Note : entretiens de Goethe et d’Eckermann7
Traduits par M. J.-N. Charles
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I
Si jamais j’avais eu pour Gœthe la passion qu’ont certaines personnes, voici une publication qui me rendrait fort triste, car ce livre d’un innocent, qui ne se doutait guères de ce qu’il écrivait quand il écrivait, ôte, d’un seul coup, à Gœthe, pour les esprits de sang-froid et fermes, les grandes qualités à travers lesquelles on est accoutumé de le voir. Cependant, bien loin d’affliger les admirateurs d’un homme qu’on appelle un grand homme, — que dis-je ! le plus grand homme de l’Allemagne moderne, — que dis-je encore ! un Olympien, un dieu, un Jupiter, — ce livre va les exalter de plus belle, les faire titiller et danser plus fort la danse de Saint-Guy de leurs admirations. Il y a de ces méprises obstinées et de ces fortunes !
Déjà M. Sainte-Beuve en est à son troisième article sur le livre d’Eckermann. Ce livre, dans lequel on a ramassé pieusement tout ce qui est sorti de la bouche sacrée du dieu Gœthe pendant les dernières années de son passage sur la terre, me fait, dès à présent, l’effet de ce fameux collier que les adorateurs du Grand Lama se roulaient autour du cou pour s’attester leur dieu, selon les histoires… Ils disaient que c’était là de l’ambre céleste ; et vous savez ce que c’était.
Traduit, mais non pas pour la première fois, comme le dit imprudemment M. Charles dans le titre même de sa publication, ce livre, autour duquel on veut émoustiller la pensée publique dans un sens favorable à Gœthe, était à peu près inconnu, mais avait paru en français. Un Allemand, qui écrit notre langue à nous faire croire qu’il est notre compatriote, M. Sigismond Sklower, avait, en 1842, publié sur Gœthe un livre intéressant, à la fin duquel il traduisit avec beaucoup de vivacité Eckermann, qui a si grand besoin qu’on soit vif pour lui, le pauvre homme !
Eckermann, c’est le bedeau du dieu Gœthe. C’était un fort honnête Allemand, qui entra chez Gœthe, vers la fin de sa vie, comme garçon d’admiration : genre de domesticité dont Jean-Jacques Rousseau, domestique à coup sûr moins honnête, avait l’idée, quand il disait de Fénelon : « J’aurais voulu être son laquais pour devenir son valet de chambre ». A proprement parler, Eckermann ne fut point, humainement, le valet de chambre de Gœthe. Il ne lui passait pas la manche de son habit. Il ne lui apportait pas sa casquette bleue quand le dieu, comme un simple mortel, allait promener en voiture sa divinité. Il n’abattait pas le marchepied devant les augustes babouches de Gœthe. Non ! mais il était son demoisel de compagnie. Il l’accompagnait partout et lui tendait (intellectuellement) le crachoir…
Tenir le crachoir, au physique, et parmi nous autres hommes, est une fonction assez servile et dégoûtante ; mais quand il s’agit d’un immense génie, à expectorations surhumaines, qui a toujours craché de la lumière et créé des mondes d’idées à chaque mot, la chose dégoûtante et servile change d’aspect… Nous sommes trop heureux qu’il y ait de ces garçons d’admiration en service ordinaire auprès des grands hommes que nous n’avons pas connus :
Monsieur, je suis garçon de Votre apothicaire !
M. Sainte-Beuve, l’adorateur de Gœthe, le Lama, s’attendrit beaucoup sur Eckermann. M. Sainte-Beuve, qui a des secrétaires qui le jugent, — et, par ma foi ! très bien ! — trouve très douce et a l’air de beaucoup envier cette invention de garçons d’admiration à poste fixe auprès des personnes considérables. Il faudrait seulement que ces garçons d’honneur eussent l’admiration intelligente. Il ne faudrait pas qu’ils fussent de très purs imbécilles, commettant, sur le grand homme qu’ils veulent faire admirer en toutes ses parties et paroles, la trahison des perroquets.
Car voilà ce qu’est Eckermann : un perroquet ! Voilà ce que fut le Boswell de Johnson : un parrot ! Des perroquets qui ne s’entendent point quand ils parlent. Macaulay, dont la critique est d’un homme et d’un Anglais qui a son mépris très libre pour les gens qu’il juge, trouve excellente la bêtise de Boswell, qui ne serait pas si intéressant s’il n’était pas si bête ; et il ne sentimentalise pas là-dessus. Mais M. Sainte-Beuve sentimentalise. M. Sainte-Beuve, sur Gœthe, est un béat. Et il l’est tellement qu’il ne s’aperçoit pas combien la bêtise d’Eckermann est compromettante, combien la fidélité naïve des souvenirs de ce ramasseur de mots du grand Goethe est imprudente et dommageable à l’esprit du maître qu’il s’était donné.
Gœthe, en effet, cet habile, qui aurait le plus grand génie si le génie était jamais une résultante d’habileté ; Gœthe, ce savant metteur en œuvre, ce roué d’art, de moyens et de réussite, qui dans sa vie fut ce qu’il est toujours dans ses ouvrages : un homme d’effet calculé ; Gœthe, enfin, le puissant jeteur de poudre aux yeux, paraîtra, à ceux qu’il n’a pas tout à fait aveuglés, effroyablement diminué par les révélations d’Eckermann. Pour mon compte, je n’ai jamais cru à la grandeur divine de Gœthe. Je laisse cela aux gens qui ne croient pas au Dieu qui a fait le ciel et la terre. Je n’ai jamais admis non plus sa grandeur humaine.
La grandeur humaine, c’est toujours du caractère ou du génie. Or, le caractère de Gœthe a une clef dans le dos ; c’est un caractère de chambellan. Et son génie, c’est le génie de Buffon : c’est de la patience. C’est le génie du comédien à froid de Diderot dans son Paradoxe du Comédien. Mais, si j’écarte la grandeur divine et humaine, j’ai très volontiers accepté Gœthe comme un cerveau d’une certaine force, comme doué jusqu’à un certain point d’imagination, de réflexion et de goût. Il est pour moi une espèce d’Horace, d’Horace moderne, avec le bénéfice des temps écoulés depuis Horace, qui auraient certainement élargi la tête du Romain. Et cela, mis ainsi à côté de l’Auguste lilliputien de la cour de Weimar, fait l’effet d’être gigantesque. Je l’acceptais surtout, Gœthe, comme ayant le sens anti-allemand, anti-enthousiaste, anti-niais, le sens sagace, suraigu, objectif ! objectif l C’était son mot ; il l’a tant répété qu’il l’était.
Certes ! je ne le reconnaissais pas, ainsi que M. Sainte-Beuve, l’entomologiste des riens, comme le plus grand critique qui ait jamais existé, parce qu’il n’a pas un principe de morale dans la tête et que sa critique, c’est de la description d’histoire naturelle. Mais j’admettais très largement qu’il avait de hautes facultés critiques et qu’il savait pénétrer profondément dans la pensée, la vie et les hommes. Eh bien, tout cela que j’accordais était trop, et, le livre d’Eckermann à la main, je vais faire humblement contre moi la preuve que, même en accordant cela, je me trompais !
II
Le livre d’Eckermann atteste surtout Gœthe comme critique. Quand Eckermann le connut, Gœthe ne pouvait plus être que cela. Il ne produisait plus. L’artiste, en lui, était épuisé. Que Michel-Ange, qui ne l’était pas, lui, à quatre-vingts ans, l’eût été, rien d’étonnant, avec la fougue de ce génie qui devait tarir la force humaine, comme le soleil boit une flaque d’eau. Mais que Gœthe le fût, c’est donc qu’on peut s’épuiser autant à lécher des œuvres qu’à en produire, car Gœthe, en art, est, avant tout et après tout, un lécheur. Il lèche comme Trublet compilait. Quoi qu’il en fût, du reste, quand Eckermann le connut Gœthe ne faisait plus ce qu’il avait fait toute sa vie. Comme il le dit, le temps l’avait rendu spectateur. Il était entré dans l’immobilité des dieux d’Épicure.
Du haut de cette immobilité empyréenne, il se jugeait, lui, ses ouvrages, le monde de l’art, de la science, de la politique ; il jugeait tout : il était critique. Il était ce que nous avons tous le droit d’être quand nous avons la faculté de regarder et de comprendre. A table, en voiture, au coin du feu, sous les lilas, en feuilletant sa collection de gravures, Gœthe était critique, et critique en exercice perpétuel. C’est donc au critique qu’eut affaire Eckermann durant cette période dernière de la vie de Gœthe. L’oracle parlait très bien tout seul, comme l’Océan sur son rivage ; mais, quand il se taisait et somnolait, Eckermann le réveillait et le provoquait, lui étalait sous les yeux quelque sujet de thèse, et le « Thomas, quid dicis ? » était posé▶, non par le grand Diafoirus au petit, — car il y a du docteur Diafoirus, c’est-à-dire du pédant, dans ce majestueux Gœthe, — mais par le petit Diafoirus au grand. C’est là ce que le petit appelle les Entretiens de Goethe et d’Eckermann. Le mot est familier.
Gœthe ne s’entretenait point avec Eckermann, mais il entretenait Eckermann de lui-même. Gœthe, ce poseur simple (mademoiselle Mars, en jouant la comédie, n’était-elle pas arrivée au simple, que les sots prennent pour le naturel ?), Gœthe ◀posait▶ devant Eckermann, qu’il prenait pour la postérité, sachant qu’il en était le sténographe et le photographe de bonne volonté. Gœthe, ce préparateur de conversation, comme on est préparateur de chimie, qui avait toujours préparé les siennes, ne disait pas un mot, ne faisait pas un geste, si ce n’est en vue des futurs souvenirs d’Eckermann et des Entretiens que ce dernier ne manquerait pas d’écrire.
Il était donc, même en robe de chambre et en pantoufles, toujours en représentation et en cérémonie, toujours en position d’oracle sur son trépied éternel, ce petit banc qu’Eckermann lui portait partout. Si donc on recherche avidement, et avec raison, tout ce qui peut nous donner une idée vraie de la spontanéité d’un homme de génie, si on tient à le voir dans le négligé pour surprendre en lui le secret de sa source, il n’y a rien de pareil à chercher ici. Gœthe ne se néglige point. Il ne se détend point. Il n’a pas un mouvement d’oubli avec ce pauvre diable d’Eckermann, que comme homme il peut mépriser, mais dont il se sert comme de la boîte aux lettres de la postérité et dans les oreilles idolâtres duquel il jette ses pensées, laborieusement rédigées, pour qu’elle les entende. Ce sont les pensées que voici.
Or, il est certain que si elles sont vagues, pédantesques et vulgaires (le triple caractère du livre d’Eckermann), la faute n’en est à aucune distraction du grand homme, qui se permet çà et là d’être homme. Il est certain qu’elles sont du Gœthe, du vrai Gœthe, préparé, disponible, avec toutes ses forces ramassées. Par conséquent, si elles ratent, ce n’est ni à Eckermann, ni à ceci ni à cela, qu’il faut s’en prendre, mais au métal même de l’esprit de Gœthe, qui a fait vent par la culasse et auquel il faut le reprocher.
Et c’est la question, et pas une autre. Dans les Entretiens d’Eckermann, Gœthe, le grand critique, est montré tour à tour comme métaphysicien, historien, littérateur, appréciateur d’œuvres et d’hommes, depuis Shakespeare jusqu’à Béranger. Il parcourt à dix reprises le clavier de faits ou d’idées qui se trouve sous toutes les mains intelligentes du xixe siècle. Eh bien, quels sons nouveaux et puissants nous fait-il entendre ? Je me moque, moi, des éloges adressés au Globe, dont je n’étais pas, et dont Gœthe ne pouvait, dit-il, se passer ! Je ne suis pas M. Sainte-Beuve pour avoir cette reconnaissance. Mais je cherche des jugements qui vont à fond et des idées qui me disent que je suis devant le dieu Gœthe, puisque c’est ainsi qu’on l’appelle.
En métaphysique, je trouve simplement ici un athée qui a peur de se compromettre et qui se roule dans cette toile d’araignée pour se cacher : « Je crois — dit-il, page 191, — Dieu incompréhensible, et l’homme ne peut avoir de lui qu’une idée vague, une idée approximative… » Pour la question pendante sur tout cerveau humain comme un glaive, la question de notre immortalité :
« Je crois — dit-il avec une impertinence nonchalante — qu’il faut y croire, mais qu’il ne faut pas y penser (page 34). Cela trouble les idées (quelles idées ?). Il faut laisser cette préoccupation aux dames qui n’ont rien à faire ; mais un homme de quelque valeur, qui songe à jouer ici-bas un rôle convenable (jouer des rôles, c’est toujours pour lui la grande affaire !), et qui par conséquent est astreint à travailler, abandonne le monde futur à son sort et dans celui-ci travaille à se rendre utile… »
Certes ! ne voilà-t-il pas une grande parole ! Pensez-vous qu’on ait jamais vu un utilitarisme plus écervelé que celui de Gœthe, si vraiment il croit à l’immortalité et si sa réserve n’est pas la précaution d’un lâche ? Franchement, au point de vue de la grandeur et de la poésie, j’aime mieux Pascal. Je le trouve plus fort… Matérialiste raffiné, qui raffine parce qu’il a l’anxiété de ne pas faire son chemin dans le monde ou de n’être pas tranquille une fois qu’il l’a fait, qui sans cela ne raffinerait point et serait matérialiste sans hypocrisie, Gœthe prise peu la dialectique et n’aime que l’étude de l’objet. Aussi comprend-on qu’il soit faible en idées générales ; mais les Entretiens d’Eckermann dépassent tout ce qu’on pouvait penser de cette incroyable débilité. Même en critique littéraire, qui est son métier et dont on voudrait faire sa gloire, ses idées générales, quand il en ose, sont de ces platitudes ineffables que le premier venu rencontrerait.
Que ce soit Gœthe ou M. Barbanchu qui me dise : « L’imagination et le tempérament chez les femmes sont les deux plus grandes raisons de leur pouvoir (page 245) », c’est absolument pour moi la même chose. Ou bien encore : « Shakespeare est un grand psychologue, et l’on apprend dans ses pièces à connaître le cœur humain (page 89). » Quelle nouveauté et quel renseignement ! « Villemain — dit-il ailleurs — occupe dans la littérature française une place très élevée », et il s’imagine, et Eckermann aussi, et M. Sainte-Beuve aussi, que c’est un jugement ou une découverte !
Le livre d’Eckermann est plein de ces belles choses, mais il contient plus encore de sagacité et de finesse. Écoutez : « M. Victor Hugo — y dit gravement Gœthe — est aussi considérable que M. Casimir Delavigne… Ce qui fait la supériorité de Béranger (de Béranger, le chauvin, le chansonnier républicain, l’ennemi des jésuites, etc.), c’est son indépendance des façons de voir de son temps… » Le jugement sur M. Guizot est d’un comique plus sérieux et que rien n’égale ; il est en harmonie avec le sérieux du sujet. Le voici :
« Guizot est un homme tel que je le veux ; il est solide ; il possède de profondes connaissances qui s’allient à un libéralisme éclairé ; s’élevant au-dessus des partis, il poursuit sa propre route. Je suis curieux de voir le rôle qu’il jouera… (Hélas ! nous l’avons vu, nous !) C’est un esprit clairvoyant, calme, mais ferme, (le mais est-il de Gœthe ?), et qu’on ne saurait assez apprécier si on le compare à la mobilité française. C’est précisément l’homme qu’il faut a la nation ! »
On n’est pas plus absolu dans l’oracle, et on ne s’est jamais plus magistralement trompé. Quand il lisait les premières élucubrations du jeune Ampère, alors à la fleur de son printemps : « Ampère, — dit-il page 158, — tellement supérieur que les préjugés nationaux, que les appréhensions de l’esprit borné d’un grand nombre de ses compatriotes sont bien loin derrière lui et « que par son génie il est cosmopolite… » II crut, à la force qu’il vit en ces élucubrations de M. Ampère sur son propre théâtre, à lui, Gœthe, qu’un tel critique devait être un homme dans la maturité de la vie, ayant toutes les expériences, et Eckermann ajoutait sa sagacité à celle de Gœthe pour conclure, bien entendu, comme Gœthe. Qui fut bien surpris ? ce fut Gœthe, l’objectif, qui vit à Weimar, quelque temps après, M. Ampère. Un charmant jeune homme, qui s’en revenait alors de jouer à la fossette et qui pouvait y retourner !
III
Ai-je montré assez de ces Entretiens d’Eckermann pour affirmer, comme je me permets de le faire, qu’il vaudrait mieux pour la gloire de Gœthe qu’ils n’eussent pas été publiés ? Je n’ai point les raisons qu’a sans doute M. Sainte-Beuve pour faire trois articles, horrifiques de longueur, sur un piètre livre, et je me contenterai de ceci. Dans les Entretiens, Gœthe n’est, d’ailleurs, à l’exception des choses que j’ai citées et qui me l’ont fait paraître nouveau, que le rabâcheur de sa pensée. Il remâche, dans la conversation, bien des idées qu’il a mieux dites dans ses ouvrages, et le livre dont j’ai parlé déjà, de M. Sigismond Sklower, est là pour le prouver.
Ce livre, qui n’est qu’un recueil de maximes, d’aperçus et de pensées de Gœthe, empruntés à ses œuvres complètes, donne une idée plus nette et plus riche de lui que les Entretiens d’Eckermann, et on le conçoit bien, pour peu qu’on se rappelle la nature spéciale de son esprit. On conçoit qu’étant un artiste réfléchi, savant, archaïque, qui s’assimilait bien plus les manières qu’il n’en créait, il eût moins de valeur sur place que dans ses livres. Madame de Staël, qui prêtait un peu trop ses qualités aux autres quand ces autres étaient des Allemands, l’a comparé, mais faussement selon moi, à Diderot. Ils monologuaient bien tous les deux au lieu de causer, mais leurs monologues ne se ressemblaient pas. Il y avait des différences.
Diderot, le bouillonnant Diderot, était un volcan d’idées, vraies ou fausses, toujours en éruption ; Gœthe, au contraire, une espèce de fleuve étendu de surface, mais froid, qui s’épandait en généralités limpides parfois, mais communes et souvent vaporeuses. Diderot avait fait l’Encyclopédie et était toujours prêt à la recommencer. Gœthe prétendait à l’encyclopédisme, et il avait certainement une grande abondance de notions avec sa double aptitude scientifique et littéraire ; mais il n’avait — il faut bien le dire, malgré les préjugés contemporains, — ni l’originalité réelle, ni la profondeur, ni même l’acuité qui surprend par ce qu’elle a vu…
J’ai fait mes citations plus haut. Mais prenez à côté, je le veux bien, toutes celles que fait M. Sainte-Beuve. Prenez les jugements de celui qu’il appelle le plus grand des critiques sur lord Byron, Molière, Voltaire, Shakespeare, Diderot, etc., tous ces esprits éclairés de tant de côtés à la fois par leur propre gloire, et sur lesquels on est tenu, pour être un grand elle plus grand critique, de dire un mot qui n’a pas été dit, démontrer une qualité ou un défaut qu’on n’avait pas vu jusque-là, et demandez-vous si toutes ces gloses de Gœthe au bon Eckermann ne sont pas faites avec des idées qui sont dans la circulation, ou qui, si elles n’y étaient pas, pourraient y être mises par la première plume moyenne venue, la première plume honnête et modérée. Est-ce donc bien la peine de s’appeler Gœthe pour dire cela ?
Non ! la véritable et la seule originalité de Gœthe, de cet Allemand qui, comme les autres Allemands, était idéaliste et poète, c’est d’avoir, Ixion infidèle, quitté la nuée pour embrasser la terre ; c’est d’avoir fait de la vie un art, bien plus qu’il n’a fait de l’art une vie ; c’est de s’être préoccupé, jusqu’à nous en faire mal au cœur, de l’utilité et de la pratique ; de jouer, enfin, au petit Machiavel, même littéraire, en n’étant qu’un petit Jérémie Bentham. Un jour de lueur, M. Sainte-Beuve appela Gœthe un Talleyrand littéraire, et il se repent maintenant de cette idée juste. La chassie de l’admiration a bouché ses yeux à tout éclair. Mais, alors, il avait raison. Oui ! un faux air de Talleyrand jusque dans la pensée, voilà le trait caractéristique de cette physionomie de Gœthe, lequel a eu plus de bonheur par ses défauts que par ses qualités, comme il arrive toujours, du reste.
Ainsi, parce qu’il était froid, on a dit qu’il était du marbre. Parce qu’il n’avait pas de principes moraux, on a dit qu’il était un critique impartial et désintéressé. Parce qu’il ajustait avant tout le succès, le rapport, la chose utile, immédiatement utile, on a dit qu’il était un grand génie positif, qu’il avait la science de la vie, et tous les serviles du succès se sont mis à genoux et l’ont reconnu pour leur maître. Enfin, parce qu’il était spinoziste et athée, — non pas comme Shelley, le poète, qui s’écrivait athée sur la cime du Mont-Blanc et voulait qu’on lui donnât ce titre sur l’adresse de ses lettres, mais discrètement, sans inconvénient, dans la pénombre, la main fermée, comme Fontenelle, sur la dangereuse vérité, — les athées Tartufes ont admiré ce gouvernement sur soi-même, cette domination sur sa pensée.
Il n’y a pas jusqu’à sa radicale indifférence à tout ce qui n’était pas son moi de dieu qu’on n’ait prise pour du stoïcisme recouvrant les plus hautes douleurs. Pour deux ou trois explications qu’il donne à Eckermann sur le loisir de sa ◀pose quand l’Allemagne, levée contre la France qui l’envahissait, était en feu, pour la plainte vulgaire que tout homme attaqué exhale contre ceux qui l’attaquent, M. Sainte-Beuve, ému et tout en larmes, nous dit qu’il saignait sous sa pourpre, cet homme qu’on croyait impassible, et le voilà, à si bon marché, un Épictète !! Bonheur inouï, n’est-il pas vrai ? qui n’a pas fini avec la vie de Gœthe et qui continue jusqu’après la tombe, jusqu’après même ce livre d’Eckermann, que je maintiens, moi, une ignorante et aveugle déposition contre Gœthe, et qu’on interprète en faveur de son génie et de sa gloire… Je me demande toujours pourquoi…