(1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Sismondi. Fragments de son journal et correspondance. »
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(1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Sismondi. Fragments de son journal et correspondance. »

Sismondi.
Fragments de son journal et correspondance.

Lettres inédites à Mme d’Albany.
Suite et fin.

I.

Pour bien apprécier et goûter, comme je le fais, cette Correspondance de Sismondi, il faut absolument se déplacer un peu, se figurer la situation des correspondants telle qu’elle était, les revoir dans leur monde et à leur point de vue. Voilà des gens qui, comme nous, parlent le français de naissance et d’enfance, qui ne sont pourtant pas le moins du monde obligés d’être Français de sentiments, puisqu’ils appartiennent à une autre nation ; ils ne nous ont vus que de loin ou en passant ; depuis les guerres de la Révolution et par nos annexions ou conquêtes, nous les dérangeons dans leur vie, nous les blessons dans leur nationalité, dans leurs convictions ou leurs habitudes les plus chères ; nous troublons tout chez eux ou autour d’eux ; s’ils sont liés intimement avec des Français, c’est avec des personnes de la haute société et de l’aristocratie, qui demeurent hostiles aux principes du nouveau régime et qui sont peu sensibles à ses gloires. Les lettres que ces correspondants échangent entre eux sont plus rares qu’ils ne le voudraient, et, quand ils s’écrivent, ils ont des sous-entendus forcés, ils n’osent tout se dire ; ils vivent sous l’impression de maux actuels et immédiats, dans un serrement de cœur continuel et comme en présence d’une crise extrême et permanente ; les bienfaits, les améliorations civiles qui pourraient leur sembler une compensation et un correctif, ne se révéleront que le lendemain et leur échappent. Sir Samuel Romilly, faisant le voyage d’Italie en 1815, était très-frappé de l’influence bienfaisante qu’avait exercée la domination française dans le pays. Les assassinats, par exemple (ce qui est bien quelque chose dans le cours ordinaire de la vie), avaient non-seulement diminué, mais presque entièrement cessé dans la haute Italie sous le régime français ; ils avaient repris dès le lendemain avec autant de fréquence que jamais, grâce au droit d’asile dans les églises et à la facilité de s’enfuir sur le territoire des petits États circonvoisins. Romilly, dans son Journal particulier, invoque, à cette occasion, le témoignage de Sismondi lui-même, qui lui avait certifié que, dans la seule ville de Pescia qu’il connaissait bien, le chiffre des assassinats, avant l’intervention de la France, et depuis qu’on était délivré du joug français, avait été et était redevenu, terme moyen, de un par semaine, tandis qu’il ne s’en était commis presque aucun tant que la ville avait été sous l’autorité française. Mais, dans le moment même, d’autres sentiments publics, d’autres pensées que celle de la reconnaissance prévalaient dans le cœur des vaincus. Or, Mme d’Albany était une vaincue, Mme de Staël aussi, et Sismondi sympathisait avec elles et avec leurs en tours. Ses jugements, quand il nous est favorable, en ont plus de prix.

Le voyage de Mme  d’Albany à Paris précéda le sien, et elle n’y était plus depuis longtemps lorsqu’il y arriva. Il n’avait pas moins de quarante ans ou bien près, à ce moment où il y vint pour la première fois. Il y aspirait depuis quelques années, et il avait quelque honte, ayant visité presque toute l’Europe, de n’en avoir jamais vu la vraie capitale. Il sentait vaguement que la société n’était que là, et qu’on ne pouvait passer pour un auteur vraiment français que quand on y avait reçu le baptême. Comme diversion à ses graves volumes d’histoire, et pour se délasser, il ne cessait, en attendant, de se nourrir des ouvrages français du jour ; il les lisait dans leur primeur et en disait son sentiment avec intérêt, avec âme. C’est ainsi qu’ayant eu communication des Mémoires, alors manuscrits, de Mme de La Rochejacquelein, revus et en partie rédigés par M. de Barante, il déclarait y avoir trouvé « la jouissance la plus vive que livre puisse jamais procurer. » Il y voyait tout ce qui constitue un morceau accompli d’histoire, « l’harmonie et la justesse d’un style partout adapté à la chose, l’art pittoresque qui met toujours et la scène et les personnages devant les yeux, l’intérêt le plus vif, le plus enthousiaste, le plus vertueux, qu’aucune période de l’histoire moderne ait jamais présenté, un intérêt qui s’attache aux personnes et qui ne se perd jamais dans les masses et les nombres abstraits, comme il arrive trop souvent. » Les Lettres de Mlle de Lespinasse, nouvellement publiées (1809), lui faisaient un effet bien différent ; c’était, pour lui, une lecture singulière qui lui laissait des impressions contradictoires, et où il se sentait quelquefois rebuté par la monotonie de la passion, souvent blessé d’un manque de délicatesse et de dignité dans la victime, mais attaché en définitive par la vérité et la profondeur de l’étude morale :

« Un rapprochement, dit-il, que je faisais à chaque page augmentait pour moi l’intérêt de cette Correspondance. J’ai vu de près, j’ai suivi dans toutes ses crises une passion presque semblable, non moins emportée, non moins malheureuse ; l’amante, de la même manière, s’obstinait à se tromper après avoir été mille fois détrompée ; elle parlait sans cesse de mourir et ne mourait point ; elle menaçait chaque jour de se tuer, et elle vit encore. »

Il est hors de doute qu’il pensait à Mme de Staël en ce moment9. Sur tous les ouvrages nouveaux, venus de Paris à cette date, Sismondi est informé autant que personne ; il se tient au courant et il nous y met. Il nous apprend, par exemple, à quel point les Martyrs de Chateaubriand, que nous savions bien n’avoir pas réussi au gré de l’auteur et de ses amis, ont été et ont paru une chute, une vraie chute, « la plus brillante dont on eût été témoin », mais une chute complète et avouée des amis eux-mêmes. En revanche, les Mélanges du prince de Ligne, arrangés et publiés par Mme de Staël, « une vraie crème fouettée », obtiennent un succès fou ; ils ont jusqu’à trois et quatre éditions de suite dans la même année (1809) : « Et toute cette gloire, remarque Sismondi, a un peu consolé le vieux général des malheurs de sa patrie. » C’était l’année de Wagram en effet, et ce succès disproportionné qu’on faisait à un livre léger s’explique très-bien par la générosité française, j’aime à le croire, et aussi par ce goût d’opposition naturel de tout temps à certains salons.

À propos de la Correspondance de Mme Du Deffand avec Horace Walpole, qui paraissait alors pour la première fois (1812), et que Sismondi lisait avec sa mère, il écrivait à Mme d’Albany, en faisant d’elle à l’auteur un rapprochement qui s’offrait de lui-même, et que nous n’aurions pas manqué de faire également :

« En lisant ces lettres, permettez-moi de vous le dire, nous pensions souvent à vous ; le parfait naturel de son style, la vivacité de toutes ses impressions, l’originalité de son esprit nous faisaient comparer ; mais ce qui lui manquait surtout, c’était le caractère… Quelle dévorante activité l’ennui avait en elle ! Quel besoin des autres, et quel mépris pour eux cependant ! Quel manque absolu d’intérêt pour la lecture, toutes les fois que cette lecture ne se rapportait pas à la société ! »

Mme d’Albany, au contraire, lisait sans cesse, et de toutes sortes de livres, et ne s’ennuyait jamais. Elle avait, au besoin, assez de force en elle-même pour savoir se contenter pleinement de la lecture au lieu de société. Les livres, se disait-elle, ont toujours plus d’esprit que les hommes qu’on rencontre. Ce n’est pas qu’elle portât une bien grande chaleur dans les divers sujets et dans les idées qui l’occupaient, ni aucune vue ou espérance d’avenir ; elle avait fait dès longtemps sa retraite dans la lecture et dans la pensée, n’y cherchant que le plaisir d’une réflexion solitaire. Ce système d’indifférence qu’elle pratiquait désormais n’avait pourtant pas son principe dans l’égoïsme ; ce n’était en elle que le culte constant du passé ; et, comme le lui disait délicatement Sismondi : « Vous avez aimé ce qu’il y a eu de plus grand et de plus noble dans votre génération, et ce sentiment vous suffit encore. C’est le repos sur un sentiment passé et non sur l’insensibilité, qui fait pour vous le charme de l’âge qui s’avance. »

Mais ne nous attardons plus ; car, après bien des lenteurs, des dérangements et contre-temps dans ses projets, Sismondi enfin se met en route et arrive à ce Paris tant désiré ; il y est au commencement de janvier 1813, une date peu riante assurément ; il ne s’en aperçoit qu’à peine, et, dès le premier jour, il doit à l’amitié connue qui le lie à Mme de Staël d’être reçu et initié dans le meilleur monde, dans la plus fine société. Il voit les Montmorency, les Duras, les Châtillon, les Chabot, les Maillé, le pur faubourg Saint-Germain ; il ne voit pas moins le faubourg Saint-Honoré, Mmes de Pastoret, de Rémusat, de Vintimille ; il voit beaucoup l’aimable Mme de Souza, qui s’était fort liée avec Mme d’Albany, dans le séjour de cette dernière à Paris ; il voit M. et Mme Guizot, et les savants et les académiciens. Nous sommes chez nous, nous pouvons désormais nous étendre.

II.

Et tout d’abord Sismondi est flatté, loué comme on sait le faire à Paris ; l’amour-propre de l’auteur est chatouillé à l’endroit le plus tendre : « Je n’aurais jamais cru, écrit-il à sa mère, que mon Histoire fût prisée à ce point, que moi-même je fusse aussi connu ; mais chaque succès est pour moi une crainte de plus ; c’est un engagement que je ne sais comment je remplirai. » Qu’il se tranquillise ! il est moins lu qu’il ne le pense ; il est plus loué que lu ; il ne tarde pas à s’en apercevoir, et quand il a affaire à nos savants moins flatteurs que nos grandes dames, à nos académiciens alors en renom, il a des mécomptes. Il écrit pour lui seul dans son Journal :

« … Quant à mes livres, ils n’en ont pas lu une ligne. Ce sont des hommes dans la tête desquels rien de nouveau ne peut entrer. La place qu’ils occupent à l’Institut leur fait croire qu’ils sont au pinacle, et ils considèrent les livres qu’on leur envoie comme un hommage qu’on leur doit, et qui ne les engage à rien. »

Il a souvent l’occasion de rencontrer Chateaubriand chez Mme de Duras ou chez Mme de Vintimille ; il l’entend causer, et il revient, à son sujet, de quelques-unes des préventions que lui avaient inspirées les livres brillants, mais de parti pris, de l’illustre écrivain. L’auteur et l’homme chez Chateaubriand étaient deux ; Sismondi s’en aperçoit avec une surprise qui, dans son expression, ne laisse pas d’être naïve :

« 14 mars 1813 (au sortir d’une conversation)… Chateaubriand considère l’Islamisme comme une branche de la religion chrétienne, dans laquelle cette secte est née, et en effet il a raison. Il observait la décadence universelle des religions, tant en Europe qu’en Asie, et il comparait ces symptômes de dissolution à ceux du polythéisme au temps de Julien. Le rapprochement est frappant en effet ; mais je n’aurais pas osé le faire devant lui, pour ne pas le scandaliser. Il en concluait la chute absolue des nations de l’Europe avec celle des religions qu’elles professent. J’ai été assez étonné de lui trouver l’esprit si libre, et il m’a paru plus spirituel que je ne le croyais. »

Et quelques jours après (25 mars) :

« … Chateaubriand a parlé de religion chez Mme de Duras ; il la ramène sans cesse, et ce qu’il y a d’assez étrange, c’est le point de vue sous lequel il la considère : il en croit une nécessaire au soutien de l’État, il aime les souvenirs, et il s’attache à celle qui a existé autrefois dans son pays ; mais il sent fort bien que les restes auxquels il veut s’attacher sont réduits en poudre ; il croit nécessaire aux autres et à lui-même de croire ; il s’en fait une loi, et il n’obéit pas. Il y a dans tout cela beaucoup d’inconséquence, et beaucoup moins de mauvaise foi que je ne l’aurais supposé. Sa raison n’est nullement d’accord avec son sentiment, et il écoute les deux ; mais il suit bien plus la première lorsqu’il parle, et le second lorsqu’il écrit. »

Que vous en semble ? cet observateur candide est arrivé assez vite à l’analyse parfaite du personnage et à l’explication la plus vraie comme la plus bienveillante.

Il ne se peut de manière historique plus opposée que celle de Chateaubriand et de Sismondi. Le premier ne faisait, à cet égard, aucun cas de l’autre. Sismondi, tout d’abord, et comme par précaution, le lui avait rendu quand il disait, — avant de le connaître personnellement, il est vrai, et sur la simple annonce de l’Histoire de France que Chateaubriand se proposait d’écrire :

« J’ai une grande admiration pour son talent, mais il me semble qu’il n’en est aucun moins propre à écrire l’histoire : il a de l’érudition, il est vrai, mais sans critique, et je dirais presque sans bonne foi ; il n’a ni méthode dans l’esprit, ni justesse dans la pensée, ni simplicité dans le style : son Histoire de France sera le plus bizarre roman du monde ; ce sera une multiplicité d’images qui éblouiront les yeux ; la richesse du coloris fait souvent papilloter les objets, et je me représente son style appliqué aux choses sincères comme le clavecin du Père Castel, qui faisait paraître des couleurs au lieu de sons. »

Sismondi ne voyait et ne prédisait là que les défauts. Il put revenir, après avoir vu l’auteur, d’une partie de ses préventions, mais d’une partie seulement. L’historien et le politique en Chateaubriand avaient des éclairs lumineux et de soudaines éclipses, des élévations et des chutes. Lorsque, quelques années après, Sismondi lut le fameux pamphlet doublé de théorie, la Monarchie selon la Charte, il en fut, très-frappé. Le livre le surprit en bien et dépassa de beaucoup son attente : « Il est, disait-il, beaucoup plus fort de pensées, de justesse et de précision dans le style que je ne l’en croyais capable. » Et il ajoutait naïvement : « Il y en a bien les trois quarts que je me ferais honneur, de signer. » Je le crois bien. Chateaubriand n’en eût sans doute pas dit autant de lui ni d’aucun de ses écrits. Mais le bon sens aussi a ses humbles avantages, et celui de Sismondi relevait tout aussitôt le mal à côté du bien, l’inconséquence et l’incohérence de la seconde partie de cette Monarchie, qui était encore plus selon les ultras que selon la. Charte : « Le vague dans les idées, la confusion et l’exagération qui commencent au milieu du livre, me paraissent faire un contraste très-étrange avec la grande netteté du commencement. » Ce jugement est le vrai, et, en se généralisant, il s’appliquerait assez bien à tout le côté historique et politique de Chateaubriand.

À Paris, Sismondi fut conduit par M. Guizot chez Fauriel, grand ami de Benjamin Constant. Fauriel, devançant Raynouard, travaillait depuis trois ans à une Histoire des Troubadours et de la littérature provençale. Sismondi était très-préparé sur ce sujet par le Cours qu’il avait professé à Genève sur les littératures du Midi, et qui s’imprimait à Paris dans le moment même (1813). Il apprécie donc Fauriel, sa conscience, son savoir, et même cette sorte de génie d’investigation et d’initiative que, lui, il était loin d’avoir au même degré ; puis il ajoute avec plus de finesse qu’on ne lui en croirait :

« Son livre pourrait être meilleur que le mien, mais il a un défaut, c’est qu’il ne le fera pas ; il n’a jamais rien publié, et il est incapable d’amener rien à terme. Le nombre de jeunes gens qui ont été ainsi doués par la fée Guignon est considérable ; ils ont de tout, invention, esprit, travail : mais ils ne savent pas circonscrire leurs forces ; ils veulent faire entrer l’univers entier dans chacune de ses parties, et meurent à la peine. Benjamin (Constant) est de ce nombre ; il ne fera jamais rien qui soit digne de son esprit… »

Le pronostic était bien absolu ; il s’est pourtant vérifié en grande partie. Fauriel ne fit jamais son livre ; mais on eut des pages de son livre découpées en leçons, quand il eut à faire un Cours à la Faculté des lettres ; ce fut la seule manière dont on put les lui arracher, et, tels quels, ces précieux cahiers ont été publiés après sa mort (1846).

Le jugement de Sismondi sur la société de Paris est à la fois remarquable et ordinaire : il distingue à merveille et indique par des nuances fort justes les divers degrés de mérite et d’amabilité chez les personnes qu’il rencontre, et en même temps il recommence pour son compte l’éternelle plainte qu’on avait déjà faite avant lui, et qu’on refera depuis, sur la décadence des générations. Il faut donner cette page qui est vraie dans son ensemble, et qui est rassurante aussi, à force d’être désolée dans ses conclusions. Il y a si longtemps qu’on désespère, qu’il doit nous rester de l’espérance :

« On me demande souvent, dit-il (1er mars 1813), quelle impression me fait Paris… Ce qui est précisément chose à voir est ce dont je me soucie le moins. J’ai visité quelques monuments, quelques cabinets pour l’acquit de ma conscience plus que pour mon plaisir… J’ai peu vu jusqu’à présent le théâtre ; l’heure des dîners et des soirées rend presque impossible d’en profiter… C’est donc dans la société presque uniquement que j’ai trouvé le charme de Paris, et ce charme va croissant à mesure qu’on remonte à des sociétés plus âgées ; je suis confondu du nombre d’hommes et de femmes qui approchent de quatre-vingts ans, dont l’amabilité est infiniment supérieure à celle des jeunes gens. Mme  de Boufflers (mère de M. de Sabran) est loin encore de cet âge ; sa vivacité, cependant, sa mobilité, son piquant, sont du bon ancien temps, et n’ont rien à faire avec les mœurs du jour. C’est elle qui devait me mener chez Mme de Coislin… Avec elle encore j’ai vu Mme de Saint-Julien, qui, à quatre-vingt-six ans, a une vivacité de la première jeunesse, Mme de Groslier, qui passe au moins soixante-dix ans, et qui fait le centre de la société de Chateaubriand. Je suis encore en relation avec Mme de Tessé, la plus aimable et la plus éclairée des vieilles que j’ai trouvées ici ; avec M. Morellet qui passe quatre-vingt-six ans ; avec M. Dupont (de Nemours) qui en a bien soixante-quinze, et dont la vivacité, la chaleur, l’éloquence ne trouvent point de rivaux dans la génération actuelle ; avec les deux Suard (mari et femme), que je ne mets pas au même rang, quoique l’esprit de l’un, tout au moins, soit fort aimable. Après avoir considéré ces monuments d’une civilisation qui se détruit, on est tout étonné, lorsqu’on passe à une autre génération, de la différence de ton, d’amabilité, de manières. Les femmes sont toujours gracieuses et prévenantes, cela tient à leur essence ; mais, dans les hommes, on voit diminuer avec les années l’instruction comme la politesse : leur intérêt est tout tourné sur eux-mêmes ; avancer, faire son chemin est tellement le premier mobile de leur vie, qu’on ne peut douter qu’ils n’y sacrifient tout développement de leur âme comme tout sentiment plus libéral. »

Voilà ce qu’on écrivait en 1813, il y a juste cinquante ans. Je ne dis pas que ce soit faux ; mais je crois bien que, sous Louis XIV, du temps de la vieillesse de Mme de Maintenon, on disait la même chose. La Fare regrettait la Cour de la première Madame et soutenait que, depuis cette mort, en fait de politesse, tout allait de mal en pis. Mme Des Houlières remontait plus haut et regrettait le bel âge des Bassompierre. Bassompierre lui-même sans doute regrettait quelque chose de mieux. Convenons que, si la décadence se poursuit et continue, il y a bien des temps d’arrêt dans l’intervalle et d’assez bonnes stations encore sur la pente.

Sismondi n’était cependant pas si absorbé par les aimables douairières qu’il ne rendît quelque justice à la génération des femmes plus jeunes. Ce fut surtout après son initiation dans ce qu’on appelle le faubourg Saint-Germain, qu’il devint tout à fait équitable dans la répartition de ses éloges. Mme de Chabot, la comtesse de Boigne qu’il nomme à part et distingue, lui montrèrent qu’on pouvait être jeune et continuer l’esprit, les grâces, la parfaite amabilité du passé. Mais comment était-il jugé lui-même dans ces diverses sociétés, où il était nouveau sans être trop neuf ? Avec indulgence et faveur, je le crois. Nous en avons un aperçu par un mot de Mme de Souza :

« J’aime beaucoup votre M. de Sismondi, écrivait-elle à Mme d’Albany (14 mai 1813) ; il est si naturel, si simple, au milieu de tant de connaissances et d’ouvrages qui ont demandé tant de travail et de lectures ! C’est une personne à qui je puis parler de mes roses, et qui, sans s’en douter, m’a fait une réponse, l’autre jour, qui m’a été au cœur. Il se promenait, regardait mes roses, et je lui disais : « C’est incroyable ce que je perds de temps dans ce petit jardin. » — « Oh ! je connais bien cela, me répondit-il, car je vois ma mère passer bien du temps dans le sien. » — Ainsi, ma chère amie, ce que fait sa mère est bien fait. J’ai laissé passer cela sans rien dire, mais je l’en ai mieux aimé. »

Il était donc bonhomme, et pris un peu sur ce pied-là ; il ne l’était pourtant pas au point de ne passe servir quelquefois de son air de bonhomie pour se faire plus agréable, plus coulant, et pour mieux s’accommoder au monde où il se trouvait lancé. Il avait sa manière, à lui, d’entendre la raillerie en ne paraissant pas y prendre garde ; et comme il le remarque à ce propos dans son Journal : « C’est une politesse dont on a souvent besoin dans le monde, que de ne pas entendre ce qu’on entend fort bien, et de noyer dans sa propre bonhomie ce qui n’est pas très-bon dans ceux qui le disent. » Noyer dans sa propre bonhomie ; savez-vous que, chez un autre, ce serait un joli mot ?

III.

Les revers de la fin de 1813 et la chute du premier Empire produisirent sur Sismondi une impression que plusieurs de ses amis n’avaient pas prévue, et qui était cependant assez naturelle chez un homme en qui le cœur jouait le principal rôle. L’émotion d’une si grande catastrophe lui fit un peu oublier le passé. D’adversaire et d’ennemi de l’Empire, il lui redevint plus favorable en idée et plus équitable en jugement.

« Quant à l’homme qui tombe aujourd’hui, écrivait-il en mars 1814, j’ai publié quatorze volumes sous son règne, presque tous avec le but de combattre son système et sa politique, et sans avoir à me reprocher ni une flatterie ni même un mot de louange, bien que conforme à la vérité ; mais au moment d’une chute si effrayante, d’un malheur sans exemple dans l’univers, je ne puis plus être frappé que de ses grandes qualités. »

Et dans une page mémorable où l’éloquence de l’âme se fait sentir, il balance ces hautes qualités et les énumère. Quant à la nation, de même et par un mouvement de sympathie généreuse, il se sentait redevenir Français à mesure que la France était plus malheureuse et plus écrasée ; il aimait à se confondre avec nous dans une même douleur unanime :

« J’ai toujours la même aversion, disait-il (mai 1814), pour la toute-puissance partout où elle se trouve, parce qu’en effet je la vois partout également immodérée dans son ambition et son orgueil… Je crains pour les plus forts l’ivresse du pouvoir à laquelle si peu de têtes résistent ; je la crains encore après la modération, vraiment digne des plus grands éloges, du premier moment. J’évitais de toutes mes forces d’être confondu avec la nation dont je parle la langue, pendant ses triomphes ; mais je sens vivement, dans ses revers, combien je lui suis attaché, combien je souffre de sa souffrance, combien je suis humilié de son humiliation… Mille intérêts communs, mille souvenirs d’enfance, mille rapports d’opinion, lient ceux qui parlent une même langue, qui possèdent une même littérature, qui défendent un même honneur national. Je souffre donc au dedans de moi, sans même songer à mes amis (à ses amis de France), de la seule pensée que les Français n’auront leurs propres lois, une liberté, un gouvernement à eux, que sous le bon plaisir des étrangers ; ou que leur défaite est un anéantissement total, qui les laisse, à la merci de leurs ennemis, quelque généreux qu’ils soient. Je ne suis pas bien sûr que Mme de Staël partage ce sentiment… Les femmes, plus passionnées que nous dans tous les partis qu’elles embrassent, sont, d’autre part, beaucoup moins susceptibles de cet esprit national ; l’obéissance les révolte moins, et comme ce n’est pas leur vertu, mais la nôtre, qui paraît compromise par des défaites suivies d’une absolue dépendance, elles s’en sentent moins que nous humiliées. »

Mme de Staël (et c’est une réparation qu’on lui doit) était beaucoup plus du sentiment de Sismondi, à cette date, que lui-même n’avait d’abord osé le penser ; mais Mme d’Albany n’en était pas du tout, et, dans les lettres qu’il lui adresse, Sismondi s’efforçait en vain de la ramener, de la convertir à sa manière d’envisager les choses du point de vue tout nouveau où il se plaçait :

« Je suis étonné, lui écrivait-il (11 décembre 1814), de vous voir vous arrêter toujours sur le passé, tandis que c’est le présent seul qui importe. Quand ces grands acteurs sortent de dessus la scène et qu’ils posent leurs habits de théâtre, il me semble que toute la passion cesse à leur égard. Ils redeviennent des hommes, le héros de la tragédie ne leur est plus rien, et l’on ne juge plus la pièce que sous le rapport de l’art. Mais les femmes mêlent un sentiment plus vif à tous leurs jugements, et il y a toujours la part de la passion dans leur politique. Regardez-y bien, Madame ; votre haine n’est-elle pas aussi éloignée de votre système de philosophie que l’enthousiasme de lady Holland ?… »

Apparemment lady Holland était aussi enthousiaste de l’Empereur tombé que Mme d’Albany l’était peu. Toute cette correspondance de Sismondi en 1814 pouvait faire présager déjà le procédé et la conduite qu’il allait tenir en 1815.

Il était, en effet, de retour à Paris dès janvier de cette année 1815 ; il y vit de près les fautes des Bourbons, leur appel ou leur assentiment aux vieilles passions et aux préjugés réactionnaires : le cercueil de Mlle Raucourt repoussé de Saint-Roch ; la pompe funèbre de Louis XVI allant remuer les haines de la Révolution ; la faiblesse surtout et la débilité sénile au début d’un régime et d’un règne. « Le roi, écrivait-il, pose pour ses portraits ; il en est au onzième ; et le peuple ne peut s’accoutumer à contempler l’abus de la faiblesse en ces mêmes lieux où, si peu de mois auparavant, il a vu régner l’abus de la force. » Le miracle du débarquement et du retour de l’île d’Elbe, survenant sur ces entrefaites, le transporta. Nature chaleureuse, prompte à l’espérance, plus occupée des principes que des personnes, il prit feu à l’idée d’un réveil de la France, d’une conversion de l’Empire à la liberté, et se fit fort de défendre dans le Moniteur l’efficacité des garanties accordées aux citoyens français par l’Acte additionnel. Napoléon, un peu surpris peut-être, de cette recrue constitutionnelle imprévue qui s’offrait d’elle-même, voulut voir Sismondi et eut avec lui un entretien d’une heure environ dans le jardin de l’Élysée. Il est à regretter que cet entretien dont on n’a cité que des fragments, mais dont Sismondi avait envoyé un récit complet à sa mère, et qui s’ajouterait si bien à ceux que Benjamin Constant nous a transmis dans ses Lettres sur les Cent-Jours, n’ait pas été donné en entier.

Quoi qu’il en soit, en dégageant de notre mieux les fragments qu’on en a, et en les séparant des réflexions étrangères dont le biographe, Mlle Montgolfier, les a coupés et hachés à tout moment, nous dirons à peu près comment les choses se passèrent. C’était le 3 mai. Napoléon, recevant Sismondi dans le jardin de l’Élysée et s’y promenant avec lui, commença par l’assurer du plaisir qu’il avait trouvé à la lecture de ses ouvrages, « lus tous et dès longtemps avec beaucoup d’intérêt. » Sismondi, en répondant, insista sur la conviction qui avait dicté son dernier écrit (l’Examen de la Constitution française, publié dans le Moniteur), et se montra affligé de l’opposition violente avec laquelle cette Constitution avait été accueillie.

« Cela passera, dit Napoléon. Mon décret sur les municipalités et les présidents de collèges fera bien. D’ailleurs, voilà les Français ! Je l’ai toujours dit ; ils ne sont pas mûrs à ces idées. Ils me contestent le droit de dissoudre des Assemblées qu’ils trouveraient tout simple que je renvoyasse la baïonnette en ayant. »

— « Ce qui m’afflige, répliqua Sismondi, c’est qu’ils ne sachent pas voir que le système de Votre Majesté est nécessairement changé. Représentant de la Révolution, vous voilà devenu associé de toute idée libérale ; car le parti de la liberté, ici comme dans le reste de l’Europe, est votre unique allié. »

— « C’est indubitable, reprit Napoléon ; les populations et moi, nous le savons de reste. C’est ce qui me rend le peuple favorable. Jamais mon gouvernement n’a dévié du système de la Révolution ; non des principes comme vous les entendiez, vous autres !… J’avais d’autres vues, de grands projets alors… D’ailleurs, moi, je suis pour l’application. Égalité devant la loi ; nivellement des impôts ; abord de tous à toutes places ; j’ai donné tout cela. Le paysan en jouit ; voilà pourquoi je suis son homme : populaire en dépit des idéalistes ! Les Français, extrêmes en tout, défiants, soupçonneux, emportés dès qu’il s’agit de théories, vous jugent tout cela avec la furia francese. L’Anglais est plus réfléchi, plus calme. J’ai vu bon nombre d’eux à l’île d’Elbe : gauches, mauvaise tournure, ne sachant pas entrer dans mon salon ; mais, sous l’écorce, on trouvait un homme, des idées justes, profondes, du bon sens au moins. »

La conversation se détourna quelque temps sur l’Angleterre, dont Sismondi était dès lors moins enthousiaste qu’autrefois : il remit l’auguste interlocuteur sur la voie, en disant le bien qu’il pensait des Français.

— « Belle nation ! s’écria Napoléon, noble, sensible, généreuse, toujours prête aux grandes entreprises. Par exemple, quoi de plus beau que mon retour ? Eh bien ! je n’y ai d’autre mérite que d’avoir deviné ce peuple. »

Et brusquant les répliques qui n’étaient que pour la forme :

« Oui, oui ! on a supposé des intrigues, une conspiration. Bast ! pas un mot de vrai dans tout cela. Je n’étais pas homme à compromettre mon secret en le communiquant. J’avais vu que tout était prêt pour l’explosion… Les paysans accouraient au-devant de moi ; ils me suivaient avec leurs femmes, leurs enfants, tous chantant des rimes, improvisées pour la circonstance, dans lesquelles ils traitaient assez mal le Sénat. À Digne, la municipalité, peu favorable, eut peur et se conduisit bien. Du reste, je n’avais eu qu’à paraître ; maître absolu de la ville, j’y pouvais faire pendre cent personnes si c’eût été mon bon plaisir. »

Durant cet entretien, suivi tout en marchant, Napoléon s’était échauffé. Ôtant son chapeau, comme il revenait vers le palais, il essuya son large front baigné de sueur, et, saluant Sismondi, le laissa libre de se retirer.

Le lendemain, il lui faisait envoyer le brevet de membre de la Légion d’honneur. L’Empereur, en signant la nomination, avait dit ces paroles, qui lui furent rapportées : « Si je connaissais quelque autre marque de mon estime qui pût être agréable à M. de Sismondi, je serais heureux de la lui envoyer. » Sismondi crut devoir refuser, pour laisser à son opinion tout le prix, du désintéressement.

Mais on peut juger de l’impression des amis sur cet acte d’adhésion publique et presque de dévouement à la politique impériale. Sismondi fut considéré, ou peu s’en faut, comme un transfuge, et il eut besoin d’apologie.

« Si au milieu de vos rochers vous lisez les gazettes, écrivait Mme d’Albany à Foscolo alors en Suisse (15 août 1815), vous aurez vu que M. Sismondi a écrit en faveur de celui qui est tombé… Sa conduite ne m’a pas étonnée non plus que celle de son beau-frère10. Il n’y a que des fous ou des gens intéressés qui peuvent compter sur ces petits grands hommes. On ne dit pas que vous êtes pour eux, mais on dit que vous êtes volubile (variable), et vous avez cela de commun avec tant d’autres, quoique vous vouliez passer pour original. »

On sent l’amertume. Mme d’Albany devait être cependant, comme elle le disait, moins surprise qu’une autre de cette conduite de Sismondi, celui-ci n’ayant cessé de lui marquer par lettres son dissentiment durant les derniers mois écoulés. Elle l’accusait de trop de jeunesse dans les impressions, de voir le monde trop en beau, de juger trop indulgemment les hommes ; il lui répondait de Paris, le 2 mars 1815 ;

« Notre dissentiment tient à ce que vous vous attachez aux personnes, et moi aux principes. Nous sommes, chacun, fidèles à l’objet primitif de notre attachement ou de notre haine, moi aux choses, vous aux gens. Moi, je continue à professer le même culte pour les idées libérales, la même horreur pour les idées serviles, le même amour pour la liberté civile et religieuse, le même mépris et la même haine pour l’intolérance et la doctrine de l’obéissance passive. Vous, Madame, vous conservez les mêmes sentiments pour les gens, dans quelque situation qu’ils soient. Ceux que vous avez plaints et révérés dans le malheur, vous les aimez aussi dans la prospérité ; ceux que vous avez exécrés quand ils exerçaient la tyrannie, vous les exécrez encore quand ils sont tombés… En comparant ces deux manières de fidélité, l’une aux principes, l’autre aux personnes, je remarquerai, quoi que vous en puissiez dire, que la vôtre est beaucoup plus passionnée, beaucoup plus jeune que la mienne, et que, quelques efforts que vous ayez faits pour vous calmer par l’étude de la philosophie et une longue retraite, vous avez encore le cœur plus chaud et les sentiments plus ardents que celui que vous accusiez quelquefois de trop de jeunesse. »

Bientôt la correspondance cessa, s’interrompit ; en la renouant l’année suivante, Sismondi s’y prit d’un ton fort digne, pas trop humblement, et sans faire son mea culpa du passé. Il n’aimait pas les palinodies, et il avait la conscience de n’avoir rien commis qui méritât ce nom. Il écrivait de Pise à la comtesse (16 février 1816) :

« Je ne voulais, Madame, me présenter à vous qu’avec trois volumes à la main (trois volumes de ses Républiques italiennes), je voulais les porter comme une offrande expiatoire ; je sentais fort bien que vous auriez vivement blâmé ce que j’ai pensé et écrit dans cette année. Notre jugement sur quelques personnes historiques est différent, notre jugement sur les résultats actuels est peut-être différent encore ; mais j’avais la confiance d’en appeler avec vous aux idées générales… Dans un mois ou six semaines, je compte faire une course à Florence ; j’espère alors vous voir, j’espère encore vous trouver bonne pour moi, comme vous l’avez toujours été. Votre esprit est trop philosophique pour que vous ne compreniez pas les deux manières de juger et de sentir, dont l’une tient à la vivacité des impressions présentes, et l’autre à la vivacité des impressions passées ; et dussions-nous pousser, chacun, notre manière propre à l’extrême, vous avez trop de bonté aussi bien que d’étendue dans l’esprit pour ne pas tolérer des opinions qui ne sont pas les vôtres. »

La correspondance moins vive, mais toujours affectueuse, se continua jusqu’à la mort de Mme d’Albany. Cependant la ligne de séparation avait été trop prononcée à un certain moment pour s’effacer désormais : le commerce de pensées en souffrit.

IV.

Des changements assez profonds s’étaient introduits dans la manière de vivre de Sismondi, et aussi peu à peu dans ses sentiments. Il s’était marié un peu tard, en 1819, avec une Anglaise, belle-sœur de sir James Mackintosh. Il avait, on le sait, besoin d’aimer ; ce nouvel attachement, où il rencontrait un accord intellectuel parfait, remplit bientôt son existence, et lui permit de supporter la perte de sa mère qui mourut peu après. Le goût des voyages lui avait passé ; il s’était attelé à cette longue et interminable entreprise de l’Histoire des Français, qu’il devait mener jusqu’au vingt-neuvième volume sans la finir ; il trouvait encore, à travers cela, le moyen de plaider pour une économie politique moins hâtive que celle qui a prévalu, pour une science moins avide de résultats généraux et de satisfactions théoriques et plus soucieuse des individus, plus compatissante pour les générations qui vivent et qu’on ne supprime pas en un clin d’œil. Son temps était pris, son âme était comblée. L’homme d’esprit en lui, le philosophe avait parfois quelque remords de son bonheur qui lui ôtait de la curiosité :

« Ma vie est heureuse, écrivait-il pour lui seul (26 février 1825), heureuse, mais uniforme ; je n’ai presque aucun désir qui me soit personnel ; j’ai aussi peu de craintes, sauf celles qui se rapportent aux destinées du genre humain. Ce qui remplit désormais ma vie, c’est mon affection pour ma femme ; elle me tient lieu de tous les autres liens ; elle ne me laisse désirer ni regretter aucune autre société… Je ne fais plus d’efforts pour plaire aux autres… C’est ainsi que le bonheur lui-même nuit peut-être à notre perfectionnement. »

Il avait raison ; pas trop de bonheur, pas tant de plénitude conjugale et domestique, pas de béatitude, qui que vous soyez, artiste ou philosophe, si vous voulez avoir encore de l’aiguillon. Les idées religieuses de sa femme, protestante éclairée et sincère, agirent sur lui plus qu’il ne le pensait ; il n’était pas du même avis qu’elle, mais, tout en causant et en discutant, il s’en rapprochait :

« Nous avons parlé ce soir de l’efficacité de la prière : ma femme, Jessie, est persuadée qu’on ne peut prendre l’habitude de prier tous les jours sans devenir meilleur. Je lui opposais des faits et la dureté de cœur des dévots dans les religions autres que la sienne. Mais Jessie fait ce que font toutes les femmes, et bien des hommes aussi : elle commence par mettre dans sa religion tout ce qu’il y a de mieux dans une belle âme comme la sienne ; puis elle croit que c’est le caractère de la religion en général, et que toutes les religions y participent. Elle oublie qu’en prenant le genre humain entier, ceux qui font entrer des vérités bienfaisantes dans leur religion ne sont pas un contre cent… »

Et, tout en raisonnant de la sorte, il se laisse mener par sa femme au sermon ; il est tel de ces sermons qu’il trouve assez à son gré. Genève était alors un foyer de prosélytisme pour ce qu’on a appelé le réveil chrétien ou le méthodisme. Sismondi, tout en résistant, en vient à écrire sur le progrès des idées religieuses, et insensiblement il est entamé, il est gagné jusqu’à un certain point et selon sa mesure ; il regarde dans son cœur, et il écrit un matin dans son Journal :

« 31 décembre 1835. — Je sens désormais les traces profondes de l’âge, je sais que je suis un vieillard (il avait 62 ans), je sais que je n’ai plus longtemps à vivre, et cette idée ne me trouble point. Ma confiance dans la parfaite bonté de Dieu, comme en sa justice, s’affermit tous les jours. Je deviens plus religieux, mais c’est d’une religion tout à moi, c’est d’une religion qui prend le christianisme tel que les hommes l’ont perfectionné et le perfectionnent encore, non tel que l’esprit sacerdotal l’a transmis… »

C’est vers ce temps que, dans sa correspondance avec Mme Mojon, avec Mlle de Sainte-Aulaire, avec Channing, il nous découvre tout un côté nouveau de son âme. En changeant peu à peu d’horizon, Sismondi porte, dans ses vues dernières, sa parfaite bonne foi, son bon sens, cette cordialité qui élève et qui touche. Il s’attendrit et toutefois ne s’abandonne jamais. Le philosophe donne la main au chrétien, sans s’abdiquer ni s’abjurer soi-même. Dans une lettre à Channing, il analyse admirablement la disposition religieuse propre au XIXe siècle, en explique très-bien les origines, le point de départ, les fluctuations aussi ;

« Les sentiments religieux, écrit-il (8 septembre 1831), ont été en progrès en France pendant le XIXe siècle, mais je ne sais si les efforts imprudents de ceux qui voudraient les ranimer ne les font pas, au contraire, reculer de nouveau aujourd’hui. Comme vous, je suis persuadé que c’est un enseignement tout nouveau qui serait nécessaire pour satisfaire les âmes pieuses ; comme vous, je ne vois commencer nulle part cet enseignement : bien au contraire, je vois reproduire la religion par ses abus, par son côté haïssable. »

Sismondi représente à Channing qui, de loin, paraît avoir jugé trop indulgemment les choses, comment en Amérique, pays neuf, on n’a pas eu à supporter le vieil échafaudage religieux avec tout ce qui en était l’accompagnement et la conséquence, cette institution toute-puissante et intolérante qu’il a fallu, avant tout, renverser au XVIIIe siècle : ce fut une lutte et une crise par où il était nécessaire de passer. Il expose nettement, sans prétendre tout justifier, comment est sorti le cri de guerre de la philosophie du XVIIIe siècle contre ce qui était réellement haïssable sous la forme tout oppressive où on l’avait devant soi et au-dessus de soi. Lui-même a eu besoin, pour comprendre et s’expliquer cette colère, de voir de près la lutte engagée dans d’autres pays arriérés qui retardaient sur 89 :

« Je n’aurais point compris, je crois, cette disposition des esprits, la haine, le fanatisme antifanatique de l’école encyclopédique, si je n’avais passé une grande partie de ma vie en Italie, si je n’y avais vu régnante cette même hiérarchie que j’avais laissée persécutée en France. Aussi j’arrivai en Toscane avec du respect pour le culte catholique, avec la croyance que le bien que faisait cette religion l’emportait de beaucoup sur le mal… »

Il fut obligé d’en rabattre après avoir vu de près l’intolérance maîtresse chez soi et à l’œuvre. Dès qu’on ne l’a plus sous les yeux avec les maux qu’elle engendre et les abus qu’elle éternise, on revient volontiers à une appréciation plus favorable d’une institution qui a eu sa grandeur historique et qui a produit tant de personnages éminents. C’est ainsi qu’en France, au sortir de la Révolution, un nouvel ordre de sentiments inverses et tout opposés remplaça ceux de la veille :

« Quand cette Église, dit-il dans cette même lettre à Channing, eut été renversée en France par le double effort des encyclopédistes et des révolutionnaires, quand surtout un peu de calme eut succédé à la tempête, le besoin des affections tendres des cœurs, le besoin de confiance et d’espérance, l’admiration pour la création, le sentiment de la spiritualité de notre être, la soif de l’immortalité se firent sentir dans les âmes. La vie politique était encore trop agitée pour que les hommes d’un esprit supérieur dirigeassent leurs spéculations vers le monde des esprits. C’est chez les femmes qu’on a vu renaître surtout le sentiment religieux ; mais leur influence s’est fait sentir sur la société tout entière. Presque tous les hommes accoutumés à penser, et dont les opinions s’étaient formées avant la Révolution, appartiennent encore à l’école de Voltaire, mais ils ont aujourd’hui soixante-dix ans, et ils sont seuls : aucune des générations venues depuis n’a adopté ni leur tour d’esprit ni leurs opinions ; aucun homme, âgé de soixante ans et au-dessous, qui sache écrire, qui exerce la moindre influence, ne professe une incrédulité moqueuse ; il y a des doutes, mais du désir de se rattacher à des opinions plus relevées ; il y a un besoin de religion et de respect pour des croyances que peu de gens, cependant, peuvent adopter complètement. C’est là la France ; ce n’est nullement ni l’Italie, ni l’Espagne… »

On ne saurait analyser plus finement les causes de la renaissance religieuse de 1800, ni mieux définir l’état des esprits vers 1831, état qui est encore à peu près le nôtre. Mais en même temps, Sismondi marque avec énergie la ligne à laquelle il s’arrête, et où bien des esprits éclairés s’arrêteront avec lui. Son christianisme au reste, de la manière dont il l’entendait, ne cessa de germer en lui et de croître pendant les dix dernières années de sa vie ; il y mettait tout ce qu’on peut désirer d’un homme de bonne volonté ; il voudrait surtout croire à l’efficacité de la prière et la concilier avec l’universalité et la nécessité des lois naturelles ; il y a des moments où il lui semble saisir un trait de lumière sur cet obscur et mystérieux sujet. En attendant, il assiste sans scrupule et avec édification aux assemblées religieuses, même en y portant toutes ses réserves et ses dissentiments secrets. Il s’y trouve tout à côté peut-être de quelque orthodoxe calviniste qui croit à la doctrine de la prédestination, ou de quelque socinien et rationaliste qui ne voit dans le christianisme que le travail successif des hommes les plus vertueux et les plus éclairés de tous les âges, et dans la morale que l’héritage et le perfectionnement des siècles :

« Tous deux se disent chrétiens, et je le crois, écrivait-il à une amie digne de le comprendre, je les reçois comme frères, et j’ai du plaisir à m’associer à eux dans un hommage public de reconnaissance et d’amour à l’Être qui nous a donné l’existence et qui l’a douée de tant de biens. »

Qu’on la partage ou non, cette façon d’entendre le christianisme, et qui se rapproche de celle d’Abauzit ou de Channing, est élevée et bien pure.

Je ne puis cependant quitter Sismondi sans dire quelques mots de l’historien et de sa manière. Sismondi appartient à la classe des historiens moraux ; il est trop porté à expliquer toutes choses, même celles d’un âge très-éloigné et d’une forme sociale toute différente, par les contrastes et les vicissitudes de liberté et de despotisme, de vertu et de corruption, qu’il entend au sens moderne. Pour son Histoire des Français, que j’ai appelée précédemment une compilation, il protesterait contre un pareil terme, son livre étant réellement fait d’original et d’après les sources. Il a eu le mérite d’y puiser, l’un des premiers, avant les systèmes modernes et tant de découvertes réelles ou prétendues. Les idées des Thierry, des Guizot, ont peu influé sur lui ; on trouve, à le lire, un goût particulier de naturel et de sincérité ; c’est une lecture judicieuse, copieuse et saine. Il extrait les originaux sans y chercher finesse, en y cherchant pourtant un peu trop la leçon morale. Il a le soin et l’humanité, tout le long de son histoire, de se préoccuper du peuple, de la situation qui lui est faite, des progrès de sa condition ou de la continuité de ses misères. Si j’avais à conseiller à une jeune personne sérieuse, à une lectrice douée de patience, un livre d’histoire de France qui ne faussât en rien les idées, et où aucun système artificiel ne masquât les faits, ce serait encore Sismondi que je conseillerais de préférence à tout autre. Il est assez le Rollin de l’histoire de France ; mais c’est un Rollin qui n’a pas eu à traduire, comme l’autre, d’admirables originaux. Il l’emporte seulement par un bon sens plus mâle et une raison plus solide. À côté des avantages, les inconvénients. Il n’a aucun de ces partis pris décisifs, plus ou moins brillants ou séduisants, aucun de ces coups de clairon qui coordonnent les faits, les rangent à l’instant et les font marcher en bon ordre comme sous une bannière ; l’histoire avec lui va comme elle peut ; mais il est décidément trop long, et il n’a pas de courant qui vous entraîne.

Sans être remarquable par le style et sans en avoir un qui soit proprement à lui, il n’est pas incapable, dans ses écrits, de certains mouvements touchants et d’une véritable éloquence. On peut citer, comme exemple en ce genre, les pages sur la ruine de la civilisation arabe et les pensées, aussi élevées qu’émouvantes, par où il conclut le chapitre II de sa Littérature du Midi.

Politique, si l’on avait à le considérer au point de vue de sa république de Genève, on le trouverait excellent citoyen, appliqué, loyal, fuyant les excès, plus droit cependant qu’adroit. Le premier acte de sa vie publique à Genève (1814) fut une brochure « assez âcre, où il tournait la Constitution en ridicule », et que son ami De Candolle, voyant l’exaspération qu’elle excitait, lui fit aussitôt retirer. Quelques-uns des derniers actes publics de sa carrière lui valurent aussi de l’impopularité. Cela ne prouve point précisément qu’il eût tort ; mais, en général, il était plus préoccupé, dans la pratique politique, du droit et du devoir que de l’à-propos.

Il sentait autant que personne que toutes ces guerres intestines de Genève étaient bien petites sur la carte de l’Europe. Il ne pouvait se défendre de la pensée que, lorsqu’on s’agitait le plus dans cette paroisse de Calvin, on était comme les petites filles qui font le jeu des Madames. Cependant, quand d’autres le raillaient là-dessus, il les reprenait avec vérité, en faisant remarquer que « le bonheur de 30,000 âmes est aussi important que celui d’un grand État. »

Son économie politique, telle qu’il l’avait adoptée et qu’il la prêchait en dernier lieu, est toute particulière et le caractérise. Il eût voulu ne rien brusquer, enrayer plutôt qu’accélérer cette marche effrénée du progrès qui se lance à toute vapeur dans toutes les voies sans souci de ce qu’il rencontre, et donner aux générations présentes le temps de reprendre haleine, de se mettre au pas ou de s’écouler insensiblement à la veille des applications nouvelles. Il faisait passer le sort des populations bien avant le triomphe des idées. Lui-même, il poussait la charité dans l’habitude de la vie jusqu’à donner la préférence, pour le labour de son champ, au journalier le plus lent et le plus vieux ; pour les réparations de sa maison, à l’ouvrier le moins en vogue. C’était, par moments, à faire sourire de lui en même temps qu’à le faire mieux aimer. Il avait un serrurier si mauvais et si maladroit, que tout le monde l’avait quitté ; il ne laissa pas de le garder jusqu’à la fin, malgré tous ses dégâts, pour ne pas lui faire perdre sa dernière pratique. Décidément, Sismondi n’était plus un homme de ce siècle quand il mourut (25 juin 1842).

Quelqu’un qui l’a connu me le dépeint ainsi : il était court de taille, assez gros, brun, l’air doux et affectueux ; bon, enjoué, sans ironie : on sentait en lui sa race italienne. Il était homme de cabinet et homme du monde, sans que l’un nuisît à l’autre. Il se mettait au travail à six heures du matin, travaillait jusqu’à midi ; le reste du jour se passait en visites et dans le monde. Sa société était celle des savants de Genève où les femmes sont fort mêlées : « Malgré tous nos malheurs, disait-il, c’est encore à Genève, je crois, qu’on trouve le plus d’esprit chez tout le monde, et comme marchandise commune. » Ailleurs, à Coppet, à Paris, à Florence, Sismondi devait faire des frais : à Genève il s’en tirait avec son esprit de tous les jours. Sa maison, grâce en partie à son aimable compagne, était l’une des plus agréables dans cette cité républicaine si bien policée, dont il eut la douleur, avant de mourir, de voir renverser tout l’édifice, et dont la chute hâta sa fin.