Lenient
La Satire en France au Moyen Âge.
I
Certes, on ne dira pas que celui-ci n’est point un livre de professeur ! Aux pages précédentes, nous félicitions M. Demogeot d’avoir pu se détacher, dans tout le courant de son Étude sur la littérature du xviie siècle avant Descartes et Corneille, des opinions et des préjugés du métier, pour n’écouter que la voix de son ferme tempérament littéraire. Aujourd’hui, nous ne pourrions pas en dire autant de M. Lenient. M. Lenient, qui est l’ami de M. Demogeot, qui est même, comme Sosie, l’ami de tout le monde, car, dès la préface du livre qu’il publie aujourd’hui, il commence par saluer je ne sais combien de personnes en les nommant toutes par leur nom, et il compare Villemain à ces dieux d’Homère qui en trois pas faisaient le tour du monde, — atroce politesse, — M. Lenient est bien évidemment un professeur, et, vous le voyez, de quelle rhétorique encore ! On peut défier de s’y méprendre. C’est un professeur sur toutes les coutures. Il a tout, enfin, du professeur, et au point de vue du talent ce ne serait pas un mal, s’il était un grand professeur. L’Université en a donné plusieurs qui ont jeté de l’éclat dans les lettres ; mais M. Lenient n’est qu’un professeur, et professeur d’ordre moyen. Il n’a que les idées de ce genre de professeur, il en a le style, mais il n’a rien de plus. L’homme de lettres, on le cherche en vain, on ne le trouve pas ; et le critique, qui est au-dessus de l’homme de lettres, naturellement encore moins.
Et en effet, s’il ne l’était pas, professeur, que serait-il ? Il n’aurait pas manqué sa vocation, il se serait manqué lui-même. Ôtez-lui sa robe, ôtez lui son bonnet, et regardez ! Ôtez-lui l’uniforme dans lequel l’École normale boutonne ses vélites, ôtez-lui enfin les bénéfices intellectuels de l’institution dont il fait partie, et demandez-vous ce qui resterait alors à M. Lenient. Vous ne le direz pas ! Un jour, dans la comédie italienne, Arlequin vide tout à coup son costume et disparaît, escamoté. Le costume reste seul, se promenant majestueusement sur la scène. Eh bien ! au contraire du chat bariolé de Bergame, M. Lenient, lui, ne resterait pas sur la scène si son costume en disparaissait, car c’est son costume qui est sa personne, c’est son costume qui est Arlequin !
Il n’est pas mal, du reste, ce costume. Il n’a pas l’éclat de celui d’Arlequin, ce qui serait scandaleux pour un homme de fonction si grave, mais il est fait aussi de toutes pièces, car qui dit professeur dit vêtu de réminiscences. C’est un habit de forme sérieuse, taillé sur le patron des grands modèles, mais moins grandement porté, hélas ! Très soigné, très brossé, très épousseté, très convenable, cet habit couvre proprement la nullité de la personne, quand elle est nulle (et elle peut l’être), et crée à son profit une honnête, et, pour les myopes, une forte illusion.
Je ne dis point que M. Lenient ait besoin de cette illusion charitable. Je ne dis pas qu’il soit nul ou médiocre. Je ne le sais point et son livre ne me l’apprend pas. Mais je dis que, tel qu’il soit au fond, s’il a un fond, il paraît cultivé à la surface, renseigné, orné de connaissances, fort bien appris dans les matières qu’il traite. Je ne dis pas savant ni docte. Je dis bien appris, sachant, aux termes des règlements et des programmes, ce qui convient pour être professeur. Aussi l’est-il correctement, honorablement, mais si exclusivement, qu’en faisant une étude particulière de son ouvrage on pourrait faire une étude générale du professeur, qui trouve sa chaire trop petite et veut l’élargir par un livre. Il est moins et plus qu’une individualité. Il a l’avantage d’être une moyenne et un genre à lui seul, le genre et la moyenne professeur, qui n’est que professeur, en littérature. Pourquoi, puisque l’occasion s’en présente, ne donnerions-nous pas un simple coup d‘œil à cette variété littéraire ? M. Lenient, dans sa chaire, ne nous regarde pas. Mais il vient à nous par le livre : qu’il nous soit permis de le regarder.
II
Et d’abord est-ce un livre que le sien, un livre loyalement et sincèrement fait, ayant sa destination propre, et qui n’ait pas, sous une forme quelconque, été déjà servi à un public ?… Ne serait-il pas une de ces productions hybrides qui ne sont ni tout à fait des livres, ni tout à fait des cours, et qui tiennent cependant de l’un et de l’autre ? Nous avons déjà reproché à cet autre professeur, M. Demogeot, que nous estimons, d’avoir maigrement découpé un volume d’histoire dans la vaste étoffe de son cours à la Faculté. M. Lenient, à son tour, M. Lenient qui n’est, lui, que simple professeur de collège, repétrirait-il sa matière de classe dans sa Satire au Moyen Âge ? Ou plutôt ne serait-ce pas là une ancienne thèse que ce volume indigéré, de faits écourtés et de jugements trop rapides, qui a besoin de développements et de commentaires, — qui naturellement les aurait eus s’il était une thèse, mais qui ne les a point s’il est un livre, et qui, par là, manquant de solidité et d’étendue, n’est plus guère alors qu’un assez indigeste hachis ?…
Quoi qu’il en soit·, du reste, de ce ménage, de ce secret de composition, le défaut du livre de M. Lenient — lequel n’est pas un livre d’aperçu, qui n’a été conçu ni écrit comme les Considérations de Montesquieu sur la grandeur et la décadence des Romains, et qui embrasse toute la période du Moyen Âge, — est de n’avoir que quatre cents et quelques pages pour nous donner le train des faits intellectuels de cette époque, qui est immense. De deux choses l’une en effet : ou il y a trop de citations en ce livre, ou il n’y en a pas assez. Ou il fallait condenser l’esprit des choses dans un miroir ardent de réflexions et d’images qui nous les eût renvoyées en quelques tout-puissants rayons, ou il fallait nous montrer les choses elles-mêmes, sans omission et sans superficialité. Il fallait tout dominer, tout écraser par le résumé souverain, par la foudroyante acuité du regard, par le despotisme du talent qui sait et qui ose abréger, ou entrer rigoureusement et patiemment dans le détail et ne pas raconter des poètes comme Rutebœuf et Villon en deux lignes, ni vouloir donner une idée de leur manière avec quatre vers ! C’est ce que n’a point fait l’historien. En cela, il s’est moqué de nous… sans gaieté. Sans gaieté ! c’est là qu’est le crime.
Avec ce beau sujet de la Satire en France pendant le Moyen Âge, avec ce titre d’un bonheur terrible, car le livre doit en mourir s’il n’est pas au niveau de ce titre heureux, la Critique, qui était en droit d’exiger des généralités de génie ou une histoire à fond, ne trouve devant elle que les allures pressées, mal appuyées et sans trace, du tableau ou de la leçon. Et cependant, quand on écrit l’histoire de la Satire, fût-ce en France, fût-ce au Moyen Âge, c’est-à-dire, après tout, dans un assez chétif fragment de l’espace et du temps, on n’écrit pas moins que l’histoire de l’esprit humain, — et de l’esprit humain par son côté le plus varié, le plus profond, le plus mystérieux, car le rire est plus difficile à expliquer que les larmes, dont la source est si large en nous qu’on n’a pas besoin de la chercher !
III
L’Histoire de la Satire ! Et que ce soit en France, au Moyen Âge et n’importe où, l’Histoire de la Satire ! Affriolant et mordant sujet, difficile et oublié ! Flacon de caviar à déboucher avec les dents, car il est hermétiquement fermé à l’émeri, celui-là ! L’Histoire de la Satire, en d’autres termes, l’Histoire de la comédie humaine, n’était-ce pas par une déchirante analyse du rire et de ses causes (les causes du rire, grand Dieu !) qu’il fallait la commencer ? Oui, c’était par cette grande page vierge à écrire, qu’il fallait ouvrir l’introduction de cette histoire. Excepté Beattie l’Écossais, qui n’a pas le don de seconde vue en philosophie, ni même le don de la première ; excepté Beattie, lequel a essayé de frotter son museau rêveur de mouton philosophique à ce sujet qui s’est moqué de lui, personne ne s’est encore douté qu’il y avait là à faire flamber une page… illuminante !
Malheureusement, M. Lenient n’a rien du redoutable métaphysicien nécessaire ici, à l’origine de cette histoire, qu’en honnête professeur de rhétorique il prend humblement et verbalement du pied des faits biographiques et littéraires, entremêlant comme une paillette, sur la trame de la notice, l’oripeau de la citation. Qu’est-ce que le rire ? Qu’est-ce que la moquerie, la moquerie éternelle ?… On a toujours ri dans l’Humanité, depuis sa chute : c’est le cri poussé par l’homme en tombant ! L’homme s’est moqué, à toute époque, de ses pouvoirs, de ses néants, de ses sentiments, de lui-même. Quelle est cette ironie fatale, qui se mêle jusqu’à ses tendresses, car il rit de la femme qu’il aime et, grâce amère de la vie ! il rit parfois d’elle sur son cœur. Questions fières ! — Énigme agaçante ! M. Lenient n’y touche pas, il ne s’en soucie. Il s’appelle Lenient.
Niente ! Niente ! qui veut dire rien !
Il n’a jamais pensé à chercher dans la nature de l’homme la racine de cette singulière plante, empoisonnée peut-être, qui fleurit en éclatant sur les lèvres humaines ! Il n’enfonce point et ne pose pas dans la psychologie le point de départ de son Histoire de la Satire, et voilà pourquoi il pousse tout droit devant lui, dès les premières pages, ce petit trot historique qui fait son bonheur sans danger, à travers les causes secondes et troisièmes sur lesquelles il a chance encore de se tromper. En histoire, puisqu’il se rabat sur l’histoire, M. Lenient a le bagage de l’école, ni plus ni moins. C’est un dégrossi de l’enseignement de Guizot, car la conception de l’histoire, telle que l’a faite Guizot, n’a pas été emportée par lui quand il a quitté l’enseignement. Elle y est restée et elle y règne sur la plupart des esprits. M. Lenient lui doit cette impartialité, que nous connaissons, hélas ! qui croit qu’admettre tout » c’est tout expliquer, et qui n’est que le balancement perpétuel de la pensée entre les faits contradictoires. Il lui doit encore ce scepticisme, aux formes voilées d’affirmations étranges, qui se donne avec fatuité pour de l’étendue, mais que nous ne prenons pas pour tel.
Aussi M. Lenient ne connaît-il, malgré les textes qu’il a grignotés, que très imparfaitement le Moyen Âge, et il en convient, d’ailleurs, aux premiers mots de sa préface, avec une très curieuse bonne foi. « Le procès du Moyen Âge — dit-il — n’est pas encore vidé. Instruit (seulement !) par un grave et puissant historien. Guizot ; vingt fois agité depuis au gré des aspirations libérales ou des passions rétrogrades de tel parti, il a donné lieu aux systèmes les plus opposés. »
Voilà tout ce qu’il sait du Moyen Âge ! Et il va tout à l’heure nous le professer dans sa manifestation la plus profonde, la plus compliquée, la plus fébrile : le rire aux mille faces de cette époque merveilleusement confuse et puissante, ce rire du Moyen Âge, diabolique comme la science ou ingénu comme l’innocence… Lequel des deux, puisque le procès n’est pas vidé ?… Le brid’oisonisme historique, s’il était conséquent, s’abstiendrait de juger, mais alors il ne serait plus cette chose moderne et ineffable, le brid’oisonisme. Nous y perdrions trop. Qu’il reste comme il est ! M. Lenient juge donc, dans ce procès non vidé qu’il ne videra pas, mais, toujours dans ses errements d’école, il reprend en sous-œuvre l’opinion de ses maîtres pour en doubler et garnir l’intérieur de ses jugements à lui.
Or, comme il n’est pas d’idée plus familière et plus chère à l’école historique, qui a fondé la théorie des classes moyennes dans l’histoire pour la réaliser dans le gouvernement, que l’invincible et l’inévitable supériorité de la bourgeoisie, M. Lenient, fidèle à ses maîtres, ne craint pas de mettre la satire au compte de la bourgeoisie au Moyen Âge, et d’en faire l’instrument et la preuve même de son émancipation. Certes, oui ! la bourgeoisie s’en servit, ce n’est pas douteux, de cette arme à toute main, de cette force humaine ; mais ne la voir que là, ne pas aller la chercher plus avant que là, dans cette société qu’on ne connaît… que comme le thème des systèmes les plus opposés, c’est être un par trop bon élève des Guizot et des Thierry, c’est par trop mériter le prix (y en a-t-il un ?) de la sobriété historique, de cette vertu qui empêche et prévient la dangereuse soif de l’originalité, laquelle certainement n’est pas défendue, comme l’absinthe, pour cause de santé, aux jeunes professeurs.
IV
L’originalité ! Quel mot ! Croyez-vous donc qu’il n’y en ait que dans les œuvres de la fantaisie ? Croyez-vous qu’il n’y en ait pas une en histoire ? Croyez-vous qu’il n’y ait pas, si maintenu qu’on soit par les faits, — ces fers aux pieds et aux mains, mais qui n’empêchent pas les hommes vraiment forts de se mouvoir et de se dilater dans la beauté de leur puissance, — croyez-vous qu’il n’y ait pas, au sein de tous les esclavages de l’histoire, des manières d’ouvrir ses points de vues qui sont de la plus haute, de la plus réelle originalité ?… L’originalité en histoire, ce n’est pas de l’invention, bien entendu ! c’est toujours de la profondeur. Eh bien ! c’est ce que n’a point l’histoire de la Satire en France au Moyen Âge, par M. Lenient. Par ce côté, elle est indigente. L’auteur n’a pas un point de vue qui ne soit dans la circulation de tous les livres de ce temps.
Pour notre compte, nous avons cherché une idée à lui, l’aiguille d’une idée à lui, dans toute cette botte de foin de petits faits et de petites citations. Elle n’y est pas. Nous l’aurions trouvée. Nous savions bien qu’il n’y avait pas d’escarboucle, mais seulement long comme ça d’acier qui reluise nous aurait charmés. Le livre pourtant n’est pas terne. Il n’est pas plus éteint qu’il n’est éclatant. C’est cette moyenne, dont nous parlions au commencement de ce chapitre, monnaie courante de style et d’idées, mais après laquelle on ne courra pas.
De tels livres, du reste, sont la preuve de ce que l’éducation toute seule peut donner en fait d’hommes, car je ne vois dans ce livre (exécuté avec des choses purement apprises) que ce que l’éducation y a créé et y a mis. La pisciculture est plus avancée pour les hommes que pour les huîtres, qui sont une question encore, et même que pour les poissons, qui ont réussi. Or, M. Lenient et son livre forment tous deux le résultat le plus favorisé de la pisciculture intellectuelle, qui crée du talent avec un semis de connaissances, et comme elle peut, le fait lever.
Il lève ainsi, l’expérience est là. Le livre de M. Lenient est un niveau. Avec des hommes d’école n’ayant que l’individualité de leur école, vous pouvez avoir au-dessous, mais vous n’aurez rien au-dessus ! Pour avoir au-dessus, il faudrait qu’une individualité littéraire jaillît tout à coup du sein de l’individualité simplement professorale et la brisât, et rien n’annonce ce jaillissement dans cette histoire aux qualités négatives, — qui n’est point plate, non ! mais qui n’a pas de relief, et qui pourrait porter aussi bien la date du règne de Louis-Philippe, par exemple, que celle du règne de Napoléon III, l’homme qui l’a écrite étant identiquement le même professeur moyen, le même élève de l’École normale du milieu de la classe, qui pouvait l’écrire, il y a vingt ans, exactement de ce même style, — la construire exactement avec les mêmes renseignements, — y professer exactement les mêmes admirations pour les mêmes personnes, Casimir Delavigne et Béranger, — et, finalement, la saupoudrer de la même fleur d’érudition facile, cueillie dans tous les livres que la fonction met aux mains et force à feuilleter.
M. Lenient s’appelle légion, quoiqu’il n’ait pas l’esprit de plusieurs diables, ni même d’un seul. Il a juste de talent celui que l’Université donne, et peut donner, à force d’enseignement et d’études, mais enfin elle n’est ni le bon Dieu ni la nature, elle n’est que l’Université, et elle ne peut donner que cela. Qui sait ? M. Lenient, qui n’est, lui, qu’un de ses professeurs moyens, — utiles à leur place, mais sans supériorité accusée, — se révélera-t-il un jour à l’étonnement de tout le monde comme un écrivain ayant un style à lui, des idées à lui et une valeur propre et déterminée ? et non plus seulement comme un homme jeté dans un moule, fait à l’emporte-pièce ou obtenu à l’aide de procédés quelconques ?
Nous ne voulons désespérer personne. L’inspiration, la pensée, peuvent venir. Peut-être de cet homme raboté, vernissé par une éducation spéciale, sortira-t-il enfin quelque petite voix naturelle, quelque petite voix de génie, comme d’un étui de maroquin noir tout uni, centième exemplaire de la même boîte, peut très bien sortir une charmante mandoline dont les sons ne s’oublient jamais une fois qu’on les a entendus ! Tout cela certainement est possible, mais tout ce que nous devions constater, c’est que cela n’est pas encore aujourd’hui, et qu’elle dort bien profondément, notre mandoline littéraire, dans son étui… de professeur.
Si le sujet n’était pas si grave, nous dirions que c’est nous qui sommes le chagrin de cet étui-là.