Chapitre II. — De la poésie comique.
Pensées d’un humoriste ou Mosaïque
extraite de la Poétique de Jean-Paul
Or, ces vapeurs dont je vous parle, venant à passer du côté gauche où est le foie, au côté droit où est le cœur, il se trouve que le poumon, que nous appelons en latin armyan, ayant communication avec le cerveau, que nous nommons en grec nasmus, par le moyen de la veine cave que nous appelons en hébreu cubile, rencontre en son chemin lesdites vapeurs qui remplissent les ventricules de l’omoplate ; et, parce que lesdites vapeurs ont une certaine malignité, qui est causée par l’âcreté des humeurs engendrées dans la concavité du diaphragme, il arrive que ces vapeurs… ossabandus, nequeis, nequer, potarinum, quipsa milus. Voilà justement ce qui fait que votre fille est muette.
Le Médecin malgré lui, acte II, scène vi.
Invitation à la danse120
Donnons-nous la main, auteur et lecteurs, et dansons ensemble dans ce chapitre, aux sons du violon de Jean-Paul, le bal humoristique et romantique du dogmatisme littéraire121.
Ronde
Près de la mer Caspienne est une plaine, la plaine de Bakow. Les Guèbres et les Hindous l’appellent le Paradis des roses. Dans la nuit claire-obscure, une flamme bleue, sans blesser ce qu’elle touche, çà et là danse et parcourt en zig-zag tous les points de l’horizon fantastique ; les fleurs en feu s’éteignent, se rallument ; des esprits chuchotent dans le vent, et les montagnes se dressent, vagues formes vacillantes, dans le clair de lune indécis : c’est l’image de la poésie romantique122.
Entrechat
La poésie, surtout la poésie comique123, doit toujours être romantique, et le romantisme dans la comédie, c’est l’humour 124.
Première contredanse
L’auteur comique vulgaire, pygmée grimpé sur des échasses, attaque et poursuit vaillamment de pauvres misères individuelles125 : l’avarice, l’amour-propre, la vanité aristocratique ou bourgeoise, l’ignorance et la pédanterie, les charlatans, les précieuses, les coquettes, les dupes, les imposteurs, les cuistres, etc., etc. Ce vainqueur rabaisse ce qui est bas, rapetisse ce qui est petit, terrasse ce qui est déjà à terre, et croit, par cette généreuse exécution, se rehausser lui-même ainsi que tous les riches en esprit. Fou un peu plus fou que les autres dans la maison de fous du globe terrestre, il prononce orgueilleusement du haut de sa folie qu’il ignore, un sermon triomphant contre ses frères les fous126.
Deuxième contredanse
L’humoriste, plein d’indifférence à l’égard des sottises individuelles127, se dresse sur la roche tarpéienne d’où sa pensée
précipite l’humanité tout entière128
Devant
son regard bienveillant et triste il n’y a pas de sots, mais
l’homme est sot ; il n’y a pas de folies particulières, mais la folie est universelle.
Le mépris calme du monde est l’âme de son sérieux génie. Il abaisse ce qui croit être
grand, et il exalte ce qui est humble ; car devant l’infini tout est égal et tout
n’est rien. Il protège les sots contre le bourreau comique qui leur enfonce aux
applaudissements des sages, ses coups d’épingle dans le corps, et lui arrachant
l’épingle, il la plonge agrandie et transformée en glaive de feu dans le sein du
bourreau, et dans celui des sages qui applaudissent129. — L’humoriste installe sa propre personne sur
le trône130, parce que le petit monde intérieur,
plus vaste que le vaste monde extérieur, ouvre à l’imagination un champ infini ; mais
s’il élève son moi, c’est pour l’abaisser et l’anéantir poétiquement comme le reste de
l’univers. — Il déborde de sensibilité131 : lorsque,
planant sur le monde, il se balance dans sa légère nuée poétique, ses larmes brûlantes
tombent comme une pluie d’été qui rafraîchit la terre. Géant toujours chaussé du
cothurne, il porte en sa main le
masque tragique132. C’est pourquoi Socrate dit, dans le Banquet de
Platon,
qu’il appartient au même homme de traiter la comédie et la
tragédie
, et que
le vrai poète comique est en
même temps poète tragique
133.
Chassé-croisé
Le comique n’est donc pas le contraire du tragique, comme on l’a dit. Le fleuve de la tragédie, dans Shakespeare, ne roule pas seulement çà et là quelques paillettes d’or comique, mais tous ses flots sont phosphorescents. Le feu pathétique d’Hamlet, comme le feu de joie de Falstaff, jaillit sans interruption en étincelles humoristiques134.
Saut périlleux
Comme un aigle ne laisse dans son voisinage subsister d’autres oiseaux que les aigles, une bonne définition paraît : toutes les autres ne sont déjà plus135. — Le comique est le contraire du sublime136. Or le sublime est l’infiniment grand ; donc le comique est l’infiniment petit137. Il annuité ce qui est, donne l’être et l’empire à ce qui n’est pas, précipite au fond de son creuset tout ce qui a le moindre semblant d’apparence, et pulvérise la grandeur à l’infini.
Danse sur la corde
Le comique est le contraire du sublime. — Dansons ici, auteur et lecteurs, dansons,
le balancier en main, sur la chaîne de fleurs d’un syllogisme bien tendu138. — Le sublime ambitionne les termes généraux qui
ont de la noblesse : le comique doit donc rechercher les expressions individuelles à
l’adresse des sens139.
Un chapitre long d’une
coudée
, a dit le divin Sterne, et ailleurs :
cela
ne vaut pas un liard rogné
140. Sterne
n’est lui-même qu’un arrière-petit-fils du curé de Meudon, l’aïeul de tous les
humoristes141. Rabelais énumère tous les jeux de
Gargantua. Là jouait :
au flux,à la prime,à la voleà la pille,à la triumphe,à la Picardie,au cent,à l’espinay,à trente-et-ung,à pair et sequence,au lansquenet,……………………etc., etc., etc . 142
Il en nomme deux cent seize. Mais Fischart, l’un des petits-fils de Rabelais, plus
comique une fois que son grand-père, a cité jusqu’à cinq cent quatre-vingt-six jeux.
Je lésai comptés tous, et cela m’a bien ennuyé143. — Le sublime dit : une armée plus nombreuse que les étoiles du ciel et
que les sables de la mer.
Pantagruel, dit le comique, transporta au pays conquesté 9 876 543 210 hommes,
sans les femmes et petits-enfants
144.
Le sublime, tombant à genoux145, s’écrie
épouvanté :
Je ne vois que des infinités de toutes parts qui m’enferment comme un
atome, et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour
146.
Le comique taille sa plume et raconte :
Micromégas tira une paire de ciseaux dont il se coupa les ongles, et
d’une rognure de l’ongle de son pouce, il fit sur-le-champ une espèce de grande
trompette parlante, comme un vaste entonnoir, dont il mit le tuyau dans son
oreille. La circonférence de l’entonnoir enveloppait le vaisseau et tout
l’équipage. La voix la plus faible entrait dans les fibres circulaires de
l’ongle : de sorte que, grâce à son industrie, le philosophe de là-haut entendit
parfaitement le bourdonnement de nos insectes de là-bas. Puis il leur demanda
s’ils avaient toujours été dans ce misérable état si voisin de l’anéantissement,
et ce qu’ils faisaient dans un globe qui paraissait appartenir à des
baleines
147.
— Le sublime chante que l’homme est le roi de
la création ; mais le comique le montre tremblant de peur entre les bras d’un grand
singe qui le flatte doucement avec sa patte148. — Le sublime
est le troubadour qui récite, tôle nue et à distance, des vers épiques à la table des
rois ; le comique est le petit chien impertinent qui saule sur la table du festin,
salit les plats d’argent et d’or, met les rois en colère, le menu peuple en liesse, et
mord en se
sauvant le pied du troubadour. — L’architecte héroïque se
cache derrière son œuvre, qui semble s’élever toute seule aux sons de sa musique,
comme Thèbes aux doux accords de la lyre d’Amphion. Le démolisseur humoriste doit
savoir danser sur la tête au milieu des ruines qu’il entasse ; il doit savoir rêver eu
pleine veille, tournoyer à jeun comme s’il était ivre, paraître toujours pris de
vertige, écrire en tenant sa plume à l’envers, effacer à mesure chaque trait de son
dessin sous l’enchevêtrement des arabesques, jeter la préface au milieu, les
réflexions dans le drame, les bêtises dans les réflexions, et l’épilogue avant le
titre ; il doit unir Héraclite et Démocrite, et faire le Solon eu démence, pour
pouvoir dire au monde la vérité qui rebute, quand elle est servie seule, mais qui
s’avale avec le reste dans une olla-putrida
149.
Cotillon
Les plus grands comiques ont été pasteurs ou curés. Rabelais, Swift, Sterne appartenaient à l’état ecclésiastique. Au-dessous de ces géants de l’humour, il est un fils de pasteur que l’on pourrait citer150. Les peuples les plus sérieux sont aussi les plus comiques ; l’Anglais d’abord, puis l’Espagnol151. — Nous manquons de comique, parce que nous manquons de sérieux et que nous avons mis à sa place l’esprit152.
Pastourelle
Le persiflage, gamin de Paris153, a jeté bas d’un coup de pied la barrière élevée par la nature entre la comédie et la satire. Alors, volant un houx dans le bois sombre de Juvénal, il l’a planté sur la ligne de séparation, dans le lit du ruisseau de l’épigramme qui coule entre les deux royaumes154 ; puis il a greffé sur ce houx une branche d’un rosier de Shakespeare. Mais il n’a produit qu’une plante monstrueuse qui n’est ni la satire ni la comédie155. — La satire tonne et s’indigne contre les vices individuels, trop sérieux pour être joués. La comédie se joue de la folie universelle, trop folle et surtout trop universelle, pour mériter l’indignation156. La satire attache à son pilori des fous responsables et corrigibles, et les fouettant jusqu’à ce qu’ils s’amendent, ne cesse point de les flageller. La comédie pose sur la tête de l’Humanité une couronne de fleurs, et la conduit souriante aux Petites-Maisons. — Moins une nation ou une époque est poétique, plus elle change facilement la comédie en satire. Moins une nation ou une époque est morale, plus elle change facilement la satire en comédie157. — À la base de quelques-unes de leurs œuvres comiques les Français ont mis le sérieux du vice, et dans les autres ils ont supprimé la vertu et le vice, en faisant passer sur le vice, la vertu et toutes choses, l’esprit, ce niveleur universel158.
Entrée des domestiques avec les plateaux
De toutes les nations lettrées la France est la moins comique et la moins poétique159. — La poésie française réduit tout ce qui est grand dans la nature aux proportions de mets d’apparat servis sur des plats de cristal160. Elle ne connaît pas l’homme en général, mais l’homme du monde161, et ne connaissant pas l’homme naturel, elle a beau dessiner des types abstraits, elle ne fait que des portraits d’individus162, et non l’image éternelle de l’homme, comme Shakespeare. Tantôt elle reflète le monde réel dans sa nudité prosaïque. Tantôt elle reflète le monde artificiel dans sa mensongère élégance. Elle est vulgaire jusqu’au dégoût, ou polie jusqu’à la fadeur. De même que la société russe, la poésie française manque d’un tiers-état163. — L’art n’est pas un plat miroir reproduisant telle quelle la réalité élégante ou vile. C’est une lanterne magique qui la transforme poétiquement. La réalité a pour symbole une planche partagée en cases sur laquelle le poète peut jouer le vulgaire jeu de dames ou le royal jeu d’échecs, selon qu’il ne possède que de simples morceaux de bois rond, ou des figures artistement taillées164 — Le besoin d’effacer en soi toute originalité pour se faire une surface unie a donné aux Français pour les termes généraux un goût contraire au vrai style comique. De même que les expressions générales, ils aiment les sentences générales165. Ainsi le duc Ernest Ier faisait graver sur les gros sous des versets de la Bible ; mais les habitants du duché de Gotha n’en péchèrent pas moins166. Ainsi Euripide débitait des maximes ; mais Aristophane, nouveau Moïse, fit tomber sur lui sa pluie de Grenouilles, pour le punir de sa morale affadissante167. — La tragédie française est non seulement terriblement froide, mais aussi froidement terrible. Car elle aiguise sur la glace son poignard de Melpomène, et sur la glace la plus dure qui soit au monde, je veux dire la vie raffinée des salons168. — La comédie française n’est qu’une épigramme prolongée169.
Après le punch
— Monsieur Richter, vous avez chaud. Reposez-vous, et dites-moi ce que vous pensez de Molière.
— Je pense, Monsieur, qu’il ne faut point tomber dans l’excès de William Schlegel. Ce critique n’a jamais su que blâmer trop ou louer trop170. L’Impromptu de Versailles est une belle chose171. Dans cette comédie unique, si je ne me trompe, sur le théâtre français, Molière met en scène sa propre personne, et se joue hardiment de tout le monde comme de lui-même : ce qui est, vous le savez, Monsieur, un des éléments du vrai comique. Mais dans ses pièces dites régulières, je ne vois que l’abaissement, vers la cour172, d’un poète qui eut pu être grand et qui avait du génie, témoin L’Impromptu de Versailles. Ce qui manque à son comique, voyez-vous, Monsieur, c’est l’humour. Car, pour s’élever jusqu’à cet humour dont je vous parle, le comique… comprenez bien ce raisonnement, je vous prie, le comique venant à passer de la région objective où l’ombre et la lumière se découpent nettement sous les rayons du soleil plastique, dans la région subjective… écoutez bien ceci, je vous conjure ; dans la région subjective où tout vacille et danse aux romantiques clartés de la lune ; le comique, dis-je, doit, pour s’élever jusqu’à l’humour, produire au lieu du sublime ou de la manifestation de l’infini… soyez attentif, s’il vous plaît, une manifestation du fini dans l’infini, c’est-à-dire une infinité de contraste, en un mot une négation de l’infini173. Voilà justement ce qui fait que Molière est un assez méchant poète comique.