Avant-propos
Voici une face nouvelle de l’œuvre déjà si vaste et si variée de Gobineau qui, l’on peut dire, passa sa riche et belle existence la plume à la main, Gobineau, critique littéraire. — Aucun commentateur des écrits du célèbre écrivain ne nous avait parlé des études qu’on va lire, et il est assez curieux de constater que depuis quarante ans que des milliers d’ouvrages et d’articles ont paru sur le penseur, l’ethnologue, l’orientaliste, le romancier, le conteur, le poète, et le sculpteur même, qu’il était, à peine le professeur Schemann dans sa biographie de l’auteur de l’Essai sur l’Inégalité des Races, — et plus récemment deux articles du Figaro littéraire laissaient supposer qu’il avait tenu d’une façon régulière une rubrique sur les œuvres de ses contemporains. On en a eu un avant-goût dernièrement en lisant la petite plaquette éditée chez Champion, d’un article sur Stendhal paru en 1845 ; — et nous étions curieux de savoir ce qu’elle annonçait et ce que Gobineau pensait des écrivains de son temps dont les talents étaient si bouillonnants et si divers. — Voilà le filon rare à la découverte duquel nous allions nous lancer ; — les rubriques de critiques de Gobineau vont de 1844 à 1848 ; — nous savions déjà que nous ne serions pas déçus, — car c’est en même temps qu’ont paru ces romans et ces nouvelles, exhumés après plus d’un demi-siècle, et qui pourtant suscitent tant de délectations intellectuelles, même chez les jeunes générations, — et qui ont pour titre : Adélaïde, Mademoiselle Irnois, Ternove, l’Abbaye de Typhaines, le Prisonnier Chanceux, Nicolas Belavoir, parus avant l’entrée de Gobineau dans la carrière diplomatique, c’est-à-dire en 1849. — Et nous avons retrouvé dans les journaux et revues de l’époque la collaboration de Gobineau ; elle est considérable. — Elle comporte, en dehors des œuvres d’imagination, des études politiques, économiques, — et celles qui nous intéressent, parues dans la Revue Nouvelle en 1845 et 1846. — puis d’une façon régulière sous forme de feuilleton dans le Commerce en 1844 et 1845, enfin dans la Quotidienne en 1845, 1846 et 1847. — Les premières de ces rubriques n’ont suivi que de peu d’années le premier article qu’ait écrit Gobineau, lequel, parut le 25 août 1838, dans une revue « France et Europe » et est intitulé Poètes Persans : Moulana, Djelaleddin, Roumi : l’orientaliste qu’il fut tout jeune portait déjà aussi dans son cerveau à cette époque l’ample ouvrage qui conduisait sa pensée à travers les siècles et toutes les races de la terre, mais il ne dédaignait pas de s’intéresser au mouvement littéraire de son temps, et pour l’étudier, juger les hommes et les œuvres, il apportait cette sorte d’ardeur intellectuelle, cette curiosité et cette perspicacité implacable qui sont les caractéristiques de son génie.
On voit qu’avant d’être diplomate et voyageur, l’auteur de l’Essai sur l’Inégalité des Races Humaines, des magnifiques récits de voyage en Asie, de la Renaissance et des Pléiades, avait été journaliste et que curieux de tout, l’esprit plein de ce feu qui a l’éclat du diamant, il attendait la carrière brillante qu’un avenir prochain lui réservait en pourvoyant de ses écrits les colonnes des revues et journaux les plus cotés de cette attrayante époque.
Les études critiques que nous présentons aux lecteurs ont trait à l’œuvre d’écrivains à qui la postérité a assigné un rang définitif, — un Musset, un Théophile Gautier, un Balzac, un Henri Heine, un Sainte-Beuve, un Jules Janin ; ces jugements sont d’un Gobineau, alors âgé de trente ans, et on les goûtera encore mieux de nos jours maintenant que le jeune homme a été placé au rang des plus profonds penseurs et des plus grands écrivains du siècle dernier.
Balzac
I1
C’est le poing sur la hanche, l’œil en feu, le reproche à la bouche que la critique aborde d’ordinaire le roman-feuilleton. Au premier mot, elle le renverse, elle le frappe, elle accumule sur le malheureux, les épithètes les plus infamantes, elle l’accuse de détruire toute littérature, de corrompre le goût, de fausser l’histoire, la philosophie, la morale, de pervertir les esprits, d’avilir les mœurs ; elle assène en guise de coup de grâce, aux auteurs de ces œuvres proscrites, une verte semonce sur les conséquences funestes de l’amour de l’argent, et toutes ses injures dites, la critique s’en va ; mais elle n’a pas encore tourné le dos que la victime consolée, part, au bruit des fanfares, pour parcourir la France entière, passer sous les yeux de plus de cent mille lecteurs, franchir ensuite les frontières, recueillir les applaudissements de l’Angleterre, de l’Allemagne, de l’Espagne, tous pays qui consomment avec fureur nos produits littéraires et les trompettes de la Renommée ne cessent de répandre la gloire du feuilleton si maltraité que lorsqu’un rival heureux lui est né. Après Mathilde, les Mémoires d’une Jeune Mariée, les Mystères de Paris, etc…
Si ce que nous racontons là arrivait dans un temps stérile en productions meilleures, nous ne serions point étonnés. Il serait tout simple que le public, sevré de jouissances délicates, se rabattit sur une pâture d’un goût médiocre. Mais il n’en est pas ainsi, et quoi qu’on puisse dire contre notre siècle, la littérature élevée peut y montrer des noms comme Béranger, Lamennais, George Sand, Hugo, Lamartine : avec de telles gloires, une époque peut s’égarer ; mais on ne saurait dire sans injustice qu’elle a perdu le sens des choses de l’art. Il faut donc expliquer autrement que par des doléances, le succès incontestable du roman-feuilleton, et puisque les clameurs de la critique n’ont pu arrêter les triomphes de ce nouveau-venu, il est temps peut-être de transiger avec lui. S’acharner contre un fait irrémédiable est une folie qui souvent devient fatale. Au lieu donc de compromettre en se montrant impuissante, l’influence dont elle dispose, ne vaut-il pas mieux que la critique s’efforce de régulariser l’invasion des barbares dans les domaines littéraires ! Cette réflexion que nous avons faite depuis longtemps doit nous servir de point de départ dans notre manière de juger les livres sortis des journaux ou faits pour la publication périodique, et nous ne savons guère de roman aujourd’hui qui sorte de ces deux catégories. Nous avons donc élaboré à ce sujet un système tel quel, dont nous croyons devoir sans retard, exposer ici les traits principaux.
Aujourd’hui le nombre des lecteurs s’est démesurément augmenté. Tout le monde lit et veut lire beaucoup ; nous ne pouvons dire si le berger de nos Pyrénées, en gardant ses chèvres, en est déjà arrivé là, mais il y viendra sans nul doute, et en tous cas, nous sommes persuadés que si l’envie nous prenait de descendre dans l’échoppe du dernier artisan parisien pour y raisonner sur le Juif Errant, nous trouverions à qui parler. Cette soif de lecture n’a pas pour seul mobile une inerte curiosité ; bien certainement, c’est le désir d’apprendre qui se cache là dessous, le désir d’apprendre et le besoin non moins vif de poursuivre la confirmation des idées qui préoccupent aujourd’hui la masse de notre population. Voici donc une multitude altérée qui demande à savoir, qui veut connaître. Mais on ne saurait s’attendre à lui trouver la patience nécessaire pour accepter les dégoûts des premiers pas. Ce monde illettré n’a pas de discipline ; il ne saurait consentir à planter le gland de l’arbre de science, à l’arroser, à le voir devenir plante ; ces gens pressés ne peuvent pas attendre la poussée des feuilles et la maturité des fruits. Ils prétendent aux fruits, mais il faut qu’ils les aient sur l’heure même. Les gros livres les effaroucheraient s’ils savaient comme on les nomme ; s’ils savaient où les trouver. Machiavel serait inexplicable pour eux, Bossuet serait trop beau, Tacite est trop vieux. Tous ces grands écrivains sont trop rébarbatifs pour que le premier venu les aborde. À des lecteurs enfants, des livres d’enfants conviennent seuls. Il faut que la science présentée à ces esprits neufs et attentifs, soit étendue d’une certaine dose de fiction ; que cette fiction ne soit pas même trop savamment conçue ; des estomacs jeunes ne sauraient digérer le pain des forts, et ce que les imaginations faites trouvent insipide et nauséabond est précisément ce qui convient à la masse du public, dans l’état actuel de ses connaissances.
Aussi, l’on peut dire que les romanciers de nos jours sont les Berquin de la majorité des Français et que la manière dont ils apprêtent l’histoire, la politique, la théologie, la littérature est presque la seule propre au goût actuel de leurs élèves. Nous savons, à merveille, tous les inconvénients qui ressortent d’une semblable méthode. L’histoire martyrisée, tombe au-dessous de la fable ; les questions les plus graves, sottement travesties, empreignent de grotesques conclusions dans plus d’un esprit sans défiance. Rien n’est plus vrai. Mais tous, tant que nous sommes, voyons-nous aujourd’hui Jules César et Scipion l’Africain comme nos premiers maîtres nous les donnaient ? Pouvons-nous réprimer un sourire en entendant quelque vieux régent d’école s’expliquer sur Caton d’Utique, et Octave est-il pour nous, aussi Auguste qu’on voulait bien nous le faire croire ? Certes, non ; mais pour arriver à une appréciation plus exacte des choses, nous avons dû passer par bien des niaiseries. Pourquoi l’éducation d’un peuple ne serait-elle pas soumise aux mêmes nécessités fâcheuses que celle d’un individu ? Ajoutez à cela qu’un peuple sur les bancs est un enfant très volontaire qui jette le livre lorsque le sujet devient trop grave, et que l’ennui en sort. Le roman-feuilleton joue donc, en quelque sorte, à ce moment de notre existence sociale, le rôle d’un abécédaire perfectionné et orné d’images en taille douce. Il viendra un jour peut-être où l’éducation s’achèvera ; alors ces livres élémentaires seront rejetés avec mépris ; on ne déplorera plus leurs défauts, parce qu’on n’aura plus besoin de leurs qualités, et ils auront rempli leur office qui était d’initier doucement au monde des idées une foule jusque-là profane, et devenue avide probablement d’entrer plus avant dans le temple, et d’arriver au véritable sanctuaire.
Considéré sous ce point de vue, il nous semble que les romans-feuilletons deviennent tout autre chose pour la critique. On n’a plus seulement des reproches à leur faire, il se peut fort bien qu’ils méritent des éloges. La police littéraire n’ira plus leur remontrer qu’ils violent les saines critiques de l’art, qu’ils ne connaissent point le bon style ; enfin elle ne prendra pas avec tous indistinctement un ton solennel qui peut tout au plus convenir envers un bien petit nombre de livres, et elle se gardera de tomber dans le ridicule en parlant protase, épitase et péripétie à un livre qui n’est pas et ne peut pas être une œuvre d’art dans la véritable portée de ce mot.
Voilà, ainsi que nous l’avons annoncé en commençant, les côtés les plus caractéristiques de notre opinion au sujet des romans. Il va sans dire que beaucoup de détails et même de détails importants, manquent dans l’esquisse rapide que nous avons tracée ; mais cent occasions vont se présenter de compléter notre système, et, sans nous arrêter plus longtemps à la théorie, empressons-nous d’en venir à la pratique.
Au début de ces Essais, nous avons examiné les œuvres de deux poètes ; parlons aujourd’hui d’un écrivain qui n’a jamais visé qu’à la gloire du romancier. M. de Balzac a déjà produit énormément et tout nous porte à espérer que le moment du repos n’est pas encore venu pour lui. Nous nous hâtons de
le dire, M. de Balzac, avec ses erreurs, avec le bagage malheureux d’Horace de Saint-Aubin, n’en reste pas moins une des plus grandes organisations de ce temps-ci, et nous ne serions point surpris que la postérité en fît quelque jour le type même de l’auteur de romans. Cette Comédie humaine comme il la nomme, ce drame à
cent actes divers
, souvent au-dessous du médiocre, n’en a pas moins des richesses inouïes, des peintures du plus grand prix, des études de caractère comme on n’en trouve point ailleurs. Richardson, Fielding, ne sont pas plus fins observateurs de la nature, et leur main puissante n’a pas saisi le vrai avec plus d’autorité que l’auteur d’Eugénie Grandet n’a su le faire. Lorsque M. de Balzac arrête sur le trottoir de quelque rue étroite et boueuse un usurier, une fille à parure équivoque, un petit rentier, un recors, un marchand, il a, pour nous représenter, pour nous détailler sa créature, une verve, une certitude de trait qui saisit l’esprit et le cloue au récit du conteur. Ce n’est pas seulement aux choses de la vie commune que s’étend le talent du romancier : les gentilshommes de campagne, les prêtres, les gens du monde, les femmes même sortent, la
plupart du temps, admirables de vérité du cerveau du conteur. Avec rien, il fait un livre et un livre qui ne se quitte plus qu’on ne l’ait achevé. Des transes d’un négociant en faillite, il sait tirer deux volumes remplis d’un intérêt magique, et l’on s’incline devant le talent qui peut vous attacher si puissamment à la destinée d’un César Birotteau.
Mais précisément parce que M. de Balzac fait tout de rien, quand il veut faire quelque chose de quelque chose, il n’est plus aussi heureux. Dans cette scène de la vie de province où il nous raconte toutes les tribulations d’un vieux prêtre dépouillé de ses chers fauteuils et de sa bibliothèque, il nous touche au plus haut degré, bien que ce qu’il raconte repose sur des faits assez insignifiants par eux-mêmes ; mais dans Esther dont la fable est excessivement compliquée, et où l’on voit l’esprit de tous les espions patentés et émérites de Paris mis aux prises avec le célèbre Vautrin, l’action circule avec peine à travers des labyrinthes laborieusement construits ; elle se brise mille fois en route, et à la fin, au lieu de se dénouer, elle se casse définitivement sans qu’on puisse deviner pourquoi le livre s’arrête là.
Esther est une fille que M. de Balzac nous a déjà fait connaître et qui s’appelle aussi, ou plutôt qu’on appelle la Torpille, tant elle sait l’art d’énerver le cœur et de paralyser l’âme de ses victimes. Cette créature dangereuse s’est éprise de Lucien de Rubempré, ce beau Lucien auquel nulle femme ne résiste. Ici, le livre commence en nous donnant une édition très peu améliorée de la courtisane purifiée par l’amour. Non pas à la manière de la belle Camille de La Fontaine, qui devient probablement une bonne femme de ménage, mais réhabilitée suivant le goût moderne, c’est-à-dire pleurant énormément et tombant d’une attaque de nerfs dans une syncope. Survient notre ancienne connaissance Vautrin, devenu, de par lui-même, abbé espagnol, et nous avons la contrefaçon de l’histoire du Comte de Sainte-Hélène : le digne Vautrin qui a pris pour Lucien la plus belle passion du monde, enlève Esther, et en quelques mois, lui improvise au Couvent du Sacré-Cœur l’éducation d’une femme du monde et les principes austères et les vertus sublimes d’une héroïne. On devine assez que voilà les honnêtes gens du livre, et ce n’est guère plus neuf que ce que nous avons vu jusqu’ici. Les courtisanes devenant des modèles de chasteté, les forçats luttant de dévouement et de délicatesse avec les plus beaux modèles de l’antiquité et des temps modernes, nous sommes accoutumés à ces singularités qui n’ont plus rien d’extraordinaire pour nous. Ce qui vaudrait aujourd’hui la peine d’être inventé, dans le roman, ce serait un notaire honnête homme.
À côté de ces caractères principaux, M. de Balzac a placé Europe, Asie, Paccard, tous braves gens non moins marqués à l’épaule que leur patron, l’abbé Carlos Herrera, et dévoués jusqu’à la corde inclusivement sans que l’on sache trop pourquoi. À la vérité, l’héroïsme de l’honnête Paccard et de l’adroite Europe se dément vers la fin ; mais d’une manière si brusque, si illogique, que le lecteur en reste tout surpris et ne pourrait deviner comment des gens si délicats ont pu faillir, s’il ne remarquait judicieusement qu’il faut à toute force terminer un roman allongé déjà jusqu’à trois volumes. Au milieu du drame est placé Lucien, non pas comme un moteur, mais comme une idole ; c’est une sorte de jeune premier auquel on ne prend guère d’intérêt, tant il est inerte et adoré, et lorsque de conséquences en conséquences, l’amour effréné, et du reste parfaitement dépeint, du baron de Nucingen pour Esther finit par envoyer M. de Rubempré à la Force avec M. Vautrin, que la Torpille s’est empoisonnée sur les ruines de sa pudicité jadis reconquise, on en reste à s’intéresser uniquement aux espions qui ont joué un rôle fort considérable dans ce brouhaha.
Puisque nous parlons des espions mêlés par M. de Balzac à l’histoire d’Esther, nous pouvons nous en plaindre, car ils y sont trop nombreux. Tous sont tellement habiles à se déguiser, ils savent si parfaitement se composer des physionomies convenables pour chaque circonstance, que les malheureux n’ont pas de figure en propre et la perfection même de leur talent leur nuit dans l’esprit du lecteur, devenu incapable de les distinguer entre eux. Néanmoins, il faut convenir que ces figures assez peu nobles rehaussent l’intérêt du livre par la prestesse et l’ardeur avec lesquelles M. de Balzac sait les faire mouvoir. Là, on le retrouve ; on reconnaît l’auteur du Père Goriot, à la description nette et vive des costumes et des allures. Mais, si parfaitement rendus que soient les espions auxquels nous avons à faire ici, ils ne tiennent pas lieu de tout ce qui manque au livre. Dans Esther, le style n’a rien de bien attrayant ; sous ce rapport, M. de Balzac n’a jamais été en première ligne, et sa nouvelle production ne le fait pas monter plus haut que les anciennes. Ainsi, à les bien considérer, les Splendeurs et Misères des Courtisanes peuvent nous servir, tout comme un autre livre médiocre, à inaugurer un système d’indulgence envers le roman-feuilleton. Ici, il peut venir un doute : ce roman a-t-il réellement paru au bas d’un journal quelconque ? Notre réponse sera catégorique ; peu nous importe que le fait matériel ait eu lieu, il nous suffit qu’Esther porte les marques évidentes de l’intention. Que signifierait ce format en trois volumes, et ces chapitres coupés à des intervalles significatifs, et ces nombreuses conclusions partielles nées de la poétique imposée par les circonstances, aux productions destinées à paraître par fragments quotidiens ? Il suffit de feuilleter Esther pour ratifier notre jugement. Continuons donc.
On pourrait ajouter quelques raisons assez bonnes aux déclamations devenues si communes en faveur des coquins des deux sexes. Nous sommes très persuadés que les parias dont Paris est infesté sont arrivés dans leur anéantissement moral, souvent par la faute d’autrui plus que par la leur, et nous ne désapprouvons pas la charité publique disposée à s’émouvoir de leurs souffrances. Mais nous sommes aussi de ces gens qui, tout en déplorant la fatale éducation des anthropophages, et en reconnaissant que les cannibales sont des hommes, ont soin cependant de les tenir à distance, et ne se hasardent au milieu d’eux qu’en nombreuse compagnie et armés de moyens de défense plus efficaces que des harangues sur l’universelle fraternité du genre humain. Depuis que l’on a inventé le désintéressement des filles entretenues, nous n’avons pas appris qu’aucune conversion soit venue encourager le zèle des apôtres ; ce qui est singulier, car ces Magdeleines qui ne se repentent point, lisent d’ordinaire beaucoup de romans, et auraient eu plus d’une occasion de se piquer d’honneur. Mais, en revanche, nous avons entendu parler de plusieurs jeunes gens qui, fanatisés par de philanthropiques lectures, n’ont rien trouvé de mieux à faire que de se transformer en missionnaires et de s’embarquer à la recherche des sentiments honnêtes oubliés au fond du cœur de ces dames. Parmi ces gens dévoués, le plus grand nombre, il faut leur rendre justice, s’est tout d’abord laissé séduire par les Alcine qu’ils allaient arracher au mal ; et ils ont joyeusement perdu santé et fortune, et souvent mieux que cela dans leur expédition manquée.
Ainsi, quoi qu’en puissent dire et penser Vautrin, Esther et le Prince Rodolphe, nous persistons à croire que dans l’immense réunion des infortunes étalées sous les yeux des heureux de ce monde, il vaut mieux s’empresser d’abord de secourir les plus honnêtes, et laisser les douleurs proscrites pour des temps où les misères réellement intéressantes seront plus rares. Si les romanciers voulaient nous en croire sur ce point, nous aurions outre le plaisir d’avoir donné un utile conseil, celui de ne plus lire des contes qu’on nous renouvelle ici pour la centième fois et plus, et qui, n’en déplaise aux auteurs, ne contribuent nullement à compléter la physionomie de la Société moderne.
II2
S’il était vrai que la curiosité publique existât encore pour les choses littéraires, nous la plaindrions du meilleur de notre âme. Il serait difficile de lui découvrir un motif de satisfaction dans ces dernières semaines ; la stérilité de ce que nos pères appelaient les campagnes du Parnasse, a été effrayante. Cette situation est triste, on en conviendra ; mais si elle résulte un peu de la faute de tout le monde, la responsabilité du public y est plus grande encore que celle des auteurs.
Quoi de plus commode pour le négociant retiré, pour l’oisif qui cherche à se distraire, que de dévorer feuilletons sur feuilletons, et de se plaindre ensuite avec amertume de la décadence de l’art. Ce n’est cependant pas ainsi que l’on fait ses preuves de bon goût et l’apparence en cette matière comme en bien d’autres n’est nullement suffisante. Nous croyons l’avoir déjà dit dans un de nos précédents articles et il n’est pas inutile de le répéter quelquefois, le monde lisant d’aujourd’hui est ainsi fait, que malgré ses airs dédaigneux, il ne saurait prendre plaisir qu’aux productions d’une littérature médiocre. Profondément ignorant, il a besoin d’apprendre, il le sent ; mais comme M. Jourdain il hésite s’il apprendra la philosophie, l’almanach, ou l’orthographe. Il a délibéré et, en fin de compte, le bourgeois, devenu gentilhomme, s’est résolu à apprendre tout et à se remplir de science autant que possible sans trop s’ennuyer.
À la vérité, le public dont nous parlons n’est pas le seul qui existe en France, heureusement ; mais pourtant c’est le public apparent, le public fort, le peuple souverain. C’est lui qui achète et qui paie ; c’est son admiration qui se monnaie et qui fait vivre l’artiste. Lorsque ce public est content, les libraires viennent vous chercher, les caissiers n’ont pas de refus pour vous, et le luxe raffiné, les jouissances délicates et dispendieuses, ne sont pas de ces choses que les écrivains dédaignent plus que le simple vulgaire des hommes. Par instinct ou par prétention, le public déprécie volontiers les livres qu’il dévore ; il se plaît à dédaigner l’écrivain qu’il paie grassement et à médire du seul genre de talent qui fasse impression sur son esprit ; mais en attendant, si Malfilâtre, au lieu de faire des feuilletons sans valeur, s’obstine à vouloir créer un livre véritable, Malfilâtre mourra de faim aujourd’hui plus sûrement encore qu’autrefois.
On voit que notre opinion s’éloigne assez de celle qui a cours généralement ; nous sommes loin de tenir les auteurs pour aussi coupables que beaucoup de gens les font. Néanmoins nous ne prétendons pas, tant s’en faut, donner à la littérature une indulgence plénière et la défendre partout et toujours par les arguments que nous venons d’exposer. S’il est tel écrivain, comme M. Dumas par exemple, dont les compositions se ressentent uniquement de l’action d’un public assez peu lettré, il en est tel autre, comme M. de Balzac, qui, pour satisfaire à une production démesurée, gâte tout à plaisir des facultés déjà bien classées dans l’estime générale et qui, trouvant moins de lecteurs sans doute que M. Sue, est cependant en position de s’interdire de trop fâcheuses complaisances.
Il y a quelque temps, nous avons eu à relever une bien triste déchéance dans Esther ; voici qu’il nous faut aborder un sujet plus triste encore dans Modeste Mignon. L’esprit de M. de Balzac, trop ferme pour savoir bien se plier aux conditions actuelles du succès littéraire, est on ne peut plus dépaysé sur le terrain où il cherche à se placer en intrus ; il a beau faire, en dépouillant ses qualités propres, il ne peut parvenir à se donner le bavardage fluide qui fait la gloire et les triomphes des plus fortunés romanciers. Aussi Modeste Mignon est-elle suspendue entre le bon et le mauvais, comme on se figurait jadis le tombeau de Mahomet flottant entre le plancher et la voûte de la mosquée de Médine. Modeste Mignon a paru dans les Débats, comme chacun sait et, dès son apparition, la mauvaise fortune s’est acharnée à ce malheureux livre, très froidement accueilli par les abonnés ; il fut interrompu pendant longtemps, et on l’avait presque oublié quand il revint à la lumière ; tout ce qu’il y a de points noirs dans le talent si étincelant d’ailleurs du romancier, avait été mis à contribution
pour former cet ouvrage. Dans aucun de ses livres, M. de Balzac n’a peut-être mis autant d’afféterie, ni poussé aussi loin le goût des phrases entortillées ? Pour en donner un exemple, nous demandons à transcrire ici un axiome que M. de Balzac n’a pas craint d’inscrire dans son livre :
Le phénomène de la croyance ou de l’admiration qui n’est qu’une croyance éphémère, dit le romancier, s’établit difficilement en concubinage avec l’idole.
On conviendra qu’un pareil amphigouri est difficile à supporter de toute autre personne que de Mlle Madelon Gorgibus, et M. de Balzac a dépassé de beaucoup trop loin la manière, déjà suffisamment précieuse, dans laquelle il écrit jadis le Lys dans la Vallée.
Du reste, le sujet de Modeste Mignon était très propre à seconder ses intentions en ce genre.
Modeste est une jeune fille très fort gardée de près et observée. Son père Ch. Mignon a eu une destinée passablement compliquée. Unique descendant des comtes Mignon de la Bastie et ancien colonel de la garde impériale, il vient, au moment où commence le livre, de perdre une fortune immense que, depuis la Restauration, il avait su acquérir au Havre, dans le commerce d’outremer. Le colonel Mignon n’a pas plus hésité devant les désastres civils que jadis, en 1812, il n’avait cédé aux malheurs de la vie militaire. Il a liquidé ses affaires, il a payé tous ses créanciers, et laissant sa femme et sa fille sous la protection de l’ancien lieutenant Dumay, son caissier et ce que l’on nomme diplomatiquement son âme damnée, il est parti pour le Levant, l’Amérique ou les Indes, enfin pour un pays où il reconstruira sa fortune.
Modeste est une jeune personne très avancée. Elle a beaucoup lu, beaucoup retenu, beaucoup médité et, de plus, elle a vu mourir près d’elle sa sœur aînée, consumée lentement par des chagrins d’amour. L’âme de Modeste a donc mûri très vite. D’un côté, elle a grand peur de la passion, parce que le destin de sa sœur est sans cesse présent à son souvenir ; de l’autre elle est très pressée d’aimer, mais elle voudrait prendre ses précautions. La position est difficile, on en conviendra, et si l’on aimait comme cela dans la vie, il semble qu’on n’aimerait ni beaucoup ni souvent.
Après y avoir songé, Mlle Mignon ne trouve rien de mieux à faire que de s’éprendre du fameux Canalis, qu’elle ne connaît en aucune façon, mais dont elle admire les poésies ; car c’est un des plus célèbres inspirés de l’école angélique. Aussitôt que Modeste est amoureuse, Modeste cherche un moyen de connaître l’objet de son affection. Le plus simple est le meilleur ; elle se résout à écrire au grand poète et voilà qu’un jour arrive du Havre à Paris une petite lettre toute romanesque à l’adresse du baron de Canalis que Modeste se représente sous les traits d’un barde pâle et mélancolique, rêvant le ciel, l’amour, la tristesse et la religion. Mais c’est qu’il n’en est pas ainsi. Le pieux et enthousiaste Canalis, que l’on voit dans les lithographies, drapé à la lord Byron, les cheveux en coup de vent et les yeux au ciel, ce poète abstrait n’existe que sur le papier. Le véritable Canalis de chair et d’os, auquel parvient la lettre de Modeste, est un petit homme froid, sec, égoïste, singulièrement vaniteux, énormément ambitieux, âpre à solliciter des pensions et poursuivant comme son idéal le plus cher, un poste diplomatique et la faveur ministérielle. Sans ce portrait de poète moderne, il n’y aurait pas grand-chose à glaner dans Modeste Mignon ; mais ce nous est encore une preuve de l’attention toute spéciale que la critique doit porter aux œuvres de M. de Balzac ; il n’est production si imparfaite sortie de sa plume, qui ne contienne çà et là quelques perles, et le roman que nous examinons, bien pauvre, bien faiblement conçu, possède pourtant le caractère de Canalis.
Fat et gâté par la fortune, le baron poète a trop d’intérêts sérieux en tête pour songer à répondre à Modeste ; il laisse ce soin à son ami et serviteur, Ernest de la Brière, brave et honnête garçon que les fonctions de secrétaire particulier d’un ministre ont conduit à obtenir le poste de référendaire à la Cour des Comptes, et qui, pour s’élever plus haut, s’est réduit à la dure profession d’ami intime du poète Canalis. Chargé, près de cette illustration des fonctions de secrétaire bénévole, M. de Balzac nous montre Ernest de la Brière, dévorant en silence les traits d’égoïsme de son ami, et se dévouant patiemment à servir une gloire dont il a promptement entrevu tous les côtés postiches. Canalis dédaigne la lettre de Modeste, il n’y voit qu’une des formes d’admiration sur lesquelles l’enthousiasme féminin l’a déjà blasé. Son ami, mieux inspiré, entame la correspondance et, pour débuter, il conçoit la fantaisie de faire de la morale à la jeune fille, et de lui remontrer combien une lettre adressée à un homme de lettres, qu’on ne connaît point, peut entraîner d’inconvénients. Voilà un homme bien inspiré ; il attire sur sa tête un déluge de lettres très prétentieuses, très diplomatiques, très verbeuses. Les demandes et réponses n’auraient point de fin si le colonel Mignon ne reparaissait tout à coup avec une fortune beaucoup plus considérable qu’avant ses premiers malheurs.
Modeste a su enfin que son correspondant l’avait trompée et que les lettres dont elle remplissait son secrétaire ne venaient point de l’homme illustre, du poète céleste. Au lieu d’un favori de la muse, avoir pour amant mystérieux, un référendaire à la Cour des Comptes, c’est à désespérer de la vie. Ainsi fait-elle, son cœur est blessé, sa vanité souffre ; à quoi bon tout l’esprit qu’elle a, s’il faut donner dans un piège aussi douloureux que celui dont elle est victime ? Modeste est donc fort malheureuse et M. de Balzac s’en donne à cœur joie de quintessencier son héroïne.
Mais si la fille du millionnaire comte de la Bastie est au désespoir, elle n’en est pas moins riche héritière et voilà que les prétendants accourent autour d’elle. C’est M. le duc d’Hérouville, grand écuyer de France, représentant une des plus grandes familles du royaume, mais n’ayant guère de ressources pécuniaires. Ce n’est pas un joli homme, ce n’est pas non plus un esprit bien élevé, mais c’est l’intégrité et la noblesse d’âme personnifiées ; M. de Balzac aime à reproduire ces physionomies de gentilshommes honnêtes et pauvres et il a raison, car il y excelle. À côté de M. d’Hérouville accourt le baron de Canalis : il faut qu’il ait bien de la présomption pour oser se montrer ; la présomption ne lui manque pas heureusement, et il se montre ; mais Modeste ne lui pardonnera point et le lecteur ne s’y trompe pas. Derrière les deux prétendants principaux, quelle figure se glisse encore ? C’est le modeste La Brière, qui n’a presque pas de nom pas de fortune, pas de réputation, qui ne vient que parce qu’il est amoureux. En voilà bien assez pour battre ses rivaux avec tous leurs avantages, l’important, c’est de persuader Modeste de la sincérité de cet amour.
La lutte s’engage : tour à tour vainqueurs et vaincus les trois amants servent de jouets à la jeune enthousiaste et M. de Canalis éprouve largement ce que c’est qu’une vengeance féminine. Enfin, placé entre le mépris de Modeste et la crainte d’offenser la duchesse de Chaulieu, sa tendre protectrice, le poète prend son parti en brave, et laisse le champ libre à ses adversaires. Quand assez de papier se trouve noirci, le dénouement arrive ; l’amour vrai triomphe, la vertu est récompensée et M. de la Brière épouse Modeste.
Nous l’avons dit : sans le personnage de Canalis, Modeste Mignon serait un livre malheureux qui aurait plus besoin de silence que de publicité. Mais rien que pour le portrait du poète de l’école angélique, nous recommanderions volontiers la lecture du dernier livre de l’auteur d’Eugénie Grandet.
Alfred de Musset
I. Le poète
Aussi loin qu’on remonte dans le passé, l’histoire littéraire ne présente guère que deux phases : ou bien la longue domination d’un système universellement adopté, ou bien la plus complète anarchie : mais rarement il arrive que ces deux situations se suivent à de courts intervalles et soient elles-mêmes de courte durée. Ainsi pendant 2 000 ans Homère et Sophocle, Horace et Virgile règnent sans contradicteurs, et lorsque le génie antique épuisé se laisse tomber au bas du temple où ces bras puissants l’avaient porté, alors le désordre commence pour se perpétuer pendant des siècles.
De nos jours au contraire, les révolutions ont été trop fréquentes dans les régions de la pensée : quand Voltaire eut renversé la grande manière de Corneille, affaibli en la continuant la splendeur racinienne et que la façon pédestre de Diderot se fut poussée dans le monde à la place des grandes productions, la domination nouvelle ne vécut pas longtemps sans recevoir les coups terribles d’André Chénier, et bientôt ceux plus mortels encore de M. de Chateaubriand. Mais, si rapides qu’aient passé les règnes de ces maîtres, la durée en fut encore imposante si on la compare à l’existence éphémère de la période romantique. Nous avons vu les vainqueurs de 1826, disparaître comme ces conquérants d’Asie, dont la dynastie à peine fondée succombe à sa propre faiblesse, et nous qui avons vécu sous le règne de leurs prédécesseurs, nous sommes probablement destinés à assister à l’avènement de leurs héritiers. De cet épuisement subit il est résulté que notre époque si vivante, si intelligente, si passionnée pour les œuvres de l’imagination ne sait plus à qui porter des couronnes, et que, malgré les vociférations tumultueuses du roman de journal, l’arène littéraire est à peu près vide de combattants.
Tel qu’il est cependant, ce moment de repos ne nous effraie pas, nous sommes loin de conclure avec quelques esprits moroses, que toute création sérieuse est devenue impossible et, ce qui nous persuade davantage, c’est le dédain profond mêlé partout à la curiosité pour les œuvres sans valeur que chaque matin fait éclore : on ne saurait méconnaître, suivant nous, que dans une époque où le public résiste tant bien que mal aux fausses amorces, il y a place pour une production vraie.
Toutefois, nous qui espérons, nous n’avons pas à tenir les bras croisés ; et comme les rois d’armes de nos aïeux, nous voulons parcourir la lice toujours ouverte et essayer d’y attirer des champions, en proclamant le nom de ceux qui ont triomphé le plus récemment.
Qu’une école meure, c’est un malheur sans doute : qu’elle meure jeune, comme a fait la dernière, c’est pire encore ; une fin si prompte démontre trop bien que ses défenseurs avaient le bras faible ; mais il ne s’ensuit pas que dans ses dépouilles on ne puisse trouver des reliques précieuses ; pour être mal façonné, un écrin n’en contient pas moins des diamants et des perles et il est bon de les ramasser.
Parmi les œuvres de la faction romantique celles de M. Alfred de Musset ont été des plus remarquées et cela avec justice car nous ne craignons pas d’affirmer, dès l’abord, que longue vie est assurée au moins à une partie de ce qu’elles contiennent. Peut-être leur charme ne s’exerce-t-il pas également sur tous les esprits : et dans cette impuissance il y a tout à la fois de leur faute et de celle du lecteur, mais les partisans qu’elles sauront toujours rassembler, seront toujours assez nombreux et surtout, assez choisis pour écarter l’oubli et forcer le respect. De ces livres cependant, si l’on n’avait que du bien à dire, le devoir de la critique serait bientôt rempli. Mais le bonheur d’une prompte apothéose est rare et il s’en faut qu’il se rencontre ici.
Lorsqu’on ouvre les poésies de l’auteur que nous examinons, on est frappé dès les premiers vers de cette marche vive et preste à laquelle les poètes français n’habituent pas leurs lecteurs. Ce n’est certes pas là une médiocre vertu et si Clément Marot vit encore, si Régnier se fait lire, sans aucun doute ils ne le doivent l’un et l’autre, qu’à leur allure facile. Molière, Molière lui-même, si riche de toutes parts, compte cette beauté parmi les plus divines dont sa muse est pourvue. Écrire vivement, franchement, clairement, c’est le point capital de notre langue et pour peu qu’on examine les titres de la prose française à la gloire méritée dont elle jouit, on y trouvera celui-ci tout au premier rang. Comment se fait-il donc que notre poésie s’en éloigne si fort et que même la meilleure manque souvent de limpidité. N’est-ce pas dans ce triste hasard que le vulgaire a puisé ses opinions sur l’obscurité indispensable des vers et sur l’ennui qu’ils doivent causer ? Quoi qu’il en soit, les œuvres que nous étudions échappent en général à ce défaut ; ce n’est pas à dire pour cela qu’il n’y apparaisse quelquefois : tous les passages ne sont pas aussi heureux les uns que les autres, et il arrive çà et là dans les premiers poèmes, dans Don Paez et dans les Marrons du feu et plus encore dans Portia, dans Mardoche que l’incertitude de la pensée influe d’une manière malheureuse sur la pureté de la forme et en ternit le cristal ; mais ce défaut ne prend des proportions funestes que dans les dernières productions. Au commencement la verve et la jeunesse président à tout ; quelquefois, il est vrai, ces divinités domestiques de l’art se laissent envahir par la partie mauvaise de leur cortège : la verve devient violence et trivialité, la jeunesse se montre gauche, mais souvent un vers heureux vient remettre le bon ordre. Le lecteur chemine donc volontiers avec le poème et se laisse conduire jusqu’à la fin : mais ici que trouve-t-il ? un peu de désappointement il faut l’avouer. Excepté dans Don Paez il ne saurait se réjouir d’un dénouement puisqu’il a en vain compté sur une histoire ; il a marché toujours en avant, courant après une ombre, et l’ombre s’est tout à coup évanouie. Il a entrevu des personnages et ces personnages n’ont rien fait ; il a voulu les entendre mais à peine ils ont parlé, le poète a expliqué les ressorts qui auraient pu faire agir ses marionnettes, il a montré leurs fils d’archal, mais il n’a rien mis en mouvement.
Dans Namouna, Hassan est couché sur son sopha ; s’il en descend, nous ne le savons pas. Sa coutume invariable est de vendre ses maîtresses après la première nuit ; il en arrive une plus aimante que les autres, qui vendue de même s’afflige ; il n’y prend point garde et voilà tout le poème, repas bien simple dont le ragoût humoristique est par trop visiblement emprunté pour désarmer le dépit qu’on éprouve. Disons-le donc, il y a peu d’invention dans les sujets. S’en trouve-t-il davantage dans les caractères ? Il ne nous semble pas. Tous les poèmes reproduisent le même point de vue, la même femme apparaît toujours, le même homme remonte constamment en scène.
La femme, dans ces poésies, est un être essentiellement fait pour le plaisir. Est-elle jeune, son innocence est de l’ignorance : sa candeur est déjà de la volupté ; sans le savoir elle s’offre au désir ; et c’est ainsi que Ninon s’endort en contemplant la blancheur de ses bras et en se demandant ce que c’est qu’un amoureux. Voilà ses premiers ans, et à peine la même Ninon a-t-elle reçu les tendres leçons de Sylvio qu’elle devient Portia, et incapable de résister à l’amant qui viendra la solliciter. Oui, Portia ou Rosine, elle se jettera avec le plus entier abandon dans les bras du premier venu, oubliant, tant elle est naïve, et le mari qui l’aime et l’honneur qu’elle quitte. Est-ce par passion, par violence d’amour ? On ose à peine le supposer ; un si joli petit être si fragile, si capricieux, n’a ni passion, ni violence ; s’il suit une pente, ce n’est pas qu’il y coure, c’est qu’il se laisse aller, c’est de l’eau qui coule. Sera-t-elle fidèle, sera-t-elle parjure, coquette ou simple, éprise d’un seul homme ou livrée à qui voudra la prendre ? Impossible de le savoir ; c’est suivant le temps et rien dans l’absence de caractère qui lui est dévolu, ne peut faire attendre d’elle le bien plutôt que le mal, ou le mal plus sûrement que le bien. En un mot c’est la femme comme la voit Figaro désappointé : cette créature faible et décevante sur laquelle on ne peut compter et que les anciens brahmanes, ces sages si inflammables des contes orientaux proclamaient la syrène la plus dangereuse, mais aussi la plus à mépriser qui fût au monde. L’homme mis en regard de cette beauté ne change pas davantage et sa nature morale n’est pas plus riche. C’est Don Paez dont tout le rôle se réduit à être jaloux, jaloux comme Othello peut-être quant à la brutalité, mais non pas certes quant à la profondeur des sentiments, quant à la tendresse de l’âme. Cet homme-là, Hassan, Rolla ou Franck n’aime en vérité que lui-même et ne se perd pas un instant de vue. L’égoïsme le plus absolu, la sécheresse de cœur la plus complète, même vis-à-vis de sa maîtresse, c’est tout ce qu’on peut découvrir en lui quand on soulève la passion dont il se couvre. Oui, sa maîtresse n’est pas un instant aimée ; elle joue le rôle d’un meuble où il pose▶ son propre amour, mais en sortant de leur rêverie toute personnelle, de leur bonheur isolé, Hassan, Rolla ou Franck, n’auront jamais pour la pauvre enfant que du persiflage. Hormis cet homme égoïste, et cette femme au corps si beau, à l’âme si nulle, il n’y a personne dans ces poèmes. Toujours les mêmes êtres sont reproduits, semblables de taille, de traits, et de visage, et s’il faut déclarer notre impression franchement la voix de l’amante ne nous paraît qu’un écho lointain de l’Haïdée de Byron, et le cœur du héros, qu’une ombre rapetissée de Childe Harold.
Pourtant si ces inventions n’avaient animé qu’un livre ou deux, traversé qu’un drame, on pourrait les accepter, cela ne fait pas de doute ; il serait injuste de les dépouiller de toute valeur et leur premier aspect fait certainement naître de l’intérêt. Mais lorsqu’on les voit reparaître pour la troisième, pour la quatrième fois, l’attention se lasse et n’est pas ranimée par le changement d’un costume espagnol contre un pourpoint italien, une robe turque ou un habit français. Le dégoût nous saisit, et involontairement on se prend à juger avec plus de rigueur les fantômes qui viennent solliciter votre sympathie. Cette femme à tout prendre n’est pas celle à qui nous pouvons désormais nous attacher ; elle a de la grâce, d’accord ; mais elle ne possède ni vertu, ni force. Aujourd’hui nous voulons aux femmes une raison plus ferme et un cœur, sinon plus viril, du moins plus sûr ; c’est ainsi qu’elles nous semblent dignes d’être aimées, et dès lors pourquoi borner ses conquêtes poétiques à la possession d’un reflet, si secondaire en mérite et en valeur ? Lorsqu’on se décide à reproduire partout et toujours la même idée, il faut au moins que cette idée soit vaste, féconde en points de vue divers, et que le poète en la présentant sans cesse, puisse y faire apercevoir des richesses encore inconnues. Si nous revenons maintenant au héros, nous dirons que sa nature assez mesquine, que sa perpétuelle préoccupation de lui-même, de son bonheur et de ses jouissances parvient bientôt à nous lasser. Il se peut que dans le temps, où du consentement de la mode, on pouvait se glorifier d’une triste impuissance, et même de penchants sataniques ; que quelques jeunes esprits plus stériles qu’ils ne le croyaient eux-mêmes, aient admiré dans Rolla un idéal auquel ils se flattaient de ressembler ; mais cette mode a passé comme un nuage ; le bon sens reparu place sous le jour le plus défavorable un personnage aussi peu intéressant qu’il est présomptueux, et le lecteur s’irrite de ne jamais voir disparaître des œuvres du poète, un fainéant orgueilleux qui, le blasphème à la bouche et le dédain à l’œil, injurie la société tout entière pour lui avoir refusé des honneurs et des richesses qu’il n’a pas eu le courage de vouloir acquérir.
La triste présence de Rolla et de Franck influe d’une manière pénible sur la composition des deux poèmes auxquels ces deux égoïstes farouches donnent leurs noms. Mettez dans ces œuvres d’une forme si pure, d’une fantaisie si vraie, d’une fraîcheur si ravissante, d’autres hommes plus vivants et plus généreux, et de suite vous verrez comme tout y prendra du charme. On sent, en lisant ces pages, que la grandeur pourrait exister dans le monde qu’elles créent : mais malheureusement les personnages sont si faiblement inventés, qu’elle passe rapidement après avoir empreint au hasard la trace de ses pas sur quelques vers. Et à ce propos nous devons encore faire remarquer une circonstance qui, dans ce sens, nuit au début du poème de Rolla, comme à bien d’autres productions de l’école romantique. Nul, sans doute, n’a pu lire sans quelque plaisir le morceau suivant :
Regrettez-vous le temps, où le ciel sur la terreMarchait et respirait dans un peuple de dieux !Où Vénus Astarté fille de l’onde amèreSecouait, vierge encor, les larmes de sa mère,Et fécondait le monde en tordant ses cheveux ?….
Mais il est certain qu’une des raisons (nous ne disons pas la seule raison) qui fait de ce morceau une œuvre sans élévation c’est la préoccupation de ce temps-ci, de ne vouloir reconnaître et de ne reproduire le monde antique qu’à travers André Chénier. Quand on s’arrête à cette singularité, on s’étonne car André Chénier, sauf de rares exceptions, n’a jamais prétendu lui-même à reproduire le côté sérieux de l’esprit antique. Tout le butin du charmant poète est pris dans les trois volumes des Analecta de Brunck, dans Théocrite, dans Moschus, si l’on veut, et point ailleurs ; si bien qu’en supposant aux siècles à venir, une fantaisie pareille à celle qui nous possède aujourd’hui, les écrivains futurs ne peindraient notre époque qu’au travers du prisme des élégiaques et des chansonniers.
En vérité cette méthode peut produire quelques petits résultats, mais il faut convenir que bien restreinte dans ses ressources, elle n’est pas non plus sans faire naître les opinions les plus monstrueuses. Pour en citer un exemple, nous rappellerons que de là est venue la croyance bizarre au mépris des anciens pour leurs femmes et à la servitude dans laquelle ils les tenaient. Jusqu’à quel point on a répété cette grossière absurdité, c’est ce que tout le monde a pu lire, et bien en vain les images respectées de Nausicaa, d’Antigone, d’Électre, d’Octavie et de tant d’autres protestaient contre une vérité aussi mal plantée, tous ceux que cette idée avait charmés, ouvraient Chénier, y trouvaient Barine, ou Néore, ou Lesbie, et, le doigt sur la page, répétaient en chœur : « La femme pour les anciens n’était qu’un jouet. » Dieu veuille qu’un jour des écrivains aussi bien informés ne jugent pas de nos sœurs, de nos femmes et de nos amies sur ce que Parny et Boufflers peuvent avoir dit de nos courtisanes. Mais laissons ce sujet sur lequel nous aurons plus d’une occasion de revenir dans la suite. L’espace nous resserre et nous avons encore à parcourir quelques recoins.
Si les personnages que nous venons d’approcher tout à l’heure ont le tort de se présenter un peu fréquemment, ils sont aussi la reproduction trop fidèle des pensées exprimées en plus d’un endroit pour le compte de l’auteur ; ainsi, non contents de se faire double emploi à eux-mêmes, ils reposent encore sur un fonds de leur couleur, précaution très peu propre à les faire ressortir. Ce fonds, il n’est pas nécessaire de le dire, c’est la désolation de l’abomination sur un monde assez mal fait pour que moi je n’aie pas la satisfaction non pas de tous mes besoins mais de toutes mes passions. Depuis le début du livre jusqu’aux deux tiers de l’ouvrage il n’y a pas beaucoup de variantes sur ce texte aussi borné que l’individualité humaine ; mais lorsque le volume tire sur ses dernières pages, une révolution subite se fait dans l’ensemble de l’œuvre.
La forme que nous avons admirée et suivie avec intérêt, dès le commencement et qui, même à ses premiers pas, tout en nous irritant par d’assez fréquents écarts, ne nous a jamais paru sans grâce, la forme a été en se perfectionnant, et elle est arrivée à une souplesse, à une netteté presque irréprochable. On regrette seulement de la voir paralysée dans son essor par le peu de valeur de la pensée qu’elle contient. Bientôt, hélas ! on cesse de regretter, on s’attriste, on s’effraie de voir que seule elle ne peut soutenir une pensée de plus en plus défaillante, alors elle disparaît, il ne reste plus à sa place qu’une prodigieuse habileté employée uniquement à produire des pastiches. Aujourd’hui c’est La Fontaine qui est mis à contribution et rendu trait pour trait. Simonne est une copie parfaite ; demain ce sera Millevoye ; après ce poète, qui vous voudrez, excepté toutefois l’auteur lui-même, et vous qui vous plaignez tout à l’heure du peu d’originalité d’Octave et d’Une bonne fortune, vous regrettez maintenant ces deux compositions. Bientôt, l’étonnement devient stupeur ; on se trouve errant au milieu d’un pêle-mêle qui n’a non plus d’ensemble ni de but, qu’un magasin de curiosités, vous avez la mémoire encore fraîche et le cœur ébranlé des anathèmes les plus audacieux contre toutes les puissances du ciel et de la terre, votre lèvre murmure ces vers méprisants :
Vous me demanderez si j’aime ma patrie :Oui ! j’aime fort aussi l’Espagne et la Turquie…Vous me demanderez si je suis catholique :Oui ! j’aime fort aussi les dieux Lath et Nésie…Vous pouvez de ma part répondre à leurs ministresQue je ne sais comment, je vais je ne sais où !
Et vous rencontrerez une pièce intitulée L’espoir en Dieu, où toute l’audace des premières poésies est venue se fondre en torrent de larmes banales. Pas une aspiration, pas une plainte, pas un cri, et, qui pis est, pas une forme que vous n’ayez déjà vue, revue et quittée dans maint et maint volume. Vous vous détournez c’est pour aller heurter une sorte de satire à la Gilbert où les traces du malheureux poète sont un peu trop reconnaissables, mais aussi un peu trop défigurées. La peur vous prend ; vous vantez des pages, vous êtes arrêté par une ode sur la naissance du comte de Paris et enfin vous vous laissez tomber sur des stances à Louis-Philippe à l’occasion de l’attentat de Meunier.
Ce n’était pas là ce qu’on devait prévoir, et dans nos regrets, nous le disons sincèrement, notre vœu bien ardent est de voir apparaître quelque poésie nouvelle sortie de la même main, qui puisse faire oublier de fâcheuses créations, nées sans doute d’un de ces moments de crise qu’approuvent quelquefois les plus grands esprits. Ce qui surtout nous fait insister sur cette pensée c’est l’impression ressentie par tout le monde après la lecture du volume. Rien n’y paraît achevé ou réussi suivant les forces du poète ; on attend toujours quelque chose. Tout promet, et jusqu’ici on demande encore. Il se trouve pourtant des œuvres qui, telles que la Coupe et les lèvres, par exemple, seraient assez étendues pour prétendre à donner un dernier mot ; mais c’est ce qu’elles ne font pas, et l’on reste peu satisfait après les avoir lues. En un mot, si ce livre était porté, par hasard, dans des pays lointains où l’existence de nos écrivains serait inconnue, il ferait dire à quelque lecteur enthousiaste : C’est l’œuvre incomplète de quelque jeune poète emporté trop tôt par la mort.
Nous avons rendu fidèlement l’impression produite sur nous par les poésies de M. Alfred de Musset : puisqu’elles se refusent jusqu’ici une conclusion, voyons si les œuvres en prose seront plus heureuses sous ce rapport.
II. Le prosateur
Les langues humaines sont loin d’être aussi éloquentes que le cœur ; elles ne savent pas exprimer toutes les sensations et la plupart du temps, impuissantes à reproduire la différence des sentiments, elles doivent se borner à parler de leur intensité. Ainsi, les mille degrés du désespoir ne trouvent déjà pour leur correspondre que peu de formes du langage, et quant à ses caractères aussi divers que ses causes, il est bien difficile sinon impossible de les faire ressortir. L’abattement profond d’un souverain pleurant sur les débris de sa ville, ou d’un amant trahi par sa maîtresse, ou bien d’un père qui embrasse sa fille morte, ce sont là des situations qui n’ont guère de rapports entre elles, et pourtant lorsque les paroles deviennent dépositaires de ces grandes douleurs, elles se refusent à tenir compte de la distance qui les sépare, et elles ne peuvent leur présenter que l’usage des mêmes mots.
La grande difficulté comme le suprême mérite de l’art est de vaincre cette imperfection des instruments dont il dispose, et de faire pénétrer le lecteur jusqu’à l’essence des sentiments humains. C’est donc une très grande faute littéraire que d’outrer l’expression ; on risquerait moins peut-être à la tenir au-dessous de la vérité ; aussi lorsque, dans les Confessions d’an Enfant du Siècle, nous voyons toutes les ressources du terrible employées à peindre les pensées et les actes d’un enfant de 19 ans, abandonné par une femme qu’il aime, nous ne pouvons en vérité reconnaître une valeur sérieuse à la composition d’un livre basé sur une donnée aussi peu littéraire. Nous admettons sans nul doute tout ce que les douleurs d’Octave ont de poignant et combien les larmes de l’amant sont amères ; mais l’art est petit lorsqu’il ne considère dans une question qu’un seul côté, et ici il aurait dû se souvenir que les chagrins amoureux ont pour compagne inséparable la pudeur ; que la pudeur est le trait qui distingue ces peines des autres variétés du désespoir, lorsque l’amant doit exciter la pitié. Est-il intéressant, est-il aimable cet Octave, qui toujours dans un paroxysme de fureur ou d’inquiétude, étale pendant deux volumes des plaies qu’il s’acharne à envenimer ? Ce qu’il dépense de cris, de blasphèmes, de convulsions pourrait défrayer une ville prise d’assaut, et comme il arrive toujours en pareil cas, l’effet de tout ce bruit est nul ; le spectateur reste insensible. Quoi ! tant de pleurs et de deuils pour l’infidélité d’une maîtresse ? Et à 19 ans ! Est-ce que cet âge voit durer ses douleurs morales pendant tant de pages, et ne savons-nous pas combien la consolation est prompte à descendre sur la jeunesse et à lui rendre la force d’avancer dans la vie ? N’est-ce pas méconnaître au grand détriment de l’art, cette loi naturelle qui donne d’autant plus de force à l’homme pour supporter le chagrin qu’il a une plus longue route à faire jusqu’à la tombe, ne laissant pleurer l’enfant qu’une heure et l’adolescent qu’un mois ? Et enfin Octave, cet homme sans courage, énervé dès longtemps par la plus complète fainéantise, ne saurait réussir à faire naître la sympathie, car il n’y a pas trace dans cette âme d’un sentiment tant soit peu élevé. À la manière dont Octave porte sa douleur, on se demande ce qu’il ferait si son père avait été assassiné, sa sœur déshonorée, sa patrie asservie ; si le destin avait rempli sa coupe de ces peines terribles qui frappent tout ce qui vous entoure, tout ce qu’on aime, tout ce qu’on doit aimer ; à cela le livre répond, il est vrai, que son héros n’a rien à voir dans de pareils malheurs, livré tout entier comme il l’est à ce qui ne regarde que lui ; au cas où on ne serait pas content, on n’a qu’à fermer le volume, et il n’est pas juste d’exiger ce que l’auteur n’a pas annoncé l’intention de donner. Cette réplique peut sembler bonne, mais elle ne nous satisfait pas. Octave est censé représenter un type assez commun dans la jeunesse de nos jours. Il n’est pas seul de sa famille, et toute une création moderne en remontant à Obermann et au chaste héros de Volupté, le reconnaît pour son parent. La littérature de ces dernières années s’est plu à nous faire croire à l’existence bien réelle de tous ces emphatiques impotents ; c’est donc un droit de la critique d’aller les troubler dans le dédaigneux isolement où ils cherchent à se renfermer.
Si nous considérons la Société actuelle, nous y voyons une activité, une soif du travail, une prédominance de l’ambition qui n’a rien de commun avec les rêveuses souffrances des inutiles qu’on s’est obstiné si longtemps à faire ◀poser▶ devant nous. La politique, et l’industrie, et les arts et la littérature elle-même entraînent dans leur orbite la partie la plus notable des hommes de nos jours ; et quant à ceux dont la fortune suffit à entretenir une vie oisive, ils sont moins portés que tous les autres aux jouissances de l’humeur noire : les petits soupers et les plaisirs britanniques les absorbent trop complètement pour qu’ils aient le loisir de se faire les mille questions assez peu nouvelles dont la recherche occupe uniquement les sublimes personnages que nous critiquons. Loin d’admettre donc que les méditations nuageuses soient de nos jours, nous prétendons qu’elles leur appartiennent moins qu’à tout autre temps et non seulement nous avouons n’avoir jamais rencontré d’homme semblable à Octave, mais nous soutenons qu’il n’y en a point et l’auteur des Confessions d’un Enfant du Siècle a presque reconnu cette vérité, aussi bien que tous les écrivains de son école ; car l’objet principal de leur satire, c’est l’activité du monde au milieu duquel leurs créations se montrent dépaysées et, à franchement parler, impossibles. Que peut valoir en effet à une époque laborieuse comme la nôtre, un idéal dont le dernier mot est l’impuissance, un personnage qui tire toute sa valeur de sa nullité, et dont le suprême mérite est de n’être propre à rien ! Si nous en croyons les maîtres de tous les temps, ces écrivains à qui jamais la pensée n’est venue de mépriser l’activité des citoyens d’Athènes, des habitants de Ferrare ou de Florence, une nature oisive et constamment pâmée n’est pas plus belle dans l’art que dans la nature.
N’allons pas trop loin cependant ; il est certain que les révolutions politiques ont jeté sur le pavé des villes un certain nombre de gens sans énergie, mais non pas sans ambition. Victimes de rêves plus grands que leurs forces, ces malheureux ont éprouvé quelque chose d’analogue aux sentiments d’Octave, mais avec cette différence tout à fait radicale que leur désespoir était un mal passager ; ou cette souffrance est rapidement apaisée, ou bien elle se termine par un paroxysme qui mène au suicide. Voilà seulement comme la nature a voulu que le désespoir se mêlât à la vie, et en décidant que cette stérilité de l’âme ne devait jamais se perpétuer longtemps, elle a créé une règle dont nous ne voyons pas que l’art puisse jamais avoir de bonnes raisons de s’écarter.
Heureusement Frédéric et Bernerette n’a pas suivi la trace des Confessions d’un Enfant du Siècle, et la pensée en a été conçue dans une atmosphère plus dégagée des vapeurs romantiques. De suite on le ressent, de suite on se plaît dans cet air plus vif et plus franc, et bien qu’on se trouve porté à considérer cette jolie nouvelle comme une inspiration un peu directe de Manon Lescaut, on doit reconnaître que l’auteur y a apporté beaucoup du sien. Nous en donnons pour preuve la lettre de Bernerette qui forme en quelque sorte le dénouement. Il ne se peut rien voir de plus senti, de plus nettement exécuté que cette invention ; qu’on se rappelle le passage où Bernerette mourante fait un retour sur le passé et dit à son amant : « Quand nous nous sommes aimés autrefois, si nous avions eu plus d’économie, cela aurait mieux été, mais tu voulais aller au spectacle et nous amuser. Nous avons passé de bonnes soirées à la chaumière. »
En lisant cette page, on est très certainement ému. Rien de plus vrai que ces phrases coupées brusquement, que ces pensées qui se heurtent et qu’un abîme pourtant sépare. On ne peut assister sans tristesse à cette joie mélancolique en face de la mort, à cette résignation complète qui n’a rien de sombre. Les quelques lignes de la conclusion ne sont pas moins attendrissantes et terminent bien le récit.
Une des qualités de cette nouvelle c’est de faire reposer tout l’intérêt sur des détails de caractère et de tirer les événements de la situation des personnages. M. Alfred de Musset a plus que personne aujourd’hui cette faculté du vrai poète de s’attacher presqu’exclusivement à la nature de l’homme et de prendre en elle ses sujets. Il ne s’arrête pas au placage des descriptions de mœurs ou de costumes, et de même que, dans ses poésies, on l’a vu moins soucieux que ses contemporains de ce qu’on appelle la couleur locale, de même, dans ses nouvelles on le retrouve peu enclin à aiguiser la curiosité du lecteur par des peintures de faits matériels. Ce n’est pas que nous prétendions ici nous montrer méprisants pour l’exactitude descriptive ; il est tel tableau tracé de la main de M. de Balzac par exemple, qui est loin de nous sembler indigne d’intérêt, mais ces effets que l’on a raison d’employer dans le roman, ne sont pas trop bien à leur place dans tout ce qui doit être plus près de l’art. Nous serions prêts à admettre que l’instinct du poète doit le renfermer dans l’intime partie de la nature, lui faire envisager l’âme humaine comme son meilleur domaine, et le rendre tellement sensible aux phénomènes de la vie, qu’il ne lui reste point de loisir pour relever les détails ajoutés de la main des hommes. Sous ce rapport soit dit encore une fois, M. Alfred de Musset nous paraît compter parmi les écrivains d’élite et s’il s’égare souvent, ses erreurs ne nous font pas oublier qu’il ne se trompe qu’en cherchant les bons endroits.
Mais, pour en revenir à Frédéric et Bernerette, et après avoir payé à son auteur le juste tribut de nos louanges, nous aurions bien quelques reproches à lui faire ; ainsi la composition est assez défectueuse, elle s’éparpille un peu trop. Bien que l’invention première soit bonne, elle aurait eu besoin d’être plus étoffée avant de se formuler, et peut-être eût-elle ainsi évité le décousu. Pour le style, il est convenable et rien de plus : à l’exception de la lettre de Bernerette que nous avons citée, on n’y remarque aucun trait saillant. Sous ce rapport, nous préférons Emmeline, qui de plus emprunte à l’honnêteté de ses personnages un charme rare dans les œuvres de M. Alfred de Musset. Après avoir lu le recueil de Nouvelles et avoir réuni les impressions qu’on y a puisées à celles que peuvent faire naître les Confessions d’un Enfant du Siècle, et si l’on veut, Pierre et Camille et le Secret de Javotte, de toutes les productions de M. Alfred de Musset, les moins heureuses peut-être, on reste persuadé que l’auteur n’a pas trouvé, dans les compositions en prose, la route qui lui convenait davantage. Nous rendons pleine justice à ce que ces œuvres ont de bon ; mais chacune nous fait un peu l’effet d’une bluette plus ou moins réussie, et ce n’est pas assez pour une nouvelle. Ce genre de composition est beaucoup plus près que le roman de la poésie et nous oserions presque dire, de l’art. Dans le roman, certaines qualités qui n’ont rien d’artistique, peuvent assurer le succès. Ainsi Richardson, le plus sec des puritains, a composé un livre immortel du récit des affectations et des pruderies d’une miss anglaise, le tout à force d’observations fines, mais sans mélange d’un seul grain de poésie. Il a été plus étonnant encore dans Paméla, la composition la plus froide qu’on puisse imaginer et toutefois, la plus attachante. Mais toute la finesse d’observation possible, toute la philosophie, toute la raison du monde ne sauraient suffire à produire une bonne nouvelle. Prenez plutôt un sujet absurde, comme a fait Boccace et que le développement soit savamment combiné, que la forme arrête à chaque instant l’esprit amusé et séduit ; que pas un tour de phrase, pas un mot ne s’échappe de la plume de l’écrivain sans être aussitôt assujetti et comme enchâssé à la place qui lui convient ; dans une nouvelle, traitez la prose comme vous feriez pour des vers : car rien n’est trop bon, ni trop soigné pour ce petit cadre où tout doit se voir de si près. Il existe aujourd’hui un grand maître en fait de nouvelles ; difficilement on ferait mieux que Colomba et que la Double Méprise ; leur auteur unit aux qualités que nous avons énumérées, celle plus indispensable encore d’une grande originalité de style.
Pour ce qui est de l’ouvrage dont nous nous occupons en ce moment, nous ne pouvons lui reconnaître une valeur égale, et, bien à contrecœur, nous devons avouer que ce recueil de nouvelles, charmant par occasion, ne se conforme pas autant qu’il le faudrait aux exigences sévères du genre.
Passons aux comédies en prose que l’œuvre de M. Alfred de Musset nous réserve encore. Là, nous allons chercher, nous sommes en droit de demander du mouvement, de l’activité, de l’air, de la passion, et comme jusqu’ici, ce ne sont point ces qualités qui ont manqué à l’auteur, nous espérons. Et c’est avec justice. Ce que nous allons chercher, nous le trouvons. Prenons Lorenzaccio la pièce capitale du livre, celle qui passe pour le morceau le plus achevé du poète dans le genre dramatique. Nous abordons volontiers la lecture de cette histoire florentine, que le soleil italien, que l’éclat du xvie siècle embellissent convenablement. Nous ne ferons pas à M. Alfred de Musset la chicane de lui demander s’il avait suffisamment étudié Guichardin ou Machiavel avant de prendre la plume. Suivant nous, il est assez indifférent qu’une œuvre d’art ait cette sorte de mérite qui ressort de l’érudition ; si elle est bonne littérairement, elle se passera de la science de l’antiquaire ; dans le cas contraire, rien ne peut la sauver. Il est certain cependant qu’on doit des remerciements à l’écrivain qui ajoute à une œuvre bien sentie, bien coordonnée, bien exprimée, un attrait de plus. Ce n’est pas tout à fait le cas de Lorenzaccio, mais il ne nous importe guère ; ce qui nous frappe plus que l’érudition un peu voilée du livre, c’est le caractère très bien tracé du duc Alexandre et le génie noble et enthousiaste de la marquise de Cibo. Nous avons été moins frappé de Lorenzaccio lui-même, il nous a semblé que les raisons données de son rôle odieux n’étaient pas suffisantes à rien expliquer. Ni comme conspirateur, ni comme ennemi, il ne suit une marche logique, et le poids de son ignominie n’est pas soulevé un seul instant par la nécessité. Si Lorenzo de Médicis voulait ressusciter la liberté morte, ou simplement se défaire du duc de Florence, il n’avait nul besoin de se charger de tant d’iniquités. En le créant, le poète a fait un personnage hors de la nature, et il n’a pas réussi à le rendre acceptable, en dépit de cette toute-puissante volonté. La ressemblance avec Brutus, quelquefois invoquée dans l’ouvrage, n’a rien de réel ; Brutus était menacé de mort ; Lorenzaccio tout au contraire est le favori du maître. Brutus pour conserver sa vie ne faisait pas d’actions indignes ; il se contentait de rester mélancolique, silencieux et de soutenir une réputation de maniaque. De cet homme ferme et prudent au régicide florentin, il y a une très grande distance et la possibilité d’être arrêté en route. Nous ne trouvons rien à redire au principe épisodique qui a présidé à la composition du drame. Incontestablement, le théâtre classique avait eu grand tort de renoncer à cette heureuse liberté dont les tragiques grecs ne se sont pas fait faute d’user, et l’école romantique a bien fait de secouer une réserve nuisible ; cependant Lorenzaccio passe les bornes de ce qui est permis, et non seulement l’action est surchargée de personnages qui tous ne sont pas utiles, mais encore la brièveté fatigante des scènes, et le changement continuel de sujet et de lieu, aboutissent à multiplier tellement les fils de la composition, que le livre achevé, il devient très difficile de résumer ce qu’on a lu. Le sujet disparaît sous les accessoires, et au lieu d’un drame politique émouvant par les faits importants qu’il représente et par la grandeur des personnages qu’il met en scène, Lorenzaccio n’est plus qu’une pièce fort amusante et très spirituellement écrite. Ceci admis, la critique serait plus que sévère, si elle ne se déclarait pas satisfaite. En maint endroit le dialogue est aussi finement tracé que dans aucun livre de notre connaissance et si l’on ne tombait pas quelquefois sur une tirade un peu longue de Philippe Strozzi ou de Lorenzo, on poursuivrait avec un intérêt constant une lecture où les velléités frivoles de l’imagination trouvent merveilleusement leur compte.
Le drame de Lorenzaccio ne nous apparaît donc point comme une œuvre bien forte ; mais à tout prendre composition d’élite dont peu de gens aujourd’hui, seraient capables, nous lui subordonnons dans notre pensée, et André del Sarte, malgré la passion profondément sentie qui règne dans cette pièce, et Fantasio dont les détails sont charmants, sans doute, et même les Caprices de Marianne, la pièce la plus achevée que nous ait donnée M. Alfred de Musset dans ce genre capricieux, dont les improvisations italiennes, le Songe d’une Nuit d’Été, et les petites comédies de Molière, sont les ravissants prototypes. Nous aimons, comme tous les admirateurs d’Hoffmann, cette création de M. Alfred de Musset ; et néanmoins elle a, suivant nous, de trop grands défauts, dans la brusquerie de son dénouement, dans le peu d’art avec lequel l’extrême simplicité de l’intrigue est ménagée, pour que tout l’esprit et le sentiment vrai répandus à profusion dans le dialogue, puissent lui assurer une renommée durable.
Arrêtons-nous ici et terminons cette étude. Nous n’avons point parlé de toutes les productions de M. Alfred de Musset, et ce n’est pas à coup sûr que nous les en tenions indignes ; telles qu’elles sont, il n’en est pas une seule qui n’explique par quelque qualité le juste renom de l’auteur ; mais malheureusement celles que nous passons sous silence ressemblent trop à celles dont nous avons parlé, et en les examinant à leur tour, nous pourrions courir grand risque de tomber dans les redites. Éloges et reproches, nous n’avons rien de neuf à leur appliquer, et si dans la poésie, les Trois Nuits nous semblent, au-dessus de toute critique, et si, dans la prose, Croisilles, Margot ne sont pas pour nous des œuvres qu’on puisse lire deux fois, nous ne saurions approuver les premières, blâmer les deuxièmes qu’au nom des principes appliqués déjà aux autres compositions du poète. Il est donc temps de résumer notre opinion. À ce moment sérieux pour nous, nous ressentons comme une crainte d’avoir été trop sévère, et feuilletant les volumes que nous avons sur notre table, nous nous souvenons des impressions charmantes que nous leur avons dues ; cette pensée nous fait réfléchir.
Pourtant, nous n’avons pas hasardé une seule critique sans l’avoir pesée, et, après tout, notre avis n’est que celui d’un homme. L’inspiration qui a dicté les œuvres de M. Alfred de Musset est d’une nature aussi élégante qu’élevée. Nous l’aimons comme une enfant dont la beauté est plutôt piquante que parfaite et dont les propos ont plus de charme que de profondeur. Quelquefois elle se croit puissante et vise à paraître une Junon, quelquefois aussi, trop confiante dans la grâce de son babil, elle se hausse jusqu’à des propos qui deviennent précieux ou obscurs. Il arrive encore que, pressée de se faire voir sans nécessité, elle risque de déplaire en se montrant sous une parure qu’elle a usée ; mais, tout cela admis, sa sincérité naïve et profonde lui fait trouver faveur, et, tout en lui reconnaissant des défauts, on l’aime. Telle qu’elle est, c’est bien une Muse et véritable et du pur sang des filles du Parnasse. Son grand malheur est d’être toujours restée à quinze ans, ce qui n’est pas l’âge où s’arrête une immortelle. On voudrait voir l’imagination du poète se développer et prendre plus de forces, on se fâche de ne pouvoir, avec la meilleure volonté du monde, trouver dans tout ce qu’elle a donné jusqu’ici autre chose que des essais et des études ; en un mot, on voudrait qu’elle pût renoncer à apporter des productions incomplètes, qui se ressentent de trop près, non pas des principes, mais de l’imitation des maîtres.
Théophile Gautier
Passer des productions élégantes de M. Alfred de Musset aux livres quelque peu sans façon de l’auteur des : Jeunes France, ce n’est pas rester sur le même terrain, ce n’est pas respirer la même atmosphère. Bien qu’engagées l’une et l’autre sous les drapeaux du romantisme, ces deux individualités ont pris, chacune une armure à leur guise, et se sont aventurées sur des routes bien différentes ; pareilles en ceci à ces paladins de Charlemagne qui parcouraient l’Univers sans avoir jamais chance de se rencontrer. Chez le poète de Rolla et de la Nuit de Mai, la question du goût, d’abord écartée, a fini par vaincre ; il n’est pas vraisemblable que telle révolution se fasse jamais pour l’esprit qui a produit Mademoiselle de Maupin et qui, dans l’école à laquelle il s’est jadis attaché, paraît avoir été moins convaincu par les théories, que charmé par la brusque violence des effets. Doué de sentiments littéraires plus actifs que délicats, M. Théophile Gautier ne s’est jamais trouvé mal à l’aise au plus fort de la mêlée romantique ; au contraire, il s’y est porté de préférence, estimant volontiers la rudesse à l’égal du courage ; il faut donc en quittant Namouna pour Fortunio s’attendre à descendre au moins d’un degré.
Dès le début, nous sommes embarrassés. Une question qui n’est pas sans importance se présente à nous. Par où commencer notre étude ? Les volumes rassemblés sous la main, nous hésitons à saisir l’un plutôt que l’autre, car rien n’établit, entre eux, la moindre différence. Nous pourrions avec autant de raison, débuter par les Grotesques parus hier ou par le roi Candaule, en voie de publication aujourd’hui, que par les premiers livres tant la forme et le fond de tous se ressemblent. Dans la longue période de 1832 à 1844, on n’y découvre pas une seule modification, et partant, pas un progrès. Il semblerait que le poète une fois sorti de sa maison pour apporter sa première production au public, n’est jamais revenu s’enfermer chez lui en se demandant la raison de ses défaites ou de ses victoires, en cherchant à augmenter ses forces par la réflexion. Non, on pourrait croire qu’une fois monté sur son hippogriffe, il n’a plus douté de sa valeur, et nous regrettons d’autant plus vivement cet aveuglement singulier, que le poète dont il s’agit ici n’appartient pas à la famille des écrivains enthousiastes de leur propre talent, auxquels l’adoration personnelle tient les yeux clos ; M. Théophile Gautier se traite fort sévèrement dans plus d’une partie de ses œuvres, et il serait difficile de se prononcer aussi durement à son égard qu’il le fait quelquefois lui-même. Nous avons donc sujet de rechercher le secret de son laisser-aller, et nous croyons l’avoir trouvé dans une idée assez commune aujourd’hui parmi les artistes de tous genres : c’est que l’on doit produire simplement, bonnement, dans la forme qui vous vient la première à l’esprit, et avec les pensées que le ciel vous a données.
Cette sorte de maxime a été inventée, dans le principe, pour frapper d’excommunication tout ce qui ressemblait au style maniéré et même au pastiche. Ainsi on pouvait là fulminer aussi bien contre les imitateurs de Ronsard que contre les serviles de Voltaire et en s’armant contre ces troupeaux, on n’avait pas tout à fait tort ; seulement la peine qu’on prenait était trop grande, et il aurait suffi de prouver à ces frelons que leur miel n’était que du bien volé. On a préféré se mettre en dépense d’un axiome, et il en est résulté que tout écrivain, si petit qu’il fût, a pu se dire avec orgueil : « Je veux être moi-même ; comme Homère, comme l’Arioste, comme Shakespeare, je veux me laisser aller tout naturellement à ce que j’éprouve et exprimer ce que j’ai dans l’âme, ainsi qu’il me semblera bon de le faire. » Mettre en œuvre cette idée, c’était chose très facile ; mais le résultat pouvait tourner contre ses ingénieux inventeurs, car rien au monde n’avait d’avance démontré que leurs idées valussent la peine d’être reproduites, sans examen préalable, et que leur forme fut nativement parfaite. Un pareil système fit pourtant des sectateurs, et on ne saurait s’en étonner ; il chatouillait les secrets penchants de l’artiste à l’endroit le plus sensible, en concédant de prime abord le privilège magistral à tel qui aurait dû rester sur les bancs longtemps encore. Le public, il est vrai, se hâta de protester contre une vanité qui gâtait les livres futurs, mais on était à l’époque où les héros incompris rencontraient encore des admirateurs. Plus d’un écrivain ne s’effraya pas de l’isolement dont le menaçaient ses lecteurs dégoûtés, et l’on perfectionna l’art d’écrire, en décrétant qu’un vrai poète devait travailler pour lui-même. Plusieurs s’en firent gloire et créèrent des types admissibles seulement pour leur auteur.
Nous ne ferons pas autrement le procès de cette manière de voir, l’affaire ayant été jugée aussitôt que présentée ; mieux vaut en revenir à notre sujet, après avoir indiqué la raison de cette critique ; et puisque, parmi les livres de M. Théophile Gautier, aucun n’a des droits certains à prendre le pas sur les autres, nous allons saisir au hasard le premier qui se rencontrera.
Voici donc un volume intitulé : Une larme du Diable. Bien que l’auteur ait donné à ce mystère une certaine importance, puisqu’il en impose le nom au volume dont cette pièce n’occupe pas la plus grande partie, nous n’avons pas beaucoup à nous y étendre. L’auteur y fait pleurer le diable. Or, c’est chose difficile ; on ne saurait y parvenir, sans prêter à ce personnage des attendrissements dont toutes les religions tiennent particulièrement à le déclarer incapable, et, en le dépouillant de son caractère inflexible, on lui fait tort et à nous aussi. Il vaut mieux laisser le diable de côté que de lui faire ressentir de l’intérêt pour les souffrances humaines. Si Satan se met à s’attendrir avec les petites filles qu’il séduit, où en serons-nous, grands dieux ! Il ne fera plus peur à personne, et cette perte sera grande dans le magasin déjà si appauvri des terreurs poétiques. En insistant, en conséquence, sur Une larme du Diable, nous avons voulu prouver seulement que nous avions compris le titre du livre et nous passons vite.
Voici, quelques pages plus loin, la Nuit de Cléopâtre ; cette petite composition nous plaira davantage.
À la vérité, nous pourrions encore, malgré la préférence, reproduire ici les reproches adressés à l’auteur de Croisilles ; mais ne serait-il pas injuste de citer devant le tribunal des principes sérieux une production qui n’aspire pas sans doute à être traitée gravement. Si une Nuit de Cléopâtre n’a qu’une bien mince valeur littéraire, la lecture en est amusante ; ce n’est pourtant qu’une sorte d’état des lieux, fort détaillé, d’un palais antique. Les trépieds, les boîtes d’or, les surtouts de Laconie, et même quelquefois des mots grecs, peu nécessaires à la clarté du récit, papillotent devant les yeux d’une manière qui pourrait devenir fatigante. Le ciel est généralement comme un métal dans la fournaise ; la lumière, poussiéreuse ; les terrains sont d’un ton chaud et cru, composés de marnes verdâtres et de tufs d’un blanc éclatant.
Les maisons… il n’y en a point ; on ne connaît que les palais de marbre et d’or ; les propylées gigantesques, les jardins sans limites ; et à côté les masures en ruines, où la misère la plus repoussante règne sans trouble sur des amas d’immondices et dans des flaques d’eau corrompue. Point de milieu, tout est à l’extrême, et l’imagination, accablée de ce continuel excès, aurait quelquefois grand besoin d’un peu de la médiocrité que l’auteur met tant de soin à éviter. Dans tout ce bruit de cymbales et de tambours dont on est assourdi, on devine que la voix des personnages, bien que fort enflée, ne saurait beaucoup se faire entendre. Aussi les rôles de la reine d’Égypte et de son amant Meïamoun, seuls acteurs de cette scène, sont-ils réduits à de très petites proportions. Se montrer dans leurs costumes, prendre quelques attitudes dont la statuaire ou la peinture ont fourni les idées, voilà ce qui préoccupe bien plus les acteurs que le dialogue et ils savent s’arranger de façon à n’être, autant que possible, que des mannequins revêtus de riches et bizarres costumes.
Mais quoi ? L’histoire est courte, et lorsqu’on n’a pas encore vu les autres œuvres du poète, on se laisse aisément intéresser par des réminiscences des peintures de Pompéï. Si les héros sont des mannequins fort bien faits et bien groupés ; l’imagination n’est donc pas rebutée et lorsqu’on a fermé le livre on n’y pense plus, cela est vrai, mais si quelqu’un vous le rappelle, on n’a pas gardé d’amertume et à toutes les critiques auxquelles on ne saurait trop qu’objecter, on peut du moins répondre : Ce n’était pas ennuyeux.
Hélas ! Bientôt cette grande et légitime excuse ne pourra plus s’appliquer, et Fortunio décidé à la réclamer comme la Nuit de Cléopâtre et comme la Chaîne d’or, ne saurait guère la faire valoir. Ce roman ou ce poème en prose, comme on voudra, est une production importante parmi celles de l’écrivain que nous étudions ; sa manière y développe complètement les ressources dont elle peut disposer. Les nouvelles dont nous avons parlé déjà en sont en quelque sorte les préludes, et ce qu’elles présentaient en petit, Fortunio se contente de l’exagérer et n’y ajoute rien. L’invention n’en est donc pas le beau côté, et ce qui est plus fâcheux, les défauts, à demi cachés par la petitesse des premiers cadres, apparaissent ici dans l’éclat le plus funeste.
Fortunio est le type de l’homme heureux ; rien ne lui manque. Beauté, jeunesse, force, santé, voilà pour son corps ; fermeté, courage, bonté, humeur magnanime, c’est la part de son âme. Sa richesse, il serait impossible de l’apprécier. Fortunio achète un hôtel quand il lui plaît et résolu de vivre à Paris pendant quelques mois, il a acquis un quartier tout entier pour y établir son harem indien. Là, solitaire autant que dans les déserts arabes, il voit danser ses bayadères, combattre ses tigres et ses lions, et lorsqu’un esclave lui déplaît, le sabre des eunuques l’en débarrasse aussi lestement que si le jeune satrape était encore en Asie.
Quand il sera las des jouissances civilisées, trois vaisseaux emporteront la partie la plus précieuse de ses meubles de voyage et on brûlera le reste ; le reste qui suffirait à enrichir plusieurs familles de grands seigneurs. On voit que Fortunio est un personnage largement inventé et que son créateur, résolu à peindre toute la félicité imaginable, s’est avancé intrépidement jusque dans le domaine de l’impossible. Autour du héros, tous les hommes sont riches, toutes les femmes sont belles et il ne semble pas que la douleur ait la puissance de percer jamais l’atmosphère de bien-être dont ces puissants épicuriens sont enveloppés. Avec une pareille donnée, on a, certes, les coudées franches pour représenter le bonheur, ou au moins le plaisir ; le poète a cependant tiré un très médiocre parti de tant d’éléments réunis à si grands frais. Il n’en use que pour entasser descriptions sur descriptions et pour se jeter presqu’à chaque page dans des digressions dignes d’une marchande de modes ou d’un tapissier ; le but du livre paraît être de rendre le plus exactement possible la coupe d’une robe, la forme d’un fauteuil, la tenture d’une chambre ; il semblerait que tous les êtres supérieurs rassemblés là ont réduit le bonheur à se connaître en étoffes. Ce serait une pensée bien misanthropique, faisant par trop bon marché des jouissances de la vie, et qui aurait le tort très spécial de rendre inutiles les bizarres et énormes constructions sur lesquelles elle reposerait ; car, pour en aboutir à ce point, Fortunio n’avait que faire d’être un seigneur si puissant.
Non, de bonne foi, il ne saurait être permis à un livre de tirer un si mince parti de ses ressources, et le lecteur désappointé a très fort raison de se plaindre quand il est arrivé au bout.
Que peut-on répondre à ses justes reproches ? Une seule chose c’est qu’avec des procédés semblables, on parvient après tout à faire de la couleur.
La couleur ! un des grands buts de la littérature romantique ! c’est pour arriver à elle que le pittoresque est devenu moyen principal dans la poésie et que tous les inconvénients du genre didactique ont envahi les livres modernes. Quelle singulière inconséquence ! Tandis qu’on accablait l’abbé Delille des plus amers sarcasmes, on s’engageait dans des sentiers pareils à ceux où il s’est embourbé. Soyons francs ; l’on se montra encore moins poète que lui, s’il est possible ; car, en général, ce ne fut pas même à la nature que l’on emprunta des descriptions. Quelques écrivains de premier ordre, comme George Sand, en firent leur domaine exclusif, et purent, seuls, en tirer des effets d’une merveilleuse beauté ; mais la foule, et malheureusement l’auteur de Fortunio consentit à la suivre, la foule n’alla pas affronter des difficultés si grandes, et se rabattit sur les objets matériels. Ce fut alors qu’on inventa les choses qui ont du caractère et celles qui n’en n’ont pas. La distinction est facile à établir. Plus la forme d’un objet est éloignée de nos habitudes, et plus cet objet a du caractère. Ainsi une table du temps de Louis XIII a plus de caractère qu’une chaise de paille qui n’en a pas du tout ; mais un divan turc en possède bien davantage, et un siège chinois est le nec plus ultra. Un chapeau, comme nous en portons, n’a point de caractère ; mais un casque en a beaucoup, un turban plus encore, et si l’on nous parle d’une toque japonaise ou d’un bonnet samoyède, voilà ce qui vaut la peine d’être mis en prose et en vers. On conçoit que, dans un tel système, un livre précieux aujourd’hui, peut demain ne plus rien valoir ; et si, fortuitement, on s’est laissé devancer par un autre écrivain, on risque fort, en venant parler malais ou malabare au lecteur, de ne lui causer qu’une très médiocre surprise, et d’avoir créé une œuvre pourvue de beaucoup moins de caractère qu’on ne l’avait espéré.
Cet inconvénient est grand pour le poète, mais il est suivi d’un autre qui n’est pas moindre pour le public : c’est que l’auteur, assis à sa table de travail, avec la dépouille des dictionnaires et des relations de voyages, jette son butin tout entier sur le papier, s’arrangeant de façon à ne rien laisser perdre. De là, une pédanterie qui devient d’autant plus fatigante qu’elle est plus vide de sens. Ainsi quand M. Théophile Gautier nous parle incessamment de festins où on servait des langues de phénicoptères et des foies de scarrus, quand il nous montre de belles dames vêtues de conopoeums et de calasiris, nous avouons humblement que notre plaisir est fort médiocre. Ajoutez à cela que de pareils procédés ne nous font même pas connaître l’antiquité. Si un poète est épris de ces anciennes mœurs, au point de choisir pour sujet de ses chants, ce qui est fort naturel, que n’imite-t-il Goethe ? Étudiant plutôt le dessous que le dessus, amenant sous nos yeux les hommes et les femmes du temps de Périclès ou de Marc Antoine et nous les faisant connaître tels que les institutions sociales et les mœurs les avaient modifiés ; en un mot nous donnant un tableau dans le goût de cette scène de sorcellerie antique, qui forme une des plus belles parties du second Faust. C’est là de l’art et de la littérature. Ce sont là des costumes grecs, mais sur des corps vivants ; quant à cette inerte enluminure de Fortunio, elle n’appartient guère aux plus nobles travaux de l’esprit que les prospectus de M. Gagelin.
Il est triste que M. Théophile Gautier n’ait pas suivi davantage son propre avis sur cette manière d’écrire : « Nous espérons que par la littérature de commissaire-priseur où nous vivons, on nous pardonnera aisément cette description un peu longue. »
Pourquoi la pardonnerait-on, quand l’auteur la condamne si bien lui-même ? Nous concevons parfaitement qu’un écrivain ait des défauts sans le vouloir et plus d’un poète serait en droit de
répondre à son critique ce que Mlle Duchesnois écrivait à un journaliste morose : « Monsieur, vous devriez savoir que lorsqu’une femme est laide, il n’y a pas de sa faute. »
Mais quand un auteur s’enlaidit comme à plaisir, on ne saurait penser autre chose, sinon qu’il n’apprécie pas comme il le devrait, l’honneur de tenir une plume, et que le culte de la beauté, tant de fois invoqué par lui, n’est pas une religion bien profondément gravée dans son âme.
M. Théophile Gautier nous dit qu’il a été peintre ; il aurait dû comprendre en quittant la toile pour le papier, que les différents arts ont mieux à faire que de se doubler, et que, dans une transformation, le vieil homme devait disparaître.
Malheureusement on peut s’assurer à la lecture de ces romans par trop colorés, rehaussés de descriptions, bariolés d’épithètes, que la pensée de leur auteur a continué à se concentrer tout entière sur le côté plastique de la nature. M. Théophile Gautier a cru peut-être en frottant sa plume sur son ancienne palette, apporter à la poésie une nouveauté qui le ferait bien venir. Il s’est trompé, et cette faute, au lieu de le porter dans les plus glorieux endroits du sanctuaire, l’a empêché de franchir le seuil sacré. Faire un tableau, produire un livre, ce sont deux résultats bien différents. Nous ne savons pas si pour être peintre il est indispensable d’approfondir la nature morale ; nous sommes peut-être disposés à croire que le Titien connaissait encore mieux le coloris d’un beau visage que les mouvements d’un noble cœur, mais nous sommes persuadés qu’un écrivain se passe à merveille de juger sainement en peinture ou en sculpture ; qu’il peut fort bien, comme Molière, comparer Raphaël à Mignard, et cela pour faire honneur au Sanzio ; mais, dans tous les cas, ce même écrivain ne peut se dispenser de savoir manier dans ses livres et les sentiments et les passions de l’homme.
Il n’y a pas, là-dessus, de différence d’école à invoquer ; tout ce qui tient la plume doit croire aveuglément à ce dogme ; les grands maîtres de chaque temps et de chaque genre ont donné l’exemple de la foi, et tant que la littérature existera, on ne pourra s’y soustraire sans en porter la peine.
Après cette déclaration nous n’avons pas à pousser cette étude plus loin ; ce que
nous condamnons, M. Théophile Gautier le professe, ce que nous invoquons, il le néglige ! Que de reproches n’aurions-nous pas à lui adresser, si nous venions à nous appesantir sur Mlle de Maupin ! Comme il a pris dans ce livre la divagation pour le naturel, la digression fatigante pour la réflexion profonde et pour le caprice ! Nous ne serons pas d’une pruderie farouche quant au sujet de ce livre, si nous nous permettons d’avancer que la bonne humeur de l’écrivain y dégénère trop souvent en imagination fort déréglée, et que, pour peu que l’esprit du lecteur ait de la délicatesse, il ne revient pas plus satisfait du contact de Mlle de Maupin que de la société de ces Jeunes France qui, suivant une expression pratiquée par leur auteur, n’ont pas de plus grande jouissance que de
se griser abominablement
.
Ce qui est triste, c’est que M. Théophile Gautier travaille en ce moment à rendre plus saillantes, et si nous osions le dire, plus grotesques que par le passé, les taches déjà trop grandes que nous avons relevées dans son talent. Sur le roi Candaule, la critique ne peut avoir rien à dire, si ce n’est à déplorer la chute d’espérances qui ne semblent plus devoir se réaliser désormais.
Henri Heine3
Nous vivons, sinon dans un temps, au moins dans un pays où la presse littéraire jouit d’une liberté à peu près complète. Toutes les entraves que la loi impose encore à la pensée des partis ont cessé d’entourer les œuvres de l’imagination. Rabelais, Érasme, n’auraient plus besoin d’abuser les maîtres du pouvoir par des gentillesses ; ils passeraient de plein droit entre les sentinelles. Est-ce à dire pour cela que ces grands écrivains pourraient de nos jours obéir impunément à cette même audace qu’ils ne craignirent pas d’écouter autrefois, dans des temps où la critique littéraire était exercée par l’inquisiteur et par le bourreau ? Certainement ils n’auraient pour leurs corps aucun danger à courir ; mais du côté de leur succès, ils trouveraient, dans le public, des dispositions capables de les faire reculer.
Au xvie siècle, les esprits n’étaient pas moins vigoureux que cultivés ; on dépassait Platon en rêveries subtiles, mais on ne dédaignait point Pétrone ; Amadis de Gaule ne s’effrayait pas du voisinage de l’Arétin, vertu et grosse gaîté faisant bon ménage, la pruderie restait au dehors. Dans de pareilles mœurs intellectuelles, il y avait peut-être de la grossièreté et comme un dernier vestige de la barbarie mourante ; à la grossièreté la force sert quelquefois de noyau, et ici c’était le cas.
Mais pour ce qui est des livres contemporains, leurs auteurs savent trop, en général, que les convenances sociales ont tracé autour de la pensée des barrières difficiles à franchir, et qu’il ne faut pas un mot bien rude pour faire baisser les yeux à une si délicate personne. C’est de nos jours, bien certainement, que se sont publiés et que se publient les livres les plus hostiles aux vertus réelles du cœur. Les romans se font rarement conscience de distiller et de vendre de bien dangereuses inventions ; la concurrence de ces négociants est souvent basée sur la pire espèce de leur marchandise ; mais les romans connaissent trop bien les acheteurs qu’il s’agit d’affriander pour offrir leur denrée dans du papier gris. Ils ne font usage que d’enveloppes roses, bleues, panachées, dorées, coquettement plissées et c’est à une couverture aussi élégante qu’ils doivent une bonne partie de leurs succès.
Trop de risques les poursuivraient s’il fallait se donner un vernis de rudesse, quand le fond de l’ouvrage est déjà si grossier, et c’est ainsi que l’on a tout changé : les livres, les plats et les brocs de l’abbaye de Thélème contiennent des idées généreuses ; les vases de Chine et les riches crédences de tel ouvrage moderne sont de tristes réceptacles. Le goût du temps le veut ainsi.
Il est donc assez curieux et, partant, remarquable, qu’il nous tombe comme de la lune, un homme honoré sans nul doute, de quelque apparentage avec Maître François. C’est de M. Henri Heine que nous voulons parler. On connaît déjà sur l’une et l’autre rive du Rhin, sa façon sarcastique et ses allures dégagées. Les Reisebilder, le Tambour Legrand, les Lettres sur l’Allemagne n’ont pas manqué de lecteurs ; ce n’est donc pas une présentation qu’il s’agit de faire au public. Il n’est question que de mettre en lumière le rude défi que l’écrivain vient de jeter à toutes les pruderies de France et de Germanie, sous la forme d’un très mince volume, d’une manière de pamphlet, intitulé modestement : Allemagne, conte d’hiver.
En nous adressant à cet ouvrage, notre tâche sera très modeste, car nous croyons n’avoir rien autre chose à faire que de donner la physionomie du livre. Mieux vaut qu’il soit connu que scruté profondément, et, pour cette fois, nous échangeons volontiers le rôle de critique contre celui de traducteur. Que si l’on nous demandait pourquoi nous allons nous enamourer d’un livre allemand quand il y a tant de livres français, nous aurions beaucoup de réponses très péremptoires à donner. Entre autres, nous pourrions dire : les bonnes choses ne sont pas si communes en Europe, que les nations puissent, chacune, garder les siennes sans en faire part au prochain ; nous dirions aussi : il nous est venu d’Allemagne, dans ces derniers temps, un si bon nombre de tristes importations nuageuses, que l’on peut bien en tirer aussi quelque chose de clair, de vif, d’hostile au genre nébuleux.
Maintenant on admettra aisément que nous n’ayons pas la prétention de transporter dans la place publique d’un journal ce que nous ne désapprouvons pas dans les salles fermées d’un livre. Nous passerons donc à côté de beaucoup de choses, par-dessus beaucoup d’autres, et quelquefois nous laisserons à deviner.
Le volume s’ouvre avec une pièce intitulée Doctrine. Voulez-vous savoir ce que c’est que cette Doctrine et par le début juger de l’ensemble ? Voici le morceau tout entier : « Bats le tambour et n’aie pas peur. Va ! embrasse la vivandière ! C’est là toute la science et le dernier mot des livres. Bats le rappel, et que chacun se réveille du lourd sommeil de ce temps-ci. Frappe ta caisse, hardiment comme un jeune homme ; marche en avant de la multitude en faisant résonner des sons belliqueux. C’est là toute la science, c’est là le sens de Hegel et le dernier mot des livres. Je l’ai compris désormais parce que je n’ai pas peur et que je suis un bon tambour. »
Après ce roulement viennent quelques pièces qui seraient dignes d’être lues, entre autres, une sorte de chant funèbre sur les tambours-majors ; mais, malgré nos regrets, nous passerons pour arriver plus vite au premier chapitre du Conte d’hiver.
Le poète quitte Paris dans le triste mois de Novembre, les jours sont devenus sombres, le vent a fait tomber des arbres leur jaune feuillage ; c’est alors qu’il part pour l’Allemagne.
À la fenêtre, il sent battre son cœur, et ses yeux se mouillent ; c’est l’aspect de la patrie qui l’émeut, il entend parler allemand, et il lui semble que son cœur saigne. Une petite mendiante chantait près de lui dans la rue ; sa voix était fausse, mais touchante. Elle chantait l’amour, le sacrifice, l’espérance d’un monde meilleur, le ciel (force nous est de répéter quelques-unes des hardiesses de l’auteur), elle chantait le ciel et le paradis, mots doucereux dont on perce le peuple, ce grand poupon, lorsqu’il se plaint. Tous ces chants n’avaient rien de nouveau pour le poète ; il en connaît les paroles, il en connaît l’air, il connaît même messieurs les rédacteurs ; il croit savoir qu’ils boivent du vin en secret, et prêchent l’eau en public. Il prétend, lui, chanter autre chose que les dictons rebattus de la petite mendiante. Il veut faire sur la terre un paradis, et il n’entend pas que l’on s’accommode plus longtemps à la souffrance. Le ventre a trop longtemps dévoré paresseusement ce que les mains laborieuses lui transmettent. Du pain ! Il en faut pour tout le monde, et la terre produit assez de roses, de myrtes et de petits pois pour que tout le monde en ait sa suffisance.
Cependant, tandis que la petite fille chantait, et que le poète lui-même se laissait aller à ces réflexions ultra-démocratiques, les malles et les bagages de la diligence étaient visitées par les douaniers prussiens. Ils bouleversaient tout, regardaient partout, déployant mouchoirs, chemises et pantalons. Ces honnêtes gens cherchaient si, par hasard, ils ne trouveraient pas des aiguilles, des bijoux, ou des livres prohibés. Ah ! pauvres fous qui cherchez dans la malle du poète, vous n’y trouverez rien ! La contrebande qu’il fait entrer avec lui, elle est toute dans sa tête. C’est là qu’il garde des dentelles plus fines que celles de Bruxelles et de Malines, des dentelles qui vous piqueront rudement. C’est là que sont les bijoux prohibés, diamants de la couronne de l’avenir et dans son cerveau, si vous pouviez y glisser les doigts, vous recueilleriez avec horreur, un nid, un nid bien peuplé de livres confiscables.
Mais voici Aix-la-Chapelle. Cette impériale cité n’est pas gaie, s’il faut en croire le satirique, et les chiens errants s’y ennuient tellement, qu’on les voit s’approcher avec humilité des étrangers pour en obtenir un coup de pied. Hélas ! ont l’air de dire ces malheureux animaux, essayez, cela nous distraira toujours un peu. Si l’on ne se récrée pas toujours à Aix-la-Chapelle on y voit en revanche nombre de soldats prussiens. Ces héros ne sont pas très changés de ce qu’ils étaient naguère ; les caporaux n’ont plus en main le terrible bâton, classique représentant de la discipline ; mais pourtant ce bâton n’est pas perdu ; tous les soldats raides et inflexibles dans leurs mouvements, l’ont certainement avalé. On peut encore admirer le nouvel uniforme que, dans son amour brûlant pour le moyen âge, le roi impose à la cavalerie. Incontestablement, c’est fort chevaleresque et très commémoratif des anciens temps. Le casque surmonté d’un fer de pique, rappelle agréablement les preux. Charmante imagination royale ! délicieuse saillie ! On voit qu’il n’y manque même pas la pointe.
À Cologne, le poète est médiocrement touché des efforts modernes pour l’achèvement de l’antique cathédrale, et les trois mages dont les reliques, comme on sait, habitent le sanctuaire lui inspirent une série de réflexions médiocrement canoniques. En somme il n’est pas assez sûr des antécédents de ces vieux monarques. Qui sait ? Ils ont peut-être jadis formé entre eux une sainte-alliance assez dure aux peuples. Balthasar et Melchior, pareils aux souverains allemands de 1813, étaient peut-être deux drôles qui, en un jour d’embarras, avaient promis des constitutions à leurs gens, et qui, une fois sortis de peine, n’ont pas tenu parole.
Comme défunt Frédéric-Guillaume III de Prusse, le seigneur Gaspar, roi des Nègres, a peut-être payé son pauvre peuple d’une ingratitude plus noire que sa peau.
Le poète, toutefois, se trouvant à Cologne, ne peut passer son temps à maugréer contre les mages, et puisque la sainteté de la cathédrale ne l’attire pas, il ira faire sa visite au Rhin, au vieux Rhin. Il y court, en effet, et comme il se tient sur le pont, regardant couler les eaux profondes, voici qu’il entend tout à coup sortir du sein du fleuve une voix creuse et tremblotante, interrompue par des quintes de toux, en un mot une voix de vieillard qui le salue et s’empresse de lui conter en gémissant mille infortunes. C’est le vieux Rhin allemand qui déplore sa mauvaise destinée. Parmi ses plaintes, une surtout paraît lui tenir à cœur : elle est causée par la chanson de M. Nicolas Becker en l’honneur du fleuve germanique ; cette fameuse chanson qui, en 1840, surprit et enchanta tous les gallophobes de l’Europe. On se souvient de ce terrible cri de guerre où M. Nicolas Becker démontrait surabondamment que nous n’avions jamais passé le Rhin. Suivant M. Heine, le bon vieux fleuve, plus sensé que l’intrépide Prussien, M. Nicolas Becker, ne professe pas sur lui-même des opinions aussi avantageuses et se souvient fort bien de mille petites circonstances dont il n’est pas sorti aussi immaculé qu’on le veut prétendre.
Aussi, toutes les conversations sur ce point délicat l’embarrassent et l’ennuient. Le représenter comme une vertu farouche ! Le contraire est si connu ! Pourquoi l’exposer à des réfutations toujours peu flatteuses ? Et puis, politiquement parlant, on a risqué de le compromettre très fort, car il est loin de haïr les Français, Et, à ce propos, que deviennent-ils ? Sautent-ils toujours ? Ont-ils toujours leurs culottes blanches ?
— Pauvre Rhin, répond le poète aux interrogations du vieillard, ne crains plus, quoi qu’il arrive, le persiflage des Français, ce ne sont plus les hommes que tu as connus : devenus rêveurs et mélancoliques, ils parlent de Hegel tout comme nous ; ils font de la philosophie, ne sont plus voltairiens et portent des pantalons rouges. En somme, ils nous ressemblent et n’en valent pas mieux.
Ici prend place un morceau d’un genre plus tragique. Le poète se promène de nuit dans les rues de Cologne, livré aux pensées les plus sombres et invoquant sur les iniquités du temps présent, la justice de l’avenir. Soudain il s’aperçoit qu’il est suivi par un fantôme gigantesque, armé d’une hache, qui, attentif à ses paroles, prompt à suivre ses regards, ne le quitte pas d’une minute. Il rentre, et le spectre rentre avec lui ; il s’assoit pour écrire et le spectre lit par-dessus son épaule. Cette redoutable apparition, c’est le Fait qui doit suivre la pensée du rêveur, c’est l’action, compagne fidèle de l’idée.
Ainsi tout ce que le poète a rêvé de vengeances s’accomplira ; sa colère ne sera pas stérile, les victimes qu’il dévoue à la mort tomberont sous la hache dont le Fait s’est armé. Nous nous arrêtons ici un instant pour nous permettre une petite réflexion. Il y a quelque chose de pénible à voir toute une école, invoquer de concert la guillotine et prendre pour muse, Théroigne de Méricourt. Comme application à la politique, c’est, du reste, tellement innocent que le puéril n’en est pas loin : car, lorsqu’on joue si volontiers avec les instruments de mort, on n’en fait pas grand usage.
Ces pensées sanglantes, familières aux poètes de l’Allemagne moderne, à ceux du moins qui se présentent comme novateurs, ne nous font pas l’effet de tendre à un autre but qu’à se ◀poser▶ en hommes plus prévoyants que les girondins, les jeunes artistes se piquent de ne pas être surpris par les excès inséparables des Révolutions, et pour prouver qu’ils sont bons jacobins, ils évoquent d’eux-mêmes les spectacles les plus horribles et se lavent les mains dans un sang idéal. Mais, au fond, qui peut mettre en doute la douceur et les mœurs bienveillantes d’hommes habitués de longtemps au travail pacifique de la pensée ? Si nous partagions les opinions politiques de ces républicains, nous voudrions, dans l’intérêt de la cause commune, qu’ils missent plus de retenue dans le luxe d’instruments de torture dont ils se plaisent à épouvanter de souriants aristocrates : alors, probablement, il leur resterait plus de temps pour songer au côté sérieux de l’affaire. Mais, après tout, ceci ne nous regarde point et nous nous empressons d’en revenir au livre de M. Heine sans même éprouver nul besoin de voir disparaître les fantômes et les haches, qui, littérairement parlant, jouent dans son œuvre un rôle très acceptable.
Arrivé dans la forêt de Teutobourg, dans ces lieux témoins de la victoire d’Arminius, le poète, en bon germain, se félicite d’un si heureux triomphe et passe en revue tout ce qui serait arrivé si l’Allemagne était devenue romaine. La joie de M. Heine est tout à fait de circonstance, car, en ce moment, on élève par souscription, sur le lieu présumé de la bataille libératrice, une statue colossale du vainqueur. Oh ! si les mœurs romaines s’étaient établies dans la Germanie vaincue, que de choses seraient différentes. Partout on parlerait latin ; et les Souabes s’appelleraient Quirites. On trouverait des Vestales même à Munich ; de Neander et d’Hengstenberg, les deux ultramontains bavarois, l’un serait aruspice et scruterait les entrailles des bœufs, l’autre serait augure et étudierait le vol des oiseaux. Tous deux probablement éprouveraient à la vue l’un de l’autre cette sympathique hilarité, dont Cicéron a touché quelques mots. R. ne serait pas un polisson allemand, ce serait un polissonnius romain, et les poésies de Freiligrath vaudraient celles d’Horace. Les amis de la vérité se débattraient dans l’arène contre des lions, des hyènes et des chacals, au lieu de se peloter dans les petits journaux avec des chiens. L’Allemagne aurait un seul Néron au lieu de trois douzaines de pères de la patrie ; bref Varus victorieux eût été cause de mille transformations, toutes plus funestes les unes que les autres ; le poète reconnaissant a donc souscrit au monument d’Arminius.
Mais passons vite, l’heure nous presse ; nous n’avons pas le temps d’assister à la profession de foi que M. Heine fait aux loups ses concitoyens, dans les bois où la chaise de poste est retenue pendant la nuit. Nous omettons encore d’autres épisodes dignes cependant d’être admirés ; nous ne nous arrêtons pas dans la caverne fabuleuse où le vieux empereur Barberousse attend patiemment le jour de reconstituer l’unité allemande. Le poète se dispute avec ce monarque ; mais il a coutume de se quereller avec tant d’autres ! Nous traversons en courant la principauté de Buckebourg. Grands dieux ! Qui a pu dire que la patrie ne nous suit pas partout ? Voilà que nous en emportons la moitié collée à la semelle de nos bottes.
Arrêtons-nous à Hambourg. C’est le point culminant du récit. Hambourg, le lieu de naissance du poète, devait occuper la meilleure place dans le Conte d’hiver.
Après les premiers embrassements de famille et quelques menus attendrissements, le satirique revient à lui et tourne ses regards ironiques sur la cité natale. Il ne l’avait pas vue depuis l’embrasement, aussi lui semble-t-elle fort changée. Il ne trouve pas d’image qui en rende mieux l’idée qu’un caniche échappé des mains du tondeur avant la fin de sa toilette. Les bourgeois s’approchent de leur concitoyen et lui font le narré de leurs malheurs. Ils ont perdu des tours, des églises, la vieille bourse ; mais ils ont sauvé la banque et les gros livres. Et puis on a fait pour eux des collectes. La seule chose irréparable, c’est la peur qu’ils ont eue.
Hambourg, assure le poète, n’a jamais été en tant que république un État aussi considérable que Venise ou que Florence ; cependant Hambourg a sur ces glorieuses villes un avantage, c’est de posséder de meilleures huîtres. On trouve les bonnes à la taverne de Loreny.
Par une belle soirée le poète se dirigea vers ce lieu de délices avec Campe, son éditeur ; tous deux avaient le projet d’oublier les peines de la vie dans un repas confortable. Plusieurs amis, gens de choix, les attendaient à la taverne ; on se mit à table et la bonne humeur s’associa bientôt à la bonne chère. Campe, surtout, le respectable libraire, était d’une jovialité charmante. Le poète mangeant et buvant de bon appétit, disant, en lui-même : « Ma foi ! Campe est véritablement un grand homme, c’est la crème des éditeurs. Tout autre m’eût peut-être fait mourir de faim ; celui-là me donne même à boire, je ne le quitterai jamais. »
L’effet du vin et surtout du vin du Rhin, est, assez communément,
de disposer l’esprit et le cœur aux sentiments tendres ; le poète se trouva donc bientôt dans une disposition d’esprit tellement sentimentale qu’il quitta la table et la taverne pour aller rêver au clair de lune. Dans de pareils instants, le satirique assure que deux facultés se développent en lui ; la première n’est pas d’une application bien précieuse ; elle se borne à ce que tous les chats lui paraissent d’une même couleur ; la deuxième est plus enviable : toutes les femmes lui semblent belles.
Ce ne fut donc pas sans un certain battement de cœur qu’il aperçut tout à coup à quelques pas de lui, une femme largement taillée, aux formes admirablement prononcées. Son aspect était florissant de santé ; ses yeux brillaient comme des turquoises ; on eût pris ses joues pour des roses, ses lèvres pour des cerises, et son nez même était un peu rouge. Sa tête était couverte d’un bonnet dont la mousseline empesée imitait une couronne murale garnie de tours et de créneaux. Sa taille était drapée dans une blanche tunique, qui descendait jusqu’aux mollets, et quels mollets ! On eût dit des piédestaux de deux colonnes doriques. Nous ne pouvons, en
conscience, suivre le poète dans le détail des charmes trop proéminents de la mystérieuse inconnue qui, prenant la parole, félicite le nouvel arrivé de son retour dans sa patrie, et lui parle d’un ton tout à fait inspiré. Le poète surpris exprime son étonnement ; mais, prenant toujours son interlocutrice pour la plus simple des mortelles, il lui demande la permission de l’accompagner. Alors la majestueuse créature répond en souriant : « Tu te trompes ; je suis une jeune personne convenable et d’une moralité au-dessus de tout soupçon ; tu te trompes, te dis-je, je ne suis pas ce que tu crois, sache-le, mon nom est Hammonia, déesse protectrice de Hambourg. Maintenant, si tu veux monter chez moi, parle ! »
Le poète ne se le fait pas dire à deux fois et le voilà, escaladant les degrés étroits et sombres qui mènent à la chambrette de la déesse. Mais là, il se sent un peu affaibli ; sa tête remuée par les fumées du vin du Rhin, avait déjà commencé à compromettre le calme de son estomac. Il implore une tasse de thé, qu’Hammonia lui prépare aussitôt avec une touchante complaisance ; pour elle, elle se verse un verre de rhum et appuyant sa tête, au mépris de la couronne murale, sur l’épaule
du chanteur, elle commence la conversation sur un ton très confidentiel.
Critique discret, jusqu’ici nous avons marché sur la pointe du pied en évitant d’éveiller des échos trop sonores ; maintenant il faut tout de bon nous retirer et fermer la porte. Ce que nous avons lu ne saurait être reproduit par nous, et il faut l’aller chercher dans le livre même de M. Heine ; c’est là que la verve rabelaisienne, l’âcreté sarcastique de Luther se retrouvent plus que dans aucune œuvre moderne ; non, certes, on ne peut disputer à ce morceau un rang distingué parmi les productions de la poésie de nos temps ; mais, précisément à cause de tant d’avantages nous sommes forcés de nous taire ; il nous est impossible d’insister sur une scène où l’on trouve une révélation de l’avenir de l’Allemagne, contemplée au fond d’une sorte d’urne qui jusque-là était restée étrangère à toutes fonctions divinatoires. L’ouvrage finit par une apostrophe dans laquelle le roi de Prusse est averti de ne pas se jouer de la colère des poètes ; ils pourraient, comme jadis le Dante fit à ses ennemis, l’enfermer dans un enfer, dont le Christ, sauveur du monde, ne pourrait le délivrer.
« N’offense pas, dit l’écrivain au monarque, n’offense pas les poètes vivants ; ils ont en main des flammes et des armes plus terribles que la foudre que Jupiter a reçue d’eux. Insulte les dieux, les anciens et les nouveaux, ceux de l’Olympe et le grand Jehovah ; mais prends garde, prends garde aux poètes. »
Voilà le livre que M. Henri Heine vient de publier sous le titre du Conte d’hiver. Si nous n’avons pas été un traducteur plus maladroit que de raison, on aura compris ce qu’il y a de chaleur et de vivacité dans le livre que nous venons de fermer. Nous avons fait une ou deux réserves, ce me semble ; à parler en toute franchise nous ne voyons pas que notre sévérité ait lieu de s’exercer davantage, et loin d’avoir dépassé les limites de l’équité en faveur du poète, l’effort que nous avons dû faire pour mettre le procès sous les yeux du public a dépouillé le livre de la meilleure partie de ses grâces. À peine d’abord avons-nous su exposer le fonds de l’ouvrage, mais la forme, la forme si parfaitement adaptée au ton du récit, il eût été superflu et téméraire d’aspirer à la rendre. À M. Heine seul appartient de nous satisfaire, en octroyant le plus tôt possible une édition française du Conte d’hiver, digne de servir de pendant à son Allemagne et à ses Récits de voyages. Nous ne doutons pas qu’elle ne trouve chez nous autant de lecteurs, qu’en a trouvé au-delà du Rhin, sa sœur aînée l’édition allemande dont on a toutes les peines du monde à se procurer un exemplaire.
Jules Janin
C’est presque aller chercher l’occasion d’un tour de force que de prétendre parler avec impartialité du critique des Débats. M. Janin est de ce temps-ci un homme rare ; qu’il ait beaucoup de talent, qu’il en ait peu, qu’il n’en ait pas du tout, il n’en jouit pas moins du privilège de soulever singulièrement les opinions autour de lui, de les agiter en sens divers, d’être pour les uns l’objet d’une aversion et même d’une haine portée jusqu’à la fureur et de faire naître chez les autres un épanouissement de gaîté qui atteint quelquefois l’attendrissement. Les gens très sévères ne goûtent ni le style, ni la composition, ni les principes des feuilletons de M. Janin, les gens un peu frivoles raffolent du style, de la composition et des principes. Puis viennent les quasi-indifférents qui, en général, ne voient pas M. Jules Janin d’un mauvais œil.
Encore une fois, c’est une position presqu’unique de nos jours conquise par M. Janin et il y aurait bien de la mauvaise volonté à ne pas faire attention à un homme qui possède là ce que nos plus grands écrivains, nos plus illustres politiques, ont peine à exciter autour d’eux, à savoir l’attention. Le public, sans doute, soit dit avec toute vénération, ne distribue pas toujours, par le fait rare de son admiration, des brevets de mérite ; mais du moins est-ce déjà un fort préjugé en faveur d’un écrivain lorsque ses productions émeuvent ceux qui les lisent.
Puis j’irai plus loin. M. Janin a des droits d’une autre sorte encore à être jugé avec quelque sang-froid ; car après avoir été souvent exposé à des ovations frisant de très près le ridicule, il s’est vu arracher du pavois par des mains qui n’étaient pas courtoises, et qui lui ont fait subir des avanies contre lesquelles le bon goût, non moins que les égards dus aux lettres et même aux écrivains par les écrivains, protestaient également. Je comprends toute la rudesse de langage et de procédés à propos d’actions et d’écrits répréhensibles ou jugés tels ; mais je n’admets pas que cette rudesse passionnée puisse descendre jusqu’à l’injure et compromettre ainsi l’insulteur plus encore que l’insulté.
M. Janin a vu souvent de pareilles insultes se faire autour de son nom : il me semble qu’une critique froide de son talent doit lui paraître une nouveauté que de justes reproches même ne pourront lui rendre positivement désagréable. Pour gage de mon impartialité, je pourrais, si je ne m’adressais pas à qui je m’adresse, citer le mot fameux :
Nec injuria nec beneficio cognitus
; mais parler latin avec M. Janin, ce serait déjà sortir du rôle réservé que je me donne, et vouloir passer pour un railleur.
M. Janin a, sinon inventé, du moins mis grandement à la mode, la critique humoristique. Avant lui et depuis, tous les hommes qui se sont attachés à rendre compte des productions littéraires, ont mis un certain prix à des qualités de bonne judiciaire qui les mettaient à même de peser avec plus ou moins d’exactitude le pour ou le contre d’un ouvrage. M. Jules Janin le premier, dis-je, s’affranchit superbement de cette règle, et s’établit de façon à se passer également de justice, de raisonnements, de science littéraire, et même de la lecture préalable des volumes dont il était censé devoir indiquer le mérite à ses lecteurs. Il osa se passer de tout cela et il fit bien, qui plus est ; car il donna à son public une nouveauté. On sait de quelle façon il procède. Il commence à propos d’un livre ou d’une pièce de théâtre par raisonner sur le temps qu’il fait ; il s’attendrit ou il s’irrite, il se rappelle combien le ciel était gris ou bleu un autre jour ; il regarde le soleil se lever ou se coucher et quelquefois il se trompe, il met le couchant à l’Orient, et l’Orient au couchant. Mais ce ne sont pas là des difficultés à arrêter l’écrivain de fantaisie. Quand il a suffisamment parlé à son gré du soleil, de la pluie et du vent, il songe à son affaire, à celle qui fait que vous êtes là à l’écouter. Alors il prend son livre ou sa comédie et il commence…
Ah ! à propos ! vous dit-il dès la première ligne et le voilà parti de nouveau enfourchant la première idée qui lui passe par la tête et vous menant grand train aussi loin que possible de son sujet. Ses phrases tombent autour de vous en feux d’artifice, s’élèvent en fusée, s’épanouissent en soleils tournants, ruissellent de mille feux ; il a soin de ramener sans cesse des mots pailletés, brillants, sautillants ; ce dont il vous entretient le plus volontiers, c’est de fleurs fraîches balancées sur leurs vertes tiges, de diamants, de perles, de rubis ; toutes ces magnificences s’arrangent comme elles peuvent et offrent le sens que le ciel veut ; mais il n’importe guère, pourvu que les huit colonnes du feuilleton des Débats soient remplies ; il y a peu de sujets de se plaindre et d’ailleurs, faut-il avouer cette énormité ? il arrive à M. Janin plus souvent que ne le disent ses ennemis, d’être fort amusant. Mais la critique, demandera-t-on ? — La critique ? Vous moquez-vous ? Elle devient ce qu’elle peut ! M. Janin vous a fait un article, vous l’avez lu, il vous a plu ou déplu, dans tous les cas il vous a produit une sensation quelconque, vous en avez pour votre argent et il serait de bien mauvaise grâce de venir encore réclamer autre chose. M. Jules Janin ne fait pas de la critique comme les gens qui examinent, il en fait comme ceux qui, ayant grande envie de parler, ont besoin d’un prétexte. Un prétexte, en effet, est chose utile pour la production littéraire ; mais dirait-on, quand on en veut un, que ne prend-on une tâche quelconque, un fait historique à exposer, à raconter ? Que ne compose-t-on même un roman ?
Voilà les exigences de l’autre monde ! Quoi ! pour dire quelque chose en procédant ainsi il en coûterait pour le moins de savoir ce qu’on dit ! Pour faire le philosophe, l’historien ou le romancier, il faut quelque peu de science, de réflexion ou d’imagination. Sans vouloir attaquer trop vivement M. Janin, rien de tout cela n’est précisément son fait. Si je le prenais pour un sage ou pour un penseur, il serait, je gage, le premier à me rire au nez ; si je croyais qu’il est d’humeur à s’enfoncer dans de vieilles chroniques et à en extraire la moelle d’un récit savoureux, il s’enfuirait à coup sûr ; quant à inventer un roman, il a déjà surabondamment prouvé que ce n’était pas dans une œuvre d’imagination qu’il était appelé par le ciel à développer son talent. Que faire donc ?
Il est certain que M. Jules Janin a quelque chose à dire ; il a une foule de réflexions, d’observations, de pointes sentimentales, de bouffées d’enthousiasme qui demandent à s’exprimer : il faut bien leur trouver un moule. Si M. Jules Janin avait le don du style métrique, il n’eût pas été critique ; on l’eût vu poète élégiaque ou lyrique ; il a dû regretter bien des fois que la chanson, l’épigramme ou l’ode ne puissent se faire en prose. Mais c’était là une impossibilité insurmontable, et il lui fallut bien chercher enfin l’asile que lui refusaient tous les genres littéraires connus, dans le seul qui dispensât tout à la fois, d’érudition, dépensée, d’invention, même de sens commun, lorsqu’on veut s’en passer, dans ce genre magnifique inventé pour lui seul, la critique humoristique.
C’est peut-être pour n’avoir pas assez étudié ce genre nouveau et reconnu toute l’ampleur de ses droits, qu’on s’est si fort fâché contre M. Jules Janin, quand au contraire, on aurait dû lui faire compliment d’enrichir notre littérature d’une branche nouvelle. M. Janin se disait critique à toute force ; on voulait le prendre pour tel. Lui tenant bien moins de compte de ce qu’il disait que de ce qu’il passait sous silence, mille voix hargneuses s’élevaient pour demander raison de la légèreté de ses jugements et on ne prenait pas garde au peu d’importance que l’écrivain attachait lui-même à la portée jugeante de ses œuvres.
Quel malheur de se mettre à un faux point de vue ! De quel air voulez-vous que M. Janin vienne tous les lundis vous parler de la pluie, du beau temps, de la verte jeunesse et des jets de diamants, sujets éternels des travaux de son style, s’il n’a pas pour prétexte l’histoire théâtrale de la semaine ? Mon Dieu ! je parierais volontiers qu’il ne se soucie pas plus que vous des arrêts qu’il porte, mais encore une fois il attache une juste, une grande importance à être monté sur un sujet (autant celui-ci que celui-là) pour avoir le droit d’ouvrir la bouche et de vous dire ce qu’il vous dit. Si tout le monde y avait fait attention, on aurait mis moins de mauvaise humeur à écouter le critique prétendu, et c’eût été avec simplicité de cœur et naïveté d’impression qu’on eût pu dire alors : Voilà un écrivain qui m’amuse beaucoup ; ou bien au rebours : Voilà un écrivain qui me déplaît étrangement. Les deux avis eussent été soutenables ; mais le pour comme le contre n’eussent jamais pu donner lieu à aucune fureur.
Le pour comme le contre, dis-je ? Je suis, moi, pour le pour, et il me semble qu’on ne peut, sans la plus grande injustice dénier à M. Janin une certaine puissance qui n’est pas commune ; c’est la puissance d’amuser. Quoi qu’on en dise, il faut infiniment d’esprit pour distraire avec des riens, et soit dit sans comparaison, Dieu seul et M. Janin savent faire quelque chose de rien. Certes, on pourrait bien parcourir tous les feuilletons d’une année sans y rencontrer une idée qui n’ait déjà défrayé les feuilletons des années précédentes ; et même M. Janin qui a sa principale ressource dans son style, a depuis bien longtemps renoncé à en rajeunir les formes. Aujourd’hui les secrets de ce merveilleux papillotage sont connus universellement et les pastiches sont un délassement d’atelier auquel il n’est pas de jeune grimaud qui ne se montre habile. Et cependant M. Janin a su conserver pour lui le mystère de l’arrangement. Ses diamants sont des verroteries peut-être ; mais il les dispose avec un art tout particulier, et quoi qu’on en dise, il sait parfaitement leur faire rendre de l’éclat. Il n’est pas riche en pensées solides, c’est bien vrai ; mais il a dans l’esprit un laisser-aller qui attire, qui séduit et qui, parfois même, captive. Ce n’est pas un conseiller que l’on accepte, un orateur dont on recueille les dires avec volonté de les conserver, mais c’est un causeur qu’on écoute, le sourire sur les lèvres, et si l’on n’est pas prévenu, on convient nécessairement que pour dire de si bonne grâce, toutes les choses sans grande portée qu’il débite, il faut avoir des facultés qui ne sont pas celles de tout le monde.
Il y a dans l’esprit de M. Janin deux facultés entre autres qui lui donnent beaucoup de rapport avec l’esprit des enfants et aussi beaucoup de son charme. C’est d’abord une facilité d’enthousiasme que l’on a quelquefois traitée de fausseté et que je crois véritable. Je suis persuadé pour ma part que lorsque M. Janin s’élève sur le ton du dithyrambe, il est au fond de très bonne foi, et la voix lui tremble et les larmes lui roulent dans les yeux avec une sincérité parfaite. Mais, malheureusement les impressions sont rapides chez lui autant que vives ; l’une chasse l’autre et à peine ces larmes commencent-elles à couler qu’une pensée souvent très différente de celle qui les excite arrive dans la tête de M. Janin et le rire et la plaisanterie et la bouffonnerie et le gros sel lui viennent sans difficulté et souvent l’idole de tout à l’heure devient plastron. Je suis persuadé que M. Janin est un des esprits les plus naïfs de ce temps-ci, un de ceux chez qui manquent davantage la préméditation pour le bien comme pour le mal. Et qu’on me permette de continuer ma comparaison, il est d’une légèreté de jugements qui lui donne le même scepticisme qu’à l’enfance et je suis encore persuadé que de très bonne foi, il se croit homme de convictions.
D’ailleurs c’est une âme très artiste. Il a certainement et à un haut degré l’amour du beau et du bien dans les productions de la littérature, de la peinture, de la musique. Je crois qu’un beau palais ou un beau livre lui produisent une impression aussi vive qu’à qui que ce soit ; mais je ne sais trop si son jugement est à la hauteur de la vivacité de ses goûts. M. Janin s’est toujours beaucoup plus occupé d’aiguillonner la partie capricieuse de l’imagination, celle qui saute d’un sujet à l’autre et qui semble continuellement danser avec les castagnettes et le tambour de basque, enfin celle qui contribuait le plus à son amusement que de développer les facultés solides et réfléchissantes de son âme.
Le plaisant, c’est que M. Janin se permet quelquefois la pédanterie ; il prend la robe et le bonnet carré et entre deux pétarades, il dogmatise. Il vient de faire une culbute, et
tout à coup il s’arrête, baisse les yeux, prend un air ◀posé▶, et le voilà qui cite Homère, qui cite Horace, qui cite Virgile ; puis une fois lancé, il vous parle latin ! Je viens tout à l’heure d’en toucher un mot. Le latin de M. Janin a souvent fait bouillir d’indignation le sang irritable de plus d’un critique. On lui a voulu un mal de mort de ce latin ; ce latin-là a fait naître plus de colères, certes, qu’il ne valait. Et pourquoi, vraiment, se mettre en si grande dépense de fureurs, de poings crispés, de sourcils foncés (grande supercilium, ne manquerait pas de dire M. Janin), pour quelques passages de Virgile ou d’Horace, toujours les mêmes que M. Janin place comme il peut ? On affirme que l’occasion n’est pas toujours bien choisie ; que le
Tityre, tu patulæ recubans
, arrive quelquefois là où personne ne se repose, où il n’est question ni de berger, ni de hêtre. Eh, qu’importe ? Si vous vous donniez la peine de chercher un peu, vous trouveriez indubitablement que ce n’est pas sans cause, si M. Janin a décoré sa phrase d’une docte citation.
La cause est quelquefois difficile à trouver, le rapprochement plus subtil qu’on ne le souhaiterait ; mais, encore une fois, qu’importe ? Êtes-vous sûr qu’il ne s’agisse pas uniquement de vous faire rire, et dans ce cas-là pourrez-vous bien avoir le courage de vous fâcher si fort ? Pour moi, je me déclare partisan du latin de M. Janin parce qu’au fond de ce latin-là, il y a un sentiment très vrai d’admiration et de sympathie pour les grandes beautés attiques, je ne saurais trop le répéter, parce qu’on n’a jamais eu la justice d’en convenir. M. Janin est plus artiste que le grand nombre de ceux qui l’attaquent ; il a, dans un degré bien supérieur, la sensation du beau qui est tout autre chose que le jugement ; la nature l’a doué de sens exquis sous ce rapport : c’est un malheur qu’elle ait oublié aussi complètement de le pourvoir des facultés sérieuses de l’écrivain. Mais de ce qu’un homme n’a pas tout, il ne s’ensuit pas qu’on doive lui nier ce qu’il possède incontestablement. On a pu reprocher avec beaucoup de raison à M. Janin l’instabilité de son opinion et combien il a peu de ménagement pour ses propres avis. C’est là certainement le côté le plus fâcheux de sa vie littéraire, et j’ai une trop haute opinion de sa loyauté vis-à-vis de lui-même pour ne pas croire qu’il a regretté plus d’une fois dans son for intérieur le manque de réflexion de ses jugements. Combien il est fâcheux que sur le même écrivain, sur la même production, il ait été publié, souvent à de courts intervalles, tantôt l’éloge exagéré, tantôt le blâme le plus formel ! Peut-être M. Janin, en sceptique qu’il est, s’est-il consolé par la pensée que les arrêts d’un critique ne faisaient, en fin de compte, mourir personne… Je suis bien tenté d’être de cet avis-là. Mais ce n’est pas une raison suffisante encore pour le manque de tenue.
En somme, la critique de M. Janin n’en est pas une. On n’y trouve absolument rien de ce qu’on demande d’ordinaire à cette sorte de littérature ; et nos aïeux, gens plus exacts que nous ne sommes à séparer soigneusement les genres, l’auraient certainement tiré du banc où il se complaît à s’asseoir à côté de Fréron, pour le placer sur le siège des polygraphes, cette tribu bariolée qui écrit sur tout ce qui n’est pas défini. Depuis de longues années que M. Janin tient la plume du critique au Journal des Débats, il a mêlé le plus possible des sujets étrangers au cadre qui lui était tracé ; il n’a pas même craint de faire intervenir lui-même et sa famille dans ses articles. Il s’est plu à s’ériger une royauté sur les critiques, et il a dû s’amuser beaucoup quand il a vu ses prétentions bruyamment soutenues par l’opposition frénétique de ses confrères qui ne voulaient pas avoir de prince. Je ne me permettrai pas de m’immiscer dans cette querelle délicate ; n’ayant pas l’honneur d’être critique, je n’ai pas à décider si l’État de ces Messieurs est républicain ou monarchique ; tout ce que je puis dire, c’est que le sceptre de M. Janin me semble devoir être assez léger, et si besoin en était j’en supporterais, je crois, la domination fantastique avec plus de bonne humeur qu’on ne l’a fait.
En général les querelles littéraires qui se sont soulevées autour de M. Janin ont été entachées de beaucoup de ridicule, et ce n’est pas lui qui apportait la plus forte part dans ce triste pique-nique. Les lettres ne gagnent rien au tapage que l’on se permet ainsi autour d’un nom, et l’on a fait tant de bruit, et du bruit de si mauvais goût, que je préférerais infiniment être compté parmi les suppôts de M. Janin qu’au nombre de ses ennemis acharnés. Toutefois j’aime beaucoup mieux rester ce que je suis, c’est-à-dire dans les neutres, et me borner à trouver avec la partie désintéressée du public que M. Janin a bien de l’esprit, bien de la bonne humeur, bien des boutades curieuses et inattendues et que c’est un grand dommage qu’à beaucoup de naïveté et d’amour pour les belles choses, il ne joigne pas du jugement, de la rectitude d’idées et plus de solidité dans ses opinions.
Sainte-Beuve
Dans l’histoire littéraire de ce temps-ci, M. Sainte-Beuve pourra réclamer à bon droit une place éminente, car il a joué un rôle important. Je ne veux pas ici parler de l’auteur des Voluptés et de Joseph Delorme ; je réserve mon opinion tout entière sur ces productions qui, je l’avoue, m’inspirent une médiocre sympathie ; mais j’insisterai volontiers sur les travaux du critique, soutien puissant de l’école moderne, et auquel les meilleurs esprits de cette école ont dû beaucoup plus qu’ils ne voudraient peut-être l’avouer.
La situation d’un critique quand elle apparaît à l’aurore d’une nouvelle religion littéraire est belle sans doute. Peut-être ce critique n’est-il pas, ne peut-il pas être le chef apparent du culte, mais il en est certainement en secret le plus puissant promoteur ; toutes les affaires de la secte lui passent par les mains. À un autre, à un poète, les honneurs, les couronnes les plus touffues ; mais à lui l’invention véritable du système, le plaisir d’organiser les succès naissants, et surtout le bonheur si vrai de l’analyse appliquée à ce qui sera avant peu, du moins on l’espère, un solide monument rival des anciens édifices élevés par le génie humain.
M. Sainte-Beuve a pu se consoler des tribulations inséparables de toute carrière active par le souvenir d’avoir été un des chefs sérieux du Romantisme. Il a pu se donner cette palme, belle, illustre sans doute et ne pas se faire illusion. Il n’est besoin, pour en tomber d’accord, que de considérer ses travaux, en les comparant au mouvement de la nouvelle littérature.
Les actes premiers de cette école montraient jusqu’à l’évidence à quel point la qualité dont elle se targuait le plus était peu en elle. Elle prétendait à une naïveté poussée jusqu’à la sauvagerie et se disait issue du sein de la nature à la première génération. Aucune école ne porta mieux, au contraire, le cachet de la réflexion. Si elle fut naïve, si elle fut sauvage, brutale même, c’est qu’elle jugea ces caractères de l’humanité primitive bons à prendre pour renverser une littérature d’affèterie, trop vieillie. Mais au fond, elle était si réfléchie et si bonne calculatrice que son premier souci fut de se chercher des aïeux.
Ici commence la tâche et la gloire de M. Sainte-Beuve ; il se fit le généalogiste du romantisme et s’efforça de planter un arbre héraldique auquel tous les esprits furent forcés d’accorder pleine créance. C’était une œuvre difficile ; mais c’était aussi une tentation ingénieuse et hardie, qui donnait aux novateurs un grand cachet d’audace, et qui prouvait suffisamment que ces cohortes indisciplinées avaient au milieu d’elles au moins un chef amant de la tradition et ne répudiant pas la science. M. Sainte-Beuve agissait sagement.
Les littératures ne sont pas comme les démocrates, elles ne se passent pas d’ancêtres ; je dis que les démocrates en font fi, pour parler comme eux, car nous savons bien, nous, que les petits-fils des tribuns qui ont le mieux parlé contre l’inégalité des conditions sont aujourd’hui récompensés de tant d’éloquence par des titres de barons ou de comtes. Mais il n’importe ; les littérateurs, loin de nourrir ces fières prétentions, tiennent beaucoup à la noblesse. Le romantisme en voulut recevoir des brevets.
Mais c’est chose difficile que de prouver la descendance illustre d’un homme nouveau. On prétend que, dans une pareille besogne, les chercheurs de titres seraient souvent bien empêchés s’ils ne suppléaient quelquefois, à propos, au silence des chroniques, en rapportant des célébrités là où il en manque. M. Sainte-Beuve fut un peu obligé de suivre cette marche.
Dire que le romantisme s’appuyait tout à la fois sur les grands écrivains anglais et allemands, c’était prouver bien peu pour la gloire des novateurs. Et en outre l’amour-propre non moins que les traditions de la langue se trouvaient mis de côté. On avait beau parler de Shakespeare comme d’un ancêtre révéré, il fallait des noms qu’une bouche française pût prononcer sans effort et sans grimace. M. Sainte-Beuve alla fouiller dans la poussière du xvie siècle.
À la suite, assez de gens ont brûlé leur encens devant les productions littéraires de ce temps-là pour qu’il soit inutile de les louer à mon tour. Tout ce qu’il y avait de vrai à dire en leur faveur a été dit, et quelque chose en plus. Prenons donc l’autre côté de la question et convenons que M. Sainte-Beuve a donné le ton à des réhabilitations assez étranges. C’est grâce à lui que Ronsard, presqu’aussi oublié des derniers temps que l’Inconnu Caloandre, était devenu, pour ainsi dire, l’Homère des Romantiques, et qu’on lui prêtait des mérites et des grâces auxquels il fut toujours bien étranger. Singulièrement dur et rocailleux, peu riche d’idées et pédant au pardessus, le gentilhomme vendômois eût, sans doute, la rare vertu d’aimer sincèrement les lettres et le courage d’entreprendre une métamorphose complète de la langue. Mais l’idée seule de retremper dans l’idiome grec un langage issu du latin, suffît à condamner le bon sens et le goût du poète, et pour quelques vers semés dans ses nombreux volumes, auxquels on reconnaît avec plaisir des agréments de naïveté, débris gaulois restés debout malgré les efforts du maître, il est impossible de nier que Ronsard est à cent lieues de mériter l’honneur qu’on lui a voulu faire. La preuve c’est qu’au moment où je parle, il est retombé de tout son poids dans la très profonde obscurité d’où M. Sainte-Beuve l’avait exorcisé pour servir de patriarche aux générations romantiques. Dans le système qu’il s’agissait de créer, Ronsard, du reste, n’était pas le seul mort qu’il fallut tirer du cimetière. M. Sainte-Beuve entreprit la réhabilitation des écrivains oubliés sur une très vaste échelle. Il alla fouiller les bibliothèques pour en exhumer les hommes qui n’avaient pas su se faire respecter par une postérité ingrate. Ainsi qu’il arrive pour tous les efforts difficiles, M. Sainte-Beuve prit son système en passion. Chacun de ses articles célébra en quelque sorte, la découverte d’un homme de génie perdu, et je ne veux pas railler, Dieu m’en préserve, mais il me semble que je ne dépasse pas les limites de l’exacte vérité en disant qu’il suffisait qu’un pauvre poète fût bien obscur, bien méconnu pour que M. Sainte-Beuve prît subitement sa mémoire en vénération, le débarbouillât autant que faire se pouvait d’une irrespectueuse poussière, et l’offrît, nouveau fétiche, aux hommages d’un public honteux et humilié pour lui et pour ses pères de tant de grands génies si odieusement, si barbarement méconnus.
Le Panthéon s’agrandit singulièrement. M. Sainte-Beuve y plaça chaque jour une nouvelle divinité sur un nouvel autel, et non content d’errer dans les cryptes mortuaires du xvie siècle, il se plut bientôt encore à venir fouiller dans celles des époques plus rapprochées d’où il ne manqua pas d’exhumer nombre de momies.
J’ai dit tout à l’heure que je ne voulais pas railler et ce n’était pas une forme de rhétorique ; il me semble que M. Sainte-Beuve s’est trompé ; le public est, je crois, de mon avis, puisque parmi les réhabilitations si nombreuses tentées par la critique, bien peu ont été acceptées, et cependant je ne trouve à un tel labeur, souvent ingrat et bien certainement désintéressé, rien qui ne mérite la sympathie et si l’on veut même l’admiration. Il y a quelque chose de pieux, de recueilli, de respectable dans cet amour littéraire qui va rechercher de vieux morts pour leur ◀poser des couronnes de fleurs fraîches sur le front ; qui brave des ennuis certains, afin de découvrir dans des livres poudreux, souvent une simple strophe méritant la louange, pour la mettre en lumière, pour la faire briller de l’éclat d’une monture habile, et pour donner ainsi à un autre que soi, auquel nul ne pensait, la sympathie, l’attendrissement du lecteur éveillé par soi seul et que soi seul, en réalité, on mérite. Dans une telle façon de traiter l’examen littéraire, il perce beaucoup d’amour, beaucoup de goût, une véritable passion pour les lettres. C’est une qualité devant laquelle tout écrivain doit s’incliner bien bas, et si sévère que puisse être jamais, envers un auteur, un homme comme M. Sainte-Beuve, il semble qu’on doive y regarder à deux fois, avant de déclarer ces reproches injustes, car il ne paraît pas probable qu’un critique aussi attaché à la littérature, juge un livre sans l’avoir étudié et le condamne sans conviction, monstruosité très fréquente aujourd’hui.
Ainsi, dans le travail important que poursuivait M. Sainte-Beuve autrefois et qu’il poursuit encore, il y eut place pour les qualités les plus nobles, et la renommée individuelle en se sacrifiant y gagne à coup sûr, mais il n’en fut pas de même pour la politique du parti. En cherchant des ancêtres aux romantiques et en s’efforçant de prouver que ces ancêtres-là étaient nobles, très nobles, excessivement très nobles, M. Sainte-Beuve ne réussit point. Toute sa famille littéraire, le passé et le présent, se trouva enveloppée un beau jour dans la même défaite ; il arriva que le public ne voulut plus qu’on lui en parlât, et alors, chose curieuse, on vit le contraire de ce qui arrive dans les batailles. Pour la populace, ce fut un sauve-qui-peut. Les chapeaux pointus, les longues barbes, les grands cheveux, poètes, romanciers philosophes, tous les turbulents du parti devinrent les objets ridicules de l’animadversion générale, tandis que quelques têtes empanachées, sans avoir besoin de chercher des trous pour asiles, se virent plus honorées qu’elles n’étaient lorsque, guidant de tumultueuses armées, elles faisaient la loi partout. M. Sainte-Beuve fut un de ces quelques monarques élevés par la mauvaise fortune.
Ce fut même peut-être un bonheur pour le juge littéraire que de se voir débarrassé des devoirs d’une politique sans succès. Il se trouva libre et put user de son indépendance en étudiant des hommes dont le mérite était moins rebelle à sa bonne volonté de faire briller tout ce qu’il touche.
Le talent de M. Sainte-Beuve est d’une nature bien particulière, et on peut dire qu’il a inventé une espèce nouvelle de critique. Personne comme lui ne sait mettre le doigt sur les intentions d’un auteur et faire ressortir les particularités de son génie ; il a une puissance très vive de pénétration et une sagacité merveilleuse. Il est de ceux qui aiment à découvrir dans les œuvres, la personnalité plus ou moins complète de leur auteur. C’est un sentiment qui plaît à tout le monde, et ce mot si piquant dans la bouche des femmes : Comme cet auteur ressemble peu à ce qu’il écrit, montre combien il est naturel de supposer le livre confident de l’homme. Je ne sais si, dans ses hypothèses, M. Sainte-Beuve ne se trompe pas quelquefois ; le contraire serait à peine croyable ; mais prenons qu’il erre souvent et tombons d’accord aussi qu’il est tout à fait charmant de se laisser égarer par lui, tant il y a de piquant et d’ingénieux dans ces indiscrétions littéraires. Bien n’est plus attachant que de le voir à la piste d’une vertu, d’un défaut, d’une bonne ou mauvaise pensée chez un auteur, traquant, pour ainsi dire, l’indice qu’il recherche, et tout heureux, vraiment fier et animé, lorsqu’il croit l’avoir découvert dans une phrase, que dis-je ! souvent, il se contente pour preuve à l’appui d’un seul membre de phrase !
Observateur délicat, nul n’a poussé plus loin l’attention pour découvrir des beautés que peu de gens, sans lui, auraient soupçonnées. Il lit bien certainement ses auteurs une loupe à la main, car rien ne lui échappe. Il est subtil et chercheur, enquête avec le même soin (je demande grâce pour la comparaison) qu’un épagneul dans un fourré. Je ne serais pas surpris que sa longue chasse aux grands hommes oubliés ait été la première cause du rare développement de si précieuses qualités. Il a passé tant de temps à s’user les yeux sur des perfections problématiques ; il a si bien connu les secrets de la patience et les moyens de découvrir le bien là où il doit se trouver, qu’il est possesseur de mille secrets dont les critiques n’ont pas d’ordinaire la science. Et comment la pourraient-ils acquérir ? Beaucoup plus attentifs à se mettre en scène, à paraître devant le lecteur qu’à produire l’homme dont ils se sont fait les introducteurs, ils s’occupent bien plus de se faire beaux que de détailler la toilette de l’auteur sur les épaules duquel ils grimpent, pour essayer de se faire voir.
M. Sainte-Beuve est donc incontestablement le critique le plus fin que nous possédions ; mais il n’est pas, par malheur, de qualité qui n’ait un défaut pour marcher après elle, et M. Sainte-Beuve, soumis à la loi commune, voit marcher derrière son mérite un défaut qui lui tient beaucoup trop fidèle compagnie. À force de lui voir trouver tous les petits brillants, on finit par être frappé de l’oubli qu’il fait des grands. À force de s’être occupé de réputations contestables, on est étonné de le trouver toujours à la quête des beautés microscopiques et de ne jamais le voir se placer à quelque distance pour faire admirer au lecteur confiant un grand ensemble. Très probablement, il a conscience de cette disposition de son esprit, car il aborde rarement les auteurs de quelque portée, et si par hasard il le fait, il ne s’attache jamais qu’à une petite partie de leur talent. Il y a beaucoup de l’antiquaire dans l’affection de M. Sainte-Beuve pour la littérature ; il aime surtout les curiosités, et dans un moment où son cœur et son esprit seraient échauffés par la recherche, je ne voudrais pas lui donner le choix entre le sacrifice du plus bel ouvrage de Corneille ou d’un joli vers de Desportes. Il pourrait y avoir danger.
Depuis quelques années, M. Sainte-Beuve s’est tourné vers l’étude de l’antiquité. Il s’y est pris un peu sur le tard, et lorsque son esprit bien imbu des idées modernes, ne se portait plus en avant franchement, et sans bagage d’idées préconçues. M. Sainte-Beuve n’avait plus l’imagination tournée du côté qu’il faut pour apprécier dignement les maîtres du Parnasse. Il avait trop vécu avec le xvie siècle et s’il entrait dans les somptueux et augustes palais élevés par les mains savantes d’Athènes ou de Rome, c’était par une petite porte dérobée que selon toute vraisemblance, il avait découverte en furetant dans les œuvres d’André Chénier. Aussi ne vint-il pas se faire émouvoir fortement par la magnificence simple, naïve des grandes œuvres, ni même se laisser toucher par la naïveté des petits poèmes ; je veux dire par la naïveté antique. Il apporta dans son étude tout son système personnel, et il se livra à une occupation dont l’idée n’était pas heureuse en elle-même : ce fut de rechercher l’identité d’impressions et de sentiments entre les poètes anciens et ceux du monde moderne. Il arriva ce qu’on devait attendre. M. Sainte-Beuve s’arrangea de façon à trouver les ressemblances qu’il cherchait ; mais je doute que pour cela elles y soient. D’abord il emploie, pour vous les faire apercevoir, un procédé contre lequel on pourrait réclamer. Il traduit, par exemple, une phrase, un vers, un distique, et vous avertit qu’il force la nuance ; mais qu’est-ce que forcer la nuance, sinon écrire ce qui n’est pas ? Une nuance ajoutée à l’expression d’un sentiment suffit à dénaturer tout à fait ce qu’elle prétend rendre et quand traduire exactement est déjà si difficile, que devient le texte, le texte vrai si vous ajoutez encore à la peine d’en transporter le vers muet dans une langue étrangère, l’infidélité de lui faire dire ce qu’il ne dit pas ? Nous pourrions sur ce terrain, nous permettre d’adresser des reproches à M. Sainte-Beuve, nous oserions l’accuser d’avoir l’esprit trop moderne, d’être trop imbu d’idées étrangères au goût antique pour ne pas s’égarer et égarer avec lui ceux qui l’écoutent. Il a beaucoup aimé André Chénier, et certes, il a eu raison ; mais ce poète charmant trompe aujourd’hui plus de gens qu’il n’en éclaire. On veut absolument avoir avec son livre en mains, le moyen de soulever tous les voiles qui nous cachent les grâces attiques, et lui n’a jamais prétendu qu’à nous donner le secret de quelques perfections perdues dans ce qu’on a appelé, bien sottement du reste, des époques de décadence.
Je ne terminerai pas non plus sans demander à M. Sainte-Beuve pourquoi, par exemple, il s’est attaché dans son travail sur Apollonius de Rhodes à abaisser à de mesquines comparaisons un des caractères les plus admirables de la tragédie antique. Est-il bien possible que lui, homme de tant de goût et d’une science si vraie des sentiments, il ait pu déclarer une préférence pour la jeune fille que chante Apollonius dans ses premières pages, sur la femme si passionnée et si grande dont la robe empoisonnée vaut pour le moins l’oreiller d’Othello ? Une telle faute, je demande encore pardon pour ce mot-là, ne peut s’expliquer que par l’amour trop grand des petits détails qui caractérise la critique de M. Sainte-Beuve.
Quoi qu’il en soit, on ne saurait trop estimer les mérites de ce juge excellent, toutes les fois qu’il a pris un sujet en rapport avec ses facultés. Il n’est pas d’homme raisonnable et juste qui puisse lui faire un reproche bien amer de ne pas réaliser l’idéal de toutes les perfections. En demander tant même aux critiques serait bien dur, quoique les critiques se fassent un jeu de l’exiger tous les jours des écrivains. On ne saurait trop le répéter, M. Sainte-Beuve a trop longtemps et trop vaillamment combattu, il a émis une trop grande somme d’idées siennes, il s’est montré trop constamment défenseur ardent, soutien courageux des efforts véritablement littéraires pour qu’on n’éprouve pas un vrai plaisir à lui reconnaître la place éminente qui lui est due dans la littérature de ce siècle-ci, et qui soit dit encore, est à coup sûr, une des premières.