui avait au moins le mérite d’être attaché à ses amis. Voici ces deux vers :

Ce sera le meilleur lion,
Pour ses amis, qui soit sur terre.

Mais les trois alliés du lion qui ne lui coûtent rien, son courage, sa force, avec sa vigilance, est une tournure d’un goût noble et grand, et presque oratoire. Aussi cela se dit-il dans le conseil du roi.

Fable II.

V. 1. Jupiter eut un fils, qui
……………………………………..
Avait l’âme toute divine.

Vraiment, c’est l’effet à côté de la cause ; rien n’est plus simple. Cela doit bien faciliter l’éducation des princes ; je suis même étonné que cette réflexion ne l’ait pas fait supprimer entièrement.

V. 4. L’enfance n’aime rien.

Cela n’est pas d’une vérité assez exacte et assez générale pour être mis en maxime. D’ailleurs, pourquoi le dire à un jeune prince ? pourquoi lui donner cette mauvaise opinion des enfans de son âge ? Est-ce pour qu’il se regarde comme un être à part, comme un dieu, et le tout parce qu’il aime son père, sa mère et sa gouvernante ?

V. 16…. Et d’autres dons des cieux,
Que les enfans des autres dieux.

La Fontaine l’a déjà dit, à peu-près douze ou treize vers plus haut ; mais les belles choses ne sauraient être trop répétées. Par malheur, il y a ici un petit inconvénient : c’est qu’il est inutile ou même absurde de parler de morale aux princes, tant qu’on leur dira de ces choses-là.

V. 20. Tant il le fit parfaitement.

Ceci doit faire allusion à quelque petite pièce de société, représentée devant le roi dans son intérieur, où M. le duc du Maine avait sans doute bien joué le rôle d’amoureux.

V. 29. Il faut qu’il sache tout, etc….

Voilà une étrange idée. La Fontaine oublie qu’il s’en est moqué, lui-même, dans sa fable du chien qui veut boire la rivière.

Si j’apprenais l’hébreu, les sciences, l’histoire !
Tout cela c’est la mer à boire.

D’ailleurs, un prince est moins obligé qu’un autre homme, de savoir tout. Quand il connaît ses devoirs aussi bien que la plupart des princes connaissent leurs droits, quand il sait ne parler que de ce qu’il entend, quand on a formé sa raison, quand on lui a enseigné l’art d’apprécier les hommes et les choses, son éducation est très-bonne et très-avancée.

V. 30. Eut à peine achevé que chacun applaudit.

C’est de quoi personne n’est en peine.

V. 32. Je veux, dit le dieu de la guerre…

Cette idée de représenter tous les dieux, ou tous les génies, ou toutes les fées qui se réunissent pour doter un prince de toutes les qualités possibles, est une vieille flatterie, déjà usée dès le temps de La Fontaine. Quant à M. le duc du Maine, il est fâcheux que l’assemblée des dieux ait oublié à son égard un article bien important ; c’était de lui donner un peu de caractère ; cette qualité lui eût épargné bien des dégoûts. C’était d’ailleurs un prince très-instruit en littérature d’agrément. Il s’amusait à traduire en français l’Anti-Lucrèce du cardinal de Polignac, pendant la dernière année du règne de Louis XIV. Madame la duchesse du Maine, occupée d’idées plus ambitieuses, lui disait : Vous apprendrez au premier moment que M. le duc d’Orléans est le maître du royaume, et vous de l’académie française.

Fable III.

V. 20. Il choisit une nuit libérale en pavots :

Il n’a été donné qu’à La Fontaine de jeter, au milieu d’un récit très-simple, des traits de poésie aussi nobles et aussi heureux.

V. 31. Peu s’en fallut que le soleil…

Il ne restait plus à prendre que le ton de la tragédie ; et voilà La Fontaine qui le prend très-plaisamment, à l’occasion du désastre d’un poulailler.

V. 37. Tel encor autour de sa tente…

La première comparaison suffisait pour produire l’effet de variété que cherchait l’auteur ; ou bien il pouvait préférer la seconde pour conserver le vers.

V. 43. Le renard, autre Ajax, etc….

Le discours du chien est excellent ; et la raison pour laquelle on le trouve mauvais, peint assez la société.

V. 61. (Et je ne t’ai jamais envié cet honneur.)

N’est-il pas plaisant de voir toujours La Fontaine oublier son mariage, sa femme et son fils ? On sait que M. le président de Harlay s’était chargé de cet enfant, qu’on fit rencontrer le père et le fils quand ce dernier eut vingt-cinq ans, que La Fontaine lui trouva de l’esprit, et apprenant que c’était son fils, avait dit naïvement : ah ! j’en suis bien aise.

Couche-toi le dernier, etc…

La moralité de cette fable entre dans celle de l’œil du maître, livre IV, fable 21.

Fable IV.

V. 1. Jadis certain Mogol, etc….

Ce que La Fontaine appelle ici une fable, est un trait de la bibliothèque orientale qu’il a mis en vers très-heureusement.

V. 8. Minos en ces deux morts, etc.

Le costume est ici mal observé ; Minos est le juge des enfers dans la Mythologie grecque, mais ne l’est point dans la religion du Mogol, qui est le mahométisme.

Tout ce que l’auteur ajoute aux mots de l’interprète, comme il dit, est excellent. C’est La Fontaine dans son caractère et dans la perfection de son talent. Quel vers que celui-ci !

V. 83. Je lui voue au désert de nouveaux sacrifices.

Voilà bien le solitaire, insouciant et dormeur.

Cette charmante tirade n’est gâtée que par

V. 29…. Ces clartés errantes,
Par qui sont nos destins et nos mœurs différentes.

Pourquoi attribuer aux astres de l’influence sur nos mœurs et sur notre caractère ? Pourquoi consacrer une absurdité qu’il a lui-même combattue ? Ces variations montrent combien les idées de La Fontaine étaient, à certains égards, peu fixes et peu arrêtées.

Fable V.

V. 1. Le lion, pour bien gouverner…

La fable des deux ânes, qui fait le fonds de cette pièce, est très-ancienne. Elle est fort bien contée ; mais pourquoi l’encadrer dans cette autre fable du lion et du singe ? Les seuls vers très-bons de tout ce commencement, sont ceux-ci :

V. 32. Qu’ici bas maint talent n’est que pure grimace,
Cabale, et certain air de se faire valoir,
Mieux su des ignorans que des gens de savoir.

Le dernier vers surtout est admirable

V. 53. Vous surpassez Lambert, etc…

On peut appliquer ici ma remarque sur l’Amérique dans la fable de la tortue et des deux canards ; il était bien de citer Philomène, mais un musicien contemporain détruit l’illusion du lecteur.

Fable VI.

V. 1. Mais d’où vient qu’au renard, etc…

Ce petit Prologue est assez peu piquant ; pourquoi commencer par contredire Ésope sur un point où l’on finit par convenir qu’il a raison ? Il était mieux d’entrer tout de suite en matière, et de dire :

V. 10. Le renard un soir apperçut, etc.
V. 33…. Le dieu Faune l’a fait,
La vache Io donna le lait :

La Fontaine brille toujours dans cet usage plaisant et poétique qu’il fait de la Mythologie. Au reste, la morale de cet Apologue est à-peu-près la même que celle du renard et du bouc, livre III, fable 5.

Fable VII.

V. 1. Il ne faut point juger des gens sur l’apparence.

Il paraît singulier que La Fontaine réduise à un résultat si médiocre, le récit d’un fait aussi intéressant que celui qui est le sujet de cet Apologue. Il me semble que ce fait devait réveiller, dans l’esprit de l’auteur, des idées d’une toute autre importance. Un paysan grossier, sans instruction, à qui le sentiment des droits de l’homme, trop offensés par les tyrans, donne une éloquence naturelle et passionnée qui s’attire l’admiration de la capitale du monde et désarme le despotisme, un tel sujet devait conduire à un autre terme que la morale du souriceau.

V. 7…. Homme dont Marc-Aurèle….

Je ne sais pourquoi il plaît à M. Coste, dans sa note, de gratifier Marc-Aurèle d’une figure à-peu-près semblable à celle d’Esope. Rien n’est plus faux. Les historiens remarquent seulement qu’il avait la figure ordinaire, et par conséquent peu digne de son rang, de son âme et de son génie ; mais il était loin d’avoir un extérieur rebutant. Je ferai peu de remarques sur ce morceau, qui d’un bout à l’autre est un chef-d’œuvre d’éloquence.

V. 50. Et sauraient en user sans inhumanité.

Ce dernier trait manque un peu de justesse. En effet, si les Germains avaient eu l’avidité et la violence de leurs tyrans, il est bien probable que les peuples de Germanie eussent été inhumains comme leurs oppresseurs. Avec de l’avidité et de la violence, on est bien près d’être un tyran. Le plus fort est fait.

Fable VIII.

V. 1. Un octogénaire plantait.

Cette fable n’a pas la perfection qu’on admire dans plusieurs autres, si on la considère comme apologue. On peut dire même que ce n’en est pas un, puisqu’un apologue doit offrir une action passée entre des animaux, qui rappelle aux hommes l’idée d’une vérité morale, revêtue du voile de l’allégorie. Ici la vérité se montre sans voile : c’est la chose même et non pas une narration allégorique.

Mais si on considère cette fable simplement comme une pièce de vers, elle est charmante et aussi parfaite pour l’exécution, qu’aucun autre ouvrage sorti des mains de La Fontaine. Examinons-la en détail.

V. 2. Passe encor de bâtir ; mais planter à cet âge !

Ce vers est devenu proverbe ; et on le cite souvent à l’occasion de ceux qui se sont mis dans le même cas. Le discours des jeunes gens est assez raisonnable, mais il y a un mot qui ne convient qu’à des étourdis, c’est celui du vers 4 :

Assurément il radotait.

On verra pourquoi La Fontaine leur prête ce propos assez impertinent.

V. 11. Quittez le long espoir et les vastes pensées.

Quelle force de sens et quelle précision !

V. 12. Tout cela ne convient qu’à nous.

Mot important. Voilà le sentiment qui les fait parler. La réponse du vieillard est admirable et cause une sorte de surprise. Le lecteur trouvait, comme ces jeunes gens, que ce vieillard est assez peu sensé. Le premier mot de sa réplique annonce un sage :

V. 13. Il ne convient pas à vous-mêmes…

Cinq ou six vers après, on voit que c’est un sage très-agréable.

V. 21. Mes arrière-neveux me devront cet ombrage :
Hé bien, défendez-vous au sage
De se donner des soins pour le plaisir d’autrui ?

La jouissance des autres est la sienne.

V. 24. Cela même est un fruit que je goûte aujourd’hui :

Quel mélange de sentiment et de véritable philosophie !

V. 26. Je puis enfin compter l’aurore
Plus d’une fois sur vos tombeaux.

A la vérité, ce mot est un peu dur ; mais il l’est beaucoup moins que le propos de ces jeunes gens : Assurément il radotait. J’avoue que je voudrais que le vieillard eût encore été plus doux et plus aimable, qu’il eût dit avec encore plus de bonté :

Et même avec regret je puis compter l’aurore,
Plus d’une fois sur vos tombeaux.

Vient ensuite le récit très-rapide de la mort des trois jeunes gens ; mais ce qui est parfait, ce qui ajoute à l’intérêt qu’on prend à ce vieillard et à la force de la leçon, ce sont les deux derniers vers :

Et pleurés du vieillard, il grava sur leur marbre
Ce que je viens de raconter.

Il les pleure, il s’occupe du soin d’honorer leur mémoire, il leur élève un cénotaphe : ce qui suppose un intérêt tendre, car enfin leurs corps étaient dispersés. Et La Fontaine ! voyez comme il s’efface, comme il est oublié, comme il a disparu ! Il n’est pour rien dans tout ceci. Il n’est point l’auteur de cette fable ; l’honneur ne lui en est pas dû ; il n’a fait que la copier d’après le marbre sur lequel le vieillard l’avait gravée. On dirait que La Fontaine, déjà vieux et attendri par le rapport qu’il a lui-même avec le vieillard de sa fable, se plaise à le rendre intéressant, et à lui prêter le charme de la douce philosophie, et des sentimens affectueux avec lesquels lui-même se consolait de sa propre vieillesse.

Fable IX.

V. 1. Il ne faut jamais dire aux gens :

Il s’en faut bien que cet Apologue-ci approche du précédent. Ce n’est que le récit d’un fait singulier qui prouve l’intelligence des animaux. Aussi, La Fontaine cesse-t-il d’être cartésien, en dépit de madame de la Sablière.

V. 34. Voyez que d’argumens il fit !

La Fontaine, malgré la contrainte de la versification, développe la suite du raisonnement qu’a dû faire le hibou, avec autant d’exactitude et de précision que le ferait un philosophe écrivant en prose.

V. 42. Quel autre art de penser Aristote et sa suite…

M. Coste aurait dû nous dire simplement, dans sa note, qu’Aristote avait fait un livre intitulé : la Logique, et MM. de Port-Royal un ouvrage qui a pour titre : l’Art de penser. C’est à ce livre que La Fontaine fait allusion.

Épilogue.

Derniers vers…. Ce sont là des sujets,
Vainqueurs du Temps et de la Parque.

Les fables de La Fontaine seront bien aussi victorieuses du temps, et ne dureront pas moins que les plus beaux monumens consacrés à la gloire de Louis XIV. Molière au moins le pensait, quand il disait de La Fontaine à Boileau : « le bonhomme ira plus loin que nous tous ». On aurait bien dû nous apprendre la réponse du satirique.