(1911) L’attitude du lyrisme contemporain pp. 5-466
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(1911) L’attitude du lyrisme contemporain pp. 5-466

Introduction

Ce livre, bien ou mal venu, est le résultat de plusieurs années de méditation.

Il ne se présente pourtant, dans ma pensée, que comme un entraînement à un ouvrage plus considérable sur la genèse et les tendances du lyrisme contemporain, lequel ouvrage doit lui-même prendre rang dans une série d’études touchant la sensibilité moderne, dont notre poésie n’est qu’une manifestation entre beaucoup d’autres.

Avant que soit menée à bien cette lourde tâche, sorte d’essai collectif sur l’esthétique de la fin du xixe  siècle et d’analyse générale des conditions psychologiques et morales de l’art actuel, j’ai voulu relire, la plume à la main, quelques œuvres représentatives et préciser ce vaste plan.

Les réflexions que m’a fournies cette lecture je les offre, aujourd’hui, un peu éparses et sans les trop appuyer, en attendant de les coordonner dans une synthèse plus ample. Tout historien, tout homme de science ne commence-t-il pas par tracer de nombreuses monographies avant d’arrêter ses conclusions ?

J’ai donc choisi, au hasard, divers représentants de cette attitude lyrique qui n’est plus le romantisme, et à laquelle s’est attaché ce mot un peu vague de symbolisme, que l’usage a consacré.

Mon dessein consiste à montrer expérimentalement : 1º en quoi l’idéal d’art des poètes en question diffère de l’idéal d’art de la première moitié du xixe  siècle ; 2º comment les poètes analysés ici, malgré leur individualisme et leur originalité, s’en réfèrent tous, indistinctement, à deux ou trois principes essentiels qui les réunissent dans une commune esthétique ; 3º dans quelle mesure cette esthétique fait partie des tendances directrices de nôtre mentalité contemporaine et réalise, sur le plan lyrique, l’idéal commun aux diverses manifestations de l’activité intellectuelle.

Par là ce livre ne fait pas, me semble-t-il, double emploi avec ceux d’un Remy de Gourmont ou d’un Beaunier, entre autres.

Les deux Livres de Masques du premier et la Poésie nouvelle du second nous offraient des monographies fort poussées de poètes contemporains. J’ai cru ajouter à ces précieuses contributions en ne séparant pas les œuvres que j’étudie de leur milieu ambiant, en prouvant sans violence et au moyen d’exemples appropriés que le Symbolisme, loin d’être une littérature d’exception, une production isolée sur le sol de France, partant une école, doit être envisagé comme une attitude lyrique générale en conformité avec l’idéalisme contemporain.

Cette atmosphère intellectuelle à travers laquelle se meuvent nos poètes, ces similitudes d’aspirations lyriques, ces concordances sur tous les plans de la pensée : science, philosophie, religion, arts plastiques, etc., seront plus minutieusement décrites dans un autre ouvrage, dont la Littérature de tout à l’heure de Charles Morice nous donne un précieux exemple, et conçu — au point de vue de la méthode seulement — selon le Romantisme français de M. Lasserre. Mais je crois que dès celui-ci elles apparaissent déjà clairement.

Soit que j’analyse l’idée de vie chez Francis Vielé-Griffin, l’optique d’art chez Henri de Régnier, le pathétique d’un Verhaeren, la façon dont un Maeterlinck nous suggestionne, la manière chez Adrien Mithouard et Paul Fort de continuer en l’élargissant la grande tradition française, les acquisitions de notre prosodie avec Robert de Souza, l’aspiration lyrique et les divers modes d’exaltation d’après Albert Mockel, Maurice Barrès et André Gide, les rapports entre le romantisme allemand et le symbolisme français à propos de Novalis, j’arrive aux : mêmes conclusions, que résume le chapitre sur l’esthétique contemporaine et la philosophie de M. Bergson.

Je dis couramment — et courageusement — le Symbolisme, la poésie symboliste, etc. Il ne s’agit pas, comme d’aucuns l’ont cru, de quelque bête fabuleuse, mais d’une ou deux générations d’artistes aux individualités bien tranchées, qui se sont réconciliés dans le même idéal d’art et qui se mirent tacitement d’accord, portés par l’air ambiant, sur quelques principes fondamentaux.

Disons-le en passant, le mot a perdu la chose, la lettre a tué l’esprit. Ce vocable symbolisme n’était pas clair ; à bien y réfléchir les épithètes romantique, parnassien ne l’étaient pas davantage. Prenant le mot dans son sens étymologique, certains ont cru à une renaissance du genre le plus désuet et détestable qu’il soit en littérature : l’allégorie ; alors qu’on ne voulait lui faire signifier que transpositions d’états d’âme, je dirai plus synthétiquement conscience lyrique.

Oui, quel dessein poursuivaient ces poètes sinon de nous donner un lyrisme pur, j’entends dépouillé d’éléments parasites tels que éloquence, didactisme, etc., un lyrisme qui puise son essor dans la vie même de l’âme, dans les songes intérieurs ou cosmiques, dans les paysages vus du dedans et ramenés à des élans émotionnels, dans les spectacles de la nature perçus en fonction de l’enthousiasme qu’ils déchaînent en nous ? Par l’accumulation d’images évocatrices, gracieuses ou pathétiques, mais toujours vivantes et suggestives, ils ont voulu nous communiquer des vibrations profondes, des sentiments lourds d’émois, ce que la nature dicte non à l’imagination seule, mais au cœur tout près d’elle, nous faire participer aux graves émotions des choses, comme autant de consciences confuses en qui nous nous mirons, nous amener à conjuguer dans le même rythme léger ou grandiose, au moyen de ces correspondances dont parle Baudelaire, les harmonies du monde, considéré comme une âme spirituelle et les pulsations mystérieuses de notre être ému, penché au bord du temps.

Par là ces poètes se différencient du grand courant romantique. Il est de bon ton aujourd’hui d’attaquer le romantisme. On oublie trop que sans cette renaissance de la poésie, au début du xixe  siècle, nous ignorerions ce que c’est que le lyrisme, et qu’il nous faudrait remonter au xvie  siècle et au Moyen Âge pour le savoir. À dire le vrai, les symbolistes continuent le romantisme en l’élargissant. Il ne s’agit pas de révolution, mais d’évolution dont les étapes, depuis Baudelaire, se marquent aisément.

C’est une participation de plus en plus étroite avec la nature animée, une exaltation non plus seulement imaginative et superficielle, analytique, mais creusée en profondeur et synthétique, un retour aux « données immédiates » de la conscience et de notre moi le plus vivant, une sorte de panthéisme évocateur où chaque objet est moins décrit que chanté, une plus intime et plus vraie compénétration de la pensée et du sentiment, de l’idée manifestée par des images lyriques, sensibilisée, et du cœur.

Tout ceci, qu’on doit se garder d’enfermer en une formule trop stricte, les symbolistes l’ont plus ou moins voulu, tenté, réalisé. D’où la légitimité de mon titre : il n’y a pas à proprement parler d’école symboliste, mais une attitude, un idéal lyrique en conformité avec les autres tendances de la vie moderne.

C’est de quoi l’on ne veut encore convenir. Je ne crois donc pas ce livre inutile. On se bat toujours, après vingt-cinq ans d’affirmations et d’œuvres précises qu’on n’a qu’à prendre la peine de feuilleter, sur des questions de personnes et non sur des idées. C’est un peu décevant. On ne perçoit que des écoles éparpillées et s’insultant, et nul ne songe à relever les trois ou quatre idées directrices qui commandent indistinctement ces fractions ennemies d’un même idéal d’art. Les uns ne pensent pas que soient conciliables l’amour de Racine et l’amour de notre poésie contemporaine ; les autres discutent au nom de principes politiques parfaitement étrangers à la vie indépendante de l’art. Aucun n’entre dans le vif de la question, ne tente la synthèse ou l’histoire des idées à la fin du xixe  siècle, comme Brunetière le fit pour le xviie  siècle ; et nul ne pratique pour cela la méthode critique prônée par Remy de Gourmont, si nécessaire pour s’assurer un jugement sain : la dissociation des idées. Aux yeux d’aucuns les romantiques sont tous anarchistes, les parnassiens tous impassibles, les symbolistes tous obscurs, les « classiques » tous parfaits. Ces formules enfantines aident la mémoire, mais ne correspondent, on s’en doute assez, à aucune espèce de réalité.

Quelqu’un a écrit un jour que le symbolisme manquait de vie, que cette poésie se dissipait dans les nuages ou se morfondait dans un stérile narcissisme. Depuis, tous les critiques officiels ont renchéri sur ce blâme et, sans se donner le soin délire les œuvres incriminées, l’ont répété urbi et orbi. Il y a quelque chose de touchant dans cet ensemble et l’on serait mal venu d’v contredire, en montrant que précisément la réforme prosodique, la façon de concevoir le lyrisme, l’évolution d’une poésie plus intériorisée, plus proche de l’âme des choses, plus palpitante, plus idéaliste, c’est-à-dire plus immanente au réel, plus intuitive, n’ont tendu qu’à une plus large compréhension de l’idée de vie, qu’à un art plus expressif, plus intensément dynamique.

On ne peut croire que la hâte d’innover, de marcher un peu devant son siècle, de fonder des écoles doive priver les artistes de clairvoyance et de justice. Et, pour cette même raison, le symbolisme, quoique certains aient intérêt à nous le faire croire, n’est pas mort parce que, ainsi que l’écrivait Francis Vielé-Griffin1, le lyrisme contemporain n’a pas encore accompli toute sa courbe. Certes, cette attitude lyrique fera place à une autre, en même temps que les lois qui régissent la qualité de notre sensibilité contemporaine se transformeront, et nous lui souhaiterons bon voyage dans l’histoire des idées mortes, comme nous accueillerons avec transport la poésie nouvelle plus en harmonie avec notre sensibilité évoluée. Pour l’instant du moins, les œuvres de la génération de 1885 ont tellement influencé d’une part le milieu ambiant et, d’autre part, se trouvent en si parfaite adéquation à notre manière de sentir actuelle, que l’on ne croit pas outrer les termes en faisant du symbolisme, pris dans son sens d’attitude lyrique ou d’idéal déterminés, et de la poésie contemporaine, deux mots synonymes. Ceux-là mêmes qui combattent le symbolisme sont tellement imbus, à leur insu, de son esthétique générale qu’on ne voit guère en quoi ils s’en distinguent2. Ce que je cherche ici c’est moins ce qui divise les poètes contemporains que ce qui les unit, et à réconcilier d’imaginaires ennemis3. De cela, sans doute, il ne me sera tenu aucun compte, car à notre époque de luttes politiques et de querelles de personnes on ne se plaît que dans les opinions violentes et tranchées. Le simple spectacle du jeu des idées et les études de littérature générale ont peu d’attraits.

Certes, il me déplairait qu’on vît dans ce livre plus de choses que je n’en ai voulu mettre. Il s’agit moins d’un travail d’ensemble, fouillé, définitif, que de points de repères, de réflexions à bâtons rompus à l’occasion de diverses lectures, de matériaux rassemblés en vue d’un livre futur.

C’est ainsi que j’ai donné une place relativement minime à l’étude d’un Régnier, d’un Verhaeren, d’un Maeterlinck, dont les œuvres eurent de nombreux commentateurs avertis, pour analyser plus longuement certaines tendances générales à l’occasion d’œuvres moins familières aux critiques de profession.

Pour la même raison je n’ai pu parler de tous les représentants officiels de l’idéal symboliste, mais de quelques-uns seulement. Si ce livre était plus qu’une série de méditations esthétiques, la bride sur le cou, je me serais certainement occupé d’artistes tels que Paul Claudel, Francis Jammes, Saint-Pol Roux, René Ghil, Gustave Kahn, etc., dont l’omission, dans un ouvrage complet sur l’attitude lyrique contemporaine, serait chose grave.

Enfin, qu’on ne cesse de se rappeler que chacun de ces chapitres parut d’abord sous forme d’articles4. J’aurais pu les revoir, les faire plus cohérents, mieux ordonnés. Mais je courais le risque de tomber dans le système et la thèse, en voulant trop prouver. Je les ai donc laissés dans l’état et dans l’ordre où ils virent le jour. De là des lourdeurs, des redites fréquentes, des idées reprises à quelques pages de distance, presque dans les mêmes termes, avec une insistance qu’on me pardonnera en y voyant, une fois de plus, cette conformité du même idéal rencontré chez des écrivains originaux, mais parents d’une esthétique mère.

Tandis que ces articles paraissaient on fut frappé de leur pesanteur, j’entends de leur pédanterie. Reproche mérité. Cette petite enquête sur une portion de l’âme contemporaine n’a rien de folâtre, rien d’absolument drôle. Pas de broderies, de fioritures, de groupetti à l’occasion d’œuvres lyriques, selon la manière habituelle dont certains critiques commentent des livres de vers. Je m’en excuse sans y rien pouvoir. Certes, je sais goûter toute la douceur d’un soir de printemps et qu’il vaut mieux vivre un beau spectacle, un ciel émouvant, un paysage baigné de lumière, que disséquer des poèmes et risquer, par une froide opération, de les priver de leur suc. Mais quoi ! les mots ne sont que des mots, et peut-être aussi que quelques-uns ont la profondeur du cœur.

À défaut de jeux d’esprit, j’ai cherché avec amour la vérité et des raisons de croire en notre époque.

T. V.

Francis Vielé-Griffin et l’idée de vie

Introduction. — Quelques mots sur l’homme.

I. — Le symbolisme c’est la « réintégration de l’idée dans la poésie ». L’art de Vielé-Griffin illustre la phrase de Brunetière. — Différence entre le philosophe et le poète : l’un pense abstrait, l’autre concret et, par le lyrisme, rend l’idée sensible au cœur.

II. — Une seule et grande idée chez Griffin, celle de Vie ou d’activité créatrice. Elle se décompose en deux autres : idée de beauté et de retour éternel qui constituent son système moral.

III. — Ces idées, Griffin ne les analyse pas, il les chante. — Les trois caractères de tout lyrisme : la simplicité, le sensualisme, la passion. — Griffin et les origines de la chanson populaire.

IV. — Quelques mots sur sa forme.

Dans cette étude et dans ses suites, il ne s’agira pas de critique littéraire, mais de constatations. Un poète, en tant qu’il exprime le Cosmos et chante sa vision de l’univers, s’affirme indiscutable.

Les œuvres mortes, j’entends celles qui s’écartent des conditions de la vie systématiquement, celles que dessèche le jeu logique de l’esprit, celles attardées aux arabesques jolies et inutiles, demeureront pieusement murées dans nos mémoires, — telles ces momies couvertes de bandelettes, à l’abri du souffle des jours dans leurs coffres de cèdre.

Plus haut vers la lumière, plus loin dans la vie, il nous faut porter les yeux. Tressaillir au contact de la réalité belle, à pleins poumons humer l’air de la vie, au point qu’un sang noir gonfle nos veines, penser le monde et crier sa pensée, — ou simplement lui sourire, — c’est enlacer vos doigts, vous les héroïques, les lyriques, les prosateurs, vous les poètes.

Enfant, j’allais au hasard par les prés, une baguette flexible arquée dans mes mains. Soudain, le bois de coudrier frémissait vite : j’étais averti. Une source d’eau pure devait filtrer en cet endroit sous mes pieds. En creusant les mottes fleuries, je la trouvais. Ainsi, sans savoir, je faisais la critique des eaux, car la sève du bâton restait sourde à l’approche des mares croupissantes, des flaques vertes. Seule l’onde fluente émotionnait mes mains. Et c’est pourquoi, musant à travers les champs de notre poésie française, je m’arrête d’instinct, sollicité par l’œuvre de Francis Vielé-Griffin, qui murmure comme un ruisseau bleu au bord de mon esprit.

Mais je me garderais d’en troubler le cours. Patauger dans la pensée de ceux à qui nous devons d’être, serait un crime. Toute la fraîcheur des claires fontaines ne brille-t-elle pas au creux des mains de l’enfant altéré ? Léger, je bois une strophe et je passe. Or, voici que par là j’ai communié la ferveur du poète ; je me sens lui-même et sa vie ; par une seule goutte de beauté et d’amour son âme entière s’est transfusée en moi, dont je dirai le goût.

En tant que poète, l’homme synthétise toutes les ondes mystérieuses du monde dans le miroir de son âme ; écho sonore, il polarise les rythmes de la nature et les inscrit dans ses chants. — En tant qu’homme, le poète marche vers son devoir et vers sa fin, qui sont de se réaliser suivant le bien. Un caractère noble, une compréhension profonde du réel, voilà les réceptacles de la muse. Plus synthétiquement, si vous voulez, une pensée morale, une impression psychologique qui, réunies, s’appellent conscience, palpitent dans un vers. Vielé-Griffin est cette conscience.

Le vîtes-vous jamais s’attarder en de détestables compétitions, exiger des hommes la gloire vaine et le jour vain, se diminuer au mètre de la mode ? Non, l’auteur de la Cueille d’Avril a traversé, hautain et beau, les petitesses contemporaines, pauvre de désirs comme un ascète, riche d’orgueil légitime, c’est-à-dire d’humilité.

Du moins sois fier, malgré les heures d’impuissance,
Exulte d’être toi, puisque tu restes tel,
Toi, qui n’as pas rythmant quelque réminiscence
Cherché le plagiat qui m’eût fait immortel !

I

Dans la quinzième leçon de son Évolution de la poésie lyrique en France au x ixe  siècle, Brunetière, parlant de notre poésie contemporaine, s’exprime ainsi : « Le symbolisme, c’est tout simplement la réintégration de l’idée dans la poésie. Un symboliste est tenu de penser, s’il veut mériter le nom de symboliste, ou celui de poète même… Tout symbolisme suppose une idée sans le support de laquelle il n’est qu’un conte de nourrice ; et toute symbolique implique, ou exige, à vrai dire, une métaphysique, j’entends une certaine conception des rapports de l’homme avec la nature ambiante ou, si vous l’aimez mieux, avec l’inconnaissable. »

Ces réflexions semblent avoir ôté dictées à notre grand critique par l’étude de l’œuvre de Francis Vielé-Griffin. Nul poète de la génération de 85 n’a autant contribué que l’auteur des Cygnes à cette « réintégration de l’idée » dans la poésie actuelle. Une pensée grave et puissante s’incruste en chacun de ses poèmes. Un romantique peut se livrer éternellement au jeu de son imagination fantaisiste ; un parnassien n’a nul besoin « d’idée » dans l’exécution appliquée de ses images plastiques. Si l’on entend, au contraire, par symbolisme, une poésie idéaliste en qui la pensée et le sentiment s’identifient au point de prendre corps par un lyrisme grandiose et évocateur d’âme, — un poète, dit symboliste, est tenu de penser et de faire passer dans ses pipeaux le souffle même de la vie.

De la Cueille d’Avril à Swanhilde, de la Chevauchée d’Yeldis à l’Amour sacré nous assistons à la perpétuelle explosion d’une pensée qui s’exprime par des chants intuitifs, au lieu de se fixer en des raisonnements discursifs. C’est précisément en cette façon de sentir l’idée et de l’extérioriser que réside la différence entre un poème et un système philosophique. Le philosophe procède par abstractions successives, son entendement seul fonctionne. Pour mieux juger, le savant fait taire sa sensibilité, son moi profond, et se concentre tout entier dans son moi réfléchi, dans ses facultés d’élaboration. Un poème, par contre, développe une pensée, non pas suivant un ordre syllogistique mais dynamique. Le cœur trouve ici à se satisfaire autant que la raison. Il ne s’agit plus d’une pensée fixée dans un concept rigide, mais d’une pensée en mouvement, d’une pensée en action et vivante.

Un philosophe se différencie d’un poète en ceci que l’un pense abstrait tandis que l’autre pense lyrique et concret. De là parfois les difficultés que nous éprouvons à mettre une ligne de démarcation entre certains philosophes et certains poètes. Emportés par leur intuition, des hommes comme Fichte, Schelling ou Nietzsche parviennent à faire passer en nous de grands frissons lyriques. De leur côté, certains poètes trop ratiocinant, tels Sully-Prudhomme, nous donnent dans certains poèmes l’impression de tendre à un didactisme un peu froid, par l’excès même de leur intellectualisme.

La philosophie n’est que du pensé, la poésie est du vécu. L’essence de la poésie a été admirablement définie par ce même Brunetière qui voit en chaque poème « une métaphysique manifestée par des images et rendue sensible au cœur ». Plus synthétiquement nous dirons qu’un poème est en soi le rythme d’une vie.

II

Il est très difficile de décomposer les temps de l’inspiration d’un poète en général et de Vielé-Griffin en particulier. Ce dernier n’a-t-il pas écrit : « L’art n’a pas de manière, nulle œuvre ne livre son secret qui est unique et se confond en son identité même5. » Par le fait qu’un poème est l’expression lyrique d’une vie et qu’un vers s’offre comme la synthèse d’une âme unique, nous éprouvons quelques scrupules à objectiver, si l’on peut dire, l’enthousiasme d’un poète et à réfléchir son exaltation intérieure. La meilleure façon de connaître un fruit dans sa totalité est encore d’y mordre et de vivre un instant sa saveur fraîche. Laissons-nous donc aller à l’empire des suggestions proposées par l’auteur de Phocas et des évocations dont il nous veut envelopper.

 

L’histoire des poèmes de Vielé-Griffin se confond avec l’histoire de ses pensées. À dire le vrai, ces pensées peuvent se ramener à l’unité. L’homme de génie, suivant Hello, est celui qui n’a qu’une idée. Sous des formes multiples, dans les poèmes de Griffin, une seule pensée se trouve incarnée : l’idée de Vie ou d’activité créatrice. Par là Griffin est bien de son époque. Jamais nous n’avons tant crié vers plus d’expansion d’être ; jamais l’âme contemporaine n’a désiré d’un plus grand désir accroître ses puissances ; jamais l’homme n’a mieux compris, d’accord avec Nietzsche, la nécessité de « se surmonter », de créer « de nouvelles valeurs ».

Cette idée de vie ou d’activité créatrice se résout chez Vièle Griffin en deux idées accessoires, l’une esthétique, l’autre morale : l’idée de beauté et celle de retour éternel.

L’amour de l’art, de la beauté universelle qui fait pleurer les hommes et par le moyen de quoi nous formulons nos rêves, nous palpons un instant notre idéal, a toujours exalté notre poète. Sans cesse il revient sur ce sujet, si bien qu’en son esprit l’art finit par s’identifier à la vie, par aspirer tout le réel. C’est en l’art que doit s’opérer la complète réalisation de notre être, — raison et sentiment, — en l’art pur, dégagé de toute compromission, de toute entrave factice. Vielé-Griffin se permet de protester contre les règles conventionnelles fixées par l’école parnassienne, parce qu’une école n’est jamais qu’une position, qu’un point de vue. L’art vrai, l’art total doit s’imposer, comme la plus noble manifestation de nos énergies latentes, et se rit des barrières derrière lesquelles on le veut enfermé.

Cette idée, Griffin la développe en maints passages, mais avec plus d’insistance dans la dernière partie de la Clarté de Vie, intitulée : En Arcadie. Ici nous sommes en présence d’un art poétique grandiose qui plonge ses racines dans une philosophie de la vie. Voici Mélissa, ou le mythe de la libération de l’art. La souveraine a vécu parmi les orgies de sa cour ionienne dans un temple fermé à la lumière du jour, jusqu’à l’heure où le rideau de pourpre est déchiré. Mélissa, éblouie, contemple alors le ciel bleu, la mer retentissante et son âme communie la nature :

Toi, toute dressée
Devant la vision,
Les mains levées
À l’appel des saisons,
Tes joues vives du jeune sang
Que bat ton cœur joyeux à coups pressés
Le regard fixe vers le jour éblouissant,
Immobile comme qui entend parler l’oracle ;
Puis — comme une mère sur un enfant choyé —
Fermant tes blancs bras triomphants,
Tout ton être penché vers l’infini spectacle,
Muette, tu voyais !

Abandonnant le sanctuaire de l’Arcadie où d’autres « mornes fous d’hiver, patients et séniles » sont demeurés pour « faire un mausolée au gazouillis d’avril », Mélissa rieuse, symbole de la beauté éternelle et libre, suit le poète qui chante :

Faisons un hymne alors qui sonne au large,
Ailé comme le vent au long du golfe attique,
Joyeux comme le vent qui charge
De poussière nos oliviers,
Gai comme le bruit humide de tes colliers
Et svelte comme ton blanc corps sans tunique.

Voici le Chevrier silencieux qui hait les mots bavards, les phrases inutiles et qui se tait pour mieux entendre la voix des choses, la voix mystérieuse et douce de tout ce qui nous entoure :

Ne crois pas que ma vie soit muette !
La chèvre bêle, je souffle dans ce bois,
La bise et la brise en ces pins ont des voix
Qui dans la profondeur des âmes se prolongent ;
Sous le soleil qui mord et sous la pluie qui ronge
La pierre même bruit, s’effrite et croule
Vers la mer et le chant éternel qu’elle roule…
…………………………………………………
Pose l’oreille contre terre ; elle chante, berger :
Si tu ne l’entends pas, tu es un étranger ;
Ce coquillage, tiens, écoute-le, il gronde ;
Une voix harmonieuse emplit le monde !
Or tout cela a-t-il le son vain de leurs mots ?
Des mots dont tu vas faire une ode ?
Trois cris de flûte disent mieux la vie
Que toutes les paroles d’Hésiode !
Donc je me tais. M’as-tu compris ?

Voici le Potier — le parnassien — habile en l’art de ciseler les coupes :

Les vases qu’il tourne et orne sont parfaits,
De galbe pur, et quoi qu’il trace
— Les petits groupes de déesses et de dieux,
Des thyrses en trophées,
Orphée de Thrace,
Les bacchantes à la dépouille tigrée,
La danse des Muses — 
Tout satisfait les yeux,
Charme ou amuse.

Le poète s’assied auprès de cet aïeul vénérable et le regarde travailler tout en chantant. Le potier lui reproche amicalement ses rimes frêles et trop faciles, son rythme fuyant, ses mélodies promptes. Tout cela ; dit-il en substance, ne saurait conduire à l’immortalité,

Tandis que cette terre que je grave
Est telle qu’elle brave
De sa beauté passive
Le temps qui guette ;
Et — que je meure ou que je vive,
Ou que l’Hellade esclave
S’efface et tombe dans l’oubli — 
Dans mille fois mille ans sur telle plaine
Où sera morte Athènes,
Où-aura péri Thèbes,
Un soc lèvera ma coupe demi-pleine
Des cendres des arrière-neveux mêlés à la lie
Des cendres qu’ils y boiront dans mille années.
Et ce seul geste d’éphèbe
— N’en trouvât-on que ce débris — 
Dira au monde jeune qui nous fûmes.

Non, répond le poète, je ne veux pas d’une « éternité passive », je n’aspire qu’à « l’éternité quotidienne », car la vie « se réalise à l’infini » :

Ce que je prends aux brises de l’été
Un autre le prendra et s’en trouvera riche.

Les formes meurent, mais la même émotion qui me pousse à chanter persistera en d’autres et se renouvellera toujours :

Aïeul ! nous sommes la voix perpétuelle —
Et ce qui vit en nous, les éphémères,
Est éternel en soi, étant la Vie ;
Notre art n’est pas un art de lignes et de sphères :
Nous sommes, c’est assez ;
Soyons, à toute voix !
Demain nous dormirons où dort le passé coi.
Mais l’avenir harmonieux sera ;
Ce dont nous fûmes subsiste,
Si bien que sur la lèvre des amants
Le mot : Toujours renaît impérissablement,
Joyeux et triste…

Et le potier, devenu songeur, brise sa coupe.

 

Tout est joie, tout est beauté dans la nature. Le rêve du poète est de pouvoir chanter jusqu’aux moindres gestes des choses, d’assortir son âme aux plus tendres nuances des cieux, de dérober aux fleurs leur parfum, de voler léger comme le vent ; que ses poèmes se marient si bien à la vie de l’univers qu’ils s’identifient au rythme de la conscience universelle que symbolise Mélissa la triomphante :

Mais qui donc chantera, Mélissa d’Arcadie,
L’hymne que toute chose en priant te dédie ?
Le sourire et le geste chaste que tu penches
Sur la fontaine, émue au baiser de ta soif ;
La clarté dont avril enguirlande tes hanches ;
Les roses dont l’amour victorieux te coiffe ;
Les pétales neigeant leur frêle mort ardente,
De tes cheveux tout d’or limpide comme un vin,
Vers le pli et les fleurs de ta gorge prudente…

Oh ! qu’il sache, entraînant d’un geste surhumain
La joie de ta beauté vers l’éternel demain,
Lever le rythme ardent que ta pudeur avive,
Comme une torche claire et sûre, et que l’on suive !

Une autre idée chère à Vielé-Griffin est celle, avons-nous dit, du retour éternel, idée non plus esthétique mais morale. On connaît la doctrine de Nietzsche sur ce sujet, doctrine que l’auteur de Zarathustra conçut à Sils Maria en août 1881. « Tous les états que ce monde peut atteindre, déclare Nietzsche, il les a déjà atteints, et non pas une fois seulement, mais un nombre infini de fois. Il en est ainsi de ce moment ; il a été déjà une fois, bien des fois, et de même il reviendra, toutes les forces étant réparties exactement comme aujourd’hui : et il en est de même du moment qui a engendré celui-ci et du moment auquel il a donné naissance. Homme ! toute ta vie, comme un sablier, sera toujours retournée à nouveau et s’écoulera toujours à nouveau6… »

Pour Griffin la vie est un grand recommencement. Chacun vit à son instant toute l’humanité ; chacun est un fragment sensible d’un être éternel. Comme le disait tout à l’heure le poète à son aïeul parnassien le potier, « l’éternité est quotidienne », « la vie se réalise à l’infini ». La nature demeure éternellement vierge ; les fleurs exhalent toujours les mêmes parfums ; l’eau toujours neuve mire les mêmes arbres ; ces routes que nous parcourons d’autres les ont suivies avant nous, s’émerveillant des mêmes choses avec des sourires identiques et des émotions semblables. La vie ramène de communs états d’âme. Toute heure est bonne et se perpétue en chacun de nous. La vieille Hellas n’est pas morte ; Hélène surgit en toute femme qu’on aime ; nos lavandières entre les peupliers du bord de la Loire accomplissent le geste séculaire de Nausicaa et sourient du même sourire sans peur à Ulysse nu.

Ah ! douleur ! Si la vie immense
N’est pas en l’heure, toute, et telle
Qu’un mot d’amour vaut l’étincelle
De l’astre ému des soirs d’enfance ;
Douleur ! Si le seul mot redit
N’est pas le mot du paradis,
Si toutes choses ne sont les mêmes,
Et s’il est de nouveaux poèmes…

Ô jeunesse du monde ! Ô rêves éternellement nouveaux ! Ô désirs anciens renaissant selon l’heure ! Ô flux et reflux des marées, comme vous immortalisez autour de nous et en nous-mêmes des minutes identiques !

Car tout ceci, depuis qu’on chante des poèmes
C’est la voix, en écho, d’un seul instant de Vie,
Qui sourd, enfin ! et qui persiste.

Une grande partie de l’œuvre de Griffin n’est que le commentaire de ces vers :

Nous vivons à jamais dans ce que nous aimons
………………………………………………..
Rien ne mourra de nous, rien n’est futile et vain.

Et c’est surtout à la fin de Παλαι et de Wieland le Forgeron que cette idée s’orchestre et devient le plus ample :

Hausse-toi plus avant, tu le peux, jusqu’à voir
Derrière le voile clair de ce vain jour de mai
Couronne juvénile de mobile clarté,
Que le soleil pose au front gris de la terre — 
Jusqu’à voir dans la nuit radieuse de mystère
Le tourbillon sans fin des astres par milliers
Roulant dans l’infini, sur l’orbite ployé,
Réaliser la forme qui t’éblouit de loin
Du grand geste éternel, qui tourne et se rejoint !

Mais, ainsi que nous l’annoncions au début, l’idée de beauté pure et celle de retour éternel ne peuvent être qu’arbitrairement dégagées et pour les besoins de l’analyse, d’une plus haute idée qui les couronne. Elles ne sont que les deux fûts sur lesquels s’appuie la voûte de l’idée de Vie ou d’énergie totale.

Que ferions-nous en effet d’une beauté morte, et combien la cruelle morale qui se dégage du déterminisme de ce retour éternel nous plongerait dans le désespoir, si nous n’avions déjà en nous l’énergie du surhomme qui accepte joyeusement de revivre un nombre illimité de fois chaque minute d’une triste vie !

Griffin, une fois de plus, se rencontre avec Nietzsche. Suivant ce dernier : « Seul celui-là se réjouira de la doctrine nouvelle qui sait donner un sens et un but à la vie, qui accepte et aime la nature et la réalité, qui jouit en artiste de leur richesse, de leur beauté, de leur grandeur, qui désire voir la fatalité réalisée, par-delà l’humanité passée et présente, des combinaisons nouvelles, des formes nouvelles d’existence, plus grandes encore et plus belles, et qui, exalté par la partie qu’il joue avec le hasard, ne voyant dans ses échecs et ses souffrances qu’un aiguillon à pousser plus loin, plus haut, à se dépasser lui-même, voudra, dans une ivresse d’enthousiasme, revivre encore et éternellement, cette existence de héros et d’artiste7. »

Pour ces mêmes raisons Griffin puise dans la notion de vie magnifiée l’essence de sa morale, le principe de la beauté rayonnante et universelle. Au reste, le caractère noble et fier du poète devait confirmer sa philosophie.

Déjà Comte dans sa Synthèse subjective avait montré de quel orgueil doit se gonfler notre cœur, en face du spectacle grandiose de l’existence sans cesse accrue en nous et continuée en d’autres, de sorte que la mort n’a aucune prise sur l’Homme et ne termine rien.

Ce fut un beau spectacle, au siècle dernier, de voir ainsi l’humanité revenir à la santé et donner elle-même son sens à la vie, car l’homme est « créateur de valeurs ». Cette philosophie qui puise sa raison dans la complète expansion de notre être et qui a d’illustres parrains, nous l’appelons tantôt philosophie de l’action, tantôt impérialisme. On a déduit de ses prémices une politique et une sociologie. Ces prémices importent seules ici et se résument dans la glorification de toutes nos énergies, dans cette tension de tout l’être, dans cette vie « doublée et redoublée » dont parle Gobineau et qu’incarnent les héros des Pléiades, ces « fils de rois ».

« Au commencement était l’Action », dit Faust. Griffin pense de même. L’essence du monde, la substance des êtres n’est pas l’intelligence, mais l’activité ou la volonté, comme s’exprimerait Schopenhauer. Mais contrairement à ce que pense ce dernier, cette activité, principe de tout, ne saurait s’exercer sans dégager de la joie, car à toute fonction en exercice s’attache un plaisir.

Aussi bien, cette joie que procure le sentiment en nous de la vie qui s’écoule n’a rien de commun avec les voluptés charnelles. C’est une sorte d’enthousiasme intérieur, la manifestation d’un instinct profond, un frisson dionysien, une ivresse d’être, de voir, de respirer, de palper, de sentir, de désirer sans fin, de faire effort.

L’effort est saint toujours qui glorifie la vie.

Même la douleur est bonne, car elle est encore une puissance d’être et se confond avec cette joie sacrée, latente, intuitive qui bande perpétuellement notre énergie du fond de notre âme. Griffin parle quelque part de la douleur « éternelle et suave ». Il dit à un jeune suicidé de douze ans :

Et, certes, en la mort même tu fus la vie.

La mort est préférable, en effet, à une vie médiocre et lâche, sa négation :

Car la Vie est belle et sainte,
La Vie est joie et douleur et mystère,
Et pour mourir, ainsi que toi, sans crainte,
Il faut aimer le rêve de la terre :
Ils en ont menti, ceux qui faisaient d’elle
Un peu de pain, un peu de vin mortels ;
Ils t’ont tué trois fois ceux qui niaient
L’Amour et Dieu et ton humanité ;
Mais s’ils t’ont fait la vie selon leur honte,
En repoussant leur vie offerte, tu les domptes.

Pour que l’être vive dans sa plénitude, dans cet état d’extase triomphant, pour qu’il échappe au pessimisme, l’homme doit élever sa volonté au niveau de celle du monde entier, dilater son âme et l’emplir jusqu’au bord d’énergie bouillante. Chacun se hausse jusqu’à la vie par sa « volonté de puissance », sa force, son caractère ; plus nous sommes pleinement nous-mêmes, plus nous respirons une vie large et rythmée. Que chacun donc « exulte d’être soi » et développe en son cœur ce qui rend l’existence plus profonde, plus grave, plus digne d’être voulue.

L’individualisme de Griffin a donc pour point de départ l’idée d’activité et pour fin l’exaltation de la personne. Le poète ne pense se libérer des contraintes sociales par la force, qu’afin d’affirmer la beauté de l’effort, le triomphe du moi qui sans cesse se veut dépasser. Cette apostrophe à Saint-Michel du Péril résume tout notre long développement :

La victoire est en notre droite,
Michel, comme ta lance vermeille
L’avenir identique miroite
Sur tes ailes qu’il ensoleille ;
Ton pied stable foulant l’impur
Est l’équilibre joyeux ;
Ta stature d’or sur azur
Trace l’ordre harmonieux ;
Et si j’ai compris ta face, •
Michel, et ton geste et tes ailes,
Je puis rire à la vie qui passe
Et sourire et la dire belle,
Encore !
— Si j’ai compris ta face
Et le reflet de Dieu en elle.

Pourquoi Phocas le Jardinier, si peu chrétien pourtant, veut-il mourir en martyr ? Parce qu’il voit une lâcheté à renier ses pères qui lui disent : « Meurs de la mort que nous eussions choisie », et qu’il ne doit pas fléchir dans la volonté de ses ancêtres.

On te dira martyr et saint, mais, tu le sais
Que tu meurs seulement pour ne pas renier
La foi du père de ton père le jardinier,
Que pour ne pas fléchir il te suffit d’être homme…

Dans Swanhilde cette soif d’être, cet impérialisme transcendant ne veut être dominé par rien, même pas par l’amour et s’exprime en mots sauvages.

Dans la Partenza, au contraire, les adieux à la Touraine dont la beauté molle endormait peu à peu l’énergie du poète, sont colorés de teintes tendres et mélancoliques.

L’Amour Sacré est aussi un poème à la gloire de la volonté. En regard de l’empire romain, force brutale et sauvage, le poète a placé l’être le plus faible en apparence, la jeune fille chrétienne. Or c’est la vierge martyre qui triomphe. Lorsque l’individu, si chétif soit-il, veut de tout son vouloir, il dompte des foules et se découvre des réservoirs d’énergie capables de briser, comme un torrent, les obstacles interposés.

III

Idées de Beauté et de Retour éternel, toutes deux servant d’assises à une plus haute idée, celle de vie intense et d’activité totale forment l’essence, le substratum de la philosophie de Griffin. Par là nous sommes en droit d’admirer l’inspiration élevée du poète et de justifier la parole précitée que le symbolisme ou lyrisme contemporain s’appuie sur des pensées et non sur l’imagination seule ou sur de simples descriptions.

Mais ces pensées Griffin ne les analyse pas, — c’est l’œuvre du philosophe de raisonner sur des concepts, — il les vit et les chante. Milton, d’après Coleridge, déclare que la poésie doit être « simple, sensueuse et passionnée ». Cette définition exprime à merveille le tempérament de notre poète.

Quand Milton dit que la poésie est simple, il entend qu’une idée revêt un autre aspect suivant qu’elle est exprimée lyriquement ou scientifiquement. Le savant décompose une idée en ses éléments, la divise en « autant de parcelles qu’il se pourra » et la découpe en petits cubes intellectuels, afin d’étudier abstraitement la forme de chacun. Le poète, au contraire, par le fait qu’il vit une idée et qu’il l’identifie à son âme, présente cette idée dans sa réalité psychologique ou fondamentale. Un état d’âme demeure simple et indécomposable ; on ne peut l’assimiler à un son ou à une couleur toujours divisibles. L’idée vécue est un état d’âme exprimé dans son unité pure et intuitive.

La poésie, dit encore Milton, est sensueuse. Le savant s’efforce de n’être dominé par aucune préférence et fait taire ses goûts. Il rend l’idée dans un style aussi géométrique que possible, la présente de façon schématique, par crainte de la déformer à la lumière de l’imagination, et la dépouille de toute âme. Le poète fait précisément le contraire. Il sait qu’une idée offerte dans un mot abstrait est une idée morte. Il la concrétise donc, lui donne une forme définie, l’enveloppe d’images, la presse comme un fruit. Pour l’âme lyrique, l’idée a une saveur ; elle s’adresse à tout notre être, c’est-à-dire à nos sens comme à notre raison. Le poète sensibilise l’idée et, pour mieux nous la faire goûter dans sa réalité dynamique, il nous la sert avec ses multiples suggestions.

Le troisième caractère de la poésie, suivant Milton, est la passion. Le philosophe fait taire les mouvements de son cœur ; le poète les exalte. Pour celui-là l’idée est un chiffre, une équation ; pour celui-ci c’est une émotion, un sentiment, quelque chose qui vibre et qui s’élance comme une fleur. Chez le philosophe l’idée est un concept ; chez le poète elle devient amour ou haine, joie ou douleur, affection, désir.

Ces trois caractères : simplicité, idée sensible au cœur, passion, délimitent les frontières du lyrisme contemporain.

La poésie de Griffin est bien cela : simple je veux dire une ; sensueuse, j’entends imagée et concrète, on la sent voler autour de nous comme un papillon dont on pourrait saisir les ailes en étendant la main ; passionnée, enfin, ou ardente, chaude du soleil de la vie, tendue ainsi qu’un arc qui jette des flèches dans les cœurs.

Arrêtons-nous un instant pour admirer ce tempérament de poète très pur et la qualité de cette sensualité lyrique, si vivante et si fraîche. Jamais de banalités, jamais de mots usés ou las d’avoir trop servi et vidés de leur sens jadis évocateur. Le poète recrée l’univers suivant sa vision personnelle, profondément originale et intuitive. Il veut, par un déploiement incroyable d’images jeunes et sans fin renouvelées, rafraîchir nos sensations, nous aider à nous émerveiller du moindre frisson des blés, du plus léger murmure des feuilles. Son émotion, il nous la communique dans sa beauté première, telle qu’elle sourd de son cœur, en des phrases qui font de l’air autour de notre esprit et qui nous éventent doucement :

Faisons un hymne alors qui sonne au large,
Ailé comme le vent au long du golfe attique.
Joyeux comme le vent qui charge
De poussière nos oliviers,
Gai comme le bruit humide de tes colliers
Et svelte comme ton blanc corps sans tunique.

Chaque chose est colorée, tout spectacle dégage une note, parle aux sens et chante ; nous sommes entourés de mélodies et de teintes joyeuses :

Si l’on écoute bien,
Le silence est sonore comme un hymne ancien
Que chanteraient des moines pour l’éternité ;
Et si l’on fixe l’ombre longuement,
Il y flotte de subites clartés
Confusément ;
Entends et vois !
Sans doute, c’est ton sang qui chante en toi,
C’est ton sang qui scintille,
Et ton illusion est ta complice :
Toujours n’est-il pas de silence qui ne bruisse,
Toujours n’est-il pas d’ombre qui ne brille.

La muse de Griffin se promène court vêtue, pieds nus sur l’herbe humide ; elle rit à la vie, cueille des gerbes de fleurs, s’avance vers nous parfumée de toutes les senteurs du printemps, la chair nacrée, ruisselante de lumière :

Le rythme de sa voix est ma seule métrique,
Et son pas alterné ma rime nuancée,
Mon idée est ce que j’ai lu dans ma pensée,
Certes, et je n’ai jamais rêvé d’autre Amérique
Que de baiser l’or roux de sa tête abaissée.

Notre poète excelle à exalter l’âme des sous-bois, la limpidité des petites sources, la ferveur des blés qui courent dans le vent, les jeux des rayons à travers les branches, et surtout, oh ! surtout, l’atmosphère qui papillote autour des objets, la fluidité de l’air où baignent les paysages de France, notre ciel matinal, le rêve nonchalant qui s’essore de la terre féconde :

Une ombre bleue
Traçait des cônes dentelés
À l’Orient des meules,
Sur l’éteule ;
La plaine rose pantelait
D’un souffle maternel ;
On tassait l’or réel
Des lourds blés fauves,
Sous le soleil de Dieu.

Je m’étonne qu’on n’ait jamais encore comparé Griffin à Corot ; avec Racine, La Fontaine et nos impressionnistes Monet et Sisley ils ont peint, au moyen de procédés différents, mais en somme musicaux, les harmonies subtiles de nos sites français :

De l’ombre, ici, on regarde,
Entre les feuilles extrêmes et la haie,
La longue plaine que garde
L’arroi pâle des peupliers,
Là-bas, où le fleuve s’attarde
Aux méandres familiers.

Cette caresse à nos yeux, ces murmures à nos oreilles sont bien de chez nous. L’intelligence de Griffin a été formée par les images et les concerts de nos plaines et de nos collines. L’a-t-on assez remarqué ? l’inspiration de l’auteur de la Chevauchée est essentiellement française.

À ce propos, il n’est pas mauvais de s’entendre sur ce mot « français ». Bien des critiques pensent que notre xviie  siècle seul est représentatif de notre tempérament.

C’est étrangement rapetisser notre idéal et l’âme de notre race, dont les formes ou manifestations se sont tellement multipliées à travers les époques de notre histoire littéraire qu’il semble téméraire d’affirmer : ce siècle est français, celui-ci ne l’est pas. Le génie de notre peuple, les qualités de notre intelligence persistent au cours des vicissitudes des âges. Chaque siècle nous contient et nous résume, seuls diffèrent et se transforment les genres ou modes d’expression en lesquels nous incarnons notre intelligence. On prouverait, je pense, qu’une cathédrale nous exprime avec autant de vérité que le Discours de la Méthode, la façon d’exprimer notre âme a simplement changé.

Nous pouvons regretter, par exemple, que le xviieº siècle, malgré toutes ses richesses d’art et ses beautés littéraires, ait, comme le disait Boileau à Brossette, « coupé la gorge à la poésie », ou tout au moins étroitement muré le lyrisme dans des règles étouffantes. Certains ont le droit de croire que l’expression de notre âme collective fut plus énergiquement rendue au Moyen Âge entre autres.

À cette époque l’architecture atteint son apogée et l’Occident se mire en la Cathédrale avec satisfaction. D’autre part, il faut avouer que si l’architecture est à son point de perfection, on n’en saurait dire autant de notre langue. Nous ne sûmes alors nous hausser jusqu’à la réalisation littéraire de notre France. Un seul monument se dresse en face de la Cathédrale : la chanson populaire. C’est donc à celle-ci que nous demanderons notre inspiration, à celle-ci qui draine au long de ses laisses rythmiques autant de vie et de mouvement qu’en contient une « croisée d’augive ». D’où le retour conscient, à notre époque, à cette chanson populaire si riche d’âme.

La Ronde de la Marguerite, Wieland le Forgeron, l’Amour sacré et tant d’autres légendes célébrées par Griffin donnent un élan nouveau à notre poésie française. On a su rendre à Gérard de Nerval tout l’honneur qui lui revient d’avoir découvert dans les ballades du Valois une mine précieuse de lyrisme. Griffin ne s’est pas contenté d’utiliser la veine populaire pour des reconstitutions de mise en scène ou des contes archaïques. C’est par le dedans que le poète de Clarté de Vie et que la plupart des poètes novateurs retrouvèrent d’instinct le sens de l’art populaire « par le seul fait d’une analogique manière de sentir8 » Aussi bien tout poussait Griffin à puiser dans le trésor du folklore : son genre d’esprit synthétique, son inspiration « intimiste » et sentimentale, mais surtout la fraîcheur particulière et la souplesse neuve de ses rythmes.

IV

Le poète qui nous donnera une étude complète sur le vers de Griffin aura droit à notre estime. Nul n’est plus riche en rythmes que l’auteur de Phocas le Jardinier. La raison en est que ces rythmes ne sont pas choisis et arrêtés au seuil de la confection d’un poème. Ils s’assortissent suivant les teintes du sentiment exprimé, se confondent au souffle de la création intérieure, enserrent la sensation, deviennent la projection même de l’âme de l’artiste.

La difficulté du vers libre et le maniement délicat de ses lois complexes proviennent de ceci que notre métrique aujourd’hui ressortit de l’artiste, est l’expression d’un tempérament. Tout poète a le droit de créer sa prosodie. Qu’on ne voie pas en ceci la preuve de notre anarchie contemporaine. Car si l’artiste est vraiment poète, si le goût des siècles a façonné son intelligence au point d’en faire un juge impeccable et l’a dotée d’un instinct affiné et sûr, inconsciemment cet artiste trouvera le rythme juste, celui-là précisément qui correspond à son état psychologique.

C’est le cas de Griffin. Le choix parfait de ses strophes, la justesse de son oreille, le maniement infaillible des accents, le dosage méthodique des syllabes présentées avec leur valeur orale, donnent à la strophe sa plus complète émotion :

Hors le rire du vent dans les hêtres
Et la chute des faînes
En la rouille des feuilles,
Hors, peut-être,
Le cor lointain qui pleure sa peine,
Le silence est tel sur le porche et le seuil
Qu’on entend par le portail, ouvert
Vers la forêt sainte et qui se recueille,
La prière basse des nonnes blanches
Pour la vigile du dimanche.

Voici une strophe jaillie d’une seule haleine, extraite du poème intitulé In memoriam Stéphane Mallarmé :

Vous fûtes le seul homme peut-être alors.
Je vous évoque d’entre des millions
Contre le vieux décor
Qui tourne et change, et que voici le même encor :
Vous souriez de ce sourire étrange,
Et si nous nous émerveillons
D’une chute d’ange,
D’une mort d’âme,
D’une trahison.
Levant les yeux, nous nous voyons
Debout, rêveur et calme
Contre le vieux décor…
— Maître, qui disait que vous étiez mort ?…

Griffin est habile dans l’art de lier les sons de même nature, afin de nous donner, en plus de l’émotion morale, comme un goût physique des choses décrites :

Car le jour est joyeux et le fleuve s’endort :
On y pourrait cueillir le reflet des fleurs d’or.
…………………………………………………
Les foins fanent, l’argile du sentier gerce.
………………………………………………..
Fauche la faux, et fane la fourche !
La fleur est vive de ta bouche,
Nos mains s’étreignent, nos cœurs s’unissent,
Tout l’air est ivre, et ta voix est douce ;
Mes roses saignent entre tes lys.

On le voit, il n’y a pas d’enjambement dans ces vers. Une des raisons du vers libre, en effet, est de rendre à la strophe sa vérité et ses lois organiques. L’enjambement est un « truc », un trompe-l’œil, ses effets sont restreints ; la plupart du temps il interrompt la période et arrête sans raison la voix qui s’y appuie. Griffin l’a dit : « L’enjambement est la négation même du vers. » Le vers libre a horreur de l’enjambement. La strophe analytique concilie à la fois Boileau et Hugo. Le premier, par des règles trop statiques, arrêtait l’élan du vers et, sous son gouvernement tyrannique, la césure frappa la poésie d’une monotonie désespérante. Le second, dans son désir de libérer l’alexandrin, le désagrège au point de le rendre méconnaissable en lui donnant l’allure d’une petite prose essoufflée. Le vers qu’on nomme libre — à tort, car il obéit à un déterminisme psychologique très sévère — est le véritable instrument et la plus sûre expression du lyrisme.

On n’ose l’avouer encore. La plupart des jeunes poètes, soit par ambition détestable, soit surtout à cause de leur terrible ignorance coulent leurs pensées anémiques dans une forme basse. Griffin a fait preuve d’un noble courage en prouvant par l’exemple, quoique au détriment de récompenses académiques, la beauté d’une forme d’un maniement fort délicat. Son œuvre nous sauve de la honte. Celui qui voudra l’étudier en toute indépendance y puisera les lois d’une esthétique admirable, capable de servir de canons à plusieurs générations. Comme l’écrivait avec raison Jean de Gourmont, Vielé-Griffin est un précurseur.

Henri de Régnier et la vision centrale

I. — La nature est un vaste réservoir de sensations. L’artiste extrait de cet ensemble et choisit ce qui lui semble le plus représentatif. Ce choix est dicté par la vision du poète. D’où la possibilité de classer les artistes d’après leur mode de vision.

IL — Mécanisme de la vision poétique. Deux sortes de visions : la vision périphérique et la vision centrale.

III. — Régnier synthétise et résume en son art ces deux modes de vision. Régnier tour à tour romantique, parnassien, symboliste. Exemples.

IV. — Son classicisme renouvelé.

I

Au bord de l’immense réservoir de sensations et d’idées où s’enclot la nature, l’artiste, plus longtemps que le vulgaire capricieux, demeure penché. Avec amour, il contemple le jeu des formes, le tourbillon des énergies, le rythme des âmes, toute l’ombre des pensées éternelles. Attentif aux multiples combinaisons des mouvements cosmiques, des esprits incarnés, il se repaît du spectacle grandiose d’une création perpétuellement continuée. D’avoir bu à cette source génératrice une conscience harmonieuse de l’univers physique et moral, l’artiste s’est assimilé un surcroît de forces vives qu’il dilatera en beauté.

Or, pour vaste que soit la profondeur de son regard, l’artiste ne peut enfermer sous sa paupière le déploiement indéfini des horizons vivants. Le champ de sa vision est borné, et son œil, à peu près immobile, n’embrasse que des paysages minuscules, ne perçoit que des raccourcis. Nos sens et notre conscience, semblables à des appareils abstracteurs, simplifient le réel qui, de tous côtés, nous déborde.

Dans l’impossibilité d’échapper à cette loi de l’esprit, la synthèse, l’artiste fera donc un choix. Il n’extraira du réservoir de la nature, où les êtres et les choses grouillent pêle-mêle, pour les répandre dans son œuvre, que les formes franchement représentatives, les plus pures images, les pensées cycliques.

Ce choix est inconsciemment régi par la vision individuelle du poète qui, par là, donne prise au psychologue désireux d’ausculter des tempéraments. Oui, je voudrais qu’en toute étude d’esthétique appliquée il soit procédé ainsi, et qu’on essayât une classification des poètes d’après les différents modes de visions artistiques. Ce serait, si je ne m’abuse, une excellente adaptation de la méthode expérimentale aux fonctions supérieures de l’esprit, telle que l’a préconisée M. Binet9, et vraiment objective.

Il ne m’appartient pas ici d’éprouver l’œuvre d’Henri de Régnier à ce contact scientifique. J’aurais • besoin de tout un livre. Et puis, entre nous, je me méfie quand même des psychologues qui couchent un talent sur leur table d’analyse ; ils laissent toujours traîner dans quelque coin des instruments dont l’aspect répugne. Contentons-nous donc, pour aujourd’hui, de tracer une courbe schématique de l’optique d’art, où tout naturellement viendra s’inscrire le noble talent de l’auteur d’Aréthuse.

II

Comment voyons-nous ? Avec les yeux et avec l’esprit, répondrons-nous pour faire bref. Mais pour peu qu’on poursuive cette analyse et qu’on tienne à délimiter la part de l’œil et celle de l’esprit dans le mécanisme de la perception, on est tout de suite frappé de la prédominance de l’esprit sur l’œil et de son importance. De fait, l’œil n’étant autre chose qu’un sens, c’est-à-dire en définitive un nerf tendu de la périphérie au centre, ne peut qu’enregistrer certaines vibrations. Il se comportera donc à la manière d’un appareil chargé de recueillir des ébranlements et de les transmettre. Or, l’impression subie par la rétine demeurerait inefficace, si elle n’était élaborée par l’esprit qui la transforme en images. Dans la vision, comme d’ailleurs dans toute perception, l’esprit joue donc un rôle plus prépondérant que le sens qui lui correspond. Après avoir reçu de l’œil une quantité donnée de vibrations, l’esprit s’empare de ces ébranlements pour leur imprimer sa forme, les classer et les résoudre en objets, de même que l’appareil digestif ajoute ses sucs aux aliments ingurgités, pour collaborer à la formation du chyle. Ainsi, dans le monde extérieur, il n’y a pas d’objets qui nous soient naturellement donnés. Le cosmos n’est qu’une immense continuité. En regard placez l’esprit avec ses lois fondamentales et ses formes a priori ; aussitôt cette continuité va se morceler, s’organiser et, de cette chimie mentale, la nature sortira découpée en images bien nettes et juxtaposées. « Nous ne pouvons, a-t-on dit, parler des objets que comme résultat des discontinuités par nous-mêmes introduites dans le cosmos qui ne les connaît pas10. »

Mais l’esprit ne se contente pas d’extraire du monde extérieur, par l’entremise de l’œil, des images ; il perçoit encore à l’intérieur de lui-même des notions ou idées. Ces idées et ces images nous constituent et nous déterminent.

Ainsi présentée, cette analyse demeure incomplète. À creuser plus avant on s’aperçoit que l’esprit remplit une seconde fonction, celle d’animer ces images et ces idées. Car, si l’esprit s’en tenait à cette simple élaboration ou représentation de rapports, les images demeureraient à l’état brut, sans utilité, et les notions, de pauvres abstractions. Il faut que l’intelligence vivifie les unes et les autres, leur insuffle sa puissance dynamique. L’esprit va donc les appréhender dans un acte simple, intuitif, indécomposable et les pourvoir de vie. Cette vie initiale que l’esprit inculque aux choses et aux idées dans le primat de la connaissance, s’offre comme un phénomène fort complexe qu’il serait fastidieux de décrire. Je ne puis que renvoyer le lecteur aux remarquables travaux de M. Bergson et à une excellente étude de M. Le Roy11 sur ce sujet. Qu’il suffise de dire que l’esprit nécessairement créateur, producteur d’énergie, réalité fondamentale, pensée-action, avant de réfléchir sur les données de sa connaissance, se les identifie, les pense d’un seul coup, non pas indépendantes de l’affirmation qui les pose, mais de façon intuitive et concrète.

Est-ce tout ? Non, car il faut bien caractériser cette vie et la doter de qualités. À cette existence primordiale, indéterminée, que l’esprit confère à tout ce qu’il pense, dans l’instant même où il le pense, s’ajoute une seconde vie, déterminée, moins incorporelle, si j’ose dire. Poussés par une tendance invincible à tout anthropomorphiser, nous répugnons à concevoir un objet privé d’âme et une idée sans un corps qui la soutienne. Notre conscience va s’emparer des choses et des notions pour les transformer une fois encore dans son creuset. Doués d’âme et de sentiments, nous ne pouvons guère parler d’objets, de choses, d’images, sans doter ces images, ces choses, ces objets d’une âme et de sentiments identiques, bref sans créer le monde extérieur sur notre propre modèle et à notre ressemblance. Et inversement, l’idée nue, l’idée pure semble peu accessible à notre mentalité d’êtres contingents. Humanisons-la donc, revêtons-la d’un manteau de chair, incarnons-la dans des formes imaginables et connues.

 

Qu’on me pardonne ce schème ennuyeux mais nécessaire, que je résume dans la formule qui suit :

Chaque fois qu’il ouvre les yeux sur la nature, l’esprit du poète voit des objets doués d’une âme semblable à la sienne ;

Chaque fois qu’il regarde en lui, le poète perçoit des idées matérialisées dans des formes ou images.

L’intérêt d’une pareille analyse se comprend aisément. Elle permet en effet de différencier les tempéraments poétiques et de les ranger en deux catégories distinctes, suivant que les uns perçoivent plutôt les formes et les objets, et que les autres s’attachent de préférence aux idées générales et aux notions.

La première catégorie comprendra donc tous les poètes dont le processus habituel de création consiste à combiner des couleurs, à profiler des images, bref à décrire. Le caractère franchement plastique de leur poésie provient en définitive de leur mode de vision que j’appelle vision périphérique, c’est-à-dire qui tourne autour des choses, qui n’embrasse que des contours, qui se plaît au modelé.

Dans la seconde catégorie prendront place tous ceux naturellement orientés vers le monde des notions, qui préfèrent contempler des idées que regarder des objets. Placés par une sorte de sympathie intellectuelle à l’intérieur même des notions, ils perçoivent d’abord les idées, intuitivement, dans leur intégralité ; leur vision est centrale.

Qu’on me comprenne bien. Un même poète pourra, dans son œuvre, faire un heureux mélange de cette double perception ; il n’en est pas moins vrai, qu’à l’origine, ces deux modes de vision sont parfaitement différenciés et que l’artiste manifestera toujours ses préférences pour l’un ou l’autre de ces deux procédés. Qu’un naturaliste, comme Zola, en qui s’avère le souci des formes, l’amour de l’analyse, la hantise de la description, se hasarde à jeter un regard dans le monde des idées, de ces idées il ne verra que leur périphérie, si j’ose dire, que leur extérieur, que leur enveloppe superficielle, impuissant qu’il est à penser ces idées sans le secours des objets qui les peuvent symboliser. Il en sera de même d’un parnassien. Ce dernier pourra s’efforcer un instant de descendre à l’intérieur de son moi intellectuel, il remontera bien vite à la surface pour continuer à décrire les formes qui lui sont chères.

Au contraire, un intuitif, comme Wagner, percevra d’abord l’idée, la vivra, s’intériorisera en elle ; ce n’est qu’ultérieurement qu’il appellera les formes à son secours pour clicher ses conceptions. Ainsi d’un symboliste qui commence par prendre possession au centre même de l’idée, qui s’identifie à elle par une sorte de sympathie intellectuelle, après quoi seulement il laisse son esprit rayonner, pousser des prolongements vers le monde extérieur pour y découvrir des images propres à intensifier ses concepts en les rendant plus facilement imaginables.

On ne peut donc s’empêcher de reconnaître qu’il existe entre ces deux classes d’esprits, catalogués d’après leur mode de vision, une différence de nature et non plus de degrés. Toutes les autres familles de poètes prendront place — échelonnées à plus ou moins de distance — dans l’un ou l’autre de ces deux genres, sans qu’il soit possible de découvrir un troisième mode de vision artistique.

 

Malgré l’inévitable ennui que toute théorie esthétique porte en elle, je suis heureux d’avoir pu exposer ces réflexions à l’occasion d’Henri de Régnier. Son œuvre vient à merveille me confirmer dans mes convictions et m’offrir un exemple précieux de ce double procédé d’optique d’art que j’ai appelé la vision périphérique et la vision centrale.

J’ai dit qu’entre ces deux modes de vision existe une différence de nature. Cela est certain pour la plupart des poètes, mais Régnier passe avec tant d’aisance de l’un à l’autre procédé qu’il déconcerte — heureusement — la critique et qu’il s’enfuit toujours devant les formules. La vérité est que son talent offre une remarquable synthèse des deux visions, un parfait équilibre d’attitudes contraires. « Quand on me propose de choisir entre deux choses, disait Platon, je fais comme les enfants qui prennent les deux à la fois. » C’est bien ainsi qu’entend procéder Henri de Régnier. Sa largeur d’esprit brise toutes les limites ; il prétend tout voir, tout sentir, tout penser, sculpter des bas-reliefs et sertir des pierres précieuses, aussi bien que vivifier des rêves intérieurs et réaliser des idées synthétiques. En sorte que le meilleur moyen de comprendre en sa totalité ce poète si complet est encore de le suivre tout doucement, à petits pas, et de le saisir dans l’instant où il abandonne le procédé analytique pour la conception intuitive. Nous le verrons ainsi passer insensiblement du dehors au dedans, je veux dire traverser les divers moments de la vision périphérique pour s’asseoir enfin au centre de la sphère intellectuelle12.

III

Chaque artiste prouve sa vocation par son amour spontané des formes, indépendantes de leur contenu. Un peintre, avant de songer à la composition d’un tableau déterminé, se plaît au jeu des couleurs, simplement parce qu’il s’agit de couleurs. Il dira : « Voici un bleu qui chante, un rouge pervers », et son âme tressaillira de joie. Dès l’abord un musicien écoute des sons, s’enthousiasme pour certains accords ; l’idée n’entre pas en cause ; un plaisir tout physique l’étreint. — Régnier commença donc par décrire, heureux de voir des lignes se combiner, goûtant cette jouissance sensuelle de la contemplation passive.

C’est le soir et là-bas, dans le ciel clair encor,
Où l’azur s’assombrit d’un vague crépuscule,
La lune monte arrondissant son disque d’or,

C’est que chez Régnier l’œil, l’ouïe et l’odorat sont très développés. À chaque instant il mène paître ses sens

… Dans l’odeur des fruits et des grappes pressées,
Dans le choc des sabots et le heurt des talons,
En de fauves odeurs de boucs et d’étalons.

Le nu l’attire au point de l’obséder ; dans Aréthuse notamment, ce mot revient avec une insistance significative. Pour lui le murmure des flûtes est perpétuellement en éveil dans l’air léger, et la terre exhale sans fin un parfum de fruits mûrs. Nous voici en présence d’un païen en qui la nature a mis toutes ses complaisances. À ce sujet on prononça le nom d’André Chénier ; on ne se trompait qu’à moitié, car, nous le verrons tout à l’heure, il y a autre chose que des descriptions chez Régnier ; toutefois, alors même qu’il aborde aux rivages de l’idéologie, jamais l’auteur des Médailles d’Argile n’oublie de situer ses abstractions dans un lieu clair et bien aéré, ni de mouler ses notions dans des formes pures. Je vois en Régnier un illustre représentant de cette tendance naturaliste française dont notre xviiie  siècle littéraire nous donna les plus nombreux exemples, qui consiste à tempérer les ardeurs lyriques au moyen d’une imagination physique et tournée vers les choses, afin que les facultés demeurent dans un heureux équilibre, dans une dépendance harmonieuse.

Et j’ai marché vers l’ombre étroite des vallées
Vertes d’herbes et d’onde où dans les roseaux droits
Tremblait la fuite encor des Nymphes détalées,
Et j’ai suivi le long des lisières d’un bois
Le pas de quelque Faune empreint aux fleurs foulées.

Ajoutons vite que Régnier ne s’en tient pas à cette vue superficielle, par quoi il ne serait autre qu’un idéal parnassien. Faisons un pas de plus dans notre analyse et regardez comme son imagination s’amplifie. À présent, sans s’écarter du procédé plastique, qu’il n’abandonnera d’ailleurs jamais, le poète s’est enrichi d’images somptueuses et rares. Il ne décrit plus un effet de lune dans l’eau ou une fuite de centaures, pour le simple plaisir de décrire ; son esprit invente des formes chatoyantes, crée des fantômes éblouissants, contemple des apothéoses d’incendies, froisse des étoffes lourdes d’escarboucles.

Aux escaliers d’onyx un lé d’antique soie,
Des paons veilleurs rouant des gloires de saphyr,
Des textes graves et des légendes de joie
Aux banderoles brusques de pourpre de Tyr !

Le Grec des bucoliques a fait place au païen de la Renaissance hospitalisé à la cour de Ludovic le More. Écoutons-le clamer son rêve glorieux :

Rêve-nous tes palais, tes jardins, tes fontaines
Et les terrasses d’or où bat la mer du soir
Et ta forêt magique où dans la nuit tu mènes
La Licorne d’argent, la Guivre et le Paon noir.

À la conception parnassienne du bas-relief poétique, se mêle donc une imagination romantique intense. Henri de Régnier, tout en ouvrant avec soin des fers de portes magistrales, agrandit ses visions grandioses à la manière d’un Théophile Gautier ou d’un Gérard de Nerval. Mais les images plastiques et les images somptueuses, qui tour à tour chantournent sa strophe, ressortissent encore du procédé analytique, accusent la même vision périphérique, ici plus complexe, la plus simple. Comment le poète s’achemine-t-il vers cette vision centrale, sommet de l’art symboliste ?

Pour exactes, pour colorées que soient les descriptions d’Henri de Régnier, elles demeureraient statiques et sans vie si l’auteur ne les animait instinctivement, ne les rendait évocatrices, — suggestives, si l’on y tient. Il les vivifie en les chargeant d’états d’âmes, en les faisant servir à l’expression de ses propres sentiments. Le point de vue a donc changé presque. Pour qui étudierait avec négligence l’œuvre de Régnier, cette transformation serait quand même apparente ; le lecteur s’apercevrait au ton qui s’amplifie, s’étoffe d’âme, qu’il respire un air plus subtil, plus ineffable. Les descriptions sont demeurées les mêmes ; pourtant leur charme s’est modifié dans le sens de l’idéalisme. Après que le peintre s’est caressé l’œil aux couleurs, il se hâte de les éclairer à la lumière de ses états psychiques ; après que le musicien s’est complu aux modulations désintéressées, il comprend la nécessité de conférer aux accords une valeur morale et d’enfermer son âme dans des sons. Chacun des paysages de Régnier s’offre représentatif d’une émotion intérieure, d’un chant du cœur.

Les fleurs sont mortes, une à une, en le vent rude.
Voici l’ombre et le temps et j’ai touché du pied
La terre du silence et de la solitude.

Les mots éveillent toujours des images, mais des images lyriques et non plus sensuelles ; des images sensibles, mais douées de conscience, comme fondues dans un précipité animique.

Le crépuscule pleut un deuil d’heure et de cendre
Qui courbe les fronts pâles de cheveux trop lourds
Dont le poids mûr s’effondre et croule et va s’épandre
Sur la dalle où dorment les songes des vieux jours.
…………………………………………………………

Septembre, septembre,
Cueilleur de fruits, teilleur de chanvre,
Aux clairs matins, aux soirs de sang,
Tu m’apparais
Debout et beau,
Sur l’or des feuilles de la forêt,
Au bord de l’eau,
En ta robe de brume et de soie,
Avec ta chevelure qui rougeoie
D’or, de cuivre, de sang et d’ambre,
Septembre,
Avec Poutre de peau obèse
Qui charge ton épaule et pèse
Et suinte à ses coutures vermeilles
Où viennent bourdonner les dernières abeilles !

Et tout se meut, sourit ou pleure, craint ou espère, se pourvoit de finalité à l’instant affectif de la méditation du poète. Pour le poète symboliste tout objet dans la nature est pathétique.

Les flûtes de l’aurore et les cuivres du soir
Ont chanté tour à tour au seuil de ton destin,
Et tu t’es vu enfant et vieillard au miroir
Sous la rose divine et le laurier hautain.

Ces travaux d’approche nous ont conduits au centre de la vision du poète. Considérons un instant un poème comme le Vase, Aréthuse, la Gardienne. Les « correspondances » de la pensée et du symbole sont telles qu’une sorte d’union hypostatique en résulte. Il y a ici toute la différence qui existe entre l’intuition et l’allégorie. Le poète ne s’est pas dit : « Je vais décrire un vase imaginaire sur les parois duquel je suis censé sculpter des faunes, des centaures, des nymphes, indiquant ainsi la joie de la création artistique. Tandis que je taille au marbre ce que j’entends bruire, le gracieux cortège des divinités demeure en mon esprit, en sorte qu’une fois la tâche accomplie mon ivresse mourra et le grand vase se dressera nu dans ma solitude peuplée ». Non, le poète s’est donné d’un seul coup sa vision antique. Il l’a conçue vivante, intégrale et immédiatement plastique.

De grands orgueils rompus comme des éclats de glaives
De grands espoirs tués comme des oiseaux bleus
Qui saignent par la nuit de la mer et des grèves
Où luisent les torches des actes fabuleux.

Je me trouve fort embarrassé pour décomposer les moments d’un pareil procédé, en soi indécomposable. Mais qui oserait prétendre qu’une semblable conception poétique tient plus de l’analyse que de la synthèse ! Intériorisé dans l’objet de sa pensée Henri de Régnier ne s’en distingue pas. La strophe, si habilement balancée semble-t-il, l’idée générale imprégnée de philosophie, l’image exacte qui nous la fait palper, — tout cela n’est qu’un bloc.

Ô frère taciturne en songe dans mon âme,
Pourquoi as-tu vêtu mon destin et mes armes
Où ton-ombre à jamais est debout sur mes soirs ?
Toi beau de toute la Tristesse, avec l’Espoir !
En ton armure claire et par ta face pâle
Et qui, de ton doigt pur qu’alourdit une opale,
À ta lèvre où tout sourire s’est accompli,
Fais le signe hautain du silence à l’oubli.

Dans la Cité des Eaux la méthode est flagrante. Le terme résurrection, à l’occasion du château de Versailles et de l’auguste Passé qui vêtent de silence les bosquets du parc, serait tout à fait impropre. C’est bien plutôt le mot intussusception qui conviendrait. Le poète s’est assimilé, par une sorte d’endosmose géniale, l’esprit de l’époque épars dans les jardins ; son être adhère aux lieux jadis babillards encore imprégnés d’âme ; une sympathie magique lui fait vivre cette vie rétrospective, et les mœurs, les pensers, l’habitus du grand siècle l’enserrent étroitement en leurs lianes émotives. Chaque vers apparaîtra dès lors comme un lambeau palpitant arraché au Temps. Nous sommes loin de la vision périphérique : au point de contact d’une conception et d’une perception13.

IV

Sachons-nous borner. Il est clair qu’il me faudrait accumuler les exemples. Pourtant tous ceux qui se souviennent des Mains, du Verger, et des poèmes les plus connus du maître me comprendront. Mon analyse n’a qu’une valeur critique, c’est-à-dire secondaire. Dans l’impossibilité où je suis de condenser en une définition le talent d’Henri de Régnier, force m’a été de procéder par circonvolutions et travaux d’approche.

Je ne pense pas avoir fait le tour complet du poète, mais je crois bien, en le présentant comme parnassien, comme romantique somptueux, comme symboliste, n’avoir oublié aucun des aspects dont sa poésie aime s’embellir. Régnier est tout cela —  et bien autre chose encore — il est tout cela mais pas dans l’ordre où je l’ai montré. Pour mieux comprendre la cosmographie ne commence-t-on pas par supposer la terre immobile ? Peu m’importe, au surplus, qu’en tel ou tel ouvrage il accuse une des trois tendances de préférence aux autres. L’important est qu’il n’a jamais cessé d’être symboliste, je veux dire intuitif.

Qu’Henri de Régnier soit un païen, j’y souscris volontiers, j’y vois même l’explication de son pessimisme. Qu’il soit un classique, je n’y contredis point. Son respect pour une tradition qui nous légua les canons de la beauté éternelle, j’ose aller jusqu’à dire : son naturalisme bien français — lui valurent l’hommage d’une telle épithète. Je tiens à constater sans plus qu’on peut demeurer classique sans être rétrograde. Je veux que les adversaires du symbolisme — s’il en existe encore — admettent avec moi le principe de l’évolution des genres et de la poésie dont Régnier est le meilleur exemple. Sans heurt, sans fracas il aérait les formes métriques surannées, en même temps qu’il répudiait les moules conventionnels où se clichent nos pensées anémiées. Avec l’air de frapper des médailles, de buriner des emblèmes, de tracer des inscriptions, il fait sentir, rentrer en soi, penser. — Régnier fait songer au Luxembourg. On croit ce jardin, vu de loin, régulier et de discipline sévère. Et lorsqu’on s’y promène à l’abandon, on y découvre de délicieux coins d’ombre et de mystère. Je supplie les partisans de l’expression directe de bien vouloir étudier la forme de Régnier, ses constructions, ses images toujours et nécessairement psychiques. Notre poète a trop le sens de l’évocation pour parler un langage dépouillé d’émoi. Il commence une pièce à la manière alexandrine. Une urne, un hibou, une stèle et voilà de purs tableaux. Mais comme tout cela s’élargit vite et comme l’intuition prend aussitôt le dessus ! Idéal parnassien, dit-on. Mais au milieu d’un poème descriptif, des vers comme celui-ci retentissent au fond de nos âmes :

Le crépuscule est à genoux devant le soir.

Je demande enfin à ceux qui prétendraient voir en Régnier le terme d’une évolution, de bien réfléchir si le symbolisme, tel que l’auteur d’Aréthuse l’a conçu, n’est pas précisément la suite d’une tradition en même temps que la vraie voie tracée à notre poésie française.

En Grèce on plaçait des statues de Mercure sur les routes. Le socle reposait sur la terre nationale et le dieu, le bras étendu, indiquait au voyageur son chemin.

Émile Verhaeren et la suggestion pathétique

I. — Les mots classique, romantique, symboliste n’expriment pas des écoles mais la manifestation d’un idéal déterminé, en conformité avec les autres tendances du moment. — L’évolution lyrique accomplie au xixe  siècle.

II. — Hugo et Verhaeren. En quoi ils se ressemblent, en quoi ils diffèrent.

III. — Verhaeren et la vision intérieure. La glorification par le dedans de toutes les énergies de l’homme et de la nature.

I

Classique, romantique, symboliste, adjectifs sonores et un peu lourds dont le sens ne sera jamais fixé. Ils suggèrent plus de choses que ne semble en contenir leur définition arbitraire, sans doute parce qu’ils sont moins synonymes de systèmes que d’individualités glorieuses14. Lamartine, Hugo, Musset, voilà des tempéraments bien divers, encore que tous trois rangés sous une même étiquette. Griffin, Régnier, Verhaeren ont également assuré le triomphe du symbolisme, sans qu’il soit facile d’enfermer ces maîtres dans une petite école poétique ; ou plutôt, si école il y a, celle-ci n’englobe pas seulement les poètes mais les « intellectuels » du moment : un air de famille relie les penseurs de chaque époque. Ces appellations de symboliste, de romantique, de classique débordent leurs cadres littéraires, d’où la difficulté de définir. Toucher à un ordre de l’activité cérébrale, c’est toucher à tous les autres à la fois, de même que le choc d’une noie sur un clavier fait vibrer sourdement les autres cordes.

Ainsi, tout en restant l’expression de tendances littéraires, ces mots de classique, de romantique, de symboliste disent une orientation déterminée de la pensée humaine, une inquiétude morale bien caractérisée, une manière propre d’envisager le problème de la vie. Une perruque Louis XIV, une tragédie de Racine, le Discours de la méthode, un portrait de Rigaud, un sermon de Bourdaloue, autant de manifestations sûres d’un même idéal. Par ces mots entendons donc trois stades d’une civilisation marqués par la Révocation de l’Édit de Nantes, la Déclaration des Droits de l’Homme, l’affirmation de l’Idéalisme scientifique contemporain. Même, on pourrait, semble-t-il, chercher à exprimer le sens du classicisme, du romantisme, du symbolisme sans se placer sur le terrain de la littérature, simplement en interrogeant l’évolution sociale du peuple français. On se trouverait ainsi en présence d’une société dont l’esprit a subi trois transformations capitales dans ses mœurs comme dans ses idées. Ce serait un curieux chapitre de dynamique sociale que celui où seraient inscrites les courbes de l’âme française depuis la fin du xvie  siècle jusqu’à nos jours. Alors on saurait avec moins d’imprécision la valeur des mots en question.

Par contre, si délaissant le domaine de nos acquisitions sociales et scientifiques depuis trois siècles, nous ne considérons que celui de la littérature, nous recommençons la même opération par sa preuve, tant il est vrai qu’une manifestation de notre mentalité, dans un temps donné et dans un champ restreint, se trouve en corrélation parfaite avec les autres acquisitions intellectuelles du même temps. Étudier un courant poétique, à une époque déterminée de notre histoire, c’est dévoiler du même coup les tendances de la science et de la morale.

Comme le classicisme, comme le romantisme, le symbolisme, il faut qu’on le sache, est plus qu’une école d’esthètes : une manière de concevoir les questions contemporaines, un mode de vision à part et pourtant général, une direction de la pensée, une façon de traiter, suivant les nécessités de cette heure, aussi bien la philosophie, la science physique, la biologie que l’esthétique. Je trouve une correspondance étroite entre la manière dont M. Bergson interprète la métaphysique, M. Poincaré la méthode d’induction, M. Houssaye les sciences naturelles d’une part, — et la façon dont nos poètes conçoivent aujourd’hui la poésie.

La littérature, comme la sociologie d’après Comte15, obéit donc à deux lois primordiales, loi de coexistence et loi de succession. La première, nous venons de le voir, détermine les connexions des diverses manifestations intellectuelles d’un même temps : dans une société toutes les acquisitions de l’esprit ont entre elles des rapports de coordination nécessaires. La seconde loi, dont il s’agit à présent, détermine les causes de l’évolution intellectuelle d’un siècle à l’autre. Un « genre littéraire » ne se contente pas d’être corrélatif aux aspirations d’un temps, il marque encore une étape dans la succession des phénomènes sociaux. Par ainsi, le symbolisme, en plus de sa participation (statique) à la vie ambiante, doit encore être étudié dans sa formation (dynamique) et d’après sa provenance.

Or, de recherches objectives sur les origines françaises du symbolisme, on retire cette certitude que notre génération continue l’évolution naturelle du romantisme vers une poésie plus lyrique et plus intérieure. C’est sur quoi les critiques n’ont pas assez insisté et tout reste encore à faire du côté de nos origines. On a vu que le parnasse avait succédé au romantisme et l’on a cru que celui-là dérivait de celui-ci. C’est une étrange erreur. Les théories parnassiennes contredisent totalement la doctrine de Hugo. Bien loin qu’il fût l’évolution naturelle du romantisme, le parnasse a été une réaction violente, un retour accusé vers la poésie impersonnelle. Au contraire, si on définit la poésie romantique avec les romantiques eux-mêmes : « la réalisation de la beauté par l’expression du caractère », on voit que les symbolistes n’ont fait que reprendre les acquisitions du romantisme en les approfondissant et en les poussant vers l’intérieur.

Nul mieux que Verhaeren ne peut nous faire sentir cette évolution. La poésie de l’auteur des Moines est une poésie de transition, si j’ose dire : elle rétablit les communications entre le symbolisme et le romantisme. Par elle, nous comprenons pourquoi le symbolisme a réagi avec tant d’acharnement contre l’esthétique parnassienne insoucieuse de ses origines. Avant donc de caractériser l’originalité si particulière de Verhaeren, il importe de montrer comment, après avoir été institué un des légataires les plus autorisés du romantisme, l’auteur des Villes tentaculaires a fait fructifier ce précieux dépôt.

II

Tous ceux qui ont écrit16 sur l’œuvre de Verhaeren ont remarqué les affinités de ce beau génie avec celui de Victor Hugo. L’un et l’autre possèdent un don d’imagination poussé à ses limites. Leur esprit est comme une lentille braquée sur les êtres, qui grossit démesurément tout ce qui passe dans son champ. M. Brunetière a noté chez Hugo comme une hypertrophie du sens du mystère et de l’impénétrable, avec un pouvoir magique de s’hypnotiser soi-même. Ce tempérament de visionnaire se retrouve chez l’auteur des Campagnes hallucinées.

Pour se faire écouter il parlait par miracles,

dit quelque part Verhaeren. C’est à lui-même qu’il pensait sans doute, à son amour pour les paysages ravagés par la tempête, pour les villes industrielles du Nord qui semblent dans le soir vomir des torrents d’incendies et où

Le feu devient clameur hurlée en flamme
Vers les échos, vers les là-bas.

Ne s’est-il pas peint encore dans ce cri ;

Mon âme ! — est clamante et gémissante !

Rien que les titres choisis par Verhaeren sont caractéristiques de cette faculté de paroxysme : Les Débâcles, les Flambeaux noirs, les Apparus dans mes chemins, les Campagnes hallucinées, les Villages illusoires, les Villes tentaculaires, etc… — De son côté Hugo affectionnait des titres comme : la Trompette du jugement, Voix basses dans les ténèbres, Paroles de géant, Ce que dit la bouche d’ombre.

On retrouve dans les Travailleurs de la mer, dans un chapitre intitulé : À maison hantée habitant visionnaire, de curieux renseignements sur la nature d’imagination que Hugo savait être la sienne. « La rêverie, qui est la pensée à l’état de nébuleuse, confine au sommeil, et s’en préoccupe comme de sa frontière. L’air habité par des transparences vivantes, ce serait le commencement de l’inconnu ; mais au-delà s’offre la vaste ouverture du possible. Là d’autres êtres, là d’autres faits. Aucun surnaturalisme, mais la continuation occulte de la nature infinie. »

Ce passage peu connu me semble une excellente analyse du tempérament souvent apocalyptique de Verhaeren17. Chaque image choisie pour l’expression d’un spectacle fantastique est poussée à sa limite. Avec quelle violence il nous peint les plaisirs des matelots un jour de fête dans le port !

Il fermente de chants hurlés et de tapages :
Fenêtre par fenêtre, étage par étage,
Ses façades dardent, de haut en bas,
Le vice — et, jusqu’au fond des galetas,
Brame l’ardeur et s’accouplent les rages.
Dans la grand ’salle, où les marins affluent,
Poussant au-devant d’eux quelque bouffon des rues
Qui se convulse en mimiques obscènes,
Les vins d’écume et d’or bondissent de leur gaine ;
Les hommes saouls braillent comme des fous,
Les femmes se livrent — et tout à coup,
Les ruts flambent les bras se nouent, les corps se tordent,
On ne voit plus que des instincts qui s’entre-mordent,
Des seins offerts, des ventres pris — et l’incendie
Des yeux hagards en des buissons de chair brandie.

Voici la Révolte avec ses horreurs et ses carnages :

La rue, en un remous de pas,
De corps et d’épaules d’où sont tendus des bras
Sauvagement ramifiés vers la folie
Semble passer volante,
Et ses fureurs, au même instant, s’allient
À des haines, à des appels, à des espoirs ;
La rue en or,
La rue en rouge, au fond des soirs.

De là plusieurs conséquences dont la première est l’obsession de la mort, de la mer, de l’ouragan, des vastitudes désolées, de tout ce qui secoue profondément l’être18.

Tragique et noire et légendaire,
Les pieds gluants, les gestes fous,
La Mort balaie en un grand trou
La ville entière au cimetière.
……………………………..
La Mort a bu du sang
Au cabaret des Trois-Cercueils.
………………………………..
Comme un troupeau de bœufs aveugles
Avec effarement, là-bas, au fond des soirs,
L’ouragan beugle.
Et tout à coup, par au-dessus des pignons noirs,
Que dresse, autour de lui, l’église, au crépuscule,
Rayé d’éclairs, le clocher brûle.

J’ai choisi ces citations au hasard, car il suffit d’ouvrir un livre de Verhaeren à n’importe quelle page pour se rendre compte avec quelle puissance il nous communique ses terreurs19 :

Les grand’routes tracent des croix
À l’infini, à travers bois ;
Les grand’routes tracent des croix lointaines
À l’infini, à travers plaines ;
Les grand ‘routes tracent des croix
Dans l’air livide et froid,
Où voyagent les vents déchevelés
À l’infini, par les allées.

Une seconde conséquence est, ce que faute d’un autre mot j’appellerais le sens épique chez Verhaeren. Cette attitude est rare parmi les symbolistes : nous ne la retrouvons que chez Vielé-Griffin et chez Claudel, malgré le désir des poètes contemporains de « faire grand », comme l’a dit Beaunier20 Ainsi que Hugo, Verhaeren débute toujours par une vision ample, par une annonce claironnante de son sujet. Vous vous souvenez des commencements de poèmes de l’auteur de la Légende des Siècles tels que ceux-ci :

J’eus un rêve, le mur des siècles m’apparut.
……………………………………………
Tout étant vision sous les ténébreux dômes
J’aperçus dans l’espace étoilé trois fantômes.
……………………………………………….
Je vis dans la nuée un clairon monstrueux.
………………………………………..

Comparez-les avec ces débuts de poèmes :

Tous les chemins vont vers la ville.
……………………………………..
Sur la ville dont les affres flamboient,
Règnent, sans qu’on les voie,
Mais évidentes, les idées.
…………………………….

La plaine, au fond des soirs, s’est allumée,
Et les tocsins cassent leurs bonds de sons,
Aux quatre murs de l’horizon.
— Une meule qui brûle ! — 
……………………………………………..
Le monde est fait avec des astres et des hommes.
……………………………………………………..

De part et d’autre nous assistons, sans qu’il soit bien facile de préciser, à une transposition du mode lyrique au mode épique. C’est qu’une même ferveur panthéistique enflamme nos deux génies. Ils divinisent l’objet de leur vision et font surgir de la nature l’âme universelle qui la meut. On connaît assez le poème presque symboliste de Hugo, le Satyre. De même Verhaeren a magnifié la Vie, la Force, la Puissance cosmique, — et aussi la Pitié :

La-mort, la vie et leur ivresse !
Oh ! toutes les vagues de la mer !
Cercueils fermés, berceaux ouverts,
Gestes d’espoir ou de détresse,
Les membres nus, le torse au clair,
Je m’enfonce soudain, sous vos caresses rudes,
Avec le désir fou
De m’en aller, un jour, jusques au bout,
Là-bas, me fondre en votre multitude !
…………………………………………………

J’aime mes yeux fiévreux, ma cervelle, mes nerfs,
Le sang dont vit mon cœur, dont vit mon torse,
J’aime l’homme et le monde et j’adore la force
Qui donne et prend ma force à l’homme et l’univers.
…………………………………………………….

Et ce cri prophétique !

Il n’est plus rien de vrai, puisque tout est divin.

Ces quelques citations feront mieux comprendre que tout commentaire verbeux l’ampleur d’esprit de ce poète titanique capable de réaliser dans un siècle de fer et de découvertes scientifiques le rêve d’Eschyle et de prédire, nouveau Prométhée, la naissance de la Babylone future.

Penser, chercher et découvrir sont ses exploits.
Il emplit jusqu’aux bords son existence brève ;
Il n’enfle aucun espoir, il ne fausse aucun rêve,
Et s’il lui faut des dieux encore, — qu’il les soit !
………………………………………………………

Le cri de Faust n’est plus nôtre ! L’orgueil des fronts
Luit haut et clair, à contrevent, parmi nos routes,
L’ardeur est revenue en nous ; morts sont les doutes
Et nous croyons déjà ce que d’autres sauront.

III

Une pareille puissance créatrice n’est pas sans danger. Hugo qui voyait énorme n’a pas su éviter toujours le ridicule. Lorsqu’on décompose une des pièces les plus tumultueuses de la Légende des Siècles, on remarque que souvent, pour reprendre une expression de Veuillot, les images d’Hugo « dansent autour de rien ». Lorsque Flaubert faisait passer par son « gueuloir » quelques vers tonitruants de son poète favori, comme ceux-ci des Burgraves qu’il affectionnait :

… Lorsqu’ils étaient en marche
Ils enjambaient les ponts dont ils brisaient les arches.

le bon géant normand ne trouvait rien autre pour exprimer son délire que de s’écrier : « C’est énorme ! c’est énorme ! » Si Verhaeren va encore plus loin dans l’outrance que son devancier, il ne sombre jamais dans les abîmes du « pathos ». Il a compris le danger de broyer le lecteur sous une avalanche de mots. Aussi préfère-t-il nous suggestionner.

C’est ici qu’éclate la différence entre le romantisme et le symbolisme. Hugo et les poètes de sa génération mêlaient à leurs poèmes des éléments étrangers au lyrisme. Ils n’étaient pas ce qu’on peut appeler des poètes purs, c’est-à-dire dégagés des préoccupations extérieures. Leur poésie est faite non seulement de lyrisme, mais d’éloquence, de desseins politiques et moraux, de trucs oratoires ; autant d’éléments en dehors de l’essence même du lyrisme.

Verhaeren est lyrique et rien que lyrique. Comme on l’a très bien dit : « son but n’est ni de nous intéresser, ni d’engendrer en nous la terreur et la pitié : il ne veut qu’exciter l’enthousiasme21 », enfiévrer les hommes, les emporter dans son rythme.

Toute la vie est dans l’essor.

Par ce fait les romantiques incursionnent nécessairement dans le domaine du pittoresque et de l’épisodique. Ils manquent d’intériorité. Verhaeren, au contraire, en demandant au lyrisme seul ses motifs d’inspiration a orienté la poésie du dehors au dedans.

Pour les symbolistes, loin que ce soient les choses qui déterminent notre personnalité, c’est au contraire notre personnalité qui se projette sur les choses et qui les colore de sa propre teinte. Cette réforme qui constitue l’essence de la poésie contemporaine, réforme pressentie par Hugo, a de puissantes analogies avec la doctrine de Kant, le père de l’idéalisme moderne. Le célèbre esthéticien allemand, Theodor Lipps, a fondé sur le même principe toute sa fameuse théorie de l’Einfühlung ou intropathie, ou pouvoir qu’à la conscience de se projeter au dehors et de communiquer ainsi à l’objet extérieur notre activité psychique. Un jour, au moyen de ces analogies réelles, nous essayerons de rattacher le symbolisme à tout le mouvement intellectuel du siècle. Pour l’instant, comme nous l’avons montré à propos de Régnier, il suffit de déclarer que la vision de Verhaeren n’est pas une vision périphérique, c’est-à-dire qui tourne autour des choses, mais une vision centrale, qui part du cœur même des phénomènes, si j’ose m’exprimer ainsi. Verhaeren décrit parfois, mais le plus souvent il se meut, semble-t-il, au milieu des incendies, des orgies, des révoltes sanglantes et vit si intensément ces spectacles terrifiants que ceux-ci ne nous apparaissent plus des spectacles, mais des états d’âmes cosmiques. Autrement dit encore, il y a entre un poème parnassien et un poème de Verhaeren sur une tempête la même différence qui existe entre le fait d’imiter sur l’orgue de Fribourg les roulements du tonnerre et l’évocation par la Symphonie pastorale des émotions qui se passent dans l’âme des paysans.

Par les plaines de ma crainte, tournée au Nord,
Voici le vieux berger des Novembres qui corne,
Debout, comme un malheur, au seuil du bercail morne,
Qui corne au loin l’appel des troupeaux de la mort.

L’étable est cimentée avec mon vieux remords,
Au fond de mes pays de tristesse sans borne,
Qu’un ruisselet, bordé de menthe et de viorne,
Lassé de ses flots lourds, flétrit, d’un cours retors.

Brebis noires, à croix rouges sur les épaules,
Et béliers couleur feu rentrent, à coups de gaule,
Comme ses lents péchés, en mon âme d’effroi ;

Le vieux berger des Novembres corne tempête.
Dites, quel vol d’éclairs vient d’effleurer ma tête
Pour que, ce soir, ma vie ait eu si peur de moi ?

Au reste je trouve dans une préface qu’écrivit récemment l’auteur des Villages illusoires pour le catalogue d’une exposition d’Edmond Cross une excellente définition du procédé immanent cher aux symbolistes. « Le grand et pieux respect que vous avez montré pour la nature, la franche et exigeante sincérité dont vous fîtes preuve en l’étudiant et l’aimant, vous les voulez diriger à cette heure vers un autre objet et vous rêvez, comme vous me l’écriviez, de faire de votre art non seulement la glorification de la nature mais la glorification même d’une vision intérieure 22. » On ne peut mieux indiquer, je pense, le passage du naturalisme à l’idéalisme.

Je lui confesse tout, comme autrefois.
Bien qu’elle sache aujourd’hui tout, d’avance,
Et qu’elle entende l’âme, avant la voix.

Je suis l’ardent de sa toute présence,
Je la voudrais plus morte encor
Pour l’évoquer, avec plus de puissance.

Ou encore :

Je ne distingue plus le monde de moi-même,
Je suis l’ample feuillage et les rameaux flottants,
Je suis le sol dont je foule les cailloux pâles
Et l’herbe des fossés où soudain je m’affale
Ivre et fervent, hagard, heureux et sanglotant.

Je n’ai pas cru devoir insister sur l’influence exercée par la race et le milieu sur l’œuvre de Verhaeren. Cette influence est trop évidente, Verhaeren doit à sa naissance, à son enfance passée en pleines Flandres, cet amour de la vie des choses, du quotidien de l’existence, des beautés fortes et rudes qu’on retrouve dans son œuvre entière. Il doit encore au caractère flamand une propension non déguisée au mysticisme. Il est à remarquer en effet combien, chez les peuples du Nord, le naturalisme s’allie à l’illuminisme, c’est pourquoi Vielé-Griffin, parlant des Moines de Verhaeren, a pu dire avec justesse que ceux-ci étaient forts, grands, violents et pieux. À ce propos il y aurait peut-être lieu d’insister sur les sens divers que peut revêtir le mot naturalisme. Il existe, par exemple, une grande différence entre l’auteur de Nana et l’auteur de Germinal. Disons simplement que dans les passages de son œuvre où Verhaeren semble abandonner la glorification de la vision intérieure pour sacrifier à des tendances plus naturalistes, le poète se sauve de la vulgarité — comme les impressionnistes qu’il a bravement défendus — par le lyrisme de la couleur 23

Ainsi le grand poète qu’est Verhaeren a su tirer du romantisme toutes ses conséquences, toutes les aspirations qui y étaient incluses. Il adapta aux nécessités comme aux rêves contemporains la poésie française, en ajoutant de nouvelles cordes à la lyre traditionnelle. Il demeure le chef d’un des deux grands courants émanés de Victor Hugo qui ont abouti d’une part à la poésie lyrique intérieure et immanente et, d’autre part, avec Moréas, — par une courbe dont il nous faudra analyser la trajectoire — au poème classique.

Verhaeren a donné raison — et ce n’est pas sa moindre gloire — à ceux qui prétendent qu’on peut chanter en vers les bienfaits de la civilisation et les inventions modernes. Celui-ci n’a pas échoué dans sa tâche en célébrant le Bazar, la Bourse, le Chemin de fer, car il ne s’est pas attaché à décrire minutieusement les effets de l’électricité à la manière de Sully-Prudhomme :

Un disque de cire ou de verre
Ose imiter le bras du dieu
En qui l’humanité révère
L’auteur du tonnerre et du feu !

non, il a chanté, à l’occasion de ces inventions, les louanges du progrès. Il ne s’en est pas tenu à un naturalisme trivial ; il a tout rapporté à sa vision centrale24. Par là il créa de la beauté et fit vrai. Songez en quels termes il parle du forgeron :

Il est l’incassable entêté
Qui vainc ou qu’on assomme,
Qui n’a jamais lâché sa fierté d’homme
D’entre ses dents de volonté ;
Qui veut tout ce qu’il veut si fortement
Que son vouloir broierait du diamant
Et s’en irait, au fond des nuits profondes,
Ployer les lois qui font rouler les mondes.

Voici comment il se représente le cordier :

Avec ses pauvres doigts qui sont prestes encor,
Ayant crainte parfois de casser le peu d’or
Que mêle à son travail la glissante lumière,
Au long des clos et des maisons
Le blanc cordier visionnaire,
Attire à lui les horizons.

Cette perpétuelle création d’images lyriques, cette exaltation intérieure à l’occasion des événements humains et des spectacles magnifiques de la nature, cet enthousiasme franc, cet amour de la vie « doublée et redoublée », comme dit Gobineau, font de Verhaeren un des poètes les plus représentatifs de la mentalité moderne, un de ceux dont les chants synthétisent le mieux les tendances contemporaines. Cette œuvre, dit fort justement M. Stefan Zweig, est une encyclopédie poétique de notre temps, d’où se dégage l’atmosphère spirituelle de notre monde au tournant du xxe  siècle.

Celui qui me lira, dans les siècles, un soir
Troublant mes vers, sous leur sommeil ou sous leur cendre
Et ranimant leur sens lointain pour mieux comprendre
Comment ceux d’aujourd’hui s’étaient armés d’espoir,

Qu’il sache avec quel violent élan ma joie
S’est, à travers les cris, les révoltes, les pleurs,
Ruée au combat fier et mâle des douleurs
Pour en tirer l’amour, comme on conquiert sa proie.

Plus il produit, plus sa personnalité s’accuse. On suit pas à pas les phases caractéristiques de son évolution spirituelle25. D’abord plastique et descriptif dans les Moines et les Flamandes, le lyrisme de Verhaeren s’élargit, se gonfle, en même temps que sa vision se creuse en profondeur. À travers les objets, les paysages grandioses, les actions héroïques Verhaeren discerne l’âme du monde, le creuset de toutes les énergies cosmiques, de ces « forces tumultueuses » qui nous régissent sourdement et que l’homme parvient à dompter à mesure qu’il progresse dans la série des temps.

Oh ! vous les gens, les vieilles gens,
Qui regardez passer dans vos villages
Les empereurs et les bergers et les rois mages
Et leurs bêtes dont le troupeau les suit,
Allumez d’or vos cœurs et vos fenêtres
Pour voir enfin, par à travers la nuit,
Ce qui depuis mille et mille ans,
S’efforce à naître.

Ne nous étonnons pas qu’on nomme Verhaeren un poète européen. Rien de plus juste que cette expression. « L’Europe entière parle par sa voix, et cette voix s’élève au-dessus du siècle présent26. » Déjà son œuvre inspire un grand nombre d’imitateurs, elle est le moteur initial de quantités d’énergies lyriques décidées à évoquer les inventions modernes et, derrière ces inventions, les forces cosmiques. Le Futurisme, l’Unanimiste, etc., autant d’attitudes lyriques issues de cette personnalité représentative. Il fallait un poète puissant, visionnaire et légèrement mystique, pour rassembler en un faisceau harmonieux et expressif les aspirations violentes de la conscience moderne, pour glorifier l’élan de notre vie multiple et brûlante à l’orée du xxe  siècle. Émile Verhaeren aura été celui-là.

Maurice Maeterlinck et les images successives

I. — La réaction contre le naturalisme et les tendances idéalistes.

II. — Le réel et la façon de l’atteindre. — L’intuition et la connaissance lyrique.

III. — Définition du mot symbolisme. — En quoi ce mot est bien et mal choisi. — Les images accumulées.

I

Car c’est à l’endroit où l’homme semble sur le point de finir que probablement il commence. Cette phrase lumineuse, suggérée à Maurice Maeterlinck par l’étude de l’œuvre de cet exquis Novalis, pourrait être épinglée en lettres ardentes sur l’oriflamme de la poésie contemporaine.

Suivant les temps, le milieu, le moment, c’est-à-dire suivant la mentalité ambiante, la création poétique revêt telle ou telle forme plus déterminée. On conçoit qu’en un siècle utilitaire et gorgé de philosophie, comme la fin du xviiie , la poésie s’alourdisse pour se prêter aux enseignements didactiques d’un Delille, d’un Saint-Lambert, d’un Bouclier, et qu’à l’époque du romantisme le vers se fasse « l’écho sonore » d’imaginations vibrantes. L’attitude parnassienne correspondait au mouvement positiviste créé par la philosophie. Une violente réaction ne tarda pas à se manifester dans le domaine des lettres, appuyée par la faillite d’une pseudo-science et d’un rationalisme à courte vue. Si l’on admet cette simple loi d’histoire, qui prouve l’existence dans le temps d’un large parallélisme entre toutes les manifestations intellectuelles, une coïncidence heureuse ne suffit pas à expliquer ce retour au lyrisme subjectif dans le moment où prend naissance une philosophie plus aérée, moins abstraite, orientée vers nos activités psychiques. C’est bien d’une compénétration entre les divers modes du savoir, d’une coexistence de pensées parentes, d’une éclosion de rameaux verdoyants entés au même tronc, qu’il s’agit.

Ainsi, tandis que les méthodes expérimentales trop étroites se découvraient impropres à embrasser le réel, tandis que la science faisait partiellement faillite à ses engagements hardis, tandis que la philosophie réintégrait dans son programme d’études des notions telles que celles de finalité, de substance, de liberté, d’homme centre du monde, bref de personnalisme 27, — autant de réalités dédaignées par l’ancien intellectualisme comme trop métaphysiques, — nos symbolistes, à leur tour, découvraient l’âme, et la poésie des états de conscience. L’histoire de cette héroïque équipée, au sortir du naturalisme oppressé, vers les rivages azurés de cette mer intérieure, fut trop souvent contée pour que j’y insiste, mais l’école poétique contemporaine a-t-elle fini d’acquitter sa dette de reconnaissance aux initiateurs du lyrisme actuel ? A-t-on bien senti de quelle pénétrante atmosphère s’enveloppaient les drames de Maeterlinck ? Il se pourrait que l’auteur des Serres Chaudes ait été le Jason de cette jeune armée d’Argonautes inspirés, partis sans retour à la conquête de leur moi transcendant.

Il ne s’agit pas ici d’analyser l’œuvre de Maeterlinck ; cela fut tenté plusieurs fois. On a dit tous les horizons dévoilés par la philosophie et le style de notre auteur. Son théâtre fut l’objet de quantité de diagnostics justes, parmi lesquels je place en première ligne celui du jeune et regretté Charles de Sprimont, paru dans la revue belge Durendal, en juin 1903. D’autre part l’influence évidente du poète de la Vie des Abeilles sur notre génération s’arrête à la publication de la Sagesse et la Destinée. À partir de 1898, Maeterlinck, un instant incertain entre Ruysbroeck et Marc Aurèle, opte délibérément pour l’empereur romain et, à ce compte, délaisse l’inspiration mystique pour un rationalisme agnostique. Le Temple enseveli accentue encore cette dernière tendance, en sorte qu’il existe deux stades bien déterminés dans révolution de la pensée de Maeterlinck. On peut avoir ses préférences. Certains se délecteront à contempler la seconde face de ce beau talent. Si je n’envisage que la première, j’ai aussi mes raisons, que l’objet de cette étude et mon souci d’historien de l’école symboliste expliquent assez. L’attitude de Maeterlinck, dans sa première manière, est surtout une attitude lyrique, commune par sa façon de concevoir le réel et de l’extérioriser aux plus influents de nos poètes symbolistes. Préciser cette intuition de l’âme, et montrer comment l’ineffable parvient, au moyen d’intégrations conscientes, c’est-à-dire par l’accumulation d’images successives à s’exprimer, c’est mettre à jour tout le mécanisme de la poésie symboliste.

II

Cette conception que Maeterlinck se fait de l’âme et de la vie, puisée chez Plotin, chez certains mystiques du Moyen Âge, chez des auteurs étrangers, n’en reste pas moins originale et d’une saveur rare. Maeterlinck portait en lui cet idéalisme magique que certaines lectures firent plus vite éclore, et sa naissance et son tempérament le prédisposaient aux conceptions artistiques d’une métaphysique concrète et pourvue d’images. À l’époque où parurent l’Essai sur Ruysbroeck et celui sur Novalis, complétés par les méditations du Trésor des Humbles, nous éprouvions la secrète nécessité de cette parole néo-platonicienne, depuis longtemps inentendue, et de nous envoler sur les ailes du rêve, loin des charniers du naturalisme.

Encore ne faut-il pas trop parler des « ailes du rêve », puisqu’il s’agit ici de réalité et de réalité totale. Il existe divers sens du mot mysticisme, mais tous finissent par s’équivaloir, si l’on veut remonter jusqu’à l’absolu que chacun de ces sens conditionne. Plotin parle quelque part de ceux qui voient les yeux formés, μύσαντα ὄψίν, c’est-à-dire avec les yeux de l’âme. Le dictionnaire de l’Académie définit le mot mysticisme : « doctrine, disposition de ceux qui croient avoir des communications directes avec Dieu », et tous ceux qui écrivirent sur la question s’accordent, pour parler de « l’union intime de l’âme avec le principe de l’univers28 ». Bien que le mot en question doive en principe être réservé pour la psychologie des saints catholiques, il comporte en fait une plus large extension, en sorte que je ne vois nul inconvénient à tenir des penseurs libres, tels Boehme, Novalis, Saint-Martin, etc., pour mystiques. Une même façon d’interpréter le sens de l’existence rapproche les uns et les autres. M. Récéjac l’a bien définie quand il nomme mysticisme « la tendance de se rapprocher de l’absolu moralement et par voie de symboles », et Maeterlinck a soin de rapporter cette phrase de Matter, le biographe de Claude de Saint-Martin : « Le mysticisme allant au-delà de la science positive et de la spéculation rationnelle, a tout autant de formes diverses qu’il y a de mystiques éminents. Mais sous toutes ses formes il a deux ambitions qui sont les mêmes : celle d’arriver dans ses études métaphysiques jusqu’à l’intuition, et dans ses pratiques morales jusqu’à la perfection. »

Une vérité cachée est ce qui nous fait vivre, déclare Maeterlinck ; ce que nous savons n’est pas intéressant. Cette vérité cachée, nous la pressentons hors de nous comme en nous. Il suffit d’ouvrir les yeux sur l’univers pour apercevoir qu’il ne porte pas en lui-même sa fin et qu’il plonge ses racines dans les régions du mystère transcendant. La nature enferme en ses arcanes quelque chose qui dépasse la raison, un principe irrationnel que ne pénétreront jamais les sciences expérimentales, si parfaites qu’on les suppose, car différent est l’objet de ces dernières et la méthode. — Si au lieu de regarder ce qui l’environne, l’homme descend dans son âme, il découvre à la lumière de l’amour ou vivifié par la douleur son moi ultime ou subliminal, ce moi « plus profond et plus inépuisable que le moi des passions et de la raison pure ». Bientôt il ne se contente plus d’affirmer qu’il existe « plus de choses dans notre âme que n’en rêve notre philosophie29 » et que sous la conscience il y a l’inconscient, il se rend compte que ce moi doit être de même essence que le moi universel et que le principe qui préside à l’organisation cosmique. Dieu veut des dieux, dirait Fichte.

Le sentiment, ainsi acquis par le mystique, de la transcendance de la vie de l’univers et de sa propre substance, le porte à s’unir à l’absolu dans la plus complète effusion d’amour. « On dirait par moments que c’est un souvenir furtif mais extrêmement pénétrant, de la grande unité primitive. » Tout prend un sens nouveau, tout s’éclaire d’une clarté magique ; le raisonnement et la pensée discursive font place çà cette logique du cœur indémontrable, parce qu’elle procède par intuitions et par bonds dans l’inconscient, et le sentiment de l’ineffable magnifie notre humble vie en l’élevant du seuil des apparences jusqu’au trône du Réel.

On aurait tort de croire, pour extraordinaire que paraisse cette attitude, que la recherche de notre moi transcendant constitue une glorieuse folie, une bienheureuse exception. Au contraire, « augmenter cette conscience transcendantale semble avoir été toujours le désir inconnu et suprême des hommes », et « rien n’est plus à la portée de l’esprit que l’infini ». Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer l’homme dans la vie journalière. Chacun de nos actes quotidiens est l’expression de cette conscience de l’absolu. Pour l’enfant, tout est vie et substance. Les procédés théologiques des premiers peuples rentrent dans cette catégorie. Chaque objet est considéré comme le réceptacle d’une force et d’une activité propre. Le langage vulgaire a conservé l’indice de cette croyance lorsqu’il insuffle une âme aux moindres choses : cette porte ne veut pas se fermer ; cette bûche ne veut pas brûler. Depuis, la science est venue avec son cortège de lois contingentes nous distraire de la notion d’essence, sans parvenir d’ailleurs à étouffer en nous la voix primordiale de notre être. Elle ne peut se résoudre à demeurer dans le relatif et le fini, tant l’instinct de l’inconditionné et de l’infini nous tourmente ; elle n’abandonne le merveilleux que pour se jeter dans la mythologie30. Il y aurait donc grand danger à faire chorus avec le rationalisme qui nie délibérément toute une portion de notre moi, la plus certaine comme la mieux sentie. « Après la scolastique, la méthode scientifique a peut-être asservi la Raison à des rigueurs qui n’étaient pas faites pour elle. Il y aurait eu à conserver plus grande la part des pensées naïves qui croissent mieux que partout ailleurs dans la conscience mystique. Le caractère général de notre civilisation s’en serait sans doute heureusement ressenti31. »

C’est qu’à côté de la raison, surgit le sentiment, principe de vie et foyer de la conscience mystique. L’entendement ne peut que lier des rapports, accoupler ses relations ; il ne crée rien et se contente de démonter des engrenages de raisonnements. « Ce n’est pas l’idée qui engendre le sentiment, elle en est la traduction, l’expression dans la conscience claire32. » Le sentiment, au contraire, domine, se tient à l’origine des principes, lui seul nous permet d’affirmer notre vie de relation et de conclure sans arguments. Par ses intuitions il découvre soudain de grands pans de notre conscience subliminale et ses anticipations ne sont point menteuses. Lui seul nous autorise, comme le dit quelque part Novalis, à franchir le Spitzberg de la raison pure, die Spitzberge der reinen Vernunft . La pensée n’est qu’un songe de sentiment, un sentiment éteint, une vie pâle et faible33. Plus haut que l’entendement (Verstand), plus haut que la raison pure (Vernunft), rayonne le sentiment (Gemuth), source de toute croyance.

Peut-être n’entendez-vous pas les appels de votre âme qui, du fond de ses songes, fait d’immenses efforts pour remuer un bras ou soulever une paupière ? C’est que les bruits du monde, les vaines querelles, les petites agitations, les désirs médiocres étouffent en nous la palpitation du Verbe. Il importe donc de se taire, de faire en soi un silence actif, afin d’ouïr les enseignements de la vérité nue. « Dès que les lèvres dorment, les âmes se réveillent. »

« Dès qu’ils ne parlent plus les visages adorent34. »

« Nous ne parlons qu’aux heures où nous ne vivons pas, dans les moments où nous ne voulons pas apercevoir nos frères et où nous nous sentons à une grande distance de la réalité. Et dès que nous parlons, quelque chose nous prévient que des portes divines se ferment quelque part. Aussi sommes-nous très avares du silence, et les plus imprudents d’entre nous ne se taisent pas avec le premier venu. »

Il ne suffit pas de se taire, si l’on désire écouter les avertissements du moi obscur, il faut encore aimer. « Aimer ce n’est pas seulement avoir pitié, se sacrifier intérieurement, vouloir aider et rendre heureux, c’est une chose mille fois plus profonde que tous les mots humains les plus suaves. » L’amour étant le sentiment le plus ineffable, celui où l’être s’exprime et se donne tout entier, l’union intime de deux cœurs dégage de cette pure ivresse, de ce contentement extatique je ne sais quelle musique d’au-delà où l’harmonie cosmique trouve sa parfaite réalisation.

Et l’on comprend aisément à présent, sans qu’il soit besoin d’approfondir le schème du processus mystique, quelle influence devait exercer les Essais de Maeterlinck sur les cerveaux d’artistes. La vérité que beaucoup cherchaient à tâtons dans l’intime retraite de leur conscience, l’auteur des Serres Chaudes la faisait toucher du doigt. Il n’avait analysé en phrases caressantes et débordantes de lyrisme éthéré l’attitude mystique, que pour mieux montrer l’essence de l’art véritable et de la poésie immanente. Rien n’approche autant du procédé mystique que l’intuition poétique35. « Les cris sublimes des grands poèmes et des grandes tragédies ne sont autre chose que des cris mystiques qui n’appartiennent pas à la vie extérieure de ces poèmes ou de ces tragédies. » « Une œuvre ne vieillit qu’en proportion de son anti mysticisme. » Il suffirait de passer en revue l’œuvre des plus beaux génies, pour se convaincre de la justesse de ces mots. À part ceux qui se confinent dans la simple description objective et l’étude photographique des aspects de la nature, tout poète renferme un mystique qui sommeille. Chaque fois qu’un sentiment puissant, incommunicable, s’élève dans notre être, au point d’absorber tous les autres et de colorer nos moindres états psychiques de sa lumière immarcescible, nous éprouvons l’intuition de posséder un absolu, de participer au grand frisson de l’ineffable. La qualité intensive de ce sentiment détermine notre plus ou moins grand éloignement de la vie sublime ; plus nos facultés se concentrent sur les pics éternellement bleus de l’âme, plus nous nous rapprochons du firmament de la conscience universelle. L’art n’est, à son plus haut degré, que l’expression positive de la réalité suprême et Novalis eut raison d’écrire : « Le noyau de toute ma philosophie, c’est l’absolue réalité de la poésie ; plus une chose est poétique, plus elle est vraie. » « Die Poesie ist das echt absolut Reelle. Dies ist der Kern meiner Philosophie. Je poetischer, je wahrer. »

 

Entreprendre d’illustrer par des exemples empruntés aux drames de Maeterlinck ces théories communes à tous les poètes symbolistes, depuis Griffin et Verhaeren, jusqu’à Francis Jammes36, serait un peu fastidieux. Il suffit d’avoir montré de quel élan le poète d’Intérieur a poussé l’inspiration créatrice contemporaine vers des états d’âme intimes. Le romantisme rehaussait des couleurs de son imagination un peu dévergondée la vision de paysages orientaux ou de spectacles épiques ; le parnasse, par réaction, s’éprit du souci de faire plus vrai — ne pas confondre vrai et réel — et cisela avec exactitude sur des coupes ou des vases élégants des scènes historiques ou des motifs décoratifs ; les symbolistes, Maeterlinck en tête, ajoutaient une troisième corde à la lyre contemporaine et, opérant la synthèse du rêve et de l’apparence, s’élevaient jusqu’au réel en poussant vers les frontières inexplorées du moi.

Étudiez un à un chacun des drames de Maeterlinck, vous verrez tous les personnages s’agiter aux prises avec le destin et la mort, c’est-à-dire avec les deux plus redoutables puissances de l’invisible. Les caractères se développent dans le sens de l’activité intérieure et font juste les gestes nécessaires que commandent les diverses attitudes de l’âme. Tous sont de pauvres êtres qui tournent de tous côtés les yeux vers d’obscurs pressentiments et, s’ils tremblent autant, c’est qu’ils ont conscience d’être le jouet de forces qui les dépassent infiniment. En vain s’efforcent-ils, à certaines minutes plus significatives, d’épeler l’énigme qu’ils lisent en eux, ils ne peuvent qu’éprouver la présence extraordinaire de leur âme et le sentiment de l’illimité. Cela suffit pour notre enseignement. Grâce à Maurice Maeterlinck, à sa façon de situer ses personnages au centre du grand mystère (le la vie, nous concevons la possibilité d’un théâtre plus grave, où il ne s’agira plus d’un moment exceptionnel de l’existence, mais de l’existence elle-même.

III

J’ai montré ailleurs37 comment le mot symbolisme, par quoi on indique l’attitude de tout un groupe de poètes, avait été à la fois très mal et très bien choisi, comment il ne s’adressait qu’aux procédés d’expression de cette école et non pas à ses modes d’inspiration. Les Symbolistes ne sont symbolistes que dans leur forme, non dans le fond, dans le sujet de leurs œuvres.

En effet, qu’ils veuillent chanter un état de conscience ou un paysage, les poètes en question s’efforcent de dépasser les apparences, de descendre jusqu’à la source du moi, de vivre le sentiment de la nature. Leur vision n’est pas périphérique, c’est-à-dire tournée vers l’extérieur, vers l’analyse, vers le relatif ; mais centrale, j’entends intérieure, synthétique, absolue.

Si je prends le mot symbole dans son acception courante : signe mis à la place d’une réalité, certains poètes, comme les parnassiens, qui se contentent de décrire le geste extérieur d’un état d’âme ou les aspects relatifs de l’univers sont des symbolistes. Ils se gardent d’exprimer le sens caché des choses, de nous faire pressentir l’énigme derrière les contingences. Au contraire, les poètes de l’école contemporaine dits symbolistes dédaignent les signes pour s’intérioriser jusqu’à la réalité. Ils ne procèdent pas par analyse, mais par synthèse et se réfugient d’un bond dans l’absolu. Qu’est-ce que leur intuition lyrique, sinon une certaine certitude que les sens sont impuissants à fournir et que seul le cœur procure.

Ainsi les poètes symbolistes sont tout le contraire des symbolistes. Mais voici en quoi ils méritent cette appellation.

L’acte mystique, je veux dire l’acte intuitif, est indivulgable. Tout sentiment profond est un absolu qui ne peut se communiquer à d’autres qu’en prenant une forme représentative, au moyen du langage. S’exprimer constitue une fatale inadéquation entre l’intuition originale et l’emploi du vocabulaire discursif, intermédiaire sensible. Il s’établit donc une « lutte intéressante entre l’intuition mystique qui voudrait s’achever, saisir l’Être pur, et les conditions naturelles de la connaissance qui ne permettent pas à la conscience de se passer de représentations38 ». De là l’emploi des mythes par Platon et le recours à quantité d’éléments figuratifs dont l’analogie est le principal. « Ce genre d’expression est dans les exigences de notre nature. Il y a des choses trop complexes, à la fois trop étendues et trop indivisibles, pour qu’elles puissent être présentées à la conscience par des procédés dialectiques. Peut-être aussi y a-t-il des situations d’âme où nous avons besoin à la fois de penser les choses, de les sentir et de les voir ? C’est donc pour réparer l’insuffisance du langage et quand nous avons besoin d’embrasser les choses avec toute l’âme, que nous recherchons les symboles : grâce à eux seulement nous pouvons arriver à cet état appelé “mystique”, qui est la synthèse du cœur, de la raison et des sens autour d’un objet assez parfait pour nous ravir tout entiers39. »

C’est en ce sens que les poètes en question méritent le nom de symbolistes ; cette épithète leur convient à merveille si l’on fait allusion non pas à leur mode d’inspiration, mais seulement à leurs procédés d’expressions, et l’on comprendra mieux à présent la justesse de ma définition de l’école symboliste : celle qui, par le moyen d’images successives extériorise des intuitions lyriques.

Qu’est-ce que le symbole ? M. Récéjac dont j’ai mis si souvent à contribution le beau livre sur le mysticisme va nous répondre : « Le symbole n’est ni une image directe, ni un groupe logique d’images : il ne représente pas, mais plutôt il suggère. Nous voulons dire par là que le symbole amène à l’horizon de la conscience une abondance d’images ayant entre elles un lien plus ou moins solide d’analogie et qui deviennent pour nous un objet40. »

Pour nous faire revivre l’instant de leur sensation les symbolistes, ne pouvant nous situer d’un coup dans leur propre intuition, vont nous tirer à eux doucement, au moyen d’images accumulées et, par des intégrations successives dont le rôle à chacune est d’aider de plus en plus à cette fusion entre l’âme du lecteur et celle du poète, nous identifier à leur propre émotion.

L’emploi instinctif de ce procédé d’expression est tout à l’honneur des symbolistes. Il faudrait tenter une analyse complète des métaphores et du vocabulaire de l’école contemporaine pour prouver la nouveauté de ce mode de représentation. Bien des critiques tomberaient, entre autres le reproche de manquer de précision. Comme l’a montré Mockel, « préciser une idée, c’est la borner et c’est enlever d’avance au poème qui la contient ce frémissement d’illimité que donne le chef-d’œuvre41 ». La méthode de certains peintres impressionnistes est tout entière contenue dans ces lignes où Mockel inconsciemment fait allusion à la théorie philosophique du continu, si féconde en conséquences esthétiques.

 

Je ne connais pas d’œuvres plus propres à illustrer la technique symboliste que le théâtre et les Serres Chaudes de Maeterlinck. Pour mieux empêcher le spectateur d’être distrait par une mise en scène trop arrêtée, et dans le but de nous intéresser exclusivement au développement des états d’âme, l’auteur localise l’action de ses pièces dans des cadres féeriques et mouvants, où nous devinons vaguement des canaux endormis, des moulins abandonnés, des paons mélancoliques, des castels hantés, des forêts terrifiantes. Il choisit ses sujets dans la légende et les fait vivre à une époque indéterminée, d’accord avec Novalis — le plus symboliste des poètes romantiques allemands — qui voyait dans le conte, la fable, le mærchen, un merveilleux moule poétique. « Alles poetische ? muss mærchenhaft sein », dit quelque part l’auteur des Disciples à Saïs 42.

Non seulement le choix du sujet, mais encore tous les accessoires, sites, événements, objets usuels, spectacles extérieurs nous renseignent sur l’état d’âme des personnages. Tout concourt à renforcer l’émotion fondamentale, converge vers l’expression morale, comme le voulaient les sculpteurs du Moyen Âge. Une vaste analogie coordonne les choses, les paysages et les sentiments ; il semble que le monde sensible et le monde psychique soient faits d’une même qualité et rien n’est plus propre à nous suggestionner que ces perpétuelles allusions, par l’entremise des sens, à des faits cachés, plutôt sentis que perçus.

Voyez : tantôt l’auteur d’Intérieur se plaît par de singulières concomitances à nous avertir du malheur. Un menuisier cloue du bois, un paysan fauche de l’herbe et c’est l’annonce de la Mort, l’implacable intruse, Hjalmar, le vieux roi sensuel poussé par sa femme, s’introduit chez la princesse Maleine. Au moment où la jeune fiancée va mourir un lis tombe et se brise, le chien Pluton gratte à la porte, le petit Allan joue à la balle contre la porte verrouillée, les cygnes qui nageaient sous les fenêtres s’envolent, sauf un qui tombe foudroyé, une des arches du pont s’écroule tandis que la croix de la chapelle choit dans le fossé et que la foudre saccage le château. — Tantôt, au moyen de simplifications habiles, Maeterlinck fait passer en nous tout ce qu’un état psychique comporte d’incommunicable : « Le carrefour des Quatre-Judas ! — Ne criez pas ce nom dans l’obscurité », et une exclamation déchirante, un Ah ! ou un Hélas ! comme en exhalent les héroïnes de Racine, contiennent de grands effets émotionnels. — Tantôt, avec une insistance qu’on aurait tort d’accuser de monotonie, les personnages se jettent la même phrase nue, et ainsi est atteint le maximum d’intensité suggestive avec le minimum de procédé. — Tantôt, au contraire, Maeterlinck accumule les images disparates, tourne et retourne une impression primitive, un jeu savant d’analogies combinées, malgré un apparent discord, en vue d’enserrer cette impression dans son entière complexité.

Essuyez vos désirs affaiblis de sueurs
Allez d’abord à ceux qui vont s’évanouir :
Ils ont l’air de célébrer une fête nuptiale dans une cave ;
Ils ont l’air d’entrer à midi, dans une avenue éclairée de lampes au fond d’un souterrain ;
Ils traversent, en cortège de fête, un paysage semblable à une enfance d’orphelin.

ou encore :

Mais ces mains fraîches et loyales !
Elles viennent offrir des fruits mûrs aux mourants !
Elles apportent de l’eau claire et froide en leurs paumes !
Elles arrosent de lait les champs de bataille !
Elles semblent sortir d’admirables forêts éternellement vierges.

Cet emploi des images accumulées est d’un heureux effet, car l’émotion du poète, pour être communiquée dans sa vérité mouvante et ténue, doit craindre de s’enfermer dans une épithète nue, abstraite ou trop rigide. Une seule image peut fixer cette émotion et l’exprimer à peu près, mais comment un qualificatif représenterait-il totalement cette sorte d’atmosphère dont s’imprègne chaque état d’âme et qui lui confère une nuance propre ? Un état d’âme en effet n’est pas vraiment un état, un status, mais un progrès, un processus dont on ne saurait rendre l’écoulement qu’au moyen d’un langage ondoyant et souple.

M. Bergson, dans un article célèbre, intitulé. Introduction à la métaphysique, a clairement expliqué les intentions de cette esthétique. « Beaucoup d’images diverses, écrit-il, empruntées à des ordres de choses très différents, pourront, par la convergence de leur action, diriger la conscience sur le point précis où il y a une certaine intuition à saisir. En choisissant les images aussi disparates que possible, on empêchera l’une quelconque d’entre elles d’usurper la place de l’intuition qu’elle est chargée d’appeler, puisqu’elle serait alors chassée tout de suite par ses rivales. En faisant qu’elles exigent toutes de notre esprit, malgré leurs différences d’aspect, la même espèce d’attention et, en quelque sorte, le même degré de tension, on accoutumera peu à peu la conscience à une disposition toute particulière et bien déterminée, celle précisément qu’elle devra adopter pour s’apparaître à elle-même sans voile. »

Maeterlinck a bien illustré cette théorie. Nous le voyons dans les Serres Chaudes entasser à dessein les images pour mieux nous faire pénétrer son impression subtile. Prenons par exemple cette pièce intitulée Regards. L’auteur nous veut parler des regards pauvres et las. Afin de nous baigner d’une ambiance de tristesse et de prolonger dans nos esprits cette désolation, Maeterlinck accumule les tableaux appropriés, qui tous concourent à renforcer l’émotion première.

Ô ces regards pauvres et las !…
Il y en a qui semblent visiter des pauvres un dimanche ;
Il y en a comme des malades sans maison ;
Il y en a comme des agneaux dans une prairie couverte de linges.

Dans la Bible, sans parler du Cantique des Cantiques, on trouverait de fort nombreux exemples de ce procédé évocateur, comparable à celui de la « touche divisée » en peinture : voici un ton puis un autre ton côte à côte, dont l’effet se recompose dans l’œil. Voici une image puis une autre et leur ensemble constitue une vibrante émotion. Le passage suivant, que j’extrais du Livre des Rois est des plus caractéristique. L’auteur sacré semble essayer plusieurs images et chacune nous achemine à cette sensation de l’ineffable sur quoi se clôt ce passage.

« Une voix lui dit : « Sors et tiens-toi devant l’Éternel » ; et en effet l’Éternel passa. Il s’éleva un vent furieux et puissant à renverser les montagnes, à briser les rochers devant lui, mais l’Éternel ne fut pas dans ce vent : après le vent ce fut un tremblement de terre, mais l’Éternel ne fut pas dans ce tremblement de terre ; alors ce fut le feu ; mais l’Éternel n’était pas dans ce feu. Mais après le feu, il se fit un léger murmure dans l’air et, en l’entendant, Elie se couvrit le visage de son manteau. »

Que m’importe après cola que, par excès de conscience expressive, Maeterlinck soit tombe parfois dans des allégories, d’ailleurs gracieuses :

À travers de tièdes forêts,
Je vois les meutes de mes songes,
Et vers les cerfs blancs des mensonges,
Les jaunes flèches des regrets.

Il suffit d’avoir indiqué brièvement chez notre auteur la puissance toujours renouvelée des « représentations » psychiques, le maniement subtil des affinités spirituelles, la figuration lyrique de ses conceptions intuitives, — pour se rendre compte de quelles délicates ressources jouit notre poésie moderne. Aux artistes contemporains appartient le pouvoir d’user de cet instrument infiniment délicat et de confirmer le mot de Spinoza : « Avec des paroles et des images il est possible de former un plus grand nombre d’idées qu’avec les principes et les notions sur lesquels toute notre connaissance naturelle est assise43 »

Paul Fort et la sensibilité française

I. — L’attitude du lyrisme contemporain se compose d’une infinité de gestes qui, dans leur variété, expriment l’ensemble d’une personne morale : le symbolisme. Fort est un de ces gestes.

II. — Reproche fait à la poésie actuelle : le manque de clarté. Fort est la clarté même. Ne serait-il donc pas symboliste ?

III. — Le symbolisme est d’abord l’éclosion d’un grand souffle de liberté. Fort et la liberté. — Le symbolisme est ensuite un mode de vision spécial qui colore chaque objet à la lumière de nos états d’âme. Fort et ce mode de vision. — Le symbolisme est enfin une esthétique basée sur la notion de vie. Fort, son panthéisme et sa joie.

IV. — Fort et la sensibilité française. Son classicisme.

V. — Ses innovations. Son rythme.

I

Les diverses monographies entreprises ici tendent à cette seule fin : montrer, au sein d’une attitude lyrique déterminée, un ensemble d’efforts originaux concourant à créer une même mentalité collective.

Ce m’est précisément une joie, à chaque nouveau poète analysé, de me heurter à une individualité irréductible, sans sortir du périmètre du symbolisme, en sorte que si les paysages changent, la patrie intellectuelle demeure.

Oui, la richesse du domaine poétique que nous parcourons, s’étale dans la jeunesse sans cesse renouvelée de ses points de vue et dans l’offre de ses multiples aspects : image de cette douce France, dont le climat tempéré est propice à l’éclosion de toutes les fleurs, sollicite quantité de ciels.

Si le symbolisme est une attitude lyrique propre, — et par propre j’entends une disposition de l’esprit et du cœur qui ne soit ni celle des romantiques, ni celle des parnassiens, — il est clair, en effet, que cette attitude se compose d’un ensemble de gestes qui tous concourent à son équilibre. L’unité dans la variété, telle pourrait être la formule synthétique de l’attitude symboliste, après avoir été la définition de l’art selon saint Thomas.

Par unité ou attitude entendons cette personne morale qu’on nomme symbolisme. Par variété désignons les multiples talents dont s’enorgueillit notre poésie actuelle et qui, au moyen de gestes autonomes et quand même bien réglés, marquent la même cadence harmonieuse.

Le symbolisme c’est donc, tendant vers une attitude commune, le geste expressif d’un Vielé-Griffin, d’un Henri de Régnier, d’un Verhaeren, d’un Maeterlinck, etc., etc., entre autres, — pour ne parler ni des morts ni des vivants moins âgés. C’est enfin le geste noble et inspiré d’un Paul Fort.

Tandis que nous passions en revue les acquisitions lyriques de ceux-là, nous fûmes amenés à faire le tour de cet état d’âme complexe qui a nom symbolisme ; car un état d’âme puise sa vie intuitive dans une série d’impressions, d’émotions et de sentiments, bref d’éléments ou mieux de processus qu’il importe d’analyser avant que de les synthétiser en soi. Étudier l’œuvre d’un Paul Fort, c’est avancer un peu plus loin encore dans la connaissance de cet état lyrique ; c’est, dans la prairie émaillée de fleurs, humer le parfum d’une fleur nouvelle.

II

Le propre des théories naissantes, qui s’écartent des modes de penser conventionnels, est de n’être point comprises et de subir d’immédiates déformations. À défaut d’autres exemples, le symbolisme nous fournirait de nombreuses preuves de la difficulté qu’éprouve la foule à s’adapter à la vision originale qu’on lui propose. Au sujet de notre position prise dans le lyrisme contemporain, les erreurs semblent s’être accumulées toutes seules. C’est ainsi que nul ne peut prévoir le temps où l’on cessera de nous reprocher notre manque de clarté.

Le public, pressé dans ses jugements, se passe de confirmations concluantes. Il a hâte de classer ses idées selon les commodités de l’action et fausse ainsi le réel. Il procède toujours du particulier au général et sa logique est d’induction vulgaire. Pour deux ou trois poètes qui ont en effet tenté sur le vocabulaire de notre langue des expériences un peu hardies et qui voulurent traiter le substantif comme une « fin en soi », nous eûmes à supporter un poids fort lourd de récriminations, d’injures faciles ou de sales plaisanteries. Le symbolisme ne serait-il donc, comme ils le prétendent, qu’une école littéraire, dont l’originalité foncière résiderait dans un amour immodéré de la pénombre et du clair-obscur ? ou bien aurions-nous peur d’être pris en flagrant délit de mêler un vil alliage à quelques pincées d’or, que nous ne travaillons, — disent-ils, — que dans les ténèbres ?

Bien avant de lire les poètes contemporains, il importait de les dénigrer pour qu’ils ne pussent goûter, jeunes, la gloire. Or je demande, aujourd’hui que la poésie dite symboliste est universellement connue, sentie, admirée, où nous pourrions rencontrer quelque obscurité susceptible de nous arrêter au milieu d’une lecture. Sera-ce dans la Chevauchée d’Yeldis au lyrisme précis et net, semblable à un écrin précieux dont on perçoit d’un seul coup tous les détails ; sera-ce dans Aréthuse dont le souffle pur fait lever des milliers de paysages clairs et d’images plastiques ; sera-ce parmi ces Serres chaudes où chaque fleur évoque un sentiment, où chaque odeur procure une vision d’âme ; sera-ce au milieu de ces Villes tentaculaires aux cris déchirants de joie furieuse, aux halètements de forges, aux heurts crépitants des marteaux rythmés par des mains de géants ; sera-ce enfin dans l’œuvre de Paul Fort ?

En voilà un du moins dont on pourra dire qu’il n’est point obscur. Serait-ce qu’il n’est pas symboliste ?

III

Le symbolisme, conformément à l’état des esprits de la fin du xixe  siècle, fut d’abord l’éclosion d’un grand souffle de liberté. Quelle joie, pour nos poètes, de respirer loin des sentiers battus du parnasse, dégoûter jusqu’à l’exaltation le bonheur d’être, de se sentir vivre parmi la lumière et les caresses des choses ! Il fallait que ce désir païen fût exaucé pour permettre aux symbolistes de prendre conscience d’eux-mêmes et de la nature réfléchie dans leur âme. Sans s’être concertés avec les impressionnistes, et après eux, les symbolistes tentaient un grand effort pour s’affranchir de règles conventionnelles et palpiter à l’unisson de la conscience de l’univers. Artistes et poètes ne cherchaient à se libérer des visions apprises et des lieux communs statiques, en dehors des réalités mouvantes de la vie, qu’afin d’atteindre à plus de vérité sincère. Il n’importe pas de rechercher si cette notion de vérité fut parfois mal comprise par les peintres, en qui le souci trop direct de la nature extérieure et la soumission trop absolue à l’objet a tué souvent l’idée ; si au contraire les symbolistes en exprimant moins les objets que leurs reflets sur la surface d’une conscience d’homme, — sans jamais pourtant s’écarter du réalisme, — n’ont pas mieux que ceux-ci satisfait à la notion contemporaine de vérité immanente. Constatons simplement que, sans aboutir aux mêmes conclusions, peintres et poètes sont partis d’un seul tournant : le sens de la liberté.

Cet âpre désir de se mouvoir sans entraves, sous le ciel de la pensée, ne s’est jamais plus manifesté que dans l’œuvre de Paul Fort.

Ah ! comme l’auteur de Coxcomb méprise les préfaces, les manifestes, les théories, les querelles littéraires ! En créant le genre lyrique qui est bien à lui, Fort a dédaigné nous instruire sur son métier, la qualité de son vers, le sens de son imagination. Dans son Roman de Louis XI, ce livre « de bonne humeur », où la psychologie la plus fine se mêle à une vision toute personnelle et à un talent narratif délicieux, à peine le poète a-t-il jeté en note quelques mots d’explication sur sa prose rythmée. Mais si nulle part vous n’êtes arrêté par des commentaires ou des avant-dire théoriques, en revanche vous trouverez, servant d’exergue à plusieurs de ses livres et dans le cours de toute son œuvre, des citations et des affirmations revendiquant bien haut la liberté, pour le poète, du choix de ses sujets et de son inspiration. L’esprit souffle où il veut et nul n’a le droit de chicaner sur les conditions premières d’un poème. Voici de la beauté ; que réclamer de plus ?

En tête des premières Ballades, Fort reproduit un passage connu de la Préface des Orientales, tant il est vrai que le romantisme, comme le symbolisme, comme tout courant lyrique nouveau, débute toujours par des affirmations d’indépendance. « L’art n’a que faire des lisières, des menottes, des bâillons ; il vous dit : va ! et vous lâche dans ce grand jardin de poésie, où il n’y a pas de fruit défendu… Le poète est libre. » Dans le livre intitulé Montagne, Fort, en deux ou trois aphorismes, résume son art. « Je veux tout le miroir et non pas un éclat… Penser “en troupe” est indigne du poète. Reste libre, c’est là ta première noblesse. » Ces vers de Boileau sont fiévreusement épinglés au verso de la première page :

Quelquefois dans sa course un esprit vigoureux,
Trop resserré par l’art, sort des bornes prescrites,
Et de l’art même apprend à franchir leurs limites.

Certains pourraient croire que ce besoin de liberté en art autorise les pires excès. Penser cela serait confondre la liberté avec son contraire, l’anarchie. Au début du symbolisme, il faut le reconnaître, il y eut quelque confusion dans ces mots, tant la joie de découvrir l’univers enchanté poussait les poètes à vouloir avec énergie leur délivrance. Mais sitôt que la mine du parnasse eût sauté, entraînant dans un grand fracas les chevilles, les trucs, les trompe-l’œil de l’école positiviste en poésie, le mot liberté en art ne signifia rien autre que le pouvoir de faire tout son devoir de poète, de même qu’en morale le libre arbitre n’est exigé qu’à seule fin de remplir sa pleine condition d’homme ; rien de plus, mais rien de moins.

 

Paul Fort nous offre un bel exemple du poète dont toute l’esthétique tient d’abord dans ce seul mot : liberté. Liberté, c’est-à-dire poésie pure, poésie complète, poésie dégagée, de tout ce qui n’est pas elle, poésie libre parce qu’elle ne veut vivre que de son essence, liberté de s’affirmer poète total. Cette expression, ainsi entendue, fut le mot de passe auquel le symbolisme a reconnu les siens.

Mais la liberté n’est que la condition première de toute œuvre lyrique ; cause nécessaire et non suffisante de la poésie contemporaine. Paul Fort est encore et surtout symboliste par sa vision spirituelle de l’univers, par sa façon d’interpréter la nature suivant les réfractions de sa conscience.

Pour l’idéalisme actuel la perception est une synthèse d’états de conscience et le monde extérieur n’est qu’une collection de sensations. « Par idéalisme, déclare M. Fouillée, nous n’entendons pas la théorie qui veut tout réduire à des idées… Nous ne désignons par ce mot ni la négation des objets extérieurs, ni la représentation purement intellectualiste du monde ; nous entendons la représentation de toutes choses sur le type psychique, sur le modèle des faits de conscience, conçus comme seule révélation directe de la réalité… De là, chez les philosophes contemporains, cet « idéalisme » dont le vrai nom serait plutôt le « psychisme44 ».

Le symbolisme est précisément cette attitude lyrique qui consiste à imprégner d’âme chaque paysage perçu, à faire vivre, selon le rythme de la conscience, les objets environnants. Par ainsi le monde extérieur emprunte la lumière de notre être et la nature se colore de la nuance de notre âme. Les choses sont autant d’émotions en puissance et recueillent notre propre exaltation.

Paul Fort n’a jamais cessé de satisfaire à ce besoin d’expansion par quoi nous communions avec le cosmos. Le Second livre des Ballades françaises, Montagne, s’ouvre sur cette belle et profonde déclaration de foi :

Nature, je ne conçois rien de tes beautés graves que selon l’amalgame, au miroir de mon cœur, de tes lignes, de tes matières impérissables avec mes joies, ces rêves, et ma vie, ces douleurs, — qu’avec mon cœur, ou bien mon âme, périssables

dans mes proses en vers, comme ils disent, les sages.

Plus loin la même idée est reprise et traitée avec non moins d’éclat :

Ce n’est point par ses cimes que la terre te pénètre, ô ciel, ni par sa flore, captive malgré soi, c’est par l’âme de l’homme, son âme volontaire, et l’orgueilleux éclat de mes yeux en fait foi…

et plus loin :

Car Dieu ne crée les choses que par l’âme de l’homme. Chaque jour l’univers renaît de son émoi. Il en est cependant pour qui tout se repose, qui regardent le ciel… ne l’aperçoivent pas.

Dans Lucienne, « ce petit roman lyrique à bâtons rompus, dit Charles-Henry Hirsch, dont les personnages sont des sentiments et des sensations », nous retrouvons les mêmes transpositions psychiques :

Rythmez de vos longs cils les battements de mon cœur, croisez vos doigts émus sur votre sein qui bat, que votre émotion rythme un chant de triomphe, comprenez-vous, dans moi !

ou encore :

Vous êtes dans les fleurs et l’air que je respire, vous êtes dans les feuilles et l’air que je respire, les blondes pousses et la feuillée qui tombe, vous êtes dans l’odeur des fruits que je respire, dans le profond parfum de l’automne expiré, et dans la neige sur les branches, — ou la neige comme une main câline sur ma manche.

Ainsi, pour moi, vous êtes l’univers. Et c’est votre faiblesse en moi.

ou enfin dans les premières Ballades :

Contemple, sois ta chose, laisse penser tes sens, éprends-toi de toi-même épars dans cette vie. Laisse ordonner le ciel à tes yeux, sans comprendre, et crée de ton silence la musique des nuits.

Bref c’est toute l’œuvre qu’il faudrait citer, les huit volumes de vers de ce magicien dont le cœur déborde d’images et dont les chants évoquent toute la féerie des pays intérieurs. Fort a fait sienne la parole d’Aristote : « Le monde est plein d’âmes. »

Es-tu cette lumière adorable éveillée sur la moire du lac, mon âme, entre les saules, et qui me ferait croire que, doucement en moi, l’œil du jour se rallume ? — Mon âme, es-tu ces bois ?

Symboliste par sa conception de poète, par sa méthode évocatrice, Paul Fort l’est encore par ses idées sur la vie. Le symbolisme ne se contente pas d’une esthétique profonde, il se veut encore, avec raison, une philosophie. Cette philosophie qui est celle de la vie, au sens où l’entendait Guyau, se résume en ces mots : la lumière ou la joie.

Il est curieux, en effet, de remarquer combien le xixe  siècle, inauguré par les romantiques sur un mode mineur et débilitant, s’est achevé, grâce aux symbolistes, sur un vigoureux hymne de joie. Le pessimisme d’un Chateaubriand, d’un Hugo ou d’un Lamartine n’a eu que peu d’écho dans nos jeunesses. La notion panthéiste qui guida un Spinoza et un Goethe a trouvé ici son retentissement. Déjà Vigny nous conviait à la sérénité, à cette sérénité que donne la connaissance des lois de l’univers et de la destinée acceptée. Les Goethéens diront : « Qu’importent nos petites peines de conscience devant la vie universelle, l’admirable machine que rien ne peut détourner de son mouvement et de son cours45. » Cette attitude stoïcienne a créé une éthique et une méthode positive puissantes. En l’acceptant nos poètes devaient lui faire subir une transformation, non dans son fond, mais dans sa forme, au risque de condamner la poésie à tomber dans l’atmosphère irrespirable de la philosophie. Ils conçurent donc d’exalter jusqu’à l’enthousiasme cette discipline intellectuelle. À force de concevoir la nature sur le modèle de la nécessité, l’univers nous est apparu comme un ensemble de forces concourant à une harmonie et susceptibles de se dilater en beauté. Le fait d’être, de respirer, de voir, de faire jouer ses membres et fonctionner ses organes constitue autant de joies. Dans notre participation à la vie de l’univers, l’orgueil humain s’accroît du lyrisme de tout sentir. Chaque arbre, chaque feuille, chaque herbe des prés prend une nouvelle raison de susciter nos transports ; tout devient digne d’être magnifié. D’où, sans doute, le grand nombre de livres aux titres exultant : Les Heures claires, Clarté de Vie, Joies, Entrevisions, etc., etc.

Ainsi les symbolistes, élevés dans la même atmosphère intellectuelle que nos savants et nos philosophes, ont voulu faire un pas de plus : dépasser la sérénité, qui est le procédé positiviste, pour aller jusqu’à la joie. Ils ont tiré du panthéisme autre chose que le stoïcisme. Ils ont dépassé le réalisme expérimental afin de dégager le sentiment de l’infini et de la divinité cachée derrière les apparences. Ils ont enfin synthétisé le jeu des forces de l’univers dans cet instinct lyrique, la joie ou la libre expansion de nos puissances.

Ainsi j’allais songeant à cette loi première : nul n’aime la Beauté sans aimer la lumière. Le grand jour pénétra mon front rose de fièvre et, détournant son cours, vint rafraîchir mon sang, et je croyais, fermant les yeux dans mon bien-être, tant ce jour était doux, sa lumière parfaite, que mon esprit voyait, au travers de mon front, le ciel dans la prairie et le ciel sur les monts !

Paul Fort, comme Vielé-Griffin, comme Verhaeren, comme tant d’autres, — alors que pourtant Henri de Régnier et Maeterlinck demeurent encore enfermés dans le stoïcisme, — n’ont revendiqué si haut les bienfaits de la liberté que pour mieux s’enivrer aux sources de la vie et baigner tous leurs sens dans la lumière, dans ce que Fort appelle la grande ivresse.

Couché sur un gazon dont l’herbe est encore chaude de s’être prélassée sous l’haleine du jour, oh : que je viderais, ce soir, avec amour, la coupe immense et bleue où le firmament rôde !

 

Suis-je Bacchus ou Pan ? je m’enivre d’espace, et j’apaise ma fièvre à la fraîcheur des nuits. La bouche ouverte au ciel où grelottent les arbres, que le ciel coule en moi ! que je me fonde en lui !

L’œuvre de Paul Fort pourrait porter en exergue ce vers du Livre des Visions :

La lumière est la vie de toutes mes pensées,

ou cette strophe des Hymnes de Feu :

Mais toute la nature est au seuil de mon cœur. La terre et le soleil ont la même cadence, rythmée à l’unisson des battements de ma vie. La lumière du jour te pénètre, ô ma vie ! Elle s’ajoute à moi comme une récompense, quand je laisse mes sens errer de l’astre aux fleurs. La terre et le soleil en moi sont en cadence, et toute la nature est entrée dans mon cœur.

IV

Certains qui, espérons-le, savent mal lire, se sont imaginés que les procédés habituels à l’attitude symboliste : la vision immanente des choses, les images intuitives, le libre déploiement de nos transports, devaient nécessairement compliquer jusqu’à l’obscurité l’expression de ces états d’âme vécus. J’ai dit, au début de cette étude, combien, une fois pour toutes, cette accusation était fausse. Pour mieux renforcer l’objection, il importait d’abord de prouver jusqu’à quel point extrême Paul Fort est symboliste. Mais s’il est dûment symboliste, serait-ce à présent qu’il n’est point clair ?

Paul Fort, né à Reims, a su tirer des paysages de l’Ile de France un doux enseignement. Sa sensibilité semble avoir été façonnée et comme pétrie selon les manières pures — je dirais classiques, si ce mot ne signifiait souvent des contours trop stricts — de notre race. Il a donc pu, sans contrainte, se garder de l’influence norvégienne, comme de la conception pionne de l’idéal marseillais.

Dans ses Idylles antiques il n’emprunte à la fable ancienne que ce qui est éternel et ce qui alimente toute poésie : l’amour de la nature. Or, par le fait que l’Ile de France est comme une « cellule de sagesse46 » au centre de l’Occident, un poète qui a accoutumé de fréquenter les bords de la Marne et de la Seine, se trouve admirablement doué pour sentir la légèreté de notre ciel et la grâce de nos plaines. De là, chez Fort, deux tendances constitutives de notre peuple, qui savent se concilier dans un cœur ému : la poésie grave et ordonnée selon une logique souple mais rigoureuse, et la poésie familière, d’accord avec le rire de nos bergères et la clarté du vin de nos coteaux. Dans les Ballades françaises, dans Lucienne, dans Paris sentimental, dans les Hymnes de Feu, nous passons sans heurt d’une ode de haut lyrisme à un lied câlin. C’est la chanson pieuse du bourdon du village, tandis que partout alentour frissonnent les notes frêles de clochettes aériennes :

Voici le don de joie et de pensée altière que verse aux fronts humains le soleil de midi, les drapeaux de l’été flottent sur les esprits et les blés se déploient dans les chants populaires !  

et soudain le poète sourit malicieusement :

Maman ! le diable qui me tire par les jambes !… Allons donc… — Oui, parce que le gros gendarme a mangé le petit Jésus. — Tu sais, toi, si tu le fais encore mourir une seule fois, celui-là, je te fiche une gifle ! — hurle papa qui fait des chiffres.

Le Français d’Île de France ne quitte Racine que pour Jules Laforgue. Cette description de Bullier est savoureuse en diable :

Amours d’un soir, amours d’un an, béguins d’une heure ou d’un moment, émotionnelles d’étudiants, caprices des futurs notaires, — porte-monnaie et sentiment, ah 1 folies des huissiers enfants 1 si ça durait la vie entière, ça ferait-il plaisir aux parents ? — Mais écoutez cette misère : le coup de foudre, à en mourir, de ce vieil aspirant docteur pour la petite Esméralda. « Souviens-t ’en, l’on jouait España !… Depuis ce jour-là, mon cœur saigne… » Il n’en mourra pas cependant, il nous fera mourir plus tard, sous un coup de foudre de son art. — Béguins d’une heure, amours d’amants, porte-monnaie et sentiment. Et les gros lots de la déveine : ces glorieuses passions d’un an, et les collages, tous les collages comme du beurre sur une tartine d’enfant, que l’on se coupe chaque jour dans le pain mollet de l’amour !

Une heureuse disposition à l’ironie, jointe à un goût parfait, à un grand amour pour les pensées vigoureuses dénotent une fameuse organisation de poète. La sensibilité de Fort est de toute première qualité qui lui permet de vibrer avec tous les êtres, d’entrer en contact avec chaque lieu évoqué, d’aiguiser sa psychologie jusqu’à pénétrer les plus subtils sentiments humains.

Pour parvenir à se donner « un cœur innombrable », Fort nous indique malicieusement sa recette : la bêtise. Jamais l’auteur de Paris sentimental ne manque de nous répéter : « Le poète doit être bête. »

Ce n’est pas très intelligent (on me l’a dit) les poètes. Ils sont trop bêtes lorsqu’ils aiment. Ce sont les Bêtes du Sentiment.

Qu’est-ce à dire, sinon que l’artiste, comme le savant, doit s’étonner de tout et posséder une âme assez naïve, des sens assez vierges pour vivre en perpétuelle exaltation. Au moindre vent l’eau des fontaines se fronce ; au plus simple attouchement des choses la conscience du poète doit s’élargir et s’étendre en ondes lyriques.

Nous saisissons sur le vif la raison pour laquelle Fort s’est si bien assimilé les mœurs des simples, des villageois, des marins, des pâtres, des petites amoureuses47. L’Amour marin est un livre unique dans les annales de notre poésie, car les Amours jaunes de Corbière, faites de hâtives notations n’atteignent pas à cette perfection brutale ou sentimentale avec laquelle s’expriment les matelots de l’Amour marin.

T’es pas la même que moi, bien sûr. T’es toute petite devant moi. Mais quand j’te quitte, ah ! tu grandis ! t’es sur la mer, une grande figure, qui grimpe au ciel, qui couvre tout. Moi, je suis toujours moi pour moi. Dans mes souvenirs, je n’grandis pas. J’suis à mes souvenirs. C’est déjà ça, mignonne d’amour !… T’es pas la même que moi, c’est sûr. T’es toute petite quand t’es devant moi. Mais quand j’suis loin, que j’pense à toi, dans mes souvenirs tu couvres tout, la mer, le ciel, la nuit, le jour 1 Et ça, c’est trop, mignonne d’amour !

Peut-être, comme le remarque aussi Robert de Souza, Fort est-il moins naïf qu’il n’en a l’air, c’est même sûr, car je connais peu de livres où la psychologie soit plus poussée que dans le Roman de Louis XI. Ici le poète a voulu exprimer par l’histoire anecdotique la mentalité d’un peuple gouverné par « un curieux homme ». L’ouvrage s’ouvre sur cette déclaration de Hugo : « L’histoire dit bien quelque chose de tout cela : mais ici j’aime mieux croire au roman qu’à l’histoire, parce que je préfère la vérité morale à la vérité historique. » Ce qu’un chartiste ne saurait nous donner, voilà ce qu’il faut aller chercher chez Fort. Il m’indiffère de connaître la liste exacte des événements accomplis de 1461 à 1483, mais je suis ravi de retrouver, dans ce livre, le Louis XI du château de Péronne, au chaperon brodé de médailles de cuivre et d’images de plomb, occupé à des patenôtres et, dans le même temps, combinant une nouvelle ruse ; le Louis XI, qui jure par la Pâques-Dieu, tout en ayant peur du diable ; le bon sire, qui, craignant les pétards, fait tenir devant lui le vaste Tristan et qui allonge le bras entre les jambes du compère, pour allumer le bûcher ; le fin renard s’amusant à dessiner les gibets et qui lorsque Commines lui dit : « Sire vous blasphémez ! » répond :

— Sainte Marie ! est-ce possible ?… Vite alors, mon chapelet ! Non. J’ai encore quelque peu à pécher. Je m’absoudrai du tout ensemble.

— Tiens, tiens, serait-ce à l’homme que je viens de m’adresser.

— Nenni, c’est à la force.

Quant au mouvement tempétueux qui accompagne ces narrations, aux dialogues piquants, chargés de traits de caractère, aux personnages divers et multiples qui grouillent dans le récit, à la variété extraordinaire d’images dont se pare le style descriptif de ce roman lyrique, — il faut se résigner à n’en rien dire. L’analyse se refuse à violer avec son sécateur ce Paradou moral, et peut-être est-ce le moment de rappeler la parole de Bacon : « On ne fait rien de beau par les règles, mais par une espèce de bonheur. »

Cette espèce de bonheur qui illumine la poésie de Fort nous la retrouvons dans la façon dont est conçue l’œuvre intitulée Coxcomb ou l’Homme tout nu tombé du Paradis. Dieu a créé les âmes pour sa gloire et satisfaire son besoin d’expansion. Or pour se conclure, Dieu n’a plus qu’une âme à composer. Cette âme entre les âmes, le Seigneur la laisse libre de se choisir elle-même. Aussitôt le futur être humain se pare du diadème de sept âmes d’élite : Socrate, Hamlet, Triboulet ? Galilée, Confucius, César et Mahomet. Dieu ne put s’empêcher de s’écrier : « Quelle âme, oh ! quelle âme ce mortel vient de se composer ! Coxcomb, crête du monde, on t’appellera Coxcomb ! Va, tu seras sans âge… Cependant n’oublie pas le recensement dernier. » Coxcomb sent un corps rose et gras s’attacher à son âme. Le Seigneur lui allonge un coup de pied ; voici Coxcomb en route pour la terre, semant les vérités encloses en ses sept âmes.

Ce n’est là qu’un prologue d’une épopée burlesque en trois chants, mais ce poème vibre d’une vie si pleine, si totale que chaque page constitue un tableau définitif, scène de mœurs, de caractère ou paysage lyrique, et se suffit à lui-même. Le dialogue des deux gendarmes est du plus curieux comique et de la meilleure observation. Le passage suivant, parmi mille autres est gracieux au possible :

Les angelots faisaient refléter leurs menottes aux astres qui venaient reluire à ces clartés, et sur les dalles bleues où leurs petits pieds trottent jouaient à la marelle avec la voie lactée.

À côté d’une douce ironie nous rencontrons des strophes de la qualité de celle-ci :

J’ai beau faire, les sept ciels resteront dans mes yeux : leurs couleurs éternelles, suaves et magnifiques, leurs divines lumières flottent sous mes prunelles, quand je ferme pieusement mes paupières catholiques.

D’un mot nous dirons que l’œuvre de Paul Fort est tout sensibilité. Cette sensibilité est instinctive en ce sens qu’elle jaillit du fond même de l’être ; elle est aussi consciente d’elle-même, si j’ose dire, réfléchie, pénétrée de raison française, — sans cesser d’être folle. Cet instinct et cette conscience nous donnent le ton de la poésie populaire, du folklore, de la chanson rustique, d’une part, de la haute poésie, de l’ode majestueuse et du grand lyrisme, de l’autre. Le tout réuni en le même artiste dénote une sensibilité à la fois très naïve et très cultivée, très libre et très organisée.

Il ne s’agit donc plus d’une sensibilité de romantique, c’est-à-dire particulière et maladive, mais d’une sensibilité générale donnant le sens de l’universel. C’est par là, si l’on veut y prêter attention, que le symbolisme se relie au classicisme. On a beaucoup parlé de Moréas, pas assez de Fort. La poésie de celui-ci remonte aux sources mêmes du lyrisme, elle est donc aussi grecque que française, c’est-à-dire complète. On a trop peu admiré aussi la fraîcheur et l’abondance de ces images qui recréent, pour nos yeux avides, le monde extérieur.

Revoir sur un versant la lune à son déclin pendre ses glaces grises aux branches des sapins, les bruyères lasses en gravissant pleurer vers l’aube, sous le vent, comme à la dérobée ; ô revoir les bouleaux à la tige d’argent s’alanguir et coucher leur front sur un torrent, revoir l’aiguille bleue où piaule l’alcyon et que tache un désir de végétation, fleurir soudain dans l’aube, d’aigues et d’améthystes, et vers la cime où l’aigle et les images glissent se traîner lentement un brouillard orangé… Au jour levant dans l’air ses baguettes magiques, revoir des campanules et des neiges dorées, revoir tout un torrent briller comme de l’or, et les myrtilles noires, au souffle de l’aurore, agiter leurs grelots roses, et silencieux…

Parmi nos meilleurs poètes contemporains, Fort est celui qui innove le plus.

Sa poésie est comme de la clarté d’IIe de France tombant sur un décor. Cette clarté est si fine, si légère, si ténue qu’elle fond parfois tous les tons dans une sorte de buée lunaire qui fait songer aux féeries anglaises. Tantôt, au contraire, la lumière pénètre les objets et rend leurs contours presque transparents, si bien que la nature apparaît dans son plus joyeux éclat. Le réalisme poétique d’un Wordsworth, les images berceuses et teintées d’émotion d’un Kaets, les subtiles notations d’un Dickens semblent s’être donné rendez-vous en un cerveau centre du monde ; sans compter que la poésie de l’Intermezzo y trouve aussi son ironique écho.

Ai-je rêvé de toi vraiment ? Il me semble. Oui, c’était charmant. C’était, au reste, un rêve allemand.

On ne juge un poète que par comparaison ; ce sont donc des noms, des noms encore qu’il me faudrait accumuler pour enserrer la personnalité si riche d’un Paul Fort ; tout de même je pense que dans cette brillante symphonie, la flûte de Kaets et le hautbois de Heine domineraient48

V

Pour extérioriser le rythme de cette pensée lyrique en perpétuel mouvement il était besoin d’une forme essentiellement ductile, qui clichât toutes les aspérités du sentiment et qui s’adaptât à toutes ces transpositions d’états d’âme. Fort — et c’est là un de ses plus beaux titres de gloire   n’hésita pas à se créer un style « pouvant passer, au gré de l’émotion, de la prose au vers et du vers à la prose ». Cette forme, rappelons-le, n’est bonne que pour Fort. Notre poète a donc raison de renvoyer à d’autres les critiques tendant à prouver que son style ne peut être généralisé.

Voici brièvement réunis les avantages d’un pareil style. Un vers chez Fort ne vient pas seul, il traîne avec lui sa strophe entière. Je dis mal. Le poète ne pense pas par alexandrin, mais par strophe ; celle-ci lui est donnée d’un seul coup, par intuition, et nous reconnaissons là encore une des meilleures conquêtes du symbolisme.

En second lieu ce procédé est le seul qui tienne compte des élisions naturelles. Suivant le ton que nous prenons, ton d’émotion, ton oratoire, ton ironique, nous élidons naturellement certaines syllabes, ou bien nous les renforçons. La strophe de Fort se présente toujours comme elle doit être parlée, et parlée, ne l’oublions pas, selon l’accent même de l’Ile de France.

Grâce à cette présentation extérieure choisie par l’auteur de Lucienne, les élisions naturelles nous apparaissent d’elles-mêmes et nous trouvons du premier coup les plus fines toniques voulues par l’auteur. L’harmonie de cette musique se dégage toute seule sans fausses notes. Ajoutons qu’à moins qu’un méridional ne veuille s’en mêler, un acteur ordinaire déclamera avec plus de facilité et de vérité des vers ainsi établis typographiquement ; les yeux lisent comme nous parlons ; l’expérience faite avec des poèmes de Fort, disposés tels qu’ils le sont dans ses livres, fut concluante49.

Tout doucement, sans fracas, âgé de trente-sept ans, ayant déjà à son actif d’écrivain huit volumes de vers ou de prose rythmée, chacun d’une originalité renouvelée, Paul Fort continue son œuvre de clarté et de joyeux rêve.

Sans avoir jamais dévié, sans avoir rien sacrifié à la renommée, Paul Fort, il faut qu’on le sache, est parmi nos artistes actuels un de ceux qui remplissent le mieux leurs engagements de poètes.

Adrien Mithouard et l’Occident

I. — Mithouard mérite une étude. On fut injuste envers lui. — Son enfance, ses goûts, son organisation d’artiste. — Bigalume. Le musicien.

II. — Son évolution. Le Récital mystique. — L’Iris exaspéré. — Les Impossibles Noces. — Le Pauvre Pécheur, son chef-d’œuvre. Inspiration.

III. — Son vers et son rythme.

IV. — L’œuvre en prose.

Le Tourment de l’Unité, livre clairvoyant d’esthétique générale, qui résume les tendances éparses de l’art contemporain.

V. — Traité de l’Occident, le bréviaire de l’esprit français. Ouvrage capital où l’on définit l’état de notre sensibilité et l’atmosphère morale de notre pays. La voûte et l’idée de temps.

VI. — Les Pas sur la Terre. — Les marches de l’Occident.

VII. — Conclusion. L’Occident doctrine esthétique bien équilibrée, qui répudie également la stérilité d’un humanisme abstrait et l’outrance des anarchistes novateurs.

Je me décidai, un beau jour, ayant lu la plupart des textes de la littérature dite symboliste, d’entreprendre l’étude des livres didactiques où se trouvent esquissées l’histoire, la critique, l’esthétique, je ne dis pas de cette école, — il n’y a pas d’école symboliste, — mais de cette attitude lyrique contemporaine. Un de mes plus grands étonnements — j’en éprouvai plusieurs — fut le silence prudent qu’ont gardé et que gardent encore avec ensemble les plus ou moins autorisés de nos « donneurs d’immortalité » autour de l’œuvre, pourtant significative, d’Adrien Mithouard. Aucune anthologie — et Dieu sait s’il en existe ! — ne renferme à ma connaissance des vers de l’auteur du Pauvre Pécheur. Aucun « livre de masque » n’a daigné nous offrir un moulage de cette expressive et babillarde physionomie. Pourtant le nom d’un homme qui s’affirme tour à tour poète, esthéticien, essayiste, directeur de revue, et qui, par surcroît, régit, avec quel zèle ! les intérêts d’un gros arrondissement de Paris, ne peut être ignoré. Voilà une personnalité bien encombrante. Elle tient donc silencieusement de la place dans nos esprits.

Oserai-je avouer avoir connu la poésie de Mithouard dans le même temps que celle de Vielé-Griffin et d’Henri de Régnier. Perdu dans un collège de province, je trompais par la lecture de la Cueille d’Avril et des Portes anciens et romanesques les heures banales d’une morne rhétorique. Un ami, confident de mes goûts naissants, me fit don, je crois bien pour se moquer, de l’Iris exaspéré. Tout de suite l’étrangeté de ce titre me conquit. Ainsi qu’il arrive aux cerveaux longtemps comprimés, dont le mysticisme vivant ne cherche que l’occasion de s’essorer, je chéris moins ce livre à cause de ses qualités solides, que pour l’espèce de secousse nerveuse qu’il m’apportait. Je me réfugiais alors dans l’outrance et lisais au hasard la jeune littérature, vers quoi allaient tous mes rêves tumultueux. Étions-nous, deux ou trois petits provinciaux, mieux informés que ceux de notre âge, les potaches de Paris ? Je l’ignore, et n’insiste que pour m’étonner de cet oubli non encore réparé. La critique peut se tromper sur les destinées d’un ouvrage, elle se trompe journellement. Au moins devrait-elle reconnaître son erreur, lorsque les années sont venues fortifier un talent qui produit avec entêtement et qui se grandit à mesure. Je pense à Sénèque le sage écrivant : « Les uns ont la réputation, les autres la méritent. » Il m’est donc aussi doux de réparer avec modestie une grande injustice que de marquer un apport original dans le courant symboliste au long duquel je me complais à muser, en feuilletant l’œuvre féconde d’Adrien Mithouard.

J’aurais aimé, pour les études qui m’intéressent, n’avoir qu’à dégager les conclusions proposées par l’auteur lui-même. Cette tâche n’est aisée qu’au terme d’une analyse détaillée, non encore tentée. Suivons donc pas à pas Mithouard dans l’élaboration journalière d’une pensée en perpétuel mouvement. Nous le verrons d’abord se chercher, pousser des prolongements dans tous les domaines de l’activité intellectuelle. L’heure viendra où, ayant trouvé son centre, il prend finement position et édifie la profonde doctrine de l’Occident, en laquelle nos fiers instincts de naturalistes et la continuité de notre race s’unissent. Sans différencier des qualités harmonieusement accouplées, pénétrons plus avant dans ce tempérament de poète, d’esthéticien, d’essayiste. Ainsi d’une ellipse morale, image de la vie, dont on parcourt les axes spirituels, pour aboutir au foyer de l’âme, cette synthèse rayonnante.

I

Je sais que certains ne sont parvenus que tard à l’expression de leur originalité, comme une graine ensevelie sous le gel de l’hiver, qui attend le choc du soleil pour s’épanouir. Je sais aussi que notre enfance chantera pour toujours dans notre avenir, et que nos jeunes années portent déjà, les mains hautes, la corbeille fleurie de notre existence future. L’enfance de Mithouard se vêt de pensées graves, et, tout de même gracieuses, joue, toute frêle encore, dans un jardin solitaire. Fils unique, confiant dans le bonheur calme dont l’environnent les siens, il caresse tôt ses yeux à la certitude des lignes pures et des harmonies architectoniques. Le père de Mithouard était « un médecin de maisons ». Nous contemplons, dans le Traité de l’Occident, un portrait achevé de cette physionomie sereine. Il légua à son fils cet esprit droit et large qui constitue l’homme libre, le goût des choses belles et utiles, le sens exact des proportions et l’amour de la plaine française. « Quand j’étais petit, je faisais mes devoirs chez mon père ; il rangeait sa table, approchait la lampe, mettait un gros livre sur ma chaise et m’installait bien à mon aise. Car il ne concevait pas qu’on pût rien faire sans bien s’y mettre. Puis il m’entourait d’un tel silence que j’éprouvais un grand besoin de le remplir de toute la tension de mon petit cerveau. Une paix dévorante embrasait la pièce ; autour de cette lampe, l’atmosphère brûlait. L’oisiveté me faisait peur, qui m’eût laissé en proie à cette heure pesante où je me sentais si respecté. » C’est assez dire que l’enfant commença à se chercher dans une joie studieuse. Mais comme la solitude et l’isolement poussent d’ordinaire une conscience catholique vers l’idéalisme, ce n’est que plus tard, au contact des réalités quotidiennes, que l’artiste trouvera en lui cet équilibre, fondement de notre tradition. Pour l’instant, il s’ébat dans le mysticisme.

Au collège on lit Homère et Cicéron ; on s’entretient avec les classiques. Mithouard ne connaîtra que relativement tard les romantiques, Hello, Mallarmé, Verlaine. Ceci est à retenir. Une attraction secrète, jointe à une éperdue frénésie d’idéal, non un désir légitime d’imiter, lui insufflent le goût des vers et de la musique. Mithouard puise en son moi son originalité. Un seul poète lui est familier, Banville. Dans la lecture des Odes funambulesques, Mithouard apprend les rudiments d’une métrique un peu courte, qu’il saura élargir pour se créer un rythme en harmonie avec sa nature ardente. Au reste, nous avons accoutumé de considérer Banville comme un subtil jongleur. Cette réputation de parnassien coquet a fait grand tort au poète lyrique et même épique. Mais un collégien aime la gymnastique et les cabrioles. Mithouard écrit d’abord une fantaisie endiablée dans le style des Odes funambulesques. Bigalume est une scénette dont les personnages se composent d’un vieux pédagogue radoteur, d’une gentille jeune fille romanesque et d’un petit lutin futé.

Je n’ignore pas le peu d’importance que Mithouard attache aujourd’hui à cet exercice prosodique. Aussi bien, ce goût un peu fantasque, cet air de ne pas avoir l’air, cette joie amusée de contempler ses propres pirouettes, est une caractéristique du tempérament de notre artiste. Jamais Mithouard ne se départira, même au milieu d’une composition grave, de cette ironique attitude. Chaque fois qu’un jeu de mots le démange, il faut qu’il nous le jette à la figure. Une métaphore bariolée vient-elle se poser sur sa plume, soyez sûr qu’aussitôt il l’attrape et la pique sur son papier comme un papillon aux ailes étranges.

La Perdition de la Bièvre 50 est écrite au moyen d’éblouissantes associations d’idées. La Divagation de Salomé, chef-d’œuvre de style « mallarméen », qui clôt dans l’enthousiasme un hymne violent à l’unité dynamique de l’esprit et de la vie, laisse échapper des phrases comme celle-ci : « Et vous, mon oncle, prenez toujours patience et vous faites narrer l’aventure de la femme de Loth qui fut changée en statue. C’est une histoire qui ne manque pas de sel », ou comme cette autre : « Et je dansais seulement pour ceci que je me sentais des jambes à vexer Jean Goujon », ou encore ; « Qui a pu saisir, isoler, condamner à l’éternité des palpitations uniques ? M. Degas. Qui a pu fixer sur de l’espace les formes de la rapidité ? M. Degas. Saurait-il aussi bien entendre la rotation des peuples ou l’adolescence des planètes ? Le Degas des planètes c’est Dieu » ; ou enfin : « Le paon amoureux qui danse la pavane se doute-t-il qu’en faisant la roue devant sa bien-aimée, il darde anxieusement sur toutes les choses les vingt regards de son plumage vain — pas si vain ! — le paon qui regarde le grand Pan ! » Délicieuse habitude d’un occidental, fils de notre moyen âge et de nos cathédrales, qui sourit à travers ses larmes, qui trompe sa veine satirique à mêler des gargouilles à la perspective d’un chef-d’œuvre. Heureuse possession de soi permettant de se mettre à côté des choses pour mieux les regarder. Joie de vivre au milieu de la mobilité des formes, de les comprendre, de les palper, de les plier à son propre destin, de s’y adapter sans être dominé par elles.

Ai-je dit qu’entre temps Mithouard s’appliquait à devenir un savant violoniste ; non un de ces amateurs de salons qui nous font grincer des dents, mais un consciencieux virtuose ? J’entends bien tenir compte comme il convient de cette sensibilité musicale, pour la révélation du talent de notre artiste. Car le violon est une âme qui chante, qui rit ou pleure selon notre vouloir. « Oui, cette petite chose passionnée, depuis si longtemps pressée par un amoureux effort, poussée d’une émotion à l’autre jusqu’à sa forme, enferme vraiment en soi un grand frisson de vie. » Si vous allez chez Mithouard, vous trouverez étagés sur les rayons d’un meuble, cinq petits sarcophages vernis, où dorment pendant le jour des instruments doucement caressés. Mais quand vient le soir, le Stradivarius ou l’Amati se réveillent sous les mains expertes de celui qui se plaît à poursuivre son âme avec des sons. Ah ! comme Mithouard a parlé religieusement de Léon Reynier ! Comme il a su comprendre, à l’aide de sa science musicale, la flexibilité des rythmes médiévaux basés sur l’idée de temps, comme l’ordonnance d’une cathédrale ! Comme il a su tirer pour l’oreille une métrique reposant sur l’accent, « affranchie des cadences symétriques que la danse impose », alors que l’auteur de Fervaal, en véritable occidental, développe librement, sans l’interrompre par des accords abstraits, sa polyphonie, sur « cette rythmique puissante des temps lourds et des temps légers » ! Et je songe à la parole d’Ingres : « Un violoniste ne saurait être un malhonnête homme. »

D’abord Mithouard qui ne pense rien faire à demi, posséda chez lui un orgue, — un orgue et aussi un billard. Le billard c’est de la logique en mouvement, un jeu fortifiant d’intellectuel prompt là résoudre le mystère de la Trinité au moyen de trois billes entrechoquées. Le billard, c’est encore mieux que de la raison fixée, puisqu’il y faut de la justesse, de la légèreté et une certaine intuition pour les coups compliqués ; autant de qualités propres à l’occidental. Nous sommes une race d’honnêtes joueurs de billard. Et puis le billard en poésie, c’est encore l’influence de Banville qui reparaît. Or, ce meuble est inconfortable pour y dormir et quantité d’amis y trouvent l’occasion de fréquentes visites. Mithouard qui n’aime pas à être dérangé dans son labeur réfléchi, alla donc vendre à l’hôtel Drouot son tapis vert. Il en revint avec un orgue, superbe occasion qu’il saisit… aux tuyaux. Cet instrument dont « la large poitrine, en continuant une voix toujours égale, a déterminé ce type suprême du style lié dont les parties s’en vont d’un seul mouvement comme les quatre nervures de la voûte », est seul capable de remplir de son haleine inépuisable une nef ogivale. Encore une façon pour Mithouard de goûter la cathédrale et de s’acheminer en mesure à mieux vivre une vie d’occidental.

Je demande qu’on ne me fasse pas grief de ces détails accumulés au hasard, semble-t-il. Précisément ma méthode consiste à façonner cette intelligente physionomie au moyen de touches successives, de tons superposés ; et vous verrez bien qu’elle finira par surgir de l’ombre.

II

Nous avions laissé Mithouard se débattre avec son moi. Par suite de son isolement, il acquiert très tôt une originalité franche ; par suite de ses tendances catholiques, il est tout de suite enclin au mysticisme. Plus tard, Mithouard acclimatera son mysticisme à un naturalisme local et deviendra un des types les plus représentatifs de sa race. Pour l’instant, il dédaigne le public et confie au papier des méditations passionnées. Actif et douloureux, tel m’apparaît cet artiste dans les quatre livres de vers où sa jeunesse s’est offerte.

Le Récital mystique 51 est l’expression d’un cerveau, tendu comme un arc, qui tire des flèches enflammées vers l’absolu. Deux poèmes de ce recueil eurent toujours mes préférences. Chaque fois que je les relis je me sens pénétré de la même émotion indéfinissable.

Le Magnolier est l’histoire de deux jeunes gens, Balthazar et Gilbert, insatisfaits de l’amour incomplet que nous donne la femme.

L’immense amour auquel l’âme se désaltère
N’est pas celui qu’on prend aux femmes de la terre.
Elles ne savent pas nous aimer gravement,
Notre besoin d’aimer s’irrite en les aimant.

Ils rêvent d’étancher dans une consubstantielle amitié la soif dévorante de leurs désirs infinis.

Amour plus recueilli que l’amour, amitié
……………………………………………
Ce que mon âme attend, ce qu’elle achèterait
Du plus pur de son sang, c’est d’éteindre la tienne,
Et de la posséder, c’est qu’il nous appartienne
De nous appartenir tous deux éperdument,
De nous résorber l’un en l’autre en nous aimant
Et d’étreindre à jamais nos soifs inassouvies,
Et d’identifier l’essence de nos vies,
Et d’en pleurer de joie, et de mettre en commun
Le sang, l’être, l’amour, et de n’être plus qu’un !

Je retrouve cette même conception mystique de l’amitié chez les premiers romantiques allemands52, dont nos symbolistes français se rapprochent par tant de côtés. Balthazar et Gilbert se sont assis sous les blanches ailes d’un grand magnolier. Survient un sanglier affamé qui les renverse, les piétine, les déchiquette à coups de boutoir. Nos deux pèlerins sont tombés sanglants.

Ils regardent avec une exquise langueur
Sur le sol onduler la pourpre de leur cœur.

Une même pensée leur vient : boire le sang l’un de l’autre, afin de confondre leur être et de communier leur vie.

Ils levèrent chacun au firmament vermeil
Leur coupe qui fumait vers le pâle soleil.
Et puisque ce breuvage était vraiment eux-mêmes,
Puisque l’amour ressemble, en des heures suprêmes,
À l’Épouvante assis au fond du bois sacré,
Puisque boire ceci qu’avaient élaboré
Leurs rêves, leurs pensées, leur amour, puisque boire
C’était dans la forêt mystérieuse et noire
Pénétrer plus avant que les hommes ne vont,
Ils burent lentement leur coupe jusqu’au fond.

Ainsi ils s’endorment doucement, heureux d’avoir réalisé leur idéal d’amour.

Le Mari de la Forêt nous offre le même type d’amoureux assoiffé d’amour transcendant.

Il n’est de plein bonheur qu’autant qu’il s’y révèle
À chaque pas qu’on fait quelque face nouvelle,
Et que le plus grand cœur ne renferme d’amour
Que ce qu’on en voudrait pour aimer un seul jour.

Il va donc épouser une forêt aux profondeurs incalculables. Là, les feuillages sans cesse variés, les jeux d’ombre et de lumière toujours nouveaux forment une chose vivante en perpétuel devenir ; on n’en pourra jamais consommer l’attrait.

Quelle femme avait l’âme aussi profonde ? Aucune
Chez qui l’immensité ne fût une lacune.
En la seule forêt, il pourrait chaque jour
Découvrir des aspects ressuscitant l’amour.

Le soir venu, Gautier entreprend « d’aimer et d’étreindre l’immense ». Il chante et la forêt redit son chant mille et mille fois intensifié. Il court dans le vent, baise les mousses, étreint les bouleaux, se roule dans les ronces. L’orage éclate furibond. « Ce sont les voluptés de la grande débauche. » Une louve le guette. Gautier se dégage des buissons crochus. Il grimpe au sommet du plus bel arbre. Et, pour mieux embrasser d’un cœur illimité son épouse infinie, Gautier se précipite dans le sein des flots verts.

Ce poème est un des plus beaux symboles réalisés que je connaisse. Tout, la pensée intuitive et lyrique, les descriptions immanentes, c’est-à-dire en fonction d’états d’âme, les images violentes accumulées, le mouvement fou qui fait perdre haleine à la première lecture, la langue neuve et tourmentée, tout concourt à l’expression frénétique d’une âme en proie à l’amour passionné et délirant de la nature.

Avec l’Iris exaspéré 53 nous assistons aux dernières convulsions d’un romantique très évolué. On nous a trop habitués à considérer le symbolisme comme une déclaration de guerre au romantisme. Cette vue ne semble juste que si l’on remplace le mot romantique par celui de parnassien. La génération de 1885 continue la voie tracée par Hugo, quoi qu’on en ait dit. Elle ne fait qu’acclimater les destinées de la poésie française aux exigences de la mentalité contemporaine. Cette mentalité, délibérément idéaliste, requiert une poésie plus souple et plus réelle. « C’est à l’âme que la science va se prendre », déclare Taine. C’est aussi à l’âme que va s’adresser la poésie, à l’âme et à tout ce qui la constitue : la conscience profonde, l’idée incarnée dans des formes subtiles qui l’enserrent sans la déformer, la nature perçue du dedans, en fonction de nos états psychologiques, et non plus considérée objectivement comme procédé plastique. Les premiers romantiques français confondaient trop souvent l’âme avec l’imagination. De là leur poésie parfois bien superficielle. C’est dans le sens de profondeur qu’il faut comprendre la réforme accomplie par les symbolistes. Ils ne cherchent pas à enguirlander de fleurs rares des lieux communs classiques, mais à creuser à l’intérieur d’eux-mêmes, pour faire jaillir la source des émotions vraies et primordiales qui dort dans l’intime de notre être. Les réformes métriques n’ont pour objet que d’offrir un instrument lyrique capable de rendre, sans les cristalliser dans leurs modulations mouvementées, les accents flexibles de nos polyphonies psychiques. Les « jeunes » sont venus continuer, en l’aérant, notre, tradition infiniment perfectible.

L’Iris exaspéré nous aide à mieux saisir chez un poète original, influencé seulement par l’ambiance de l’époque et du moment, le passage inconscient du romantisme d’imagination au symbolisme intuitif. Rien que la lecture des titres est significative : L’assassinat du Silence ; Avoir bu les Étoiles ; L’Avril voulu ; La béatitude des Pierres ; Le cœur du Temps ; La Lune aveugle ; Les Tours douloureuses 54. De plus en plus nous voyons Mithouard promener son inspiration dans les « serres chaudes » de la conscience et dans le verger intérieur de la vie.

Le cœur enamouré du poète est mort. On l’a enseveli sous un ciel solitaire, et à cette place se dresse désespérément un iris blême. La plante courroucée et folle d’avoir bu un sang vermeil, de s’être nourrie d’une fièvre mystique, de posséder en sa sève une âme éperdue, tente l’aventure de se hausser jusqu’au ciel sur sa tige frêle. En vain l’iris se tord, profère à tous les vents le cri de son parfum, se tend de tout son vouloir vers les étoiles, sa corolle retombe exténuée sur le sol. Mais, dans son désir exaspéré de faire choir l’azur, la fleur sanctifiée s’est nuancée d’une lueur d’azur. Cette pièce donne le ton du livre et contient toute l’essence du tempérament du poète en lutte avec lui-même, parti à la conquête de l’Infini. Un idéalisme subjectif s’enferme dans des symboles éclatants et montre en chaque aspect de la nature autant d’âmes passionnées.

Le ciel était de nuit, d’astres et de silence.
Au fleuve alors, où l’onde agitait la semblance
Des paysages et des univers en jeu,
Je puisai l’eau frigide où frissonnait du feu :
Toute l’immensité du ciel fut dans ma droite.
Ma main pour de l’azur n’était pas trop étroite.
Je maniais l’abîme, la lune, les bois,
Les soleils grelottaient de fièvre entre mes doigts.
Et je trempai ma lèvre au ruisseau de leur flamme,
Et je fis boire les étoiles à mon âme.

Je ne sais pas d’histoire plus tragique que celle d’une intelligence et d’un cœur cherchant leur repos suprême dans l’unité. Cet espoir perpétuellement trompé de concilier des contraires, Mithouard l’appelle encore les Impossibles Noces 55. Heurt constant de deux éléments qui ne peuvent se confondre, voilà de quoi vit cette cathédrale « double et contradictoire ». Deux âmes en présence hurlent sur les murs. Deux esprits, le triste et le rieur, édifient l’équilibre des voûtes de leur furieux choc. L’époux s’avance heureux, rêvant « des ciels purs et légers, des climats doux », évoquant « l’impassible beauté du temple athénien debout sur la cité ». L’épouse vient lamentable, l’air dolent, l’âme éperdument souffrante ; et les deux êtres voudraient se joindre, arracher la tunique

Qui les vêt en dedans de la couleur du soi.
Mais il leur faut subir l’immarcescible loi.
Et chacune qui rit ou qui pleure de force
Consomme, en existant, l’implacable divorce.

La même idée se retrouve dans les deux autres poèmes. Les deux Foules sont mes ancêtres et mes fils qui me cernent de toutes parts comme un voleur.

Mon sang libre comment communieraient-elles ?
Je suis entre elles deux le portrait d’union.
Je leur garde un instant l’âme que je transmets.

La Conquête de l’Aube chante la résurrection des corps. Tous les hommes sont morts et peuplent un immense navire. Le temps de la lumière blanche est fini. Alors l’heure de revivre a sonné. Les anges embouchent la trompette de cuivre. Les morts se dressent épouvantés. Le vaisseau démarre, avec Jésus au gouvernail. Dans leur fuite vers les étoiles, les vierges ressuscitées s’émerveillent :

    Nous voici : c’est un mystère,
Par le ciel libre où nous montons,
       D’être faites de terre.
       Terre, nous emportons
Un peu de ton jardin de vie à nos sandales.

La matière s’est sublimisée. Jadis l’esprit pouvait voguer à son gré, mais seul, vers de beaux horizons ; le corps avait toute la peine. Aujourd’hui l’ère d’épreuve est expirée.

Et c’est l’esprit qui porte à travers l’empyrée
                        La pesanteur d’un souvenir.
Il est donc vraiment juste et digne et salutaire
                        D’honorer le chef et les flancs,
Les membres douloureux, les os, les pieds sanglants
                        Qui servaient l’âme sur la terre.
Sonnez sur l’océan épiscopal, les cors !
                        Puisque l’épreuve est terminée,
La fête de la chair dans l’éternelle année.
                        Voici l’assomption des corps.

Cette étonnante germination de vie mystique devait atteindre son épanouissement dans le Pauvre Pécheur 56. Ici Mithouard a lié en un bouquet de plantes capiteuses tout le parterre fleuri de sanglots de son âme pure et, dans un bel élan de ferveur amoureuse, a jeté aux pieds du Christ, principe de tout amour, cette gerbe frissonnante. Déjà, en ses autres recueils, on sentait passer un souffle catholique, témoin cette délicieuse Relique dans l’Iris exaspéré. Mais, dans le Pauvre Pécheur, il n’est plus sujet de pièces détachées. L’inspiration est une. Nous sommes en présence d’un poème composé, d’un drame avec prélude et conclusion.

Il semble que de nos jours, étant donné le petit nombre de poésies puisées aux sources de l’Imitation, la critique catholique ait dû saluer avec joie ce livre d’art, conçu dans une extase religieuse, où se mirent les effusions lyriques du petit frère saint François. Bien entendu, ce fut le contraire qui se produisit, à de rares exceptions près. L’Univers, par l’intermédiaire d’un certain D’Azambuja, — « abscon comme la lune », a dit de lui Villy — bégaya des sottises sur cet artiste outrecuidant, dont l’audace allait jusqu’à terminer une œuvre pie au moyen d’une péroraison que le journaliste déclarait peu orthodoxe, prouvant par le fait même qu’il n’avait pas lu le Pauvre Pécheur, à l’instar de ces catholiques qui n’ont compris ni Verlaine ni Huysmans, pas plus qu’ils ne comprendront l’Amour sacré de Vielé-Griffin. Et pourtant, j’ose le crier bien haut, depuis Sagesse nous n’avons entendu de chants plus mystiquement catholiques, plus spontanément fervents que ceux échappés de la bouche saignante du Pauvre Pécheur.

Cette humble figure qui penche sa résignation dans une eau sans reflet est empruntée au célèbre tableau de Puvis de Chavannes. Cette eau grise est celle du baptême ; le péché l’a colorée de cendre. C’est en lui-même que le pauvre pêcheur pêche. Il se tient morne devant le filet de sa conscience, sans rien prendre, et ne lève pas même les yeux sur Marthe. Quatre livres : celui de la Douleur, de l’Amour, du Vertige, de la Folie renferment l’âme dolente ou épanouie du pauvre pécheur. Mais les froids ciseaux de l’analyse se refuseront toujours à disséquer une méditation vivante, une foi active où plongent les racines d’un être en qui l’humanité se ramifie. Tantôt le pauvre pécheur s’adresse à sa sœur d’élection.

Il faut faire de la musique avec nos âmes.
Brodons le contrepoint palpitant de deux rêves,
Ourdissons deux personnes d’une seule trame,
Que ton angoisse en ma lassitude s’achève.

Tantôt il donne libre cours à sa fougue impressionniste et son âme s’identifie, dans une sorte de fureur panthéiste, aux pavots rouges qui saignent dans la plaine :

Sonneurs de rouge, coqs des fleurs, coquelicots,
Dont l’éclat crisse en l’or des soirs dominicaux,
Mon âme fraternise avec vous.
……………………………………………….
Printemps de braise, avril, bruisse d’étincelles,
Phares vifs au soleil dont la flamme éteint celle
Du jour qui par-dessus vos transports s’obscurcit,
Ma fauve ardeur s’exalte à vos apoplexies.
………………………………………………..
Fleurs brûlantes où meurt sans trêve un cri suprême,
Hardi ! — Hardi la plaine aiguë avec moi-même.

Tantôt il dialogue intérieurement avec le Christ :

Qu’elle est singulière votre voix,
Lorsqu’elle parle en moi !
Je n’ose pas vous reconnaître.

Tantôt il s’enfonce dans l’ivresse d’un vertige transcendant :

Oui, mais ne plus tenir la terre sous ses pieds,
Tout perdre, dans le vide énorme se noyer,
Rien qu’on puisse palper, qu’on frôle, où l’on se pose,
Avec l’inquiétude alors d’être une chose,
Puisque Dieu nous a fait stable en nous créant,
Être partout soi-même en proie à du néant.
…………………………………………………………
Être fou de ne rien étreindre une minute !

Tantôt il pleure des mots simples :

Voici tout simplement que j’ai perdu ma mère.
Je vous offre, ô mon Dieu, son parfum éphémère,
Parmi l’or triomphal de cette Fête-Dieu,
Et puis je crois en vous, des larmes dans les yeux.

Tantôt il gémit sa faiblesse. Car le pauvre pécheur n’a pu soutenir jusqu’au soir « l’effort surhumain de vouloir ». Il a tenté Dieu, pensant l’étreindre avec ses bras. La chair trop longtemps flagellée a parlé, soudain accablée de désirs sensuels, et s’est désaltérée d’une autre chair.

          J’ai péché n’importe avec laquelle.
                     Je voulais, j’étais fou !
Me libérer du poids de mon cœur n’importe où.

Or, Jésus se fait entendre une dernière fois. La voix divine prêche la vie simple et l’amour des humbles. En voulant palper le Verbe « dans la terreur blanche et dans le délire », le pauvre pécheur a mésusé de ses forces viriles. Personne n’a le droit de s’affranchir de soi. Il lui faut marcher vers une autre vie et renaître « pour d’humbles devoirs dans l’aube frileuse ». Quant à son âme ancienne, toute parfumée d’extase, toute meurtrie de sa chute dans le mal, elle sera rachetée par Marthe.

Tel est ce poème vécu, moment passionné d’une crise sainte. Mithouard a raison de tenir à ce dernier recueil. Le Pauvre Pécheur est bien vraiment son chef-d’œuvre, l’aboutissement lyrique de tous ses désirs de jeune homme ; la conclusion d’une vie mystique en proie au tourment de l’Unité. Et j’ai tout lieu de croire, hélas ! que notre littérature n’enregistrera pas de sitôt de pareils accents.

III

La pensée poétique de Mithouard a su s’incarner dans des formes personnelles qui disent à quel point l’idée et l’expression se compénètrent chez notre artiste. Par suite de son isolement, Mithouard n’a pas su puiser ailleurs que dans le rythme de sa conscience les harmonieuses et subtiles cadences capables de clicher sa pensée libre. Pour lui, comme pour tous les vrais poètes symbolistes, il existe deux sortes de vers : le vers lu et le vers parlé. L’un est conventionnel ; son domaine abstrait se clôt d’étroites limites, totalement disproportionnées avec la mobilité de nos sentiments contemporains. L’autre, le vers parlé, s’offre comme la réalité par excellence de nos personnes, les diverses pulsations de nos émotions concrètes, le chant instinctif d’un tempérament, la mesure libre et continue de nos symphonies intérieures.

Malgré les récents travaux suscités par l’emploi de ces cadences flexibles, je crois qu’il est encore impossible à cette heure d’enfermer en des règles fixes notre prosodie, pour toujours affranchie des canons statiques. On ne peut endiguer par des lois stables le rythme individuel en quoi se localise la mélodie de chaque poète. Je reconnais en ceci le charme de notre poésie française, comme de toute beauté. La grande valeur du vers libre provient de l’habile et du savant maniement des syllabes fortes et faibles. Ainsi nous jugeons tout de suite de la bonté de tel ou tel poète dans la façon dont il manie et mêle les accents. Ou le vers libre est franchement insupportable, s’apparente à de la prose médiocre, ou il renforce le rythme et martèle avec grâce une mélodie expressive.

De fait, le vers français ne s’appuie pas seulement sur le nombre des syllabes. Ces syllabes diffèrent encore entre elles par la qualité et le timbre. Quoique moins marqué qu’en latin, l’accent existe dans notre langue. Interrogez, pour vous en convaincre, l’instrument de l’abbé Rousselot. Vous verrez que les mots âme et femme n’amènent point sur le cylindre enregistreur le même nombre de vibrations57. D’Indy, notre grand musicien occidental, a montré, dans son Traité d’Harmonie, tout le parti que notre polyphonie contemporaine tire des temps lourds et des temps légers. Notre musique n’est que du mouvement. Ce que Wagner, Franck, d’Indy, Chausson, Debussy ont réalisé en musique : suppression de la barre de mesure à intervalles réguliers, — détestable importation de la Renaissance — la symétrie répudiée, ainsi que les morceaux de remplissage qui « font le pont », la poésie moderne l’a incorporé dans sa métrique. Temps lourds, temps légers prodigués avec goût, voilà l’essence de notre poésie. C’est tout ce qu’on en peut dire pour l’instant, si l’on ajoute que dans le corps de nos strophes analytiques se groupent une infinité de petites harmonies mystérieuses, impossibles à nombrer, d’où naît la joie suggestive du poème58. Enfin, le rythme et la beauté de l’expression proviennent encore de la valeur historique des mots employés. « Remarquez, écrit Mithouard dans le Tourment de l’Unité, la vétusté phosphorescente de ces vieux mots où se sont accumulés des siècles de sens, et la beauté encore de ces mots abstraits employés au pluriel dans le latin mystique. C’est qu’un nouvel usage les multiplie par eux-mêmes et les charge de richesse. » Les mots ont une âme et une figure. L’âme du mot se révèle par un heurt chez le lecteur, elle déclenche notre émotion et provoque la suggestion en nous colorant de sa lumière. La figure du mot détermine la beauté de la forme, ses proportions, son harmonie.

Est-ce à dire que le vers libre rompe de parti pris notre tradition poétique ? On se doute que non, puisque l’Occidental est l’homme qui comprend le mieux la valeur du temps, c’est-à-dire de la continuité. Avec nos musiciens contemporains « la mélodie retourne à la pureté originelle de l’enfance barbare ». Avec notre conception dynamique de la poésie nous rejoignons les laisses rythmiques du moyen âge. Notre oreille s’est affinée, comme sensibilisée à l’excès, mais notre vers parlé mériterait la critique s’il oubliait l’âge classique et la persistance de certaines habitudes. On ne peut se débarrasser des nécessités du vers lu. C’est ainsi que la rime pourra être assagie ; — « si l’on n’y veille elle ira jusqu’où ? » — nous allégerons ses redondances sonores ; nous l’escamoterons même parfois, afin de mieux marquer une imprécision voulue et l’étendue indéfinie d’un décor éployé. Mais notre oreille guette son retour. La rime demeure un élément indispensable du vers français. Et plus indispensable que le reste, plus nécessaire que jamais dans le maniement délicat des modulations et des tonalités le goût, seul vrai juge.

La lecture des œuvres plus haut analysées me suggéra ces réflexions sur la forme du vers moderne. Mieux que quiconque, Mithouard a su rénover notre métrique, faire de la mélodie continue, sans jamais froisser nos oreilles. Le premier il a tenté certains groupements symétriques raisonnés, auxquels nos esthéticiens n’ont encore prêté nulle attention. Son vers n’est ni la strophe analytique de Griffin, ni la mélopée de Verhaeren ni les laisses multicolores de Kahn, mais lui-même. Sans m’attarder, je renvoie à la première pièce de l’Iris exaspéré, si curieuse par ses anapestes et son rythme de quatorze pieds, divisés en 4/4/6, avec l’accent de la dernière syllabe.

Un iris lent,
s’est élancé
vers la flamme des cieux.
Et j’ai livré
mes passions,
ma chair toute sanglante,
Mes sens, mon cœur,
pour la nourrir,
à la mystique plante.

Qu’on relise aussi dans le même livre la Lune aveugle. Ici le vers de quatorze pieds à sa césure au septième, et le premier hémistiche ne trouve sa réalisation, au point de vue du sens comme de l’harmonie, que dans le second hémistiche.

La lune est un œil qui tâche
à s’ouvrir dans le ciel noir.
Elle a désespérément
la convoitise de voir.

On dirait d’un accord d’abord altéré qui, après une légère modulation, se repose sur la dominante.

Mithouard, fort préoccupé avec Souza et d’autres des questions de métrique, a tenté de concilier la liberté de l’inspiration intuitive avec les exigences rythmiques. Car le problème prosodique peut se résumer ainsi : trouver un rythme qui reproduise le rythme de notre émotion dans ses riches variétés. Or le rythme intérieur sera toujours autrement complexe que le rythme du langage écrit, ces deux rythmes n’ont pas le même nombre de pulsations, ni la même durée. Si donc nous voulons atteindre un chimérique isochronisme et chanter nos émotions dans un rythme parlé adéquat à notre état d’âme nous risquons de compliquer à l’excès nos mètres lyriques et de fausser en la subtilisant la quantité d’harmonie perceptible par l’oreille. L’énoncé revient donc à ceci : trouver un rythme satisfaisant à la fois aux exigences du vers lu et qui s’approche aussi le plus possible des mouvements intérieurs de la pensée.

Ce rythme vrai Mithouard l’a cherché. En plus de la question des accents et de la rime dont on ne saurait se passer complètement, l’auteur du Pauvre Pécheur pense réconcilier la liberté du rythme avec l’harmonie de l’oreille. Le résultat de ces recherches on nous l’offre dans trois pièces intitulées Le Temps blanc, La Belle Thérence et l’Arcadie parues dans les numéros de janvier et de février 1909 de l’Occident. Ces poèmes sont fort curieux. Chaque vers est divisé en deux hémistiches dont l’un contient un mètre fixe et l’autre un mètre variable. Dans La Belle Thérence, par exemple, l’élément fixe, formé de cinq syllabes, est au premier hémistiche.

La Belle Thérence,
à qui j’ai donné mon cœur
À de grands yeux gris,
si purs que j’en ai peur,
Qui me font mourir,
quand ils se posent sur moi,
Qui me font mourir
d’émoi.

Dans l’Arcadie, au contraire, le mètre libre se trouve au premier hémistiche, le second se compose d’un élément invariable qui assure le bon fonctionnement de l’oreille.

Quand Nicolas Poussin
passait dans la campagne
L’immobile clarté d’un beau jour
bleuissait les montagnes.
Comme on voit dans les midis de juin
de lourds nuages blancs
Accumuler leur neige à même
un ciel étincelant,
                                                   Les opulents feuillages
Arrondissaient leur dôme
au fond du paysage.

Intéressantes recherches qui n’ont pas encore, que je sache, été signalées. L’avenir nous dira ce qu’elles valent.

IV

Tout grand poète se renforce d’un esthéticien. Notre main gauche n’ignore l’acte de notre main droite qu’afin de la laisser libre d’œuvrer selon son instinct. Mais sitôt l’œuvre accomplie, elle a raison d’intervenir et de soupeser les fruits éclos de ce labeur. L’artiste qu’est Mithouard se double d’un critique avisé. Délicieux exemple d’une organisation d’élite. Le poète s’abandonne dans l’instant où parle son démon, et sait tout de même lui échapper pour le mieux contempler.

Le Tourment de l’Unité 59 est à la fois un essai critique des deux courants où s’abandonnent sans se mêler les sources de l’art actuel, et un exact inventaire de la vie passée de l’auteur. Avant de regarder sa jeunesse s’enfoncer dans la brume des chers lointains, Mithouard ausculte sa pensée, tâte le pouls de son cœur, résèque son cerveau, l’allège de toute idéologie. Comme la crise traversée est commune à beaucoup de contemporains, on en profite pour déterminer les acquisitions, la mentalité d’une période turbulente et féconde. Le titre de l’ouvrage en indique assez la tendance. Cette unité divine, symbole de toute beauté, que Mithouard rêva d’étreindre, il va encore la poursuivre à travers la multiplicité de nos efforts d’artistes. « Quand Dieu fit l’homme à son image, ce fut donc qu’il lui inspira cette passion de reproduire l’Unité divine, de vouloir sans repos restituer son auteur. » La Beauté est donc « une sensation d’unité que nous procure l’ouvrage harmonieux ». Quant à l’harmonie, elle apparaît « l’écriture de l’Unité sur la matière. Le secret de l’artiste fut de nous procurer l’occasion d’un inconscient calcul ». L’harmonie est faite de « chiffres sensibilisés ». Elle est « l’ivresse de totaliser, le délire des ensembles, la joie de la synthèse ». Les chefs-d’œuvre de l’architecture, de la peinture, de la musique, de la poésie vérifient cette norme insaisissable et pourtant rigide. Or, l’œuvre d’art commence où les chiffres finissent. « Quoi de plus fastidieux qu’une symétrie, si l’on n’en fait oublier la trop claire ordonnance par la qualité expressive des morceaux ? » C’est pourquoi les hommes ne se satisfont jamais « d’aucune harmonie, à cause du sentiment qu’ils ont de tout ce qu’elle rejette lorsqu’elle se limite ». Ils préfèrent « renoncer à la Beauté plutôt que la souffrir restreinte et limitée » et se réfugient dans l’Expression. « L’origine de l’expressif, c’est d’avoir aperçu qu’il y avait encore des éléments qu’une suprême harmonie ne réalisait pas, d’avoir convoité au-delà quelque chose d’inexprimable. » L’expressif se confine dans l’émotion et veut que nous la partagions ; l’harmonieux nous offre des proportions et des lignes. L’un nous parle du dedans, l’autre du dehors ; l’un s’équilibre dans le temps, l’autre dans l’espace ; l’un fait rentrer, dans l’œuvre toutes les parcelles de l’univers que l’autre avait rejetées. La richesse expressive d’une œuvre d’art se reconnaît à son mouvement. Après donc l’harmonie et l’expression, Mithouard étudie le mouvement, type de l’élément expressif. Le mouvement c’est « un équilibre instable de la matière agencée, une violence qui l’incline ou qui la soulève ». Le mouvement crée la beauté dynamique, de quoi est fait l’art gothique et contemporain, par opposition à l’art statique ou harmonieux des Grecs et des Romains.

Les deux derniers chapitres de cette première partie confirment la théorie si profondément scientifique, et vivante de Mithouard, au moyen d’exemples choisis parmi les arts majeurs de la fin du xixe  siècle. Il semble que l’esthéticien ait tout vu, tout entendu, tout feuilleté, palpé le cerveau de chacun de ses contemporains, épuisé leurs émotions douloureuses en les pressant dans son âme. Mithouard s’est créé un goût nuancé au point de ne laisser échapper aucune de nos subtilités, et la clarté logique extraite des œuvres qui l’entourent s’est changée en un spectre d’idées qu’à nouveau l’auteur du Tourment de l’Unité va décomposer au prisme de son siècle. Tel encore un miroir qui condenserait la lumière et la renverrait au foyer d’où elle émane. Deux conclusions s’imposent : l’inquiétude de l’homme moderne qui a jeté un peu de son âme à tous les horizons, mais qui se ressaisit, ayant compris la nécessité de se retremper à l’école de la bonne difficulté. Simplifier en noblesse, se discipliner, voilà le mystère des inflexibles compositions qui réunit sous le même idéal des hommes comme Mallarmé, Cézanne, Jules Laforgue, Carrière, Odilon Redon, d’Indy, Rimbaud, Chausson, Gide, Rodin, de Bussy, Whistler, Jammes, Maurice Denis.

La seconde partie de cet admirable bréviaire d’art saisit le dernier moment dont est faite la beauté. Après que l’artiste s’est efforcé d’enfermer en son œuvre le plus qu’il peut de l’univers ; après qu’il y a mis l’ordre pour y faire régner l’harmonie, il s’aperçoit « que tout est empreint d’un caractère de dualisme ». « C’est que de réduire les choses à deux clefs, c’est toujours s’approcher le plus de l’Unité que l’on rêvait d’atteindre. »« La dernière étape de ce chemin qui va de la multiplicité à l’unité, c’est de passer par les conceptions dualistes. » Nos énergies magnétiques se précipitent vers deux pôles différents, « cependant qu’en notre cerveau deux hémisphères se partagent les secrets de l’esprit ». Ce dualisme inné, Mithouard nous le montre chez Verlaine, à la fois cynique et religieux, homo duplex, auteur de Sagesse et de Parallèlement ; — chez Hello, ce « Breton dans l’Infini », ce Pascal du xixe  siècle qui possède comme l’autre une extraordinaire aptitude à considérer les extrêmes, les contrastes supérieurs, l’idée pure de la passion, la grandeur et la misère de l’homme ; — chez saint François d’Assise, mystique et naturaliste, dont l’humilité synthétise deux amours exclusifs, celui du Christ et celui des créatures. Dualisme encore que cette désastreuse affaire qui divisa la France en deux camps. « Ce fut vraiment la guerre des méthodes. » Bataille éperdue entre les analytiques et les synthétiques, les expressifs et les harmonieux, les dolichocéphales remuants et les Celtes brachycéphales. « Deux pôles et puis du mouvement pour les confondre », tels nous apparaissent l’art gothique et l’art impressionniste. « Par deux fois un mouvement d’art provoqué par une influence orientale aboutit à nous manifester d’irréductibles Occidentaux. » Gothiques et impressionnistes sont « des hommes de la même race, impressionnés par le même pays ».

La vibration, « tressaillement intime des atomes cherchant leur équilibre », voilà l’inquiétude de la Beauté. Et ce livre écrit dans l’enthousiasme se termine par un furieux hymne en l’honneur de la Salomé occidentale « qui sait tant de choses et qui danse devant l’immortel Atlantique, pour l’âpre joie seulement d’élancer des lignes chargées de souvenir et de préciser, bien qu’avec élégance, des gestes voulus ». Cette belle fille de souffrance et de silence « ne se résigne à nul aspect de tranquillité finale et rêve d’un tel repos qu’elle se meut sans repos ». Oh ! l’admirable et très lucide divagation qui clôt une œuvre d’érudition colossale et achève un geste flamboyant ! N’ai-je pas le droit de m’étonner une fois encore de ne pas voir feuilleter par nos mains inquiètes ce Tourment de l’Unité, résumé lyrique d’un grand siècle expressif. Tandis qu’il écrivait ce fiévreux-manuel, Mithouard a trouvé son centre et l’orientation de sa vie. Dans la Divagation de Salomé nous assistons aux dernières convulsions de cet iris exaspéré, fleur mystique d’une intransigeante jeunesse. Or, à déterminer les éléments ethniques, les apports terriens des œuvres d’art analysées, Mithouard a reconnu que notre pensée ne prospère qu’au moyen de nourritures terrestres. À mesure qu’une œuvre s’élève dans le ciel de l’abstraction, elle tire sur ses racines, épuise sa sève, d’où la facilité avec laquelle nous pouvons l’enfermer dans nos schémas mathématiques. Et voici que Mithouard s’achemine vers plus de sérénité, ayant compris la beauté de la vie quotidienne. Nous allons le surprendre dans le Traité de l’Occident, au moment où il prend position au seuil d’un nationalisme intelligent.

V

Qu’est-ce donc que cet homme occidental dont à maintes reprises, au cours de cette étude, nous avons vanté les qualités, sinon le type même de notre race ? « Qui dit Occident entend à la fois, compris en cette civilisation, l’art espagnol, le flamand, l’allemand, le hollandais, l’anglais, l’italien, mais aussi, entre tous ces glorieux rameaux, la souche française. » Une même religion, un même sentiment chevaleresque, une même conception de la vie ont rendu solidaires ces pays et circonscrivent une âme occidentale. Mais de bonne heure, « la sincérité du Franc a donné son allure à l’intelligence moderne ». Le vaste effort de l’Occident nous apparaît groupé autour de l’intelligence française, « laquelle singulièrement alerte, mais profondément rationnelle, semble faite d’un équilibre de toutes les autres. Une cellule de sagesse est au milieu : l’Ile de France ». Un instinct national régit le tempérament de notre peuple. Une culture profonde et comme un lieu moderne, « où s’insurgent suprêmement la colère et la verve de l’esprit », nous détermine. Notre raison française, souple et expressive, a fondé une discipline à laquelle tous nos arts participent.

Sans doute l’Italie, « héritière et voisine à la fois de l’ancien monde, nous donna longtemps à croire, surtout depuis le xvie  siècle, que nous n’existions qu’au regard de l’antique ». Or, pouvions-nous laisser élever sur notre sol une maison étrangère ? Notre génie français « reprit donc et modifia si bien ce qu’il s’était d’abord assimilé, que nos temps classiques recommencèrent la construction ogivale avec un inflexible et rationnel vouloir ». À tout prendre, la Renaissance manqua corrompre notre goût traditionnel et nous empoisonner d’italianisme. Je vois très bien les dangers que la Renaissance traînait à sa suite, je comprends moins ses bienfaits, lorsque je songe à toute notre civilisation médiévale et çà la logique sur laquelle s’arc-boutent nos cathédrales. On déclare que l’Italie nous infusa une sagesse raisonnée dont l’antiquité fit sa norme. Parler un tel langage, c’est blasphémer notre moyen âge, ne rien comprendre à notre intelligence passionnée qui fixa sa mesure par la « croisée d’augive ». L’Occidental est un architecte ; il affirme son amour pour les lignes pures, en construisant une voûte comme un Discours de la Méthode.

Que si donc il fallait définir le génie de l’Occident, nous nous acheminerions, à travers la plaine française, vers une de ces majestueuses cathédrales, nos vrais monuments nationaux, et nous montrerions sa voûte. « Une forme d’art définit, résume et commande toute l’intellectualité occidentale : la voûte… C’est là que l’Occident se reconnaît, c’est par elle qu’il débute ; elle est sa première requête ; le type qu’il en conçoit est si profondément conforme à son génie, que désormais toutes ses œuvres ressembleront à la voûte ; c’est au pays de la voûte que tout commence. » Ne nous faisons donc pas illusion sur les tendances de notre xviie  siècle. Il s’est mépris sur la conformité de ses ouvrages à l’antique. En croyant imiter les Grecs et les Romains, « il ne faisait que transporter dans les lettres cette pratique hardie, juste et rigoureuse de construire, qui était française avant lui ». « De l’enseignement oriental, de l’exemple hellénique, de l’esprit latin il ne saurait plus désormais rien rester de vivant, sinon ce que l’Occident s’en est assimilé. »

Mithouard nous le prouve en passant en revue nos coutumes, en choisissant les types les plus significatifs de nos œuvres d’art, en projetant de la lumière sur les traits indélébiles et permanents de notre race. Par là se précise, en une vaste synthèse harmonieuse, la mentalité d’un peuple honnête, âprement naturaliste, mesuré quoique expressif. Jamais on n’avait encore embrassé d’un plus vaste regard une succession continue de chefs-d’œuvre pour en mieux fixer la commune origine. Et avec une tradition d’art, c’est toute une manière d’être et une morale qui s’imposent.

L’Occidental, réaliste dans sa logique, le sera encore par sa piété. Il enterre ses morts. « C’est vers la terre que son instinct profond le porte… Il ouvre donc en elle un sillon pour y poser ses morts, comme pour y mettre le blé de l’an futur, et la terre reçoit le cadavre ainsi qu’une semence. » C’est qu’une race de constructeurs sait le prix de la terre ; celle-ci nous retient par les liens du sang. L’Occidental, parce que réaliste, met à toute heure de l’ordre dans ses pensées et s’affirme à chaque instant. Si, vous promenant avec Mithouard dans le Mantois, vous demandez votre chemin au paysan, au moment où la route fait un coude, il vous répondra : tout droit. « Tout droit, cela veut donc dire ici : prenez à droite ; cela signifie de rester dans la voie qui importe, dans le chemin de tous, dans l’usage commun, dans la Route, enfin… Cet homme du peuple en tient pour les idées générales : je suis en Ile-de-France. » Or, le clocher est notre affirmation la plus résolue. Dès l’instant qu’il tient fermement à son sol, l’Occidental n’a pas peur de porter sa tête droit dans le ciel.

Bien mieux, « ces constructeurs de clochers n’ont envahi le ciel avec cette verve que pour crier à toute heure leur résolution d’en bien user ». D’où la cloche qui d’un angélus à l’autre mesure et distribue la vie quotidienne. « L’Occident est à savoir le pays du bon emploi du temps. » Notre instinct d’architectes, notre amour pour la logique claire nous fit aussi créer l’estampe. « C’est parce que nous fûmes des constructeurs que nous sommes des graveurs. La valeur, cette solidité de l’apparence, nous permit de façonner des images avec simplement du blanc et du noir » ; et l’on nous montre l’art de la gravure se développant parallèlement à ceux de la cathédrale et de la musique, avec même délicatesse, même science de la matière employée. Enfin l’Occident s’est façonné une religion et une morale en harmonie avec sa raison. Le relief de notre esprit apparaît dans la façon dont la religion chrétienne « fut organisée, comprise, sentie, précisée et vécue par nous ». Déjà dans le Pauvre Pécheur nous lisions ces vers :

Beau Dieu qu’ont affirmé nos cœurs d’Occidentaux
Durs et rudes ainsi que les Océans verts,
Dont l’œil universel à l’infini se perd,
Beau Dieu, les doigts levés, que les Sculpteurs d’Amien
Ont fait à notre image, un peu capétien.

Oui, les dogmes que la religion enseigne et la discipline qu’elle impose sont marqués au sceau de notre caractère ; c’est une raison nouvelle « de nous regarder comme le peuple de Dieu, ainsi que nous l’avons fait séculairement ». Quant à notre morale elle tient tout entière dans notre vouloir de vivre et dans notre soif de certitude. Le sens de la vie nous empêche de tomber dans l’abstraction et de suivre notre logique jusqu’à ses limites. Toute vérité qu’on pousse trop loin se fausse, disait M. Bergson dans un de ses cours. C’est donc le bon sens, plus humain, plus complet que la raison pure, qui nous régit. « Il y a aussi un sentiment de la vérité. » L’Occidental est synthétique, il n’analyse pas de menus faits jusqu’à s’entourer de poussière. Non, il incline « vers les vastes conceptions, vers les fortes complexités, vers les structures et vers les systèmes qui étreignent une masse de réalités ». Puis, il marche, conscient de tout ce qu’il traîne avec soi, ayant foi dans la vie qui se prouve elle-même.

Il est mal aisé d’exposer dans sa plénitude, de suivre dans toutes ses conséquences une pensée sans cesse en mouvement. Si je délaisse l’exposition pour résumer, je m’aperçois que le Traité de l’Occident 60 est entièrement édifié sur l’idée de Temps ; idée féconde entre toutes — propre au système de Mithouard comme à la philosophie de Bergson — où se confirme le génie de notre race.

Qu’il s’agisse, en effet, d’une cathédrale ou de l’imprimerie, de notre organisation corporative ou du sentiment de notre paysage poussinesque, des sévérités de notre morale ou de la signification de nos clochers », chaque fois nous devons constater à quel point est innée en nous cette notion du Temps. Les anciens avaient le sentiment du fini et rythmaient leurs temples selon les lois de l’harmonie. Les Occidentaux, régis par la religion chrétienne, croient à l’Infini et trouvent leur équilibre dans la beauté expressive. L’harmonie des Grecs est faite avec de l’espace, des nombres, des racines ; elle est immobile. L’expression, au contraire, joue le rôle d’un moteur ; « elle est la sève, la verdeur et l’activité » de nos œuvres d’art. Celles-ci s’orientent dans le Temps, comme la succession de nos états de conscience. Une œuvre antique manifeste le bonheur de ses proportions, une œuvre occidentale montre une solidité. Nous lisons l’écriture du temps sur nos cathédrales. La ligne serpentine chère à Hogarth, selon laquelle s’enroulent les mouvements de notre âme, et la spirale décorative animent les piliers de nos églises. Nos cloches sonnent la fuite des heures et satisfont notre sens du continu. Notre poésie doit ses harmonies à l’agréable distribution des accents. Notre langue n’est point façonnée comme celle de l’antique ; on ne peut appliquer à nos vers une mensuration sèche et abstraite. Un poème groupe des syllabes appuyées ou glissées. « Ce n’est pas la quantité qui crée le rythme, mais les coups que nous frappons. Il y a dans nos poésies une cloche de fer qui sonne éternellement… La rime manifeste de nouveau et par-delà les séries accentuées dont elle clôt et parachève les cycles, ce besoin d’un retentissement périodique que mit en nous le vieux culte du Temps ». Que dire de notre musique, sinon qu’elle n’est autre chose que « du temps que notre passion stigmatise et diversifie. »

La lecture du Cours de Composition musicale qu’a publié Vincent d’Indy éclaire singulièrement cette vue. J’ajoute que toute la philosophie de Bergson, elle-même basée sur l’idée de temps, corrobore la théorie de l’auteur de l’Étranger. Lorsque nous voulons mesurer la hauteur de plusieurs sons, nous dit Bergson, nous échelonnons ceux-ci suivant une ligne verticale. C’est qu’en entendant des notes successives, nous nous les représentons comme des points de l’espace qu’on atteindrait l’un après l’autre par des sauts brusques. De plus, les notes aiguës nous paraissent produire des effets de résonances dans la tête, les notes graves dans la cage thoracique. Nous dirons alors que la note est plus haute, parce que le corps fait effort comme pour atteindre un objet plus élevé dans l’espace. Or, c’est là une illusion produite par l’intrusion inconsciente d’un effort musculaire. Loin de différer par la quantité, les diverses hauteurs des sons ne se différencient que par la qualité intensive. C’est donc bien du temps qui se succède ; la ligne des sons doit être figurée horizontalement, comme une continuité d’états de conscience61. De même d’Indy : « Les phénomènes musicaux doivent toujours être envisagés graphiquement, dans le sens horizontal (système de la mélodie simultanée) et non dans le sens vertical, comme le fait la science harmonique telle qu’elle est enseignée de nos jours. » Pour mieux donner l’impression du continu et développer nos émotions dans leur pure durée, nous dédaignons d’interrompre une mélodie par des accords. Notre musique moderne, comme celle du moyen âge, hait la symétrie, a peur de s’abstraire dans une formule conceptuelle, se plaît aux dissonances, recherche les perpétuelles modulations, les cadences rompues, les accords de septième diminuée ; autant de facilités à nous mouvoir dans le flux de la vie.

Enfin, cette idée de temps fonde notre tradition tout entière. « Quelle autre civilisation a toujours si bien communié avec son passé ? Quels hommes ont autant regardé derrière eux ? » L’Occident ressemble à une immense personne. Nos corporations se transmettent de père en fils le trésor de leur expérience et veulent que chaque objet soit ouvré « non par le travail d’un seul maître, mais par la collaboration de dix générations d’ouvriers se survivant à eux-mêmes. » Nous voici donc jaloux de notre continuité. Un Chinois, un Arabe, un Hindou acceptent mieux de s’en aller dans le tourbillon. Nous autres, non pas. « C’est notre point d’honneur de persister, tenaces, et tandis que nous doutons sans cesse si nous sommes bien aujourd’hui le même qui posa tel acte autrefois, c’est avec une ivresse infinie que nous retrouvons tout à coup dans l’autrefois ce quelqu’un qui est indubitablement nous-mêmes. »

VI

Le Traité de l’Occident de Mithouard offrait aux artistes contemporains une méthode et une raison de vivre.

Latins contre Germains, classiques contre romantiques, humanistes contre régionalistes, et le reste ; j’étais mal satisfait de ces antithèses. À considérer une plus vaste esthétique et une plus longue histoire, ce me paraissait là des heurts superficiels, et il me sembla vain de m’éterniser à battre ces briquets. Toutes ces réactions momentanées n’étaient que des mouvements d’une évolution plus large. Il était quelque chose de plus grand : l’unité de la tradition occidentale.

J’ai vu dans l’Occident un état de notre sensibilité et une tournure de notre intelligence, certifiés par des œuvres, et j’ai tenté de le définir.

Malgré les nombreux exemples empruntés à notre histoire littéraire et les applications dans le domaine des arts, le Traité de l’Occident, comme son nom l’indique, demeure un ensemble de thèses, de principes, certes commentés avec vie, de propositions, sinon didactiques, du moins encore spéculatives.

Restait d’illustrer ces thèses, d’appliquer ces principes, de descendre dans la pratique, de faire la preuve de l’expérience par l’expérience même. C’est à quoi sont employés les deux derniers ouvrages de Mithouard : les Pas sur la Terre et les Marches de l’Occident.

 

Les Pas sur la Terre nous promènent à travers notre architecture, nos paysages, nos coutumes, nos objets sacrés. Ce livre indique quelle unité préside à notre vie française, quel parfum autonome et subtil flotte dans notre atmosphère, pénètre chacune de nos productions, nous révèle dans tout l’univers.

« Il est bien heureux qu’il y ait sous nos pieds quelque chose de quoi nous ne pouvons douter. » Ce quelque chose, c’est la terre maternelle que foulent nos pas éternellement. En vain voudrions-nous descendre dans l’antre des mines, habiter au centre des contrées souterraines, comme le proposait Tarde, ou fixer notre séjour dans les airs et parmi les nuages, nous ne rapporterions de ces excursions aventureuses que des impressions de malaise et d’effroi. « C’est sur le sol que tout s’organise et que tout veut être considéré. » Il n’est pas de plus doux plaisir que celui d’arpenter la terre et que de sentir ses pieds solidement fixés sur le sol. La terre est notre plus ferme certitude. Pleine d’un glorieux passé, receleuse de nos morts et de nos traditions continuées, elle nous fait vivre et nous charme. Tout repose sur le sol : notre corps, ainsi que les contreforts de nos cathédrales.

Ce premier chapitre qui donne son titre à l’ouvrage de M. Mithouard62 et que je résume sans adresse est un profond symbole. Une grave et saine philosophie morale et sociale s’en dégage à la lumière d’une vivante esthétique.

*
*   *

Sous la pression d’un naturalisme sans art et d’un positivisme sans espérance, nous pensâmes étouffer, il y a quelque cinquante ans. La méthode expérimentale et une esthétique purement visuelle ne pouvaient pas ne pas être honorées après les errements de l’imagination romantique. Mais scientistes et parnassiens ne tardèrent pas à faire preuve d’exigences insupportables. Nous étions donc entourés de cornues et de coupes ciselées.

Il vous souvient du Rheingold où les deux géants entassent l’or et les boucliers en cuivre repoussé sur la jeune Freïa, jusqu’à ce que la déesse du printemps soit engloutie sous ce funeste amoncellement.

Pareil malheur nous guetta. Les chiffres et de pauvres chansons avaient pris la place de la riante nature. Pour nous dégager de la mentalité positiviste, il ne fallut rien moins qu’une révolution intellectuelle extrêmement violente. La renaissance idéaliste de la fin du xixe  siècle est un fait accompli, enregistré par l’histoire des idées. Cette réaction, fort complexe dans ses origines, ne saurait prêter ici matière à développements, car dans la composition de cet idéalisme interviennent des éléments allemands, scandinaves, slaves, anglo-saxons dont le dosage d’influence reste à déterminer.

Toujours est-il que ce qui devait arriver arriva. D’une réaction nous sautâmes dans une autre. Après avoir souffert d’un excès de naturalisme, nous manquâmes mourir d’un excès d’idéalisme. Voici que le pendule de notre esprit a sauté violemment de l’un à l’autre de ses pôles extrêmes.

Mais notre génie français ne saurait vivre parmi ces oscillations folles. Tôt ou tard il reprend le cours de son rythme sûr et traditionnel qui fit sa gloire comme sa sagesse. C’est donc la meilleure préoccupation de quelques-uns de nos contemporains de vouloir discipliner cet idéalisme moderne selon les lois de notre esprit national. Cet idéalisme a sa nuance propre qui le distingue du romantisme et du parnasse. On lui a trouvé un nom assez baroque peut-être, mais nous n’y pouvons rien. On l’a nommé symbolisme. On entend bien que cela ne signifie pas une petite école de poètes, mais une mentalité générale, une attitude intellectuelle que nous retrouvons aussi aisément en science, en philosophie, en apologétique qu’en esthétique.

Ce volume, Les Pas sur la Terre, n’a d’autre fin que de nous remettre en mémoire, au moyen d’exemples délicieux, nos origines intellectuelles. Notre type d’occidental, Mithouard l’illumine de sa prose chatoyante, soit qu’il nous raconte l’histoire de Saint-Sébastien « capitaine des archers de Senlis », soit qu’il plaide le procès de Guilbicot, dit le Museur, lequel chemineau s’étant arrêté un soir d’automne dans le parc de Versailles, eut la curiosité d’ouvrir tous les bassins et de danser, entouré des jets de cristal, aux sons de la cornemuse, trouvant ainsi, sans le savoir, dans le miracle des eaux, la conciliation de la pierre et des arbres.

Nous sommes loin de cette raison desséchante et abstraite où voudraient nous enfermer de faux classiques ; car qu’est-ce qu’une raison qu’on ne sent pas ? Vénérons au contraire cette flamme intérieure qui nous éclaire à toute heure et qui nous conduit sans défaillance, l’instinct. « Cela, qui me renseigne, mais qui m’échappe, c’est la raison de toute ma race, c’est la réflexion de tous ceux qui m’ont transmis le fruit de leurs labeurs dans l’hérédité, de tous ceux qui par l’éducation m’ont informé des résultats acquis, et c’est aussi le peu que j’y pus ajouter moi-même pendant des années de patience et de préparation. Mon instinct, c’est le souvenir sensible d’une foule de déductions anciennes, une provision de bon sens que les âges ont préparée pour moi, enfin de la raison profondément assimilée. »

Il n’est pas de plus douce discipline que celle qui permet à chacun de vivre dans le libre épanouissement de son exaltation lyrique et de demeurer quand même dans les bornes d’une tradition rafraîchissante. Cette discipline est à la fois amour et liberté ; elle se résume dans ces mots : « Croyez donc à l’Occident et faites vos œuvres. »

 

C’est alors qu’en possession de sa méthode et de ses preuves, « maître de sa pensée et de sa joie », Mithouard éprouve l’une et l’autre à Venise, marche byzantine, et dans l’arabe Andalousie. Les Marches de l’Occident 63 sont la contre-épreuve du Traité et des Pas sur la Terre, une sorte de supplément d’enquête et la conclusion positive de cette féconde trilogie.

Il est salutaire parfois de quitter son pays afin d’en prendre une plus sûre conscience, pour sentir à quel point on y est attaché. Parles heurts, les différences perçues en pays étranger, on saisit mieux sa propre réalité et à quelle âme commune on appartient vraiment.

À Venise et à Grenade (écrit Mithouard), les plus belles surprises m’y attendaient, hormis de me trouver confondu. J’achevai là de me convaincre et de nous définir, où l’Occident commence à être disputé à lui-même… Mais si de la sorte, au contact de deux civilisations différentes et sous deux ciels divers, l’Occident accuse les limites de sa résistance par les mêmes symptômes, c’est donc bien qu’il possédait en propre sa loi de vie.

Voilà deux pays frontières parfaitement aptes à nous éveiller à notre propre vie par toutes les étrangetés où nous nous heurtons dès l’abord. Notre intelligence perd là son bel équilibre, c’est à quoi nous reconnaissons que finit l’Occident et que s’ouvrent les portes du Soleil.

Nous y demeurerions même entièrement dépaysés et n’y ressentirions que des à-coups, si nous ne retrouvions à Venise, comme en Espagne, les deux principes essentiels de notre civilisation : la chevalerie et la religion catholique. Celle-ci trouve plus aisément son expression dans la peinture que dans la sculpture. Alors que les Grecs ont fait de la statuaire leur « art central », l’Occident si profondément chrétien a cherché dans la peinture son riche langage. Or, Venise est la ville des peintres par excellence. Les Vénitiens sont exclusivement intéressés par les teintes riches, les précieux éclairages, les tons chauds ; « ils mettent le dessin au service de la pâte ». Ce sont de francs ouvriers. Ils peignent le nu, évoquent la chair avec ardeur, et non pas le nu masculin à la manière des Grecs qui préféraient leurs éphèbes, mais le corps de la femme, les florissantes carnations. Venise nous a révélé la peinture et lui a assuré la primauté dont avait joui la statuaire dans le monde antique. À ce titre, cette ville tient à l’Occident. Elle y tient encore par sa participation aux croisades. Venise « fut en réalité le garde-côte de la chrétienté ; elle guerroya sans relâche contre les pirates barbaresques ; ses mœurs conservatrices et indépendantes, son organisation traditionnelle, son activité prodigieuse font ressortir l’humeur occidentale ».

Mais, ceci admis, quelles différences nous ouvrent les yeux, aident à nous distinguer !

Venise bâtie sur pilotis, entourée d’eau, dépouillée de terre, ne saurait que choquer la mentalité d’un Occidental habitué à palper du solide, à reposer fièrement ses pieds sur un sol fertile.

Tous les travaux qui sortent des doigts vénitiens ressemblent un peu à des gageures ; l’existence même de la ville en est une. Il faut qu’on lui apporte tous les jours, pour qu’elle survive, un peu de la terre de la Jérusalem d’Occident. Elle a dépeuplé de leurs forêts les provinces voisines pour rester en équilibre sur le limon des fleuves. La Salute repose sur plus d’un million de pieux. Il a suffi que l’eau fût boueuse pour que ces gens se crussent pourvus d’un pays assez solide. C’est la ville sans terre.

Cette situation instable a eu sa principale répercussion dans l’architecture où l’Occident excelle et par quoi il demande à être jugé. C’est là qu’on saisit les plus palpitantes différences. Venise féerique, fragile et baroque semble reposer sur de la lumière. Grâce à la pureté de ses horizons, à ses couchers de soleil sans poussière, elle a fait rendre à la couleur sa plus folle intensité. De là l’importance de sa peinture, mais aussi la médiocrité de son architecture qui réclame d’honnêtes matériaux et le mépris du trompe-l’œil. La peinture et l’architecture ont été créées pour vivre en d’étroits rapports. Lorsque l’équilibre est rompu et que la peinture se lance dans l’orgie des couleurs, la discipline architecturale s’évanouit. Tous les écarts de l’imagination se donnent carrière.

Ici les bâtiments s’appuient sur la beauté du ciel, c’est pourquoi les campaniles édifiés sur des éponges chancellent. On construit en vue du plaisir des yeux, d’où la surcharge des façades, les badigeonnages multiples et l’orchestre criard des ornementations dissonantes. De la couleur avant toute chose et pour cela Venise préfère les verroteries bariolées, les matières sinon solides du moins très riches, les paradoxes d’architecture, les objets frêles et maniérés.

Les Vénitiens n’ont nullement le respect du temps, qui est notre caractéristique, l’Occident étant comme une personne morale dont la fin consiste à se continuer. « Sur notre dernière motte de terre donnons-nous une fête », disent ces expansifs habitants, ivres de mouvement, de lumière et prompts à se réjouir, comme ceux qui ne se croyant pas en sécurité se jettent à corps perdu dans les plaisirs et vident d’un coup la coupe de toutes les voluptés.

Venise est perpétuellement en fête, fête des Sens, mais principalement des yeux. Nulle part le vieux précepte oriental « puissiez-vous jouir de vos yeux » ne fut mieux accueilli. Et notez que le mouvement, la vie, la joie n’ont pas ici d’autre fin qu’eux-mêmes. Ah ! que dira le Celte transplanté dans ces rutilants marécages, lui si ménager de son temps, lui qui ne compte pas seulement chaque heure en vue d’une action utile et positive, mais qui entend que les cloches de nos cathédrales les lui martèlent pour mieux fixer leur bon emploi ! Que diront nos statuaires devant ces marbres baroques de l’église des Frari où Longhena a juché des nègres atlantes, « dont le pantalon de marbre blanc laisse voir par une déchirure leurs genoux de marbre noir, et des squelettes de marbre noir qui secouent des linceuls de marbre blanc en vue d’y faire lire des inscriptions latines. Et puis a-t-on idée de faire porter un cercueil par des chameaux » ? Que de matière précieuse gâchée en vue de confectionner des jouets à de grands enfants ! Quelle expansion, quelle énergie dépensée en pure perte ! Et nos braves ouvriers d’art comprendront-ils qu’on ait offert à Henri III une collation dont le service était en sucre ? C’est pourquoi lorsque le roi déplia sa serviette elle se brisa entre ses mains. Et ces verreries, ces mobiliers qui ne sont faits ni pour boire ni pour s’asseoir !

Cela vise à nous surprendre, presque à nous berner. Ce sont de mauvaises farces qui rappellent les grossières plaisanteries des jouets allemands. Car en quel autre lieu du monde eût-on imaginé de faire une chaise avec deux écailles d’huîtres dont l’une fournit le siège et l’autre le dossier ?

Ah ! j’attends ici nos architectes médiévaux ! Écoutons et méditons cette admirable page de Mithouard où sont inscrites les plus nobles vertus de l’Occident :

La sagesse de la cathédrale était fondée sur le respect du sol et l’intuition de la race. Sa logique n’acceptait que l’effort utile. Par sa perfection intime, elle certifiait l’accord des métiers et la droiture naturelle des artisans. Non seulement elle unissait en toute réalité les hommes qui la bâtissaient ensemble. Mais, forte contre le temps, elle constituait de plus, un lien entre les générations successives, unanimes dans leur tradition et glorieuses de leur clocher. Cette puissante maison de Dieu était la maison du peuple tout entier, dont son envolée de pierre attestait les énergies disciplinées. Son autorité rayonna sur l’Europe… L’esprit dont elle procédait était celui de l’homme qui est devenu maître de sa force et certain de sa loi. Cette bonne tête-là, pendant des siècles, ne sut rien penser qui ne fût droit et fier. L’homme qui la portait, même en des temps difficiles, vécut harmonieusement. Il éleva des châteaux et des églises, il fit des tragédies, de la musique et des tableaux où il traduisait avec confiance la belle ordonnance de son âme.

Or, à Venise — « carton sur de l’eau, décor sur de la vase, rivage qui n’est pas le sol sur la mer qui n’est pas la mer, caricature de la terre » — le goût inné de l’excessif, de l’exceptionnel, l’intempérance des caractères, le faste insolent donnent aux monuments un aspect « de verrerie bousculée sur un plateau ». Nous assistons à un carnaval, au « bal des architectures sur l’horizon ». Aucune sécurité ne nous accueille. « Le fier Occident qui demanda sa force à la succession des hommes et à la rude série des jours se fond ici comme un fantôme dans la lumière. » Et Mithouard évoque, amusant symbole, la petite reine imaginaire de Venise, la princesse Babiole qui circule partout « insaisissable, au milieu d’un peuple de prestidigitateurs, sous un ciel prestigieux », l’organisatrice des fêtes, la dispensatrice des sérénades, « la princesse de tous les riens surprenants et sympathiques, dont les mains adroites tressent de petites choses inoffensives et séduisantes ».

 

Une leçon semblable nous attend à Grenade. « Le respect de l’homme, l’honnêteté du travail, le sentiment de l’équilibre, la juste entente des réalités, le bon usage du temps, le goût de l’énergie », qui sont les trésors moraux de l’Occident, ne se trouvent pas en Espagne dosés avec mesure. La vie y est comme une provocation perpétuelle. Des artistes, des guerriers, des saints se sont tout de suite portés aux extrêmes. Lieux versatiles où l’esprit ne trouve point sa paix.

L’architecture espagnole a, elle aussi, son enseignement. Si Venise a le placage, l’Andalousie possède l’arabesque. On ne tient compte ni de la stature de l’homme ni de son habitat. « Je ne sais pas entendre, déclare Mithouard, une architecture qui ne soit pas au mètre de l’homme et toute pleine de sa vie et de son pays. » Or, l’Alhambra pourrait tout aussi bien être plantée sur un promontoire breton ou à pic sur une vallée des Apennins, « mais on n’eût pas dressé ici un chapiteau de Saint-Julien-le-Pauvre ». Mithouard donne de l’art mauresque une excellente explication. L’Arabe nomade et habitué à l’immensité du désert n’a pour se distraire que lui-même. Il est ainsi, dans la monotonie de ses jours, prédestiné aux spéculations abstraites. Il invente donc l’algèbre, les mathématiques, la géométrie, mais n’est pas constructeur, parce qu’il ne s’arrête pas longtemps nulle part. Le point de départ de son rêve est une ligne qu’il plie dans tous les sens, dont il fait sortir les figures géométriques les plus compliquées et qui aboutit à l’arabesque, aux ornements en stuc, à une architecture de bilboquet.

L’arabesque ne saurait satisfaire un Occidental. Comment y trouverais-je mon contentement, dit Mithouard, « moi dont la terre est émue par le frisson des trembles et le froissement des herbes au bord de la rivière… Mon pays est trop divers pour que je me résolve plus qu’un instant à cet exil dans l’abstrait, et dans l’angle de chaque chose je cherche un soutien. »

Sans doute, Grenade offre de magnifiques voluptés, ainsi que Venise, et c’est pourquoi l’imagination déréglée des romantiques a tant exalté ces lieux brûlants. Mais la sagesse de l’Occidental s’accommode mal de ces violentes secousses et, dans des pages pleines de passion, Mithouard évoque la touchante et tragique histoire d’un jeune Breton, au cœur consumé de fièvre, qui s’élance vers ces contrées radieuses, pensant y apaiser un amour dévorant. Venu sous un ciel de feu pour savoir la fin de ses désirs errants, Loïc de Coëdigo n’y trouve qu’une déception âpre. Avant de se résigner, de retourner dans la paix, de rentrer dans la discipline de son pays, il se donne fougueusement à la Marrabaise Incarnacion, à la bouche saignante, à la lourde natte de cheveux noirs, et l’étrangle dans un sanglot.

Ce parfait ouvrage d’artiste probe, ce lucide bréviaire de nos réalités et de nos pures richesses d’Occident se ferme sur cette admirable conclusion :

Grenade offre une volupté suprême, épuisée aussitôt. Nos premiers parents, disent les Ecritures, ne purent, devenus mortels, rester dans le Paradis terrestre, lequel était situé en Orient. C’est dans notre pays amical et voilé qu’il y a lieu d’ordonner notre vie, c’est selon la loi qu’il nous impose qu’il convient de régler nos sentiments et de concerter nos travaux. Un bonheur aigu, fût-ce dans le plus divin séjour du monde, n’est possible que le temps d’une surprise.

VII

Les Marches de l’Occident terminent, ai-je dit, la trilogie dont le Traité de l’Occident et les Pas sur la Terre composent les deux premières parties. Si l’on veut bien réfléchir à l’unité de cette œuvre, à la noblesse de son enseignement, à sa largeur de vue, on conviendra, je pense, qu’aucune synthèse d’idées ne fut tentée depuis dix ans qui passe celle-ci en précision et en harmonie.

Par ces trois volumes qui narrent la genèse de la pensée française, et après le Tourment de l’Unité, Mithouard se classe parmi nos critiques libres les plus avertis de l’heure. Il nous offre un fameux exemple d’esprit organisateur et souple, de lyrique conscient. J’hésiterais à lui trouver des parents spirituels, et il faut bien avouer que parmi les cerveaux contemporains plus ou moins étroits, tous inféodés à des partis, nul n’atteint ce parfait équilibre.

De fait, au moment où l’art semblait se libérer des influences étrangères, s’évader de l’atmosphère d’anarchie où il étouffait, le problème politique accapare les esprits les meilleurs et, sous couleur de réformer la société française, nous replonge dans les plus grossières ténèbres. Nous allions nous entendre, peser loyalement les acquisitions lyriques de la génération précédente, sarcler les vignes vierges du symbolisme, greffer ces ceps trop sauvages et qui, jusque dans leur sève bouillonnante, attestent la richesse du sol de France — or, tout est soudain remis en question. Nous assistons à quantité de combats singuliers, à une multitude d’escarmouches stériles entre pseudo-classiques et pseudo-romantiques. Chaque adversaire reçoit autant de coups qu’il en donne et la victoire n’est nulle part : Bien mieux, la littérature qui jusqu’à ce temps requérait, comme vertus cardinales, le désintéressement et la franchise, se trouve amoindrie et rejetée au second plan. Les préoccupations sociales ont faussé les meilleurs manuels d’art. Pour ne prendre qu’un exemple, l’intéressante question du vers libre n’est plus étudiée en elle-même, mais en fonction de telle ou telle politique. Les néo-classiques rejettent la strophe analytique sous prétexte que le xviie  siècle, qui était monarchiste, ne l’a pas employée ; d’autres la défendent, parce que soi-disant — et bien à tort — elle a bonne couleur moderniste. De tels états d’esprit seraient comiques s’ils ne dénotaient une aussi triste notion des destinées de notre poésie.

Seul ou presque seul au milieu des partis s’entre-dévorant, Mithouard a conservé une intelligence lucide et un noble souci des nuances. Il nous offre un magnifique exemple de prudence et de mesure. S’il montre les dangers d’un romantisme échevelé, qui risque de briser l’harmonie entre notre sensibilité et notre intelligence, s’il nous met en garde contre les plaisirs dissolvants de Venise et de Grenade, il n’oublie pas à quel point ce demeurent pour nous deux villes d’importance, « des lieux éminemment favorables à la méditation ».

Il se retourne donc contre les partisans d’un humanisme froid et d’une renaissance latine dont la logique étroite risque d’étrangler tout chant lyrique ; il les convie à ne pas apporter « une fougue trop romantique à nous libérer du romantisme ». Certes celui-ci fut une belle maladie, une fièvre salutaire, le xviiie  siècle nous ayant desséché l’âme et le xviie , malgré de splendides qualités de fond et de forme, ayant ignoré — La Fontaine excepté, bien entendu — la poésie lyrique.

On peut dire que nos facultés nationales, d’abord coordonnées et fortifiées d’une discipline harmonieuse, se dissocient vers la fin du xve  siècle. Elles s’épanouissent à nouveau d’époque en époque, mais les unes après les autres et non plus tendues dans un seul équilibre, tant qu’elles finissent par se tourner les unes contre les autres. « L’art classique et l’art romantique furent les deux moitiés de la cathédrale. »

C’est à la reconstruction de l’édifice national que nous invite avec persuasion Mithouard : et que les esprits méfiants se rassurent. Cet édifice national n’est nullement une prison, mais une demeure bien aérée ou chaque élan lyrique trouve son emploi et sa place. Ecoutons notre auteur pousser son beau cri de ralliement : « La France est pays d’unité. » Laissons pseudo-classiques et pseudo-romantiques se déchirer pour des motifs extra-littéraires.

À nous, aux artistes désintéressés, conscients de leurs devoirs, appartient de rétablir par leurs œuvres l’équilibre interrompu, d’aider à la synthèse, à la coordination harmonieuse et vivante de nos facultés nationales. Le lyrisme contemporain s’accommode mal des rapports abstraits de la raison pure, pas plus que des courbes épileptiques d’une sensibilité dévoyée. La prétendue clarté latine et le mirage jacobin portent en eux de terribles germes. Aussi bien les mots raison et sensibilité ne sont que des schèmes philosophiques. Nos vrais poètes ne sacrifient pas ceci à cela, mais, dans une intuition profonde, s’efforcent de dire toute leur âme et d’ordonner leurs poèmes selon l’instinct de notre race qui assume le plus possible d’humanité, je veux dire qui marie joyeusement la logique du cœur et la spontanéité de l’esprit. Mithouard aura grandement hâté cette union en nous éveillant à une plus sûre conscience de nos réalités occidentales.

Robert de Souza et notre examen de conscience

I. — Poète et esthéticien. Difficulté pour la foule de réconcilier ces deux attitudes dans la même présence.

II. — Le poète. — L’impressionnisme de Fumerolles. — L’idéalisme constructeur de Sources vers le Fleuve. — Son mètre et son rythme.

III. — Les conditions sociales contemporaines, en contradiction avec une poésie nationale, amènent le poète à réfléchir sur son art. — La théorie n’a jamais étouffé la création lyrique. — Les questions de forme. Souza et la prosodie. Le Rythme poétique et la Poétrie.

IV. — Les questions de fond. L’inspiration lyrique. — La poésie populaire et le lyrisme sentimental. — Où nous en sommes. L’examen de conscience de toute une génération.

I

Aux yeux du public, il n’est pas bon qu’un écrivain s’essaye dans plusieurs genres, et manifeste un talent susceptible de réaliser des œuvres « ondoyantes et diverses ». L’esprit de la foule est simplificateur.

Guidés par les nécessités de la vie qui, de plus en plus orientent nos actes vers la pratique, nous avons besoin de classifications faciles et de jugements bien ordonnés. La complexité, comme la contradiction, nous répugne. Nous nous portons toujours vers les idées les plus générales et les plus simples.

Cette tendance de notre intelligence conduit à l’injustice envers les auteurs, dont l’activité trop riche se dépense ici et là en des travaux qui, d’ordinaire, sont fournis par des familles d’esprits très différentes. Nous aimons synthétiser l’œuvre d’un écrivain dans une définition susceptible de l’exprimer en entier. Tant pis si l’originalité vagabonde de tel auteur refuse d’entrer dans le lit de Procuste de nos concepts.

« Entendons-nous bien, déclare le public méthodique. Êtes-vous poète, philosophe, romancier, critique ? Si vous êtes philosophe, dites : je suis philosophe. Si vous êtes poète dites : je suis poète. Mais n’allez pas prétendre enfermer à la fois en votre individu la mentalité d’un poète et celle d’un philosophe. Vous n’avez droit qu’à la spécialité d’un genre ; et ceci, pour les besoins de notre esprit classificateur. Bien mieux, si vous êtes poète, devez-vous faire choix de tel ou tel genre de poésie, vous cloîtrer dans une “manière” et n’en plus sortir, sous peine de nous dérouter totalement. Comment se rappeler que Sully Prudhomme a écrit des livres d’esthétique, des études philosophiques, des articles de sociologie ? Tout ceci est trop long, trop compliqué. Appelons simplement Sully Prudhomme : le poète du Vase brisé, et que le reste tombe eu oubli. Cherchons donc le « vase brisé » de chaque artiste, par quoi il peut se définir. »

Après beaucoup d’autres, M. Robert de Souza eut à se plaindre de cette façon simpliste de juger un écrivain. Pour le vulgaire, il eut le grave tort de ne point se cantonner dans un seul genre et de joindre à un talent incontestable de poète des dons précieux d’esthéticien. Ses études critiques ont nui à sa réputation d’artiste créateur. Le public ne pouvant jamais envisager qu’une seule des faces de la personnalité d’un auteur, a choisi l’esthéticien et rejeté dans l’ombre le poète. Le « vase brisé » de M. de Souza c’est donc, aux yeux de la foule, l’étude de notre rythmique française.

Le critique, placé au rond-point où convergent toutes les facultés d’un tempérament, a le devoir de réagir contre ce jugement sommaire et de parcourir successivement toutes les avenues d’un talent. Faisons donc une part spéciale au poète qu’est Robert de Souza et parlons de ses créations avant de visiter son atelier. Peut-être, en montrant la part généreuse prise par l’auteur de Fumerolles dans la rénovation lyrique contemporaine, pourrai-je contribuer à situer Robert de Souza à sa vraie place parmi les symbolistes et prouver quelle reconnaissance ma génération, si injuste envers ses aînés, lui doit.

II

Il fut très peu écrit sur l’œuvre en vers de ce poète original et complexe. Il semble que la curiosité des critiques ait été entièrement captée par les recherches de Souza sur la technique du vers français. Je me réjouirais de cet oubli qui me permet une fois de plus de m’aventurer délicieusement dans un sentier non foulé, si je n’y voyais la preuve d’un coupable dédain. Aussi bien, depuis ma folle entreprise de lire les pages consacrées par nos critiques patentés aux œuvres symbolistes, j’ai perdu l’habitude de m’étonner.

Fumerolles parut en 1894 à la librairie de l’Art indépendant. Avant cette date Souza avait déjà composé deux livres de vers où le poète s’essayait à des recherches harmoniques et rythmiques. Mécontent de ces réalisations incomplètes, Souza jeta au feu ces deux recueils de gammes prosodiques. Le voici donc en possession d’un doigté sûr et d’un excellent mécanisme.

Pour accorder définitivement son instrument suivant le rythme de son cœur, Souza écrit Fumerolles à cet âge de demi-jeunesse où l’écrivain se sent déjà maître du glorieux équilibre de ses facultés. Emporté par la verve créatrice, et de peur d’interrompre la spontanéité de l’inspiration dans son élan instinctif, Souza compose Fumerolles en une saison. Sans vouloir se relire ni se corriger, le poète se hâte de publier le livre frais éclos, avant que l’esprit d’analyse ait pu tarir l’intuition première.

Ces poèmes sont pourvus d’une vie et d’une originalité sûres. Je crois pouvoir affirmer qu’ils ne ressemblent en rien à ce qu’on publiait alors. S’il fallait à toute force trouver un air de famille à Fumerolles, je ne vois que la poésie de Vielé-Griffin qui puisse se rapprocher de ces notations sentimentales et naturistes, où l’âme de l’artiste s’ébat dans l’exaltation et semble papilloter à travers l’atmosphère lumineuse des choses.

Fumerolles !
Simples jeux de brumes,
De la bouche de la vie soufflés…
Paroles
Enroulant, endormant la pensée
De volupté…
Laissons l’écume
Du soufre fétide de la vie,
Fumerolles,
Et nous ravissez
En les ascensions
De vos brumes,
Aux lumineuses spires
Colorées
De nos désirs
De nos passions,
Et malgré le soufre de la vie,
De nos songeries…
Spires aux vols et virevoltes folles
Fumerolles,
Enveloppez-nous
De vos plus brumeuses magies,
Et de leurs denses vapeurs vermeilles
En les délices d’un vertige,
Soutenez-nous
Jusqu’à nous porter avec vous
Près du soleil !

Vous souvient-il que cette année 1893 fut particulièrement heureuse et tendre. Le printemps prit tout de suite la place de l’hiver ; l’été se réveillait un mois plus tôt et prolongeait sa veillée à travers un délicat d’automne. La nature resplendissait de vie joyeuse ; les fleurs tôt venues s’épanouissaient sans s’épuiser, comme incapables de mourir, et c’était, à travers trois saisons délicieuses de grâce et d’éclat, tempéré, un chant universel de jeunesse et de douce ardeur.

Or imaginez un poète vivant son amour au milieu de ce concert harmonieux de la nature. De quelles chaudes pulsations son cœur ne dut-il pas être agité ! Quelles plus suaves noces ! comment rêver de plus enivrantes vendanges ! Le monde extérieur correspond si étroitement à la qualité d’âme de l’artiste, qu’on dirait cette âme et ce monde courbés sous le même effort triomphant, tendus dans la même excitation lyrique. Il y a compénétration intime entre l’hymne immanent de la nature et cette espèce d’adoration qui agenouille le poète aux pieds de son amour. De part et d’autre même fervente prière, même recueillement intérieur64.

Cet impressionnisme sentimental est essentiellement synthétique, sans cesser d’être concret. Car au moyen de sa vision naturiste le poète extériorise ses plus profonds sentiments et, dès qu’il dit son cœur, c’est la nature ambiante qu’il célèbre. La nature apparaît à Souza un perpétuel état d’âme et, d’autre part, chaque état d’âme du poète se colore de toutes les nuances dont se vêtent les paysages environnants.

Lève-toi, viens, et te penche, ombre blonde ;
Laisse tes yeux en promenade muser
À suivre au but les arabesques de ces ombres,
Les tiges folles de toutes ces herbes dressées,
Fraîches encor au lumineux parterre, les pensées !

Le cœur du poète suit dans ses élans la qualité des heures qui passent. Tour à tour le matin lumineux, les chaleurs lourdes de l’après-midi, la douceur du crépuscule, le mystère des nuits bleutées teignent de leur nuance psychique particulière les émotions de l’artiste.

Et toute union n’est qu’un essaim de minutes harmonieuses.

On peut dire que la réceptivité du poète est si affinée et son identification avec les paysages si étroite que Fumerolles nous offre un des meilleurs exemples de poèmes symbolistes où la nature est vécue dans les diverses phases de son intensité.

Voici deux exemples de ces transpositions impressionnistes, au moyen de quoi le poète accorde la nature au ton de ses sentiments, et réciproquement ;

Dans la voiture comme un berceau
Tangue, au long des routes de l’automne,
La promenade de la petite âme
Si rosement tendre et blanchement bonne,
Malgré les présages de l’automne…

Les plaines élargissent ses yeux ;
Le ciel uni bombe son front ;
Les branchettes déplissent ses mains ;
Les fines araignées du matin
Étirent les fils de ses cheveux ;
Les baies cramoisies du chemin
Grossissent la pulpe de ses lèvres ;
Nul dans la nature ne la sèvre
La petite âme du matin ;
Le ciel uni bombe son front ;
Les plaines élargissent ses yeux !…
Et trône, de sa voiture berceuse la conquérante !

La Bouilloire est conçue sur le même modèle :

Écoute l’eau qui chante en captive du feu
Écoute les flammes qui chantent, mais comme drapeaux au vent ;
Susurrante d’élans fumeux,
Écoute ma vie qui chante
En ton cœur loyal contenue,
Et dans les flammes vives tenue.
La bouilloire est de pur argent,
Dis ! sur des parois de fer résistantes ?

Garde chaude la vie qui chante…

Nous retrouvons de semblables images actives dans les Graines d’un jour et dans les Modulations sur la mer et la nuit. Mêmes impressions visuelles retentissant dans un amour vécu :

De plaines en plaines lointaines
L’éther, l’éther est de velours ;
L’âme de baume des tilleuls
En un demi-sommeil y mène
Le flottement des heures sereines,
Chaudes et assoupies d’amour.

L’éther, l’éther est de velours,
L’âme est de baume des tilleuls ;
De plaines en plaines lointaines,
Des heures alanguies bercent la terre sereine.

Nous sommes ainsi en présence de notations purement poétiques, je veux dire exclusivement lyriques, dégagées de tout souci oratoire ou didactique.

Les Sources vers le Fleuve accusent une tout autre manière. L’impressionnisme sentimental des premiers vers de Souza s’est changé en émotion cérébrale ; la sensibilité du poète, si j’ose dire, s’est intellectualisée. Robert de Souza a donné lui-même une définition de ces deux stades de la création poétique, lorsqu’il a tenté une classification des symbolistes en réalistes sentimentaux, avec Verlaine comme type initial, et en idéalistes constructifs, dont Mallarmé est l’ancêtre spirituel65 ; ceux-là plus spécialement naturistes et sensuels, ceux-ci davantage cérébraux et abstraits. Ou plutôt les uns et les autres vivent bien d’une vie concrète, mais l’émotion des premiers dégage d’abord une série de vibrations sensitives, alors que l’intuition des seconds provient d’idées ou de représentations plus franchement intellectuelles. Le lyrisme de ceux-là est d’ordre affectif, il est plutôt d’ordre mental chez ces derniers.

Les Sources vers le Fleuve affichent un remarquable souci d’unité dans la composition. Ce volume, je le compare à une sonate développée en trois parties avec, pour thème générateur, l’idée de vie. Bien que cette idée de vie circule à travers tout le volume à la manière d’un leitmotiv repris en de multiples contrepoints, le premier livre intitulé Histoires de France est plus spécialement représentatif de la vie en soi. Les deux autres livres chantent les plus nobles modalités de la vie : la Beauté et le Bonheur. Avant chaque poème liminaire une maxime de La Bhagavad-Gita donne le ton des trois parties dédiées aux poètes dont l’inspiration se rapproche le mieux de l’idéal rêvé par Souza. Pour la Vie est offerte à Verhaeren, Pour la Beauté à Henri de Régnier, à Vielé-Griffin Pour le Bonheur.

Le premier livre, Histoires de France, synthétise l’émotion cérébrale du poète à travers le temps. Il exprime quel enthousiasme actuel doit susciter l’évocation d’âges héroïques. « Jamais ne m’a manqué l’existence, ni à toi non plus, ni à ces princes ; et jamais nous ne cessons d’être, nous tous, dans l’univers », dit La Bhagavad-Gita. Et Souza de commenter cette phrase de la sagesse indoue au moyen de tableaux lyriquement épiques. Voici le Roy précédé d’un cortège triomphant sonnant la trompette belliqueuse :

La guerre est gloire,
Et la mort est victoire ;
La vie est bannière de vaillance ;
Les preux la suivent jusqu’en la mort ;
La mort est gloire ?

Voici les preux étendus sur le gazon teint de leur sang, dont les pensers héroïques s’attardent au souvenir de leur Dame. Ces deux vaillants, sur le point de contempler Dieu, se communient avec une fleur, cette âme de l’univers :

Le Chevalier de Gloire ayant fiché en terre ;
Devant leurs yeux, la croix de son épée,
Ils tendirent au ciel l’hommage de leur gant :
Et le ciel l’accepta d’un long regard aimant
Qui mit sur le fer une lumière
Puis l’un, dans ses doigts, saisissant
Une pâquerette à la blanche couronne d’hostie,
Il la porta aux lèvres de l’ami
Pour qu’il eût goût, en trépassant,
Du pain de vie,
Et l’autre, jusqu’à sa blessure haussant
Le menu calice d’une fleur d’or,
Il le porta aux lèvres de l’ami,
L’ayant empli d’une goutte de son sang.
Et les Chevaliers se couchèrent
La main dans la main pour la mort.

Voici la reine ivre de l’amour du jouvenceau. Voici la bergerette qui sera Jeanne d’Arc, écoutant déjà dans son extase de vierge le cliquetis des armures. Voici le souffle des grandes orgues qui fait tressaillir l’âme des ancêtres sous les voûtes en ogives. Voici enfin la Victoire dressée, souveraine, au seuil de l’Eternité. Dans un magnifique rappel de nos désastres de 1870, le poète la représente mutilée, telle la Victoire de Samothrace, mais s’enlevant encore, ailes déployées, au-dessus de notre espoir :

Tes ailes, toutes déchirées du supplice,
Ta robe, toute arrachée en lambeaux,
Horreur ! tu passes sans tête et sans bras,
Victoire !
Jusqu’à quand, devant notre effroi,
Passeras-tu toujours ainsi sans tête et sans bras,
Victoire !
Gigantesque éblouissant oiseau.
Echappé d’entre les mains tueuses d’un barbare,
Et qui enlève vers notre espoir encor
Les spasmes d’un vol suprême, aveugle et mort.

Le second livre de Source vers le Fleuve chante l’Homme en face de l’idée de Beauté. L’homme seul peut éterniser la beauté qui passe et lui insuffler une vie immuable. Tel est le sens de la pièce appelée l’Embaumeur. Le magicien, à qui s’est donnée la petite ballerine, prépare l’œuvre de gloire. Il étend l’amante nue sur la couche de porphyre, lui arrache le cœur et les entrailles, puis verse dans le corps les essences et les aromates qui éloignent les stigmates du Temps.

Gloire à toi qui n’es plus fiévreuse ni impure !
Ta poitrine est enfin libre de ton cœur,
Ton ventre, de tes entrailles immondes,
Et ta tête, des entendements qui nous torturent,
Ô Vie, recréée par moi dans ta fleur !

Et des buissons de fleurs fraîches, jaillis du trou où l’embaumeur jeta les entrailles, viennent enchevêtrer leurs lianes fléchissantes au-dessus du corps immuable, immortalisé par la vie supérieure de l’art.

Le grand morceau de résistance de cette seconde partie s’intitule Le Voyant : long poème un peu abstrait et allégorique, mais charnu dans le détail et riche de substance.

 

La fin du volume célèbre le bonheur et la joie d’être, l’ivresse de se laisser emporter au fil du fleuve de la vie, jusqu’à la mer infinie où toutes les sources viennent s’engloutir, avec les barques des hommes toujours en allées vers ailleurs.

La forme de cet ouvrage est non moins curieuse par son originalité et sa logique de composition. Dans Sources vers le Fleuve il nous faut chercher les plus nombreux exemples des tendances rythmiques du symbolisme. Ce qu’on nomme si improprement « le vers libre » est présenté sous son vrai jour, avec les multiples combinaisons auxquelles il est susceptible de se plier. Chaque pièce est animée d’un rythme homogène approprié ; tant il est vrai que le rythme est la peinture d’un mouvement et que chaque intuition poétique ou inspiration lyrique, pour être rendue dans sa vérité pure, doit être reproduite dans son mouvement intérieur, dans son élan psychique.

C’est précisément le rôle de la « strophe analytique », avec ses combinaisons de pieds grecs et de rappels métriques, d’extérioriser le rythme mental du poète, avec autant d’exactitude qu’on en peut souhaiter, pour communiquer, sans déformation, à un auditeur, une impression vécue.

La fameuse pièce À la Victoire donne bien la mesure de la richesse de combinaisons dont une semblable métrique est capable. Cette métrique sera étudiée plus à fond tout à l’heure dans ses éléments organiques. Pour l’instant relisons les strophes suivantes. Nous nous sentirons étrangement emportés dans le mouvement mystérieux et puissant qui les anime. Nous voyons fuir l’espace ; nous entendons les battements d’ailes précipités ; une sorte de ferveur dynamique surgit de ces vers :

Tes ailes, ouvertes en voile vers la côte,
Ta robe, rejetée en voile dans tes ailes,
Bravé, le vent te porte, éternelle,
Victoire !

Tes seins pointent et ton genoux vers la côte,
Du même élan dont bat la joie des ailes,
Victoire !
Vers l’attente, debout au rivage, de l’espoir…

Accours ! — l’attente est longue dans la faute,
Et nos yeux sondent, depuis des ans, les mers,
Victoire !
Accours, et rayonne vers nous de toute ta chair
Du pas que sur l’eau même porte l’essor des ailes.

La dernière manière de Souza, il nous la faut demander au poème publié en 1906 dans Vers et Prose :

L’Héroïde de la Danse du Lys, dédiée à la Loïe Fuller, entoure d’un vibrant lyrisme le vol de l’âme vers le rêve, — âme, femme et lys, symbolisés par les captivantes eurythmies de la célèbre danseuse. D’abord la nuit, un trou noir où l’on perçoit pourtant des choses qui tressaillent. Des sons s’élèvent, grandissent :

Une âme bouge qui remue l’attente dans la nuit…

La charmeuse apparaît, venue de très loin semble-t-il, parmi les clignotements des lumières :

Lueur qui d’un voile tremble,
D’un voile mat et fin qu’on déplie,
Nappe molle par des mains nouée
Et qui se détendent flottantes,
Comme des feuilles enrubannées,
Blanche nappe de l’air encor bleu et tendre…

Cette clarté monte comme une tige, s’élance dans l’azur en oiseau de flammes :

Ah ! je le sens, c’est l’instant déchirant
Où le bulbe profond ne retient plus l’élan
De la tige qui de ses rameaux cherche des ailes.

La tige s’épanouit en fleur, et de la corolle jaillit la femme lumineuse et ingénue, pure et rayonnante de beauté :

Et ouverte à toutes grâces, coupe de soleil,
Alléluia, alléluia,
Coupe de soleil et coupe de joie.
Ô fleur royale,
Gloire de siècles éternels !

Ce poème ne renferme pas un vers, une strophe qui n’aient leur raison d’être numérique. C’est l’aboutissement logique le plus délibérément voulu de la composition de l’idée et de la composition rythmique, l’étroite identification de l’inspiration créatrice et de la réalisation verbale. L’Héroïde de la Danse du Lys offre ce merveilleux ensemble d’être à la fois un puissant exemple de poésie pure, de haut lyrisme, — et un véritable manuel de prosodie française en action.

III

Si l’on veut bien démêler les conditions les plus favorables au développement du lyrisme, on se convaincra sans peine de l’hostilité du milieu social contemporain à l’éclosion de toute poésie. Non pas du tout que les tendances intellectuelles de notre xxe  siècle soient en contradiction avec les principes immanents du symbolisme. Bien au contraire, au cours de précédents articles, nous constatâmes dans les sciences et la philosophie actuelles des directions parallèles à celles que poursuivent nos poètes. Une entente tacite s’est établie dans la façon de comprendre la vie, de l’analyser, de l’exprimer. Entre la manière dont un physicien crée une loi de physique, entre le procédé intuitif dont use le philosophe pour saisir la conscience psychologique dans son écoulement continu, dans sa pure durée, dans sa « qualité intensive » dirait M. Bergson, — et ce que j’ai appelé la vision centrale de nos symbolistes, qui consiste non à décrire mais à exalter des états d’âme, — il y a équivalence.

Mais si, dans les divers ordres de manifestations intellectuelles, nous retrouvons toujours la même tendance directrice, en revanche le divorce est complet entre la mentalité commune et les mœurs de l’époque, — chose étrange et bien digne d’intéresser un jour un historien de la littérature doublé d’un psychologue. Alors qu’en général les idées d’un temps demeurent en parfaite corrélation avec les actes de l’existence journalière du même temps, à cette heure la plus parfaite discorde ne cesse de régner entre les doctrines professées et leur réalisation sur le plan de l’expérience. Il y a là deux vies autonomes, vie de l’esprit et action pratique, qui ne parviennent ni à s’équilibrer, ni à se mêler.

Cette dissociation de deux états, état intellectuel et état moral de notre société, crée un perpétuel malentendu entre l’homme qui pense et l’homme qui agit, entre l’artiste et la foule. Le lyrisme, pour pénétrer dans le « gros public », a besoin de rencontrer non seulement un esprit commun, mais une âme commune. Cette âme est absente de la société contemporaine, que le conflit de ses intérêts particuliers intéresse seul. En place d’une nation homogène, en possession de deux ou trois certitudes fondamentales, capables de réconcilier tous les cœurs et d’accorder chaque volonté, nous nous heurtons à une quantité de partis aux fins contradictoires, décidés à se pulvériser mutuellement, réfractaires à toute agglomération, à toute unité morale.

Et qu’on ne dise plus que si le symbolisme végète, — ce qui est faux, — c’est qu’il « a fait son temps », c’est qu’il ne correspond plus aux directions actuelles des esprits. Jamais il n’y eut un tel renouveau de poètes décidément symbolistes — qu’ils le veuillent ou non, — et jamais leur façon d’exprimer la vie n’a si bien concordé avec les autres acquisitions intellectuelles du moment66. Mais quoi ? quel poète, si génial soit-il, oserait se vanter à cette heure de remuer les fibres d’une nation, si cette nation manque d’âme, c’est-à-dire d’unité ? Qu’il vienne donc celui-là, parnassien, néo-romantique, intégraliste — ou autre ; qu’il ose enfin se montrer, ce Paraclet lyrique que l’Académie ne cesse d’appeler à grands cris ridicules !  — Il nous dira, je pense, comment le public l’aura reçu. L’expérience tentée par tous les jeunes poètes de ma génération doit être concluante, et leur aveu d’impuissance à communiquer leur souffle lyrique même à une très faible élite, — pour une fois, — sera unanime. L’air de la société contemporaine est irrespirable. Pégase attend, sur des cimes invisibles, des matins plus triomphants, pour déchirer à nouveau notre atmosphère de ses ailes voraces. Souffrons qu’il s’oxygène en paix67.

C’est du moins la raison pourquoi Souza a composé des livres de critique. Depuis quelques années aucun écho ne répercute dans l’âme de la foule les chants du poète. Etant donné la tournure des événements politiques et sociaux, tout élan lyrique est brisé dans son essor.

L’instant est donc choisi pour céder à la réflexion le pas sur l’intuition, pour faire son examen particulier, perfectionner et fourbir sa lyre avant que luise le jour glorieux d’une renaissance lyrique.

Aussi bien s’agit-il d’une affaire de conscience. Il importe à tout artiste probe, en dehors des heures chaudes de création, de descendre en soi, de s’interroger sur sa technique. Nul poète n’a le droit de jouer à cache-cache avec sa méthode prosodique, de vivre dans une coupable indifférence des procédés formels, d’ignorer la qualité de son instrument.

À ce propos, nombre de poètes médiocres raillent les théoriciens du verbe, refusent de s’instruire, sous prétexte de sauvegarder leur originalité. On connaît le lieu commun : toute théorie est inutile ; un poète qui réfléchit ses créations tue sa spontanéité.

À ceux-ci qui cultivent leur ignorance comme le principe même de leur personnalité, on a vite fait de répondre que connaître les lois de son art n’a jamais nui à aucun artiste. Un peintre ne peut ignorer le dessin, pas plus qu’un compositeur de musique les lois de l’harmonie, ni qu’un poète la prosodie. D’autre part, écrire un traité didactique n’a jamais privé aucun artiste de ses moyens de création, pour cette raison que la théorie suit toujours la création, ne la précède pas, et qu’une esthétique n’est autre chose qu’une expérience fixée, de la logique sentie.

Au fond cette question, ainsi que la question latine, a été mal posée. C’est toujours à une analyse psychologique qu’il faut nous en référer. Les écrivains méditerranéens insultent les Occidentaux au nom de je ne sais quel classicisme statique. La vérité est qu’il existe deux familles d’esprits : les visuels et les intuitifs ; ceux-là descriptifs, plastiques, apolliniens si l’on préfère ; ceux-ci dionysiens, plus intériorisés, plus vivants, plus émotifs. De même en ce qui concerne les rapports de la théorie et de la pratique : certains tempéraments sont doués de facultés analytiques ; d’autres demeurent incapables d’objectiver en normes logiques leurs représentations. Ceux-là savent pourquoi ils se plient aux canons de la Beauté ; ceux-ci créent dans l’inconscience de leur âme. L’artiste, doué de cette précieuse faculté de contemplation analytique, a le devoir de publier, dans l’intérêt de tous ses confrères, le résultat de ses opérations.

En entreprenant, à la suite des Tobler, des Becq de Fouquières, des Théodore de Banville, des Clair Tisseur, des Grammont, des Guyau, ses études si documentées sur la technique du vers français, Robert de Souza répondait au désir plus ou moins avoué de tous les poètes contemporains. Lui seul, grâce à ses studieuses recherches, sa méthode scientifique, ses connaissances philologiques, sa fréquentation des Gaston Paris et des Housselot, pouvait mener à bien une si rude tâche. La fin poursuivie par Souza est la suivante : donner au symbolisme toutes ses conséquences ; arriver à faire que la poésie française resplendisse dans son éclat le plus pur. « Jusqu’à ces dernières années, écrit-il dans Où nous en sommes, la poésie en France n’avait jamais été complètement elle-même ; elle ne se séparait guère de l’éloquence, de la philosophie, ou de l’histoire anecdotique. Une ode de Victor Hugo est encore un “discours ” en trois points ; un poème de Musset, un “plaidoyer” ; un autre de Leconte de Lisle, une “narration” précise, documentée. On s’est efforcé de donner à la poésie sa valeur d’art particulière, indépendante de toute autre forme d’expression. Là est la découverte certaine, absolue, du symbolisme. »

C’est principalement dans le Rythme poétique et dans les études en cours de publication dans la noble revue, l’Occident, que Souza a traité de notre métrique et de ses conditions. Dans la Poésie populaire et dans Où nous en sommes on étudie plutôt la question de fond, d’inspiration et de réalisation intellectuelle.

Le Rythme poétique envisage le problème prosodique du point de vue historique. Les articles de l’Occident sont un effort constructeur et dogmatique vers une Poétrie expérimentale.

Il n’entre pas dans mon dessein d’analyser en détail ces travaux. Si l’on veut bien se rappeler mes précédentes études, mon but consiste à constater la mentalité dite symboliste chez ses principaux représentants et à dégager, au moyen de monographies, l’état d’âme collectif de cette génération. Résumons donc sans plus les idées générales de poètes qui présidèrent à l’élaboration de cette technique. Elles seules intéressent un historien de la littérature, décidé à étudier l’ambiance intellectuelle d’une époque.

Souza attache une grande importance aux questions de rythme. Il a raison. Repoussons une fois pour toutes les railleries qu’on n’a pas ménagées aux esthéticiens du symbolisme, et gardons-nous de tenir les nombreux débats soutenus à ce sujet pour luttes pédantesques. Sans qu’on s’en doute, les destinées de la poésie s’y jouent chaque fois.

De même que toute théorie philosophique, qui n’est autre chose qu’une systématisation de la vie, se résume dans une théorie de la connaissance, de même toute renaissance du lyrisme entraîne nécessairement une réforme du rythme.

Bien mieux, tout ce qui nous entoure ne se réduit-il pas à la genèse d’un rythme ? Les corps sont constitués d’atomes ; ces derniers s’associent suivant certains rythmes mécaniques et, de leur variété de composition résultent la position et la figure des objets dans l’espace. Ne parle-t-on pas de lois rythmiques en morale et en histoire ? Les psychologues prouvent la marche et le retour des passions au moyen de curieuses ondulations qui se propagent. On peut enfin définir une période poétique par le rythme choisi. Moyen âge, Renaissance, époque classique, temps romantiques, autant de rythmes différents qui nous permettent de dire l’âge d’un poème, de le localiser, tout ainsi qu’on reconnaît l’auteur d’un tableau à une certaine façon habituelle d’associer rythmiquement les couleurs68. Bref on peut affirmer qu’un changement d’activité intellectuelle entraîne nécessairement des transformations dans le choix des rythmes.

De là certaines lois générales formulées par Souza dans la première partie du Rythme poétique.

« En poésie, comme en musique, le rythme est non pas le seul principal, mais le premier agent du plaisir esthétique ; les autres n’ont plus le même pouvoir dès que l’originalité de celui-ci est amoindrie. »

« Notre poésie ne peut pas vraiment posséder toute sa force expressive sans un accord plus parfait entre le sens et le rythme. »

3º Le rythme des romantiques ne saurait nous suffire. Les réformes techniques de Hugo ont surtout porté sur un changement de ton en brisant « le grand niais d’alexandrin », mais non sur un changement de mouvement. D’autre part, les poèmes à formes variées (strophes, mètres, rimes) sont impuissants à sauvegarder l’indépendance rythmique des idées, à renouveler l’intensité de l’impression.

« Tout rythme a une chance de durée d’autant plus longue, que sa souplesse lui permet de se prêter plus facilement aux transformations progressives de nos besoins. »

Le problème revient donc à ceci : trouver un rythme capable de clicher exactement nos émotions, d’exprimer dans toutes leurs sinuosités les mouvements de nos états d’âmes contemporains, sans cesser d’être rythme.

La seconde partie du Rythme poétique étudie l’évolution historique du rythme depuis le moyen âge jusqu’au romantisme. Cet historique de la question est un chef-d’œuvre de précision. Souza résume en termes stricts la technique de six siècles et nous fait assister aux perfectionnements croissants du vers.

Comparées aux poésies du moyen âge, la force de Ronsard, quoi qu’on en ait dit, est plutôt pauvre en combinaisons rythmiques. Le vers de celui-ci est exactement partagé en deux parties égales ; la fixation d’une césure, à la sixième syllabe est absolue chez l’auteur des Amours, alors qu’au moyen âge nous trouvons quantité de vers de douze syllabes avec une autre césure qu’après le sixième temps, et plus conforme au mouvement naturel du langage.

Chose curieuse, « c’est bien à Malherbe, — le regratteur de mots et de syllabes, — que l’alexandrin doit une existence plus expérimentée, plus nette et sûre de sa route ». Le maître de Racan créa « un vers de solide charpente, où l’idée est bien rythmiquement soutenue par quelques mots serrés dont les accents toniques sont frappés aux meilleures places ». En somme c’est de Malherbe que « relève la technique des écoles romantiques et parnassiennes. Ronsard et ses compagnons n’y sont rythmiquement pour rien ». Théodore de Banville n’est autre que le frère spirituel de Malherbe.

Arrive le xviie  siècle avec son fâcheux censeur, Boileau, et les génies de Racine et de La Fontaine, lesquels portèrent la science du vers classique à un point dont l’auteur du Lutrin n’eut jamais l’idée. Les Plaideurs et les Fables offrent l’exemple d’un alexandrin rapide, mouvementé, plein d’audace pittoresque. « Nul mieux que Racine n’a su allier le caractère des syllabes, ou plutôt des sons qu’elles représentent à la nature des sentiments. » La Fontaine, grâce à son genre de poésie, use d’une variété infinie de rythmes. Obéissant à son oreille plus qu’au précepte de Boileau :

Que toujours dans vos vers le sens coupant les mots
Suspende l’hémistiche, en marque le repos.

« il affaiblit le temps de repos de la césure à la sixième syllabe, pour en faire profiter d’autres selon les cas ». Malheureusement le Bonhomme ne fut pas pris au sérieux par son siècle et n’eut aucune influence sur Voltaire et J.-B. Rousseau.

« En dehors du rejet, Chénier n’offre pas plus, de variété dans la coupe intérieure du vers que les prédécesseurs de La Fontaine. »

Nous voici au vers romantique. La poésie de 1830 a pu faire illusion par la variété de couleurs et de sons dont s’enrichit alors la Langue. À tout prendre les innovations de Hugo sont peu de chose. « On a trop souvent confondu la valeur de son rythme avec la plénitude de sa puissance phonique qui est plus grande, en général, que celle du vers classique. » Becq de Fouquières l’a bien remarqué : « Le vers romantique n’a pas remplacé le vers classique, il s’est glissé dans ses rangs ; car ce qu’il ne faut pas oublier, dans les œuvres des poètes modernes, les trois quarts des vers, pour le moins, sont assujettis aux rythmes classiques. »

L’alexandrin classique est un vers à quatre mesures. Le rythme ternaire des romantiques constitue un progrès indéniable. Malheureusement ces rythmes ternaires encore timides, « disséminés de loin en loin dans le courant d’un poème ne peuvent en rien amoindrir, d’une façon durable, l’intensité de monotonie amenée par la persistance des hémistiches égaux, ne changent rien à la totalité de l’expression ».

Après les romantiques deux courants prennent naissance. Les uns avec Leconte de Lisle continuent Banville et les classiques, les autres suivent la métrique de Verlaine. La véritable conquête de l’auteur de Sagesse « n’est pas dans l’exactitude et la pluralité des rythmes, elle est dans la combinaison de leurs rapports, dans l’harmonie de leurs successions ». Les ternaires de Verlaine sont admirablement variés, accouplés de façons multiples, entourés de binaires classiques chargés de faire ressortir leur complexité. Verlaine a enfin « ressuscité en une vie multiple et toute personnelle, les rythmes boiteux, les mètres impairs de neuf, onze et treize syllabes ». Loin d’être des « écueils » rythmiques, des singularités, ces rythmes impairs sont « aussi appropriés à l’expression de certains états particuliers de l’âme, que le sont pour le courant des idées poétiques les rythmes ».

Souza ajoute fort justement que scientifiquement comme esthétiquement il n’y a aucune raison pour qu’un nombre quelconque ne constitue pas un rythme. « Il suffit de savoir équilibrer ses éléments constitutifs. » Et Souza d’écrire : « Si l’on s’est complu si longtemps à une jalouse dilection des rythmes purs, on le doit encore au joug de la symétrie qui les rendait susceptibles d’une division en deux parties égales. De là, cette épithète de boiteux dont on caractérise les impairs ‘parce que soi-disant il leur manque une syllabe des rythmes normaux. Or, cette boiterie (qui peut être un charme sans doute) n’existe que parce qu’on le veut bien, étant donné la fixation d’une césure faisant sentir expressément cette perte d’une unité, par la division en deux parties qui ne peuvent pas être égales, par la brutale mise en rapport d’un nombre pair et d’un impair qui semble inachevé à côté de la concordance parfaite de son voisin. Et justement, lorsque Verlaine réussit à animer ses vers impairs d’une vie personnelle, c’est pour leur enlever toute boiterie, pour ne leur laisser que l’indépendance de l’allure, un charme flottant ne rappelant rien de la cadence des rythmes pairs. »

La poésie de Verlaine serait parfaite si l’autour d’Invectives n’avait trop délibérément mêlé la prose à ses vers. Verlaine a maintes fois sacrifié au plaisir d’amuser, d’être spirituel, en narrant avec force détails d’insignifiantes aventures. Le vers chez lui fait des pieds de nez au lecteur et, tout en se moquant de la rime, Verlaine finit par rejoindre Banville.

Les successeurs de Verlaine ont su mettre en pleine lumière de quelle richesse rythmique notre poésie est capable. Plusieurs pourtant, au nom de la liberté, se sont montrés intransigeants anarchistes et se sont lancés à l’aventure dans de graves réformes. « Ceux-ci, déclare Souza, firent une révolution arbitraire, en considérant le rythme non comme une dépendance du nombre, mais comme une libre part du mouvement infini pouvant prendre vie et forme sans autre élément constitutif que sa puissance d’impulsion. » Beaucoup de poètes perdirent le sens de l’unité et crurent conserver un rythme en divisant arbitrairement l’alexandrin ; en offrant « d’ininterrompues successions non ponctuées d’alexandrins indivisibles, — successions déterminées par les seules parités phoniques des rimes ».

Les poètes contemporains ont donc bien compris la nécessité de renouveler le rythme poétique, mais trop timides ou trop hardis, ils usent encore de l’alexandrin classique romantisé, ou bien mêlent d’étrange façon la prose à leurs vers. « L’enjambement, l’idée que le sens peut prendre une route indépendante de celle du rythme, fut-il le plus complexe possible, ajoutée à la préoccupation d’éthériser leur forme à l’égal de leur pensée, finit par égarer les novateurs loin de toute forme sensible. »

Les bases sur lesquelles il serait possible d’édifier des suites nouvelles, infiniment souples, de réelles formes rythmiques, nous sont proposées par Souza dans la troisième partie de son livre.

Le vers est un mètre numérique accentué. Il existe une dominante dans tous les arts. En poésie c’est le nombre douze. De plus « c’est par une suite de répétitions perceptibles, mais non nécessairement symétriques, que l’unité de nombre s’acquiert ». Le tort des novateurs fut de dédaigner le nombre du vers et de ne pas s’inquiéter des conditions de la perceptibilité en usant de successions de nombres quelconques. Les lois de l’oreille se résument en deux mots : la perception par la répétition. « Le manque absolu d’un choix dans les balancements de nombres affaiblit la portée des accents toniques et rythmiques ; … ce sont ces affaiblissements irréguliers et successifs qui donnent l’allure prosée. »

De là trois lois essentielles que Souza formule ainsi :

1º  «  Le caractère d’un rythme principal délimité par une mesure donnée dépend non d’une division en larges groupements fixes, mais de la succession de petits groupes les plus proches de l’unité. » Autrement dit : « Le mouvement rythmique non seulement se précise, mais se nuance à l’infini par petites ondes successives différant les unes des autres, quoique subtilement liées entre elles. »

« L’obéissance absolue à la force de l’accent oratoire est de nécessité première ; seulement, la portée de cet accent est dépendante de l’intégrité du rythme principal. » L’accent tonique en effet n’a rien à voir « dans la création par l’accentuation de ces divisions du temps qui constituent la vie du discours, le mouvement rythmique. En français, à considérer les mots isolément, il est sur la dernière syllabe, lorsqu’elle est sonore, sur l’avant-dernière, lorsque la dernière est muette. Mais dans le vivant enchaînement de la phrase, cet ordre est à chaque instant détruit par la puissance irrégulière de cette ponctuation harmonique marquée par la diction naturelle, qu’on peut appeler par extension : l’accent oratoire ».

3º Ce jeu des accents forts et faibles achève d’animer le mouvement rythmique.

On le voit, Souza qui passe aux yeux de certains jeunes poètes méditerranéens pour un barbare assoiffé de liberté, décidé à bouleverser toutes les lois traditionnelles, doit au contraire être tenu pour un technicien sévère et rigide. Le premier mot du credo de sa prosodie est celui-ci : il n’y a pas de vers libre, il ne peut y en avoir. Cette expression « on est obligé de s’en servir puisqu’elle a passé dans l’usage, mais en sachant bien qu’elle est absurde, et d’autant plus qu’elle semble donner le droit d’être libre au hasard. Or, il n’y a pas plus de hasard dans le vers libre que dans le plus rigide alexandrin : il ne tend qu’à substituer une loi organique interne à une loi extérieure mécanique ».

Souza ajoute encore dans Où nous en sommes : « Loin de négliger l’ombre d’une racine, le vers libre les ramifie toutes et revivifie celles qu’avait desséchées la Renaissance. Car notre poétique ne date pas plus de la Renaissance que le métier de notre musique, de notre architecture, de notre sculpture ou de notre peinture… Le vers libre, qui dégage des genres le poème, renoue la tradition française du rythme. » Grâce au vers libre, nos poètes ne seront plus seulement des écrivains, mais des chanteurs.

Notre théoricien complète à cette heure dans l’Occident ses études, en s’acheminant vers un nouveau traité de Poétrie. Il faut enfin s’entendre sur l’état de la matière que nous employons, en particulier déterminer la nature de syllabes douteuses, de l’e muet et des diphtongues.

L’e féminin n’a pas la valeur syllabique uniforme qu’on lui attribue. Certes il ne faut pas non plus le considérer comme une simple résonance d’une consonne vibrante, mais le regarder doué d’une constante mobilité. La Phonétique expérimentale peut seule nous guider dans cette délicate détermination de la valeur de l’e muet. Elle fut créée par M. l’abbé Rousselot à qui nous sommes redevables de précieuses inventions d’appareils enregistreurs et résonateurs. Robert de Souza arrive, après de nombreuses discussions dont je fais grâce, à ces conclusions :

« La pluralité des consonnes, certaines places d’accents, une simple nécessité d’insistance pousse à mettre des e féminins où il n’y en a pas et à marquer ceux qui existent dans la parole la plus familière. L’influence de l’écriture, de l’œil qui indiquerait à l’oreille des e qu’elle ne trouverait pas d’elle-même n’y est pour rien ; la douceur du son intercalaire de cet e subtil est à la base organique même de la parole française, elle est naturelle aux plus illettrés. »

« En échange la prononciation distraite et rapide, les émotions vives, le langage usuel sur des objets courants, le besoin d’alléger, de simplifier sans cesse les moyens d’interlocution dans les rapports ordinaires, pousse à la suppression plus ou moins grande, selon les provinces, des e féminins. »

Quant à la définition du rythme général qui doit clore cette aride exploration au pays de la prosodie française, voici celle qu’on propose à nos méditations :

Le rythme poétique est « une alternance de groupes numériques libres de brèves et de longues ; puis de groupements plus ou moins égaux et plus ou moins étendus de ces groupes déterminés les uns et les autres par l’accent tonique suivant le sens ».

IV

La Poésie populaire et le lyrisme sentimental ainsi que Où nous en sommes s’occupent davantage, ai-je dit, de la question de fond et d’inspiration. La Poésie populaire, en particulier, indique les sources où puisèrent les symbolistes.

On a accusé ces derniers d’obscurité, alors que leurs efforts ont tendu, de toute leur foi lyrique, à la renaissance d’une poésie rustique, ingénue et de primesaut. Nul mieux que les symbolistes, dont les deux principes d’art sont inscrits dans ces mots : condensation et suggestion, n’était à même de faire profiter l’art français du génie populaire, simplificateur et évocateur.

Que veulent-ils en effet ? Substituer aux développements oratoires, aux procédés didactiques, aux amplifications intellectuelles des poètes académiques, la spontanéité de l’intuition et de l’enthousiasme, le sentiment direct de la nature vécue, l’instant sublimisé des choses familières saisies dans leur mobilité. Or le tour de la poésie populaire, comporte précisément cette simplicité émouvante, que certains artistes, soi-disant traditionnels, ont odieusement pastichée. « Ceux-ci ne se sont pas aperçus qu’ils simplifiaient moins le cœur de la châtelaine qu’ils n’“endimanchaient” l’esprit de la fermière. » Ni Gabriel Vicaire ni Theuriet, ni tant d’autres qui peignent plus qu’ils ne chantent si qui perçoivent la nature du dehors au lieu de la vivre et de la sentir ondoyer en soi, n’ont le sens du folklore. Rien n’est plus éloigné de la forme classique, de ce fameux idéal latin 69 tant prôné, que la poésie populaire où les divers sentiments, « les images et motifs extérieurs qui les caractérisent se succèdent par à-coups, par sauts, sans explications, sans transitions. Et la passion vive mange les mots, supprime les pronoms, les articles, tandis que, répétant au contraire de-ci de-là, sans cesse, l’expression significative, sans s’inquiéter de la rime ni même de l’assonance, elle martelle le rythme ou le distend, au mieux de l’imprévu lyrique ».

Verlaine par ses charmantes chansons, d’une grâce si primitive remet en honneur la poésie populaire. « Ce sont bien les thèmes toujours les mêmes, les thèmes jamais usés de Lamartine et de Musset. D’où vient qu’avec et depuis ces deux grands poètes ils avaient, dans leur expression directe, perdu toute force d’art, toute vertu esthétique ? C’est que le “sentiment” inspirateur s’étant enflé, transformé en “éloquence”, avait faussé, magnifiquement si l’on veut, mais faussé sa spontanéité primitive et cette simplicité jamais dévoyée dans la plus tragique passion que garde l’inspiration populaire. »

On sait depuis l’usage qu’ont fait du lyrisme sentimental nos meilleurs poètes : Verhaeren, Jammes, Mockel, Max Elskamp, Klingsor, Maeterlinck, Kahn, Régnier, Griffin, Fort, Bataille, Laforgue, Mauclair. Les uns retrouvent la vraie ballade, la petite chanson de légende ; les autres, comme Laforgue, opèrent un curieux mélange de formes naïves, de réflexions de gavroche et d’idées philosophiques. Ceux-ci, tels Maeterlinck et Bataille développent la chanson rustique en drame légendaire ; ceux-là avec Vielé-Griffin marient heureusement le rêve à la vie.

« En reprenant ainsi la voie de ses origines, écrit Souza, la poésie émotive rentre autant que la poésie transfigurative dans le cercle des arts dont le formalisme de l’éloquence latine l’avait en France retirée : la poésie enfin est définitivement hors la littérature. » Par ainsi nous retournons aux véritables origines nationales de notre poésie lyrique. « C’est une retrempe du génie cette. »

Où nous en sommes m’apparaît comme l’examen de conscience d’une noble génération de poètes. Le symbolisme n’est pas une école mais la manifestation du lyrisme au xxe  siècle, telle est la conclusion à laquelle nous sommes expérimentalement amenés. Ce lyrisme est d’accord avec la mentalité contemporaine, quoi qu’on en ait dit, et tous ceux qui l’ont combattu, ne font que confirmer par leurs œuvres l’étendue de ses conquêtes. Ce lyrisme a la passion du mouvement, la haine de l’anecdotique, le souci de la fusion parfaite entre l’idée et l’image, la soif de l’idéalisme, d’un idéalisme sensibilisé et ami de la vie.

Cet ouvrage doit être considéré comme la Somme abrégée de la poésie moderne. Souza procède par demandes et réponses. Il expose les objections une à une et les réfute. Ces objections, loin de les atténuer, il prend plaisir, on dirait, à les grossir, à les rendre graves et plus fortes que n’ont su le concevoir ni les formuler nos adversaires. Puis il les démolit dans le détail patiemment, s’appliquant à ne rien laisser debout de leurs entraves. Il y a dans cette méthode honnête et brave, je ne sais quoi de noble et de grand dont on nous a déshabitués en France depuis la mort de Brunetière. Souza a su mettre à profit dans ce livre, dont je parle peu, car il résume les livres précédents dont j’ai parlé, — ses admirables qualités de critique sincère, d’esthéticien érudit, d’artiste probe.

Pour ces raisons70 nous devions parler un peu longuement de cet homme dont l’œuvre est entièrement consacrée à la glorification du lyrisme français, pur de tout alliage. Je ne sais pas de vie, sinon plus brillante, du moins plus généreuse que celle qui se dévoue en silence à perfectionner l’instrument que certains utiliseront un jour. Puissions-nous ne pas dédaigner l’enseignement offert d’une main quelque peu rude, mais bonne ; et plaise aux poètes de la génération qui vient de méditer cet exemple — entre beaucoup d’autres.

Albert Mockel et l’aspiration lyrique

I. — L’esthéticien et le poète. — Mockel est avec Souza un des esthéticiens de la poésie contemporaine. Celui-ci s’est plutôt occupé des questions de forme ; celui-là des doctrines esthétiques.

II. — Mockel esthéticien. — Qu’est-ce que le lyrisme ? — Théorie capitale de l’aspiration. Ses caractères et leurs applications. — Mockel, Sully-Prudhomme, Bergson.

III. — Illustration des théories de Mockel par ses œuvres. Sa poésie et l’ineffable. — La légende et la tradition.

IV. — Étude d’esthétique comparée. — Les Propos de littérature. Leur importance. — Ce livre est le miroir où se reflètent les aspirations lyriques d’une génération. — La méthode expérimentale. — Griffin et Régnier sont les sujets d’expérience. Analyse de leur art qui symbolise les deux courants lyriques contemporains.

V. — Autres essais de critique : Verhaeren, Van Lerbergue, Mallarmé.

I

Je ne crois pas que l’œuvre d’Albert Mockel ait jamais inspiré aux critiques de profession cette étude d’ensemble qu’elle mérite et que je ne cesse de réclamer depuis longtemps. Peu de poètes de la génération précédente ont plus fait pour expliciter — comme on dit — les doctrines esthétiques encloses dans la littérature symboliste, que l’auteur des Propos de littérature, fit si j’ajoute que nul artiste n’a vu ses idées plus consciencieusement pillées et démarquées, au cours de ces dernières années, on comprendra, je pense, la légitimité de ces pages et qu’il est juste de faire une place à part au plus lucide théoricien de l’attitude lyrique contemporaine.

Lorsqu’il s’agit d’exposer la doctrine symboliste, les noms d’Albert Mockel et de Robert de Souza doivent être cités ensemble. Celui-ci s’est particulièrement occupé des questions de forme ; celui-là a surtout écrit sur le fond même du lyrisme actuel. Souza s’est intéressé de préférence à la métrique et à nos problèmes de rythmique ; Mockel a plutôt traité de l’inspiration du poète et des conditions intérieures de création artistique. Par ainsi ces deux techniciens se complètent aimablement.

Nous avons eu l’occasion de parler en détail de l’œuvre de Souza, il nous faut aujourd’hui résumer l’apport intellectuel de Mockel dans la mentalité collective de la génération symboliste.

Pour plus de clarté nous ferons deux parts de cette œuvre, distinguant les livres de poèmes des ouvrages de pure critique. Mais est-il besoin de remarquer à quel point cette division est arbitraire ? Sans systématisation préconçue, chaque artiste porte en lui un faisceau d’idées qui constitue sa vie cérébrale et qu’on retrouve en tous ses écrits. C’est ce qu’on appelle d’un terme un peu grossier la manière. Si l’exemple précède la thèse, si l’intuition du poète devance l’analyse du théoricien, un poème contient en substance une doctrine d’art, celle-là même que l’artiste exposera objectivement lorsqu’il passera de l’inspiration créatrice à la réflexion critique. Une même pensée guide donc l’œuvre de Mockel et lui confère sa remarquable unité. Poète ou théoricien, analyste ou créateur, celui-ci obéit à cette harmonie intérieure dont s’éclaire chacun de ces gestes spirituels, en sorte que sa poésie renferme déjà sa critique et que celle-ci explique celle-là71.

II

« Rien de plus malaisé que de définir la poésie, déclare Mockel, rien de plus étranger à la poésie elle-même, puisqu’elle est la voix vivante de l’âme et que l’âme répugne à tout ce qui la borne. La musique qu’elle chante est illimitée en ses modulations et ne se laisse point réduire aux règles d’un traité72. » En revanche, si nous ignorons ce qu’est la poésie en soi, nous pouvons du moins préciser ses manifestations en nous-mêmes et décrire l’état psychologique de celui qui en éprouve les ardeurs.

Cet état du sujet sous pression, cette aptitude propre à chanter se nomme d’un terme général : l’exaltation. Pas de lyrisme sans cette préparation intérieure, cette sorte de foi 73 que les anciens nommaient délire, furor poeticus , que Boileau appelait « beau désordre » et que les romantiques célébrèrent sous les noms de Mazeppa ou de Ganymède.

Mais l’exaltation est une manière d’être générale, une façon d’inquiétude active. Si l’on descend plus avant dans l’analyse du sujet ainsi porté par ce souffle universel, ce vouloir inconscient, cette tendance à plus de vie, on s’aperçoit que l’exaltation est formée d’une infinité d’aspirations — comme la vague d’une multitude de gouttelettes — ou de puissances qui, pour employer le langage d’Aristote, s’efforcent à l’acte.

Ici Mockel se rencontre avec une théorie chère à Sully-Prudhomme. Le poète des Vaines tendresses a remarquablement analysé74 ces élans de cœur spontanés par quoi se caractérise toute disposition première au chant poétique. Ce que M. Sully-Prudhomme désigne par aspiration, écrit un de ses meilleurs commentateurs,

est un état mental dont il a donné à mainte reprise la description. Cet état est d’ordre affectif ; il est caractérisé par l’apparition dans la conscience d’émotions très fortes et très intimes, capables de déterminer chez celui qui les éprouve à la fois une jouissance intense, une sorte de ferveur religieuse et un élan vers l’action. Ces émotions, d’une nature toute spéciale, ne se confondent nullement avec les plaisirs et les souffrances des sens non plus qu’avec les joies et les peines suscitées positivement chez une personne sensible par des objets réels et bien connus. Elles ont un objet indéterminé, lointain, pressenti, dont le sujet n’aurait pas même une idée, s’il ne se trouvait dans cet état de rêve ou d’exaltation extatique. D’un mot, elles constituent l’élan vers l’idéal et correspondent assez bien à ce qu’on appelle d’ordinaire l’amour platonique 75.

Déterminer les conditions et les caractères de l’aspiration c’est, du même coup, énoncer les éléments constitutifs de la poésie lyrique.

Considérée au point de vue psychologique, l’aspiration poétique est tout d’abord un état émotionnel plus ou moins intense. Il porte l’artiste au désir d’extérioriser, d’objectiver sous forme d’harmonies, ces élans indéterminés de l’âme, et de les communiquer à ses semblables par le moyen de rythmes appropriés. Ce besoin de vider le trop-plein de son cœur, de laisser couler au dehors de soi, en phrases cadencées, cette force dont, à certaines heures, nous surabondons, est irrésistible et aussi impérieux que les exigences physiques de la vie animale. Empêcher un poète de transcrire l’émotion qui l’agite serait aussi cruel que de condamner à l’immobilité absolue un être plein de fougue et d’ardeur.

C’est avouer que l’aspiration est essentiellement active. Elle suscite chez l’homme qu’elle anime un essor et un effort. « Le ravissement esthétique, écrit Sully-Prudhomme à Camille Hémon, n’est pas purement passif ; c’est un enthousiasme qui fait aspirer, tendre vers un idéal ; c’est donc un essor76. » Par là ce ravissement esthétique diffère du mysticisme qui est un état contemplatif.

Cette aspiration a encore pour caractère d’être spontanée. Elle participe en quelque sorte de la genèse de l’instinct et de la connaissance intuitive, partant elle s’affirme d’ordre affectif. La réflexion viendra plus tard pour organiser, discipliner, « harmoniser les aspirations » 77, de façon qu’il y ait œuvre d’art solide, mais à l’origine, avant d’avoir passé par les canons de la Beauté, l’aspiration n’est qu’un pur élan intérieur vers une fin inconnue, un état sentimental que le mot allemand sehnsucht traduit en partie. De là vient que tout poème s’adresse d’abord aux sens et, par les sens au cœur, puis à l’intelligence.

Enfin, le propre de l’aspiration est d’être vague, indéfinissable et indéterminée. Le poète, sous la poussée de cet élan lyrique primitif ne cherche pas de fin objective ; son état psychologique, caractérisé par cette sorte de ravissement intérieur, est à lui-même sa propre fin78. L’artiste n’est alors qu’une pure tendance délicieuse, un simple rêve vivant. Alors que le mystique aspire à quelque chose de défini, qui, dans l’espèce, est de posséder Dieu, l’idéal du poète demeure non personnifié. L’artiste changera même souvent d’idéal, il désirera telle femme après telle autre, il chantera soit l’Amour, soit la Vie. L’objet importe peu en soi ; au contraire, l’intérêt réside dans l’état psychologique et les transformations intérieures de l’âme. Le poète jouit de sa jouissance et aspire pour se donner la joie de se sentir dans l’exaltation.

Dès lors se comprend l’importance que nos poètes contemporains ont donnée aux rythmes musicaux et polyphoniques. La musique est l’art qui nous plonge le mieux dans l’extase, qui nous fait le plus sentir cette aspiration indéfinissable dont notre cœur est avide, qui laisse surgir du fond de l’inconscient des paysages irréels, des lacs d’infinitude. À vrai dire, ni ces images de paysages et de lacs ne conviennent. À ces minutes de songe et de joie indéterminés l’être ne voit rien : il palpite comme à l’approche d’un trouble inconnu, il frissonne, il n’est plus qu’un ensemble de vibrations morales, une totale effusion d’âme. Mockel écrit :

Le propre des aspirations est d’ignorer leur objet physique, ou de ne l’entrevoir qu’à l’état d’image vague et fondante parce qu’il a les caractères de ce futur incertain où il est situé. Les aspirations sont illimitées, étant peu définies. Avec elles, sans le savoir nous vivons dans l’avenir. Et le souvenir lui-même, lorsqu’il y a poésie, n’est que l’image inverse d’une aspiration vers la beauté encore inconnue qu’on espère.

Il suffît d’ailleurs, pour connaître l’idéal lyrique d’une époque, de rechercher quelle idée une génération d’artistes s’est faite de l’invention poétique.

Les romantiques ont assigné pour fin au poète l’exaltation de l’imagination. La fantaisie, le choix d’images prestigieuses, étincelantes, sont du domaine lyrique. La préface des Orientales résume assez bien les exigences poétiques de 1830. Plus soucieux de la « vérité dans l’art » les parnassiens ont voulu que la poésie, de visionnaire qu’elle était, devînt visuelle. L’idéal du poète évoque un idéal de peintre dont la formule serait : ut pictura poesis. La conséquence est l’apparition d’un art plastique, minutieusement descriptif, porté par une forme sonore et des rimes riches. Pour le symbolisme la vérité dans l’art ne réside ni dans l’exaltation de l’imagination, ni dans la description objective, mais dans l’expression ou l’essor de la personnalité entière. Le poète n’est plus seulement un halluciné ou un objectif, mais une cime. Et dans cette âme s’agitent des sentiments profonds, mystérieux, des désirs confus, des aspirations intimes qui, appréhendés dans des concepts ou enserrés dans des phrases trop générales, s’évanouissent ou demeurent saisis dans une immobilité de mort. L’âme complexe et vivante, réceptacle de toutes nos sensations, de toutes nos émotions, de toutes nos pensées, de tout nous, ne saurait ni être définie adéquatement, ni être décrite de façon matérielle. On ne décrit pas des intuitions multiples ; on les chante :

De la musique encore et toujours,
Que ton vers soit la chose envolée
Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée
Vers d’autres cieux à d’autres amours.

et c’est l’Art poétique de Verlaine avec les doctrines psychologiques contemporaines sur la musique et l’Inconscient79.

Les anciens employaient un même mot pour signifier l’âme et le souffle ; ils disaient spiritus. Précieuse constatation. Dans l’idée que les poètes se font aujourd’hui du lyrisme les termes d’âme et d’aspiration s’équivalent. Cette aspiration ou effusion psychique — première condition, non suffisante, mais nécessaire, exigée du poète — ne doit pas être confondue avec le désir ou la volonté qui supposent un but déterminé. Il est très difficile de la définir d’un mot, car elle n’est pas un état, mais une action, non une attitude, mais un mouvement, non l’image d’une vague, mais l’image impossible à figurer de son élan. Toute image la matérialise, de même que dans le phénomène de la pesanteur on se représente plus facilement l’objet attiré que la force attractive.

Disons donc qu’aspirer c’est sentir sa conscience s’écouler dans le temps, dans la durée pure80. Nous ignorons l’essence des êtres, la substance, la chose en soi une et immuable. Notre connaissance ôtant humaine, partant bornée, n’appréhende que du relatif. Mockel, ainsi que la plupart des psychologues contemporains est phénoméniste. Il ne croit pas à la permanence du caractère, à une vérité immuable, mais à des vérités mobiles « qui se remplacent selon les heures et nous offrent tour à tour leurs motifs de vie ». Voulons-nous fixer ou définir strictement les objets de ces vérités, nous faisons alors œuvre de dialectique, de morale ou de politique. Mais l’aspiration poétique procède de ce caractère de mobilisme universel. Elle demeure indistincte et vague. Ce serait lui ôter son caractère d’illimité que de vouloir la borner en la précisant.

Hélas est-il en nous deux fois le même songe !81

Cette aspiration est un fait subjectif, un phénomène psychologique qui se déroule dans le temps, c’est-à-dire dans la conscience. Or qu’est-ce que la conscience ? Une continuité d’écoulement, dira Bergson, une succession d’états dont chacun annonce ce qui suit et contient ce qui précède… et si solidement organisés, si profondément animés d’une vie commune, qu’on ne saurait dire où l’un quelconque d’entre eux finit, où l’autre commence. En réalité, aucun d’eux ne commence ni ne finit, mais tous se prolongent les uns dans les autres82. Le moi est donc une sorte de continu perpétuel, une polyphonie d’états d’âme, un courant intérieur peu commode à imaginer, car « ce qui est durée pure exclut toute idée de juxtaposition, d’extériorité réciproque et d’étendue ». Ainsi l’âme est mobilité, devenir, variétés de qualités, et le phénomène intuitif de l’aspiration une de ses plus subtiles manifestations.

Ces principes que je résume un peu vite, en attendant de les développer un jour, comptent parmi les plus importants de l’esthétique symboliste. Les poètes de la génération de Mockel ont obscurément pressenti le parti à tirer, au point de vue de l’art, de ces fines analyses de la conscience considérée comme une « continuité d’écoulement ». Avec Mockel ils ont dit : « L’âme est en devenir vers elle-même… nous ne sommes pas les mêmes, au plus profond de nous, dans l’adolescence et dans la vieillesse ; ce n’est pas la conscience qui s’obscurcit ou s’éclaire, c’est notre âme qui s’est renouvelée83. » Avec Bergson ils ont pensé qu’en réalité « il n’y a ni sensations identiques ni goûts multiples ; car sensations et goûts m’apparaissent comme des choses dès que je les isole et que je les nomme, et il n’y a guère dans l’âme humaine que des progrès 84. On comprend toute la richesse féconde d’un tel lyrisme, les ressources d’une semblable esthétique basée sur le rythme subjectif et la vie de conscience. Ce qu’ils ont voulu chanter c’est moins une chose que des phénomènes psychologiques, moins une fin statique qu’un processus dynamique, moins les objets extérieurs, qu’à travers leur mirage mouvant, un ensemble de tendances vitales, moins un contentement qu’une succession d’aspirations en perpétuel recommencement. D’où les titres assez significatifs des livres de vers contemporains  : Le Cœur innombrable, la Multiple Splendeur, les Palais nomades, Entrevisions, etc. D’où ce désir de « tout sentir », cette joie de vie, ce besoin d’émotions multiples, ce perpétuel éveil des sens, cette faculté de s’exalter qui caractérise la poésie moderne.

Que de beautés sommeillent sur la terre ; que de joies ! écrit Mockel. Prends garde qu’une seule d’entre elles, si tu te hâtes de la saisir, ne te fasse oublier toutes les autres. Tu ne serais ainsi que l’homme d’une seule chose, et quoi de plus misérable que cela85 ?

De son côté André Beaunier s’exprime ainsi à propos de Gustave Kahn86 :

Si la poésie a certainement pour objet d’exprimer le monde, le rôle du poète consiste à éprouver, avec une ardeur, une intensité et une finesse particulière, toutes les sensations que la matière peut donner, à en prendre conscience et à les exalter dans son œuvre. Il n’y a pas d’analogie entre la complexité tumultueuse et magnifique des sensations qui constituent le Cosmos dans sa totalité et les quelques pauvres et tenues perceptions qu’on en trouve dans les poèmes des Romantiques ou des Parnassiens… Il faut donc que le poète ait d’abord « la franchise de ses sensations » ; il faut qu’il accueille tout ce qui viendra à lui, comme précieuses images émanées du Cosmos.

Une telle conception ne saurait manquer d’influer sur l’esthétique. Le poète représenté ainsi comme une série d’émotions qui se prolongent, ne redoute rien tant que de figer ces émotions, que d’en arrêter l’élan dans des formes trop rudes. La conséquence de ceci, sur quoi il est inutile d’insister, mais qu’on entrevoit avec clarté, est la doctrine impressionniste en peinture, avec-tout ce que cette doctrine contient « de continu » par son emploi de lignes courbes, enveloppantes, expressives ; la sculpture de Rodin si délibérément vivante et volontairement « inachevée », afin que l’esprit soit plus longtemps suggestionné ; la musique contemporaine avec ses modes diatoniques et sa théorie de la « mélodie continue », ses accords fluides et dissonants qui évitent avec soin les « résolutions » ou les « cadences parfaites » ; la poésie symboliste enfin et ses procédés de suggestion, ses rythmes qui élargissent l’émotion fondamentale et la font retentir profondément dans l’âme du lecteur, sa musique évocatrice, ses aspirations infinies et qui s’appellent entre elles.

L’ensemble de ces aspirations où s’agite le cœur d’un poète se nomme idéal. Gardons-nous de prendre ce mot idéal pour un lieu métaphysique. Entendu au sens lyrique l’idéal est une forme d’intuition, une représentation pure et subjective, un attribut de l’homme. Manifester cette idéalité87 dans des rythmes qui sont comme l’équivalent conscient de notre exaltation, la notation musicale des pulsations de notre âme — c’est être poète. Et Mockel a donné la formule de cet état d’âme lyrique initial, indispensable à qui veut chanter en vers lorsqu’il a dit : « De tout ton être, aspire à tout ton être. »

III

Cette théorie de l’aspiration, que Mockel est peut-être le seul, avec Sully-Prudhomme, à avoir analysé en détail, est le pivot de ses idées. Toute sa pensée tourne autour de ce point central. Sa philosophie lui est fournie par l’analyse objective du phénomène de l’aspiration. Celle-ci étant un perpétuel élan, une tendance constante, illimitée et indéfinie, Mockel conçoit l’âme comme une suite d’instants, un courant qui passe et se transforme, et c’est toute une doctrine phénoméniste que nous pressentons. La qualité de cette aspiration transportée sur le plan lyrique lui fournit son esthétique qui est en substance l’esthétique symboliste. Enfin la manifestation de cette aspiration dans un tempérament de poète, l’expression subjective de l’exaltation lyrique — c’est de quoi est faite sa poésie.

Albert Mockel a publié deux livres de vers. À l’heure où j’écris ces lignes, un troisième volume s’achève avec ce titre : La Flamme immortelle, où l’exaltation intérieure est conçue comme le facteur de toute force, de tout progrès, de toute beauté, de toute harmonie. L’aspiration n’y sera plus chantée pour elle-même et de façon individualiste, mais en fonction de l’amour qu’elle suscite et de l’harmonie que son action accroît dans l’univers. Aspirer c’est aimer, et d’aspirations en aspirations le poète, à travers l’union fraternelle des cœurs, s’approche de l’idéal suprême, de ce Dieu synthèse de nos transports. Plusieurs des poèmes importants de La Flamme immortelle ont déjà paru en revues. Tous nous parlent

de l’éternel et grave effort
d’une Flamme jamais étouffée, qui veut être,

et nous disent la secrète splendeur

d’un rêve que toujours d’autres rêves prolongent.

La pièce suivante, l’Éternelle Fiancée, mérite d’être citée comme type des préoccupations du poète. L’Éternelle Fiancée est semblable à l’ombre qui nous entoure, ombre légère où nos rêves se cristallisent, où convergent nos aspirations idéales.

Je t’ai rêvée, d’un grave, d’un tendre souci,
Sœur inconnue, éternelle Fiancée.
Je m’inclinais vers toi, compagne de ma pensée,
et lentement tu me parlais, lentement ainsi :

« J’apparais, je brille, — et m’efface.

Goûte mon amour décevant,
mais ne me cherche pas : Ma trace
est pareille à du sable au vent.
Ma lèvre invisible te touche…
mais je suis une ombre qui passe,
et tous les baisers de ma bouche
sont comme une aile dans l’espace…
Écoute et songe ! je suis celle
qui dans la nuit t’ouvre les yeux.
Je suis le rayon merveilleux
d’un mystère qui se révèle. »

Les deux volumes de poèmes qu’a publiés Albert Mockel s’intitulent l’un Chantefable un peu naïve, l’autre Clartés. Le premier parut en 1891, le second en 1902. Chantefable est un poème philosophique divisé en chapitres. Lorsque je dis poème philosophique il faut tout de suite renoncer à l’idée d’un poème didactique, froidement conçu, mais entendre une suite logique de pièces de vers liées entre elles par une grande idée sentie. C’est cette idée vivante qui constitue l’unité du livre et l’ordonnance des parties. Oui, plus que quiconque, Mockel a horreur de la poésie abstraite. Ce n’est pas moi qui l’en blâmerai. Un poème s’adresse d’abord au cœur, est l’expression figurée d’une émotion. Avant tout, le poète chante l’état d’exaltation intuitive où il se trouve, avant de réfléchir sur les données de cette exaltation et de la découper par l’analyse. C’est une grossière erreur de penser que l’idéaliste est celui qui ne s’attache qu’aux idées. L’exemple des mystiques, à défaut d’autres preuves, serait là pour nous détromper, qui voient Dieu par le cœur et qui sont tout sensibilité. De même les trois quarts des poètes contemporains puisent leur inspiration dans ce que Souza nomme si justement « le lyrisme sentimental », qui n’est autre qu’un idéalisme des sens, une ivresse d’être, une joie de tout sentir, une contemplation passionnée. Verlaine, Griffin, Kahn incarnent bien cette attitude lyrique, éminemment expressive, et le culte des poètes contemporains pour Lamartine tient sans doute à ces causes.

Gustave Kahn écrivait : « Je voudrais voir mes pairs considérer leur premier travail intellectuel comme une première arrivée des barques chargées d’inconscient et que de ses cargaisons inespérées, instinctives quoique préparées par eux-mêmes, ils ornent le bazar de couleurs, la salle des fêtes auxquels ils ont droit88. »

C’est avouer que la poésie est l’expression du moi profond.

Oui je prendrai plaisir aux vers qui réjouissent mon ouïe, mon odorat, mes yeux ; s’ils ont la douceur juteuse d’un bon fruit j’en goûterai la saveur avec gourmandise, et s’ils caressent ma chair j’en voudrai dire la volupté. J’en saluerai le sentiment s’ils me touchent, et l’aride et sévère noblesse s’ils pensent et me font penser. Mais la Poésie que nous voulons chercher est plus que tout cela, elle est la joie ineffable et vivifiante, où la raison, le cœur et le frémissement physique ne se distinguent plus, où des sens eux-mêmes la pensée semble naître, s’émeut et nous émeut, et se confond dans la plénitude harmonieuse d’un cœur qui se dilate et d’une âme qui chante89.

Qu’on ne craigne donc pas non plus l’intrusion dans notre poésie d’un sensualisme purement impressionniste. Si le lyrisme moderne se définit « le don magique de s’émerveiller90 », il est clair que nos sens sont la condition nécessaire, mais non suffisante de toute exaltation. L’intuition lyrique réclame l’âme entière et ce n’est pas seulement une de nos facultés qui aspire, mais notre être complet. En même temps que la nouvelle psychologie se refusait à admettre la division abstraite et arbitraire de nos trois facultés, sensibilité, intelligence, volonté, les poètes concevaient le lyrisme comme la synthèse d’une multitude d’états de conscience. Aussi, bon nombre de leurs ouvrages sont moins une suite de pièces détachées qu’un poème continu. Les livres s’intitulent d’ailleurs simplement Poèmes ; il s’y agit d’une action intérieure à mille scènes diverses, d’une symphonie à plusieurs parties qui toutes contribuent à l’expression d’une même personnalité.

Une seule chose au monde, peut-être, a dit Mockel, mérite qu’on l’exprime. Et celle-là, c’est l’Ineffable. L’unité de Chantefable un peu naïve réside dans la poursuite de cet Ineffable à travers une multitude d’aspirations naissantes. Le poète situe son sujet dans la vie, à l’époque de l’adolescence, parce que c’est le moment des velléités incertaines, des mouvements indécis et que la « naïveté suprême », c’est-à-dire l’élan vital de l’inconscient, y est moins voilée qu’elle ne le sera plus tard lorsque la mémoire, surchargée, aura jeté sur elle ces monceaux d’images et de jugements qui sont la matière où s’exerce notre activité consciente. C’est donc l’éveil à la vie et aux désirs, l’aspiration vers l’être à travers les perceptions d’abord confuses, à travers le tumulte des rêves et de l’amour. Chantefable est comme un panorama de vies successives, l’histoire d’une âme qui se cherche parmi des examens de conscience et des crises sentimentales, qui s’efforce de prendre connaissance de ses élans intérieurs.

Clartés semble la suite logique de cette évolution d’âme commencée dans Chantefable. Le sujet s’est replié sur lui-même. Il a cherché à se cristalliser dans la contemplation des choses, mais il ne tarde pas à sentir que l’œuvre n’est point sans la vie et que l’art s’étiole lorsqu’il veut s’isoler de la nature. Or la nature est un ensemble de sensations qui s’écoulent et fuient sans fin. Pour communier la joie des choses, ce vaste continu animé qu’est l’univers, il faut se façonner une âme ductile, une sensibilité affinée, se créer un art souple qui ne momifie pas l’impression, mais qui soit cette impression même et dont les rythmes expriment la mobilité.

Le Lied de Veau courante, un des meilleurs poèmes de Clartés, chante l’éphémère et cette fameuse idée du continu ou du temps psychologique, centre de la philosophie introspective et de l’esthétique contemporaines. L’onde claire fuit sans arrêt et chante à la forêt immobile :

Ô forêt ! ô forêt douce, tu me convies
aux lents repos de l’ombre moussue et des prêles, et la ramure
s’est étendue comme une main qui me caresse et me retient…

Mais je glisse, je vais, je passe sous elle,
je glisse, et je vais mon oublieuse vie.
L’âme qui te mirait, je l’ai déjà perdue,
et mes yeux refermés ne se rappellent rien.
……………………………………………..

Un seul être est vivant sous mes images fugitives,
il ondule aux replis de mes lointains détours…
Ô toi, dont j’ai baigné les pieds las, le front lourd,
et la caresse des mains avides,
— passant qui m’écoutes, mon frère ! —
n’as-tu pas vu, depuis le seuil des monts déserts,
naître et renaître en moi, puissant comme l’amour,
l’indomptable courant qui me porte à la mer ?

— n’as-tu pas vu, force sans fin, rythme éternel,
le désir qui me meut d’un élan immortel ?

Ce désir qui meut tous les êtres « d’un élan immortel », c’est encore l’aspiration, l’amour qui, vers la fin du livre, s’orchestre et devient non seulement l’amour de l’homme pour la femme, mais le don de soi, l’harmonisation d’un rythme particulier dans le rythme unanime.

Je n’insiste pas sur la qualité de ces deux volumes. Mon but, on le sait, est moins de faire ici de la critique littéraire que l’histoire des idées esthétiques et des tendances lyriques contemporaines. Mockel, par sa thèse de l’aspiration poursuivie à travers les transformations d’une âme en perpétuel devenir, nous aura permis de noter un des plus curieux états d’esprit poétique manifesté à la fin du xixe  siècle et qui pourrait se formuler ainsi : le lyrisme symboliste est un lyrisme d’intuition ou d’immanence qui, au moyen de rythmes associés, s’efforce de mouler aussi étroitement que possible l’inspiration subjective du poète sur les manifestations extérieures de la réalité mouvante ; autrement dit : de conjuguer dans le même transport la vie, qui est mobilité, continu, etc., avec l’expression de cette vie dans une conscience individuelle. S’intérioriser dans le réel en mouvement, exprimer, non par des concepts abstraits, mais par des intuitions concrètes, sortes d’auscultations psychologiques, l’âme des choses, et pour cela tenir ses sens en éveil sur la nature, au moyen d’une certaine inquiétude de vie ou d’aspirations constantes, — tels sont les caractères fondamentaux et organisateurs de notre poésie française depuis vingt ans.

 

Les histoires en prose que Mockel a données en 1908 sous le titre Contes pour les enfants d’hier ne sont qu’une transposition et une nouvelle application du thème de l’aspiration. Ce « don d’enfance » que le poète revendique dans sa préface n’est autre que le transport lyrique dont se parent les œuvres éternellement jeunes et qui chantent des sentiments universels, les sentiments « ingénument sensuels en leur liberté ».

Quelques personnes privilégiées, écrit Mockel, ont gardé dans l’âge mûr une âme candide et fraîche qui semble née d’hier. Ayant vu maintes choses de la vie, et connu ses douleurs, elles ne sont plus naïves sans doute, mais il leur est resté la grâce la plus délicate de cette naïveté perdue : une sensibilité si jeune encore, que des impressions très simples y éveillent un soudain rayonnement.

En ces contes la poésie se mêle au burlesque car, en vérité, « rien n’est plus proche d’un chant très lyrique, qu’un récit violemment burlesque. L’un évoque en son harmonie la Beauté, l’autre la suggère par contraste ; et regardons-y bien, c’est presque une même chose. La Poésie, en son rythme, est comme une danse suspendue ; la farce fait vingt cabrioles. Mais elles ont une pareille ardeur à dépasser, dès le premier saut, la vérité de tous les jours qui va clopin-clopant en ses miteux habits ; et la légende leur prête son manteau flottant, pour qu’elles s’encourent héler la vérité de tous les siècles qui fuit toujours à l’horizon ».

Or à travers les gestes des princesses fabuleuleuses, des princes charmants et des fées mystérieuses, ces filles de l’illusion, à travers « l’image invertie des miraculeuses bulles d’iris que le songeur s’amuse à gonfler » nous découvrons l’attitude grave de la vie spirituelle, la constante aspiration vers l’être et la plus belle existence.

Mais le choix de ces légendes est autrement caractéristique. Mockel, avec la plupart des poètes symbolistes, y avoue « son culte particulier pour les conceptions lyriques d’un temps qui fut notre premier âge d’or ». C’est du moyen âge qu’il s’agit, heureuse époque qui vit peut-être les plus chères effusions de notre sentiment poétique, et « de cette naïveté lyrique, souvent mêlée d’un rien d’ironie et de satire, que le dogme de l’initiation latine n’a pas empêchée de se perpétuer jusqu’à nous ».

Une littérature le plus souvent très gauche, parfois aussi nullement malhabile, y atteint au chef-d’œuvre dans le Tristan de Thomas, dans la chantefable d’Aucassin. La forme a presque toujours de lourdes défaillances, et pourtant le génie de la langue d’oïl rayonne alors au-delà des frontières parce que le lai de l’Ombre comme les récits de Marie de France, Amis et Amille avec le Chevalier au Cygne, et la Berthe du confus Adenet aussi bien que l’adroit et précis Cligès de Chrestien, — propagent autour d’eux le grand songe celtique et cette délicatesse, cette élégance mentale qui sont le fait traditionnel de la culture et de l’instinct français.

On a beaucoup reproché au symbolisme ses allures révolutionnaires. Il s’agit d’un manque de documentation évident. Les textes sont là pour prouver un effort conscient en vue d’un retour à l’inspiration nationale. Par-dessus le parnasse les poètes en cause ont voulu rejoindre la tradition de la race. Alors qu’une fâcheuse influence des littératures latines obligeait quantité d’artistes à chanter les héros d’une mythologie froide et fermée à nos entendements d’Occidentaux, alors qu’une âme française se pliait sans souplesse à des pastiches de littératures étrangères — ce qui fait dire à Mockel : « En France on n’écrit pas selon les croyances et les légendes françaises ; la tradition française est d’écrire selon les traditions des autres » — tout un groupe de poètes s’est rencontré pour exalter l’âme populaire de notre pays avec ses inventions, son folklore, ses chansons naïves, mais pleines de suc. Griffin et tant d’autres ont suivi cette voie. Ils ont puisé dans le moyen âge « énorme et délicat ». Les réalités morales de notre race les ont sollicités à l’encontre de ceux qui croient, par je ne sais quelle aberration de l’esprit ou simplement par manque de documentation, que notre littérature date du xvie  siècle.91 J’ai idée qu’un jour cette question d’inspiration lyrique sera enfin résolue et que pleine justice sera rendue à ces vaillants défenseurs de l’idéal et du sentiment de notre poésie.

IV

Le plus considérable des ouvrages critiques de Mockel, mais surtout le plus important au point de vue théorique, est certainement celui intitulé Propos de littérature. Nulle œuvre dogmatique ne fut, à mon avis, plus clairvoyante, dans la genèse du symbolisme, et n’eut, avec raison, un tel rayonnement.

Beaucoup de poètes s’ignoraient encore à cette date de 1894, et, s’ils avaient publié la meilleure partie de leur œuvre, tâtonnaient pour trouver leur équilibre, le fondement objectif de leur esthétique. Mockel vint, avec un sens remarquable des nécessités lyriques du moment, apporter parmi de fines et lucides analyses une manière de bible littéraire qui fut comme la conscience réfléchie de l’attitude poétique contemporaine. Ce livre semble une lentille où s’agrandissent en se précisant les préoccupations intuitives des artistes de cette génération.

Je n’ai pas craint, en effet, de répéter souvent à quel point les symbolistes se sont montrés d’abord ignorants de l’œuvre qu’ils accomplissaient collectivement. L’enquête de Huret de 1891 est là pour nous prouver le manque de clairvoyance de poètes pourtant remarquables, sur la direction d’un mouvement dont ils étaient eux-mêmes la vitesse. Qu’on relise les interviews et les manifestes de ce temps ; on se convaincra du peu de rapport entre les œuvres et les jugements sur les œuvres. Et si je note cette contradiction, — au début du romantisme nous constatons le même phénomène d’inconscience ; le parnasse, au contraire, qui n’apportait que des réformes de détail et non un principe d’art nouveau, fut très clairvoyant — si je note, dis-je, cette contradiction c’est moins pour en triompher que pour louer presque les premiers symbolistes de cette inconscience féconde. Car précisément les poètes de cette génération ont obéi sans le savoir à une tendance intellectuelle générale dont l’atmosphère les baignait au point de les priver d’objectivité et du don d’analyse abstraite. Preuve que ces œuvres étaient vraiment originales et non guidées par des idées préconçues ou par un plan arrêté d’avance, mais seulement par un déterminisme psychologique, qu’il nous est possible, à nous qui venons tardivement, de constater.

On peut dire qu’après Mallarmé, Kahn et Morice, qu’en même temps que Gide et que Mauclair92, Mockel par ses Propos de littérature éveillait sa génération, lui rendant sous forme de critique synthétique l’essence même de cette esthétique alors dans l’air et répandue confusément par l’exemple et la pratique dans quantité de livres de vers.

Ce livre est un modèle du genre et je ne saurais trop attacher d’importance à la méthode inaugurée dans les Propos de littérature, méthode assez rarement employée depuis. Loin de procéder dogmatiquement et par théories successives Mockel use du procédé le plus logique, le plus vivant, le plus positif qu’il soit, dont nous-mêmes avons essayé dans le cours de ces études de suivre l’exemple. Cette méthode consiste à mettre en présence deux poètes, à comparer leur œuvre, à extraire de leurs poèmes, sans violence, le coefficient doctrinal, c’est-à-dire l’ensemble des notions esthétiques dont en l’espèce les œuvres de MM. Henri de Régnier et Francis Vielé-Griffin sont l’illustration.

Encore que la mode ne soit plus aux parallèles littéraires, nous trouvons dans cette façon de mettre en regard le tempérament d’Henri de Régnier et celui de Vielé-Griffin de précieux enseignements techniques sur l’attitude lyrique à laquelle nous nous intéressons. Ces deux poètes, étudiés comme complément l’un de l’autre, demeurent les plus représentatifs des tendances actuelles. Il s’agit donc là de critique expérimentale et d’enseignement pris sur le vif.

Mockel commence par poser les conditions de tout lyrisme qui est à la fois un besoin d’expansion et le désir, pour le poète, de redécouvrir le monde. Or ce besoin d’expansion resterait à l’état latent si le poète n’éprouvait la nécessité de donner une forme à ses aspirations, de les couler dans un moule esthétique. Le poète se double donc d’un artiste habile à manier les rythmes et à exprimer lyriquement ce qui tressaille en lui. Certains sont plus artistes que poètes, d’autres le contraire. Entendons par là que ceux-ci, portés par une puissante inspiration, ne trouvent pas toujours des rythmes adéquats à leur état d’âme et sont plus malhabiles à atteindre la perfection de la forme que ceux-là, moins doués au point de vue du génie créateur, mais plus fins artisans et plus disciplinés. Les uns pèchent par la plastique, les autres par l’enthousiasme ou l’invention.

Ces considérations Mockel les expérimente, sur l’œuvre de Régnier et de Griffin. Le résultat est que chez l’auteur de la Gardienne la maturité de la forme semble s’être plus rapidement manifestée que chez celui des Cygnes. « L’artiste a très vite contenu le poète, on l’aperçoit dès les livres du début, et dans les Sites déjà le vers est nombreux, ferme de lignes, enrichi d’élégantes images savamment serties qui annoncent l’harmonie des strophes futures. Au contraire les premiers écrits de M. Vielé-Griffin manquent d’une direction certaine, on les sent agités de sourds bouillonnements qui hésitent et retombent, le poète y est inférieur à lui-même par la beauté réalisée, mais il y révèle de plus larges désirs qui longtemps cherchent leur forme définitive et s’illuminent plus tard, dans la vie et dans le rythme. »

C’est que Régnier et Griffin appartiennent à deux familles d’esprit différentes, partant le mode de leur vision ne saurait être le même. Régnier est pessimiste, sa philosophie tient dans l’idée de renoncement ; celle de Griffin est un élan vers l’action, l’effort se colore de joie. Mockel a bien résumé ces deux attitudes en faisant ingénieusement converser dans un court dialogue la Gardienne et Yeldis. L’une conseille le songe, l’acceptation de la destinée, la résignation douloureuse ; l’autre exalte la vie, l’espoir, l’énergie rayonnante, la libre expansion de l’être.

La vision esthétique de Régnier est plus objective, celle de Griffin plus subjective. L’un conçoit des tableaux nets, précis, se complaît dans le lyrisme des idées générales ; sa poésie est donc plus plastique, plus disciplinée que celle de Griffin. Ce dernier use de procédés plus subtils. Ce qu’il veut extérioriser c’est moins des notions simples que la violence même de ses transports et le tumulte de son âme. Ses intuitions sont riches en dynamisme, mais moins claires, car un sentiment profond ne parvient à la parfaite lumière de l’esprit qui le réfléchit que dépouillé de ses éléments complexes, c’est-à-dire de ce qui en fait sa puissance initiale. Griffin est plus auditif que visuel, partant plus expressif qu’harmonieux. Régnier et Griffin représentent assez bien l’un l’idéal apollinien, l’autre l’idéal dionysiaque.

Ces idées nous sont aujourd’hui familières, mais rappelons-nous qu’à l’époque où Mockel les exposait, à l’occasion de ces deux grands poètes, elles étaient encore peu courantes et n’avaient pas reçu de confirmation officielle.

Mockel, en cours de route, insiste avec raison sur les rapports entre l’allégorie et le symbole. L’art no saurait exprimer l’idée toute nue, privée de son riche manteau de sensations enveloppantes. Il n’a pas pour but, comme la science, de définir. La définition consiste à faire connaître une idée par l’énumération des éléments constitutifs. Définir une chose c’est donc la disséquer, l’abstraire de tout ce qui n’est pas elle. L’art, au contraire, a pour fin de donner la vie aux idées, de les montrer dans leur richesse première, pourvues de leur résidu sentimental ; il ne saurait user de procédés abstracteurs. Sa raison d’être est d’atteindre la Beauté à travers la Vie, c’est-à-dire à travers le concret. Or la Vie, cette forme de la Beauté, ne se définit pas. On l’évoque au moyen d’images, on ne peut l’appréhender dans un concept simple, mais seulement dans des rythmes évocateurs. Exprimer la Vie en fonction de ces images sentimentales harmonieusement coordonnées c’est créer la Beauté, c’est écrire un poème.

Deux procédés sollicitent l’esprit pour couler dans une forme perceptible une idée ou un sentiment. L’un s’appelle l’allégorie, l’autre le symbole.

« L’allégorie, comme le symbole, dit Mockel, exprime l’abstrait par le concret. Symbole et allégorie sont également fondés sur l’analogie, et tous deux contiennent une image développée.

« Mais je voudrais appeler allégorie l’œuvre de l’esprit humain où l’analogie est artificielle et extrinsèque, et j’appellerai symbole celle où l’analogie apparaît naturelle et intrinsèque. »

Passant sur les développements que donne Mockel, pour nous attacher aux conséquences, nous voyons que le symbole, par accumulation d’images organisées, donne le sens concret, l’âme de l’idée qu’on veut représenter et faire vivre en d’autres. Or par le fait que la Vie c’est le continu et qu’un sentiment aux mille nuances déborde toujours l’expression où l’on veut l’enfermer, il importe que ces procédés d’expression soient évocateurs et suggestifs, au risque de supprimer l’impression d’illimité que doit donner l’œuvre d’art vraiment vivante.

Les Parnassiens, dont l’art est équilibré dans l’espace, n’ont pas toujours compris cette loi. La précision de leurs sonnets a je ne sais quoi de rigide, « l’imagination s’y sent comme emprisonnée ; le rêve y a les ailes comme liées. Les contours en sont trop nets, les couleurs trop éclatantes, l’impression trop définitive93 ».

Cette école, dite parnassienne, eut pour objectif un idéal de sculpteur. Son amour de la plastique, des formes arrêtées fut cause qu’elle immobilisa la strophe et qu’elle serra le dessin du vers jusqu’à étrangler la Beauté.

Mockel a peur d’exagérer et de ne voir chez les Parnassiens que médiocrité et impuissance. Au contraire, il reconnaît, avec beaucoup de justice, l’importance des réformes de cette école, après l’admirable élan, mais désordonné des romantiques qui avaient « sacrifié aux cris éloquents de la couleur la sobre et sûre argumentation que les lignes élèvent vers la Beauté ». Même le critique, chose rare pour l’époque, célèbre la muse d’André Theuriet comme elle le mérite « qui nous a fait voir des sous-bois où la lumière est fraîche et comme élastique, qui nous a récité la cantilène des ramilles et qui a bien aussi, je crois, pressenti l’immémoriale épopée des hauts arbres ».

Malgré tout la poésie symboliste a pris une autre route. Avec les progrès faits par la musique à la fin du xixe  siècle il était impossible que la poésie ne transformât ses modes d’expression. La joie de la lumière, de la vie, du mouvement orienta le lyrisme vers un plus grand subjectivisme. La poésie n’est plus seulement une peinturerais une communication d’états d’âme. Alors que la sculpture est dans l’espace ainsi que tout lyrisme uniquement plastique et descriptif, la poésie des symbolistes s’inscrit, dans le temps, autrement dit dans la conscience, le continu.

On sait les conséquences qu’entraîne une telle attitude : la mobilité des rythmes, un jeu plus subtil des accents, une succession de vers harmonisés non plus syllabes par syllabes, mais selon les groupes rythmiques de la phrase. Là encore les analogies avec la musique sont flagrantes. « Tout semble enfin s’unir pour favoriser le développement libre du rythme. » Les symbolistes ont su comprendre que dans un alexandrin toutes les syllabes n’ont pas une égale durée ; « imagine-t-on une symphonie composée tout entière de noires ou de rondes, obligatoirement ? » La strophe analytique a sa raison d’être.

Mockel tout en montrant le bien-fondé de ces réformes reconnaît les dangers d’un vers uniquement basé sur la musique et, s’il condamne l’exclusivisme des parnassiens, il ne manque pas de constater avec loyauté que notre poésie contemporaine en acquérant plus de mouvement n’a pas toujours su « en ordonner l’harmonie avec assez de continuité ou de précision, et trop souvent encore les poètes nouveaux ont oublié la puissance inattendue que peut donner à telle page une grande pose immobile ». À l’art purement expressif doit s’allier l’art harmonieux et c’est dans ce dosage méthodique que résidera la grande poésie.

MM. de Régnier et Griffin nous donnent l’exemple de ce que peut être la poésie contemporaine vue à travers deux tempéraments originaux. « Si le poète et l’artiste n’existaient pas en chacun d’eux, M. Griffin n’aurait, écrit que des songeries sans forme, M. de Régnier n’aurait aligné que de froides statues sans âme. » Seulement les poèmes du premier sont plus spontanés, ceux du second plus objectifs. « Cette tendance est la conséquence nécessaire de leurs prédilections pour certaines formes musicales et plastiques ; leurs méthodes d’art la reflètent aussi. »

Désormais nous constaterons deux courants dans le lyrisme contemporain, celui qui se rapproche de Griffin et celui qui continue Régnier. L’un plus musical et plus fluide, s’inspirant de notre folklore est situé dans le temps ; l’autre plus plastique, créateur de belles formes harmonieuses et inscrit dans l’espace ; l’un plus spontané, l’autre plus impeccable.

Cette étude d’esthétique comparée est un véritable effort pour dégager en 140 pages les principes directeurs du lyrisme actuel. Par ce très succinct aperçu on comprendra le service qu’Albert Mockel a rendu à la poésie de son temps.

V

Il nous reste à parler de trois autres essais de critique qu’a publiés Mockel. Nous le ferons très brièvement car l’essentiel de ces trois études est déjà contenu dans l’œuvre précédente de notre auteur. Dans son ouvrage sur Émile Verhaeren et dans celui sur Charles Van Lerberghe94, Mockel dégage, selon une méthode chère à Taine, le « caractère dominateur » de chacun de ces deux poètes. Le lyrisme de Verhaeren se résume dans cette attitude : le paroxysme, et chacun des poèmes de Van Lerberghe incarne le sentiment de l’ineffable ou de la grâce.

Voici l’excellente analyse qu’on nous propose de la manière de Verhaeren :

Le poète du paroxysme ne s’arrête presque jamais à combiner des plants par étages savamment gradués, à modeler les courbes d’un groupe sculptural. Pourtant, c’est par ses plans heurtés, les saillies de couleur, les images, qu’il captive souvent. Comme le poète de la suggestion et des paroles simples, il demande au lecteur d’achever par son émotion la vision qu’il a créée. Mais l’objet même de cette vision, au lieu de naître peu à peu, comme de l’Âme rajeunie, avec des silences et de la musique épanouie, s’entasse par blocs d’ombres striés de térébrantes lumières. C’est un cri dans la fumée, de la peur en sursaut, un sifflet déchirant les ténèbres ; c’est le soudain appel d’héroïsme qui sonne la diane au soldat endormi, et d’un choc arraché à ses rêves l’emporte avec des hurlements dans le tonnerre de la bataille.

Cela n’est point l’harmonieuse beauté. Assurément ; mais ce peut être le Sublime.

Plus loin Mockel écrit :

Le poète du paroxysme est toujours subjectif : sa pensée, directement soutenue par la forme, a des à-coups grandioses plutôt que d’architecturales conceptions ; la Vie le préoccupe avant la Foi d’en haut ; ce qu’il aime ou ce qu’il déteste, c’est surtout l’humanité présente, et souvent, lorsqu’il songe aux choses d’un passé lointain, comme Shakespeare il les restitue contemporaines et toutes proches. Il a moins le don de la ligne que le privilège de la couleur ; il se forge un style et méconnaît le Style.

Tout l’art de Verhaeren est contenu en ces deux citations, comme la fluidité lyrique de Van Lerberghe dans les lignes suivantes :

Ce que nous enseigne Charles Van Lerberghe c’est la puissance de la grâce. Le charme de ses vers est unique ; le sentiment dont ils nous pénètrent a une sorte de plénitude heureuse qui console le cœur en appelant l’âme vers la clarté. Une onde invisible nous rafraîchit, nous pacifie… Mais la force des plus grands peut seule se fléchir à une pareille douceur, et il faut la sûreté d’un incomparable artiste pour faire de la parole écrite cette chose lumineuse et impondérable qui semble autour de nous comme une poussière d’or suspendue.

De fait l’idéalité pure ne s’est jamais mieux manifestée que dans les poèmes des Entrevisions et de la Chanson d’Êve. Van Lerberghe « ne se sent à l’aise qu’avec les anges, les sirènes et les jeunes filles ». Cette poésie s’attache « à ce qu’il y a de plus permanent en nous, tout au moins sous la forme éternelle du désir » ; elle chante l’ineffable dans la sérénité et le ravissement ; et cette puissance de la grâce que nous enseigne Van Lerberghe, nul ne l’a mieux évoquée, dans ces pages rafraîchissantes, que le critique avisé des Propos de littérature 95.

Ne quittons pas Mockel sans dire quelques mots de son étude sur Mallarmé96. Rien n’est plus délicat que de parler avec franchise de l’auteur de Divagations. Les uns ont essayé de nous faire prendre Mallarmé pour le plus grand génie des temps modernes ; les autres l’ont bassement attaqué. Mockel a su se garder de ces deux extrêmes ridicules. Son jugement est celui d’un critique sage et consciencieux. « Certes, il ne faut dire à personne d’imiter les poèmes de Stéphane Mallarmé. C’est toujours folie d’imiter un art, quel qu’il soit, et les procédés de celui-ci sont peut-être dangereux, car ils s’associent à une habitude mentale très particulière. » Le fait est que Mallarmé, dont le cerveau fut très curieusement cultivé, innova uniforme d’art spéciale, correspondant à son état d’âme individualiste et inquiet. Cette forme d’art n’était bonne que pour lui ; pasticher cette manière serait s’exposer à d’étranges erreurs.

Ceci admis, on ne saurait trop défendre Mallarmé contre certains jugements de primaires. Il faut bien l’avouer, l’auteur de Divagations nous offre l’image parfaite du poète. Au xviie  siècle l’artiste, s’il n’est grand seigneur, vit chichement au profit des libraires, ou s’ingénie à trouver la pension qui le doit nourrir. Au xviiie  siècle, « la poésie n’y est représentée, ou guère, que par des publicistes ». Avec le romantisme une image nouvelle du poète apparaît. L’artiste est un « mage » à là « fonction sublime » chargé de gouverner les peuples. Il se mêlait à cette « attitude royale » beaucoup de charlatanisme. Vint la troisième République avec ses laideurs, son naturalisme, sa haine de la gloire.

Stéphane Mallarmé prit la seule attitude qui convenait en regard d’une pareille barbarie. Il a compris que son rôle n’était plus l’action extérieure, mais la méditation.

Du poète qu’il voyait négligé ou honni, il montra sans colère toute la grandeur simple, toute la dignité ; et toujours il offrit, mais de plus en plus loin à la foule égarée, l’image de cette Beauté qu’elle contient, mais qu’elle ignore ou répudie. Voilà ce que nous certifie son art hermétique et distant, — reculé de la multitude non point certes par mépris pour elle, mais en vertu de l’actuel devoir qu’il s’imposait. Ce n’est pas, comme on l’a pu croire, un isolement farouche. C’est une solitude défendue par l’inflexible vaillance d’une foi qui est en même temps une logique. On n’y pourrait trouver les révoltes familières à Barbey d’Aurevilly ; mais une tristesse infinie et sereine, où se lit la fierté des résignations volontaires.

Oui, cette vie de sacrifice volontaire fut d’une telle noblesse qu’elle force l’enthousiasme des plus médiocres plumitifs ; elle sera représentative d’une époque de l’histoire des lettres. Mockel a raison de dire que l’homme dont nous parlons est un héros et non seulement par sa fierté, mais encore par son cœur. On sait de quelle inlassable bonté le poète fit preuve envers ses visiteurs, ses amis ou ses disciples. On connaît ces fameuses soirées de la rue de Borne, où l’élite des lettres françaises venait écouter de religieux enseignements. De la parole du maître se dégageaient une douceur et une tendresse mystérieuses et ce héros très pur a éveillé la jeune génération et l’a initiée au culte de la Beauté, non au moyen de leçons abstraites, de cours didactiques, mais en mêlant à ses causeries pleines d’âme je ne sais quelle virile bonté.

Chose curieuse et que Mockel est, je crois, seul signaler, le reproche qu’on peut adresser à Mallarmé n’est pas d’avoir été un décadent, mais bien, au contraire, d’avoir exagéré la discipline classique. Ce qui nous rend malaisée la compréhension d’un poème de Mallarmé à une première lecture, c’est peut-être son trop grand souci d’ordonnance et de composition sévère. La pensée et la volonté sont directrices de l’œuvre de notre poète et s’associent étroitement pour la construction de la strophe. Cette logique est la marque propre de notre tradition classique. Mallarmé n’a pu pécher que par un excès de concision.

D’où la cause de sa prétendue obscurité. Car, d’une part, s’il tend à un art sobre et s’il s’efforce de mettre en pratique la parole d’Hello : « Je raccourcis pour faire resplendir », il ne développe jamais une idée seule, mais plusieurs, les unes par les autres, de sorte que le sens « jaillit de leur contact, ou de leur interpénétration ». Placé au centre d’un jeu mobile d’idées et d’images, Mallarmé les envisage d’ensemble ; « il les voit toutes à la fois, et jusque dans leurs détails. Et lorsqu’il parle, ce n’est point pour nous les exposer, discursivement ; il nous les rappelle plutôt, comme s’il épelait la confidence d’une émotion que déjà nous avions devinée ». Il est assez naturel, ajoute Mockel, que cette forme de poésie soit demeurée obscure pour les lecteurs pressés.

 

Par ces quelques aperçus et par ce qui précède on se rendra compte de l’importance documentaire de l’œuvre de Mockel et de la clairvoyance de son jugement. Le poète de Clartés aura ausculté l’âme de son époque et enregistré les plus vivantes aspirations esthétiques de notre temps. À cette heure d’anarchie littéraire ces pages ne paraîtront peut-être pas inutiles pour l’histoire du lyrisme contemporain.

Maurice Barrès professeur de lyrisme

I. — Complexité de l’œuvre de Barrès. Sa sensibilité très actuelle est la cause de son influence durable. — Par sa façon de sentir c’est un poète. — Son mode de vision et sa méthode.

II. — Le moi individuel. La dilatation du dedans. — Deux sortes d’inconscients : 1º L’inconscient métaphysique, qui est une sorte d’idéalisme, où chacun de nos états psychologiques devient un état lyrique.

III. — Le moi collectif : 2º L’inconscient social. L’exaltation du nationalisme, des idées de décentralisation de fédéralisme qui donnent une âme commune à des collectivités éparses et leur permettent de vibrer à l’unisson. Le culte des héros, ces professeurs de lyrisme.

IV. — Méthode du lyrisme de Barrès : procédés évocateurs ; la suggestion ; la sympathie.

V. — Conciliation de l’ordre et de la liberté.

I

Jamais on ne se taira sur Barrès. Son œuvre trouvera toujours de nouveaux commentateurs. Ceux-ci, sans se répéter, ne cesseront d’approfondir une personnalité si riche, de tenter l’esquisse d’une physionomie si une et pourtant si complexe. Essayiste, romancier, critique d’art, voyageur averti, moraliste, sociologue, politicien, ce lucide amateur d’âmes a usé de tous les genres littéraires pour extérioriser les émotions caractéristiques de son moi cultivé.

Ce moi est représentatif. J’entends qu’il résume des aspirations collectives dans les ordres les plus divers de l’activité cérébrale. Les uns vantent sa politique, les autres sa vision d’esthète, ceux-ci son attitude intellectuelle, ceux-là sa discipline élégante ; chacun trouve à se satisfaire, et ses plus mortels ennemis ne lui pardonnent pas de les avoir poussés à trop l’aimer.

Notons donc que Maurice Barrès ne s’est pas contenté d’éveiller la conscience d’une génération. Il a su conserver sur cette génération son influence intellectuelle et morale, et la génération qui vient ne semble pas décidée — chose rare — à renier son plus brillant éducateur. Si l’on veut bien songer que le rythme des générations s’accélère, suivant une fine remarque de Cournot, à mesure que progresse la civilisation et que les conditions de la vie sont soumises à de plus en pins hâtives évolutions, si l’on se rappelle qu’un autour à la mode ou qu’un directeur de conscience laïque perd son public et se voit renié par ses disciples après cinq ou dix ans d’empire intellectuel, — on conviendra, je pense, que de l’œuvre de Barrès doit se dégager un principe attractif d’une force peu commune, et que l’essence de cette pensée vivante répond à des réalités aussi profondes que durables.

Le rayonnement de cette œuvre à travers nos consciences a moins pour cause les idées de l’auteur que la méthode qui préside à l’exposé de ces idées. Il n’est pas inutile de rappeler ici qu’une philosophie n’a d’influence qu’en fonction de la personnalité de son auteur. Quoi qu’on en puisse dire, l’homme répugne aux pensées abstraites. Il a besoin, pour les pénétrer, de les sentir ; elles ne s’imposent qu’incorporées à une vie. Peut-être les philosophes n’ont-ils jamais fait que répéter les mêmes idées, mais ces idées, selon chaque auteur, sont teintées de nuances diverses, dues à l’éclairage particulier des sensibilités qui les colorent et leur donnent des formes particulières. C’est cette projection d’une âme sur de la logique, ce souffle vivant par quoi les notions prennent corps, qu’on nomme système.

Barrès s’est mis tout entier dans son œuvre. L’histoire de ses livres est d’abord l’histoire de sa vie. Chacune de ses idées ne fait qu’un avec sa sensibilité, d’où l’influence de Barrès. Il nous a convaincus parce qu’il nous a émus, et peut-être serions-nous demeurés froids à ses raisonnements, si derrière cette logique nous n’avions perçu les battements d’un cœur. « Il faut que je trouve des images qui soient vivantes pour un petit garçon dans sa vie de tous les jours, des images, entendez-moi bien, qui déchaînent en lui de la musique », écrit Barrès dans les Amitiés françaises. Ce que Barrès dit de l’enfant s’applique exactement à l’homme :« La question n’est pas d’apporter du dehors quelque chose à un enfant, mais d’ébranler son émotivité ». L’homme a, lui aussi, besoin d’images vivantes et la musique que ces images déchaînent dans son âme est autrement puissante et déterminante que des syllogismes accouplés.

Tel est le secret de la méthode de Barrès, de son prestige, de sa haute valeur. Il nous veut émouvoir d’abord, nous faire sentir ses propres idées, nous élever in hymnis et canticis, d’où la justification de mon titre Barrès professeur de lyrisme. On n’a pas assez remarqué à quel point l’auteur de l’Homme libre est poète et sa méthode une méthode de suggestion ou de perpétuelle exaltation de la sensibilité.

Tout portait Barrès à l’expression d’un puissant lyrisme : son éducation telle qu’il nous la raconte dans sa brochure sur Stanislas de Guaita : « Je n’aurais pas passé les nuits de ma vingtième année avec des poètes, s’ils eussent été incapables de me donner la fièvre » ; son amour du pathétique et de la mélancolie ; son goût pour les voyages, les paysages, les œuvres d’art et les minutieuses notations de leurs concordances avec ses états d’âme ; sa nature méditative enfin, qui puise ses élans dans l’analyse.

Le lyrisme de Barrès s’affirme comme un des plus captivants spécimens du lyrisme contemporain ; il diffère donc du romantisme dans la mesure où nos poètes symbolistes s’en écartent. La vision de nos poètes actuels est centrale et non plus périphérique, c’est-à-dire que nous avons poussé en profondeur toutes nos perceptions. L’idéalisme allemand nous a malgré tout, influencés, ainsi que les méthodes introspectives de la psychologie, et nous avons délaissé l’imagination romantique pour l’intuition des Ravaisson et des Bergson. Nous savons nous intérioriser dans les choses au point d’entendre, par-delà les impressions de notre moi superficiel et réfléchi, les vibrations de notre moi profond et spontané, directement en contact avec l’univers.

Nous différons encore du romantisme dans la façon de concevoir les devoirs du poète. Le temps est fini, Dieu merci, des mages, des « fonctions sublimes », des « missions augustes ». Nous avons compris qu’un poète est bien petit en face d’un industriel et que le moment est venu de remettre chacun en sa place. La sociologie s’écrit en prose, la science contredit chacune de nos métaphores97. Le poète a donc perdu de son orgueil ; il préfère exalter ses propres états d’âme, et par là créer de la beauté pure et désintéressée, que de jouer au conducteur de peuples. S’il a perdu des lecteurs, la qualité de ses disciples et de ceux qui, à son contact, se sentent une âme commune, a remplacé avantageusement le nombre.

Nous différons enfin des romantiques non seulement par notre procédé de vision et nos qualités d’ordre, mais aussi et surtout par notre méthode d’exaltation. Cette précieuse et très moderne méthode, due aux progrès de l’analyse et de la critique subjective, nous offre un pathétique concentré que Stendhal a si merveilleusement pratiqué. Dans l’ancienne philosophie on disait : « Étudiez votre douleur, elle s’évanouira. » — Pas du tout, déclarons-nous aujourd’hui ; il suffit de réfléchir sur votre douleur pour, au contraire, l’intensifier98.

C’est pourquoi un des principaux remèdes de la psychothérapie, pour combattre la neurasthénie, consiste à distraire l’esprit, afin de l’empêcher de se fixer sur une idée et d’éviter au cerveau toute exaltation.

Barrès s’est fait notre porte-parole en mettant en formules la méthode de notre lyrisme à la fois critique et intuitif.

1er Principe : Nous ne sommes jamais si heureux que dans l’exaltation.

2e Principe : Ce qui augmente beaucoup le plaisir de l’exaltation c’est de l’analyser.

Conséquence : Il faut sentir le plus possible en analysant le plus possible.

Et Barrès d’ajouter : « La plus faible sensation atteint à nous fournir une joie considérable si nous en exposons le détail à quelqu’un qui nous comprend à demi-mot », d’où le mode expressif de suggestion employé par nos poètes modernes.

Ainsi le développement de l’esprit d’analyse et de nos facultés critiques, loin de tarir la source poétique, la fait bouillonner davantage, car pousser une idée en profondeur, c’est toujours tendre au lyrisme et, d’autre part, comme tout sentiment profond ou raffiné est incommunicable par voie directe, nous nous servons d’images évocatrices qui enveloppent le lecteur dans notre propre atmosphère.

On conçoit donc les prédilections de Barrès pour les exercices spirituels de saint Ignace :« Livre de sécheresse, mais infiniment fécond dont la mécanique fut toujours pour moi la plus troublante des lectures. » Manrèse, en effet, pousse l’analyse jusqu’aux limites les plus reculées du moi. Il faut bien, traquée par une telle méthode de clairvoyance, que la conscience ultime révèle son rythme. De ces dissociations intérieures qui avivent toute sensation naît un fameux enthousiasme, une fureur lyrique que chaque méditation exaspère encore.

Considérez, en plus, comme saint Ignace possède l’art de nous faire participer à ses émotions. On connaît les moyens qu’il emploie pour nous donner jusqu’à la cruauté la vision aiguë de la mort. Ces moyens sont tous des moyens de suggestion et d’évocation.

Ainsi, de notre esprit critique actuel, de nos procédés d’analyse, de nos manières de donner la chasse à notre moi, de nos raffinements d’introspection est né un lyrisme très particulier, très profond par sa méthode d’excitation intérieure, très vivant dans ses moyens suggestifs.

Chose curieuse, ce lyrisme, quoique volontaire, n’est pas moins spontané. La clairvoyance de nos analyses n’a nullement entamé les forces de notre génie créateur. À la fois sujet ci objet non » pouvons-nous exalter dans le même temps que nous nous contemplons. C’est dire que notre exaltation croit au fur et à mesure qu’une analyse plus poussée intensifie nos émotions. « Quelque jour, dit Barrès, un statisticien dressera la théorie des émotions, afin que l’homme à volonté les crée toutes en lui et toutes en un même moment. » Il y aurait un traité complet de psychologie à écrire sur cette façon de lyrisme volontaire et quand même intuitif. C’est en cette alliance que réside la vraie force de Stendhal et ce qu’on a nommé le « barrésisme », Barrès a donné la formule définitive de ce lyrisme dans l’Homme libre : « Le paradis, a-t-il écrit, c’est d’être clairvoyant et fiévreux. »

Il reste à entrer plus avant dans le détail, en montrant quel parti, du point de vuelyrique, Barrès a su tirer du moi individuel et du moi collectif.

II

Un des principes essentiels au lyrisme réside dans le perpétuel éveil des sensations. Le poète, qu’il écrive en vers ou en prose, est d’abord un « écho sonore ». L’éducation de son impressionnabilité est telle qu’il n’est pas un spectacle ou un état psychologique, si banal soit-il, qui ne se prolonge en vibrations lyriques. S’étonner de tout, tel est le premier privilège de l’inventeur de rythmes. « Coupant sans cesse derrière moi, je veux que chaque matin la vie m’apparaisse neuve et que toutes choses me soient un début », ou encore : « Tout m’arrête, me parle, m’écoute, tout m’est un buisson ardent. » Cette sensibilité névralgique, douloureuse, prête à frissonner au moindre souffle, Barrès a soin de la cultiver avec délicatesse, car elle est la source de tout émerveillement. Tout lyrique porte en soi sa méthode, qui est de savoir s’exalter sans fatigue. Ainsi se distingue le vulgaire du poète. La sensibilité de l’un se lasse et sombre dans l’habitude ; celle du second demeure la plaie vive que touche et qu’irrite chaque impression. Le lyrique vit en constant renouvellement de soi. « Ma méthode de culture est de créer des sentimentalités nouvelles pour les projeter sur mon univers qui se fane à l’usage avec une prodigieuse rapidité. » Cette sensibilité sans cesse épanouie se nomme culte du moi. Remarquons que Barrès dit culte, et non culture. Ce mot culte enferme déjà en lui un sens lyrique, car il n’est aucun culte sans exaltation. Le fils de Thésée synthétise, pour Barrès, cet état bienheureux de vie où chaque émotion est dans sa fleur :

Hippolyte, figure primitive en qui parle toute la nature et qui se refuse à fixer, c’est-à-dire à limiter, les ardentes inquiétudes dont son cœur est rempli ! L’amour, chez lui, ce n’est encore que se donner passionnément à tout ce qui augmente et réjouit son être ; il aime les eaux vives, les bois, la chasse, le sommeil réparateur, et son souci est moins de maintenir son espèce que d’exister.

Or, le plus sûr moyen pour tenir ses sens en perpétuel éveil est de vouloir la pleine expansion de ses puissances, la parfaite dilatation de son âme. « Je m’accuse, disait l’Ennemi des lois, de désirer le libre essor de toutes mes facultés et de donner son sens complet au mot exister. » Et quel plus précieux stimulant à l’existence totale que le désir et l’amour ? Désirer d’un grand désir une toujours plus grande intensité de vie, c’est perpétuellement « jeter du charbon sous sa sensibilité ». « Quand comprendras-tu, lisons-nous dans le Jardin de Bérénice, qu’une chose demeure qui seule importe, c’est que tu désires encore ? » Ah ! de quelle avide beauté sont les soupirs éternels de l’humanité où passe le souffle inassouvi du désir ! Comme nous les suivons passionnément à travers les âges, ces gestes tendus sans fin vers ce qui n’est pas la possession ! Ce désir, primat de l’action, se nomme encore amour. Bossuet avait déjà vu cette ressemblance entre le désir et l’amour. On définit vulgairement l’amour : un sentiment par lequel le cœur se porte vers un objet. Se porter, c’est-à-dire, s’élever, tendre, s’exalter, se consumer pour, — états lyriques. Et dans l’esprit de Barrès, par une déduction admirable, le péché n’est autre que la froideur, le manque de désir et d’amour, un amoindrissement de la personne, l’incapacité à souffrir violence pour conquérir ce royaume fermé aux tièdes : « Non moins énergiquement que firent les grands saints du christianisme, proscrivons le péché, — le péché qui est la tiédeur, le gris, le manque de fièvre, — le péché, c’est-à-dire tout ce qui contrarie l’amour. »

Caresser ainsi sa sensibilité jusqu’à lui faire rendre son maximum de vibrations, apprendre à s’étonner avec joie, curiosité du désir en perpétuel recommencement, amour de l’amour, — tels sont les principes directeurs de ce culte du moi qui n’est autre que le culte du lyrisme intérieur et la célébration émue de toute beauté.

Cet élan vers plus d’expansion d’être a d’abord conduit Barrès à la visite minutieuse des grottes de sa conscience. Pour mieux entendre les rumeurs de cette conscience et aviver ses propres émotions, Barrès a voyagé, demandant aux paysages et aux villes étrangères le coup de fouet qui réveille la sensibilité engourdie dans une posture quotidienne, tant il est vrai que, d’après les psychologues, la conscience est précisément le sentiment d’une différence. Enfin cette intensité de vie que son moi solitaire ne pouvait indéfiniment renouveler, l’auteur des Déracinés l’a demandée à l’âme collective, à cet obscur mais vivace sentiment qu’est la patrie, aux héros, aux ancêtres dont le souvenir et les conseils sûrs nous soufflent de l’enthousiasme. Exaltation individuelle ou chant collectif : lyrisme.

 

N’abandonnons pas l’analyse de ce moi individuel tel que nous l’a suggéré Barrès, sans parler de deux autres importants facteurs-du lyrisme subjectif, je veux dire l’idéalisme et la glorification de l’inconscient, « ce feu qui entretient l’univers de toute éternité ».

Pour un moi qui vit loin des contingences et qui se veut analyser avec quelque profondeur, il est difficile de se réfugier dans un autre système que l’idéalisme, et par idéalisme gardons-nous d’entendre je ne sais quelle aspiration vers l’au-delà. Prenons le mot avec le sens consacré par la philosophie allemande. Les choses ne sont que des rapports entre nos sensations. Si nous cessions de rêver, dit Schopenhauer, le monde des apparences ferait un plongeon dans le néant. Barrès donne la formule de ce subjectivisme : « Il n’y a pas un monde extérieur, étranger et hétérogène par rapport à la conscience. » Ainsi, ajoute-il, « disparaissent ces douloureuses contradictions de la pensée et de l’action que les hommes, depuis des siècles, s’essayent à résoudre. L’action, c’est vouloir agir sur le monde extérieur, et si celui-ci n’existe pas, nous ne pouvons qu’agir sur notre moi pour qu’il épanouisse l’unité naturelle des mille parts qui le composent. C’est la méthode de la culture du moi. » Nulle contrainte extérieure ne peut donc entraver l’épanouissement de ce moi, principe de tout lyrisme. Le premier, Barrès s’est expliqué avec complaisance sur cet idéalisme qui crée son objet, qui sculpte ses sensations dans la beauté. « La beauté du dehors jamais ne m’émeut vraiment. Les plus beaux spectacles ne me sont que des tableaux psychologiques » ; ou encore : « D’ailleurs, mon moi du dehors, que me fait ! Les actes ne comptent pas ; ce qui importe uniquement, c’est mon moi du dedans : le Dieu que je construis. » Libre d’entraves, le moi s’élève de la sorte aux plus hauts sommets des jouissances spirituelles ; chacun de ses actes déchaîne une suave mélodie dans le concert universel. Tel est son pouvoir qu’il ne saurait se mouvoir que dans une plénitude d’existence et de beauté. Il ramène tout à lui, transforme à son gré le cours de ses rêves, teinte de nuances les plus diverses sa propre vie et se crée de perpétuels enchantements. « Certains jours, si je me promène, il me semble qu’en moi une digue se crève et qu’ardentes et colorées mes pensées transfigurent le monde. »

Ce mépris des spectacles extérieurs, des apparences, Barrès le compare justement à l’état d’âme de ces gueux qui, dans la fameuse Marche à l’Étoile, se rendent à Bethléem. Ceux-ci ne voient rien que leur rêve, ayant les yeux fixés sur l’astre étincelant. Les peuples qui les regardaient passer les insultaient, se raillaient de leur folie. Mais ces poètes de la foi continuaient leur chemin, dédaigneux, passionnés pour leur idéal. Ainsi d’un penseur qui suit sans défaite l’épanouissement de sa conscience, avec une telle ferveur que chacun de ses états psychologiques est un état lyrique.

Pourtant il existe une réalité commune à tous. Nous verrons tout à l’heure qu’à creuser dans les sables mouvants du moi individualiste Barrès se heurte au roc de la collectivité. De même, si nous approfondissons notre idée d’être, nous ne tardons pas à voir que nous faisons partie de l’être universel. Nous subissons, comme dit M. Fouillée, physiquement et moralement l’action du tout. Nous voulons l’univers et il se veut en nous. Nous ne pouvons-nous concevoir pleinement sans concevoir le tout.

Cet être universel, ce moi supérieur, Barrès le nomme l’inconscient, sorte de substance cachée avec quoi nous entrons en communion à certains moments de ferveur privilégiée. L’histoire de Bérénice n’est autre que l’histoire de cet inconscient universel, et c’est encore l’amour ou l’exaltation intérieure qui nous unit à l’être cosmique. « Quand je l’aimais, dit l’auteur des Trois stations de psychothérapie, n’ai-je pas vécu en plus étroite harmonie avec l’âme du monde qu’aucun de ces curieux insatiables qui mènent leur minutieuse enquête à travers les temps et les pays ? » Phrase profonde ! À mesure que nos baisers deviennent plus ardents, nous sentons davantage en nous les tressaillements d’un monde inexploré qui s’efforce vers la lumière. Nombreuses sont les pages où Barrès a chanté l’inconscient : « Une passion dont tressaille votre petit corps vous fait vivre parallèlement à l’univers », pu encore : « On voit s’agiter en vous la force même qui conduit le monde », ou encore : « Chacun des mouvements de ton âme me révèle le sens de la nature et ses lois. » Admirable symbole que cette tendre et plaintive Bérénice, créée pour nous apprendre la simplicité de l’unité universelle et pour nous aider à fondre notre âme particulière dans le rythme cosmique.

N’est-ce pas encore une des plus sûres préparations à la poésie et à l’expression lyrique que ce panthéisme avide de tout sentir, de tout communier par l’intensité de nos états psychologiques ?

« Mais moi-même je n’existais plus, j’étais simplement la somme de tout ce que je voyais. » Et comment parvenons-nous à nous identifier à l’univers ? Avons-nous besoin des raffinements de l’intelligence pour écouter en nous les mugissements de ce mystérieux océan ? Non. « L’intelligence, quelle petite chose à la surface de nous-mêmes, profondément nous sommes des êtres actifs. » Entendons ici par action, spontanéité et instinct sensible, car « on ne connaît rien des hommes par leurs raisonnements, mais en s’ingéniant à partager leur sensibilité ». La raison ne saurait que nous écarter de l’universel ; le monde, avant d’être compris, doit être senti. C’est bien là langage de poète qui voit dans la spontanéité et l’instinct les plus sûrs guides de l’être. Les simples, les ignorants, les intuitifs ont donc plus de chances que les savants d’exprimer par leur vie l’immanence des choses et d’approcher plus près de l’universel.

En m’approchant des simples, j’ai vu comment sous chacun de mes actes à l’activité consciente collabore une activité inconsciente, et celle-ci est la même qu’on voit chez les animaux et chez les plantes ; je lui ai simplement ajouté la réflexion.

Tu souris, Simon, du mot simplement… Il te semble que la puissance de notre réflexion est une grande chose ! Petite agitation, en vérité, auprès de l’omniscience et de l’omnipotence que manifeste dans sa lenteur l’inconscient.

Avec le secours de l’inconscient, les animaux prospèrent dans la vie et montent en grade, tandis que notre raison, qui perpétuellement s’égare, est, par essence, incapable de faciliter en rien l’aboutissement de l’être supérieur que nous sommes en train de devenir et qu’elle ne peut même pas soupçonner. C’est l’instinct bien supérieur à l’analyse, qui fait l’avenir. C’est lui seul qui domine les parties inexplorées de mon être, lui seul qui me mettra à même de substituer au moi que je parais le moi auquel je m’achemine, les yeux bandés.

Pour illustrer sa thèse, Barrès a choisi cette petite Bérénice, courtisane simple, aux gestes harmonieux et représentatifs, façonnée, à l’exemple de son midi mélancolique, par des siècles de sagesse, douée, par les vertus d’une obscure tradition locale, d’un admirable et infaillible déterminisme, et s’identifiant à l’universel par ses deux plus précieuses qualités : un instinct très juste, très nature, et un cœur passionné99. Cette gracieuse et fragile image nous fait songer à Parsifal, « un simple, un pur qu’instruit son cœur », digne frère de Bérénice dans l’ordre mystique.

III

À côté de cet inconscient métaphysique, que Jules Laforgue a si curieusement chanté, il existe un autre inconscient, que j’appellerais inconscient social. L’analyse de ce second inconscient, où l’auteur de l’Appel au soldat a puisé pour alimenter son lyrisme non plus individuel mais collectif, nous achemine à l’étude du second Barrès, du Barrès nationaliste. Nous verrons comment, dans cet enseignement inné, inconscient, immanent que nous proposent la patrie, les morts, la race, Barrès a su trouver de puissantes suggestions lyriques et de nouveaux motifs d’exaltation.

L’inconscient, non plus de l’univers mais d’une nation, son centre de vie, son « psychisme inférieur », dirait le Dr Grasset, réside dans l’observation naturelle et instinctive des pratiques traditionnelles. Le conscient, au contraire, renferme l’élite des intelligences, l’ensemble des méthodes positives employées pour faire progresser un peuple : Barrès a bien compris, après Balzac, que la réalité de l’âme ne réside pas dans la seule pensée, et que pour atteindre à la plénitude de l’être, à l’épanouissement de toutes ses puissances, — ce qui, ne l’oublions pas, est toujours la fin voulue par l’auteur de Sons l’œil des barbares — il est nécessaire de connaître et d’écouter cette vie inconsciente qui précède la vie sociale consciente. Déjà dans le Jardin de Bérénice, à côté de l’inconscient métaphysique, l’inconscient social se fait jour. Cette jeune femme n’est pas seulement synonyme de nature universelle, elle incarne aussi l’âme plaintive d’Aigues-Mortes. « Ce n’était plus Bérénice que je voyais, mais l’âme populaire, âme religieuse, instinctive et, comme cette petite fille, pleine d’un passé dont elle n’a pas conscience. »

Plus tard Barrès s’écriera : « Je ne suis qu’un instant d’un long développement de mon Être. » Cet Être c’est l’ensemble de nos traditions, de nos transports collectifs, de ces mille gestes que nous résumons en notre personne. De la connaissance de ces puissances qui gouvernent nos pas avec une sagesse infaillible naît une sorte d’ivresse, de nouveaux motifs d’enthousiasme. Enfermé dans son cimetière lorrain, Barrès sent soudain se dégager une inspiration toute neuve, un cantique qui active notre faculté d’expansion.

Plus que tout au monde, j’ai cru aimer le musée du Trocadéro, les marais d’Aigues-Mortes, de Ravenne et de Venise, les paysages de Tolède et de Sparte, mais à toutes ces fameuses désolations, je préfère maintenant le modeste cimetière lorrain où, devant moi, s’étale ma conscience profonde.

Fidèle à sa méthode, qui consiste à descendre de plus en plus en soi pour trouver de nouveaux éléments lyriques, Barrès voue à sa terre et à ses morts le culte qu’il rendit jadis à sa conscience individuelle.

On trouvera dans les Déracinés, dans les Scènes et doctrines du Nationalisme, dans l’Appel au Soldat, dans Au service de l’Allemagne, dans les Amitiés françaises, dans le Voyage de Sparte l’exposé de ce lyrisme immanent. Ces livres et leurs idées sont trop connus pour qu’il soit nécessaire d’insister. Disons simplement que le nationalisme de Barrès (tradition, patrie, terre, morts) s’affirme comme un élan lyrique intérieur, comme une sorte d’inconscient qui nous exalte en nous livrant sa certitude. Cet inconscient aère notre vie en lui donnant un sens ; il s’adresse à la sensibilité plus qu’à l’intelligence, à l’instinct profond plus qu’à la raison.

Nous ne sommes pas les maîtres des pensées qui naissent en nous. Elles ne viennent pas de notre intelligence ; elles sont des façons de réagir où se traduisent de très anciennes dispositions physiologiques. Selon le milieu où nous sommes plongés, nous élaborons des jugements et des raisonnements. La raison humaine est enchaînée de telle sorte que nous, repassons tous dans les pas de nos prédécesseurs. Il n’y a pas d’idées personnelles ; les idées même les plus rares, les jugements même les plus abstraits, les sophismes de la métaphysique la plus infatuée sont des façons de sentir générales et se retrouvent chez tous les êtres de même organisme assiégés par les mêmes images.

Ces images suscitent en nos cœurs de l’enthousiasme, elles aident à créer autour d’elles une âme commune, un transport collectif. Nous vibrons en proportion de ce que nous sentons. Que sentons-nous avec plus d’intensité, sinon les réalités de notre sol ? Qui nous fera mieux tressaillir que la pensée de nos morts ? « Ils ne sont pas nos morts, ils sont notre activité vivante. » Qu’éprouvons-nous en face du Parthénon ? Une émotion purement historique, si l’on peut dire, des impressions d’archéologues, des sensations de philosophes qui retrouvent en Grèce l’expression de la raison universelle. Mais encore une fois, qu’est-ce qu’une satisfaction purement intellectuelle ? Parlant d’Athènes, Barrès a au moins le mérite de la sincérité, quand il écrit cc que beaucoup pensent mais n’osent formuler, de crainte des férules des pions : « La despote, à qui je sacrifie de sûres amitiés, n’est pas devenue ma parente. Elle ne tient que ma raison. Et qu’est-ce que ma raison, qui me semble, à certains jours, une étrangère, une personne instruite, préposée de l’extérieur à mon gouvernement ? Je conçois, tant bien que mal, l’équilibre et l’harmonie de cette civilisation grecque ; je ne l’éprouve pas. Même après la leçon classique, je continuerai de produire un romanesque qui contracte et déchire le cœur. » Que me fait un temple grec, si parfait soit-il, en face d’une flèche de cathédrale ? À Séville, à Venise, à Tolède, Barrès se trouvait déjà moins dépaysé qu’à Athènes, car la civilisation de l’Occident, qui tient si étroitement notre cœur dans son grand concert symphonique, parle encore dans ces pays reculés. Mais c’est au bord de la Moselle et sous les peupliers de Lorraine que Barrès écoute ses plus suaves transports. Là, tout concourt à l’exaltation de l’individu et du social réconciliés dans la même harmonie : tout accroît, intensifie la vie du cœur et des sens. La parole de Jeanne d’Arc est admirable de lyrisme. Comme ses geôliers traitaient de diaboliques ses apparitions, la jeune vierge s’écria : « Si j’étais au milieu des bois, j’y entendrais bien mes voix. »

Sur l’idée du nationalisme en soi se greffent des idées accessoires, capables de prolonger nos tressaillements. C’est ainsi que l’idée de décentralisation n’est qu’un autre élément d’enthousiasme collectif, car c’est permettre à de petites provinces de mieux écouter leur moi autonome, leur vie intérieure. C’est ainsi que le fédéralisme nous propose encore des motifs d’exaltation, car il dote une collectivité d’une âme commune et réunit des éléments sociaux en permettant à l’individu de « s’agréger selon des affinités instinctives ». Qu’on relise à ce sujet les Scènes et doctrines du nationalisme, De Hégel aux cantines du Nord et les Lézardes sur la maison.

Un dernier élément de poésie collective proposé par Barrès est ce que M. Bremond nomme le Culte des héros. De grands hommes, en qui s’incarne l’esprit de la nation, ou qui font partie des paysages de la petite patrie, voilà encore de quoi susciter de l’enthousiasme.

Tout lyrisme est un clan, donc une force. Charles Lévêque nous a donné une esthétique basée sur cette notion de force. La force est à la fois harmonie et beauté. Or, le héros est notre plus belle harmonie humaine. Du point de vue moral, cette force, qui s’exhale en beauté, se nomme énergie. Barrès a merveilleusement mis en lumière la physionomie de quelques-uns de nos professeurs d’énergie.

La page est belle où Rœmerspacher, Sturel, Saint-Phlin, Racadot viennent solliciter aux Invalides « la leçon exaltante » et demander « de l’élan ». La vertu profonde du héros réside en ce don « d’électriser les hommes ». « Au contact de Napoléon, des mouvements lyriques bouleversent l’âme, qui ne peuvent avoir que des traductions lyriques. » C’est que de ce tombeau ne monte pas « le silence des morts, mais une rumeur héroïque ; ce puits sous le dôme, c’est le clairon épique où tournoie le souffle dont toute la jeunesse a le poil hérissé ».

Qu’est-ce encore que Boulanger ? Un stimulant, dit Sturel. Le général a échoué, mais la continuité des fièvres françaises persiste. « Boulanger n’est qu’un incident, lisons-nous dans l’Appel au Soldat, nous retrouverons d’autres boulangismes », c’est-à-dire d’autres motifs d’exaltation. Quelle utilité retirer d’un héros tel que Morès ? « Qu’il nous serve à multiplier les hommes, à les exciter, à élargir l’horizon du possible et à former des petits groupes sensibles aux leçons de choses de l’héroïsme. » Vous souvient-il du charmant pèlerinage de Philippe sur la côte de Vaudémont ? Ici encore le paladin dans sa tour de Brunehaut parle un langage, grandiose, et les noyers de Vaudémont « tout pressés par la vie banale, évoquent confusément les plus grandes émotions historiques ». Culte des héros, symboles de l’énergie vivante, comme nous tressaillons en nos cœurs, comme nous tendons éperdument nos bras vers ce passé triomphant, comme nous sentons l’enthousiasme intérieur nous hausser jusqu’au désir de réaliser, nous aussi, des jours glorieux, et quel magnifique fleuve de lyrisme bondit dans nos âmes !…

IV

D’accord avec les esthéticiens contemporains100 qui veulent que la beauté soit sentie et comprise par sympathie, par communication subjective, Barrès, nous fait participer à ses émotions par suggestion. Le procédé évocateur qu’il emploie correspond exactement à nos modes d’expression lyrique actuels. Le poète qu’est l’auteur de l’Ennemi des lois commence par chercher pour lui-même les caractères, les paysages, les sentiments les plus propres à émouvoir son moi, à le mettre sous pression. Nous savons quels héros a choisis Barrès, quels tempéraments s’accordent le mieux avec le sien. Ce sont tous ceux qui sèment de l’enthousiasme dans nos vies. Les êtres incapables de lui donner des suggestions, il les nomme barbares, ce sont nos adversaires. Nous savons quels paysages l’excitent, quelles villes avivent sa sensibilité. Barrès entreprend ses voyages à Venise, à Aigues-Mortes, à Tolède, afin d’éprouver de subtiles caresses et de sentir son cœur se dilater davantage. La race, la terre, les morts, voilà enfin les plus fortes suggestions pour une âme bien née et qui a du style. « Auprès du gave de Lourdes, sur les côtes de la Meuse naissante ou dans le fond de Port-Royal, qui de nous saurait recueillir, pour en augmenter sa vie, la rêverie triste, le lyrisme et l’amour tels qu’ils se lèvent de ces terres sanctifiées ? » Et l’auteur de conclure ainsi : « Il est des Lourdes sur toute la terre », entendant par là qu’innombrables sont les lieux susceptibles de nous offrir de fortes suggestions et de la poésie vivante.

C’est particulièrement dans les Amitiés françaises que Barrès nous propose une pédagogie de la suggestion lyrique. Ce livre est un véritable traité d’éducation de l’impressionnabilité, une méthode d’évocation intérieure. Déjà dans Un homme libre Barrès écrivait : « Deux êtres ne peuvent se connaître. Le langage, ayant été fait pour l’usage quotidien, ne sait exprimer que des états grossiers ; tout le vague, tout ce qui est sincère, n’a pas de mot pour s’exprimer. » Tout le vague, tout ce qui est sincère, c’est-à-dire tout ce qui vit profondément en nous, tout ce qui touche au moi intuitif est incommunicable directement ; on ne fait participer à d’autres ses sensations fondamentales que par sympathie, d’où ce beau mot d’amitié lorsque l’affinité est humanisée et mêlée de tendresse.

On sait comment Barrès forme l’émotivité de Philippe. Une lui enseigne rien par l’intelligence, mais s’adresse au cœur : « Le problème de l’instruction primaire, c’est de leur donner [aux enfants] de la beauté, ou, plus exactement, de favoriser leur faculté innée d’expansion, de les aider pour qu’ils dégagent ce qu’ils possèdent de naissance : un continuel enchantement, le sens épique et lyrique, un hymne, un cantique ininterrompu. » Le père cherche donc toutes les suggestions les plus propres à pénétrer l’âme de son fils, il lui fait vivre ses moindres enseignements. Il ne lui narrera pas en détail les épisodes de 70, mais choisira deux ou trois faits bien évocateurs, susceptibles de laisser une trace profonde dans sa jeune imagination. Ces faits le père les rapportera en accumulant les scènes épisodiques ou pittoresques, il s’entourera de toutes les circonstances extérieures capables d’aviver les émotions (un jour de pluie à Gérardmer, l’audition d’une musique militaire… etc.). « Je parle, je parle, et c’est comme un chant ou l’air vaut mieux que les paroles. Sans doute, à m’entendre Philippe exècre les traîtres, redoute les grossiers Prussiens, aime les beaux soldats de la France, mais tout de même il enregistre des émotions plus que des documents. Après que nous avons tant parlé de la guerre, en sait-il nettement les phases ? C’est douteux, mais nous nous aimons davantage et il connaît très sûrement que sa raison de vivre, c’est la Revanche. » Les pèlerinages sentimentaux de Philippe à Vaudémont, à Domrémy, à Lourdes ont pour fin de susciter chez l’enfant la compréhension sensible de notre vie nationale et de peupler son cœur de pensées hautes et vibrantes.

Si je berce le petit Philippe dans un demi-rêve de vérité et de poésie, c’est pour former en lui une disposition insensible à recevoir mon héritage comme le plus beau des héritages. Les séries d’images qui l’émeuvent ou qui l’amusent par ce doux après-midi passé gaîment en confiance avec moi, qui ne suis pas encore assombri de vieillesse, lui demeureront à jamais aimables et fécondes et, quand je ne respirerai plus, mes meilleures émotions, que je place dans un être tout perméable, seront devenues son âme. Doucement j’ébranle le vieil âge accumulé dans ce petit garçon. Je me confonds dans une vie toute neuve et dans un vieil héritage. Je me glisse avec mes bouquets, souvenir de ma brève saison, dans la barque de l’immortalité en même temps que je m’assure d’occuper le cœur de mon cœur.

V

Nous avons noté, au début de cette étude, les différences psychologiques qui séparent nos poètes contemporains des romantiques. Il n’en est pas moins vrai que ces derniers demeurent nos véritables ancêtres en ce qui concerne notre idéal lyrique actuel, et que le goût de Barrès pour les paysages mélancoliques, son culte du moi, de la personnalité, son individualisme, ses élans vers la douleur et la pitié, sa perpétuelle tension intérieure attestent une étroite parenté avec les rénovateurs de la poésie au xixe  siècle. Même en Grèce, Barrès a le rare courage de ne pas renier les glorieux éducateurs de sa sensibilité.

Je reconnais les Grecs pour nos maîtres. Cependant il faut qu’ils m’accordent l’usage du trésor de mes sentiments. Avec tous mes pères romantiques je ne demande qu’à descendre des forêts barbares et qu’à rallier la route royale, mais il faut que les classiques à qui nous faisons soumission nous accordent les honneurs de la guerre, et qu’en nous enrôlant sous leur discipline parfaite ils nous laissent nos riches bagages et nos bannières assez glorieuses.

Et pourquoi rougirions-nous de nos origines littéraires, alors qu’en acceptant l’héritage romantique nous avons su faire fructifier les bonnes valeurs trouvées en portefeuille et liquider les mauvaises ? Le romantisme nous apportait, parmi un fatras d’idées enfantines, de sérieuses aspirations lyriques. Restait à orner avec goût la maison construite un peu vite, et surtout à en consolider les hases. L’œuvre des lyriques contemporains consiste, sans rien gaspiller des trésors accumulés par les ancêtres, à discipliner l’imagination, à ordonner la sensibilité, à la pousser vers des objets parfaits, à rentrer dans la tradition française, à réconcilier le sentiment et la raison suivant le sens et la constitution de notre génie littéraire national, en donnant à la sensibilité son maximum d’intensité, mais en faisant de celle-ci le prolongement d’une intelligence clairvoyante et sûre.

L’œuvre de Barrès, comme l’œuvre des symbolistes, — a-t-on assez noté ce rapprochement ? — réconcilie des méthodes et des modes lyriques ennemis. Magnifique et discipline, dit avec sens M. Brémond, sont les deux mots qu’on retrouve le plus souvent chez l’auteur de l’Appel au Soldat. On pensa trop aisément en 1830 que l’ordre classique et la discipline intellectuelle entravent la spontanéité. On oubliait que l’ordre consiste à accepter avec joie ses limites nécessaires et à trouver dans cette nécessité de nouvelles raisons de s’exalter. « Ce que j’appelle Lorraine, ce que je décris sous le nom de Lorraine, n’est peut-être qu’un sentiment très vif de mes limites. »

Il ne sert de rien de vivre dans l’absolu et de rêver l’existence future d’humanités bienheureuses. Mieux vaut comprendre jusqu’à la plénitude les bornes qui fixent la vie quotidienne et admirer jusqu’à s’en réjouir l’étendue finie de notre sage domaine. Il y a du lyrisme, et grandiose, dans cette lucide acceptation. C’est cette attitude de joyeuse résignation qu’on nomme goethisme.

Le mot discipline, à le bien entendre, est donc le terme final de toute création poétique. Discipline d’abord pour s’exalter et scruter son moi ; discipline ensuite pour saisir ses réalités, s’en repaître et les chanter. De cette notion de l’ordre est né notre idéo-réalisme contemporain qui synthétise dans une fusion supérieure et très puissante l’idéal romantique et l’idéal classique. Cet idéo-réalisme, pratiqué plus ou moins consciemment par nos poètes symbolistes, pourrait se formuler ainsi : Porter l’univers en soi (idéalisme) et soi-même s’enfermer volontairement dans une petite patrie (tradition et réalisme).

Telle est, en dernier ressort, et après tant d’autres assez belles que nous venons de passer en revue, la raison qui nous permet de voir en Maurice Barrès un professeur de lyrisme non médiocre.

André Gide autre professeur de lyrisme

Introduction.

I. — L’influence protestante dans l’œuvre d’André Gide. Qu’il faut étroitement la circonscrire.

II. — L ’ironie, son emploi bien moderne dans des œuvres de haut lyrisme. — Comment elle se mêle à l’intuition créatrice, non pour la tuer, mais afin de l’intensifier.

III. — Les trois temps de la pensée de Gide. — Que le second temps est le plus important et, qu’à y regarder de près, notre auteur ne fait que chanter l’action et la joie. L’inquiétude et le désir, synonymes de plus d’être.

IV. — Gide professeur d’enthousiasme. Comme quoi il nous fournit une pédagogie du lyrisme par sa méthode d’exalter les sens, l’intelligence et la volonté. — Que tout est en fonction des sens, chez lui, et que, partant, sa philosophie de la vie est basée sur des préceptes de lyrisme.

V. — Gide individualiste : son désir d’être perpétuellement autre et de vivre dans une continuelle inquiétude. La haine de la satiété. Le surhomme.

VI. — Comparaison obligatoire avec la méthode de Barrès.

VII. — Toute la complexité mentale de Gide résumée et dramatisée dans le mythe de l’Enfant prodigue. Conclusion.

Certes le succès de la Porte étroite est bien fait pour nous réjouir. Je voudrais qu’il eût pour résultat de pousser à mieux approfondir l’œuvre d’André Gide. Beaucoup ont crié, et avec raison, au chef-d’œuvre ; mais, si j’ose le dire, cet éloge dans leur bouche me navre, car il semble faire fi des œuvres antérieures de l’auteur de Paludes. En vérité fallait-il attendre ce temps pour voir en Gide un profond penseur* et un écrivain de race ! Qu’on m’entende bien, cette découverte et ces louanges tard venues ne vont pas sans quelque amertume. J’aimerais qu’on enregistrât avec plus de modestie le triomphe de la Porte étroite, car à travers ces clameurs je distingue un fâcheux dédain pour quinze volumes tous intéressants et d’aucuns hors de pair.

Aussi bien il y a public et public. Dans la préface de l’Immoraliste je lis : « Mais l’intérêt réel d’une œuvre et celui que le public d’un jour y porte, ce sont deux choses très différentes. On peut sans trop de fatuité, je crois, préférer risquer de n’intéresser point le premier jour, avec des choses intéressantes, que passionner sans lendemain un public friand de fadaises. » De crainte de « passionner sans lendemain ». Gide a cherché la pure lumière intérieure, seule accessible aux gens de foi et aux âmes de bonne volonté, et non l’éclat factice et tôt disparu de quelques fusées folles comme on en lance dans le Prométhée mal enchaîné pour amuser la foule.

Plus un auteur accuse de richesses latentes, moins il a chance d’être compris et goûté. On se plaît aux œuvres légères qu’il est facile d’épuiser d’un trait ; mais combien peu s’attardent ayant vidé le contenu d’une amphore, à contempler le travail des parois tourmentées. Beaucoup suivent les grandes routes bien tracées, plantées d’arbres géométriques ; quelques-uns mettent leur joie à se tailler un sentier dans la brousse ; l’ombre majestueuse des forêts vierges et leur exubérante complexité les tente ; ils y endurcissent leurs efforts, y palpent mieux leur vigueur. On revient de ces explorations l’âme plus fière, pour avoir pénétré jusqu’aux plus secrets enthousiasmes de la vie.

 

L’œuvre de Gide est extrêmement féconde, originale, représentative. Sa vision pittoresque et idéaliste embrasse aussi bien les objets que les idées ; j’entends qu’à la fois sensuel et intellectuel l’auteur de Saül sait exalter ses sens et les promener à travers le monde avec le même transport dont il accueille les plus hauts problèmes de l’esprit. Sa curiosité est complète qui empêche de le classer dans telle ou telle famille d’artistes.

Avec Vielé-Griffin et Claudel Gide apparaît l’écrivain le plus neuf, le plus personnel de notre temps. Il naquit de la race des précurseurs, de ceux qui créent une mentalité collective et dont plusieurs générations ressentent les vibrations. Par-là enfin l’œuvre de Gide est représentative, au même titre que celle d’un Barrès. Plus que d’aucune autre on peut dire qu’elle éveille et aussi qu’elle manifeste.

Vous connaissez l’homme : sa probité intellectuelle, son dédain des bruits du boulevard, son honnêteté scrupuleuse qui a fait de lui l’écrivain le plus libre de notre temps, sa politesse raffinée derrière quoi il s’abrite pour cacher un caractère fier et sauvegarder une indépendance jalouse. Après d’autres101 je veux relire son œuvre, la plume à la main, et marquer la place à laquelle Gide a droit dans le stade du lyrisme contemporain.

I

Il faut tout de suite prendre le taureau par les cornes, pour l’écarter de notre chemin. En l’espèce ce taureau c’est l’influence protestante. Existe-t-elle vraiment chez Gide et pèse-t-elle sur son esprit, comme beaucoup l’ont affirmé avec insistance ? J’en doute, et m’étonne qu’on ait découvert en cet auteur une mentalité de luthérien ou de calviniste.

Au risque de n’être pas suivi je déclare qu’au sortir d’une étude attentive de l’œuvre de Gide, rien ne m’autorise à conclure comme la plupart des critiques sur ce point. Aurais-je mal lu ? J’ai pourtant quelques preuves à alléguer.

La première est a priori. Qui dit protestantisme en effet dit négation même de l’art. La religion réformée n’a jamais pu insuffler le moindre lyrisme, créer la plus mince parcelle de beauté vivante. Toute l’histoire de l’art en témoigne. Les mentalités juive, indoue, chinoise, musulmane, catholique ont fourni de magnifiques représentations plastiques ; l’esprit protestant, par contre, est le symbole même de l’impuissance. Nul ne contredira ce point. Dès lors que nous accordons à Gide le titre d’artiste, nous refusons, par le fait, de l’appeler protestant.

Laissons cet argument trop facile. Est-ce par sa liberté d’esprit, son individualisme que l’auteur de Paludes donne prise à cette accusation que je tiens pour grave ? Tous les esprits libres appartiendraient-ils donc au protestantisme, et l’individualisme serait-il la marque propre, j’entends spécifique des calvinistes ? Mais au contraire le formalisme qui est bien cette fois un des caractères « dominateurs » de la mentalité protestante n’apparaît-il pas la plus sûre entrave à la liberté de pensée. Secouer une tradition pour construire des schèmes, il se pourrait que ce soit bien là le protestantisme, et c’est tout ce qu’a voulu Kant qui n’est parvenu qu’à enserrer l’intelligence humaine dans de hautes et étroites murailles sans horizon102.

Or Gide a horreur de l’abstrait, c’est-à-dire du pensé qui ne serait pas aussi du senti et du vécu. Il ne cherche pas à raréfier sa conscience, mais à l’élargir jusqu’au plus humain, jusqu’au concret absolu, alors qu’un vrai protestant entend d’abord se rétrécir, dépouiller son âme de toutes ses riches modalités, dans un désir de perfection, je l’admets, mais du point de vue de l’homme qu’est-ce qu’une perfection qui est une fin en soi et qui n’a pas d’objet ? Un pur concept, un flatus vocis, un « être de raison ».

Je sais bien qu’il y a Alissa. C’est là en effet la seule physionomie protestante dans l’œuvre de Gide. Elle est la digne sœur de Kant cette délicate vierge qui place son effort dans le renoncement, qui y donne sa joie et qui s’accuse même de trouver du bonheur dans son sacrifice sans but. Le philosophe de Kœnigsberg n’a pas trouvé de plus fidèle illustration de son impératif catégorique103. Nous avons peine, et justement, à nous imaginer un devoir sans utilité, une loi dépouillée d’intérêt. Les actes les plus sublimes sont toujours dictés par l’intérêt : intérêt supérieur, je le veux, comme l’amour de la patrie, du prochain, de Dieu, intérêt cependant. L’ivrogne ne renonce à boire qu’en vue de sa santé, il substitue à un plaisir immédiat un intérêt plus durable. Le chrétien sacrifie la joie terrestre à un bonheur éternel. Et l’acte d’amour parfait, comme on l’appelle en théologie, objectera-t-on ? Cet acte, répondrons-nous, ne s’adresse pas à un être abstrait, mais à l’être le plus concret, le plus vivant par excellence, Dieu. En ce sens Alissa n’est pas chrétienne : son dévouement n’a d’autre fin que lui-même, elle se perfectionne pour rien. Le catholique c’est Jérôme.

Accordons donc en partie la Porte étroite au protestantisme, ainsi que deux ou trois pages très dangereuses de Prétextes, écrites à propos de Nietzsche. Accordons cela mais pas plus, car je me doute d’où vient la confusion. Beaucoup ont voulu voir dans l’inquiétude de Gide un indice en faveur du protestantisme. À ce compte tous les artistes, tous les poètes, tous les amoureux d’idéal seraient protestants. Chercher ou désirer c’est être inquiet. L’inquiétude est le ferment du progrès et je ne comprends pas le lyrisme sans mouvement, sans tendance vers, sans curiosité, sans aspiration. Je trouve dans l’étymologie même du mot in quies le symbole de toute activité.

Nous verrons comment l’art de Gide, toute son exaltation intérieure procède de cette féconde inquiétude qui n’est autre que le désir toujours inassouvi de comprendre plus et de sentir davantage. Vous connaissez cette phrase du Jardin d’Épicure d’Anatole France : « Une chose surtout donne de l’attrait à la pensée des hommes ; c’est l’inquiétude. Un esprit qui n’est point anxieux m’irrite et m’ennuie. » Goethe, de son côté, dans un passage célébré de son second Faust, fait dire au docteur : « Va je ne cherche pas mon salut dans la torpeur ! Le frémissement est la meilleure part de l’homme. Si cher que le monde lui vende le droit de sentir il a besoin de s’émouvoir et de sentir profondément l’immensité. » Voilà tout Gide.

Retenons pour l’instant que le protestantisme n’a fait qu’effleurer cette intelligence d’élite sans brûler sa fleur, ni dessécher son suc. Gide semble faire signe aux protestants, aux jansénistes plutôt, encore que dans la pratique ces doctrines s’équivalent. Mais, ce qu’il accorde d’une main, il le reprend vivement de l’autre, et alors nous le voyons exalter la joie et les sens avec quelle intensité !

II

Une chose frappe chez Gide comme chez Barrès à qui j’aime à le comparer pour mieux l’opposer : une tendance marquée à l’ironie. Celle-ci se mêle à son œuvre, en fait partie intégrante.104

Voilà un son bien nouveau. Certes l’ironie a été maniée en tout temps, mais jusqu’à l’époque contemporaine elle était traitée à part, comme un genre ou une figure de rhétorique qui ne trouvait sa place dans une œuvre sérieuse, émue, poétique, vibrante. Que l’ironie et l’enthousiasme cohabitent, ce mariage très moderne ne nous choque pas ; bien mieux ce couple nous enchante. L’ironie dénote un sens critique aigu et qu’elle se mêle au souffle créateur, à l’intuition lyrique, voilà le miracle, car ceci devrait tuer cela. Cette double et contradictoire attitude coexistant dans le même cerveau est le signe d’une possession de soi que des siècles de culture, des méthodes scientifiques longtemps pratiquées et une très sincère, très riche sensibilité ont seuls rendu possible. « Le Paradis, disait Barrès, c’est d’être clairvoyant et fiévreux ». Excellente disposition d’esprit qui dévoile tout un pan de la tendance contemporaine. Gide a une phrase significative dans ses Cahiers : « Intensifier la vie et garder l’âme vigilante. »

Dans ses livres les plus graves, les plus douloureux, les plus créateurs l’auteur de Paludes a semé à pleines mains l’ironie. Au milieu d’un développement ardu ou subtil il s’interrompt pour nous piquer d’un fin aiguillon. Il n’y a là aucun mauvais goût, mais la joie plutôt de se sentir au-dessus de son travail, de tâter sa belle santé et de ne pouvoir se défendre de montrer sa force. Car ici l’ironie n’est nullement l’indice de faiblesse ni d’une intelligence de bossu qui se venge. Elle aide plus sûrement à la suggestion qu’un long commentaire, elle va plus loin que tout, elle permet à un esprit critique et inquiet comme celui d’un Gide, d’un Tinan, d’un Laforgue, qui furent aussi de grands lyriques, de s’ouvrir plus complètement, ainsi qu’un miroir à plusieurs faces, et de refléter toute la complexité d’un problème humain. L’éloquence continue, ennuie, le lyrisme trop soutenu fatigue ; l’ironie s’y mêle non pour arrêter l’élan de l’enthousiasme, mais bien au contraire pour l’activer, pour saler la blessure du cœur. C’est un piment qui enflamme et donne de l’appétit.

III

André Gide est un philosophe profond, partant un penseur que les problèmes moraux intéressent au premier chef. Ne cherchant ici qu’à démêler les tendances lyriques contemporaines, je n’étudierai sa philosophie qu’en tant que celle-ci donne prise à l’exaltation poétique et propose une méthode d’enthousiasme. C’est pourquoi je laisserai dans l’ombre certains livres comme Saül, le Roi Candaule, le Prométhée mal enchaîné pour mettre en lumière celles des œuvres de Gide qui dégagent le plus de musique intérieure. De ce point de vue la pensée de l’auteur des Nourritures terrestres peut se décomposer comme il suit.

Premier Temps. — L’observation de la réalité, au terme de laquelle une première conclusion s’impose : Nous sommes terriblement enfermés. Les livres de jeunesse de Gide traitent tous plus ou moins des exigences de la vie qui nous conditionne et qui pèse sur nous comme un invincible fardeau. De quelque côté qu’on se tourne, des murs nous environnent : impossible de fuir ici ou là ; mille liens secrets nous attachent à des besognes médiocres. C’est le mot de Laforgue avec qui André Gide a tant d’affinités : « Oh ! que la vie est quotidienne ! »

Cette impression d’étouffement, de monotonie, comme Gide a su la rendre ! Avec quel dégoût il nous parle de ces actions étroites, de ces gestes sans héroïsme en perpétuel recommencement ! Que dis-je, avec dégoût ? Gide met une furieuse fièvre dans ses plaintes ; une poignante émotion nous saisit à la lecture de Paludes et voici un morceau de cette sombre éloquence :

Que de fois, que de fois j’ai fait ce geste, comme en un cauchemar affreux où j’imaginais le ciel de mon lit détaché, tomber, m’envelopper, peser sur ma poitrine, — et presque debout, lorsque je me réveillais — pour repousser de moi, à bras tendus, quelques parois invisibles — ce geste d’écarter quelqu’un dont je sentais trop près de moi l’impure haleine — de retenir à bras tendus des murs qui toujours se rapprochent, ou dont la pesante fragilité branle et chancelle au-dessus de nos têtes ; ce geste aussi, de rejeter des vêtements trop lourds, des manteaux, de dessus nos épaules. Que de fois, cherchant un peu d’air, suffocant, j’ai connu le geste d’ouvrir des fenêtres — et je me suis arrêté, sans espoir, parce qu’une fois, les ayant ouvertes…

— Vous avez pris froid, dit Angèle.

… Parce qu’une fois, les ayant ouvertes, j’ai vu qu’elles donnaient sur des cours — ou sur d’autres salles voûtées — sur des cours misérables, sans soleil et sans air — et qu’alors, voyant cela, par détresse je criai de toutes mes forces : Seigneur ! Seigneur ! nous sommes terriblement enfermés ! — et que ma voix me revint tout entière de la voûte. — Angèle ! Angèle ! que ferons-nous à présent ? Tenterons-nous encore de soulever ces oppressants suaires — ou nous accoutumerons-nous à ne plus respirer qu’à peine — et prolonger ainsi notre vie dans cette tombe ?

Paludes est l’histoire d’un marais, celui dans lequel nous croupissons. Il est habité par Tityre symbole de l’homme normal, « celui sur qui commence chacun ». Virgile nous dit Tityre recubans . Paludes, c’est l’histoire de l’homme couché. C’est aussi l’histoire des animaux vivant dans les cavernes ténébreuses et qui perdent la vue à force de ne pas s’en servir. Gide vise tous les médiocres, heureux de leur sort et qui ne tentent rien pour s’évader de leurs petites habitudes. « Je me plains, dit son héros, de ce que personne ne se plaigne. L’acceptation du mal l’aggrave, — cela devient du vice, messieurs, puisque l’on finit par s’y plaire. » Le passé pèse terriblement sur nos faibles existences. Nous ne pouvons plus rien faire de spontané, nous nous répétons éternellement. Voilà le triste, voilà le désespérant. Le héros de Paludes et son amie Angèle prennent enfin la résolution de faire un grand voyage. Avec quelle ardeur ils bouclent leurs malles et entassent dans leur sac quatre pains fourrés, des œufs, du cervelas, de la longe de veau ! Hélas ! ils ne dépassent pas Montmorency et reviennent dare-dare de crainte de manquer l’heure du Culte.

Dans Paludes, comme dans le Prométhée, l’ironie de Gide se donne libre carrière. L’auteur a voulu nous rendre son héros méprisable à force de résignation et d’aboulie. Mais sa peinture dépasse le cas particulier, elle exprime les traits les plus misérables de notre pauvre humanité. Les Poésies d’André Walter puisent leur inspiration et leur mélancolie à la même source philosophique.

Un ciel gris ; de la vase verte,
Et de l’herbe vert-de-grisée ;
Des brebis, qui paissent, désertes,
Sur les flots de l’eau irisée.

Un soleil qui se décolore
Au ras de l’horizon flétri,
Et notre tristesse s’éplore
En des lignes qu’elle n’a pas apprises.

L’eau somnolente qui s’égoutte,
S’écoute couler. Un mouton
Qui sans lever la tête broute
Entre les bancs de vase verte…

Deuxième temps. — Ennui, vanité, monotonie, impossibilité de s’évader des cercles d’influences ancestrales, voilà de quoi est faite la vie. Pourtant tous les êtres ne se résignent pas comme Tityre. Beaucoup se révoltent, éprouvent la nécessité de franchir les remparts, d’abattre les cloisons. Le « désir de sortir » n’est pas moins répandu que la timide acceptation. Nous naissons, la plupart, avec le sens de la rébellion, c’est-à-dire avec la soif de l’idéal, l’aspiration, l’amour de l’imprévu. Ici éclate le vrai, le grand lyrisme de Gide. De cela surtout nous le devons remercier, de nous avoir donné le goût des espaces, la joie des pays neufs, l’ardeur de la conquête sur nous-mêmes. L’homme est fait pour se surmonter, déclare Nietzsche, et chacun doit tendre au surhomme. « Toute la vie est dans l’essor », s’écrie Verhaeren, et Gide apporte son ardeur individualiste à faire lever en nous le beau, le superbe désir d’être intensément, de nous élever toujours plus haut jusqu’au plus fougueux rayonnement de toute vie.

Cette exaltation de l’individu et de ses puissances est une des plus certaines caractéristiques de notre temps. J’eus déjà l’occasion de le constater et bien d’autres avant moi. Les artistes contemporains, écrit Mithouard, « ne se satisfont jamais définitivement d’aucune harmonie, à cause du sentiment qu’ils ont de tout ce qu’elle rejette lorsqu’elle se limite ». Belle expression d’un état d’âme collectif emporté par un enthousiasme dévorant. La page d’où j’extrais cette citation est trop belle pour ne pas céder une fois de plus au plaisir de la transcrire tout entière.

Tout ! Les grandes forêts des hêtres, les Méditerranées lumineuses, les neiges alpestres et les plaines de France ! L’astuce des Asiatiques et la naïveté des Celtes ! Tout ! La froideur des pierreries, la senteur estivale des genêts ensoleillés, l’eau brune des pays morvandiaux, la fraîcheur des grottes et la tiédeur des vergers ! Tout ! La brume des philosophies allemandes, l’atticisme de Lysias, les tabagies de Franz Hals, l’invisible invention des planètes, la fumée si folle des usines, et la clarté d’un verre d’eau, tout enfièvre la brûlure de ses curiosités. Comment admirer de gaîté de cœur la Belle Ferronnière tant que subsiste ailleurs la Kermesse ? Ce sont des centaines de bras qu’il tend vers toutes choses, c’est d’un millier de mains qu’il souhaite les palper. Et si vous tiriez au clair les derniers sentiments qui se cachent en lui, vous trouveriez qu’il n’est pas un seul homme qui ne soit infiniment inconsolable à la pensée qu’il y ait quelque part, dans le pays le plus reculé de l’univers, une petite source où il n’ait pas encore bu105 !

Cette faculté d’expansion qui est en nous, Gide a su la nourrir, l’élever, la fortifier par toutes les suggestions désirables. Le Voyage d’Urien et les Nourritures terrestres ne sont que de perpétuels départs, des élans successifs vers ailleurs, vers tout ce qui est autre et mieux que l’instant présent. « La perception, est-il dit dans Paludes, commence au changement de sensation ; d’où la nécessité du voyage. » C’est le principe même de tout essor, que la philosophie traduit par cette formule : « La conscience est le sentiment d’une différence. » Changer pour mieux prendre conscience de soi, voilà ce qui importe. Le lieu d’arrivée est indifférent, l’essentiel est de partir. « Où ? je ne sais pas… mais, cher ami, vous comprenez que si je savais où je vais, et pour qu’y faire, je ne sortirais pas de ma peine. Je pars simplement pour partir ; la surprise même est mon but — l’imprévu — comprenez-vous ? — l’imprévu ! » Ah ! toute l’emprise des pays neufs, des choses invues, des paysages non encore contemplés, des oiseaux étranges, des odeurs nouvelles, des mets goûtés avec curiosité !

Aurores ! surprises des mers, lumières orientales, dont le rêve ou le souvenir, la nuit, hantait d’un désir de voyage notre fastidieuse étude, — désirs de brises et de musiques, qui dirait ma joie lorsque enfin, après avoir marché longtemps comme en songe dans cette tragique vallée, les hautes roches s’étant ouvertes, une mer azurée s’est montrée.

Tel est le magnifique début du Voyage d’Urien. Et toutes les Nourritures terrestres clament cette joie de lumière, ce perpétuel accroissement de notre être que Gide déifie selon un panthéisme cher aux grands lyriques.

Troisième Temps. — L’action manquée, l’élan qui tombe. Après la griserie du désir et de fougueux efforts pour sortir de soi, pour devenir autre et vivre une vie d’allégresse, on comprend la vanité de son effort, l’exiguïté de ses rêves. Et l’on revient à son point de départ.

Chaque livre de Gide se termine par une cruelle expérience, un rude désenchantement. Dans Paludes Angèle et son ami, désireux de secouer leur monotone médiocrité, partent en voyage, mais ils ne dépassent pas la banlieue et reviennent plus mornes que jamais. Leur effort a piteusement avorté. « Voici que le tranquille passé en nous comme un regret remonte », s’écrient les superbes Argonautes du Voyage d’Urien. Au terme de la route, l’éternel « à quoi bon » apparaît. Etait-ce bien la peine de quitter les algèbres, les théodicées, de chères études pour autre chose, pour une illusoire conquête ? « Voici que notre vaisseau s’en va s’enliser dans la vase. Ah ! vraiment notre histoire est mal, est bien mal, bien mal composée. »

L’Enfant prodigue après une folle équipée, décidé à rompre avec un passé oppresseur, retourne à la maison paternelle. « L’enfant s’avoue qu’il n’a pas trouvé le bonheur ni mémo su prolonger bien longtemps cette ivresse qu’à défaut de bonheur il cherchait. »

Les derniers vers des Poésies d’André Walter respirent le même découragement :

Je crois que ce que nous avions de mieux à faire
Ce serait de tâcher de nous endormir.

Le sacrifice d’Alissa dans la Porte étroite semble inutile. La délicieuse jeune fille s’est immolée pour rien. L’Immoraliste, parvenu à la joie et à la possession de ‘ses transports, se prend à douter devant la mort de sa femme. « Savoir se libérer n’est rien ; l’ardu c’est savoir être libre. » Michel n’est parvenu à « se surmonter » que pour mieux comprendre, semble-t-il, ses limites.

 

Voilà le schème et, si l’on ne connaissait les subtilités, les détours de la pensée de Gide il semblerait que cette conclusion soit le dernier mot de sa philosophie et qu’il faille définitivement accepter la doctrine des pessimistes.

Il n’en est rien. La théorie de Schopenhauer roule autour de ce syllogisme : vivre c’est agir, or tout effort est pénible, donc la vie est mauvaise. On voit tout de suite le point faible du système. Il est faux que tout effort soit pénible. La joie réside au contraire dans l’action et, sans nous lancer dans des considérations métaphysiques, retenons seulement que la fin, l’idée première et dernière de Gide est d’exalter la puissance, l’action, l’effort. « Au commencement était l’action », dit Faust, l’action c’est-à-dire l’élan, la tendance. Peu nous importe que cette action avorte, soit ou non couronnée de succès, l’essentiel est de commencer toujours des actions nouvelles. C’est cette exaltation que préconise l’œuvre de Gide, c’est à cela qu’elle s’attache. Arriver n’est pas intéressant, déclare-t-il en substance, mais partir, commencer toujours autre chose et, quand même le naufrage nous attend, changer de vaisseau, pointer sur une nouvelle direction et voguer encore. Se donner des raisons de repartir, voilà l’essentiel.

On aurait donc tort de ranger Gide parmi les pessimistes ; l’action n’est jamais manquée puisqu’on ne recommence rien et qu’on s’oriente toujours vers ailleurs. Disons-le bien haut Gide est à sa manière un excellent professeur d’énergie, partant un prêtre du lyrisme. Nous sommes terriblement enfermés, soit, mais toute la raison d’être de l’homme ne consiste-t-elle pas à « sortir ». L’attitude de notre auteur est celle du marin qui perpétuellement lève l’ancre. « Que jamais l’âme ne retombe inactive ; il la faut repaître d’enthousiasme. » L’enfant prodigue revient, vaincu sans doute, mais son jeune frère s’en va tenter l’aventure à son tour. « L’âme agissante voilà le désirable — et qu’elle trouve son bonheur non point dans le bonheur, mais dans le sentiment de son activité violente. »

Qu’est-ce à dire sinon que vivre dans l’exaltation et la ferveur est l’α et l’ω de la philosophie de Gide. Par là il nous offre les plus violentes et précieuses suggestions lyriques. « La vie intense, voilà le superbe ». C’est donc une erreur de dire qu’il déprime. Il ne désespère que les faibles, que ceux qui attendaient sa clairvoyance pour se donner des raisons de mourir. Marceline de l’Immoraliste est de ceux-ci. « Elle, un rien de plaisir la soûlait ; un peu d’éclat de plus et elle ne le pouvait plus supporter. Ce qu’elle appelait le bonheur, c’est ce que j’appelais le repos, et moi je ne voulais ni ne pouvais me reposer. » La même Marceline a trouvé le mot juste :

— Je vois bien, me dit-elle un jour, — je comprends bien votre doctrine — car c’est une doctrine à présent. Elle est belle, peut-être — puis elle ajouta plus bas, tristement : mais elle supprime les faibles.

— C’est ce qu’il faut, répondis-je aussitôt malgré moi.

Michel au contraire à fait de la vie « la palpitante découverte ». C’est un « fort » qui aime l’action pour l’action, qui sait peut-être que tout, au fond, est bien inutile, mais qui agit pourtant, pour se dépenser, pour goûter de multiples sensations, s’enrichir d’une infinité de personnalités, jouer.

Multiplier les émotions. Ne pas s’enfermer en une seule vie, en un seul corps ; faire son âme hôtesse de plusieurs. Savoir qu’elle frémisse aux émotions d’autrui comme aux siennes… Que l’admiration la soulève ; plus altière elle sera et plus les vibrations larges. Les chimères plutôt que les réalités ; les imaginations des poètes font mieux saillir la vérité idéale, cachée derrière l’apparence des choses.

Le lyrisme comprend deux états, un état du sujet qui veut atteindre à l’acte, à la réalisation ; et cette réalisation même en perpétuel progrès. L’état du sujet se nomme l’inquiétude ; les mystiques allemands ont un nom pour qualifier cette aspiration vague, ce « désir de sortir » : ils l’appellent sehnsucht. La réalisation de cet état est un accroissement d’être, mais non un repos, car sitôt que notre âme s’est enrichie de quelque nouvelle acquisition sentimentale nous éprouvons le besoin de n’en pas rester là et d’accroître notre trésor.

Désir ! je t’ai traîné sur les routes ; je t’ai désolé dans les champs : je l’ai soûlé dans les grandes villes ; je t’ai soûlé sans te désaltérer ; — je t’ai baigné dans les nuits pleines de lune ; je t’ai promené partout ; — je t’ai bercé sur les vagues ; j’ai voulu t’endormir sur les flots… Désir ! Désir ! que te ferai-je ? que veux-tu donc ? — Est-ce que tu ne te lasseras pas ?

Et l’équilibre, et la paix, objectera-t-on ? Gide répondra avec Alissa : « On peut toujours concevoir un meilleur. C’est ce meilleur qui seul importe » ; et par une contradiction philosophique assez hardie, Gide se représente le Paradis non comme un sommet derrière lequel il n’y aurait qu’abîme, mais comme une succession perpétuelle de sommets toujours plus élevés, si bien qu’après en avoir gravi un il faut en gravir un autre. Pas d’absolu fixe, mais une continuité d’ascensions, un éternel progrès. Même dans le paradis Gide introduit l’inquiétude bienheureuse et des acquisitions sans limite. Cet infini indéfini, répétons-le, est contradictoire, mais de quel éternel élan lyrique il est le fruit jamais mur et pourtant en voie constante de perfection !

Gide a souvent parlé de Nietzsche, parce qu’il retrouve précisément en l’auteur de Zarathoustra cet esprit inquiet, avide d’enthousiasme. Peu lui importe que Nietzsche démolisse et sape, « ce n’est point en découragé, c’est en féroce ; c’est noblement, glorieusement, surhumainement comme un conquérant neuf violente des choses vieillies. La ferveur qu’il y met, il la redonne à d’autres pour construire. L’horreur du repos, du confort, de tout ce qui propose à la vie une diminution, un engourdissement, un sommeil, c’est là ce qui lui fait crever murailles et voûtes. »

Le Prométhée mal enchaîné illustre cette exaltation.

Je n’aime pas les hommes, s’écrie le héros du livre, j’aime ce qui les dévore. » Chacun de nous nourrit un aigle en son sein, magnifique symbole du désir. Chez beaucoup le désir est terne et sans grandeur, aussi la plupart du temps l’aigle essentiel n’est-il qu’un vautour au plumage pelé.

Plus d’être ! plus d’être ! comme Goethe l’entend dans son mehr Licht, telle est la devise d’une vie pathétique. Que Philoctète abandonné dans son île se laisse voler son arc par l’astucieux Ulysse, que Candaule tente une dangereuse expérience, c’est toujours en vue d’une libération, d’un accroissement de vie, d’une plus totale richesse de puissances.

Et Alissa ? Que préfère-t-elle au bonheur ? La sainteté ; entendons un autre bonheur plus parfait, un surbonheur. L’amour de Gérome ne la saurait satisfaire entièrement, puisqu’elle devine par-delà un plaisir autrement intense : le sacrifice. Et pourquoi ce sacrifice, sinon pour trouver Dieu, c’est-à-dire l’absolu réalisé ? Dans la Tentative amoureuse nous lisons :

Aucunes choses ne méritent de détourner notre route : embrassons-les toutes en passant ; mais notre but est plus loin qu’elles… Il n’y a pas des buts ; les choses ne sont pas des buis ou des obstacles… Notre but unique c’est Dieu ; nous ne le perdrons pas de vue, car on le voit à travers chaque chose.

« Où que tu ailles tu ne peux rencontrer que Dieu, écrit Gide dans les Nourritures. Dieu, disait Ménalque, c’est ce qui est devant nous. »

Cette exaltation panthéistique est une des plus sures acquisitions de notre lyrisme contemporain.

IV

Comment s’exalter ? Quelle méthode employer pour déchaîner en nous l’aspiration lyrique ?

De l’œuvre de Gide, on peut, semble-t-il, extraire une discipline, une pédagogie de l’enthousiasme qui s’occupe tour à tour de nos sens, de notre intelligence et de notre volonté.

L’éducation des sens, voilà ce dont se préoccupe d’abord et surtout notre auteur. Apprendre à sentir, à se laisser impressionner par le spectacle extérieur, tout est là, et je ne connais pas de plus puissant manuel de sensualisme que les Nourritures terrestres. Le titre seul déjà indique le sujet. Je voudrais voir ce livre entre les mains de chaque artiste décidé à donner à sa conscience la plus grande somme de perceptions.

Dans ce livre où se trouvent rassemblées pêle-mêle les notations dont quelques-unes seront utilisées et ordonnées dans l’Immoraliste, Gide se montre à nous comme un modèle, j’allais dire comme un médium extraordinaire de réceptivité. Il n’est pas un objet contemplé qui ne caresse ce tempérament habile à enregistrer tous les sons de la nature, qui ne se prolonge en cette conscience à vif. Cet état psychologique aigu ne saurait se comparer qu’à celui d’un homme écorché que le plus petit souffle de l’atmosphère fait tressaillir, comme un doigt promené sur une plaie.

L’auteur s’adresse à un disciple imaginaire, à Nathanaël, sorte de dédoublement de sa propre personne en qui il projette par suggestion tous ses transports, tout ce qu’il voudrait être. Il lui enseignera la ferveur, l’amour, l’inquiétude, le désir, le pathétique. Une phrase hardie résume ce bréviaire d’émotions :

Une existence pathétique, Nathanaël, plutôt que la tranquillité. Je ne souhaite pas d’autre repos que celui du sommeil de la mort. J’ai peur que tout désir, toute puissance que je n’aurai pas satisfaits durant ma vie, pour leur survie ne me tourmentent. J’espère après avoir exprimé sur cette terre tout ce qui attendait en moi, — satisfait, — mourir complètement désespéré.

*
*   *

Voilà le problème posé, dont la formule dernière sera celle-ci : « Assumer le plus possible d’humanité ». Et voici comment Nathanaël vivra « dans une presque perpétuelle stupéfaction passionnée » :

En goûtant à toutes les sources, à tous les fruits, en humant toutes les voluptés de l’air, en promenant ses pas sur tous les rivages frais et évocateurs, en se projetant dans tous les paysages de l’univers jusqu’à ce que « l’œil devienne la chose regardée » ; en s’intériorisant dans les crépuscules d’été, dans la lumière d’Orient, dans les bois de citronniers de Citta Vecchia ; en se confiant à chaque saison ; en devenant simple jusqu’à se séparer de tout ce qui n’est pas indispensable, jusqu’à s’émerveiller de la simple vue de sa main posée sur une table, jusqu’à trouver l’ivresse dans ce mot nu : être.

Les couleurs, les sons, les odeurs, les mets savourés, les choses palpées, — tous les sens trouvent ici leur plus puissante exaltation, leur tension totale, donnent leur entier rendement. Au surplus, un livre tel que les Nourritures terrestres ne s’analyse guère, mais se vit, et si j’ose dire, se sent, se hume et se goûte, tant les évocations qui s’élèvent de ces pages vous suggestionnent. Quelques citations au hasard :

… J’eusse voulu goûter toutes les formes de la vie ; celles des poissons et des plantes. Sur toutes joies des sens j’enviais celles du toucher.

… À cet âge, mes pieds nus étaient friands du contact de la terre mouillée, du clapot des flaques, de la fraîcheur ou de la tiédeur de la boue. — Je sais pourquoi j’aimais tant l’eau et surtout les choses mouillés ; c’est que l’eau plus que l’air nous donne la sensation immédiatement différente de ses températures variées. — J’aimais les souffles mouillés de l’automne… Pluvieuse terre de Normandie !…

… S’il m’arriva souvent de retourner aux mêmes villes, aux mêmes lieux, c’était pour y sentir un changement de jour ou de saisons, plus sensible en des lignes connues — et si, lorsque je vivais à Alger, je passais chaque fin de jour dans le même petit café maure, c’était pour percevoir l’imperceptible changement d’un soir à l’autre, de chaque être, pour regarder le temps modifier, mais lentement, un même tout petit espace.

… L’aigle se grise de son vol. Le rossignol s’enivre des nuits d’été. La plaine tremble de chaleur. Nathanaël, que toute émotion sache te devenir une ivresse. Si ce que tu manges ne te grise pas, c’est que tu n’avais pas assez faim.

… Le pain que je portais avec moi, je le gardais parfois jusqu’à la demi-défaillance ; alors il me semblait sentir moins étrangement la nature et qu’elle me pénétrait mieux : c’était un afflux du dehors ; par tous mes sens ouverts, j’accueillais sa présence ; tout en moi s’y trouvait convié.

… Je vivais dans la perpétuelle attente, délicieuse, de n’importe quel avenir. Je m’appris, comme des questions devant les attendantes réponses, à ce que la soif d’en jouir, née devant chaque volupté, en précédât aussitôt la jouissance. Mon bonheur venait de ce que chaque source me révélait une soif, et que, dans le désert sans eau, où la soif est inépuisable, j’y préférais encore la ferveur de ma fièvre sous l’exaltation du soleil. Il y avait, au soir, des oasis délicieuses, plus fraîches encore d’avoir été souhaitées tout le jour.

… C’est pendant cet été que j’appris à jouir plus particulièrement des températures. Les paupières sont admirablement aptes à cela. Je me souviens d’une nuit en wagon que je passai devant la fenêtre ouverte, uniquement à goûter l’attouchement du souffle plus frais ; je fermais les yeux, non pour dormir, mais pour cela. La chaleur avait été durant tout le jour étouffante et, ce soir, l’air encore très tiède pourtant parut frais et comme liquide à mes paupières enflammées.

Arrêtons-nous, car tout le livre y passerait. Il n’est pas dans l’histoire de la littérature d’exemple de volupté plus ardente. Ce mot de volupté, Gide voudrait le redire sans cesse et qu’il soit synonyme de bien-être, voire d’être, simplement. Et l’on s’étonne que les Nourritures terrestres n’aient pas eu plus d’influence, et que le petit groupe des naturistes qui s’en sont inspirés ne l’aient pas mieux mis en valeur. Seul Francis Jammes a chanté la nature avec d’aussi vrais transports, seul peut-être avec Vielé-Griffin — bien que ce rapprochement paraisse paradoxal — Jammes fut de ces âmes dont on nous parle dans les Nourritures, de ces âmes « jamais insuffisamment dénuées, pour être enfin suffisamment emplies d’amour — d’amour, d’attente et d’espérance, qui sont nos seules vraies possessions ».

Des phrases comme celle-ci : « Chaque jour, d’heure en heure, je ne cherchais plus rien qu’une pénétration toujours plus simple de la nature », ou comme cette autre : « Je voudrais être né dans un temps où n’avoir çà chanter, poète, que simplement en les dénombrant, toutes les choses. Mon admiration se serait posée successivement sur chacune et sa louange l’eût démontrée ; c’en eût été la raison suffisante », — de telles phrases, dis-je, grosses d’une esthétique neuve, auraient dû faire époque. Hélas ! trop pressés dans leur course à la découverte de je ne sais quel humanisme, les jeunes poètes n’ont su profiter fie ces trésors ! Il faut le répéter sans relâche, parce que beaucoup parlent de ce qu’ils n’ont pas lu, les Nourritures terrestres sont un des livres les plus nouveaux, les plus riches, les plus complets, les plus représentatifs de notre manière de sentir contemporaine.

Après l’exaltation des sens vient celle de l’intelligence. Mais celle-ci, ainsi que la volonté, est pour Gide en fonction des sens ; elle ne sert qu’à les mieux diriger vers la joie, aussi doit-elle se dépouiller de toute théorie qui entraverait la libre expansion de la vie. Je vois donc l’auteur des Nourritures terrestres comme un pragmatiste avant la lettre qui n’accepte la métaphysique qu’autant que celle-ci peut produire une excitation intérieure, une griserie affective.

Pourtant Gide a fréquenté les systèmes. Les multiples philosophies l’ont tour à tour accueilli. Des livres comme les Cahiers d’André Walter indiquent une très forte culture et, s’il s’est dans la suite dépouillé de vêtements trop pesants, du moins a-t-il endossé, jeune, plusieurs robes lourdes et somptueuses de sagesse.

Une fois même, il fut totalement platonicien dans son Traité du Narcisse. Un des principaux mythes de Platon l’a influencé, celui de la réminiscence. Le fameux passage du Phèdre se retrouve dans ce curieux petit livre dogmatique. Le Paradis est le jardin des Idées, c’est-à-dire des archétypes ou des formes parfaites. Chaque chose, dans cet absolu, est ce qu’elle paraît. Mais sur terre où existent le temps et l’espace, l’homme vit au sein des apparences, c’est-à-dire des symboles. Il est agité par quantité d’actions contingentes et oublie que le spectacle extérieur n’est qu’une manifestation incomplète de la vraie lumière.

Comment retrouver les formes parfaites derrière les phénomènes ? Comment faire surgir la Vérité pure des symboles qui l’enveloppent ? En contemplant. « L’heure qui passe bouleverse tout » et toujours « quelque clameur importune surgit, qui bouleverse et passe ». Le Poète est celui qui sait regarder. Il contemple. Il se penche sur les symboles et, silencieux, descend profondément au cœur des choses. L’œuvre d’art est un jardin où « l’Idée refleurit en sa pureté supérieure ». Le temps ne peut plus rien sur elle. Dans le recueillement de sa contemplation, l’artiste manifeste. « Nous vivons pour manifester. »   

De multiples écrans s’interposent entre la réalité et notre conscience. Ces miroirs mensongers, pour Gide, ce sont les doctrines et les livres. Studiosité et vaine logique, pesantes théories et inutiles cultures, voilà les ennemies, parce qu’elles suppriment l’action. Le Traité de Narcisse mis à part, qui prône ce que Jules de Gaultier appelle « l’attitude spectaculaire », toute l’œuvre de Gide est un effort vers la vie sentie106. Infertile travail sous la lampe, celui qui a connu le néant des cosmogonies vous méprise !

Nous avons quitté nos livres parce qu’ils nous ennuyaient, parce qu’un souvenir inappelé de la mer et du ciel réel faisait que nous n’avions plus foi dans l’étude ; quelque chose d’autre existait ; et quand les brises balsamiques et tièdes sont venues soulever les rideaux de nos fenêtres, nous sommes descendus malgré nous vers la plaine et nous nous sommes acheminés. — Nous étions las de la pensée, nous avions envie d’action ; — avez-vous vu comme nos âmes se sont révélées joyeuses, lorsque, prenant aux rameurs les lourds avirons, nous avons senti l’azur liquide résister !

Brûlons les livres, brûlons les livres, tel est le cri qui retentit sans cesse à travers le Voyage d’Urien, les Nourritures et l’Immoraliste. Avec l’ardeur des « intellectuels » que des siècles de culture ont jetés dans le raffinement douloureux de la pensée et qui sentent soudain la richesse inemployée de l’instinct, Gide découvre la vie. Un chant de triomphe, comme Nietzsche a su en pousser, s’échappe de sa poitrine. « Tu ne sauras jamais les efforts qu’il nous a fallu faire pour nous intéresser à la vie ; mais maintenant qu’elle nous intéresse, ce sera comme toute chose — passionnément. » Cette « palpitante découverte » de la vie instruit mieux Michel que je ne sais quel traité de morale. Il met toute son énergie à mépriser « cet être secondaire, appris, que l’instruction avait dessiné par-dessus ». Et les Argonautes du Voyage d’Urien ne sont guère attendris par cette « chère Ellis qui nous attendait sur la pelouse, assise sous un pommier », mangeant sous son ombrelle couleur cerise une salade d’escarole en lisant les Prolégomènes à toute métaphysique future.

Savoir se passer de l’intelligence, lorsque celle-ci est entachée de connaissances fardées, voilà le vrai progrès et la vérité. Peut-être faut-il être très compliqué pour redevenir simple et avoir souffert ces épreuves d’étouffante culture artificielle, pour aspirer à nouveau à « l’être authentique », au « vieil homme dont parle l’Ecriture. » Ainsi l’éducation de l’intelligence consiste à gratter le vernis d’une fausse civilisation, pour mettre à nu l’homme fruste, le moi premier, fondamental, libre encore de surcharges. Et nous voyons comment cette méthode se rattache à la thèse sensualiste de Gide. L’intelligence empêche de sentir, d’agir, d’être simple. Elle doit être condamnée dans la mesure où elle est un obstacle à la joie, une barrière à la manifestation du divin à travers tout.

 

Dans un tel système, la volonté est très développée, puisque l’énergie, l’action, l’effort nous apparaissent comme les vrais mobiles de la joie. La puissance de caractère et la belle possession de soi permettent de guider ses plaisirs et de rejeter ce qui amoindrit une âme. Nous savons que le devoir nous commande de rechercher « le meilleur », mais ce meilleur n’est pas toujours le devoir le plus aisé. Il en est des plaisirs parfaits comme du paradis. Ils souffrent violence et seuls les cœurs bien trempés les conquièrent. On reconnaît la fierté d’un tempérament à sa résistance, pense Gide. C’est pourquoi, dans le Voyage d’Urien, nous voyons les douze compagnons résister aux délices offerts par une reine séductrice. Ils se plaisent à exalter leurs désirs et à ne pas les satisfaire, afin de se grandir dans leur propre conscience. Michel résiste aux sollicitations d’une vie conventionnelle. Toute son énergie se tend, s’emploie à se créer de nouvelles raisons d’être, à renverser, comme dit Nietzsche, l’ordre des valeurs. Alissa lutte jusqu’au désespoir. Elle n’accepte rien qui ne soit un déchirement, une conquête de sa volonté.

Résister, remonter le courant banal des choses apprises, donner à chacun de ses sens son plus intense développement, telle est la raison d’être de l’homme supérieur. Et l’on voit assez clairement, à présent, alors même que l’action vers laquelle on s’élance vous échappe, à quel point Gide se sépare de Schopenhauer et de tous les pessimistes. Son œuvre entière déchaîne de l’enthousiasme, est conçue selon la plus intense joie, a pour fin d’évoquer la vie totale.

Que dis-tu de la nuit ? Que dis-tu de la nuit sentinelle ? — Je vois une génération qui monte, et je vois une génération qui descend. Je vois une énorme génération qui monte, qui monte tout armée, tout armée de joie vers la vie.

Une telle doctrine de vie suppose des caractères bien trempés et cette plénitude que donne la santé. « La tristesse, dit avec raison Alissa, est un état de péché que je ne connaissais plus, que je hais, dont je veux décompliquer mon âme. » Ah ! la santé, comme elle déborde de cette œuvre ! comme elle se veut, à travers des livres comme les Nourritures ou l’Immoraliste, énorme, tumultueuse, invincible ! Il y a des souffles d’épopée barbare à travers ces pages où tout le soleil, tout le murmure des plages, toute la fraîcheur des nuits d’Alger, tout le mystère des forêts babillardes trouvent leur expression.

V

Dans un numéro de la Nouvelle Revue française où Gide continue sa série des Lettres à Angèle sous ce titre Journal sans date je lis : « Je ne sens rien de vrai-que seul. Et c’est peut-être aussi pourquoi j’ai si grand peur de l’éloquence. Je n’écoute un auteur que lorsqu’il pourrait me dire : “J’ai versé telle larme pour toi.” » Et moi-même lorsque j’écris, je ne m’adresse jamais qu’à quelqu’un à moins que, comme je fais ce soir, à personne. »

Sous ce vêtement ironique se cache un de nos plus fougueux individualistes, et l’on s’en doute assez par ce qui précède. Gide est lui-même l’homme de sa culture et de ses réflexions. Aucune doctrine n’est utile si l’on ne l’a d’abord expérimentée sur soi et chaque être doit à son tour ausculter la vie, se façonner la tête et le cœur. C’est pourquoi aucun maître n’est susceptible de nous enseigner le bonheur. On est chacun l’artisan de sa joie ; les conseils d’autrui ne sauraient nous solliciter lorsque notre conscience demeure muette et ne trouve pas elle-même et seule son plus grand bien.

L’individualisme de Gide tient dans ces deux préceptes : ne te souviens pas ; n’imite pas. Le souvenir est une faute pour qui prétend vivre lyriquement et dans un perpétuel enthousiasme, car la mémoire empêche d’arriver l’avenir et fait empiéter le passé. Ainsi s’exprime Ménalque dans l’Immoraliste.

C’est du parfait oubli d’hier que je crée la nouvelleté de chaque heure. Jamais, d’avoir été heureux, ne suffit… Je n’aime pas regarder en arrière, et j’abandonne au loin mon passé comme l’oiseau, pour s’envoler, quitte son ombre. Ah ! Michel, toute joie nous attend toujours, mais veut toujours trouver la couche vide, être la seule, et qu’on arrive à elle comme un veuf. — Ah ! Michel ! toute joie est pareille à cette manne du désert qui se corrompt d’un jour à l’autre ; elle est pareille à l’eau de la source Amélès qui, raconte Platon, ne se pouvait garder dans aucun vase… Que chaque instant emporte tout ce qu’il avait apporté.

On retrouve ici cette haine de la satiété, ce goût pour de perpétuels départs, cette chasse sans arrêt au bonheur jamais le même. Voilà pourquoi le souvenir qui pourrait figer le désir, risquer d’assouvir notre faim et notre soif, nous rassasier et partant nous priver de joies neuves, est condamné.

Anathème contre celui qui regarde en arrière, et anathème contre le servile imitateur dont les actes seraient clichés sur autrui. Imiter c’est répudier son état d’âme original pour emprunter la sensibilité d’autrui. Si captivante, si charmeuse que soit la leçon d’un maître, cette leçon ne vaut que pour ce maître. Une seule leçon est profitable, celle qui dit : soyez vous-même. Et pour donner plus de poids à sa méthode d’exaltation Ménalque ou Gide s’écrie :

… Quand tu m’auras lu, jette ce livre — et sors. Je voudrais qu’il t’eût donné le désir de sortir — sortir de n’importe où, de la chambre, de ta pensée, de ta ville, de ta famille. N’emporte pas mon livre avec toi.

Ainsi débutent les Nourritures terrestres et citer la conclusion de ce parfait manuel d’individualisme vaudra mieux que tout commentaire :

… Quitte-moi ; maintenant tu m’importunes ; tu me retiens ; l’amour que je me suis surfait pour toi m’occupe trop. Je suis las de feindre d’éduquer quelqu’un d’autre. Quand ai-je dit que je te voulais pareil à moi ? — C’est parce que tu diffères de moi que je t’aime ; je n’aime en toi que ce qui diffère de moi. Eduquer ! — Qui donc éduquerais-je que moi-même ? Nathanaël, te le dirais-je ? je me suis interminablement éduqué. Je continue. Je ne m’estime jamais que dans ce que je pourrais faire.

Nathanaël, jette mon livre ; ne t’y satisfait point. Ne crois pas que ta vérité puisse être trouvée par quelque autre ; plus que de tout, aie honte de cela… Jette mon livre ; dis-toi bien que ce n’est là qu’une des mille postures possibles en face de la vie, cherche la tienne.

Durs et secs conseils, semble-t-il, et pourtant avec quelle éloquence déchirante, de quel brûlant amour ils nous pénètrent ! Car Gide prétend nous donner mieux qu’un système clos : une méthode, la chose intéressante de chaque philosophie, surtout lorsque cette méthode a pour fin de nous débarrasser de tous les systèmes, qui sont autant de refuges pour l’esprit étroit. Il veut chaque homme tellement heureux qu’un bonheur tout fait, un « patron » de bonheur, nous soit odieux. C’est un bonheur à notre mesure qu’il nous faut, et que chacun le taille selon ses rêves, les uns ajustés, les autres amples.

Ces conseils, ne les dédaignons pas. Plus que jamais nous en avons besoin. De bas politiciens, d’odieux philanthropes voudraient nous plonger dans la plus abjecte médiocrité. Gide a compris le danger. Sans doute il admire en la foule « le trouble réservoir des énergies futures », mais il entend bien que l’artiste se distingue de cette foule, et qu’il ne se courbe pas devant elle. Ne parlez pas de sublime contagion. « Les maladies seules sont contagieuses, et rien d’exquis ne se propage par contact… Sympathiser avec la foule, c/est déchoir. »

Nous comprenons par là à quel point les artistes contemporains détestent le théâtre. Alors que l’œuvre d’art ne s’adresse qu’à des gens de goût, c’est-à-dire qu’à une élite, une pièce est « faite pour être jouée », pour être livrée en pâture à la foule qui, suivant l’observation de tous les sociologues, rabaisse toujours l’intelligence de chacune des unités qui la composent. Comme l’écrit Gide, « quand je suis dans la foule, j’en fais partie, et c’est parce que je sais ce que j’y deviens que je hais la foule ».

Allons-nous donc exalter l’individualisme et fabriquer des usines de surhommes ? À Dieu ne plaise, répondra Gide. L’individualisme a ses dangers, dont le plus grave est de nous offrir des orgueilleux chétifs et des« fils de roi » manqués. Craignons les ratés de l’individualisme autant que tous les autres ratés. Max Stirner en voulant faire de chaque individu l’unique et en prétendant nous élever tous au rang du surhomme a manqué son but, à moins que l’égoïsme bien entendu soit le summum de la civilisation.

Pourquoi formuler l’individualisme, lisons-nous dans les Lettres à Angèle ? « Il n’y a pas d’individualisme qui tienne : les grands individus n’ont nul besoin des théories qui les protègent : ils sont vainqueurs. » un grand nombre d’hommes naissent médiocres, sots, canailles. Gobineau dans un roman admirable, les Pléiades, pense que le nombre des hommes qui méritent de vivre en Europe est de trois mille, encore ce chiffre lui semble-t-il, avec raison, très exagéré. Gide a bien compris « qu’une théorie qui chercherait à produire le plus grand nombre possible d’individus diminuerait chacun pour tous, et tendrait à se rapprocher du socialisme ». « Tous individus : plus d’individus, s’écrie-t-il. Ah ! pour l’amour de moi ! pas d’individualisme !!! »

Ne favorisons en rien de malheureuses éclosions. Si l’un de nous a été créé pour devenir surhomme, rien ne saura l’empêcher de triompher, ni les luttes à soutenir, ni les embûches de la vie, ni notre épouvante. Il sortira vainqueur. Ne plaignons pas non plus le grand homme. « S’il est authentique, il saura toujours bien s’en tirer. » Pour obtenir quelques sujets d’élite il faut « forcer à la médiocrité beaucoup d’autres et tâcher d’y contraindre même celui-là ». Et Gide conclut ainsi : « Par pitié pas d’individualisme ! par pitié pour les individus. N’encouragez jamais les grands hommes ; et pour les autres : découragez ! découragez !… »

VI

Cette doctrine se trouve être aux antipodes de celle d’un Barrès, et il y aurait grand profit à tenter un parallèle entre ces deux esprits supérieurs si dissemblables, qui représentent chacun une superbe attitude intellectuelle. Ils eurent, du reste, entre eux une polémique demeurée dans nos mémoires. L’un voyait dans le « déracinement » la raison d’être du progrès et de la force ; l’autre vantait « l’enracinement » comme une nécessité sociale et trouvait dans la fameuse formule « ma terre et mes morts » le symbole de toute vie harmonieuse.

Les comparaisons vinrent à la rescousse des deux loyaux combattants. Barrès alléguait l’arbre de Taine, Gide s’entourait des livres de botanique, nous parlait de repiquage et prouvait qu’un arbre n’acquiert toute sa beauté qu’après être sorti d’une pépinière et avoir été transplanté trois ou quatre fois. Pour Barrès il faut se souvenir, adhérer à une tradition ; pour Gide il importe de vivre dans l’inquiétude, de désirer-sans fin, de ne pas retourner la tête. « J’aime, écrit celui-ci, tout ce qui met l’homme en demeure, ou de périr, ou d’être grand. » Le déracinement contraint Racadot à l’originalité. « Par contre, plus l’être est faible, plus il répugne à l’étrange, au changement ; car la plus légère idée nouvelle, la plus petite modification de régime nécessite de lui une vertu, un effort d’adaptation qu’il ne va peut-être pas pouvoir fournir. Mais qu’est-ce à dire ? sinon qu’il est trop faible ; allons ! tant pis ! qu’il s’enracine et que ce soit toujours tant mieux pour lui. »

— Comment, objectait Barrès, comment vivre sans épine dorsale ou se traîner perpétuellement sur des sables mouvants ? Il nous faut toucher du solide, nous asseoir « au point exact que réclament nos yeux tels que nous les firent les siècles, au point d’où toutes choses se disposent à la mesure d’an Français ». Aussi bien c’est une erreur de penser être libres, nous sommes conditionnés par une longue hérédité. Nos ancêtres nous apprirent certains gestes en harmonie avec l’ensemble de nos réalités. Vouloir se passer de la tradition c’est risquer de s’égarer en de vaines solitudes. « La raison humaine est enchaînée de telle sorte que nous repassons tous dans les pas de nos prédécesseurs. » Et tant mieux, car on refait plus facilement l’acte déjà accompli avant nous. La tradition nous apporte des trésors où il n’y a qu’à puiser, alors qu’il peut être très dangereux de s’embarquer dans des steppes inconnus pour en découvrir de nouveaux. Grâce à nos ancêtres nous naissons déjà pourvus d’habitudes très fines, qui simplifient notre tâche.

Telle est la position de cet intéressant parallèle qu’il serait aisé de développer dans la manière classique, comme un aimable discours latin. Il suffit ici de l’avoir indiqué et de savoir qu’on peut renvoyer des à des les deux grands adversaires. Peut-être même les réconcilierions-nous en leur accordant à chacun un point, par exemple en déclarant qu’il n’y a aucun danger à tirer à gauche et à droite, le plus loin possible, et à faire de nombreuses incursions dans l’individualisme pourvu qu’on ne perde jamais le fil d’Ariane de la tradition. Ajoutons le plus d’anneaux possible à notre chaîne séculaire, sans la briser.

Mais l’intérêt de la question n’est pas là pour nous en ce moment. Gide et Barrès ont également raison si on les juge chacun comme ils désirent être jugés, l’un du point de vue individualiste, l’autre du point de vue social. Sans doute l’attitude de Gide est la plus dangereuse, mais il raisonne en artiste, non en sociologue, ne l’oublions pas.

Or dans cette étude comme dans les précédentes on ne s’occupe pas des résultats, mais des moyens proposés, non des solutions mais des manières de sentir. La méthode de Barrès et celle de Gide nous donnent l’une et l’autre de puissantes suggestions lyriques ; voilà l’essentiel. Ne choisissons donc pas, aimons-les. Des deux attitudes contraires dont l’une consiste à accepter avec joie ses limites, et à trouver de l’exaltation dans ce sage renoncement, et dont l’autre prétend vouloir les franchir au nom de la même exaltation, se dégage un bel enthousiasme. Cela suffit.

VII

Chaque auteur, qu’il le veuille ou non, commet une fois dans son existence une page où toute sa vie, toute sa mentalité se résume. Sans doute chacun de ses ouvrages résume à sa manière sa philosophie et ses transports, mais ils ne sont le plus souvent que le développement particulier d’un état d’âme. Il faut avoir pénétré toutes les phases de sa pensée pour découvrir cette page cyclique où un tempérament se découvre soudain complet, total.

Il semblait qu’on ne pourrait jamais trouver, cette page type dans l’œuvre de Gide, dont l’extrême complexité est en dehors de toute formule et dont on doit dire, que tout l’art consiste précisément à briser les barrières des définitions. Ne l’acculerons-nous pas en un coin d’où il ne puisse s’échapper, où nous pourrons prendre enfin sa mesure ?

Eh bien il existe de lui une œuvre où sa complexité s’est admirablement résumée ; drame à cinq personnages qui indiquent tour à tour une attitude possible, et en chacun desquels Gide a fait tenir son expérience de la vie et ses désirs. Je veux parler de l’Enfant prodigue, délicieux et profond commentaire de la parabole de l’Évangile. D’autres livres de Gide sont plus longs, plus complexes, aucun n’atteint cette condensation lumineuse, ce riche raccourci d’une pensée à la limite de son développement.

On sait le parti que Gide a tiré de cet apologue. Voici d’abord l’Enfant prodigue en haillons, repentant, heurtant le seuil de la maison paternelle, découragé. Le vieux père lui ouvre ses bras défaillants. Il le gronde d’abord puis s’attendrit. Ce premier dialogue est d’une beauté hautaine qui émeut profondément.

— Pourquoi m’as-tu quitté, crie le père, n’étais-tu pas bien ici ?

Et le fils reprend :

— Parce que la Maison m’enfermait. La Maison, ce n’est pas vous, mon Père.

— Fallait-il la misère pour te pousser à revenir à moi ?

— Je ne sais ; je ne sais. C’est dans l’aridité du désert que j’ai le mieux aimé ma soif… Au prix de tous mes biens, j’avais acheté la ferveur.

L’Enfant prodigue avoue que c’est la faim, la lâcheté et la maladie qui l’ont fait revenir. Si le veau gras lui a paru bon, le goût sauvage des glands doux demeure malgré tout dans sa bouche. « Rien n’en saurait couvrir la saveur. »

Le père lui parle à présent plus doucement. Ses premières paroles de colère lui étaient dictées par son fils aîné qui fait ici la loi et qui représente l’ordre strict, la vertu orgueilleuse, la discipline implacable.

Il vient justement ce frère aîné gourmander son cadet. Il trouve que la leçon du père fut trop vague. Il accuse l’Enfant prodigue d’avoir écouté son instinct. Tout ce qui se distingue de l’ordre, dit-il, est fruit ou semence d’orgueil. La règle de la tradition il l’imposera à son frère si ce dernier ne se soumet pas.

— Songe à ce qui serait advenu si j’avais comme toi délaissé la Maison du Père.

Et l’Enfant prodigue de répondre :

— Je sentais trop que la Maison n’est pas tout l’univers. Moi-même je ne suis pas tout entier dans celui que vous voulez que je sois. J’imaginais malgré moi d’autres cultures, d’autres terres, et des routes pour y courir, des routes non tracées ; j’imaginais en moi l’être neuf que je sentais s’y élancer. Je m’évadai…

Langage ailé que ne comprend guère le dépositaire du devoir abstrait, étroit et triste. Comment entendrait-il le cœur vagabond celui qui ne fut jamais tenté et qui n’a pas senti en soi le désir « de réaliser sa dissemblance ». Tout en le faisant parler d’une façon très sage et raisonnable, Gide nous rend hostile ce frère aîné, symbole de la médiocrité, image des êtres qui ne sont jamais « partis », qui n’ont su, aux dépends de quelques sacrifices, « se surmonter », se créer une riche et multiple personnalité.

La mère douce et les mains pleines de pardon accueille son fils avec transport. Elle n’a jamais désespéré. Elle priait et savait bien que son chéri reviendrait. Elle le câline et pourtant s’émeut, car son plus jeune fils montre déjà les goûts du prodigue. Il rêve, se tient sur le plus haut point du jardin, d’où l’on peut voir le pays, écoute les histoires du porcher. La mère laisse échapper ce cri : « Un jour il partira. » Que du moins l’Enfant prodigue le raisonne, lui apprenne quelle triste expérience l’attend. De lui il écoutera la leçon.

Je lui parlerai, répond le voyageur errant, et nous le trouvons le lendemain soir dans la chambre du frère puîné. Ce dernier le reçoit durement d’abord, car on a interrompu son rêve et puis il craint qu’on ne lui parle du frère aîné qu’il hait. Peu à peu il s’abandonne, raconte ses désirs, ses transports, sa soif d’inconnu.

— Je t’ai vu t’avancer couvert de gloire.

— Hélas ! j’étais couvert alors de haillons.

Peu importe ; comme il envie l’Enfant prodigue, comme il souhaite ses folles aventures ! Il lui crie :

— Mon frère ! je suis celui que tu étais en partant.

— Je voudrais t’épargner le retour : mais en t’épargnant le départ.

— Non, non, ne me dis pas cela : non ce n’est pas cela que tu veux dire. Toi aussi, n’est-ce pas, c’est comme un conquérant que lu partis.

Le dialogue se poursuit poignant, sublime. « Ce que tu n’as pu faire je le tenterai », dit le frère puîné, « toi tu as failli, et moi, je partirai, je vais partir ». Ému l’Enfant prodigue sent tous ses rêves de conquête et de liberté lui revenir avec le goût du désert et la soif des espaces. Non, non il ne retiendra pas son jeune disciple. Il l’embrasse et élève la lampe pour qu’il se sauve plus vite « Allons ! embrasse-moi, mon jeune frère ; tu emportes tous mes espoirs. Sois fort : oublie-nous ; oublie-moi. Puisses-tu ne pas revenir… »

Troublant exemple mais qui enferme en son émotion déchirante l’art subtil, sobre de Gide, sans amplification et nulle emphase, donnant le maximum d’intensité avec le minimum de moyens, — et sa doctrine lyrique et individualiste. Étrange Enfant prodigue qui revient résigné, mais qui regrette déjà les âpres grenades sauvages et qui s’accuse, malgré les leçons du frère aîné, d’avoir failli. Plus inquiétant encore ce petit cœur du frère puîné aux battements fous, ivre de vie, insatiable, qui veut rompre avec toutes ses attaches pour se créer une personnalité neuve, complète, pour adorer éperdument toute chose. Ah ! comme nous nous doutons que c’est à ce dernier que vont tous les vœux de Gide, malgré le désenchantement probable au terme du voyage manqué !

Bergson définit l’âme « l’agitation inquiète de la vie ». Tout le lyrisme de Gide est contenu dans cette admirable formule. C’est en ce sens qu’il faut entendre son cri « assumer le plus possible d’humanité », car comment réaliserait-on son moi complet si l’on ne goûtait pas « les multiples attitudes de la vie » ?

Gide pourrait reprendre pour son compte la parole d’Axel : « Je n’instruis pas, j’éveille. » Il suffit qu’il ait éveillé en quelques âmes lyriques contemporaines l’immense désir d’être, d’être intensément, totalement, pour avoir mérité d’être classé parmi les maîtres les plus puissants de l’heure. Sans doute ne donne-t-il son secret qu’à la longue et semblable à « ces sécrétions résineuses qui ne consentent à livrer leur parfum qu’échauffées par la main qui les tient », mais une fois qu’on a pénétré son enseignement ému et si palpitant, est-il impossible de se défendre de l’aimer, sinon de l’approuver.

Lyncéus ! Descend de ta tour, à présent. Le jour naît. Descend dans ta plaine. Regarde de plus près chaque chose. Lyncéus, viens ! approche-toi. Voici le jour et nous y croyons.

Le romantisme allemand et le symbolisme français

Un article de M. Jean Thorel.

I. — Le romantisme allemand et le romantisme français, leurs différences.

L’un puise son esthétique dans une théorie métaphysique, l’idéalisme. Fichte et ses disciples, Novalis. L’autre n’a guère d’autre principe que la liberté dans l’art et l’exaltation de l’imagination. — Ignorance de Hugo et des romantiques français en ce qui concerne la littérature allemande.

II. — Le romantisme allemand et le symbolisme français, leurs ressemblances.

Même réaction contre le naturalisme ; même fondement esthétique : l’idéalisme et l’intuition ; même désir d’exprimer l’ineffable ; mêmes recherches rythmiques et réformes prosodiques ; même amour du folklore et de la chanson populaire ; même propension à l’ironie et à la religiosité.

En parcourant la collection des Entretiens politiques et littéraires, une des plus intéressantes revues de la génération symboliste, mon attention fût attirée par une étude signée Jean Thorel. Cet article, paru en septembre 1891, s’intitule : les Romantiques allemands et les Symbolistes français. C’était le temps où les critiques officiels affichaient un beau dédain pour les manifestations poétiques contemporaines. Brunetière seul venait de résumer avec clairvoyance et impartialité les principes esthétiques de la jeune école, dans un remarquable article de la Revue des Deux Mondes qui forma depuis l’avant-dernier chapitre du tome II de l’Évolution lyrique.

S’en tenant aux conclusions de l’éminent critique, M. Jean Thorel se propose de montrer « la ressemblance frappante que présente le mouvement littéraire qui eut un retentissement considérable en Allemagne à la fin du siècle dernier et au commencement de celui-ci ». L’auteur compare l’esthétique du romantisme allemand aux principes d’art enclos dans les œuvres de nos modernes lyriques, et dégage les points communs entre ces deux attitudes littéraires. Il est étrange que cette étude qui, étant donné la période troublée où elle parut, atteste une lucidité de jugement peu commune et une sage modération, — n’ait pas été plus souvent citée et commentée. Nul autre que Jean Thorel, en effet, n’a tenté un rapprochement qui me semble s’imposer. Je voudrais, puisque l’occasion se présente, marquer à mon tour l’étroit rapport qui unit dans la même conception lyrique les poètes de la génération de Novalis et nos symbolistes français.

I

Les symbolistes diffèrent de Hugo et de ses disciples précisément dans la mesure où ils se rapprochent des contemporains de Novalis. C’est avouer qu’entre le romantisme français et le romantisme allemand il n’existe guère que des oppositions et la plupart fondamentales. Aujourd’hui que l’histoire des littératures comparées a fait de grands progrès, on commence à s’en rendre compte.

Les romantiques français n’ont connu ni les romantiques allemands ni le romantisme allemand ; je veux dire ni les hommes d’outre-Rhin ni leurs doctrines.

De fait, pour la génération de 1830, quels sont les romantiques allemands ? Goethe et Schiller. Or, ni l’auteur de Werther ni celui des Brigands ne font partie de la période qu’on nomme communément le romantisme allemand. Ils appartiennent tous deux à cette époque de transition connue sous le nom de Sturm und Drang, qui réagit contre le rationalisme, l’Aufklærung, et qui prépare le vrai romantisme. Aussi bien Goethe et Schiller sont des classiques et la génération allemande de 1795, après les avoir pris pour modèles, les abandonne.

Cette génération de 1795 se compose principalement de Novalis, de Tieck, des Schlegel. Ce brillant triumvirat se met d’abord à la remorque de Goethe. Le Wilhelm Meister de celui-ci eut une profonde influence sur l’auteur d’Henri d’Ofterdingen 107. Influence d’ailleurs brève. Les jeunes romantiques ne tardent pas à se sentir mal à Taise avec la grandeur un peu froide de Gœthe l’Olympien. Novalis finit par traiter Wilhelm Meister de « Candide dirigé contre la poésie ». La plupart des œuvres de Goethe apparaissent aux romantiques allemands douées des qualités « qui caractérisent les marchandises des Anglais, très simples, élégantes, commodes et durables ». Si Wilhelm Meister est qualifié « d’évangile d’économie politique », les poésies de Schiller sont, à leur tour, appelées « de jolies superfluités ».

C’est que l’idéal d’art des jeunes romantiques d’outre-Rhin est fort élevé. Tout en reconnaissant à Goethe et à Schiller des qualités poétiques éminentes, ces réformateurs intransigeants aspirent à un lyrisme plus évocateur, plus subjectif, plus inspiré et, pour tout dire, plus intuitif. Entre la réalité et la poésie, pour Novalis, en qui s’incarne tout le romantisme, il n’est pas de différence. Plus une chose est poétique, déclare-t-il, plus elle est vraie. La poésie est le réel absolu. « Die poesie ist das æcht absolut Reelle. Dies ist der Kern meiner Philosophie. Je poetische, je wahrer. » Cette conception de la poésie repose elle-même sur une doctrine métaphysique et une critique de la connaissance.

Ce qui caractérise en effet le romantisme allemand, c’est l’influence exercée par la philosophie sur les lettres. En 1794, Fichte professe et publie sa Théorie de la science. Cet ouvrage est une date dans l’histoire du romantisme. Les jeunes poètes jusque-là oscillent entre Goethe et Schiller. Mal satisfaits du lyrisme un peu didactique et purement intellectuel de l’un et de l’autre, ils trouvent dans la Wissenschaftslehre la synthèse de leurs aspirations inconscientes. Fichte fut le Bergson de sa génération.

Par son idéalisme absolu et suggestif, la Wissenschaflslere libère le moi de toutes les contraintes, de toutes les entraves contingentes. La nature, les choses, c’est l’esprit qui s’objective en prenant conscience de lui-même, mais la « chose en soi » niée par Kant, c’est le moi subjectif, créateur de tout, souverain maître. Par ainsi le moi, la personne acquièrent une puissance illimitée. « Ce qui est primitif, irréductible, absolu, c’est le Moi, déclare M. Spenlé108, qui paraphrase Fichte ; le monde sensible n’existe qu’autant qu’il s’oppose à ce moi et le limite. »

Cette métaphysique qui biffe résolument la réalité extérieure et qui donne au moi créateur une autonomie absolue fut accueillie avec enthousiasme. « Qu’on suive, déclare M. Rouge109, l’évolution de Frédéric Schlegel le critique, de Baader le physicien, de Novalis le poète, ou de Schleiermacher le théologien, on les voit tous tourmentés d’une même soif de connaissance totale, absolue, définitive. » La formule de la nouvelle esthétique était trouvée. Il s’agissait, pour la jeune génération, avide de poésie, de mettre à la place des vieux concepts rationalistes un idéalisme intérieur, un moi profond qui porte en lui sa foi, sorte de démiurge capable de tout éclairer de sa lumière propre.   

La doctrine de Fichte mettait aussi en déroute le vieil intellectualisme abstrait et proposait une nouvelle théorie de la connaissance, très féconde en aperçus lyriques de toute nature. Fichte, avec Jacobi, distingue entre l’entendement (Verstand), faculté improductrice, inerte de l’esprit, déclare l’auteur de la Doctrine de la Science, réceptacle de tout ce qui est et sera déterminé par la raison, — et la raison (Vernunft), « sorte de faculté métaphysique, suprasensible et supra-intellectuelle », qui se rapproche fort de ce que M. Bergson nomme intuition.

À leur tour, Novalis et les romantiques allemands marquent quelle différence de nature et non plus de degré sépare l’entendement discursif ou faculté d’assembler des rapports et l’activité créatrice de l’esprit. « Kant n’est plus à la hauteur », écrit l’auteur des Hymnes à la Nuit, et il ajoute : « Il ne serait pas impossible que Fichte fût l’inventeur d’une manière toute nouvelle de penser qui n’a pas encore de nom dans la langue courante. Peut-être l’inventeur lui-même n’est-il pas sur son propre instrument l’exécutant le plus habile et le plus ingénieux, encore que je n’affirme pas la chose. Mais il est vraisemblable qu’il se rencontrera des hommes qui sauront mieux “fichtiser” que Fichte » (die weit besser fichtisiren werden, als Fichte).

En parlant ainsi Novalis songeait à lui-même et à ses amis qui cherchaient l’essence de la poésie dans l’exaltation du moi et l’intuitionnisme ou idéalisme intégral. Bientôt, en effet, la philosophie protestante de Fichte, son retour à un rationalisme abstrait ne satisfont, plus les jeunes romantiques. On se tourne alors vers Jacobi et Schelling, dont la doctrine prête davantage aux applications lyriques. Les poètes de 1795 ne se contentent pas de tourner en ridicule ce que Novalis nomme « l’intellect pétrifiant » ; ils remplacent le mot Vernunft par celui de Gemüth. Au centre du moi ils installent le cœur, avec tout ce que ce mot comporte de sens intuitif et émotionnel. Parti de la philosophie de Fichte, Novalis en vient à diviniser le moi esthétique, à en faire la substance de toute réalité. « Son génie poétique exige que le fond de la Nature soit Génie et Poésie », déclare M. Delacroix110. Entendue de la sorte, la poésie, émanation du moi subjectif et sentiment pur, doit nous mener plus près de l’âme des choses que ne le fait l’intelligence constructive.

Cet idéalisme transcendant, de caractère émotionnel et diffus, ce subjectivisme poétique, cet intuitionnisme lyrique est la base de l’esthétique romantique d’outre-Rhin. Et l’on voit à présent quel abîme sépare nos poètes de 1830 des artistes de 1795.

Outre que le romantisme français n’a pas connu les hommes et les œuvres d’outre-Rhin, il a totalement ignoré les doctrines du romantisme allemand. Sans doute l’école de 1830 exalte aussi l’individualisme et le sentiment poétique, mais il manquera toujours à l’esthétique de Hugo ce fondement métaphysique qui constitue l’originalité du romantisme allemand. Lorsque Novalis parle du sentiment, il entend une lumière supérieure à la clarté de la raison, capable d’éclairer les profondeurs de notre moi absolu et de faire rayonner en notre esprit les plus hauts sommets de l’Être. Il s’agit là d’une faculté nouvelle, source de connaissance immédiate, dont le fondement est métaphysique et qui a pour but de révéler l’inconnaissable. Cette théorie fait le fond de la philosophie de Jacobi.

Au contraire, lorsque Hugo parle du sentiment, il entend ce mot dans un sens beaucoup plus simple et purement affectif. Les deux romantismes combattent l’un et l’autre au nom de la nature, mais pour les Allemands la nature c’est l’intuition et l’âme ; pour Hugo il ne s’agit que d’une réaction contre l’idéal classique et de faire entrer dans l’art le concept de liberté. Les romantiques français n’ont jamais cherché à étayer leur esthétique sur un système spéculatif ou sur une théorie de la connaissance. Ils traduisent le mot sentiment par celui d’imagination et ne s’efforcent pas d’identifier dans la même substance l’idéal et le réel. Le sentiment n’est pour eux que l’expression de la fantaisie individuelle, le pouvoir de suivre librement les caprices de l’esprit et d’en marquer les arabesques.

La répugnance bien connue des Français pour toute spéculation métaphysique un peu poussée interdisait à nos poètes de 1830 la compréhension de l’esthétique allemande. À ce propos, le livre de Mme de Staël apparaît une exception dans l’histoire littéraire du début du xixe  siècle. Encore que De l’Allemagne soit un livre de vulgarisation et qu’on puisse le comparer aux interviews d’un Jules Huret, par exemple, cet ouvrage, beaucoup trop fort, bien trop riche d’idées spéculatives, ne pouvait être assimilé d’un trait par les cerveaux primesautiers de nos poètes. Le livre impressionna par les détails, bien plus que par le fond même des théories exposées. Nos romantiques français ne virent dans le mouvement littéraire allemand que l’exaltation du gothique et qu’un retour enthousiaste aux légendes du moyen âge. Toute la partie essentielle, c’est-à-dire la philosophie transcendante du moi, la méthode intuitive et l’idéalisme lyrique leur échappa.

Par romantisme allemand le cénacle de Hugo entend Gœthe et Schiller qui ne sont plus romantiques, encore les connaît-on fort mal. On a des notions, il est vrai, de leur théâtre, et c’est bien sur notre théâtre que l’influence allemande se fait sentir. Nous sommes, à ce point de vue, créanciers d’un Schiller, vulgarisé à cette époque par Camille Jordan. Mais que dire de Faust que Benjamin Constant appelle une « dérision » et que Mme de Staël nomme « un rêve » ? Quant à la poésie allemande, elle est entièrement ignorée.

Ainsi donc, entre 1820 et 1830, comme le remarque M. Texte111, la littérature allemande est moins pour la France un objet d’imitation qu’un instrument d’émancipation. On n’entend rien à l’esprit germain, mais on sent obscurément que cette littérature étrangère apporte des sentiments nouveaux ; aussi l’aime-t-on plus qu’on ne la comprend.

Ce n’est qu’après 1830 que nous acquérons quelques notions de littérature comparée et qu’on lit la poésie lyrique allemande, grâce à Henri Heine. Or, ce dernier avait plus de goût pour les Français que pour ses compatriotes, aussi les a-t-il franchement calomniés, et n’a-t-il offert à nos poètes qu’une caricature grossière du premier romantisme.

Un seul Allemand a agi sur le cénacle de Victor Hugo : Hoffmann, qui ne fait d’ailleurs pas partie de la génération de Novalis. Cet homme étrange, dont la vie s’était écoulée entre l’alcool et le rêve, semblait le digne fils de cette Allemagne qu’un critique a appelé la patrie des hallucinations. « Mieux que tout autre, écrit M. Texte, son inquiet génie répondait à l’idée que se faisaient les Nerval, les Musset, de l’inspiration poétique. Personne n’avait mieux réalisé l’idéal du poète purement sensitif, de celui qui passe sa vie dans une perpétuelle oscillation de l’ironie au mysticisme, du sarcasme au baquet de Mesmer112. » Ces qualités ne pouvaient manquer d’enchanter nos poètes, alors épris de fantastique ; aussi peu de livres ont eu chez nous, à cette époque, la vogue des Contes d’Hoffmann.

Somme toute, le romantisme français ne doit presque rien au véritable romantisme allemand. Il lui a emprunté son goût pour l’étrange, son amour du gothique et de la légende, mais là s’arrêtent ses emprunts. Les poètes de 1795 demeurèrent inconnus en France. Jamais les contemporains de Hugo ne se seraient entendus avec Novalis, disciple de Fichte et de Schelling, et n’auraient accepté cette idée de l’auteur des Hymnes à la Nuit : « La distinction de la philosophie et de la poésie n’est qu’apparente, et à leur commun préjudice. » Les deux esthétiques ne se compénètrent pas.

II

Notre génération poétique de 1885, sans avoir connu à fond le romantisme allemand, en a eu pourtant des notions exactes. C’est à cette époque seulement qu’il faut chercher l’influence exercée en France par Novalis et ses contemporains.

Les romantiques allemands, comme nos modernes symbolistes, luttent avec la même énergie contre un rationalisme étroit et un positivisme anti-poétique. Ait sortir de l’atmosphère étouffante du xviiie  siècle et du matérialisme de l’Aufklærung, les jeunes esprits sentaient le besoin de s’aérer, de respirer plus librement. L’intellectualisme avait réduit sous sa loi tous les élans de l’âme ; le cœur ne devait pas tarder à prendre sa revanche. De même, en Franco, le naturalisme d’un Zola et le positivisme parnassien semblent vouloir tout envahir et nous déshabituer du lyrisme pur. La réforme opérée par les symbolistes dans le domaine poétique fut d’abord une réaction très vive contre l’idéal, un peu bas, en vogue à la fin du xixe  siècle. Ceci est trop évident et connu pour qu’il soit nécessaire d’insister. Ajoutons toutefois que le parallélisme qu’on observe dans les tendances intellectuelles de la période romantique se retrouve aussi de nos jours. La réaction contre l’intellectualisme se produit en Allemagne non seulement dans la poésie, mais encore dans la philosophie avec Fichte, Schelling et Jacobi. Chez nous on observe cette même direction de l’esprit dans tous les ordres de l’activité cérébrale, dans les sciences abstraites, par exemple, avec un Poincaré, dans les sciences naturelles avec un Houssaye, dans la métaphysique et la psychologie avec un Boutroux et surtout un Bergson, le Fichte de notre génération, répétons-le.

Le fondement esthétique du symbolisme repose, comme celui du romantisme allemand, sur les assises de l’idéalisme transcendant. On se rappelle les principes mille fois exposés du lyrisme contemporain : la nature est un état d’âme ; nous sommes des réceptacles de sensations et d’images que nous projetons en dehors de nous par des intuitions immédiates ; les choses nous intéressent moins en elles-mêmes que selon les vibrations de notre conscience à leur occasion ; un paysage est notre moi qui chante de certaine façon, etc… Dans son article M. Jean Thorel a bien noté cette influence de l’idéalisme, entendu dans son sens allemand, et non plus comme une vague aspiration de l’au-delà, sur notre génération. « Ce que la Revue Wagnérienne et la Revue Indépendante, écrit-il, appelaient philosophie et littérature wagnériennes, ce n’était autre chose que l’idéalisme fichtéen. » La Revue Wagnérienne en effet, — dont il serait curieux de dépouiller la collection — eut sur les poètes symbolistes une grande autorité, grâce au talent si averti de M. Téodor de Wyzewa. De plus, les deux plus authentiques ancêtres du symbolisme, Villiers de l’Isle-Adam et Stéphane Mallarmé, ont toujours été de purs fichtéens. « M. Mallarmé, écrivait M. de Wyzewa, admet la réalité du monde, mais il l’admet comme une réalité de fiction. Pour lui, la nature, avec ses chatoyantes féeries et les sociétés humaines effarées, n’est qu’un rêve de l’âme, réel certes, mais tous les rêves ne sont-ils point réels, et notre âme est-elle autre chose qu’un atelier d’incessantes fictions, souverainement joyeuses lorsque nous avons conscience que c’est nous qui les créons ? » D’autre part, Claire Lenoir et Axel sont pleins de phrases fichtéennes telles que : « Dieu n’est que la projection de mon esprit, comme toutes choses ; je ne puis sortir de mon esprit… Tu possèdes l’être réel de toutes choses en ta pure volonté… Tu n’es que ce que tu penses… Tu crois apprendre, tu te retrouves ; l’univers n’est qu’un prétexte à ce développement de toute conscience. »« Pour qui sait, ajoute M. Jean Thorel, que toute l’œuvre de Villiers de l’Isle-Adam, comme celle de M. Stéphane Mallarmé sont en chaque instant pénétrées de ce sentiment que nous venons de leur voir, il sera facile de découvrir des traces continuelles de l’importance qu’eut leur autorité sur la plupart des symbolistes. » Rappelons aussi pour mémoire que la première traduction des œuvres de Novalis est due à Maeterlinck et que dans le Trésor des Humbles se trouve un brillant commentaire de l’idéalisme allemand.

Cet idéalisme dans les œuvres symbolistes n’est plus un simple élan sentimental, mais revêt bien le caractère d’une doctrine définie, qui repose, comme chez Fichte et ses disciples littéraires, sur une théorie de la connaissance. À côté de l’intelligence discursive, les poètes contemporains admettent, de façon plus ou moins consciente, une faculté lyrique ayant son activité propre et permettant d’avoir de l’univers une sorte de vision centrale et directe. Cette faculté, que les Allemands nomment Einfühlung et qui correspond à ce que Bergson appelle intuition, permet au poète de penser d’un coup tout son poème, de s’intérioriser dans l’objet de son chant, jusqu’à ce que l’expression de ce chant soit son âme même vécue dans le temps de sa conscience.

D’autre part l’objet de la poésie pour les romantiques allemands, comme pour les symbolistes, est d’exprimer l’inexprimable, tous les rapports secrets qui unissent les paysages à une vie d’homme, les correspondances intimes entre les objets divers qui nous entourent et notre moi, l’ambiance mystérieuse où baignent nos sentiments, l’harmonieux concert et les polyphonies multiples qui se jouent dans le silence de nous-mêmes. Novalis se proposait précisément dans ses Hymnes à la Nuit de chanter ce qui échappe à toute représentation. Les symbolistes, de même, ont voulu dire la réalité qui se dérobe derrière les phénomènes, les modulations que le sentiment de l’inconnaissable déchaîne en nous.

Rendre ainsi le moi à la « volupté vagabonde du rêve », c’était de part et d’autre donner d’abord comme objet à la poésie la poésie même, la poésie dépouillée de tout ce qui n’est pas elle, l’art oratoire, l’éloquence, etc… pour n’accueillir que des pensées et des sentiments purement lyriques et repousser une esthétique naturaliste — je ne dis pas naturiste — c’est-à-dire étroite, incomplète, trop plastique, trop formelle. C’était aussi parler un langage éminemment suggestif et évocateur. Les romantiques reprochaient à Goethe et à Schiller de couper les ailes au rêve, de l’enfermer dans des concepts rigides, de perdre en profondeur, comme l’écrit M. Jean Thorel, « tout ce qu’on gagne en délimitation », de revenir vers le fini, alors que le devoir du poète est de chercher l’infini. Le grief fondamental des symbolistes contre l’école parnassienne est qu’elle ne parvient que rarement « à rien suggérer au-delà de ce qu’elle dit, ce qui la met par conséquent dans l’impossibilité d’exprimer » le mystère des bois, la joie des matins clairs, le parfum particulier de tel sentiment, la vie latente de l’âme universelle.

D’où ici et là un désir légitime de combinaisons harmonieuses plus fines, plus discrètes, plus matérielles. M. Jean Thorel écrit avec beaucoup d’à-propos :

… L’école romantique allemande fut maintes fois appelée école musicale par les critiques d’outre-Rhin, qui ne manquèrent pas de relever, comme il nous serait facile à nous-mêmes de le faire pour les symbolistes, l’abondance d’œuvres dont le titre est emprunté aux termes en usage dans la musique. Et sans doute faut-il croire que ces préoccupations ont prêté un charme réel à l’œuvre des romantiques allemands puisque le critique Hettner, que ses préférences personnelles ont engagé à juger le groupe romantique avec un peu de sévérité s’est vu contraint, voulant être impartial, d’avouer que tout justement à cause de cette base musicale sur quoi elle se fonde, cette poésie vient faire vibrer nos cœurs d’une manière saisissante et si profonde, si gracieusement rieuse ou si émouvante, qu’on a peine à imaginer que puisse jamais parvenir à un résultat aussi intense une poésie plus plastique, fût-ce même celle des plus grands poètes. »

De la musique encore et toujours
Que ton vers soit la chose envolée…

s’écria Verlaine sûr d’être entendu de sa génération. Un lyrisme ainsi compris, une poésie d’états d’âme où s’unissent les rapports secrets du sensible et de l’intelligible, où l’on veut atteindre « l’essence dont les manifestations se jouent à la surface des choses », réclament des modes d’expression plus souples et variés, un langage moins objectif, des termes, si j’ose dire, plus immanents, des images entièrement recréées qui clichent sans la figer la sensation. D’où les réformes métriques tentées par les romantiques allemands et les symbolistes. M. Spenlé, dans son très érudit ouvrage sur Novalis, fait remarquer que le troisième en entier et le début du quatrième des Hymnes à la Nuit sont écrits en prose rythmée. De cette prose rythmée, ajoute le critique113, on voit se dégager peu à peu une forme lyrique différente : le vers libre. Et M. Spenlé nous cite une très intéressante lettre de Novalis adressée à Schlegel en janvier 1798. Novalis rêve d’un rythme plus malléable et d’une métrique plus subtile.

La poésie, dit-il, semble ici se relâcher de ses exigences, devenir plus docile et plus souple. Mais celui qui tentera l’expérience dans ce genre s’apercevra bien vite combien cela est difficile à réaliser sous cette forme. Cette poésie plus large (diese erweiterte Poesie) est précisément le problème le plus élevé du compositeur poète, un problème qui ne peut être résolu que par approximation et qui est déjà du domaine de la poésie supérieure… Ici s’ouvre un champ illimité, un domaine vraiment infini. On pourrait appeler cette poésie supérieure : la poésie de l’Infini.

Les symbolistes ont, à leur tour, cherché un rythme en adéquation avec leur esthétique, « un rythme basé réellement sur les sensations auditives produites par la lecture normale du vers, et une combinaison plus consciente, sinon plus savante, des effets d’harmonie qu’on ne remarquait guère jusqu’ici qu’à la rime, et que pourtant il serait facile d’analyser dans leur belle complexité chez les grands poètes antérieurs qui les ont produits, tous d’instinct et par la seule vertu de leur génie114 ». On sait la fortune du vers libre et à quel point nos poètes l’utilisèrent. La réforme prosodique est, sinon un fait accompli, du moins passé en usage dans le lyrisme contemporain. La pensée ne doit plus s’astreindre à une forme poétique préétablie, mais créer son propre mouvement, son rythme exact, ses accents variés, ses temps forts et faibles qui dessinent sa grâce sinueuse et son dynamisme intérieur.

Un autre rapprochement s’impose : le goût commun des romantiques allemands et des symbolistes pour la légende, le folklore, la chanson populaire, la fable, ce que les poètes d’outre-Rhin nomment le Maerchen. Si ce dernier revêt de préférence le caractère du mythe platonicien chez Novalis et ses émules, le Maerchen emprunte davantage chez nos poètes son inspiration aux sources populaires, aux chants naïfs du Moyen Âge ou de nos provinces. Ce qui, selon Schlegel, donnait le plus de valeur à la poésie antique, c’était la beauté des mythes qu’elle avait enfantés ; et le poète qu’il prisait le plus de l’antiquité c’était Dante, à cause du merveilleux monde d’images et de légendes qu’il avait su créer115. On trouvera dans le livre de M. Robert de Souza : la Poésie populaire et le lyrisme sentimental, l’essentiel des préoccupations lyriques de nos poètes modernes à ce sujet. Tous, plus ou moins, mais tous ont cru bon d’aller se retremper à la source du mythe populaire et d’y puiser une inspiration plus fraîche et plus libre. Alors que les parnassiens ne se servaient de ces légendes « que comme d’ornements agréables, sans avoir conscience de leur sens profond » 116, les symbolistes y ont découvert une précieuse mine de rêve, et de vérité sentimentale intense. L’humanité dans sa jeunesse fut attentive au mystère des choses, et ce mystère, ce sentiment de l’ineffable, elle l’exprima dans ses chansons souples, dans ses complaintes pleines de fraîcheur et d’âme. En retournant aux origines du lyrisme pur, dépouillé d’artifice, le symbolisme nous a libérés d’une poésie factice, nous a fait revivre des heures bienheureuses. L’illusion a extrait de l’Inconscient une poésie sentimentale et très prenante.

Il importe de signaler encore deux points de contact entre la mentalité des romantiques allemands et celle des symbolistes, je veux parler de l’ironie et du sentiment religieux.

L’ironie est presque un dogme dans l’esthétique de Novalis et surtout chez Schlegel, elle fait partie intégrante du rêve, car « l’humour nous présente, dans un alliage imprévu, la nature mêlée à l’esprit, le conscient uni à l’automatique, tous deux à la fois contrastants et identiques ». M. Spenlé ajoute : « L’ironie romantique, issue, comme le pessimisme, de l’idéalisme philosophique, est donc l’intuition d’une contradiction initiale de l’Être, le sentiment de l’universelle illusion ». Ne prenons pas le monde au sérieux, dit en substance Novalis, car il n’est qu’un ensemble de phénomènes, de symboles, derrière lesquels se cache la réalité. Il importe que l’artiste demeure au-dessus de son œuvre, la domine, et qu’on sente qu’il joue. Si l’auteur des Disciples à Saïs s’est attaqué au Wilhelm Meister de Goethe et a cru le dépasser par son Henri d’Ofterdingen, il a commencé par l’aimer passionnément. Ce qu’il admire tout d’abord dans le célèbre roman, c’est justement l’art de traiter avec la même ironie les faits vulgaires et les faits importants et d’employer une forme capricieuse et imprévue.

Victor Hugo, dans sa théorie du grotesque, n’a nullement pressenti ce genre d’humour où les larmes et le rire se mêlent de façon si vivante et cruelle. « L’humour, dit Hettner, est le plus bel enfant de la douleur et de la mélancolie. » La génération symboliste a bien vu tout le parti à tirer de cette attitude curieuse et difficile à définir. Villiers de l’Isle-Adam, Rimbaud, Jules Laforgue, Verlaine et bien d’autres ont mêlé de façon étroite l’ironie au lyrisme et semblent donner raison à cette phrase de Tieck : « L’ironie est le parachèvement de toute œuvre d’art, c’est cet esprit sublimé qui plane à Taise sur le tout et joue librement avec lui. » Mais si l’ironie allemande, comme toute l’esthétique d’outre-Rhin, repose sur une conception métaphysique, il faudrait peut-être chercher les causes de l’humour symboliste dans une réaction légitime contre le sentimentalisme veule de notre époque où les idées philanthropiques ont fait d’énormes ravages. « Pour éloigner le bourgeois, dit Jules Laforgue, se cuirasser d’un peu de fumisme extérieur », et le bourgeois c’est la société larmoyante contemporaine, cette « vaste entreprise de pâtes alimentaires », c’est la démocratie humanitaire et bête, devant laquelle le poète a peur de s’abandonner. Ces causes de notre ironie actuelle seraient curieuses à approfondir. Notons seulement au passage la note très particulière, le son très neuf de cette ironie introduite dans notre lyrisme et faisant corps avec lui. Un excellent critique allemand, M. Paul Remer, nous dit M. Jean Thorel, dans une étude sur les tendances actuelles de notre littérature, a très bien établi la différence entre l’humour contemporain et l’ironie d’un Heine, par exemple. « Dans Heine, le sentiment, la fantaisie et l’ironie dominent chacun à son tour, l’un chassant l’autre : chez Laforgue, au contraire, les trois ennemis sont réconciliés et s’en vont constamment la main dans la main, sans qu’aucun cesse un seul instant de faire sa partie dans le concert de l’œuvre. »

Quant au sentiment religieux, on pressent que nous devions le retrouver chez les romantiques allemands et nos poètes contemporains, car il découle des principes que nous avons reconnus communs à ces deux générations. Une telle façon de concevoir le lyrisme : intuition, subjectivisme, évocation d’une réalité intérieure a de grandes ressemblances avec le phénomène psychologique décrit sous le nom de foi, et que certains auteurs ont défini un « état lyrique ». Cette esthétique est propice aux élans de l’âme et développe chez l’artiste une sorte d’aspiration plus ou moins mystique.

On sait que, pour Novalis, l’intuition ou la foi surpasse en dignité la raison. Chaque romantique voulut avoir ses visions, ses extases, ses révélations. C’est le triomphe des sectes d’illuministes et d’ésotériques. L’influence de Boehme est palpable dans les œuvres de la génération de 1795. Un mot résume ce mouvement idéaliste : la religiosité, qui éveille « la nostalgie de nous perdre et de nous dissoudre dans quelque chose de plus grand que nous ». Schleiermacher, écrivait Novalis, « a annoncé une sorte d’amour de la religion, une religion esthétique, presque une religion à l’usage de l’artiste qui a le culte de la beauté et de l’idéal ». De cette époque datent les Hymnes spirituelles de Novalis, les effusions de Schlegel, de Tieck et de Schelling, l’école allemande de peinture, dite école chrétienne, qui donne comme unique fondement à l’art l’inspiration, laquelle n’est possible qu’à ceux qui ont la foi.

Ce courant spiritualiste existe d’une façon caractérisée chez les symbolistes. Il serait facile de réunir mille traces de religiosité dans les œuvres de notre époque. Il suffit de rappeler les premiers ouvrages de Maeterlinck, ses traductions de Ruysbroeck, son Trésor des Humbles imprégné de mysticité ; les élévations spirituelles de Verlaine dans Sagesse ; les prières de Max Elskamp ; l’Amour divin de Vielé-Griffin ; l’ésotérisme d’un Villiers de l’Isle-Adam, etc., autant de réalisations sur le plan sentimental des idées esthétiques actuelles.

Ces quelques rapprochements entre les romantiques allemands et les poètes de la génération de 1885 aident à mieux saisir le parallélisme de deux esthétiques développées à près d’un siècle de distance. Il a fallu chez nous une double réaction : et contre le romantisme de 1830 trop superficiel, trop purement imaginatif, et contre l’attitude positiviste des parnassiens, pour amener notre poésie à une plus profonde compréhension des lois du lyrisme. Ainsi, l’histoire littéraire nous offre mille corsi et ricorsi entre le naturalisme et l’idéalisme interprétés selon le génie des races et le goût particulier des générations ; de même qu’à une époque musicale où l’harmonie prédomine, succède une autre, amie de la mélodie. Chaque idéal d’art est représentatif d’une manière générale de penser. En s’acheminant dans la voie que nous avons indiquée, à la suite du romantisme allemand, mais en imprimant aux œuvres le cachet de notre esprit national, le lyrisme contemporain dévoile tout un pan de l’âme moderne. L’avenir dira combien de temps durera et quelles œuvres honoreront cette mentalité.

La philosophie de M. Bergson et le lyrisme contemporain

Personnalité de M. Bergson. L’opportunité de sa doctrine et ses correspondances avec le lyrisme contemporain.

I. — Critique bergsonienne des théories mécanistes. La réaction symboliste contre le naturalisme parnassien accuse les mêmes préoccupations,

II. — Bergson et les symbolistes combattent l’ancien intellectualisme et l’abstraction.

Deux sortes de conscience. À travers les formes conventionnelles des concepts. Bergson et symbolistes discernent une vie plus riche, plus intérieure, un moi fondamental, concret et dynamique.

III. — Même méthode créatrice : l’intuition. À ce propos en quoi le mot symbolisme est mal et bien choisi. — Le langage et les images accumulées.

IV. — Résumé et conclusion.

L’influence de la philosophie de M. Bergson sur ma génération n’est comparable qu’à celle exercée par Descartes sur Malebranche ou par Hume sur Kant. Si l’on préfère une image plus rapprochée, je dirai que les Données immédiates de la Conscience et Matière et Mémoire jouèrent à l’orée du xxe  siècle, un rôle analogue à celui qu’eut l’Allemagne de Mme de Staël sur les premiers romantiques français.

Du fond de nos lycées et de nos collèges, où nous achevions d’assez pauvres études, la nouveauté de cette doctrine vivante, riche de sens concret et présentée avec grâce nous faisait palpiter d’émotion, au sortir de lectures desséchantes. Mais ce ne fut qu’une fois émancipés du baccalauréat et en quête des lauriers suprêmes — licence et agrégation — que notre esprit plus exercé, plus exigeant aussi, goûta tout le charme de ces délicates et profondes analyses psychologiques, toute la saveur d’une métaphysique « positive », dégagée d’intellectualisme.

Dans le silence studieux de nos chambres d’étudiants, tandis que nos fronts s’inclinaient sous la lumière dorée de la petite lampe familière, cette philosophie, intérieure ainsi qu’un poème et, si j’ose dire, symphonique, troublait délicieusement nos esprits, comme l’haleine du printemps qui nous arrivait du Luxembourg par nos fenêtres ouvertes.

À l’âge où les idées pénètrent dans l’esprit sous forme d’enthousiasmes, ces notions dynamiques de durée qualitative, de continu hétérogène, d’états de conscience multiples et mobiles, opposées à celles d’espace homogène et quantitatif, de réel fractionné, statique et privé de vie — nous fournissaient de nouveaux motifs d’exaltation, et très nobles.

Car derrière ces mots techniques que j’énumère à dessein se levaient des horizons immenses, de splendides paysages d’âme. Cette fleur de l’intelligence, que Kant avait desséchée de son souffle épais, s’épanouissait soudain en nos cœurs à la parole timide mais ardente de notre maître du Collège de France.

La philosophie de Bergson demande en effet à être entendue, commentée de la bouche même de son auteur. Elle acquiert alors sa pleine valeur. Nous étions une demi-douzaine de fidèles à nous donner rendez-vous dans cette petite salle mal éclairée, presque un sanctuaire. Bergson entrait rapidement — on l’eût dit pressé — comme un dompteur, un dompteur très simple. Il était tout petit mais, derrière cette pauvre chaire en bois sale, il semblait très grand, avec son cou tendu et sa tête d’oiseau jetée en avant, comme attirée par l’aimant de nos sympathies. Assis sur des bancs inconfortables, des bancs d’enfants de chœur, nous servant de nos genoux pour pupitres, nous écoutions dans un recueillement religieux cette petite voix pincée qui retentissait jusqu’au fond de nos vies inquiètes. Ah ! de quelle soif nous l’aspirions cette parole ruisselante de poésie ! Car si la plupart des philosophes écrivent bien, beaucoup parlent mal ; et nous qui ne naviguions à travers les doctrines que pour atterrir au port de la littérature hautaine et grave, de la littérature à idées, munis d’un bagage copieux de méthodes — nous ne pouvions demeurer indifférents à l’expression d’une pensée qui se voulait poétique pour être plus vraie.

Les yeux concentrés dans sa vision intérieure, Bergson parlait sans notes, sans aucun papier, tantôt pétrissant un minuscule mouchoir, tantôt joignant ses mains et les portant en avant avec le geste d’un baigneur qui veut plonger dans des cerveaux. Les mots s’échappaient, admirablement associés, faisaient lever sous leurs métaphores élégantes et subtiles des tourbillons de pensées évocatrices, des effluves de suggestions. Oui, il faut s’être laissé prendre par ces aspirations régulières qui vous tirent l’âme du corps, qui dégagent le moi profond de ses gangues et qui le font surgir des abîmes de la conscience !

Hélas ! la mode est venue vicier l’air de ces agapes spirituelles. Le snobisme a envahi la pauvre salle magnifique. À présent celui qui, le vendredi, n’arrive pas une bonne demi-heure avant l’ouverture du cours, ne peut s’asseoir sur ces bancs d’église de village. Une foule élégante se presse, s’étouffe, et le va-et-vient continuel des entrées et des sorties, le battement des portes ont chassé le bon recueillement d’autrefois. À peine trois ou quatre étudiantes à lorgnon, aux robes limées, plaquées sur des corps d’enfant, les cheveux en bandeaux, les mains sales se hasardaient-elles jadis à nos côtés. Aujourd’hui c’est toute une théorie de jupes de soie, de face-à-main dédaigneux, de chapeaux de théâtre et de parfums blasphématoires. On va au cours de M. Bergson comme on se rend à une conférence au théâtre Fœmina, non pour entendre mais pour être vu.

Cette vogue indiscrète ne laisse pas d’énerver l’auteur des Données immédiates de la Conscience. Combien de fois, dans l’intimité, ne s’est-il plaint de cette affluence de badauds qui lui fait regretter l’enseignement ésotérique des Grecs. « Parmi les problèmes qui me préoccupent le plus, nous a-t-il dit souvent, celui-ci n’est pas un des moins obscurs : à savoir ce que peuvent comprendre à ma philosophique de jeunes bourgeoises à la cervelle d’oiseau. »

Il en est de la doctrine bergsonienne comme de la dramaturgie de Wagner ou des polyphonies de Pelléas. On ne saurait rien retirer de profitable de Tristan, ni goûter aucune joie à la musique de Debussy sans une longue initiation et une connaissance approfondie des processus de l’harmonie moderne. Matière et mémoire suppose la familiarité de Kant, de l’idéalisme allemand que combat Bergson, et des psychologies contemporaines qu’il développe. Peut-être les délicates mondaines qui affrontent un lointain voyage sur la rive gauche et qui débarquent au Collège de France, éprouveraient-elles quelque embarras à nous résumer la thèse du paralogisme psychophysiologique117 !

 

N’empêche que cette insistance à braver les dangers de la rue des Écoles et de la rue Saint-Jacques, cette affluence qui rappelle — pardon du rapprochement — les plus beaux jours de l’éloquence de Victor Cousin, cette hâte à utiliser la philosophie bergsonienne et à l’employer comme confirmation de quantité d’attitudes intellectuelles contemporaines — est un symptôme assez éclatant de l’opportunité d’une telle doctrine. Elle correspond évidemment à une mentalité générale et, présentée à son heure, devient le refuge d’une multitude d’esprits. Chacun en prend ce qui lui plaît : certains s’en servent pour rabaisser les prétentions exagérées des mathématiciens à courte vue ; d’autres — et bien à tort — prétendent extraire de la philosophie de Bergson une nouvelle méthode d’apologétique ; d’autres — ces derniers avec raison — en profitent pour se livrer à une analyse plus minutieuse des faits de conscience118.

De mon côté, je fus je crois le premier à signaler l’étroit rapport de la psychologie bergsonienne et de l’esthétique symboliste119. Lorsqu’on étudie de près les manifestes du symbolisme et les théories exposées par les auteurs mêmes de ce revival lyrique dans quantités de petites revues, on est étonné de la faiblesse de certains de leurs arguments et de la contradiction trop fréquente entre les doctrines et les œuvres. Rien que le fait d’avoir considéré Moréas comme le chef du Symbolisme prouve assez l’espèce d’inconscience dans laquelle ont vécu les promoteurs du mouvement en question et leur impossibilité de calculer la portée esthétique de leur œuvre. Il en est ainsi à toutes les époques littéraires, et je ne pense pas qu’au début du romantisme les poètes de 1820 aient vu nettement la réforme qu’ils préparaient. On subit un courant qui vous entraîne, plus qu’on ne l’analyse ; ce n’est qu’après quelques années qu’on parvient à la pleine lucidité d’un effort collectif, qu’on prend une claire conscience du chemin parcouru.

La jeune génération actuelle, moins engagée dans la lutte, plus impartiale donc, et qui apporte à l’étude des œuvres aînées des méthodes critiques plus éprouvées, n’a pas peu contribué à « expliciter » l’esthétique contenue dans l’œuvre d’un Régnier, d’un Griffin, d’un Verhaeren, etc., et à dégager, à la lumière des réalités contemporaines, le fondement objectif enclos dans toute manifestation intellectuelle.

Les gestes les plus essentiels de l’attitude lyrique nommée Symbolisme résument avec une telle insistance la physionomie de la pensée bergsonienne, que définir celle-ci c’est parler de ceux-là. Il sera assez intéressant de montrer, à ceux qui considèrent le symbolisme comme une mentalité anarchiste, sans cohésion et privée de racines, que la substance de cette doctrine lyrique est renfermée dans les Données immédiates de la Conscience, et que, sur ces deux plans parallèles, plan esthétique et plan spéculatif, nous retrouvons la même orientation intellectuelle.

À dire le vrai, l’annonce d’un tel parallélisme n’a rien de surprenant. J’ai assez insisté dans mes précédentes études sur cette « température morale » dont parle Taine, qu’on constate à la même époque dans les différents ordres de l’activité mentale et qui est « l’état général de l’esprit et des mœurs environnantes », pour que cette loi de déterminisme psychologique ne soit pas, une fois encore, constatée ici. À une tendance poétique donnée correspond dans le même temps une tendance philosophique. Tantôt celle-ci précède, tantôt celle-là prend les devants, mais toujours la direction observée à une époque dans une branche de l’activité spirituelle se vérifie aussi dans toutes les autres.

Il serait facile d’accumuler les exemples. M. Lanson120 a fort bien montré l’intense corrélation qui existe entre la psychologie d’un héros de Corneille et la pure doctrine cartésienne. Entre le Discours de la Méthode et l’Art poétique de Boileau il n’y a qu’une différence de présentation. Plus près de nous, cette rencontre de la poésie et de la philosophie se peut aisément marquer. À l’éveil du positivisme des Comte, des Littré a correspondu en littérature l’épanouissement du naturalisme et du parnasse. La critique de Taine, la poésie de Leconte de Lisle, le roman de Flaubert, l’esthétique de Courbet se fortifient d’une atmosphère commune.

Plus près encore et pour l’objet qui nous occupe, historiquement la philosophie de Bergson, après celle de Ravaisson, réagit contre le mécanisme de Spencer, pour les mêmes causes qui poussèrent les symbolistes à se dégager de la forme parnassienne. Théoriquement, c’est-à-dire par une analyse sommaire de la doctrine bergsonienne et des préoccupations esthétiques des symbolistes, nous essayerons de mettre en lumière la similitude des fins spéculatives et lyriques au début du xxe  siècle.

I

La philosophie de Bergson121 est tout d’abord une critique du mécanisme de Spencer, des thèses associationistes, déterministes et intellectualistes — pardon pour ces ismes ou istes nécessaires.

Le système de Spencer qui prétend réduire à l’unité les faits cosmologiques, biologiques et psychologiques a joui d’une grande vogue. Rien ne rassure autant notre esprit géométrique, avide de certitudes, qu’une doctrine simplificatrice qui cherche à expliquer, selon le même principe, les multiples énigmes de l’être. Le savoir totalement unifié, voilà ce qui attire l’effort des monistes.

Mais cette attitude intellectualiste ne fausse-t-elle pas le réel plus complexe, et les faits cosmologiques, biologiques et psychologiques ne ressortissent-ils pas chacun de principes inconciliables entre eux et irréductibles ?

Maine de Biran, Ravaisson ont pensé ainsi, et M. Bergson qui, en l’espèce, oppose à l’esprit géométrique l’esprit de finesse a bien montré au nom d’une méthode plus minutieuse (distinction du temps spatial et du temps psychologique)122, l’impossibilité de ramener un processus vital au fonctionnement d’une machine. Au principe de l’évolution spencérienne, c’est-à-dire de la persistance de la force ou de la persistance de l’identité, Bergson oppose la notion du changement réel qui exclut la causalité physique où le même produit le même. D’où le titre de son dernier volume : l’Évolution créatrice.

L’associationnisme donne prise à une critique semblable, qui tend à ramener l’intelligence à une sorte d’atomisme psychologique. Dans cette théorie on considère l’esprit comme découpé en cubes, qui pénètrent les uns dans les autres et forment ainsi de multiples combinaisons, assez semblables aux dessins d’une savante mosaïque.

Tout autre apparaît, avec raison, à Bergson, le jeu de la conscience. Une analyse attentive de nos états psychologiques montre que nous vivons dans la durée, c’est-à-dire dans une création incessante de nous-mêmes. L’esprit n’est pas formé par l’addition d’éléments conscients ; il est vivant et ne saurait se comparer qu’à « une continuité d’écoulement ». « Il est illusoire, dès lors, de chercher à construire l’âme du dehors, par la juxtaposition d’éléments qui ne peuvent être que des états fixés, automatisés123. » La vie psychologique n’est pas une poussière d’atomes, mais, dit Bergson, « une succession d’états dont chacun annonce ce qui suit et contient ce qui précède… En réalité, aucun d’eux ne commence ni ne finit, mais tous se prolongent les uns dans les autres… Il n’y a pas deux moments identiques chez le même être conscient… Une conscience qui aurait deux moments identiques serait une conscience sans mémoire… Il faudra donc évoquer l’image d’un spectre aux mille nuances, avec des dégradations insensibles qui font qu’on passe d’une nuance à l’autre. Un courant de sentiment qui traverserait le spectre en se teignant tour à tour de chacune de ses nuances éprouverait des changements graduels dont chacun annoncerait le suivant et résumerait en lui ceux qui le précèdent ». Le développement de notre moi qui est durée pure « exclut toute idée de juxtaposition, d’extériorité réciproque, d’étendue ».

Le déterminisme, intimement lié aux théories mécaniques de la matière, suppose l’univers régi par des lois nécessaires et immuables, et la vie commandée par un enchaînement rigoureux de phénomènes. Il conçoit la conscience, ainsi que le monde, comme un amas d’atomes doués de mouvements. Or tout un groupe de savants et de philosophes s’est levé, il y a quelques années, pour protester contre la « rationalisation progressive du réel ». Sans entrer dans le détail il suffit de rappeler le livre de M. Boutroux, La Contingence des Lois de la Nature ; les travaux de MM. Poincaré, Milhaud, Le Roy, Wilbois, etc. M. Bergson a porté les derniers coups au matérialisme, en montrant que s’il y a, à la rigueur, parallélisme entre un état cérébral et un état psychologique, on ne peut, à aucun titre, conclure à la correspondance entre ces deux sortes de phénomènes, de nature parfaitement différente. A supposer, en effet, que la position et la vitesse de chaque atome soient connues, cela n’entraîne nullement notre vie psychologique à la même fatalité.

C’est que la vie vécue par la conscience n’est pas la même que celle qui glisse sur les atomes sans y rien changer. Il y a une différence fondamentale entre le monde externe et l’interne, entre la durée vraie et l’apparente. L’une est qualité pure, l’autre quantité. Les états psychologiques procèdent de celle-là ; ils ne se juxtaposent pas, mais se compénètrent, se fondent ensemble dans un perpétuel progrès dynamique.

Les partisans du déterminisme ne triomphent qu’en découpant arbitrairement les faits de conscience, en les abstrayant les uns des autres, c’est-à-dire en les projetant dans l’espace partant en les dénaturant, puisqu’ils s’écoulent dans la pure durée. Or Bergson a montré qu’une science, décidée à ne pas fausser la réalité intérieure de la conscience, doit concevoir chaque état psychologique comme représentant l’âme entière, car tout le contenu de celle-ci se reflète en eux. Dire que l’âme se détermine sous l’influence de l’un de ces sentiments, c’est reconnaître qu’elle se détermine elle-même, puisque chacun de nos actes n’est pas une portion de nous, mais notre personnalité entière.

 

Nous voici loin, semble-t-il, du symbolisme. Pourtant, de ces préliminaires, il est déjà possible de voir quels principes esthétiques vont se dégager.

Toute doctrine philosophique contient, en effet, dans ses conclusions, une opinion sur le beau. Le matérialisme enclot l’art dans certaines formules en corrélation parfaite avec tout son système. L’idéalisme, de son côté, s’en référera, dans ses jugements esthétiques, à l’ensemble de sa doctrine. Si de la philosophie bergsonienne on dégage les idées propres à édifier, sur les mêmes principes, une science du beau — comme on le fît, par exemple, pour la philosophie de Descartes124 — on se trouve précisément exprimer les idées esthétiques que les symbolistes illustrèrent.

Car ne nous y trompons pas, la réaction spiritualiste ou idéaliste qui s’est opérée vers 1885 contre le parnasse, correspond, sur un plan parallèle, à la réaction de la philosophie de Bergson, contre le mécanisme, l’associationnisme et le déterminisme dont nous venons de parler.

Qu’était-ce, en somme, que l’attitude parnassienne, sinon, dans l’ordre esthétique, une sorte de positivisme naturaliste ? Les partisans de cette esthétique s’en sont tenus à des descriptions bien faites, à de scrupuleuses notations extérieures. Vivant, si l’on peut dire, à la superficie de leur être, ils ont moins pénétré à l’intérieur de leur moi continu que cousu bout à bout des analyses grossières d’états d’âme. Semblables aux associationistes, ils ont considéré l’art comme un ensemble de jolis cubes délicatement peints dont l’assemblage suffit à créer une œuvre d’art. Avec des atomes de beau, ils voulurent reconstituer une beauté vivante. Or, on ne passe pas du mécanisme à la vie ; par une semblable méthode on n’aboutit qu’à une sorte d’automatisme de l’art.

La même critique s’adresse aux peintres dits académiques qui, s’inspirant des principes de Pestalozzi, vont du simple au composé et dessinent les contours des formes vivantes, soit en conscrivant à leur modèle (supposé plat) une figure rectiligne imaginaire sur laquelle ils s’assurent des points de repère, soit en remplaçant provisoirement les courbes du modèle par des courbes géométriques sur lesquelles ils reviennent ensuite pour faire les retouches nécessaires125.

Cette méthode, dit fort bien Ravaisson, ne peut apprendre qu’à dessiner des figures géométriques, et alors autant se servir d’instruments appropriés. Jamais, par ce moyen, on ne saisit le mouvement propre de la forme vivante, l’expression de la personne. « En partant du géométrique on peut aller aussi loin qu’on voudra dans le sens de la complication sans se rapprocher jamais des courbes par lesquelles s’exprime la vie. » Du mécanique on ne peut passer au vivant par voie de composition126.

Au rebours de la conception atomistique des parnassiens, poètes ou peintres, les symbolistes ont compris, comme l’enseigne Bergson, que si le mécanisme est impuissant à expliquer la vie, en revanche la vie explique tout le reste. Placez-vous au centre de la conscience, de là vous avez une vue d’ensemble de tous les phénomènes de l’univers. Ils ont vu que l’art ne consiste pas

à prendre par le menu chacun des traits du modèle pour les reporter sur la toile et en reproduire, portion par portion la matérialité. Il [l’art] ne consiste pas non plus à figurer je ne sais quel type impersonnel et abstrait, où le modèle qu’on voit et qu’on touche vient se dissoudre en une vague idéalité. L’art vrai vise à rendre l’individualité du modèle, et pour cela il va chercher derrière les lignes qu’on voit le mouvement que l’œil ne voit pas derrière le mouvement lui-même quelque chose de plus secret encore, l’intention originelle, l’aspiration fondamentale de la personne, pensée simple qui équivaut à la richesse indéfinie des formes et des couleurs.

Les symbolistes ont mis en pratique, sans le savoir, ces préceptes de baute psychologie. Au lieu de décrire, d’analyser, ils se sont placés au centre même de la vie, c’est-à-dire à l’intérieur de la conscience. La poésie symboliste, ainsi que la philosophie de Bergson et que la tendance, d’ailleurs générale des esthétiques contemporaines, est un acheminement à l’intériorité, un effort pour tout réduire aux états psychologiques et à la qualité, ne considérant pas les faits de conscience qui se succèdent, comme des quantités douées de mesure et de grandeur, mais comme des progrès.

Lorsqu’on jette une pierre dans un lac, on n’aperçoit que des ondulations et des cercles ; la pierre a disparu ; il ne reste plus de perceptible que les frissons de la surface liquide. De même lorsqu’un objet, un paysage, une parcelle de la nature pénètre dans notre conscience, nous voyons moins cette portion du monde, ce paysage, cet objet que les modulations de notre conscience et les vibrations de notre moi à l’occasion de ces spectacles. Ce sont ces vibrations et modulations internes qu’expriment les poètes symbolistes, à l’occasion des paysages contemplés, alors que les parnassiens ou naturalistes décrivent avant tout les spectacles extérieurs des formes, et non des états d’âme.

II

Qu’est-ce à dire, sinon qu’à travers les critiques de détail portées par Bergson et les symbolistes contre ce qu’on pourrait appeler l’attitude parnassienne en philosophie ou en poésie, il faut distinguer une réaction plus générale contre l’ancien rationalisme ou intellectualisme. Celui-ci prétend tout réduire à des combinaisons de lois impersonnelles, entourer le monde et la vie dans un réseau de mailles logiques et d’idées abstraites.

Or la philosophie de Bergson est un effort pour rompre le corset de fer du concept pur et pour dégager de cette armure rigide le corps même du Réel mouvant. Plus une idée est générale, plus elle est abstraite et vide, déclare Bergson dans sa célèbre Notice sur Ravaisson. D’abstraction en abstraction, de généralité en généralité, on s’achemine au pur néant.

Il est de fait que notre esprit simplificateur préfère, pour les besoins de l’action, palper une collection de minerais que se promener dans les cavernes d’une mine qui contient toutes les richesses. L’intelligence est, jusqu’à un certain point, comme le résidu de la vie, et l’idée, un appauvrissement du réel. Mais l’action nous réclame, les nécessités de la société sont là. Plutôt que de prendre, à chacun de nos actes, conscience de notre vie intérieure, nous préférons recourir à des idées arrêtées, palpables, cataloguées dans notre esprit. Notre pensée est comme Midas qui changeait tout en or : elle solidifie ce qu’elle touche.

Autrement dit, la vie est mobilité, écoulement, sentiment d’un accroissement graduel, symphonique. La Vie c’est le continu. Mais en face du vécu se dresse le pense. La Pensée n’a pas le même rythme que la Vie, elle ne peut la suivre dans tous ses détours, ses crochets, ses méandres. Elle contracte donc en une seule les pulsations de la Vie. La Pensée est discontinue. Le problème pour Bergson, comme pour les symbolistes, consiste à rétablir la continuité de la Vie, rompue par l’abstraction des intellectualistes, philosophes rationalistes ou poètes parnassiens.

Il faudrait remonter jusqu’à Descartes, le père de l’intellectualisme moderne, pour saisir sur le vif l’erreur de cette esthétique combattue par les symbolistes. Déjà Boileau avouait à Brossette que l’auteur du Discours de la Méthode avait « coupé la gorge à la poésie ». Mais Descartes, c’est toute l’esthétique du xviie  siècle en puissance. L’idéal du grand siècle pourrait s’intituler « l’idéal des idées claires ». Tant que l’esprit d’un Racine demeura assez souple pour éviter de se plier aux lois desséchantes de l’Art poétique ou du Discours, la poésie jeta un bel éclat. Mais le formalisme ne devait pas tarder à prendre le dessus et c’est Voltaire.   

Il y avait grand danger, en effet, à suivre à la lettre les préceptes de Descartes et de Boileau. Le rêve du premier était d’enchaîner la vie sous la domination du concept et des notions simples. Le second ne faisait que reporter cet idéal abstrait en poésie. L’Art poétique n’est que le Discours de la Méthode, rimé, et toute la méthode cartésienne Boileau la résume ainsi :

Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement

Or, il est fort peu de choses qui se conçoivent avec clarté. Mettre ce précepte en pratique c’était se vouer aux idées générales et abstraites, à l’art statique et purement formel. Il est tant d’états de conscience — les plus précieux et les plus riches — qui se « conçoivent » mal ! Tous les sentiments particuliers, les passions profondes, l’âme de la vie, ces sources vives du lyrisme, demeurent toujours troubles et leur profondeur n’est point percée par les rayons de l’intelligence. Repousser ces élans intérieurs, c’est priver la poésie de toute originalité. Les accueillir, c’est se vouer à quelque obscurité peut-être, mais aussi à des formes plus expressives du beau.

Ne craignons pas de l’avouer, faire intervenir au nom des « idées claires » la quantité dans la conscience, alors qu’elle est un processus, un ensemble de qualités, remplacer le dynamisme de la vie par le mécanisme du concept discontinu, c’est tuer la poésie pure, pour ne laisser place qu’à l’art oratoire ou au poème didactique.

Les Romantiques semblent l’avoir compris, mais leur erreur fut de tenter une réforme superficielle. Dédaignant de descendre jusqu’au dynamisme de la vie et de créer un art en conformité avec les exigences de l’âme humaine, ils s’arrêtèrent à la couche première, à l’imagination et prirent le fantastique et l’horrible pour synonymes de profondeur.

Les parnassiens — et par ce mot il serait bon d’entendre tous les intellectualistes — émus des exagérations de leurs prédécesseurs opérèrent une conversion en arrière et retournèrent à l’abstraction et au concept ; j’entends par là que leur objectivité étroite les empêcha de voir qu’à côté du monde extérieur il existe le domaine subjectif de l’âme. Ils ne chantèrent que le premier, suivant des harmonies habiles, mais conventionnelles et sans étendue, oubliant que le second est du ressort de l’intuition. Si bien qu’au lieu de sensibiliser des idées pour les rendre plus vivantes, ce qui est toute la réforme de l’esthétique contemporaine, ils ont intellectualisé des sentiments, les dépouillant ainsi de toute leur sève créatrice.

Il était donné à ceux que nous appelons d’un terme très général quoique obscur, les symbolistes, de mettre en pratique avant la lettre les enseignements de Bergson, en s’intériorisant dans le Réel, en ne solidifiant plus la réalité mouvante, mais en s’efforçant de l’exprimer en fonctions de son mouvement qui est le rythme même de l’âme. Des réformes techniques en devaient découler dont il nous faudra reparler, et qui sont le vers libre, la mélodie continue des Debussystes, l’inachevé expressif et évocateur des sculpteurs, l’importance donnée aux valeurs et au coloris par les peintres.

J’ai eu jadis l’occasion de remarquer qu’une rénovation philosophique ou artistique se fait toujours au nom de l’idée de Vie. C’est au nom de la vie que romantiques ont demandé la liberté dans l’art et que parnassiens ont réclamé pour l’objectivité de la vision esthétique.

À leur tour bergsoniens et symbolistes luttent au nom de cette même idée, comme autrefois Wagner lorsqu’il attaqua la musique italienne. Mais au lieu de s’en tenir aux apparences, aux phénomènes simples et extérieurs, à de superficielles analyses de cette notion, au lieu de choisir, de ne pomper de la vie que le résidu intellectuel ou social, ces derniers prennent de la vie, si j’ose dire, la vie même. Ils n’extraient pas d’elle telle ou telle qualité pour l’enfermer dans un concept directeur ; ils poussent en profondeur leurs analyses psychologiques jusqu’au dynamisme de la conscience, jusqu’à cette nappe ultime d’où flue le réel mouvant. Le mouvement de la vie n’est plus saisi du dehors, mais du dedans de la conscience. Au mécanisme de la pensée réfléchie ils opposent le perpétuel devenir du moi intégral.

Voilà des notions bien lourdes pour saisir dans leur vol les ailes du lyrisme contemporain. Je prie encore une fois qu’on m’excuse de tout cet étalage pédant. Je suis bien d’accord qu’un beau vers se goûte comme un bon fruit, mais si, dépassant la sensation première, nous nous efforçons de la réfléchir en nous, de l’analyser, de voir clair dans cc qu’on entend par lyrisme, les difficultés augmentent avec la complexité du phénomène de l’inspiration, et pour distiller, si j’ose dire, la fleur de notre lyrisme, il est besoin d’alambics assez compliqués.

Mais reprenons notre propos. Je parlais de moi intégral. Derrière ces mots pesants se cache une riche réalité, la vie même. Les psychologues contemporains distinguent en effet deux sortes de conscience : la conscience réfléchie et la conscience spontanée, la première se trouve comme çà la surface de l’être et travaille sur une matière qu’elle ne crée pas ; elle a pour mission de réfléchir les données immédiates et forme une sorte de précipité psychologique qu’on ‘ pourrait appeler d’un terme général, le pensé. Au-dessous du pensé se trouve le vécu, la spontanéité ou conscience immédiate. C’est celle-ci qui parle lorsque nous créons et c’est elle qui constitue le fondement de l’être. Un artiste serait très embarrassé de dire comment il a écrit tel poème, l’idée comme la strophe qui l’enveloppe se sont présentées tout à coup alors qu’il y pensait le moins ; ce n’est que plus tard qu’il a réfléchi sa création première, mais cette création dans sa forme intuitive est bien l’œuvre de la conscience spontanée.

Si l’on préfère, le moi nous apparaît sous deux aspects bien différents suivant qu’on l’étudie de l’extérieur ou de l’intérieur. Vu de l’extérieur le moi réfracté est net, précis, mais impersonnel, privé de couleur et de personnalité. Ainsi abstrait pour le mieux appréhender dans les limites de l’intelligence, ce moi « n’est que l’ombre du moi projeté dans l’espacé homogène ».

Si nous descendons dans les couches profondes de l’être, nous découvrons un autre moi tout différent du premier. A la place d’états psychologiques inertes, juxtaposés ou isolés par l’intelligence, nous entrons en contact avec un moi confus, il est vrai, et en quelque sorte inexprimable « parce que le langage ne saurait le saisir sans en fixer la mobilité, ni l’adapter à sa forme banale », mais un moi premier, qui s’écoule dans la pure durée et qui est comme le flux de la vie, un moi concret qui n’est plus une chose, mais un progrès. C’est ce moi ultime, ce subliminal self, cette sorte de courant127, qui draine nos impressions les plus profondes, que les symbolistes ont voulu exprimer lyriquement.

Le parnassien, comme le philosophe rationaliste, ne saisit que le premier de ces deux moi, tout en surface et facile à immobiliser, à clicher sur des concepts. Partant on n’atteint ainsi que des états d’âme extérieurs et superficiels ; des sentiments privés de leur complexité originelle et réduits à de purs schèmes. Le symboliste s’attaque au second moi beaucoup plus intérieur et personnel : plus intérieur puisque ce moi est le moi vécu ou la vie même qui se déroule ; plus personnel car une émotion ainsi contemplée à sa source revêt nécessairement un caractère particulariste et individuel. Ma douleur n’est pas la vôtre. « Il n’y a pas dans la forêt deux feuilles qui soient identiques. À chaque individu correspond un ton particulier dans les sentiments et les pensées qui le rend irréductible à tout autre128. » L’esthétique contemporaine est basée sur cet effort consistant à pousser en profondeur notre exaltation lyrique.

III

Comment atteindre ce moi fondamental ? Quelle méthode employer ? Nous avons vu que le raisonnement est impuissant seul à nous révéler la réalité vivante. D’autre part l’analyse ne pénètre jamais à l’intérieur de la réalité, mais tourne autour d’elle ou n’est que sa projection. Saisir quelque chose par analyse, dit Bergson, c’est saisir du dehors, par description ou analogie, car « analyser consiste à exprimer une chose en fonction de ce qui n’est pas elle ». Il n’est qu’une façon profonde de ne pas trahir le moi, de l’exprimer sans le déformer, qui est d’employer la méthode intuitive. Par l’intuition en effet on s’identifie à la chose qu’on veut rendre, on la vit, on ne fait qu’un avec elle, on la possède du dedans. « On appelle intuition cette espèce de sympathie intellectuelle par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable… Dans son désir éternellement inassouvi d’embrasser l’objet autour duquel elle est condamnée à tourner, l’analyse multiplie sans fin les points de vue pour compléter la représentation toujours incomplète… Mais l’intuition, si elle est possible, est un acte simple. » M. Bergson nous donne, dans un exemple frappant, la différence entre l’analyse et l’intuition, qui est en même temps la différence entre deux esthétiques.

Toutes les photographies d’une ville prises de tous les points de vue possibles auront beau se compléter indéfiniment les unes les autres, elles n’équivaudront point à cet exemplaire en relief qui est la ville où l’on se promène. Toutes les traductions d’un poème dans toutes les langues possibles auront beau ajouter des nuances et, par une espèce de retouche mutuelle, en se corrigeant l’une l’autre, donner une image de plus en plus fidèle du poème qu’elles traduisent, jamais elles ne rendront le sens intérieur de l’original.

Je me suis efforcé jadis d’illustrer aussi cette théorie. J’ai supposé une forêt regardée du point de vue de l’analyse et du point de vue de l’intuition. Dans le premier cas on décrit la forêt, on en note les colorations, on décompose et recompose des formes, bref on voit la forêt de l’extérieur. Dans la seconde hypothèse on s’efforce de sentir la forêt, de la vivre en quelque sorte, de se mêler à son souffle, de communier par une sorte de panthéisme immanent son ardeur, de devenir la forêt en l’identifiant à son état d’âme.

Il me semble que l’œuvre des symbolistes a précisément consisté à introniser un lyrisme d’intuition et, par une sorte de panthéisme organisateur, à se placer à l’intérieur des choses, à nous donner une vision centrale des objets conçus en fonction d’états d’âme129.

Et c’est ici qu’éclate l’impropriété du mot symbolisme et qu’il faut encore insister.

On ne choisit pas l’étiquette qu’on veut. Celle-ci fut imposée au plus fort de la lutte. Entre symbolisme et décadent il n’y avait pas à hésiter. Au surplus si les poètes de cette attitude lyrique n’avaient pas tant répété ce qu’ils entendaient par « symbolisme », il serait plus facile de les comprendre ; leurs œuvres valent mieux que leurs théories.

Quoi qu’il en soit, cette appellation est défectueuse, car elle ne dit que la moitié de ce qu’elle signifie. Je crois bien avoir été le premier à montrer d’un peu près en quoi ce mot de symbolisme est à la fois mal et bien choisi. Je m’étonne qu’on n’ait pas insisté davantage sur ce point, de nombreuses équivoques et de pures querelles de mots auraient été évitées.

Le mot symbolisme est on ne peut plus mal choisi, car il signifie tout le contraire de ce qu’ont prétendu faire les poètes de cette génération.

Qu’est-ce qu’un symbole ? Un signe mis à la place d’une réalité. Or les poètes contemporains s’en réfèrent à la réalité, au vivant intérieur et non aux apparences, aux signes extérieurs des choses. Ce sont les analystes — en l’espèce les parnassiens — qui, au contraire, travaillent sur du relatif, des symboles. Ils tournent autour des choses sans jamais y pénétrer. Au lieu de s’incorporer la substance même de l’objet, son intérieur, ils le ramènent par des descriptions à d’autres éléments déjà connus et, comme les algébristes, substituent au réel des signes, idées abstraites ou formes visuelles. Décrire c’est analyser et analyser c’est user de comparaisons, exprimer symboliquement. « Toute analyse est ainsi, écrit Bergson, une traduction, un développement en symboles, une représentation prise de points de vue successifs. »

Au contraire nos poètes prétendus symbolistes n’analysent pas, ils prennent une vision concrète ou centrale des choses, leur esthétique consiste à « posséder une réalité absolument, au lieu de la reconnaître relativement ; à se placer en elle, au lieu d’adopter des points de vue sur elle ; à en avoir l’intuition plutôt que d’en faire l’analyse ; à la saisir en dehors de toute expression, traduction ou représentation symbolique ».

Le poète actuel avec toute son âme, pénètre à travers les phénomènes jusqu’au cœur du réel qui est sa conscience spontanée, sans le secours d’une dialectique. Par de là les objets il aperçoit sa propre personne dans son écoulement à travers le temps, son moi qui dure. L’esthétique symboliste, comme la philosophie bergsonienne, est donc celle qui prétend se passer de symboles.

Y parvient-elle ? Non, et de même que nous venons de voir comment et pourquoi ce mot de symbolisme est mal choisi, il faut montrer à présent en quel sens au contraire il est bien choisi.

L’esthétique symboliste est une esthétique intuitive, c’est-à-dire qui puise sa source dans le moi profond, dans la conscience immédiate et non réfléchie, une esthétique qui tend à la libre expression d’états d’âme multiples.

Or, comment objectiver ses états d’âme, communiquer à d’autres la qualité de ses sentiments, extérioriser ses émotions fondamentales ? Force nous est, si nous voulons parler autrement que par exclamations ou onomatopées, d’employer le langage et de substituer en quelque sorte au sentiment original, unique, indécomposable, un schème qui rende aux autres perceptible, en l’appauvrissant, notre état psychologique. « Le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu’il y a de stable, de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle. » Chacun de nous a sa manière d’aimer, de haïr, et cet amour et cette haine reflètent sa personnalité entière. Le langage désigne pourtant ces états d’âme par les mêmes mots pour tous. La conscience demeure incommensurable avec le langage.

Alors que l’intuition nous plonge dans le réel, le langage nous en écarte. Le langage est un appareil abstracteur qui fixe des mouvements et qui transforme en signes la vie de la conscience. Sitôt qu’on pénètre à l’intérieur de la réalité vivante l’expression, quelque creusée ou raffinée qu’elle soit, transforme le moi dynamique, en moi statique, arrête l’écoulement de la conscience et change la source fluente de nos émotions en bloc de marbre froid et dur. Il n’y a pas de mots pour exprimer directement les sensations élémentaires.

D’où la nécessité d’accumuler les images, pour trahir le moins possible l’émotion fondamentale, pour l’exprimer dans toute sa fraîcheur première. D’où l’emploi obligatoire du symbole, afin d’acheminer peu à peu le lecteur au point où son esprit coïncidera avec le nôtre.

Nulle image, dit Bergson, ne remplacera l’intuition de la durée, mais beaucoup d’images diverses, empruntées à des ordres de choses très différents, pourront, par la convergence de leur action, diriger la conscience sur le point précis où il y a une certaine intuition à saisir. En choisissant les images aussi disparates que possible, on empêchera l’une quelconque d’entre elles d’usurper la place de l’intuition qu’elle est chargée d’appeler, puisqu’elle serait alors chassée tout de suite par ses rivales. En faisant qu’elles exigent toutes de notre esprit, malgré leurs différences d’aspect, la même espèce d’attention et, en quelque sorte, le même degré de tension, on accoutumera peu à peu la conscience à une disposition toute particulière et bien déterminée, celle précisément qu’elle devra adopter pour s’apparaître à elle-même sans voile130.

C’est donc au moyen de suggestions perpétuelles, d’évocations, de transpositions, en variant sans cesse sa palette et ses tonalités, et grâce à des harmonies successives, à de savants travaux d’approche que le poète contemporain parvient à extérioriser son émotion et à la rendre communicable. « L’artiste vise à nous faire éprouver ce qu’il ne saurait nous faire comprendre… Si les sons musicaux agissent plus puissamment sur nous que ceux de la nature, c’est que la nature se borne à exprimer des sentiments, au lieu que la musique nous les suggère. »

On voit à présent de quelle manière et en quel sens ce mot de symbolisme est mal et bien choisi. Il est mal choisi en tant que procédé de création ou d’invention poétique. Ce qui caractérise l’invention lyrique contemporaine c’est ce désir de s’intérioriser dans les choses au moyen de l’intuition, de s’identifier le plus possible avec le réel au moyen de ce que j’ai appelé « la vision centrale ». Il n’y a donc pas ici signe mis à la place d’une réalité. C’est le moi lui-même qui se chante directement comme un absolu.

Mais pour chanter ce moi ou cet absolu de la conscience le langage est nécessaire, c’est alors que le signe ou symbole intervient, en tant que procédé d’expression seulement. Le parnassien pense par symboles ou signes. Le poète « symboliste » pense directement et le symbole ne devient qu’une manière détournée et pourtant nécessaire de se faire entendre. Il y a donc deux temps très différents dans le lyrisme actuel qu’il importait de dégager, le temps de l’invention poétique et le temps de l’expression de cette invention : l’état lyrique et la forme de cet état. D’où la définition provisoire que j’ai proposée ailleurs131 : Le symbolisme ou attitude poétique contemporaine se sert d’images successives ou accumulées pour extérioriser une intuition lyrique.

IV

Résumons-nous. « En appelant Idée une certaine assurance de facile intelligibilité et Âme une certaine inquiétude de vie, un invisible courant porte la philosophie moderne à hausser l’Âme au-dessus de l’idée », déclare Bergson.

Les symbolistes ont exécuté leur œuvre comme s’ils pensaient de même et nous avons vu, par la rapide et incomplète recension des principales thèses bergsoniennes, la possibilité de déterminer le fondement objectif de l’esthétique symboliste.

S’il est en effet une philosophie qui facilite l’exaltation lyrique et qui puisse être revendiquée par nos poètes actuels, c’est bien celle-ci : philosophie de l’intuition qui unit dans la même synthèse les méthodes introspectives des psychologues modernes et les procédés lyriques contemporains, qui fait découler de la même source les efforts du philosophe pour s’intérioriser de plus en plus dans le réel de la conscience et de la pure durée, et les inventions de l’artiste créateur, penché sur son moi et interprétant le monde extérieur en fonction d’états d’âme.

La philosophie intellectualiste est délaissée par Bergson comme figeant la conscience et toutes les riches polyphonies de l’âme dans les attitudes conventionnelles. L’âme et la vie sont rétablies dans leur vraie position non plus comme des quantités nombrables et mesurables, mais comme de vraies qualités qui progressent, se fondent entre elles dans un perpétuel devenir.

L’esthétique contemporaine est de même une esthétique de la qualité où le moi fondamental, les états d’âme premiers, la conscience dans ses données immédiates sont appréhendés et extériorisés en chants lyriques.

Ces qualités constituent la vie de l’être, qui déborde l’intelligence et qui ne peut être enclose en des concepts. À l’attitude statique des parnassiens, les symbolistes opposent une attitude dynamique, une esthétique du mouvement et expressive, une tendance lyrique dionysiaque.

La vie étant devenir et progrès perpétuel, le moi se recrée sans cesse, partant évite tout ce qui pourrait arrêter son élan. De là cette idée du continu si féconde, qui domine toute l’esthétique actuelle, depuis la musique moderne où les « résolutions », les cadences parfaites sont évitées, où les accords complexes sont accueillis favorablement, plus malléables, plus susceptibles de jeter la conscience dans des routes diverses et toujours nouvelles, jusqu’à la peinture habile à rendre les fondus, les tons de transition, les harmonies symphoniques, en passant par la sculpture qui fait parfois inachevé pour faire plus continu, afin que l’esprit ait plus de part à l’interprétation du chef-d’œuvre et s’évade vers un lyrisme plus évocateur132.

De son côté la poésie évite avec soin les contours trop arrêtés, les rimes trop riches, non pas certes par amour de l’imprécision, mais afin qu’on sente palpiter en elle plus de choses que nos pauvres mots ne sont capables d’en exprimer et afin d’étendre le décor, de l’élargir à l’infini.

Et l’on voit tout de suite, grâce à cette théorie du continu, quelle amélioration peut apporter à l’expression de sentiments complexes la strophe analytique et levers libre. Alors que le vers parnassien oriente la sensation vers l’immobile et la projette dans l’espace, le vers libre, basé sur les accents de la langue et les pulsations de l’âme ou mouvements des sentiments, donne seul la véritable expression, l’allure de nos états psychologiques qui s’écoulent dans le temps et la durée pure.

On aurait tort de prendre le vers libre pour une lâcheté, et de penser qu’ainsi on évite les prétendues difficultés des règles de notre prosodie. C’est précisément le contraire. Rien n’est plus facile pour des virtuoses que d’écrire au courant de la plume des poèmes en vers réguliers, il suffit d’un peu d’habitude et de quelque métier. On arrivera même à bâcler ainsi des livres très honorables, des sonnets parfaitement harmonieux et ensoleillés au dernier vers. Le vers libre suppose une oreille autrement fine et un goût autrement sûr. Dira-t-on qu’il est plus aisé de faire du Debussy que du Rossini ?

L’esthétique symboliste suppose un consciencieux effort pour se replacer dans le temps qui s’écoule, pour saisir la qualité intensive des émotions, bref pour rendre avec sincérité l’élan premier de l’âme. Symbolistes, musiciens, peintres contemporains savent assez la peine qu’ils eurent à triompher de la routine vulgaire. Il y aura toujours un public prêt à préférer, à la richesse mouvante de la vie, des concepts bien définis, des portions de réel éteint, délimitées par des lignes géométriques dont l’esprit se satisfait mais incapables de remplir le cœur.

Enfin cette esthétique du mouvement, de l’expression, de la qualité, qui puise dans l’état psychologique l’essence de son lyrisme, a besoin d’une méthode propre qui n’est ni l’analyse, ni la description, mais l’intuition, sorte de vision centrale qui devient le rythme même changeant et vécu des choses, des objets, des paysages. Sous cette forme l’intuition est incommunicable, car elle ne réfléchit pas, elle est action, cœur, moi. Force est donc à l’artiste de chercher des formes, des images capables d’extérioriser cette intuition, de l’exprimer dans sa jeunesse et fraîcheur. D’où la suggestion, les procédés évocateurs, et cette sorte d’atmosphère lyrique où le poète maintient le lecteur comme pour l’endormir, l’hypnotiser en quelque manière et lui infuser sa propre personnalité.

Sans trop s’en rendre compte, les symbolistes se trouvent en conformité de vue non seulement avec la philosophie d’un Bergson, qui pourtant à elle seule contient en puissance toute l’esthétique contemporaine, mais avec les doctrines les plus récentes des esthéticiens étrangers.

Pour Benedetto Croce le beau est un phénomène subjectif. « Le beau, dit-il en substance, n’appartient pas aux choses, ce n’est pas un fait physique ; il appartient à l’activité de l’homme, à l’énergie spirituelle133. » L’art et le beau résident dans une intuition du concret et de l’individuel, c’est-à-dire de la vie même, par opposition à la science qui s’élabore avec des notions intellectuelles et abstraites, avec des concepts.

Th. Lipps emploie un langage un peu différent de l’esthéticien italien, mais la théorie de l’éminent psychologue de Munich atteint le même résultat. La beauté est un état d’âme dont l’objet perçu ou contemplé est l’occasion et que nous projetons en lui selon un phénomène que l’auteur nomme Einfühlung 134 Il s’agit d’une sorte d’identification ou de projection de mon être sentant dans l’objet de ma contemplation, si bien que mon moi et que le paysage que je chante n’arrivent à faire plus qu’un seul être actif.

Ils ont donc tort ceux qui prétendent que l’esthétique contemporaine méprise la vie, s’écarte du réel. Peu de poètes ont fait plus d’efforts, au contraire, pour s’approcher davantage de la vie et du réel absolu. Ils auront rendu à l’esprit son autonomie souveraine et à l’état d’âme son activité lyrique. Ils se seront écartés avec courage du « tout fait », de l’abstrait, voulant exprimer le ruisseau avec ses murmures, le matin avec ses brumes et ses fraîcheurs, la forêt avec son mystère, la joie et la douleur dans leur spontanéité vivante et leurs accents vrais. Au vers de Baudelaire, un maître pourtant :

Je hais le mouvement qui déplace les lignes

ils ont substitué cet autre de Vielé-Griffin, plus en harmonie avec les désirs troublés de l’âme contemporaine :

Notre art n’est pas un art de lignes et de sphères.