(1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre I. Les origines du dix-huitième siècle — Chapitre II. Précurseurs et initiateurs du xviiie  siècle »
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(1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre I. Les origines du dix-huitième siècle — Chapitre II. Précurseurs et initiateurs du xviiie  siècle »

Chapitre II
Précurseurs et initiateurs du xviiie  siècle

Irréligion foncière du xviiie  siècle. — 1. Les libertins ; les sociétés du Temple et de ¡Sinon. — 2. Les cartésiens : Fontenelle. — 3. Les théologiens : Bayle.

Dans la critique générale des opinions traditionnelles et des institutions établies qui fut l’œuvre du xviiie  siècle, le point capital est la destruction du principe de la foi. Il n’y a pas eu de révélation ; les lois de la nature n’ont jamais été dérangées par une intervention divine ; tout ce qui est arrivé, arrive, arrivera dans la vie de l’univers et de l’humanité, est naturel, donc rationnel. Le surnaturel, le miracle, est une illusion ou un mensonge. Voilà l’essentielle affirmation du xviiie  siècle ; quelques-uns des plus grands esprits qu’il ait produits, l’ont repoussée ; mais, à leur insu, elle a dirigé leur pensée. Car la suppression du christianisme, d’un idéal religieux qui fournit une règle de vie avec une espérance de bonheur ultra-terrestre, mais infini, cette suppression seule explique la fureur de zèle humanitaire avec laquelle les philosophes veulent refaire la société pour mettre dans cette vie toute la justice et tout le bonheur.

Les vrais maîtres du xviiie  siècle sont donc ceux qui lui ont appris à détruire le système du christianisme. Ces maîtres furent les cartésiens, et les théologiens, plus que les libertins.

1. Les libertins

J’ai montré Saint-Evremond, cet esprit curieux et indépendant qui ne subit de servitude que celle des bienséances mondaines ; ce douteur paradoxal en qui il y a du Montaigne, et du Voltaire aussi, parfois du Montesquieu, quand il juge le peuple romain et ses historiens ; ce franc matérialiste, qui, dans sa vieillesse, forcé de renoncer à tous les plaisirs, éloigna toute espérance indémontrable, et se consola par deux réalités : l’activité de son esprit, et la solidité de son estomac.

Mais que pouvaient ces libertins contre la religion chrétienne, telle que l’avaient faite dix-sept siècles de développement continu ? Au Temple, chez les Vendôme, l’épicurisme était surtout pratique. On ne raisonnait pas, on ne disputait pas : on n’en voulait pas à l’Église, pourvu qu’on n’en sentît pas le joug ; et on lui permettait d’être maîtresse ailleurs. On aimait, on buvait, on jouait, on riait ; on n’en demandait pas davantage.

Plus sérieux étaient les amis de Ninon et Saint-Evremond. L’exercice intellectuel les occupait plus, ne fût-ce que parce que ces épicuriens, lorsqu’ils nous parlent, sont hors d’âge, condamnés à pécher surtout d’intention et de langue. On raisonne donc, on examine, on pose des principes, mais par jeu, pour passer le temps, sans méthode suivie, sans intention de propagande. Ceux-ci non plus, avec leurs railleries légères et décousues, leurs conversations de coin du feu, leurs lettres piquantes, dont ils se divertissent entre gens convertis d’avance, ne sont pas bien redoutables. Le doute vagabond de Montaigne ne serrait pas d’assez près ces dogmes si fortement liés ; il n’était pas de force à les dissoudre et à les faire écrouler. Il fallait aussi, pour mettre de la suite dans l’attaque, et pour gagner l’esprit du peuple, un amour scientifique du vrai, un enthousiaste dévouement à la raison, qui faisait défaut à ces mondains blasés. Le zèle de la vérité fut l’apport de l’aimable, du discret Fontenelle : la méthode critique fut l’apport du savant et solide Bayle.

2. Fontenelle

Le cartésianisme, à la fin du siècle, en s’éloignant de la doctrine formelle de Descartes, manifestait de plus en plus la puissance de sa méthode. Le mouvement cartésien aboutit, avec le pieux Malebranche et ses disciples, à dresser un système hétérodoxe, et avec le juif hollandais Spinoza, qui inquiéta, épouvanta les penseurs chrétiens, à exclure totalement jusqu’à la possibilité même d’une vérité chrétienne.

Fontenelle465, qui n’a pas fondé de système, porta sans en avoir l’air un coup violent à la religion : son œuvre ne fut pas théorique, mais pratique. Il révéla au rationalisme mondain son essentielle identité avec l’esprit scientifique : il vulgarisa la science et ses principes. Il acheva d’éveiller dans ces légères intelligences des salons le besoin de tout comprendre, la conviction que l’inexplicable n’est que de l’inexpliqué.

Fontenelle était un neveu des deux Corneille. A l’école de son oncle Thomas, il apprit à écrire facilement et médiocrement dans tous les genres : il fit des vers, une tragédie, des opéras, des pastorales, des lettres galantes ; il avait une sécheresse glacée et spirituelle, une pointe aiguë de style, aucun naturel, aucune spontanéité. Tant qu’il ne fut qu’un faiseur de vers et auteur de théâtre, il justifia les satires de La Bruyère et de J.-B. Rousseau : c’était bien le précieux Cydias, et « le pédant le plus joli du monde ». Il y avait pourtant déjà des vues bien fines, une solide indépendance de jugement sous la délicatesse épigrammatique des Dialogues des Morts (1683). Mais Fontenelle trouva sa vraie voie lorsqu’il composa ses Entretiens sur la pluralité des Mondes (1686), puis lorsque, ayant été nommé secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences (1697), il écrivit l’Histoire de l’Académie et les Éloges des Académiciens : il entra alors tout à fait dans son rôle, qui était d’être le maître de philosophie des gens du monde, d’introduire la science dans la conversation des femmes.

Il fut parfait dans ce rôle. C’était un homme du monde exquis : d’humeur toujours égale, doux, poli, souriant. Un bon fonds d’égoïsme et d’indifférence, l’éloignant de toute passion violente, le faisait souverainement aimable. Il était incapable de s’emporter, de s’échauffer, incapable d’un mouvement spontané, d’un élan irréfléchi. Mais il était intelligent, et à force d’intelligence il évita la petitesse de l’égoïsme. Il suivait en tout la vérité ; il était juste, il était bienfaisant par intelligence. Seul à l’Académie, il vota contre l’exclusion de l’abbé de Saint-Pierre, contre cette mesure d’hypocrite servilité. Il était libéral, quand on lui demandait ; Mme Geoffrin disposait de sa bourse en faveur des pauvres : il ne refusait jamais, mais il n’offrait pas. Il n’avouait qu’un sentiment, un commencement de passion : « un peu de faiblesse pour ce qui est beau, disait-il, voilà mon mal ». Il devait dire : pour ce qui est vrai ; mais il était si peu artiste, qu’il ne concevait pas d’autre beauté que celle d’une pensée fine ou d’une démonstration élégamment conduite.

Cette faiblesse ne l’entraîna jamais : il garda toujours une réserve très discrète. « Si j’avais la main pleine de vérités, je me garderais bien de l’ouvrir. » Ce n’était pas timidité intellectuelle, ou prudence personnelle : c’était délicatesse : il haïssait le tapage, le scandale, les luttes brutales ; tout cela était de mauvais ton ; il était trop bien élevé pour faire l’apôtre ou le tribun. Il était trop aristocrate aussi pour semer la vérité à pleines mains, en plein champ. Il estimait que la masse des esprits, peuple ou grands, n’est pas apte à recevoir la vérité, qu’elle est faite pour un petit nombre d’intelligences, où elle ne se déforme pas, et ne porte pas de mauvais fruits.

Il causa de la science agréablement, avec une légèreté, une grâce, une ironie souvent exquises, et, il faut le dire aussi, avec un excès parfois de gentillesse et de galanterie. Il lui arrive de mettre trop de rubans et de pompons à son style, et de tourner l’astronomie en madrigaux ; si la science en est un peu rabaissée, la conquête des salons valait bien quelques sacrifices, et ce n’était pas trop l’acheter que de quelques fadeurs. Mais la grande qualité de Fontenelle, et par où il donna le ton à toute la philosophie du siècle, ce fut la clarté. Il demandait aux dames, pour comprendre sa Pluralité des mondes, tout juste la même somme d’attention dont elles ont besoin pour suivre la Princesse de Clèves. Il exposa le système de Copernic et les découvertes de tous les académiciens de telle sorte que tout le monde entendait et retenait.

Il s’attacha surtout à faire ressortir les règles fondamentales de la méthode scientifique, à y accoutumer les esprits : ne rien croire que par raison, savoir douter, savoir ignorer. « Je ne vois qu’un grand je ne sais quoi, où je ne vois rien », écrit-il à propos des habitants des planètes. Il ne faut pas craindre les nouveautés : toutes les vérités ont été neuves à leur jour. Par une démonstration ingénieusement hardie, Fontenelle établit que la vraisemblance est du côté du paradoxe contre la tradition. Il enfonce dans les esprits la foi au progrès, par le spectacle de toutes les découvertes que la raison a faites dans les sciences au siècle précédent. Il n’accorde guère aux anciens que le mérite un peu négatif d’avoir diminué le nombre des erreurs possibles, d’avoir en quelque sorte usé les plus fausses absurdités, qui auraient eu chance, s’ils ne les avaient essayées, de retenir quelque temps la raison moderne.

L’œuvre la plus significative de Fontenelle est son Histoire des oracles (1687), qu’il tira d’un ouvrage latin, lourdement érudit, du Hollandais Van Dale. La thèse est d’apparence inoffensive : Fontenelle y établit irréfutablement que les oracles des anciens n’ont pas été rendus par les démons. Ce soin pouvait paraître superflu aux environs de 1700. Mais faisons attention au raisonnement. Fontenelle analyse les causes de la crédulité qu’ont rencontrée les oracles : on y a cru, parce qu’on voulait y croire. L’esprit humain, dans l’ignorance, aime le merveilleux. Par légèreté et paresse intellectuelle, on a plus tôt fait d’expliquer que vérifier ; et l’on interprète des prodiges qui n’existent pas : témoin la charmante anecdote de la dent d’or, qu’un enfant en Silésie avait, disait-on, en la bouche. La crédulité de la foule encourage la fourberie de quelques-uns ; l’intérêt des prêtres les pousse à profiter de l’ignorance populaire. Les oracles n’ont cessé que lorsque l’esprit humain s’est éclairé : la philosophie les a fait taire.

L’argumentation de Fontenelle dépasse la thèse qu’il a avancée. Tout ce qu’il dit des oracles pourra se dire des miracles. L’impression qu’on garde du livre, c’est qu’il faut n’accepter le merveilleux qu’à bon escient, que le merveilleux, en réalité, doit s’évanouir par un contrôle sérieux des faits. On recueille dans l’ouvrage, çà et là, négligemment jetés, certains mots sur Platon inventeur de dogmes, exposant l’idée de la Trinité, et d’autres pareils, qui achèvent de nous faire saisir la vraie pensée de Fontenelle. Au fond, cette innocente critique de la foi des anciens à leurs oracles est la première attaque que dirige l’esprit scientifique contre le fondement du christianisme466. Tous les arguments purement philosophiques dont on battra la religion, sont en principe dans le livre de Fontenelle.

3. Bayle

La science n’assiégea pas seulement la religion par le dehors, elle y pénétra pour la mieux ruiner. Elle prit le dogme corps à corps, elle essaya d’y mettre en évidence toutes les marques de l’invention humaine et d’y rendre inutile l’hypothèse d’une action divine. Ce procédé de critique fut peut-être le plus efficace et le plus fatal à l’Eglise : et ce furent les théologiens qui l’enseignèrent aux philosophes.

Les protestants, qui prétendaient restaurer la primitive Église, avaient été amenés à faire la part du divin et de l’humain dans le corps des traditions chrétiennes, soit contre le catholicisme romain, soit contre les sectes rivales issues également de la Réforme. Ils avaient appelé à leur aide la philologie et l’histoire, pour discuter telle interprétation des Livres Saints, établir l’origine de telle portion du dogme et de la discipline. Les catholiques avaient suivi les réformés sur ce terrain ; et l’on avait vu Bossuet, dans son Histoire des Variations, démontrer par la méthode historique le développement continu et divergent des doctrines réformées. Il avait montré — avec une pénétration peut-être imprudente — que toutes les pièces de la tradition se tiennent, que l’on ne peut commencer à refuser soumission à l’Église sans aller jusqu’à l’incroyance absolue, que la négation, logiquement, doit gagner de dogme en dogme jusqu’à ce que rien du dogme ne subsiste, et que les seuls sociniens sont conséquents, qui sont arrivés à dépouiller la religion de tous les mystères.

D’autre part, en dehors de toute polémique, de pieux érudits appliquaient à la religion les principes de la méthode scientifique. Les Bénédictins, à force de candide soumission, élaguaient de la légende chrétienne une foule de saints apocryphes et de faux martyrs, sans inquiéter l’autorité ecclésiastique. Moins heureux étaient Dupin dans ses recherches sur les Conciles, et surtout Richard Simon dans ses études philologiques sur les deux Testaments et sur les Pères. Ceux-ci ne touchaient plus seulement, comme les Bénédictins, aux ornements de la religion, mais à ses fondements, qu’ils ébranlaient par le seul emploi d’une méthode qui écartait la tradition de l’Église comme une idée préconçue.

Tout ce qui, dans l’œuvre des théologiens depuis cent cinquante ans, pouvait servir à la démolition de la religion, se ramassa dans les écrits de Pierre Bayle et surtout dans son Dictionnaire historique et critique 467. C’était un probe et fort esprit, excite plutôt que tourmenté par l’impossibilité de savoir où est la vérité. Il était né protestant, se fit catholique, se refit protestant. La Révocation le jeta hors de France ; il professa à Rotterdam, où le violent Jurieu lui chercha querelle : ses livres furent censurés, sa chaire lui fut retirée. Rien de tragique au reste dans cette âme inquiète et dans cette vie orageuse : Bayle est une figure originale de savant à la vieille mode : paisible, doux, gai, sans ambition, indifférent à la gloire littéraire, il s’enferme dans son cabinet, et ne se croit jamais malheureux, dès qu’il peut lire, écrire, imprimer en liberté. Il travaille assidûment, sans fatigue ; c’est sa vie et sa joie468. Il a le savoir d’un érudit, le sens d’un critique ; il cherche la vérité, d’une affection ferme et sereine, qui a l’air d’une fonction plutôt que d’une passion de sa nature.

Il n’est pas écrivain, pas artiste au moindre degré. Il est aussi incapable de composer que Montaigne. Son Dictionnaire historique et critique est un amas d’observations faites sur les erreurs ou les omissions d’un dictionnaire, celui de Moréri. Les notes, « farcies » de citations françaises, latines, grecques, tiennent dix fois plus de place que le texte : on y trouve de l’histoire, de la géographie, de la littérature, de la philologie, de la philosophie, des gaillardises469, mais surtout de l’histoire religieuse et de la théologie.

Bayle n’a point de système, évite de dresser des théories. Sa méthode est d’alléguer toutes les raisons pour et contre les opinions établies. Ce n’est pas sa faute si les raisons contre paraissent les plus fortes, si, après l’avoir lu, l’on est tenté de conclure pour les hérétiques. Il excelle à faire ressortir que les opinions délaissées pouvaient se défendre, et n’étaient pas plus absurdes en réalité que les opinions victorieuses. Il a peine à ne pas marquer de faveur au manichéisme, dans lequel il trouve beaucoup de raison. Mais il est, en somme, dégagé de tout préjugé religieux ou philosophique. Il enseigne à ne pas croire, à se réserver. Sa doctrine positive est la haine de l’intolérance et l’amour de la paix : il n’y a pas de vérité assez certaine pour valoir qu’on s’égorge. Et l’homme n’a pas besoin qu’on lui en fournisse des causes : il est par lui-même un animal suffisamment féroce et indisciplinable.

Le dictionnaire de Bayle fut un des livres essentiels du xviiie  siècle ; il fit les délices de Voltaire, de Frédéric II, de tous les incrédules ; c’est le magasin d’où sortit presque toute l’érudition philosophique, historique, philologique, théologique, dont les philosophes s’armèrent contre l’Église et la religion. Ils n’eurent qu’à choisir, aiguiser et polir. Avec l’indigeste, substantielle, et copieuse pâte que leur fournissait Bayle, ils firent ce qu’on appela en ce temps-là « les petits pâtés chauds de Berlin » ; ils découpèrent dans les effrayants et peu maniables in-folio de petits livres portatifs, amusants, lus de tout le monde.

Ainsi des trois courants, scepticisme mondain, rationalisme scientifique, et critique érudite, se forma un courant unique, qui fut irrésistible.