(1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « Le docteur Revelière » pp. 381-394
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(1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « Le docteur Revelière » pp. 381-394

Le docteur Revelière

Les Ruines de la Monarchie française.

I

C’est un livre qui sort d’un tombeau. L’auteur est mort, et ce livre fut sa vie… Il le pensa, mais debout ; il l’écrivit, mais en agissant, en observant, en se mêlant aux choses et aux hommes de son siècle. Ce ne fut point un penseur solitaire, un de ces Stylites qui vivent au désert et ne descendent pas de leur colonne… Cet hétéroclite d’outre-tombe, ce Revelière qui se réveille, sans avoir dormi ses cent ans, comme Épiménide, et qui se compare à Hypocrate, non par orgueil de sa sagesse, mais par mépris pour ses compatriotes, qui lui font l’effet d’être fous comme les Abdéritains, ce Burgrave de la Monarchie morte, n’a point passé ses jours, qui furent nombreux, à rêvasser ou à cuver ses indignations comme Alceste :

Dans un petit coin sombre avec son noir chagrin…

Il était trop robuste pour être misanthrope… et s’il fut, comme ils le diront certainement, un utopiste du passé, il l’a assez frottée contre les faits, son utopie ! S’ils osent prétendre qu’il a une bosse, cet esprit droit, il l’a roulée, du moins, dans tous les chemins du Seigneur, devenus pour lui des chemins maudits… Il sait la vie moderne comme pas un ; la vie qu’il méprise ! Il en a vécu. Que ne fut-il pas, en effet, de son vivant ?… Homme de barreau, homme de bivouac, homme d’industrie, homme d’Assemblée politique, avocat, soldat, manufacturier, député sous deux règnes (les règnes de Louis XVIII et de Charles X). Que ne connut-il pas en fait d’hommes, depuis Robespierre l’incorruptible, jusqu’à Dupont (de l’Eure) le vertueux ! Depuis Cathelineau, La Rochejaquelein, Stofflet, ces héros ! jusqu’à Napoléon, le grand homme !… Depuis Fouché jusqu’à Villèle !… Certes ! après cela, il pouvait nous donner ses Mémoires, tout comme un autre. Mais il n’a pas partagé la furie de vanité française des Mémoires. Il s’était tu, quand la France tout entière bavardait. Il n’a pas écrit sur sa personne, quand tout le monde écrivaille sur la sienne. Il a fait autrement que le terrible duc de Saint-Simon, qui se vengeait des indifférences de l’Œil-de-Bœuf en dégorgeant, chaque soir, les fureurs de ses haines rentrées dans le vomitorium de ses Mémoires. Il a peut-être aussi, comme Saint-Simon, écrit son livre jour par jour, page par page, le condensant, le cristallisant au souffle de chaque événement ; mais il n’y a pas dégorgé de passion personnelle. Il n’avait à se venger de rien devant la postérité… Il dédaigna même de tendre son livre à ses contemporains comme une sébile dans laquelle ils pussent mettre leur sou de gloire. Saint-Simon, en écrivant, se soulageait le cœur. Cet homme-ci se soulageait de sa pensée… Son livre, c’est toutes les idées portées cinquante ans dans sa tête et bloquées dans ces trois gros volumes, probablement pour y rester.

Oui ! pour y rester… Tel que le voilà, c’est un livre, je n’en doute pas, absolument incompréhensible à l’esprit moderne, ce jeune sot qui a présentement le mépris de tout ce dont le vieux bonhomme que voici a l’admiration et le respect. Ce livre, qui porte le titre mélancolique et grandiose : Les Ruines de la Monarchie française, ne sera positivement que du carthaginois ou de l’algonquin pour les délicieuses intelligences françaises, qui ne s’y intéresseront pas plus qu’à l’histoire de l’An Mil, si on leur parlait de l’An Mil ! La marque de ce temps, malgré l’École des Chartes et ses amusettes, est de ne rien comprendre à l’Histoire. La génération à laquelle nous avons l’enivrant bonheur d’appartenir, ne l’a guères étudiée que dans Thiers, Michelet, Louis Blanc et Lamartine, qui s’est, hélas ! déshonoré en l’écrivant… Un immense mensonge s’est étendu sur elle, comme la nuée, pleine de feu, qui devait pleuvoir sur Sodome… L’auteur des Ruines de la Monarchie française — de cette histoire d’où il ressort pour conclusion la thèse historique de la vérité absolue de la Monarchie — ne sera pas même discuté par les petits traîneurs de fétus qui fourmillent dans le journalisme contemporain. Joseph de Maistre et Bonald ont péri, avec tout leur génie, à dire les mêmes choses que cet esprit de leur famille, qui prouve la même vérité qu’eux sous des formes qui lui appartiennent ; car la Vérité, qui est infinie, a trente-six mille côtés par lesquels on peut la prendre et la montrer aux hommes, et elle n’en est pas moins la Vérité, une et souveraine. Eh bien, l’auteur des Ruines périra comme eux !… Eux, ses aînés, étaient morts dans leur influence sur les hommes, que ces ruines dont ils avaient prédit et calculé la chute leur pendaient encore sur la tête ; mais pour ce cadet attardé de leur génie, c’est avant que sa tombe, à lui, fût ouverte, qu’elles avaient entièrement croulé. Il a écrit sur leur poussière.

II

Leur cadet, il ne l’est pas que dans le temps ; il l’est aussi dans le génie. Nul, dans l’histoire de la pensée de ces cent cinquante dernières années, ne saurait être comparé à ces deux hommes, de Maistre et Bonald, pas même Burke, le bouillonnant et vaste Burke, qui eut un jour quelque chose de leur esprit prophétique quand il jugea, seul de toute l’Angleterre, un instant affolée de la Révolution française, les délirants débuts de cette Révolution… Philosophes chez qui, heureusement pour elle, l’Histoire dominait la Philosophie, le comte de Maistre et le vicomte de Bonald, ces observateurs qui avaient des griffes dans le regard et appréhendaient le fond des choses, quand ils en regardaient seulement la surface, de Maistre et Bonald, ces Dioscures du même ciel et du même religieux génie, sont d’une supériorité si haute et si éclatante qu’aucun esprit ne peut être placé à leur niveau, ni pour l’élévation, ni pour la lumière ! Mais il n’en est pas moins vrai que l’auteur des Ruines a l’honneur d’avoir avec eux la fraternité des idées et une parenté d’intelligence… Ce Revelière inconnu, et qui, dans l’égarement universel de la raison, a grande chance de rester inconnu, est un esprit d’une force rare, toujours, dans la pensée, et souvent dans l’expression, mais il est moins près de ces hommes profonds et sans égaux que d’un autre homme de leur temps, un autre observateur politique trop oublié et qu’il rappelle, ce Mallet-Dupan qui, lui aussi, préjugea la Révolution française dès son origine, et dont le préjugé eut parfois toute la justesse d’un jugement… L’auteur des Ruines est une espèce de Mallet-Dupan après la lettre, la terrible lettre de la Révolution ! Il l’a postjugée comme Mallet-Dupan l’avait préjugée, mais il l’a jugée, après coup, avec une telle puissance, qu’on peut dire qu’il lui a fallu autant de sagacité pour tirer de l’histoire du passé des conclusions éternelles, que pour prévoir l’avenir et en deviner les événements.

Là est le mérite de ce mort d’hier dont on a publié l’œuvre. Ce vigoureux remueur de ruines a tiré des débris d’une Monarchie jetée bas par la Révolution des conclusions éternelles, mais, hélas ! à présent, cruellement inutiles. Dans son énorme livre, dont l’énormité est une raison de plus ajoutée à tant d’autres pour ne pas être lu par les superficiels de cet âge d’ignorance frivole ; dans ce livre qui est tout à la fois une histoire et une théorie, il a mis en présence la Monarchie et la Révolution comme elles n’y avaient, je crois, été mises jamais, du moins avec cette largeur de vue historique, cette prodigieuse abondance de détails, cette implacable impartialité… Beau, mais désespérant spectacle ! La Monarchie et son principe sont pris ici dans une profondeur d’histoire inaccoutumée et qui étonnerait, si on ne savait pas que toute la vie cérébrale d’un homme s’est absorbée dans cette question de Monarchie, que la Révolution a résolue par la mort de cette France que la Monarchie avait créée. — Seulement, sous ces ruines entassées et remuées avec tant de puissance, on n’aperçoit pas la moindre espérance de la voir un jour ressusciter !

III

Elle est morte, en effet, — le cœur peut en saigner, — mais elle est morte à jamais, pour qui a le sentiment des réalités de l’Histoire… Aux yeux de ceux qui savent ce qui constitue la personnalité et l’identité d’un peuple, il faut, pour qu’il se sente toujours vivant, qu’il ait pu rester, sinon tout entier, au moins en partie, dans le principe de sa vie et de sa durée. Est-ce là notre histoire, à nous ?… Combien de fois la France monarchique a-t-elle violemment été arrachée du sien ! L’auteur des Ruines, qui a, par parenthèse, des vues particulières en Histoire, lesquelles ne manquent ni de justesse inattendue, ni de profondeur, pose dans son livre qu’il n’y eut de France monarchique qu’à partir de Hugues Capet. Avant Hugues Capet, dont il nous fait mesurer la grandeur, avant Hugues Capet, qui a établi dans la loi politique du royaume le droit de primogéniture et d’hérédité, il n’y avait sous les Mérovingiens, malgré Clovis, et sous les Carlovingiens, malgré Charlemagne, que le partage, que le morcellement de la couronne, — en d’autres termes, que le Communisme, qui ne vaut pas mieux pour les Royautés que pour les peuples ! Il n’y avait que des Frances flottantes, qui se déchiraient, qui se mettaient en pièces à chaque règne… Mais à partir de Hugues Capet, la Monarchie, la vraie Monarchie est instituée. Il y a une France organisée, une, solide, — une France résistante, une France statrix. Aussi, pour l’auteur des Ruines, le Français qui n’est pas Français comme on le fut depuis Hugues Capet jusqu’à Louis XVI (le Louis XVI d’avant 89) n’est qu’un bâtard de sa race et de sa lignée. Quel qu’il soit, c’est un bâtard révolutionnaire contre son pays ! Tel est le point de départ de l’auteur du livre que voici. En déterminant ainsi l’origine de la Monarchie française, il la met dans l’Histoire et pas plus haut qu’elle. Historien avant tout, le droit divin n’est pour lui que « la seule loi rationnelle des successions », et vous voyez par cela seul que, si royaliste qu’il soit, il ne l’est pas comme les Royalistes qui s’appellent les Légitimistes de nos jours. Lui, c’est un royaliste d’entre Hugues Capet et Louis XVI. Ce n’est pas un royaliste d’entre Louis XVI et Henri V, c’est-à-dire un royaliste plus ou moins adultérisé de révolutionnaire. Le plus grand mal qu’ait produit la Révolution, ce n’est pas d’avoir fui des révolutionnaires, — elle n’était dans le monde que pour cela ! — mais c’est d’avoir, à son profit, défait des royalistes, qui y étaient pour autre chose ! Le Royalisme de l’auteur des Ruines est le Royalisme incompatible, qui n’entend à aucune transaction, et qui n’a ni la niaiserie, ni la lâcheté d’une espérance… C’est le Royalisme absolu comme la vérité est absolue. — Et c’est pourquoi il est une ruine aussi, parmi tant d’autres, impossibles à relever !

Et il le savait peut-être bien, cet homme qui, de son vivant, n’a pas voulu publier ce livre de toute sa vie et qui n’est plus maintenant qu’un livre tumulaire ! Il savait bien que, plus d’un demi-siècle avant lui, Joseph de Maistre et de Bonald étaient morts désespérant de la Monarchie, l’un disant : « Je meurs avec l’Europe ! » et l’autre disant : « En Europe, maintenant, il fait nuit. » Il savait qu’il n’y avait plus, puisqu’il l’avait vue disparaître, de Monarchie, en France, qu’on pût conseiller ou qu’on pût avertir… Aussi garda-t-il stoïquement son livre. C’est, après sa mort, son fils qui l’a publié.

IV

Ce livre est vaste comme son sujet. C’est moins une histoire — comme le dit, du reste, son sous-titre, — qu’un Cours tout entier philosophique et critique de l’histoire moderne ; c’est une démonstration en sens contraire de tous les problèmes agités, à cette heure, par l’esprit révolutionnaire, et dont la solution dernière serait, sous le nom imposteur de progrès, de faire rétrograder la civilisation du monde… Après avoir, dans ses premières pages, comme donné le dictionnaire de la langue qu’il va parler en fixant l’origine et en déterminant la grandeur de la Monarchie française, en traitant de « la providence des dynasties inamovibles », de la propriété, du droit divin, dont il dit : « La primogéniture, le droit successif, la légitimité, le droit divin, ne sont qu’une même expression, une même vérité, une loi de raison », le métaphysicien politique aborde vaillamment l’Histoire. Et c’est immédiatement et la fin du règne de Louis XIV, — le dernier roi qui ait incarné purement et intégralement dans sa personne le principe qui a fait vivre, pour la première fois dans les annales du monde, pendant huit cents ans, une Monarchie, — qu’il date l’avènement, dans les doctrines et dans les faits, de cette Révolution, rapide comme tous les fléaux, qui a déjà tout envahi, et dont l’ambition est de détruire l’organisation séculaire des gouvernements et des États. Rien, dans l’histoire racontée ici, de plus formidable, de plus grossissant, de plus irrésistible que cette invasion du fléau révolutionnaire, lequel a, comme la mer, son flux et son reflux, — qui amène Robespierre et qui l’emporte, pour amener et pour remporter Napoléon Bonaparte, et amener et remporter encore les Bourbons et la Restauration, jusqu’à ce qu’enfin, Océan vainqueur et étendu partout après 1830, — car la monarchie de Louis-Philippe n’est que de la révolution couronnée, — il n’ait plus eu rien à remporter !

Et l’histoire des Ruines est écrite… L’historien s’arrête à cette place, et il a raison. Les ruines sont faites, et elles sont irréparables. De l’aveu du républicain Lafayette, la monarchie de Louis-Philippe fut une monarchie entourée d’institutions républicaines, Compagnie des Gardes qu’on lui avait donnée et qui devait la tuer ! La langue politique a toute honte bue. Elle n’a peur d’aucun contresens et trouve une formule pour tous les gâchis… Après dix-huit ans de cet impudent concubinage, une république qui se croyait légitime sortit de cet adultère, et elle tomba, comme la première était tombée, sous un second Empire, et comme si la France, démonarchisée par la Révolution, avait pour destinée dans l’avenir de jouer à ce jeu alterné et sans fin des Républiques et des Empires. Chose fatalement lamentable ! les hommes qui pouvaient tout, à ce qu’il semblait, contre la Révolution, se laissèrent atteindre et pénétrer par elle. Leur faiblesse avait fait sa force… Et je ne parle pas des pauvres Bourbons, qui n’osèrent rien contre qui avait tout osé contre eux ; je parle de l’homme qui paraissait le plus providentiellement créé pour être l’Hercule de cette Hydre et qui ne le fut point. Il en était sorti, et les poètes qui ont fait cette phrase ont imbécilement menti quand ils ont dit « qu’il avait tué sa mère ». Il ne l’avait que blessée,

Dans cette lutte tragique de la mère et du fils, Clytemnestre avait été plus forte qu’Oreste. La Révolution vint à bout de ce Dominateur du monde, qui s’imaginait l’avoir vaincue. Pour se l’attacher et lui faire porter éternellement sa marque, elle l’avait taché d’une goutte de sang qui n’était pas, celle-là, une éclaboussure de bataille… Mais ce crime tremblé de la mort du duc d’Enghien fut un crime perdu. La même communion au sang d’un Bourbon n’empêcha pas la Révolution de jeter l’immense Empereur à la porte de cette France qu’il avait gouvernée sans pouvoir la ressusciter en monarchie héréditaire, et, pour comble de honte, ce fut par la vieille main de ce Lafayette, retrouvé au bout de son règne et qu’il avait toujours méprisé, qu’elle l’y jeta,

V

Ainsi, Napoléon lui-même n’a rien pu contre la Révolution, et s’il n’a rien pu à son heure, qui pourra contre elle, à l’heure présente ?… Il faut savoir le dire : tout est consommé. La Révolution triomphe et triomphera partout si Dieu ne s’en mêle, et méritons-nous qu’il s’en mêle ?… En France, plus de Monarchie, même bâtarde ! La République, que Napoléon prophétisait à cinquante ans de lui, s’y est accomplie, comme un mouvement de bataille qu’il aurait calculé. En Europe, les Royautés sont ajustées par tous les revolvers des sociétés secrètes. Périront-elles là-dessous ?… Les badauds de philosophie et de civilisation, qui expliquent tout avec le mouvement général de la pensée et les évolutions progressives de l’esprit humain, affectaient de ne pas croire à l’importance des sociétés secrètes. Avec ce qui se passe en Europe, y croiront-ils maintenant ?… L’auteur des Ruines, quand on les niait, en affirmait, dans son livre, la dangereuse ubiquité, comme aucun livre contemporain ne l’a affirmée. Cela fera-t-il prendre en considération le sien ?… Je ne le crois pas. L’esprit moderne tout entier est devenu révolutionnaire. Mauvais moment — je le dis avec tristesse — pour un livre qui, malgré la force de ses démonstrations, ne peut plus être un enseignement pour personne ! Nous ne sommes plus dignes de livres pareils. Les idées qu’il exprime, ces verba novissima du dernier peut-être des royalistes purs, — si vraies qu’elles soient et en raison même de leur vérité, — ne sont pas capables d’arrêter le torrent des idées contraires qui emportent le monde vers d’autres ruines, lesquelles, certainement, nous vengeront de celles-ci !…

Ce livre, qui nous montre les nôtres et qui nous les explique, a parfois de la grandeur et de la beauté. C’est un Colisée historique, dans lequel ceux qui aiment l’histoire et la gloire de leur pays se promèneront avec mélancolie. Mais il aura la destinée de toute ruine, qui est la solitude et le silence. Sorti d’un tombeau, il rentrera dans le tombeau.