La Révolution d’Angleterre
Guizot. Études biographiques sur la Révolution d’Angleterre.
Sous ce modeste titre d’Études biographiques sur la Révolution d’Angleterre 6, Guizot a publié un volume d’histoire qui aurait bien eu le droit, à ce qu’il me semble, quand on pense au nom et au talent de l’auteur, de porter un titre plus orgueilleux. S’il ne le porte pas cependant, il faut prendre occasion de là pour admirer, dans un temps où toutes les sciences ont leur ivresse, la forte sobriété du procédé employé de préférence par l’homme qui doit la source de tous ses genres d’illustrations à l’Histoire, et qui, en écrivant de simples biographies, en dit profondément le dernier mot.
Car, il ne faut pas s’y méprendre, la biographie est le dernier mot de l’Histoire. Je l’ai dit déjà à propos d’un autre livre : l’Histoire plonge jusqu’au cœur dans la biographie. Aller jusque-là, c’est en mettre à nu les racines. Plus avant que la biographie dans l’Histoire, je ne sais rien. On a traversé le tuf même. Prenez, en effet, les événements, les péripéties, les grands chocs, les causes mystérieuses ou visibles, absolues ou secondaires, les empêchements, les choses, comme disent les esprits vagues, la fatalité des circonstances, comme disent les esprits hébétés, les idées, enfin, comme répètent à leur tour les mystiques brouillons d’un panthéisme confus, c’est-à-dire prenez tout ce qui constitue l’Histoire, et cherchez résolument si tout cela cache rien de plus, sous un mouvement gigantesque ou une ruine immense, que la toute petite créature qui s’appelle l’homme, que cette vieillerie du cœur humain dont le programme est toujours à reprendre et qu’on ne connaît jamais assez ! Oui, il est nécessaire de le répéter aux esprits superbes qui depuis quelque temps ont exagéré les proportions de chaque chose : dans l’orgueil de leurs sciences trompeuses, comme dans les grandes pyramides, il n’y a, au fond de l’Histoire, que des cadavres qui se remuèrent quelques jours !
Aux yeux de qui ne se laisse pas troubler ou imposer par la mise en scène et les tumultes du théâtre, l’Histoire est uniquement le résumé des facultés de quelques hommes, faiblement ou puissamment mises en jeu. Tout y est fait avec cette poussière, arrosée de flammes, qui fut l’homme, et son sang et sa vie ! Et dans les sociétés les plus complexes, les plus étoffées, les plus surchargées de civilisation, tout se passe identiquement comme dans les sociétés les plus primitives, les plus simples : la famille, par exemple, cette première des sociétés… que dis-je ? comme dans les relations de notre cœur avec lui-même. Car il se fait aussi de l’Histoire dans le secret de notre cœur, et nous avons toute une société de sentiments, rude à gouverner, dans nos poitrines ! Il n’y a pas plus, ici et là, en nous ou dans les sociétés ! Dieu même n’intervient que quand l’homme l’y appelle, que quand il le force d’intervenir en usant mal de sa liberté. Alors, Dieu vient se mêler à la destinée individuelle ou sociale, en vertu des lois de sa création, mais c’est comme la conclusion inévitable d’un syllogisme, dont les prémisses ont été posées par l’homme, et qui se referme tout à coup sur sa liberté et la brise. Une telle vue, si elle est réelle, met à bas d’un revers de main toutes les philosophies de l’Histoire, toutes ces modernes théories qui essayent d’expliquer la vie des sociétés autrement que la vie de l’homme, comme si elle renfermait des éléments de plus, comme si, avec l’homme seul, ce n’était pas déjà, pour les plus forts, assez difficile, et pour les plus pénétrants, assez mystérieux !
Eh bien, ces philosophies de l’Histoire, filles de l’orgueil de la pensée, aussi coupable que l’autre orgueil, ces théories où la science se dilate et se fausse au lieu de se circonscrire pour se simplifier et s’approfondir, Guizot y répond, et, selon moi, d’une façon bien frappante et bien éloquente, en écrivant des biographies de cette grande plume qui a prouvé si elle savait aller aux ensembles et si elle avait la puissance de ses ambitions ! Certes ! pour que Guizot, l’historien de la civilisation en Europe, au lieu de se préoccuper des larges perspectives et d’élargir ses horizons, se mette à écrire la vie de quelques hommes, à les prendre à part et à les tirer du cadre de la Révolution d’Angleterre, où ils sont à peu près perdus, il faut quelque raison, sans doute. Un esprit de cette gravité, de cette conscience, dédaignerait, après les grands travaux qu’il a publiés, de jeter au public les larves d’une pensée qui vivrait ailleurs, forte, organisée et complète. Nous devons donc le croire, l’illustre historien s’est dit que des biographies n’étaient, en somme, ni moins importantes, ni moins nécessaires, que le récit des événements avec leur développement grandiose, et que là surtout, au contraire, était l’interprétation la plus intime de ces événements, le secret de l’humaine et divine comédie. Je ne sais pas si Guizot, à une autre époque de sa vie intellectuelle, n’a pas cru à cette généralisation, à cette abstraction, à cette panthéification (qu’on me passe le mot !) de l’Histoire, qui est bien le caractère de la pensée historique de notre temps. Il est des contagions d’idées qui attaquent plus ou moins les esprits de toute une époque. Mais ce que je sais bien, c’est qu’il n’était pas de ces tempéraments qui en restent fatalement imprégnés ; ce que je sais bien, c’est que, depuis qu’il a atteint toute la supériorité de ses facultés, il a aimé à ramasser son regard pour y voir plus clair, il a senti qu’en histoire, comme ailleurs, se circonscrire, se concentrer, était la puissance. La vie de Washington date de ce moment glorieux dans le développement suprême de Guizot. La vie de Washington, c’est-à-dire une biographie où l’Histoire s’enfonce jusqu’aux dernières profondeurs de l’âme d’un grand homme qui explique, à lui seul, plus que tout le reste, la création politique de son pays.
Et, pour moi, Guizot l’a si bien compris ainsi, son expérience d’homme d’État et de philosophe l’ont si bien convaincu qu’en Histoire la plus forte des influences n’était ni les choses, ni les idées, ni les missions providentielles, comme disent les confidents indiscrets de la Providence avec d’inexprimables fatuités, ni toutes ces forces chimériques inventées lâchement pour sauver l’homme du danger de sa responsabilité, — espèce de laurier à électricité négative qu’on lui plante sur la tête pour repousser la foudre de Dieu et la condamnation des siècles, — que, dans les biographies récemment publiées, l’illustre historien n’a pas même pris la vie des hommes éclatants, des personnages décisifs de la Révolution d’Angleterre. Pour prouver la valeur de l’homme en histoire, Guizot n’a voulu que l’homme, l’homme dans toute l’infirmité de ce mot. Il a écarté le personnage. Il a laissé là tous ceux auxquels il serait malaisé à toutes les philosophies de l’histoire d’arracher l’influence et d’en faire les mystiques instruments d’une force cachée, idée ou chose, divinités abstraites de tous ceux qui ne croient pas au Dieu vivant et personnel, et il a choisi des individualités secondaires par-dessus lesquelles un esprit superficiel aurait passé. Comme notre force individuelle, notre force sociale se compose de faiblesses. Les plus resplendissantes époques de l’histoire sont sorties des mains d’hommes à présent obscurs. Tisserands ignorés qui ont travaillé à la trame de l’histoire de leur pays, sur laquelle ils brodèrent les noms des hommes plus grands qu’eux, Guizot les a étudiés comme les plus grands, tant il est vrai que rien n’est à mépriser dans l’Histoire ! Me trompé-je ? mais il me semble qu’il y a dans ce choix une profondeur inaccoutumée, une admirable intuition de la vraie source historique, une faculté de démêlement qui est plus que de la sagacité. Déchiffrer la vérité d’une époque sans se servir des noms écrits dans le dictionnaire de la gloire, c’est lire aussi bien dans l’obscurité que dans la lumière, c’est avoir la vue complète, et, endroit et envers de l’histoire, c’est tenir les deux côtés à la fois.
En effet, excepté ce grand comte de Clarendon, qui occupe dans l’histoire de son pays — dit Guizot — une place presque aussi large que Cromwell, tous les personnages que l’illustre historien évoque aux regards de notre esprit dans ses études biographiques sont des hommes morts à jamais dans le souvenir de ceux qui, comme la postérité prise en masse, ne voient et ne peuvent se soucier que des résultats généraux et des hommes qui les représentent. La postérité est inattentive. Il faut être un philosophe en quête de savoir avec quels atomes imperceptibles se font les plus grandes choses, pour se préoccuper au xixe siècle de personnages aussi oubliés, malgré l’aristocratie de leur race ou l’éclat momentané de leur nom, que le sont aujourd’hui lord Hollis, sir Philippe Warwick, sir Thomas Herbert, sir John Reresby, Sheffield, duc de Buckingham, Thomas May, John Lilburne, Edmond Ludlow, etc. Tous, tant qu’ils furent, parlementaires, niveleurs, cavaliers, appartenant à des partis contraires, ils firent leur œuvre, et, soldats tués par leur cause, servirent, comme bien d’autres, à amonceler les circonstances qui ont fini par les écraser. En se rendant compte de ce qu’ils firent, Guizot a voulu arracher les derniers renseignements à l’Histoire. Nul n’ira plus loin dans ce travail, maintenant épuisé. À part des jugements sur la légitimité de la Révolution anglaise que toutes les croyances de mon âme m’empêchent d’accepter, même de la main respectée de Guizot, nul, je dois en convenir, ne fera mieux connaître jusque dans ses détails cette Révolution d’Angleterre, de tous les événements humains celui peut-être qui a le plus influé sur l’ensemble de sa pensée, à lui, et la direction de sa vie.
Est-il bien nécessaire de dire qu’on retrouve dans cet écrit les qualités ordinaires d’un talent qui ne fléchit pas ? J’y trouve même davantage. Et ceci tiendrait-il à un développement nouveau de cet esprit vigoureux, ou au genre du sujet qu’il traite ? Toujours est-il que le coup d’œil jeté, dans ces biographies, sur ce tas d’hommes médiocres qui ont eu, pourtant, leur jour et leur heure, n’est jamais tombé de plus haut et avec un rayon plus calme. Involontairement, on se demande si dans cette souveraineté calme du regard historique de Guizot il n’y aurait pas un peu de cette indifférence dont il parle avec tant de majesté, quand il dit quelque part : « Les longues grandeurs amènent l’indifférence. »
Oui ! les longues grandeurs du talent comme les longues grandeurs de la fortune.
Il n’en est rien, pourtant. Le magnifique passage sur le grand comte de Clarendon peut s’appliquer tout entier à l’homme éminent qui l’a écrit, en pensant peut-être à sa propre destinée. Le calme de Guizot est une force et non une faiblesse. Il vient d’une source plus élevée que la longue jouissance du pouvoir et le blasé de la gloire. Comme tous les esprits qui se froidissent en montant, — car l’esprit est soumis dans sa sphère aux lois que subit le corps dans la sienne, — Guizot a touché cette période de la vie morale qui faisait dire à un grand esprit calmé, l’illustre Goethe : « Le temps m’a rendu spectateur. »
Pour tout homme, c’est la disposition qui le met le plus près de l’accomplissement de tout son être, qu’il s’appelle d’ailleurs Shakespeare, Machiavel, Walter Scott, trois grands hommes qui eurent aussi, tous les trois, cette froideur d’impartialité qui n’est pas la glace de l’âme, mais la sérénité du génie.
Du reste, ce n’est point dans les surprises d’un talent que l’Europe connaît et qui ne peut plus étonner personne, qu’il faut chercher la raison de l’intérêt de cet écrit de Guizot. Avec les événements et les préoccupations actuelles, que serait un livre signé du plus grand nom, s’il ne se rattachait pas aux préoccupations qui nous tiennent asservis et aux événements qui nous poussent ? Heureusement, le livre de Guizot porte dans son titre le mot qui nous remue, à tous, les entrailles. Il s’y agit de la Révolution d’Angleterre, il est vrai, mais la Révolution d’Angleterre, c’est toujours de la révolution, c’est toujours, sous une forme particulière et avec une date, l’amour ou l’effroi des nations modernes, la grande idée qui, comme un glaive, coupe pour un moment le monde en deux ! Les uns chercheront donc dans le nouvel écrit de Guizot, comme ils cherchèrent dans tous ceux du même auteur qui le précédèrent, des raisons suffisantes pour accepter et légitimer, pour innocenter et comprendre le principe des révolutions ; les autres pour le repousser, le maudire et le combattre davantage. Ceci n’est pas douteux. Les têtes éminentes doivent prendre garde à ce qu’elles font ! Elles emportent avec elles bien des convictions d’hommes dont elles répondront devant Dieu. Ce n’est pas tout ! Pour ceux-là qui resteront fermes, appuyés à des opinions inflexibles, sous la parole imposante d’un talent incontestable et qui touche par bien des côtés à la vérité, il sera curieux et fructueux tout ensemble de lire, en face des hommes et des choses de la révolution présente, — car la République n’est pas même une étape et la Révolution marche toujours, — le récit d’un autre temps révolutionnaire, et d’en tirer de grands enseignements et d’instructives comparaisons. On verra par là ce qu’on a gagné à laisser vieillir le principe des révolutions dans le cœur des peuples, et combien, sur ces degrés descendus, de génération en génération, vers l’abîme de tous les pouvoirs menacés, l’orgueil des nations a ramassé de fange et de corruptions dont le poids l’entraîne un peu plus vite et doit le faire sombrer un peu plus profond !
En effet, quelque condamnation que je fasse de la Révolution d’Angleterre, comme de toute révolte quelconque contre le pouvoir par quelque peuple chrétien que ce puisse être, je suis loin cependant, pour rester juste, d’envelopper dans une égale réprobation les mauvais jours de la Révolution d’Angleterre et ceux de la Révolution française, qui se continue de nos jours. Comme Guizot, sinon tout à fait pour les mêmes raisons, je ne juge pas si cruellement la Révolution d’Angleterre. Mais si, le principe ôté, nous ne voyons plus dans l’histoire de la Révolution d’Angleterre que les sentiments et la moralité des hommes, je l’exalterai, je la glorifierai en la comparant aux origines matérialistes et fatales de la Révolution de mon pays ! Les raisons à donner de cela sont trop évidentes. Dans l’Angleterre au xviie siècle, qui s’était insurgé contre le pouvoir ? Qui ne se démentit jamais dans tout le cours de la Révolution ? Quelle idée resta dominante et respectée au milieu même des excès dont elle était la cause ? L’idée religieuse. Dieu était au fond des cœurs anglais, au plus épais de leurs péchés et de leurs crimes. Ils avaient perverti en eux la vérité, mais l’empreinte de Dieu ne s’effaçait pas de ces consciences profondes, et, parmi eux, les plus passionnés de révolution appelaient leurs espérances effrénées le règne de Dieu. Or, on dira ce qu’on voudra du fanatisme religieux, il marque au moins que les âmes ont leur trempe, que les mœurs se tiennent droites encore, que les probités se surveillent sous le regard, toujours présent, de la Justice éternelle. On en dira ce qu’on voudra, mais il y avait là, dans cette idée de Dieu, la faculté du respect, de l’obéissance, du sacrifice, du renoncement, c’est-à-dire tous les éléments sociaux, tout ce qui fait les peuples et les refait quand ils se sont défaits dans l’anarchie. En France, au contraire, dans la France du xviiie siècle, et même dans la France de ces derniers jours, l’homme s’est révolté contre Dieu même. L’échafaud de Louis XVI, il aurait voulu le retourner contre Dieu. Dieu, c’est bien pis que le Roi : c’est le Roi des Rois. Il concentre la haine universelle, et de cette haine universelle dont Dieu est l’objet, il est résulté dans les âmes, dans les mœurs, dans les probités, l’écroulement de tout ce qui vivait et se tenait autrefois. Voilà la France comme le mouvement révolutionnaire l’a livrée au socialisme, qui va la prendre et la ruiner, mais qui ne la corrompra pas davantage !
Il y a, parmi les diverses biographies de Guizot, celle d’Edmond Ludlow, l’un des fanatiques les plus indomptables du parti de ces Indépendants qui représentaient dans l’Angleterre d’alors ce que sont maintenant pour nous les Égalitaires. Eh bien, je mets au défi tous les révolutionnaires de l’Europe de fournir aujourd’hui, à eux tous, le sujet d’une pareille biographie. Ludlow ne varia jamais ni dans ses desseins ni dans sa conduite. Il fit partie du tribunal régicide qui condamna à mort Charles Ier, mais il résista grandement et fièrement à Cromwell. Ce fut un homme qui, dans la mesure ou le désordre de ses opinions, se montra toujours d’une moralité individuelle supérieure. Les crimes, les iniquités que Guizot lui reproche, ne sont que les iniquités et les crimes d’un parti auquel il resta fidèle pendant sa longue vie. Et il n’y a pas que cette biographie de Ludlow qu’on puisse détacher du recueil de Guizot et citer comme preuve de la supériorité morale de la Révolution d’Angleterre sur la Révolution française. Après le républicain comme Ludlow, il y a le niveleur comme John Lilburne, — le niveleur, c’est-à-dire le socialiste du temps. Lilburne est un homme chez lequel la vie morale reste puissante, au milieu de toutes ses fautes, de ses égarements, de ses folies. Il s’élève jusqu’à l’exaltation du martyre. À présent, dans le ramollissement de toute foi, même de la foi au mal qu’on veut, on ne trouverait pas dans les partis révolutionnaires de ces bronzes brûlants et rigides, qui se brisent, mais qui ne se faussent pas. L’histoire contemporaine nous a suffisamment renseignés à cet égard. L’immoralité individuelle, née de l’incrédulité philosophique qu’on ne connaissait pas en Angleterre de 1620 à 1693, s’est ajoutée en France à l’immoralité des partis. C’est la différence qui marque les deux sociétés, les deux révolutions, et qui, continuant, marquera, si l’on n’y prend garde, l’avenir prochain de la société française d’un signe terrible, qui n’a jamais marqué les temps les plus mauvais de l’Angleterre.