XLIXe entretien.
Les salons littéraires.
Souvenirs de madame Récamier
I
Les salons littéraires, depuis Aspasie à Athènes jusqu’à madame Récamier à Paris, font certainement partie de la littérature ; ces salons sont le foyer du génie, le coin du feu de la gloire ; c’est pourquoi nous consacrons cet Entretien à madame Récamier.
II
Le temps fuit en emportant tout dans sa course, mais un petit volume l’arrête et le fait revenir sur ses pas. Un petit volume est la seule chose qui ait cette puissance : c’est la pierre d’achoppement du temps. Pourquoi ? C’est que ce petit volume est le souvenir écrit, le souvenir qui fixe et qui fait revivre le passé. Voilà pourquoi aussi le public goûte tant ces petits livres intitulés les Souvenirs : c’est qu’ils sont en littérature une protestation de notre fugitivité contre la mobilité du temps, contre la brièveté de notre existence et contre la pire des morts, la mort de notre nom, la sépulture de l’oubli.
Ces réflexions nous sont suggérées par la lecture de deux intéressants volumes écrits, recueillis et publiés hier par la fille adoptive de madame Récamier (madame Lenormant), et publiés juste à l’heure où ce nom de madame Récamier, naguère célèbre, allait s’enfoncer sans trace sous l’horizon si court des célébrités évanouies.
III
Et pourquoi tenez-vous tant, nous dira-t-on, à ce que madame Récamier laisse une trace personnelle au milieu de ces innombrables événements et de ces innombrables personnages qui ont rempli de Mémoires plus historiques la première moitié de ce dix-neuvième siècle, le siècle de la France ? Madame Récamier ne fut ni un événement, ni un personnage, ni un grand fait, ni une grande idée, ni même un grand talent, ni surtout une grande puissance, dans cette foule de choses et d’individualités qui encombrent l’histoire de ces soixante ans.
Cela est vrai ; mais elle y fut plus qu’une grande chose, qu’un grand talent, qu’un grand événement, qu’une grande puissance ; elle y fut un grand éblouissement des yeux, elle y fut un long enivrement des cœurs, elle y fut une grande puissance de la nature ; elle y fut la beauté !!!
La beauté est la royauté de la nature, peu importe qu’elle soit née, comme Cléopâtre, sur un trône, ou, comme la Vénus antique, de l’écume de l’onde, ou, comme lady Hamilton, de la lie des vices ; dès qu’elle paraît elle règne ; dès qu’elle sourit elle enchaîne ; que l’on soit Phidias, Raphaël, Dante, Pétrarque, César, Nelson, lord Byron, Bonaparte, Chateaubriand, elle consume Phidias de la passion de reproduire le beau dans le marbre ; elle divinise Raphaël sous le regard de la Fornarina, et elle le fait mourir, comme le phénix, dans la flamme de deux beaux yeux ; elle allume à douze ans dans le Dante un foyer inextinguible d’un seul rayon de sa Béatrice ; elle sanctifie Pétrarque dans la mystique adoration de Laure ; elle arrête d’une caresse, en Égypte, ce César que ni l’Italie, ni la Grèce, ni l’Afrique, ni l’Espagne n’avaient la puissance d’arrêter ; elle corrompt Nelson dans les délices de Naples et contrebalance dans le cœur de son héros la gloire de Trafalgar ; elle fait oublier, à Ravenne, la poésie à lord Byron dans la contemplation de cette poésie vivante qu’on appelle la Guicioli ; elle fait oublier à Chateaubriand son ambition, son égoïsme et sa vieillesse dans le rayonnement déjà amorti de Juliette. Voilà la beauté, voilà sa puissance, voilà son mystère, voilà sa divinité ! Ne cherchez pas d’autre titre à l’intérêt qui s’attache au nom de Juliette dans ce siècle et qui la suivra plus loin que son siècle ; elle fut la beauté ! elle fut la femme rayonnante et attrayante ; elle fut la Vénus sans ciel, la Cléopâtre sans couronne, la Fornarina sans faute, la Béatrice sans rêve, la Laure sans platonisme mystique, la lady Hamilton sans vices, la Guicioli sans larmes, hélas ! et peut-être aussi sans amour ! L’amour est le seul enchantement qui manque à cette femme. Pas assez femme et trop déesse, elle fut Juliette Récamier. Elle posa involontairement, pendant trente ans, comme un divin modèle d’atelier voilé, devant tous les yeux et devant tous les cœurs de deux générations d’adorateurs enthousiastes, mais désintéressés de sa possession ; elle fut statue et jamais amante ; elle resta intacte sur son piédestal au milieu de l’encens qui fumait et des bras tendus pour la recevoir ; elle n’en descendit qu’au tombeau. Que serait-ce si elle avait aimé ? Mais soyons justes et compatissants ; si elle ne descendit jamais de ce socle virginal dans les bras d’un Pygmalion, ce ne fut pas, dit-on, la faute de son cœur, ce fut la faute de la nature. Son lot fut d’enthousiasmer les désirs, jamais de les assouvir. On ne l’adora pas moins, on la plaignit davantage. Il y avait un mystère dans sa beauté ; ce mystère la condamnait à l’éternelle pureté du marbre ; ce mystère ajoutait à la perpétuelle adoration pour cette femme. Aucun homme en la contemplant ne pouvait être jaloux d’un autre homme ; on jouissait de ne pas savoir possédé par un autre ce que nul mortel ne pouvait jamais espérer pour soi. Tous se disaient : Si elle pouvait avoir une préférence ce serait peut-être pour moi ; car tous croyaient seuls l’aimer assez pour obtenir ce miracle. C’est cette pureté inaltérable qui a permis à une femme d’écrire les Souvenirs de cette femme. Dans cette statue de la Pudeur il n’y avait pas un charme à voiler ; une mère de famille pouvait déshabiller cette vierge.
IV
J’avais entendu parler toute ma vie de l’incomparable beauté de madame Récamier ; une parente de ma mère, qui vivait à Paris dans la familiarité intime de M. Récamier, m’avait fait cent fois le portrait de cette idole vivante. Mon imagination s’était idéalisé cette figure. Cette parente me disait qu’elle ressemblait beaucoup à ma mère lorsque ma mère avait seize ans. Je connaissais par ses récits tous les détails de l’intérieur de Clichy, cette Paphos de cette divinité, ce sanctuaire où toute l’Europe élégante en 1800 allait s’enivrer de la vue de Juliette ; son visage, ses expressions, ses formes, son costume, ses poses, ses langueurs, ses évanouissements pittoresques à une certaine heure de la soirée, où elle défaillait entre les bras de ses femmes, où on l’emportait toute vêtue sur son lit antique, où elle revenait à elle au parfum des eaux de senteur ruisselant sur ses blonds cheveux dénoués, et où les convives de la soirée défilaient ravis devant tant de charmes, attendris par tant de défaillances, mignardises de l’adolescence, de l’amour et de la mort. Cette scène d’évanouissement, qui se renouvelait presque tous les soirs de grande réunion à Clichy, à une heure avancée de la soirée, n’était pas une coquetterie de la jeune maîtresse de ce beau lieu, c’était un prétexte suscité par la mère et par le mari de madame Récamier pour dérober la jeune femme à l’empressement insatiable de la foule importune de ses admirateurs ; elle était trop naïve pour jouer d’elle-même ces agaceries, mais il fallait l’emporter sur les bras des familiers de la maison pour laisser le voile de ses rideaux entre elle et un monde insatiable de tant d’attraits. On aurait dévoré sa jeunesse en quelques semaines de curiosité passionnée. Elle devait rester jeune jusqu’à la mort. Sa mission était un éternel sursum corda des yeux et de l’imagination de son siècle.
V
Ce ne fut qu’en 1822 que j’eus le hasard heureux de la voir ; voici comment.
En passant un jour à Paris pour aller de Rome à Londres, j’appris que la duchesse de Devonshire était elle-même à Paris, à l’hôtel Meurice, allant en sens inverse de Londres à Rome.
La duchesse de Devonshire, seconde femme et veuve alors du duc de ce nom, était elle-même naguère la femme la plus belle et maintenant la plus opulente, la plus lettrée et la plus mécénienne de l’Europe. Ses aventures, vraies ou imaginaires, avaient eu en Angleterre le retentissement du roman et l’étrangeté du mystère. Son nom de famille était Élisabeth Harvey ; elle était sœur du duc de Bristol, homme d’une grande distinction de naissance et d’esprit. Une amitié passionnée unissait dès leur adolescence lady Élisabeth Harvey à la première duchesse de Devonshire ; cette première femme du duc de Devonshire était sans scrupules, femme de bruit, de passion, de beauté, de talent, de poésie et de politique. Elle n’avait pas d’enfant de son mari ; cette stérilité menaçait de laisser sans héritier direct l’immense fortune et le nom princier de la maison de Devonshire ; elle résolut, dit-on, de devoir à l’intrigue ce qu’elle ne pouvait obtenir de la nature. Sa jeune amie, devenue lady Élisabeth Forster, vivait en tiers avec elle dans le palais du duc ; l’épouse complaisante favorisa les amours de son mari et de son amie ; elle feignit d’accoucher d’un fils ; ce fils supposé passait pour être le fruit du commerce concerté d’Élisabeth Forster avec le duc de Devonshire. La première duchesse mourut sans révéler le secret ; le vieux duc épousa la mère de son fils, en sorte que l’enfant supposé était en réalité le fils du vieux duc et de la nouvelle duchesse de Devonshire ; seulement cette naissance était anticipée et illégitime.
Les bruits de cette illégitimité parvinrent aux oreilles des véritables héritiers du nom et de la fortune de Devonshire ; on menaça le père, la mère et le fils d’un procès ; les témoignages domestiques abondaient ; des scandales si compliqués auraient fait une explosion déplorable dans l’aristocratie anglaise. Le vieux duc mourut en se taisant encore ; le jeune duc, fils présumé de la belle Élisabeth, avait une délicatesse de conscience et d’honneur qui ne lui permettait pas de se substituer sciemment aux droits des héritiers légitimes.
Un arrangement intervint : le jeune duc prit l’engagement écrit de ne jamais se marier et de remettre ainsi, après une jouissance purement personnelle et viagère, ses immenses biens de famille aux véritables héritiers ; il fut fidèle à cette promesse : ce fut la cause de son éternel célibat. Sa vraie mère, Élisa Forster, devenue duchesse douairière de Devonshire, jouissait d’un douaire immense ; sa beauté, dont on voyait les vestiges, se lisait encore dans la délicatesse transparente de ses traits ; son esprit était tourné aux grandes choses, politique, arts, littérature ; sa fortune, toute consacrée aux artistes, lui donnait le rôle d’un Mécène européen à Londres, à Paris, à Rome. Elle habitait Rome ; son palais était une cour de distinction en tout genre : hommes d’État, poètes, écrivains, peintres, sculpteurs, savants de toutes les nations s’y réunissaient à toute heure. Le plus assidu et le plus cher de ses familiers était le cardinal Consalvi, le plus fénelonien des hommes, l’ami plus que le ministre de Pie VII ; elle adorait ce cardinal ; il influençait par elle la cour de Saint-James, elle gouvernait par lui Rome et les beaux-arts, cette royauté de l’étude. Leur intimité allait jusqu’à faire supposer entre eux une union plus intime par un mariage secret ; le cardinal n’était point lié aux Ordres. Elle passait pour avoir abjuré entre ses mains le protestantisme et pour pratiquer en secret le catholicisme. Rien de tout cela n’est avéré ; ce sont de ces bruits qui s’élèvent des apparences autour des hommes ou des femmes célèbres ; la tombe même ne dit pas tout après leur mort : le ciel sait plus de secrets encore que la terre.
VI
Quoi qu’il en soit, la seconde duchesse de Devonshire m’avait recherché à mon premier séjour dans cette capitale du monde, comme un jeune homme dont le nom promettait plus qu’il ne devait tenir. Elle m’avait présenté au cardinal Consalvi et par lui au pape Pie VII, dont les malheurs et les bontés éclataient sur sa gracieuse physionomie plus que la tiare sur son front. Malgré mon extrême timidité, qui ne m’a jamais permis de me mettre en avant que dans les grandes circonstances publiques, je vivais dans son intimité la plus journalière. Elle me traitait en fils plus qu’en protégé ; à sa mort elle porta mon nom dans son testament, pour me prouver▶ que sa pensée survivait en elle à la vie ; je lui garde de mon côté un souvenir où la reconnaissance et l’attrait se complètent ; excusez-moi d’en avoir parlé un peu longuement à propos de madame Récamier, son amie ; ces deux figures se confondent, bien qu’elles ne se ressemblent pas. L’une, génie inquiet et politique, consacra sa vie à se grandir, l’autre à plaire ; belles toutes deux, l’une fut belle pour posséder les esprits, l’autre pour entraîner les cœurs.
VII
Ce jour-là, j’entrai dans le salon de la duchesse de Devonshire sans avoir été annoncé : je la croyais seule ; une femme inconnue était debout à côté d’elle, le bras appuyé sur la tablette de la cheminée et chauffant ses petits pieds transis au brasier à demi éteint dans l’âtre. C’était au mois de février ; elle avait mouillé ses souliers de soie puce en descendant dans la neige à la porte de l’hôtel. Mon arrivée interrompit la conversation entre ces deux femmes, conversation qui paraissait être animée, quoique à voix basse, car l’une d’elles (l’inconnue) avait sur les joues cette coloration fugitive du sang en mouvement sur un fond de pâleur qui ◀prouve▶ qu’on a poussé tête à tête un entretien jusqu’à la lassitude.
La duchesse me nomma seulement à elle et me fit asseoir ; après les premières interrogations sur mon voyage, sur Rome, sur nos amis communs d’Italie, l’inconnue, qui paraissait prête à partir, se rassit sans rien dire à l’autre coin de la cheminée en face de moi ; c’était sans doute une politesse de quelques minutes qu’elle s’imposait pour ne pas avoir l’air de manquer d’égards au nouveau venu ; mais après cette courte halte sur le canapé elle se leva de nouveau,
et vera incessu patuit dea
!
VIII
D’un pas à la fois nonchalant, mais élastique sur le tapis, elle tourna autour du fauteuil de la duchesse pour se rapprocher de la porte. Cette grâce du mouvement, ce pas cadencé, tout créole ou tout oriental, contrastaient tellement avec la vivacité un peu turbulente des femmes de Paris que j’en conclus sur-le-champ que cette belle personne était étrangère.
La duchesse se leva pour la retenir par une douce violence de politesse ; elles causèrent un instant debout, à pied levé et à demi voix, dans la pénombre du rideau, entre la fenêtre et la porte.
La voix, ce timbre de l’âme, m’émut plus encore que la beauté. Les clochettes fêlées de métal mêlé d’argent qui chantent au cou des reines du troupeau dans les pâturages sonores, sous la voûte des sapins, dans le haut Jura, ne vibrent pas plus mélodieusement aux oreilles que cette voix plus musicale que la musique. Elle ne parlait qu’amitié ; je me figurais ce que ferait une telle voix si elle parlait ou si elle avait jamais parlé d’amour ! Un frisson en courut sur ma peau ; j’étais encore jeune, et le souvenir d’une voix pareille, depuis peu à jamais éteinte, ajoutait à mon émotion ; cette voix faisait tinter les dents comme les touches d’ivoire d’un clavier mouillé par les lèvres ; on l’entendait au fond de la poitrine. Peu importaient les paroles ; le timbre parlait de lui-même : c’était une âme répandue dans l’air qui vous caressait de sons.
IX
Quant à la personne elle-même, je n’essayerai pas d’en faire le portrait. Aucun peintre n’a pu trouver des lignes et des couleurs pour le reproduire ; la nature en elle a défié le pinceau de David, de Girodet, de Proudhon, de Gérard, de Camuccini ; le ciseau de Canova y a échoué. Dans ces visages, où la physionomie est tout, la beauté est justement ineffable, elle est un mystère comme tout ce qui est infini ; elle ne résulte pas de tels ou tels délinéaments des traits, mais de lignes imperceptibles, de combinaisons insaisissables, d’harmonies latentes, quoique parlantes, qu’il est impossible de copier. La beauté, dans ces visages, est une énigme : l’amour seul peut la deviner ; l’art n’y peut que confesser son impuissance. Heureuses les femmes qui n’ont point de portraits ; c’est qu’elles sont au-dessus de l’art !
X
Telle m’apparut dans ce coup d’œil la femme qui causait en se retirant avec la duchesse de Devonshire ; à peine eus-je le temps de voir, comme on voit des groupes d’étoiles dans un ciel de nuit, un front mat, des cheveux bais, un nez grec, des yeux trempés de la rosée bleuâtre de l’âme, une bouche dont les coins mobiles se retiraient légèrement pour le sourire ou se repliaient gravement pour la sensibilité ; des joues ni fraîches ni pâles, mais émues comme un velours où court le perpétuel frisson d’un air d’automne ; une expression qui appelait à soi non le regard, mais l’âme tout entière ; enfin une bonté qui est l’achèvement de toute beauté réelle, car la beauté qui n’est pas par-dessus tout bonté est un éclat, mais elle n’est pas un attrait. L’attrait était le caractère dominant et magique de cette figure ; le regard s’y collait comme le fer à l’aimant ; c’était une physionomie aimantée : elle aurait enlevé une enclume au ciel.
La taille n’était ni élevée ni petite ; on ne songeait pas à la mesurer, mais à l’admirer ; elle paraissait à volonté grande ou petite ; elle avait autant d’harmonie que le visage. Elle n’était plus très jeune à cette époque, mais on ne songeait pas non plus à demander son âge. Elle avait aux yeux l’âge qu’on voulait, car les âges étaient réunis dans ses traits : grâce d’enfant, gravité noble d’âge mûr, mélancolie du soir, sérénité d’immortalité, tout y était selon le pli de lèvres ou de sourcils que donnait la conversation au visage ; comme dans les instruments bien accordés le mode change le ton, le mouvement changeait l’impression. On ne pouvait pas dire non plus à quel âge on l’aurait mieux aimée, car chacune des années qu’elle avait traversées semblait avoir laissé une beauté propre à la saison de la vie qui apporte et remporte quelque chose à la femme ; en sorte qu’on ne voyait pas en elle une date, mais une permanence de la beauté accomplie.
Son costume faisait aux yeux partie de sa personne ; il ne la parait pas, il la vêtissait ; on voyait qu’elle n’y avait pas songé, ou, si elle y avait songé, elle n’avait eu en vue que de la faire entièrement oublier ou de la confondre avec elle-même dans un tel accord de forme et de couleurs que sa robe et elle ne fissent qu’un dans le regard. La parfaite harmonie, c’était en tout le caractère de cette femme harmonique. Elle portait ce jour-là, et je l’ai presque toujours vue depuis, une robe à plis flottants de soie grise, nouée par une ceinture noire et montant en chaste tunique jusqu’à son cou ; ses souliers de soie sombre disparaissaient sous les bords un peu traînants de sa robe ; un châle oriental de couleur blanche recouvrait ses épaules et serrait sous une contraction de ses coudes sa taille élancée ; un chapeau de paille de Florence aux larges ailes flottantes ombrageait sa tête, contrastant par sa nuance légèrement dorée avec le blond sombre de ses cheveux et avec les tons marbrés du front et des joues ; elle roulait dans une de ses mains les bouts d’un large ruban puce qui descendait comme de la gance d’un chapeau de berger jusqu’à sa ceinture.
Ce costume semblait être tombé des doigts distraits de la Mode tout exprès pour une personne de cet âge ; l’art de la femme alors est de s’effacer de peur que sa parure ne l’efface ; heure du demi-jour dans les soirs d’automne où l’on n’allume pas encore la lampe pour jouir de ce qu’on appelle familièrement de l’entre chien et loup du jour mourant.
XI
Je restais en face de cette figure, immobile, étonné, ravi, attiré plus qu’enflammé. C’était une de ces impressions telles qu’on devait en éprouver quand les êtres surnaturels, les visions, ce qu’on appelle les anges, apparaissaient encore aux regards des habitants de la terre. On est ravi, on n’est pas troublé. Une atmosphère calme apportée du ciel enveloppe ces apparitions de la grâce d’en haut. On sent un culte, on ne sent pas un amour : l’amour est un feu, ceci n’est qu’une splendeur.
Telle était mon impression silencieuse pendant l’entretien à demi voix des deux femmes. Cet entretien aparté se prolongeait un peu plus que la bienséance ordinaire ne l’autorise, le pied sur le seuil entre les deux portes. J’entrevoyais bien que la belle visiteuse, tout en ayant l’air de se retirer modestement devant un nouveau venu, n’était pas fâchée d’être contemplée à loisir par un admirateur de plus, dont l’enchantement ne pouvait lui échapper tout entier, malgré la discrétion de mon attitude et la distraction affectée de mon coup d’œil. Enfin elle s’évanouit, ou plutôt elle se glissa comme une ombre hors de la chambre, sans que son pas de sylphide fît le moindre bruit sur le tapis.
La duchesse se rapprocha du feu.
— « Quelle est donc, lui dis-je avec l’accent d’un étonnement contenu, la personne qui vient de sortir de chez vous ? Ce doit être une étrangère, car comment une pareille figure existerait-elle en France sans que son nom la devançât partout comme une célébrité, et sans que je l’eusse jamais aperçue dans les salons ou dans les spectacles de Paris ?
— Comment ! me répondit la duchesse de Devonshire, vous ne la connaissez pas ?
— Non, repris-je ; si je l’avais rencontrée je ne l’aurais jamais oubliée.
— Eh ! me dit-elle, c’est madame Récamier !
— Madame Récamier ! m’écriai-je. Ah ! maintenant je comprends l’émotion que cette céleste figure a donnée au monde dans sa fleur, et tout ce qui m’étonne c’est que cette émotion ne se prolonge pas jusque dans sa maturité ! Je n’ai jamais rien vu d’aussi angélique sur la boue de Paris. J’ai été souvent plus incendié par une beauté de femme, jamais plus ravi. Heureux les hommes qui sont assez âgés pour avoir vu fleurir ce visage de seize ans ! Quelle impression ne devait pas faire cette éclosion, puisque l’épanouissement a de tels prestiges ?
— Voulez-vous que je vous présente à elle ? me demanda la duchesse son amie.
— Non, lui dis-je, il ne faut pas se familiariser avec les visions célestes pour ne rien perdre de leur éblouissement ; les yeux de tout un monde ont passé sur cette figure, cent hommes célèbres lui ont porté leur encens. Je suis trop jeune encore pour la voir avec indifférence ; elle a été trop adorée pour ne pas être blasée d’enthousiasmes. J’aime mieux garder le mien froid et spéculatif dans mon imagination que de le voir évaporé en vain devant une idole distraite et saturée d’encens. Cette femme est une relique qu’on ne voit qu’à travers le cristal du reliquaire. Mais quelle n’a pas dû être l’impression de cette femme idolâtrée sur les yeux de la France et de l’Europe, quand elle apparut, à seize ans, au milieu de Paris encore souillé de sang et muet de terreur, comme une Iris messagère des dieux apaisés, venant rapporter leur sourire à la terre ? Que j’aurais voulu la voir alors, et qu’heureux sont les yeux qui se rafraîchirent et s’enivrèrent de son premier rayonnement !
— Je l’ai vue alors à son voyage en Angleterre, me dit la duchesse ; mais il n’y a ni pinceau, ni plume, ni parole qui puissent ressusciter cette apparition. Quand je vous aurai dit des yeux bleu de mer azurés jusqu’à la nuit par l’ombre des voiles ; des cheveux de fils de la Vierge brunis au feu du soleil ; des joues de pêche veloutée dont le velours renaissait tous les matins comme pour tamiser le jour sur une peau d’enfant ; des couleurs nuancées et fondues où le blanc et le rose ne formaient qu’une teinte ; un regard qui s’ouvrait et se refermait sous des cils ruisselants d’ombre ou de lumière ; des lèvres où la langueur pensive ou la joie épanouie donnait toutes les inflexions de l’âme ; un sourire qui caressait l’air ; une taille ni grande ni petite, mais qui, par sa flexibilité, se prêtait à la majesté autant qu’à la grâce ; une démarche de reine ou de bergère tour à tour ; un étonnement de l’impression qu’elle faisait partout, comme si les regards de la foule eussent été autant de miroirs qui lui répercutaient sa figure et qui la faisaient rougir de sa miraculeuse beauté ; les pas qu’elle entraînait sur sa trace ; les murmures d’admiration qui s’élevaient à sa vue ; les exclamations mal contenues ; les femmes charmées, mais jalouses ; les hommes attirés, mais contenus par le respect de tant d’innocence sous tant d’enivrements ; quand je vous aurai dit tout cela, je ne vous aurai rien peint de visible à votre imagination. La beauté comme celle de madame Récamier alors est comme un mystère : il faut y croire et ne pas le voir : il veut la foi. Voyez-la dans l’impression qu’elle a faite sur la France et sur l’Angleterre au moment où vivait madame Tallien, où resplendissait mon amie Georgina Spencer, où je brillais moi-même d’un éclat emprunté à ma famille, à mon rang, à ma fortune ; où l’Europe avait bien autre chose à faire que de s’arrêter devant une femme de dix-huit ans. L’Europe s’arrêtait devant madame Récamier ! »
XII
Nous parlâmes d’autre chose ; je fus dix ans sans revoir madame Récamier.
À mon retour à Paris, en 1829, ces dix années avaient non pas détruit, mais transformé la célébrité de cette femme. Aimée d’un grand écrivain, ce grand écrivain l’avait transportée avec lui dans l’empyrée des lettres et de la gloire ; elle avait ce qu’on appelle un salon ; ce salon était un sanctuaire plutôt qu’une exposition d’esprit et de célébrités, un culte plutôt qu’une cour. Quelques rares privilégiés de la société, de l’aristocratie, de la politique et de la littérature, y étaient admis. Le grand homme de style qui régnait dans ce cœur et dans ce salon ne m’était pas favorable, bien que je sois le seul des poètes et des politiques de son siècle auquel il adresse de magnifiques éloges posthumes dans ses Mémoires destinés à la postérité. Il m’avait proscrit, autant qu’il était en lui, de la faveur des cours pendant qu’il était ministre et que j’étais, moi, relégué dans les rangs subalternes de la diplomatie ; s’il avait pu me proscrire de la scène du monde il l’aurait fait, je n’en doute pas. C’était une faiblesse et une injustice. Je l’admirais passionnément, non comme homme, mais comme génie ; j’étais trop petit pour porter aucune ombre sur sa trace ; mais, soit que madame Récamier se souvînt de notre rencontre muette chez la duchesse de Devonshire, soit qu’elle fût flattée de produire un nom naissant de plus aux yeux de son cénacle dans son salon, elle me fit allécher par tant de grâces indirectes que je ne pus me refuser, malgré mon éloignement pour les camarillas lettrées ou politiques, à me laisser présenter à elle dans ce couvent de l’Abbaye-aux-Bois, où je devais plus tard suivre le convoi indigent du pauvre Ballanche.
XIII
Elle me reçut en homme attendu depuis dix ans ; un mot d’elle sur moi courait Paris et venait de m’être répété par Ballanche, son confident. Ce mot me prédisposait par amour-propre à l’adoration pour cette beauté qui illuminait encore d’une lueur refroidie la moitié de l’espace que sa vie avait laissé derrière elle.
— « Comment désirez-vous, lui demandait Ballanche, vous lier avec M. de Lamartine, vous l’idole de M. de Chateaubriand, qui n’aime pas ce jeune homme ? — Cela est vrai, dit-elle à Ballanche, M. de Chateaubriand est mon ami, mais de Lamartine est mon….. »
La convenance plus que la modestie m’empêche d’écrire le mot qui sortit de ses lèvres ; le mot était trop adulateur pour qu’il puisse sortir de ma plume. C’était une de ces coquetteries de conversation dont on désire que l’écho aille chatouiller indirectement le cœur d’un homme.
À notre première entrevue je fus timide ; elle fut naturelle, gracieuse, adroite de simplicité ; mon impression fut un attrait doux, qui n’éblouit pas, mais qui attire : clair de lune qui rappelle un jour de splendide été.
C’était l’époque où madame Récamier, cherchant à amuser l’inamusable M. de Chateaubriand avec les hochets de sa propre gloire, faisait lire chez elle devant lui, et devant un auditoire trié avec soin, la tragédie de Moïse, essai dramatique du grand écrivain ; c’était l’époque aussi où M. de Chateaubriand faisait confidence de quelques pages de ses Mémoires secrets à quelques-uns de ses contemporains d’élite dans le salon ouvert à un seul battant de son amie ; on invitait à ces solennités un aussi grand nombre de privilégiés que l’exiguïté de l’appartement en pouvait contenir. Jamais première répétition d’une pièce attendue comme un événement sur la scène ne fut aussi briguée que la faveur d’assister à ces répétitions de la gloire devant les représentants présumés de la postérité ; les femmes y étaient en plus grand nombre que les hommes, car les femmes étaient le véritable public de M. de Chateaubriand : il avait joui du cœur, de l’imagination, de l’oreille et de la piété des femmes pendant un demi-siècle, les femmes devaient l’en récompenser dans sa vieillesse. Elles lui cachaient, par un rideau pieux de beautés, de sourires, de caresses, de culte, l’approche de la mort et le jugement beaucoup moins féminin de la postérité. L’amour et la religion, ces deux idolâtries de leur cœur, avaient en lui leur représentant dans un même homme. La politique, dans laquelle il avait joué un rôle important depuis la restauration des Bourbons, lui payait aussi alors ce qu’il appelait ses disgrâces de cour en popularité ; ce n’était que des semblants d’opposition libérale affichés pour décorer sa retraite, mais ces dehors de grand homme persécuté lui attiraient à la fois le respect de l’aristocratie, la reconnaissance de l’Église, l’enthousiasme confidentiel des jeunes républicains. Nul homme n’a plus soigné les couleurs de sa robe de chambre afin de se présenter à la mort comme un apôtre pour les chrétiens, comme un chevalier pour les royalistes, comme un tribun de l’avenir pour les républicains les plus avancés. Il touchait à ses années de grâce ; on ne lui demandait pas d’expliquer ces trois rôles contradictoires ; on était convenu de le laisser mourir en sphinx sans lui demander son mot. Ce vrai mot était personnalité du génie ; il voulait être en règle avec le passé par la religion, avec le présent par l’aristocratie du faubourg Saint-Germain, avec l’avenir démocratique par ses pressentiments de république. M. de Chateaubriand était un génie, mais c’était aussi un rôle plus qu’un homme ; il lui fallait plusieurs costumes devant la postérité. Ses Mémoires d’outre-tombe, qu’il écrivait alors, avaient une page pour un parti, un revers de page pour l’autre : livre-Janus qui louche à force de vouloir regarder trop d’horizons à la fois.
Mieux valait confesser son scepticisme que de confesser des croyances si contradictoires. Il est permis à un vieillard d’être détrompé, mais jamais d’être comédien devant la mort. Le scepticisme politique est un aveu de plus du néant de la vie ; cet aveu est une douleur de l’esprit, mais il n’est pas une offense à la vérité. Mieux vaut dire : Je doute, que de dire : Je mens.
XIV
Quoi qu’il en soit, la scène sur laquelle M. de Chateaubriand répétait ses derniers rôles était alors chez madame Récamier ; c’est ainsi que Périclès, vieilli et outragé, venait pleurer chez Aspasie.
Dans l’été de 1829, une lecture du Moïse de M. de Chateaubriand devant un très petit auditoire fut annoncée chez madame Récamier.
Le grand acteur classique Lafond, du Théâtre-Français, homme d’excellente compagnie, idolâtre du génie de M. de Chateaubriand et un peu solennel comme sa phrase, avait consenti à prêter sa noble déclamation à ces vers encore inconnus du poète en prose.
On s’arrachait, depuis six semaines, les billets d’invitation à cette mystérieuse soirée. Toutes les grandes dames de Paris, tous les poètes, tous les orateurs, tous les étrangers, tous les journalistes sollicitaient ; leurs noms passaient au crible d’un scrutin épuratoire des amis de la maison avant d’être admis. On voulait être sûr qu’aucun profane ou qu’aucun incrédule au génie du lieu ne se glisserait dans le cénacle pour en troubler ou pour en divulguer les mystères. La piété, l’adoration étaient obligées ; la froideur même dans le culte aurait paru un blasphème contre le dieu des femmes.
Je me trouvais accidentellement à Paris avec ma mère et ma sœur ; je ne songeais nullement à demander une entrée de faveur à madame Récamier pour cette séance. Je savais que M. de Chateaubriand avait je ne sais quelle prévention fort injuste, mais fort tenace, contre moi ; mon nom serait, je n’en doutais pas, une dissonance dans les noms des invités qui seraient prononcés à ses oreilles. Je voulais prévenir l’élimination en ne prétendant pas à la faveur ; de plus je n’ai jamais aimé les conciliabules d’invités ; je suis un homme de plein air ; l’esprit de parti m’asphyxie ; je ne puis le respirer, ni en religion, ni en politique, ni en littérature. Toute coterie est petite et fausse ; le monde seul est vrai, parce qu’il est grand. Je ne rendis donc pas même une visite à madame Récamier, de peur que cette visite n’eût l’air d’une requête. Je me tins à ma place dans l’isolement.
Mais madame Récamier avait appris par madame Sophie Gay, mère de l’illustre Delphine (madame de Girardin), que j’étais à Paris avec ma mère. Bien qu’elle ne sortît plus de l’Abbaye-aux-Bois, elle monta en voiture et elle vint un matin rendre visite à ma mère, qui logeait chez moi dans un hôtel garni.
Ces deux femmes se ressemblaient étonnamment par leur âge, par leur figure, par leur société commune dans leur adolescence, par les souvenirs réveillés des premières années de leur vie ; à des époques un peu diverses elles avaient connu beaucoup des personnes du même monde. Seulement ma mère, élevée dans une cour, transportée ensuite très jeune dans un noble chapitre de chanoinesses, mariée pendant la Révolution, retirée ensuite dans la modeste obscurité d’une vie de campagne, entourée de la nombreuse famille qu’elle avait mise au monde, était une madame Récamier d’intérieur qui n’avait brillé que pour quelques cœurs et qui n’avait eu d’autre célébrité que celle de sa bienfaisance dans des hameaux.
Il y avait des années et des années qu’elle n’avait revu Paris, les palais, les jardins, les parcs de Saint-Cloud, séjour de son premier âge. Elle était dans l’ivresse de ses souvenirs en les visitant avec moi ; elle désirait beaucoup entrevoir au moins ces figures d’hommes nouveaux et de femmes célèbres qui portaient des noms chers à son imagination ou à sa piété. M. de Chateaubriand était à ses yeux le premier de ces monuments vivants du siècle. Passionnée pour le Génie du Christianisme, qui lui avait révélé la poésie de sa foi, elle aurait donné tous les spectacles pour le spectacle de ce beau front d’où était sortie cette renaissance de la religion antique. M. de Chateaubriand était à ses yeux l’Esdras du vieux temple, temple reconstruit non en pierres, mais en images pour sa piété.
La conversation de ces deux femmes si semblables par la figure, par le son de voix, par l’élégance des manières, par la délicatesse de tact, par le ton exquis de cour, et si différentes par la destinée, fut comme une rencontre après une longue séparation entre deux sœurs. Madame Récamier ne négligea aucune de ses séductions cordiales et caressantes pour plaire à ma mère ; quant à ma mère, elle était la séduction personnifiée ; elle entrait naturellement comme une lumière dans les yeux, comme une musique dans l’oreille, comme une persuasion dans le cœur. Elle enleva dès le premier entretien le goût très vif de madame Récamier. Deux de mes sœurs, très belles, qui avaient accompagné ma mère dans ce voyage et qui assistaient, modestes et rougissantes, à cet entretien, comme deux cariatides grecques dans un salon de Paris, ne nuisirent pas à l’impression reçue ce jour-là par la reine de beauté d’un autre âge. Ma mère céda sans peine aux instances de madame Récamier pour qu’elle assistât, avec ses filles et avec moi, à l’ovation de M. de Chateaubriand, le jour de la lecture du Moïse. Ces deux femmes se séparèrent avec le besoin réciproque de se revoir le lendemain. Elles se revirent en effet presque tous les jours avec des tendresses d’empressements qui ressemblaient au regret de s’être connues trop tard.
XV
La soirée mémorable arriva ; ma mère, une de mes sœurs et moi, nous perçâmes difficilement la foule (confidentielle cependant) qui obstruait de bonne heure le large escalier du couvent de l’Abbaye-aux-Bois. — « Je crois, me dit tout bas ma mère, monter l’escalier de Saint-Cyr pour entendre la première lecture d’Athalie. N’allons-nous pas trouver là-haut Louis XIV, madame de Maintenon, la duchesse de Bourgogne, Bossuet, Fénelon, Pascal, groupés autour de Racine, son manuscrit à la main ? »
L’atmosphère monastique de l’escalier de l’Abbaye-aux-Bois, l’écho de la vaste cour réveillé pour la première fois par le bruit des équipages qui versaient les nobles visiteurs, le demi-voix des entretiens sur les marches qui ressemblait au recueillement d’une entrée d’église, tout cela justifiait l’hallucination de ma mère et de ma jeune sœur ; nous allions voir une Maintenon plus belle et moins solennelle que la première, la Maintenon caressante d’un roi de l’intelligence. M. de Chateaubriand représentait à la fois dans sa personne un Louis XIV des lettres et un Racine de décadence.
Nous entrâmes ; un officieux ami de la maîtresse de maison fendit la foule de l’antichambre et aida ma mère et ma sœur émues à parvenir, au milieu d’un murmure flatteur, jusqu’aux siéges du second salon. Madame Récamier leur avait réservé là des places en faveur auprès d’elle. Je restai debout entre les deux portes, d’où l’on voyait à la fois les deux pièces pleines de spectateurs silencieux ou bourdonnants.
M. de Chateaubriand, assis sous le tableau de Corinne, par Gérard, se levait et se rasseyait avec un sourire de grand homme embarrassé de sa grandeur devant chaque visiteur de marque qui le saluait de loin ; ce sourire fut plus accueillant, mais un peu maniéré et un peu amer à mon aspect. On voyait qu’il voulait être obligeant, mais qu’il ne pouvait pas tout à fait être cordial.
Quant à moi, je me hâtai de reporter mon attention sur ma mère, pour voir dans ses yeux ravis l’impression des noms et des personnes qui défilaient lentement de l’antichambre dans le grand salon sous les yeux de M. de Chateaubriand.
Ces noms et ces personnages imprimaient à ma mère une physionomie de curiosité satisfaite qui donnait une illumination à ses traits.
Madame Récamier lui nommait à demi voix cette élite du siècle.
Toute la gloire et tout le charme de la France étaient là.
Je ne sais pas s’il y avait plus de majesté à Saint-Cyr, mais il n’y avait pas plus d’esprit.
La France, fauchée à nu par la Révolution, décimée de grandeur intellectuelle et de liberté par l’Empire, semblait pressée d’éclore sous la Restauration, comme si la nature eût compris que la saison serait courte et qu’il fallait se hâter de fleurir.
Autour de ce trône ressuscité des fils de Louis XIV les salons politiques et littéraires avaient pullulé ; il y en avait dans tous les quartiers patriciens de Paris et pour toutes les nuances de l’opinion. La séve de la nation, activée par la liberté, bouillonnait d’indépendance et d’émulation littéraire.
J’avais fréquenté plusieurs de ces salons avant de quitter la France pour les cours de l’Europe : il y avait le salon aristocratique de la duchesse de La Trémouille, salon un peu âpre et revêche d’ancienne cour de Versailles, où l’esprit et le talent n’étaient admis qu’à condition de fronder la Charte de Louis XVIII et d’invectiver ses ministres. La hauteur et le dédain étaient le caractère des physionomies ; l’amertume y plissait les lèvres ; il y avait trop de fiel dans les cœurs pour que ce salon fût agréable à fréquenter ; l’ironie était la figure habituelle de ses discoureurs ; la littérature n’y était qu’une arme de faction surannée ; sa forme était l’épigramme du haut en bas, le discours de tribune ou le pamphlet de dénigrement. On en sortait triste, on y sentait le renfermé. Cette société ne convenait qu’à des grands seigneurs mécontents. J’y avais été recherché avec bonté par l’altière duchesse, à cause de mon jeune royalisme, comme un enrôlé de l’aristocratie ; je n’avais eu qu’à me louer de son accueil ; mais je désertai vite ce salon : il fallait y être ou un grand nom ou un courtisan d’opinions ; je n’étais ni l’un ni l’autre : je secouai la poussière de ce tapis.
XVI
Il y avait le salon de madame de Montcalm, sœur du duc de Richelieu et centre de son parti politique ; ce parti, c’était l’aristocratie intelligente, ralliée à la Révolution raisonnable, une égalité par le talent ; l’aristocratie de l’honneur, c’était son drapeau ; on y respirait un air doux et tempéré comme le caractère de la maîtresse de maison ; la fine et gracieuse figure de madame de Montcalm, retenue, quoique jeune encore, sur son canapé, y présidait avec un accueil qui n’avait rien de banal ; ses goûts étaient des amitiés vives ; ses opinions devenaient des sentiments ; on voyait défiler devant ce canapé tous les hommes éloquents et sages qui auraient pu réconcilier la Restauration avec la liberté. M. Lainé était à la fois son ami et son symbole politique ; M. Molé la cultivait comme une puissance aimable dont il fallait se ménager la faveur pour quelque avenir ministériel ; l’ambassadeur de Russie, M. Pozzo di Borgo, homme de diplomatie italienne et de surface française, y était assidu comme à un devoir de la journée ; quelques hommes de lettres peu recherchés par elle et peu nombreux y figuraient dans une intimité très restreinte : l’aimable abbé de Féletz, l’oracle du goût dans le Journal des Débats ; M. Villemain, plus éblouissant encore de parole que de plume ; moi-même, favori de son cœur, très assidu et très familier quand j’étais à Paris. À ces amitiés près, madame de Montcalm recherchait plus les hommes politiques que les esprits littéraires, ou plutôt elle ne recherchait, en réalité, personne ; elle aimait ou elle n’aimait pas, voilà tout ; languissante, dégoûtée, capricieuse comme une malade, passionnée d’attraction comme de répugnance, il fallait lui plaire ou la choquer. Elle ne mettait aucune diplomatie féminine dans le gouvernement de son salon d’élite ; ce salon n’en était que plus attachant ; quand on était le bienvenu de sa porte on était sûr d’être le désiré de son cœur ; elle avait pour moi une amitié d’instinct qui ne me faillit jamais, malgré l’absence. Le matin du jour de sa mort, elle m’écrivit encore les pressentiments de son agonie. Je ne passe jamais devant le numéro 33 de la rue de l’Université sans gémir sur cette porte fermée d’où tant d’amitié sortit une fois avec son cercueil.
XVII
Il y avait le salon littéraire, parlementaire et bourbonien de madame la duchesse de Duras ; quoi qu’en dise M. Villemain dans ses éloquents Souvenirs, je n’y fus jamais reçu ; j’étais trop jeune et trop inconnu pour y avoir place ; je doute que madame de Duras ait entendu prononcer mon nom ; d’ailleurs c’était là le temple d’une véritable idolâtrie pour M. de Chateaubriand ; jeune encore, madame de Duras était, dit-on, le machiniste passionné de la politique et de la gloire de son ami : âme prodigue qui se consumait comme une lampe dans la nuit pour illuminer un nom d’homme.
XVIII
Il y avait le salon de madame la duchesse de Broglie, fille de madame de Staël. C’était une femme magnanime comme sa mère, belle comme Corinne, pieuse comme une prière incarnée. Elle avait tant vu familièrement la célébrité et la passion, qui n’avaient pas fait le bonheur de sa mère, qu’elle avait appris dès l’enfance à n’estimer que la vertu ; mais cette vertu était libre et grande, une vertu antique ; sa religion ne rétrécissait rien de ses pensées, sa foi donnait à sa physionomie une expression grave comme celle des femmes qui sortent des temples où elles ont eu commerce avec Dieu ; elle sortait à toute heure de l’infini. Un mari digne d’elle attirait autour de lui, par l’aristocratie de son rang et par le libéralisme un peu trop hostile de ses idées, tout ce qui tenait à la grande opposition en France et en Angleterre : c’était le salon des deux mondes. J’avais été très fier d’y être admis malgré mon obscurité, et j’y portais un véritable culte à ces prestiges de la beauté, du nom, de la fortune, de la vertu, dans une même famille. On y ajoutait pour moi la bonté, le prestige du cœur.
Cependant mon attachement chevaleresque pour les Bourbons, récemment rentrés de l’exil sur le trône, me faisait souffrir de l’esprit d’amère opposition qui régnait dans ce salon et qui caressait trop, selon moi, les tendances orléanistes. Je ne savais pas même, pour plaire, feindre par complaisance une hostilité que je n’éprouvais pas contre la cour. Je trouvais cette hostilité déplacée. Les Bourbons de la branche aînée n’avaient certes pas démérité des héritiers de M. Necker, du maréchal de Broglie et de madame de Staël. Cette aigreur du ton et cette amertume ironique des lèvres corrompaient pour moi l’agrément de ce salon ; en y coudoyant M. de Lafayette, M. Benjamin Constant, tous les tribuns, tous les publicistes, tous les pamphlétaires du temps, je m’y sentais presque en pays ennemi ; j’avais du goût pour les maîtres, aucun goût pour leur société. L’épigramme perpétuelle contre ce que j’aimais me blessait au cœur ; c’était un salon de la Ligue, où les princes jouaient à la popularité.
XIX
Il y avait enfin le salon de la belle madame de Sainte-Aulaire, amie de madame la duchesse de Broglie et qui ne faisait qu’un avec le salon de son amie ; mais celui-ci était plus large et plus véritablement littéraire que le salon trop anglais de la fille de madame de Staël ; la littérature y tenait une bien plus grande place. La maîtresse de la maison, quoique très jeune et très gracieuse, ne permettait pas à l’esprit de parti d’y prévaloir sur l’esprit d’agrément ; on y rencontrait, sans acception d’opinion, tous les hommes de tout âge qui avaient un nom dans les lettres ou dans la politique, ou qui cherchaient une avant-scène à leur talent. C’était un lieu d’asile inviolable à la colère des opinions au milieu de Paris.
L’esprit éclectique du ministère de M. Decazes, esprit qui aurait sauvé et popularisé la Restauration si les ambitions acerbes de l’esprit d’émigration rentré l’avaient permis, cet esprit mixte comme la France régnait chez madame de Sainte-Aulaire. M. Decazes venait d’épouser la fille d’un premier lit de M. de Sainte-Aulaire. Les amis politiques du jeune favori de Louis XVIII prédominaient dans cette société. C’étaient presque tous les jeunes hommes de lettres, poètes, écrivains, orateurs, publicistes, qui ont illustré depuis la tribune et la presse en France. Ils se rencontraient dans ce salon avec la jeune aristocratie libérale, mais non factieuse. M. Villemain, M. Cousin, M. de Barante ; M. de Staël, enlevé dans sa fleur à la vie ; M. Beugnot, la plus spirituelle des chroniques vivantes de la Révolution et de l’Empire ; les amis de M. de Talleyrand ; la belle duchesse de Dino, sa nièce ; quelques Orléanistes du Palais-Royal, beaucoup de libéraux, un groupe de doctrinaires cherchant les recoins dans les salons comme dans la nation, et méditant de refaire en politique une secte au lieu d’une religion : voilà, avec un grand nombre de femmes jeunes, belles, lettrées, et élégantes, ce qui composait ce salon. Les étrangers qui visitaient la France la voyaient là tout entière sous la forme de l’aristocratie de naissance, du génie, de l’esprit, de l’art, du goût et de la beauté ; j’y étais accueilli par la famille avant l’époque de ma célébrité naissante. J’étais éclos sous cette bienveillance : madame de Sainte-Aulaire savait distinguer l’espérance, même dans l’obscurité.
« Ce que je connais de plus beau dans le monde, me disait-elle un jour en contemplant un portrait de Raphaël à son premier âge, c’est le génie enfant. — Pourquoi ? lui dis-je. — Parce qu’il a encore son innocence, me répondit-elle, et qu’il a déjà sa destinée sur son front ! Or l’innocence du génie c’est sa modestie. »
Ce mot charmant la peignait elle-même, car elle avait de l’enfance sur ses joues et de la maturité dans l’esprit. Ce fut dans ce salon que je récitai pour la première fois devant un auditoire un peu nombreux quelques vers encore inédits des Méditations et des Harmonies. Cette aimable femme fut la préface de ma poésie. Elle me protégea vivement, ainsi que la duchesse de Broglie, son amie, auprès des ministres d’alors pour obtenir mon premier poste diplomatique ; je ne l’ai jamais oublié, et j’ai eu une occasion de reconnaître tant de bonté dans une circonstance où il me fut donné d’être agréable à mon tour à sa famille1.
XX
Il y avait plus tard, et dans un plus large horizon de société cosmopolite, le salon de madame Gay et de sa fille Delphine, qui fut ensuite madame Émile de Girardin. La mère, femme de cœur et d’esprit, jadis belle et rivale en beauté de madame Récamier, avait été aussi liée d’amitié avec M. de Chateaubriand plus jeune ; c’était une intelligence très supérieure à sa réputation, mais une intelligence passionnée qui prodiguait son esprit et son cœur sans compter comme madame Récamier. La fortune seule lui avait manqué pour tenir le premier rang parmi les salons littéraires de l’Europe ; elle avait assez de flamme pour illuminer seule dix salons ; elle donnait de l’âme à tout ce qui l’approchait. L’ornement de sa maison était sa fille Delphine, poète comme l’inspiration, belle comme l’enthousiasme. Ce salon était tout littéraire ; la noblesse de naissance n’y figurait que pour s’ennoblir par la fréquentation de la noblesse de nature : le génie ! Victor Hugo, Balzac, Nodier, Sainte-Beuve, madame Malibran, Vigny, y dominaient de la tête la foule d’élite d’hommes et de femmes qui cherchaient la gloire dans l’amitié. C’était, en effet, le salon de l’amitié plus que de la célébrité ou de la puissance. On y aimait parce qu’on se sentait aimé. J’y allais moi-même toutes les fois que j’étais à Paris. Il y régnait cette liberté complète qui ne reconnaît de joug que la bienséance, que cette égalité affectueuse qui est la république du talent. La mère et la fille étaient pauvres, mais le salon d’entresol était agrandi par les hôtes, meublé par les décorations de la nature : la beauté et le génie.
XXI
Le salon compassé de madame Récamier offrait un peu au regard la symétrie et la froideur d’une académie qui tiendrait séance dans un monastère. L’arrangement et l’étiquette y classifiaient trop les rangs ; si celui de madame de Broglie était une chambre des Pairs ; si celui de madame de Sainte-Aulaire était une chambre des Députés ; si celui de madame de Girardin était une république, celui de madame Récamier était une monarchie. On voyait un trône dans un fauteuil ; ce trône, entouré de tabourets de duchesses, était celui de M. de Chateaubriand ; des courtisans littéraires ou politiques se rangeaient autour de ce trône. C’était une cour, mais un peu vieille cour ; les meubles étaient simples et usés ; quelques livres épars sur les guéridons, quelques bustes du temps de l’Empire sur les consoles, quelques paravents du siècle de Louis XV en formaient tout l’ornement. La cheminée haute et large, autour de laquelle se groupaient les familiers ou les discoureurs, était l’Œil-de-bœuf de cette abbaye royale ; le mur à côté de la cheminée étalait le beau tableau glacé de Corinne improvisant au cap Misène devant son amant Oswald ; scène romanesque de madame de Staël, plus académique que réelle, car une femme aimante et aimée, seule avec la nature et son cœur, a autre chose à faire que des déclamations politiques sur la décadence des Romains. C’est l’heure et le lieu des confidences, des silences ou des soupirs échappés du cœur ; ce n’est pas l’heure des vaniteuses improvisations de l’esprit. Mais madame Récamier rappelait ainsi à ses hôtes qu’elle avait été l’amie de madame de Staël, et qu’elle avait servi elle-même de modèle à la belle tête de Corinne dans ce tableau.
XXII
Au-dessous du tableau de Corinne figurait, comme un Oswald vieilli, M. de Chateaubriand ; cette place dissimulait, derrière les paravents et les fauteuils des femmes, la disgrâce de ses épaules inégales, de sa taille courte, de ses jambes grêles ; on n’entrevoyait que le buste viril et la tête olympienne.
Cette tête attirait et pétrifiait les yeux ; des cheveux soyeux et inspirés sous leur neige, un front plein et rebombé de sa plénitude, des yeux noirs comme deux charbons mal éteints par l’âge, un nez fin et presque féminin par la délicatesse du profil ; une bouche tantôt pincée par une contraction solennelle, tantôt déridée par un sourire de cour plus que de cœur ; des joues ridées comme les joues du Dante par des années qui avaient roulé dans ces ornières autant de passions ambitieuses que de jours ; un faux air de modestie qui ressemblait à la pudeur ou plutôt au fard de la gloire, tel était l’homme principal au fond du salon, entre la cheminée et le tableau ; il recevait et il rendait les saluts de tous les arrivants avec une politesse embarrassée qui sollicitait visiblement l’indulgence. Un triple cercle de femmes, presque toutes femmes de cour, femmes de lettres ou chefs de partis politiques divers, occupait le milieu du salon. On y avait laissé un vide pour le lecteur.
XXIII
Madame Récamier était visiblement fébrile par l’inquiétude du succès de la lecture pour le grand homme. Il redescendait dans une nouvelle arène par une insatiabilité de gloire littéraire ; son amie s’agitait d’un groupe du salon à l’autre pour donner le mot d’ordre du jour à tous les conviés ; ce mot d’ordre était silence, attention, enthousiasme, pour tout le monde, et pour les journalistes en particulier, écho complaisant chargé de reporter le lendemain à toute l’Europe un tonnerre d’applaudissements convenus et pas une critique.
C’était un spectacle touchant et triste à la fois que cette beauté célèbre devenue sœur de charité d’une vanité vieillie et malade, et allant quêter de groupe en groupe une fausse monnaie de gloire auprès de toutes les plumes qui dispensent les renommées d’une soirée. Ne fût-ce que par reconnaissance d’être admis à ces lectures, par culte des soleils couchants, ou par commisération pour ce grand indigent et pour cette tendre quêteuse, tout le monde fut fidèle au mot d’ordre, et l’écho du lendemain ne laissa rien percer des chuchotements de la veille.
XXIV
La lecture commença ; Lafond, à qui on n’avait pas communiqué à temps le manuscrit du Moïse, n’avait pu préparer ni ses yeux ni ses intonations. Il lut bien les premiers actes, mais il lut avec tâtonnement du regard et avec hésitation de la voix. Les vers étaient beaux, raciniens, bibliques, dignes d’une main qui avait façonné tant de prose en rythmes aussi sonores que les plus beaux vers ; l’originalité seule manquait : c’était un écho de Racine et de David, ce n’était ni David ni Racine : c’était leur ombre, un pastiche d’homme de génie, mais pastiche ; cela ressemblait aux tragédies en monologues du Piémontais Alfieri, ce faux Sénèque d’une fausse Rome. Le talent de M. de Chateaubriand était lyrique et non scénique ; son imagination le soutenait sur ses ailes dans des régions trop élevées de la pensée pour s’abattre en face d’un parterre et pour faire dialoguer des hommes d’os et de chair. Il n’y avait rien de Shakespeare dans Chateaubriand, il y avait du Pindare en prose. Était-ce supériorité ou infériorité ? Je n’ose prononcer, mais je crois que l’inspiration du lyrique est supérieure à la combinaison du machiniste qui fait jouer sur la scène ces marionnettes humaines qu’on appelle des personnages dramatiques ; seulement, quand ces personnages parlent comme les font parler les grands poètes dramatiques, le génie est égal et l’emploi est différent.
XXV
M. de Chateaubriand, impatienté et humilié d’entendre ânonner ses vers par un lecteur qui avait peine à les lire, arracha, à la fin, le manuscrit des mains du grand acteur et voulut lire lui-même. Malgré la faiblesse et la monotonie de sa propre voix, l’effet fut plus saisissant, mais non plus heureux. Les vers, balbutiés par l’auteur lui-même, tombaient essoufflés dans l’oreille. On souffrait de ce que devait souffrir le poète lui-même ; on assistait à un supplice d’amour-propre, supplice presque aussi pénible à contempler qu’une torture physique ; on détournait la tête, on baissait les yeux. M. de Chateaubriand, excédé de vains efforts, rejeta enfin le manuscrit à l’acteur, qui acheva la lecture au bruit des applaudissements.
XXVI
Il y avait plus de bienséance que d’émotion dans ces applaudissements ; les mains battaient sans le cœur ; on payait en complaisance pour madame Récamier et en respect pour un grand écrivain le privilège qu’on avait eu d’assister à cette demi-publicité d’initiés dans un salon tenu par la beauté et décoré par le génie. Ces applaudissements, au reste, étaient fortifiés par le grandiose de cette pièce sacrée, écrite dans la haute langue de Racine par l’écrivain du Génie du Christianisme. On peut la lire aujourd’hui dans les œuvres complètes ; c’est une page qui ne déshonorerait certes pas Racine lui-même.
On se retira avec une émotion factice, mais avec un respect réel ; on laissa M. de Chateaubriand, peu satisfait, se consoler avec madame Récamier et avec ses familiers les plus intimes des petits déboires de la soirée. On voulait un triomphe, on n’avait eu qu’un cérémonial d’enthousiasme. La physionomie charmante de la maîtresse de la maison était fatiguée et attristée sous un sourire forcé ; toute son amitié souffrait en elle.
Ma mère et ma sœur, exclusivement occupées de regarder la grande figure de l’auteur du Génie du Christianisme, sortirent ravies de cette soirée unique. Le sujet biblique de Moïse charmait leur naïve piété ; la majesté de M. de Chateaubriand éblouissait leur imagination ; le gracieux accueil de madame Récamier touchait leur candeur ; elles emportaient en province des souvenirs pour toute une vie de retraite.
XXVII
Mais quelle était donc cette femme dont le charme survivait aux charmes, qui enchaînait au coin de son humble foyer le plus illustre des hommes de littérature et de politique de son siècle, et qui rendait les cours elles-mêmes jalouses d’une pauvre cellule d’un monastère de Paris ? Nous allons vous le dire, non pas seulement d’après les souvenirs un peu trop sobres et un peu trop voilés d’esprit de famille de sa nièce, madame Lenormant, mais d’après les souvenirs de tout un demi-siècle qui a vu éclore, briller, mûrir, mourir cette éclatante et étrange célébrité du charme immortel sur un visage féminin. Ce livre de madame Lenormant est cependant une des plus excellentes biographies, en excellent esprit et en excellent style, qui pût consacrer cette mémoire fugitive d’une femme de grâce et d’une femme de renom. Ce livre a aussi un grand mérite aux yeux des curieux du cœur humain : c’est d’avoir à demi ouvert le portefeuille de madame Récamier, et d’avoir révélé ainsi au monde une correspondance inédite et profondément intime de l’amour ou de l’amitié (comme on voudra) entre elle et M. de Chateaubriand. Cette correspondance, selon nous, est bien supérieure en intérêt aux Mémoires d’apparat du grand prosateur du dix-neuvième siècle.
Dans les Mémoires d’outre-tombe l’homme pose, l’homme s’affiche, l’homme s’étale ; dans cette correspondance l’homme se révèle, ou plutôt il se trahit involontairement dans l’épanchement de son âme. Madame Récamier n’y perd pas, et M. de Chateaubriand y gagne ; on voit combien l’une était digne d’être aimée, indépendamment de sa beauté déjà pâlie ; on voit combien l’autre sut aimer, indépendamment de sa jeunesse morte et du désintéressement de toute espérance. Remercions madame Lenormant, dépositaire de si doux secrets, de nous avoir au moins confié ces pages.
XXVIII
Le nom de famille de madame Récamier était Julie-Adélaïde Bernard ; son père était membre de la bonne et riche bourgeoisie de Lyon. Sa beauté était remarquable, son esprit ordinaire. M. Bernard avait épousé Julie Matton, femme d’une figure qui présageait celle de sa fille. Le Lyonnais est une espèce d’Ionie française où la beauté des femmes fleurit en tout temps sous un ciel tempéré, entre les feux trop ardents du Midi et les formes trop frêles du Nord ; les yeux y ont en général la teinte azurée du Rhône, qui baigne la ville, la langueur de la Saône, la douceur du ciel. De belles tailles, des pas nonchalants, des épaules statuaires, des cheveux soyeux et abondants comme les écheveaux de soie qu’on y tisse, des voix caressantes pour l’oreille, des sourires vagues qui enchantent sans provoquer, nulle prétention à séduire tant elles sont sûres de charmer, des chœurs de vierges de Raphaël descendues de leurs cadres et ignorantes de leurs pudiques attraits, voilà les salons ou les promenades de Lyon un jour de fête. Négligées des hommes affairés, ces femmes vivent généralement à l’ombre comme les odalisques d’Orient ; il faut les découvrir soit dans les églises, soit aux fenêtres hautes de leurs maisons noires, semblables à des monastères espagnols. C’est ainsi qu’étant encore enfant je découvris, en face de la maison qu’habitait en passant ma mère, la céleste apparition de mademoiselle Virginie Leroy (depuis madame Pelaprat), compatriote de madame Récamier, plus jeune qu’elle et aussi accomplie en charmes. La puissance d’une première apparition de la parfaite beauté est telle que, sans avoir jamais revu madame Pelaprat, cette vision m’éblouit encore. Elle éblouit, dit-on, plus tard un maître du monde du même charme dont elle avait fasciné l’œil d’un enfant.
XXIX
Une liaison avec M. de Calonne, ministre de Louis XVI, appela de Lyon à Paris le père et la mère de madame Récamier en 1784 ; un emploi de receveur général des finances fixa M. Bernard dans la capitale. Juliette, leur fille, déjà regardée pour une fleur de visage qui promettait de s’épanouir en merveille, fut laissée chez une tante à Villefranche, en Beaujolais ; de là elle fut cloîtrée dans un couvent de Lyon, pour y achever son éducation. Elle raconte ainsi elle-même les impressions recueillies et naïves qu’elle emporta de ce monastère :
« La veille du jour où ma tante devait venir me chercher, je fus conduite dans la chambre de madame l’abbesse pour recevoir sa bénédiction. Le lendemain, baignée de larmes, je venais de franchir la porte que je me souvenais à peine d’avoir vue s’ouvrir pour me laisser entrer ; je me trouvai dans une voiture avec ma tante, et nous partîmes pour Paris. — Je quitte à regret une époque si calme et si pure pour entrer dans celle des agitations ; elle me revient quelquefois comme dans un vague et doux rêve, avec ses nuages d’encens, ses cérémonies infinies, ses processions dans les jardins, ses chants et ses fleurs.
« Si j’ai parlé de ces premières années, malgré mon intention d’abréger tout ce qui m’est personnel, c’est à cause de l’influence qu’elles ont souvent à un si haut degré sur l’existence entière : elles la contiennent plus ou moins. C’est sans doute à ces vives impressions de foi reçues dans l’enfance que je dois d’avoir conservé des croyances religieuses au milieu de tant d’opinions que j’ai traversées. J’ai pu les écouter, les comprendre, les admettre jusqu’où elles étaient admissibles, mais je n’ai point laissé le doute entrer dans mon cœur. »
XXX
On voit par ce passage, écrit bien longtemps après son enfance, que la foi de cette jeune fille était tempérée comme son âme, et que la religion fut toute sa vie une douce habitude de ses sens plutôt qu’une passion de son intelligence. Elle semblait prédestinée par là à être un jour l’amie de M. de Chateaubriand, le poète des sensations religieuses plus que des convictions théologiques. C’est cette température de l’âme qui conserve la beauté du corps comme la sérénité de l’esprit.
La beauté aussi harmonieuse que précoce de la jeune fille faisait déjà l’orgueil de sa mère. Pour jouir de cet orgueil maternel elle conduisit, un jour, son enfant à Versailles, à ce spectacle de la cour qu’on appelait le Grand Couvert. M. de Calonne, qui protégeait la mère, fit sans doute placer la fille de manière à attirer les regards de la cour. — Le roi et la reine en furent, en effet, si ravis qu’ils firent entrer, après le dîner, l’enfant dans les appartements intérieurs pour l’admirer de plus près. Marie-Antoinette s’extasia sur cette ravissante figure ; elle la compara à celle de sa propre fille (depuis madame la duchesse d’Angoulême, captive du Temple), du même âge que Juliette Bernard et d’une figure trop tôt flétrie par des deuils éternels.
XXXI
La maison de madame Bernard, mère de cette belle enfant, était ouverte au luxe, aux plaisirs, aux arts, aux hommes d’affaires, aux hommes de lettres, surtout à ceux qui tenaient par leur origine à la ville de Lyon. Les charmes de madame Bernard, quoique alanguis par des souffrances précoces, attiraient et retenaient autour d’elle des amis fervents. De ce nombre était un banquier devenu depuis célèbre et déjà aventureux, nommé Récamier. M. Récamier était d’une famille ancienne du Bugey, province montagneuse entre le Lyonnais et la Savoie. L’esprit entreprenant de Genève et des hautes Alpes est l’instinct de ces montagnes. Les habitants cosmopolites y demandent volontiers à la spéculation l’opulence que le sol rare et aride leur refuse. M. Récamier, déjà mûr, mais encore vert, était un de ces optimistes qu’aucune disgrâce ne rebute, et qui d’une chute se relèvent pour s’élancer plus haut dans les affaires. Séduisant de figure, aimant, aimable, léger, ami du luxe et de tous les plaisirs, il s’était attaché à madame Bernard comme un commensal de la maison ; la Révolution, dont il n’était ni partisan ni intimidé, n’avait été pour lui qu’un de ces mouvements accélérés de la vie politique dans lesquels les occasions de ruine ou de richesse se multiplient pour les hommes d’argent ; en 1793 il était déjà au premier rang des spéculateurs du temps. On a remarqué que les hommes de cette nature recherchent hardiment pour épouses les femmes les plus renommées par leur figure, soit qu’ils redoutent moins que d’autres la célébrité des attraits pour les compagnes de leur vie, soit qu’une très belle femme paraisse à leurs yeux un luxe naturel qui attire sur leur maison l’attention publique, soit que, ambitieux de jouissance autant que de fortune, ils se donnent, sans penser au lendemain, toutes les fleurs de la vie pour en embaumer leur existence.
En 1793, au plus fort de la Terreur, qui intimidait tout, excepté l’amour et le lucre, M. Récamier demanda à son amie, madame Bernard, la main de sa fille Juliette à peine éclose à la vie. Par son amitié pour la mère dont la santé altérée menaçait de laisser Juliette orpheline, il pouvait être pour la jeune fille un appui dans la vie ; par son âge il pouvait être son père. C’est peut-être dans cette paternité morale qu’il faut chercher le secret du consentement que madame Bernard, pressentant sa fin prochaine, accorda à une union si disproportionnée par les années. Madame Lenormant, confidente discrète de la famille, laisse échapper à ce sujet une phrase qui n’aurait point de sens si elle n’était pas destinée à indiquer et à voiler à la fois on ne sait quel sous-entendu dans cette union ; la jeune fille était elle-même, dit-on, un sous-entendu de la nature : elle pouvait être épouse, elle ne pouvait être mère. Ce sont ces deux mystères qu’il faut respecter, mais qu’il faut entrevoir pour avoir le secret de toute la vie de madame Récamier, triste et éternelle énigme qui ne laisse jamais deviner son mot, même à l’amour.
XXXII
Jusqu’à son mariage elle n’avait été qu’entrevue ; devenue femme quoique encore enfant, maîtresse adorée de la maison alors la plus opulente de Paris, elle commença à éblouir, non pas les salons d’une capitale (la Terreur et la Mort les avaient tous fermés jusqu’au 9 thermidor), mais la foule, qui se pressait sur ses pas dans les lieux publics. Son apparition faisait événement et attroupement partout où l’on pouvait l’apercevoir. Le gouvernement du Directoire, sorte de halte entre la mort et la vie d’un peuple, laissait respirer à pleine poitrine toutes les classes de la société européenne, heureuse de revivre et pressée de jouir après avoir tant tremblé. On se précipitait confusément, sans acception de rang ou d’opinions, dans les salles de spectacles, de concerts, de danses, et dans les jardins publics, trop étroits pour les fêtes qui s’y renouvelaient. Tout le monde semblait avoir à communiquer à tout le monde un superflu de bonheur qui allait jusqu’au délire de vivre. Les Parisiens, oublieux de la veille et du lendemain, étaient les Abdéritains de l’Europe. C’est au sein de ces fêtes que la jeune Lyonnaise luttait involontairement de beauté avec les cinq ou six femmes célèbres survivantes de la Révolution, madame Tallien, madame de Beauharnais, madame Sophie Gay, récemment sorties des cachots et Cléopâtres républicaines ou royalistes des Antoines, des Lépides, des Octaves français du Directoire. Madame Lenormant, en nièce scrupuleuse, affirme que sa jeune tante ne fréquenta jamais les salons suspects de Barras ; Barras, régicide et royaliste, gentilhomme de la république restaurant un peuple par les vices de cour ; nous devons en croire les scrupules domestiques de madame Lenormant ; cependant nous ne pouvons écarter les traditions de la société du temps. Elles citent souvent la présence et la parure de madame Récamier dans les spectacles, dans les fêtes et même à la table des directeurs (madame Lenormant mentionne deux de ces circonstances elle-même). Juliette effaçait tout, ne fût-ce que par la candeur, la fraîcheur et la pureté de son innocence ; l’innocence, ce charme qu’on ne peut se rendre par le fard quand on l’a perdu par le souffle des salons. Madame Récamier, à cette époque, laissait une trace de feu ou du moins de lumière partout où elle apparaissait ; on entreprenait de longs voyages uniquement pour l’avoir vue ; semblables à ces naturalistes qui entreprennent de longues traversées pour assister une fois par siècle à la floraison de l’aloès, on accourait de Londres, de Naples, de Berlin, de Vienne, de Pétersbourg, pour adorer de près dans une soirée la merveille des yeux. Les annales de la Grèce ou de l’Ionie, ces pays de la beauté, nous retracent seules un pareil concours.
Tous les regards emportaient une ivresse, aucun cœur ne remportait une espérance. La divine statue n’était descendue jusque-là pour personne de son piédestal ; l’audace de prétendre à une préférence ne se présentait à l’esprit de personne, comme si une telle préférence eût été quelque chose de trop divin pour un mortel.
XXXIII
Cependant, si nul n’aspirait à la possession d’une préférence avouée, un grand nombre, et parmi les hommes les plus éminents des deux régimes royaliste ou républicain, briguaient à l’envi la faveur d’une respectueuse intimité dans la maison de la jeune femme célèbre ; même quand le cœur n’espère pas de se consumer au feu d’un regard trop pur, il aime à emporter la douce chaleur qui émane de ce foyer vivant qu’on appelle une jeune femme. Ne fût-ce que comme la belle image d’un beau rêve, on aime à rêver.
La France, à peine échappée en une nuit (celle du 9 thermidor) à son naufrage de sang, ressemblait en ce moment à une plage où tous les naufragés pêle-mêle se félicitent ensemble et confusément du salut commun. Les conventionnels complices du comité de Salut public, pardonnés par l’opinion pour avoir guillotiné le dictateur-émissaire, les Barrère, les Fréron, les Tallien, les Barras, les Legendre, les Sieyès, mêlés aux victimes sorties des cachots ou rentrées de l’exil, ne formaient plus dans le monde révolutionnaire ou contre-révolutionnaire qu’un seul groupe de prescripteurs repentants ou de proscrits reconnaissants. Ils se congratulaient sur la place de l’échafaud, les uns d’y avoir échappé, les autres de l’avoir abattu ; ils étaient empressés de trouver dans un salon de Paris, autour de la plus belle des femmes de l’époque, un terrain neutre, un Élysée où les uns savouraient l’oubli, les autres la patrie. Presque toute cette société était jeune, car le supplice en ce temps avait raccourci la vie des pères ; il manquait un degré ou deux à l’échelle ordinaire des générations : la guillotine avait rajeuni les salons de Paris.
XXXIV
Celui de madame Récamier était, par la nature neutre des affaires de son mari, accessible à toute cette jeunesse ; un banquier est l’homme de toutes les nations et de tous les partis ; tout le monde a besoin de lui et il prospère de ses relations avec tout le monde. Un luxe hospitalier et habile est un des moyens de crédit employés de tout temps et en tout pays par ces rois de l’or ; l’or est cosmopolite, le banquier l’est comme sa caisse. Les Médicis fondèrent à Florence leur monarchie financière sur le crédit, le luxe et l’hospitalité universelle. M. Récamier était un esprit de cette race, habile à spéculer, prompt à servir, prodigue à dépenser. Sa maison de la rue du Mont-Blanc et sa villa de Clichy rappelaient presque seules dans Paris l’élégance et l’opulence des palais princiers démeublés par les confiscations ou les émigrations ; on y respirait un air de cour ; c’était la cour de la richesse, seule royauté qui restât à la France ; sa jeune femme était la reine de cette cour : elle restaurait l’empire de la société détruite dans Paris.
On se précipitait à l’envi dans cette société ; les principaux courtisans du château de Clichy, qu’elle habitait pendant les mois de fête de l’année, étaient des hommes de lettres sauvés du naufrage, tels que La Harpe, Lémontey, Legouvé, Dupaty ; des hommes de politique, tels que Barrère, Regnaud de Saint-Jean d’Angély, Lucien Bonaparte, Fouché, Masséna, Bernadotte, Moreau, Camille Jordan, le jeune Beauharnais ; des hommes de monarchie, tels que les deux Montmorency (Matthieu et Adrien), le duc de Guignes, le comte de Narbonne, M. de Lamoignon, fleur d’aristocratie de naissance qui ne craignait pas de se mésallier parmi les adorateurs de l’aristocratie du cœur, la jeunesse, la grâce et la pureté : cette reine de dix-huit ans régissait cette cour si diverse avec un sourire. Un étranger, remarquable par sa naissance, son opulence et sa mélancolique beauté, le prince italien Pignatelli, jouissait d’une plus intime familiarité dans la maison et passait à tort pour inspirer la passion qu’il ressentait en silence. Lucien Bonaparte, jeune homme de Plutarque, à la fois poète, orateur et amant, flottait alors entre le rôle de héros de la république et celui de héros de roman ; sa passion déclamait un peu comme son éloquence ; quoique vêtu en apparence d’une page de Tacite, il écrivait à Juliette des pages de Clélie et de Roméo. Juliette n’était pas insensible à ces vives déclamations du cœur d’un frère du maître des armées ; elle n’acceptait de ces sentiments que le seul sentiment qu’elle pouvait rendre, l’amitié ; mais, dès l’âge de dix-huit ans, on voyait poindre dans ses réponses et dans sa réserve cet art naturel qui fut celui de sa vie : rester pure en paraissant émue, tout promettre et ne rien tenir.
Lamartine.