(1863) Molière et la comédie italienne « Chapitre XV. La commedia dell’arte au temps de Molière et après lui (à partir de 1668) » pp. 293-309
/ 1745
(1863) Molière et la comédie italienne « Chapitre XV. La commedia dell’arte au temps de Molière et après lui (à partir de 1668) » pp. 293-309

Chapitre XV.
La commedia dell’arte au temps de Molière et après lui (à partir de 1668)

Au printemps de 1668, commence une nouvelle époque dans l’histoire de l’ancien théâtre italien. D’abord quelques changements eurent lieu dans le personnel de la troupe : Mario Antonio Romagnesi, fils de Marc Romagnesi et de Brigida Bianchi (Aurelia), débuta dans les seconds rôles d’amoureux sous le nom éclatant de Cintio del Sole. Scaramouche s’en alla en Italie et ne revint qu’en 1670. Mais la grande innovation qu’il faut remarquer et qui nous oblige de fixer à cette date le point de départ d’une nouvelle période dans l’histoire de la comédie italienne à Paris, c’est que ces acteurs commencent alors à insérer dans leurs pièces des scènes en français, des chansons en français, ce qui amène peu à peu une transformation complète dans leur répertoire. Ce nouveau système fut inauguré le 2 mai 1668 par Le Régal des Dames (Il Regallo delle Damme, ne voilà-t-il pas un singulier italien ?), où Dominique-Arlequin chantait plusieurs chansons françaises, notamment une chanson à boire commençant ainsi :

Paye chopine,
Ma voisine…

Dans Le Théâtre sans comédie (Il Teatro senza commedie), pièce dont Cintio del Sole était l’auteur et qui fut jouée au mois de juillet suivant, un panégyrique de Scaramouche (Fiurelli absent) était prononcé en français par le Scaramouche qui le remplaçait, panégyrique que Gueulette suppose avoir été écrit par M. de Fatouville, conseiller au parlement de Rouen.

De ce moment, le théâtre italien prend aux yeux de l’histoire un intérêt d’une autre sorte ; mais il perd celui qu’il offrait pour le sujet qui nous occupe principalement ; ou plutôt la thèse se retourne pour ainsi dire : les Italiens nous imitèrent à leur tour. La comédie de l’art reprit alors à notre théâtre, et notamment à Molière, presque autant que lui devaient ceux-ci. On aperçoit dans les canevas nouveaux ou refaits à cette époque, bien des idées comiques qui, à coup sûr, avaient passé par là scène française. Nous avons remarqué précédemment que le Convitato di pietra fit très probablement plus d’un emprunt au Dom Juan de Molière qui avait fait sur la scène une courte apparition, car tandis que Molière était contraint de retirer son œuvre du théâtre, les Italiens continuaient de jouer impunément leur parade qui ne scandalisait personne ; ce qu’on jugeait condamnable le mardi cessait de l’être le mercredi, et Arlequin, voyant son maître s’engouffrer dans la flamme infernale, pouvait s’écrier : « Mes gages ! Faudra-t-il que j’envoie un huissier chez le diable pour obtenir le payement de mes gages ! » sans être accusé « de braver la justice du ciel54 ! »

Ce mouvement inverse, ce reflux, pour ainsi dire, que nous avons à constater fut par la suite une cause d’incertitude et de confusion : quand il devint difficile de démêler dans le répertoire italien ce qui avait précédé Molière ou ce qui l’avait suivi, on méconnut souvent les dettes réelles qu’il avait contractées pour lui attribuer des emprunts où il était, non plus débiteur, mais créancier. De bonne heure, on tomba dans cette confusion. Le Livre sans nom, qui parut en 1695 et qui est attribué à Cotolendi, contient le passage suivant : « Si les comédiens italiens n’eussent jamais paru en France, peut-être que Molière ne serait pas devenu ce qu’il a été. Je sais qu’il connaissait parfaitement les anciens comiques ; mais enfin il a pris à notre théâtre ses premières idées. Vous savez que son Cocu imaginaire est Il Ritratto des Italiens ; Scaramouche interrompu dans ses amours a produit ses Fâcheux ; ses Contre-temps ne sont que Arlequin valet étourdi : ainsi de la plupart de ses pièces ; et dans ces derniers temps, son Tartuffe n’est-il pas notre Bernagasse ? À la vérité, il a excellé dans ses portraits et je trouve ses comédies si pleines de sens, qu’on devrait les lire comme des instructions aux jeunes gens, pour leur faire connaître le monde tel qu’il est… »

Il ne faut accueillir toutes ces assertions qu’avec beaucoup de réserve. Arlequin valet étourdi n’a pas produit Les Contre-temps, car ce canevas ne devait pas être antérieur à 1662, et Les Contre-temps avaient été composés bien avant cette époque ; mais L’Inavertito de Beltrame avait été la source commune et de la comédie française et du canevas italien.

Il est vraisemblable, avons-nous dit, qu’un canevas italien, intitulé Il Ritratto (le Portrait), très différent de celui des Gelosi qui porte le même titre, fut utile à Molière pour la composition du Cocu imaginaire, mais il est impossible de déterminer dans quelle mesure, le canevas primitif ne nous étant pas connu, et les Italiens ayant, à coup sûr, profité de ce qu’il y avait à leur convenance dans la pièce française.

L’affirmation est encore plus hasardée en ce qui concerne le scénario intitulé : Bernagasse ou plutôt Il Basilico di Bernagasso, lequel n’aurait été ni plus ni moins que Le Tartuffe. Il suffit de lire l’analyse que donnent de ce scénario les auteurs de l’Histoire de l’ancien théâtre italien, pour se convaincre que les traits de ressemblance qu’il présente avec la fameuse comédie sont d’abord tout à fait insignifiants, qu’en outre ils ne tiennent nullement, dans la farce italienne, au fond du sujet et y semblent au contraire introduits après coup ; d’où l’on peut conclure à peu près certainement que Il Basilico di Bernagasso s’est enrichi de ces traits aux dépens du Tartuffe.

Si ces erreurs étaient déjà si aisées à commettre au dix-septième siècle, elles le devinrent bien plus encore à mesure qu’on s’éloigna. Riccoboni, qui écrivait dans la première moitié du dix-huitième siècle, Cailhava, qui écrivait dans la seconde moitié du même siècle, ne se préoccupèrent ni l’un ni l’autre, en traitant à leur tour les mêmes questions, de fixer la date des documents et d’établir une chronologie précise. Nous avons vu ce dernier présenter comme prototype du Dépit amoureux, non pas L’Interesse, imprimé en 1581, mais La Creduta maschio (la Fille crue garçon) que Riccoboni déclare lui-même avoir arrangée pour sa groupe alors qu’il jouait à l’Hôtel de Bourgogne pendant la minorité de Louis XV. Toute production italienne où Cailhava aperçoit quelque analogie avec l’œuvre de Molière témoigne, pour lui, d’un emprunt de notre comique, et il ne se pose jamais l’hypothèse contraire.

Il y a pourtant, de cette revanche d’ailleurs légitime, des traces bien frappantes jusque dans le répertoire de l’Arlequin Dominique : en voici un remarquable exemple : un peu plus d’un an après la première représentation du Malade imaginaire, les Italiens en donnèrent une grossière copie sous le titre de : Le Triomphe de la médecine, représenté le 14 mai 1674, presque en même temps que la dernière œuvre de Molière était reprise par la troupe française. À la fin de cette pièce du Triomphe de la médecine, lorsque Scaramouche avait consenti au mariage de sa fille avec Cintio, à condition qu’on le fera recevoir docteur en médecine, on en faisait la cérémonie et l’on récitait les vers macaroniques composés par Molière, en les amplifiant beaucoup et en y ajoutant la bastonnade qui était traditionnelle sur le théâtre italien « et inséparable de l’action ».

On pourrait soupçonner que nous avons cette amplification italienne dans la version imprimée à Rouen et à Amsterdam, et qui est deux fois plus étendue que le texte en quelque sorte officiel de la burlesque cérémonie. On y relève, en effet, de nombreux italianismes et même des vers entiers en italien :

Che si non era morta, c’était grande merveille,
               Perchè in suo negotio
Era un poco d’amore e troppo di cordoglio :
Che’l suo galano sen’ era andato in Allemagna
Servire al signor Brandebourg una campagna…

Remarquez aussi le titre de ces versions amplifiées : Receptio publica unius juvenis medici, ce qui s’appliquerait mieux à la réception de Cintio del Sole qu’à celle d’Argan. D’autre part, il y a à objecter que ces éditions distinctes sont datées de 1673, et la première du mois de mars de cette année. Il faudrait donc supposer que les Italiens eussent joué cet intermède bien avant leur pièce du Triomphe de la médecine, qu’ils s’en fussent emparé presque aussitôt qu’il parut sur le théâtre de Molière, ce qui serait surprenant sans doute, mais non impossible dans les libres usages de l’époque.

Quoi qu’il en soit de ce dernier point, il est constant que les Italiens prirent à Molière ses inventions comiques sans plus de scrupules qu’il n’en avait mis à puiser dans leur répertoire. Les échanges furent perpétuels ; l’équilibre tendait à se rétablir par ce moyen entre les deux théâtres et entre les deux littératures. Par la suite, cet équilibre se rompit de nouveau, et ce fut alors la littérature et surtout la littérature dramatique de l’Italie qui fut redevable à la France de bien plus que celle-ci ne lui avait dû jadis. L’Italie le reconnut et le proclama elle-même avec un enthousiasme qui fut porté jusqu’à l’excès et lui fit répudier l’antique génie de la nation. Les vieux types de la commedia dell’arte y furent dénigrés, proscrits, par suite de l’influence de la comédie française, avec une rigueur qui ne fut dépassée que par l’Allemagne où, dans une représentation solennelle, le pauvre Arlequin fut brûlé en effigie sur la scène de Leipsig.

Molière mourut le 17 février 1673, en jouant pour la quatrième fois le rôle du Malade imaginaire. Sa mort fut suivie d’une révolution dans les théâtres de Paris. Lulli obtint du roi d’installer l’Opéra dans la salle du Palais-Royal. Les comédiens français et les comédiens italiens s’établirent rue des Fossés-de-Nesle (depuis rue Mazarine), en face de la rue de Guénégaud, dans une salle construite sur l’emplacement où se trouve aujourd’hui le passage du Pont-Neuf ; ils y jouèrent alternativement jusqu’en 1680.

À cette date, la troupe française de la salle Guénégaud fut, par mesure administrative, réunie à la troupe de l’Hôtel de Bourgogne. La nouvelle compagnie resta seule en possession du théâtre de la rue Mazarine. Les Italiens, à qui les Français payèrent une indemnité de 800 livres, allèrent jouer à la salle de la rue Mauconseil, et y jouèrent tous les jours, excepté le mardi et le vendredi.

Quelques acteurs avaient alors disparu. Le Pantalon Turi, toujours querelleur, s’était sauvé, vers 1670, après avoir tiré un coup de pistolet sur Ottavio et l’avoir manqué ; il s’était fait prêtre en Italie. Trivelin était mort en 1671. Aurelia quitta le théâtre en 1683 : elle vécut jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix ans et mourut en 1703, époque où Mademoiselle Belmont, femme de son petit-fils, se souvenait d’avoir vu, dans son lit, toujours et extrêmement parée, l’ancienne favorite de la reine Anne d’Autriche.

De nouveaux artistes étaient venus d’autre part renforcer la troupe : Giuseppe Giraton ou Giaratone, d’abord gagiste, puis sociétaire, ressuscita, en 1673, le personnage de Pierrot. C’est Molière qui probablement donna l’idée de cette résurrection en nommant Pierrot le paysan du Festin de Pierre. Il paraît que ce nom rappela aux Italiens leur ancien type, si important sur le théâtre des Gelosi. Depuis la transformation d’Arlequin, ils n’avaient plus de second zanni, c’est-à-dire de valet balourd et ignorant55. Giraton entreprit de restaurer ce type fameux de Pedrolino ou Pierrot ; il lui rendit son ancien caractère, à la fois niais et badin, son bon sens mélangé de sottise et de crédulité, et il eut un très grand succès. Ce rôle redevint un des principaux de la comédie de l’art, et une série de mimes célèbres ont perpétué chez nous sa popularité, de sorte qu’il en est demeuré plus Français qu’Italien.

20. — Pierrot.

 

Voici quelle était, en 1682, la composition de la troupe italienne, d’après « l’état de la dépense pour les comédies représentées devant Monseigneur le Dauphin, pendant le carnaval » :

Les sieurs Octave, Cintio, Scaramouche, Dominique, Spezzafer (c’était probablement un nouvel acteur qui avait repris ce type disparu pendant quelque temps), le Docteur, Flautin (Giovanni Gherardi engagé en 1675).

Les demoiselles Eularia, Aurelia, Diamantine.

Gagistes : Giaraton, Lefebvre, Davigeau, Loriot, Germain.

Décorateurs : Joussin et Cadet.

Les deux filles de Dominique, Françoise et Catherine Biancolelli débutèrent en 1683, l’une comme première amoureuse sous le nom d’Isabelle, l’autre comme soubrette sous le nom de Colombine. Ces deux piquantes actrices ont laissé, elles aussi, un souvenir qui n’est pas encore effacé.

Mentionnons encore Angelo Costantini (Mezzetin) admis en 1683 ; Giuseppe Tortoriti (Pasquariel) admis en 1685 ; Évarista Gherardi, fils de Flautin, qui débuta, le 1er octobre 1689, dans l’emploi d’Arlequin, et s’y maintint avec succès malgré l’écrasant souvenir de son prédécesseur.

Il y avait, à cette dernière date, un peu plus d’une année que la troupe italienne avait perdu le fameux Dominique. Domenico Biancolelli mourut en 1688, à l’âge de quarante-huit ans, dans les circonstances suivantes : « Le sieur Beauchamp, maître à danser de Louis XIV et compositeur de ses ballets, avait dansé devant S. M. une entrée très singulière, qui avait été goûtée de toute la cour. Dans un divertissement que les comédiens italiens joignirent à une de leurs pièces représentée devant le roi, Dominique, qui dansait fort bien, imita d’une façon extrêmement comique la danse de Beauchamp. Le roi parut prendre tant de plaisir à cette entrée, que Dominique la fit durer le plus longtemps qu’il lui fut possible, et il s’y échauffa tellement, que, n’ayant pu changer de linge au sortir du théâtre (parce qu’il lui fallut exécuter son rôle tout de suite), il lui survint un gros rhume qui se tourna en fluxion de poitrine. La fièvre s’y étant jointe, il ne fut pas plus de huit jours malade, et après avoir renoncé au théâtre, il mourut le lundi 2 août 1688, à six heures du soir, et fut enterré à Saint-Eustache, derrière le chœur, vis-à-vis la chapelle de la Vierge. » L’Arlequin Dominique laissait, dit-on, trois cent mille livres de biens.

Il souffrait déjà depuis quelque temps, si l’on s’en rapporte à une anecdote qui courut à son sujet. Comme la plupart des grands bouffons, il était mélancolique dans la vie privée et tourmenté d’une sombre tristesse. Étant allé un jour chez un fameux médecin pour le consulter sur la maladie noire dont il était attaqué, celui-ci, qui ne le connaissait pas, lui dit qu’il n’y avait d’autre remède pour lui que d’aller souvent rire aux bouffonneries d’Arlequin. « En ce cas, je suis mort, répondit le pauvre malade, car c’est moi qui suis Arlequin. »

La différence qui existait entre le bouffon à la ville et le bouffon au théâtre est curieusement caractérisée dans une anecdote relative au fameux Santeul, le fantasque chanoine de Saint-Victor. Dominique avait envie d’avoir quelques vers latins de lui, et il l’alla voir en habit de ville. Santeul se refusa absolument à le reconnaître et prétendit que ce visiteur solennel n’avait rien de commun avec Arlequin. Peu de jours après, Dominique y retourna dans son habit de théâtre, avec sa sangle et son épée de bois. Il prit un manteau qui le couvrait jusqu’aux talons, et, ayant caché son petit chapeau, il se mit dans une chaise. Quand il fut à la porte de la chambre, il heurta ; en entrant il jeta son manteau à terre et, s’étant coiffé du petit chapeau, il courut, sans rien dire, d’un bout de la chambre à l’autre en faisant des postures plaisantes. Santeul, étonné d’abord et ensuite réjoui de ce qu’il voyait, entra dans la plaisanterie et courut lui-même dans tous les coins de sa chambre, puis ils se regardaient tous deux, faisant chacun des grimaces pour se payer de la même monnaie. Un moment après, Santeul s’avisa de le poursuivre à coups d’aumusse, et Arlequin le faisait sauter à coups de sangle. La scène ayant duré un peu de temps, Arlequin leva enfin son masque, et ils s’embrassèrent tous deux avec les ha, ha ! de deux amis qui se revoient après une longue absence. Santeul lui fit des vers très beaux.

La mort de Dominique porta un coup terrible au théâtre italien. Il s’en releva pourtant. Il résista aussi à un autre désastre, à la retraite de Scaramouche qui eut lieu en 1691. Loret disait de cet acteur :

C’est un comique sans pareil ;
Comme le ciel n’a qu’un soleil,
La terre n’eut qu’un Scaramouche.

On sait les vers placés au-dessous de son portrait gravé par Vermeulen :

Il fut le maître de Molière,
Et la nature fut le sien.

Né en 1608, il vécut encore trois années après avoir quitté la scène. En mourant, il ne laissa pas moins de biens que son émule Dominique. « Outre un legs considérable qu’il a fait à une maison religieuse, dit son biographe, il a laissé à son fils, qui est un prêtre savant et d’un grand mérite, tout le bien qu’il avait en France et en Italie, qui se monte à la valeur de près de cent mille écus. Il a été regretté de tout le monde. Une foule extraordinaire de toutes sortes de personnes accompagna son corps jusques dans l’église de Saint-Eustache, où il fut inhumé avec une grande pompe, le huitième décembre 1694. »

Arlequin enterré derrière le chœur, vis-à-vis la chapelle de la Vierge ; Scaramouche inhumé dans l’église Saint-Eustache en grande pompe ; on ne peut s’empêcher, en lisant ces mots, de songer au convoi de Molière, qui n’avait pas eu le temps de renoncer au théâtre, et qui fut conduit silencieusement, à neuf heures du soir, tout droit au petit cimetière de Saint-Joseph : contraste pénible et sujet d’immortel regret.