Introduction
Dans le monde matériel, deux événements, deux réalités quelconques ne sont jamais tout à fait identiques. Si cette différenciation ne se confond nullement avec l’invention psychologique, elle ne laisse peut-être pas d’avoir avec elle certaines analogies.
Quoi qu’il en soit, et sans aller chercher si loin, dans chaque fait psychologique une part d’invention se montre à côté d’une part d’imitation et d’une part d’instinct. Si ces différents éléments du fait s’opposent l’un à l’autre, c’est que, comme tout ce qui s’oppose, ils sont semblables en bien des points, et nous aurons l’occasion de le remarquer. Il n’est point de fait psychologique qui ne nous les présente intimement mêlés, mais en proportions variables et graduellement changeantes. De l’idée la plus vulgaire à la pensée la plus géniale et la plus imprévue la chaîne ne s’interrompt pas. L’instinct, l’habitude, la mémoire et l’imitation font encore une partie de celle-ci et quelque nouveauté distingue déjà la première. Elles diffèrent assez, cependant, pour caractériser des esprits de hauteurs très inégales.
Si l’invention se trouve partout, partout aussi elle est identique sous des apparences bien variées. On dit volontiers que le génie, étant essentiellement personnel, ne saurait donner, à l’analyse, de formes générales, ou que tout au moins, le génie d’un peintre, par exemple, ne saurait avoir rien de commun, ou presque rien, avec le génie d’un poète ou d’un philosophe. Je crois au contraire que le génie, abstraitement considéré comme il doit l’être par la science, se révèle partout le même en son fond, variable pour la forme et l’intensité, se soumettant des matières différentes, mais présentant toujours les mêmes caractères généraux essentiels.
Un de ces caractères, celui qui se fait peut-être le plus aisément remarquer, c’est la nouveauté. L’invention suppose évidemment une innovation, une façon de sentir, de penser ou d’agir qui ne s’est pas encore produite. Elle est une systématisation nouvelle d’un certain nombre d’éléments psychiques. Par elle l’esprit s’adapte à des circonstances encore inexpérimentées, elle répare une imperfection, elle achève un système. Elle est pour l’esprit un germe d’unité plus ou moins fécond, et parfois ruineux.
Cela se voit au premier abord chez l’affamé qui trouve un moyen de déjeuner, ou même chez le penseur inventant une théorie susceptible de concilier des faits qui jusque-là semblaient contradictoires. On aperçoit aisément en de tels cas comment, grâce à de nouvelles idées, grâce à une façon inusitée de penser, un nouvel équilibre s’établit dans l’esprit, comment un ensemble de phénomènes : idées, images, tendances, s’harmonise et se coordonne selon un mode inconnu ou plus ou moins mal connu jusque-là. La nature du phénomène reste moins évidente chez le peintre qui conçoit l’idée d’un tableau ou chez le romancier en qui s’ébauche l’embryon d’un roman. Pourtant le cas est le même. Le besoin plus ou moins aperçu, plus ou moins vif, plus ou moins ancien, plus ou moins organisé déjà préexiste, en un sens, à toute invention. Le besoin de produire une œuvre n’est pas moins réel chez un artiste que celui de manger chez n’importe quel homme. Souvent, il est vrai, la tendance nouvelle est créée et simultanément mise en lumière sous la forme spéciale que lui donne la satisfaction même qu’elle reçoit. Mais une sorte de désir abstrait l’a précédée et ses éléments, à elle, existaient déjà, engagés dans des combinaisons trop faibles pour les retenir, ou assez souples pour les prêter sans les laisser définitivement échapper. Ce qui se passe alors ressemble à certains égards aux substitutions chimiques. Une tendance plus forte, au moins pour un moment, vient, créant le besoin qu’elle satisfait, désagréger plus ou moins les tendances anciennes et former un composé nouveau par la combinaison des éléments qu’elle leur emprunte avec le nouvel élément offert par l’occasion. Il s’agit en somme, ici, d’une nouvelle satisfaction particulière d’un besoin général, non voulue expressément puisqu’elle était inconnue, mais plus ou moins inconsciemment désirée comme satisfaction encore inéprouvée d’un désir déjà ressenti. Le gourmet qui trouve une combinaison culinaire qu’il ne connaissait point ne désire pas précisément la sensation qu’elle doit lui donner et qu’il ne peut toujours se représenter à l’avance, mais il fait une hypothèse dont la réalisation pourra donner une satisfaction spéciale au désir général de manger un mets savoureux qui préexistait à elle et tend à la produire. Il se forme ainsi chez lui, si l’expérience réussit, un système coordonné qui n’est que l’incarnation nouvelle, pour ainsi dire, d’une vieille tendance générale. C’est ce qui se passe aussi chez le créateur d’un système d’idées ou d’une œuvre d’art qui forme en lui une tendance nouvelle, expression particulière d’un désir préexistant d’harmonie dans les croyances, ou d’une tendance à combiner des images, des sons, des lignes ou des couleurs.
Tout le jeu d’idées, d’images et de désirs qui accompagne l’invention ou la produit, avec ses décompositions et ses recompositions, doit favoriser, on le conçoit aisément, l’activité indépendante des éléments psychiques. En effet, nous pourrons souvent le remarquer, le jeu libre des éléments tient une place importante dans l’invention. Il en est au moins presque toujours l’occasion. Un esprit parfait, entièrement coordonné, n’inventerait plus au sens ordinaire du mot. Et même, ce n’est pas tant par son jeu régulier, par un développement normal que l’intelligence invente, que par le profit qu’elle sait tirer de l’activité relativement libre et parfois capricieuse de ses éléments.
L’invention et son développement ont été comparés à la fécondation et à l’évolution de l’ovule. Ces phénomènes frappent, en effet, par certaines analogies. Cependant il s’en faut bien qu’il faille chercher ici une précision rigoureuse : l’« ovule » de l’invention n’est pas toujours bien reconnaissable, et la « fécondation » ne se ressemble guère d’une fois à l’autre. Parfois l’invention est prompte, brusque, c’est une réponse subite de l’organisme psychique, une réaction automatique et vive. D’autres fois, on voit se former peu à peu la tendance qui l’appelle, elle se constitue elle-même par un long travail, elle se dissémine, semblable à ces villages composés de hameaux isolés et dont on ne peut dire où ils sont réellement. Il lui arrive fréquemment de s’éparpiller sur plusieurs esprits contemporains ou même d’époques différentes. Si donc je distingue la phase d’invention et la phase de développement, c’est sans attribuer beaucoup de rigueur à cette distinction. La suite de cette étude établira nettement le sens qu’il convient de lui donner. Nous verrons que le développement n’est qu’une répétition de l’invention, qu’il est constitué par une série d’inventions plus ou moins systématisées, mais que l’importance relative des deux phases varie assez selon les esprits pour que la prédominance de chacune d’elles nous donne des types distincts, les uns de création proprement dite, de synthèse nouvelle et spontanée, les autres caractérisés par la prédominance d’un développement marqué de l’idée.
Livre I.
La création intellectuelle
Chapitre I.
La naissance d’une œuvre
Qu’elle soit littéraire, artistique, scientifique ou industrielle, toute création intellectuelle réside en l’éclosion d’une idée synthétique formée par la combinaison nouvelle d’éléments existant déjà, au moins en partie, dans l’esprit. Souvent un élément nouveau est l’occasion et parfois il est la cause la plus appréciable de cette combinaison, ou la partie la plus visible de la synthèse nouvelle.
La création est donc préparée, et ne saurait naître de rien. Elle est la réaction d’un esprit en des circonstances données et dépend de la nature de cet esprit, c’est-à-dire des tendances qui le constituent, et des phénomènes qui ont manifesté ces tendances. Les circonstances intérieures et permanentes qui la favorisent ou la rendent difficile, celles aussi qui lui font prendre telle ou telle forme, sont ce que nous appelons les qualités de l’esprit. Une intelligence riche en souvenirs, en images, en idées, sera, toutes choses égales d’ailleurs, plus disposée à inventer et à former des synthèses nouvelles parce qu’elle aura plus d’éléments à sa disposition, et ces synthèses seront le plus souvent formées avec la catégorie dominante des images et des idées ; un esprit où vivent surtout des idées abstraites inventera plutôt des idées abstraites. Une intelligence souple, à parité d’images et de souvenirs, s’en servira mieux. Et les qualités propres de l’intelligence ne sont pas seules en cause, il faut compter ici avec la force et la ténacité du désir qui impose obstinément à l’esprit les idées sur lesquelles il compte pour se procurer satisfaction.
Newton, à ce que l’on raconte, disait avoir trouvé la loi de la gravitation universelle
« en y pensant toujours »
. Je ne sais si l’anecdote est bien exacte ni
s’il faut admettre comme authentique l’histoire de la pomme qui lui aurait, en tombant,
suggéré sa théorie. Quoi qu’il en soit, les deux faits ne se contredisent nullement, et,
au contraire, ils se complètent. Ne seraient-ils pas exacts, ils seraient tout de même
« vrais », d’une vérité symbolique et générale. L’un indique la préparation lente de
l’invention, la tendance qui travaille à se compléter, l’idée confuse cherchant
l’élément qui la précisera ; l’autre signale l’occasion venue, l’élément nouveau qui se
présente engagé dans la perception (ou dans l’idée) d’où l’esprit saura l’abstraire, et
détermine la synthèse nouvelle, la création intellectuelle.
Ces deux éléments, nous les retrouverons sous un aspect un peu moins schématique dans les cas réels que nous pouvons connaître et qui sont assez nombreux. Examinons-en quelques-uns ; cela nous permettra de préciser beaucoup mieux la théorie de l’invention, et de voir les différents détails et les formes variables de la création intellectuelle.
Nous savons par les renseignements qu’il a lui-même donnés, comment
Darwin créa sa théorie de la sélection naturelle. On voit ici très nettement comment
cette idée vint compléter un système encore imparfait et nous assistons à la formation
de la tendance intellectuelle spéciale, greffée sur des tendances plus générales à
l’observation et à l’interprétation des phénomènes naturels, qui devait y trouver son
achèvement. Darwin avait été très frappé, dans l’Amérique du Sud, par la succession
d’espèces très voisines se remplaçant du nord au sud du pays, par la ressemblance des
espèces habitant les îles du littoral avec celles du continent, et enfin par les
rapports étroits qui reliaient les mammifères édentés et les rongeurs contemporains avec
les espèces éteintes des mêmes familles. Ces remarques formaient déjà comme un embryon
de système encore vague et confus. Darwin en tire cette conclusion que les espèces
voisines pourraient bien descendre de quelque forme ancestrale commune. C’est là un
nouvel apport, et le système se dessine. Mais l’invention est encore faible et
incomplète ; d’une part la nouvelle idée a pu être facilitée par les hypothèses
antérieures et analogues de Lamarck et d’Érasme Darwin ; d’autre part la tendance
intellectuelle, le groupe d’idées que nous voyons s’organiser reste encore
insuffisamment coordonné. Darwin, en effet, n’est pas arrivé à comprendre comment les
variations supposées ont pu se produire, il lui manque l’explication, le lien logique
qui rattache les unes aux autres les idées qu’il associe dans son esprit. Alors il
étudie les plantes et les animaux à l’état libre ou domestique, il fait circuler des
questionnaires imprimés, amoncelle les notes et les résumés de livres. Bientôt il
s’aperçoit que le choix de l’homme, le triage des individus choisis pour
propager l’espèce, la sélection, est le grand facteur de la transformation. Un nouvel
et important élément vient donc s’offrir au système ébauché, pour en associer plus
étroitement les parties. Toutefois il s’y adapte assez difficilement. On ne voit pas
bien comment s’exercerait, dans l’univers, ce choix capable de fixer les différences et
de transformer peu à peu l’espèce. Comment une sélection analogue à celle des éleveurs
pouvait-elle s’effectuer sur des organismes vivants à l’état de nature ? La lecture du
livre de Malthus sur le Principe de population, que Darwin avait
entreprise pour se distraire, lui apporte enfin la solution cherchée. « J’étais
bien préparé, dit-il, par une observation prolongée des animaux et des plantes, à
apprécier la lutte pour l’existence qui se rencontre partout, et l’idée me frappa que,
dans ces circonstances, des variations favorables tendaient à être préservées, et que
d’autres, moins privilégiées, seraient détruites1. »
La sélection naturelle était trouvée, et Darwin
avait fait sa grande invention dans le domaine de la philosophie naturelle. Sans doute
l’œuvre n’était pas encore achevée, des problèmes de détail, diverses questions
d’application se posaient▶ encore, des principes secondaires restaient à trouver
— d’ailleurs la perfection absolue ne vient jamais, — mais le système avait pris, dans
son ensemble, sa forme définitive. Le désir intellectuel que nous avons vu se préciser
peu à peu était enfin satisfait, l’idée de l’explication des faits observés par les
transformations dues à la sélection naturelle
était enfin constituée de
toutes pièces. Cette synthèse d’éléments déjà existants, déjà vaguement systématisés,
avec un élément nouveau qui vient parfaire leur organisation et qu’il faut en général
extraire, par abstraction, d’un bloc d’idées, d’images, de perceptions ou de faits
affectifs avec lequel il se présente, c’est l’invention même.
Le retard de l’invention, l’impossibilité, pour l’idée existant à demi déjà et voulant
se réaliser tout à fait, d’arriver vite à l’harmonie, à l’existence, sont fort
instructifs. En prolongeant la durée du phénomène, en en séparant les phases, en en
isolant les éléments, ils nous permettent de l’étudier plus en détail. Ils font un peu
l’office d’une sorte de microscope. Souvent on voit le désir intellectuel, l’idée
incomplète se former non en un seul individu, mais à travers plusieurs générations. Les
observations, les constatations, les hypothèses restent stériles, jusqu’à ce qu’un fait
décisif vienne apporter l’élément qui manque, déterminer une sorte de cristallisation de
la masse encore un peu amorphe des idées. Rayer et Davaine avaient observé dès 1854 des
bâtonnets cylindriques très ténus dans le sang des animaux morts du charbon. Cette
observation, restée sans signification, ne menait à rien. En 1861, Pasteur montre que
l’argent de la fermentation butyrique est un bâtonnet microscopique analogue à ceux du
sang des animaux charbonneux. Le fait suggestif était trouvé, l’assimilation devenait
facile. Des idées explicatives pouvaient venir rattacher en un système le fait de la
maladie, et le fait de la présence des microbes dans le sang de l’animal. Davaine conçut
l’hypothèse qui attribue à la bactérie la maladie et la contagion2. Parfois — et nous verrons
plus tard à
quelle vérité générale ceci se rattache — c’est un hasard
manifeste qui fournit l’occasion de la synthèse inventive. L’histoire de la photographie
en donne un bon exemple. Quelques pas avaient été faits déjà, mais Niepce était mort
sans atteindre le but. Daguerre continuait ses essais. Il expérimentait avec des plaques
qu’il fallait exposer assez longtemps à la lumière. Il oublia, dit-on, dans une armoire
une plaque dont l’exposition avait été trop courte pour que l’image s’y fût développée,
et sa surprise fut grande lorsqu’un jour il trouva la transformation accomplie.
« Présumant que cet effet était dû à l’un des corps qui se trouvaient dans
l’armoire, il les enleva l’un après l’autre, rapportant chaque fois une plaque
impressionnée. Déjà l’armoire semblait vide et l’image apparaissait toujours. Daguerre
allait croire à quelque sortilège, quand il avisa dans un coin une capsule pleine de
mercure, métal qui émet des vapeurs à la température ordinaire. Il supposa que les
vapeurs de ce corps pouvaient avoir développé l’image. Pour s’assurer du fait il prit
une plaque qu’il exposa pendant peu de temps dans la chambre noire et sur laquelle il
n’y avait encore aucune trace d’image visible, puis il l’exposa aux vapeurs du
mercure, et voilà qu’il vit, à sa grande surprise, apparaître une image. Une des plus
belles découvertes de ce siècle était faite3. »
En somme ce
cas ne diffère pas essentiellement des précédents. La part du hasard y est seulement un
peu plus grande. La tâche de l’esprit est, au dernier moment, facilitée, non annulée. La
préparation reste identique, et pour peu qu’on lise avec attention le récit qui précède,
on est frappé des idées déjà éveillées que suppose la
découverte, due en
apparence au hasard presque seul.
Souvent les faits n’ont pas cette netteté. La préparation est moins visible. Les systèmes préexistants, auxquels l’invention va faire prendre une forme spéciale nouvelle sont des tendances générales moins conscientes, des désirs plus vagues, des dispositions parfois mal reconnues, des idées moins bien définies qui ne montrent aussi visiblement ni leur nature, ni leurs défauts. On ne rencontre pas ici une lacune précise qui ne pourra se combler que d’une façon déterminée, le système définitif peut prendre bien des formes différentes, le problème comporte plusieurs solutions très différentes, la tendance générale peut s’incarner, se préciser en des systèmes de faits psychiques bien divers. L’invention se dégage alors d’un ensemble un peu confus qui ne la faisait pas spécialement prévoir. À un moment donné l’étincelle jaillit, la synthèse s’opère, l’organisation se fixe et, le principe directeur établi, le reste s’ensuit logiquement, mais ce principe directeur lui-même, jusqu’au dernier moment, restait indécis, il aurait pu se constituer autrement. Ou bien encore la crise est moins évidente, la création est continue (d’une manière relative), l’œuvre ne commence pas par une période de préparation trouble suivie d’une crise, mais par une série de petites inventions d’importance à peu près égale et d’où sort brusquement un centre d’attraction imprévu mais puissant, et qui s’impose.
Le procédé de l’invention n’en demeure pas moins identique. Toujours une synthèse
nouvelle se produit, qui élimine certaines parties des éléments en présence pour unir
les autres et se trouve presque nécessairement précédée ou accompagnée d’un travail
d’analyse. Nous pouvons, pour l’étudier, considérer
indifféremment une
œuvre scientifique, artistique, philosophique ou littéraire. Voici, pour varier mes
exemples, l’histoire d’un roman d’Alphonse Daudet. Les tendances préexistantes sont,
ici, assez faciles à distinguer ; ce sont simplement les habitudes et les qualités
générales de l’esprit de M. Daudet, son amour de l’observation, son impressionnabilité,
d’autres encore que ses œuvres révèlent assez et qu’il n’est pas nécessaire d’examiner
ici plus à fond, et aussi son désir du succès. Voici, d’après Daudet lui-même, la petite
crise et les circonstances qui l’amenèrent : « La première idée de Fromont jeune me vint pendant une répétition générale de l’Arlésienne au théâtre du Vaudeville… En face de cette féerie passionnée qui
me charmait, moi méridional, mais que je devinais un peu trop locale, trop simple
d’action, je me disais que les Parisiens se lasseraient bientôt de m’entendre parler
des cigales, des filles d’Arles, du mistral et de mon moulin ; qu’il était temps de
les intéresser à une œuvre plus près d’eux, de leur vie de tous les jours, s’agitant
dans leur atmosphère ; et comme j’habitais alors le Marais, j’eus l’idée toute
naturelle de placer mon drame au milieu de l’activité ouvrière de ce quartier de
commerce. L’association me tenta ; fils d’industriel, je connaissais les tiraillements
de cette collaboration commerciale..., je savais les jalousies de ménage à ménage… À
Nîmes, à Lyon, à Paris, j’avais dix modèles pour un, tous dans ma famille, et je me
mis à penser à cette pièce dont le pivot d’action devait être l’honneur de la
signature, de la raison sociale4. »
La crise est
déterminée en partie, dans ce cas, par une réaction. Le besoin de produire une œuvre, le
désir de plaire aux lecteurs, le sentiment
des goûts du public viennent
se combiner avec les souvenirs d’enfance et les réalités journalières de la vie pour
suggérer l’invention, pour faire naître l’idée synthétique. Nous verrons plus loin
comment s’accomplit et comment se trouble l’évolution déterminée par la naissance de ce
germe.
Voici maintenant l’histoire d’un œuvre musicale. Berlioz reçoit un jour la visite de
Paganini, qui lui dit : « J’ai un alto merveilleux, un instrument admirable de
Stradivarius, et je voudrais en jouer en public. Mais je n’ai pas de musiquead hoc. Voulez-vous écrire un solo d’alto ? Je n’ai confiance qu’en
vous pour ce travail. »
Après quelques difficultés, Berlioz accepte :
« J’essayai donc, dit-il, pour plaire à l’illustre virtuose, d’écrire un solo
d’alto, mais un solo combiné avec l’orchestre de manière à ne rien enlever de son
action à la masse instrumentale, bien certain que Paganini, par son incomparable
puissance d’exécution saurait toujours conserver à l’alto le rôle principal. »
Le morceau ne plut pas à Paganini, il y trouvait trop de pauses pour l’alto.
« Reconnaissant alors que mon plan ne pouvait lui convenir, je m’appliquai à
l’exécuter dans une autre intention et sans plus m’inquiéter des moyens de faire
briller l’alto principal. J’imaginai d’écrire pour l’orchestre une suite de scènes
auxquelles l’alto solo se trouverait mêlé comme un personnage plus ou moins actif
conservant toujours son caractère propre ; je voulus faire de l’alto, en le plaçant au
milieu des poétiques souvenirs que m’avaient laissés mes pérégrinations dans les
Abruzzes, une sorte de rêveur mélancolique dans le genre du Childe-Harold de Byron. De
là le titre de la symphonie Harold en Italie
5. »
Et l’on
voit
comment la fantaisie d’un virtuose et l’occasion qui suscite une
conception artistique unissent, avec des souvenirs de voyage et de lecture et des
impressions d’autrefois, une idée technique, sous l’influence d’une tendance maîtresse
très forte6.
Parfois la crise est plutôt interne et l’on ne distingue pas aussi bien en quoi les circonstances extérieures interviennent. Il semble qu’elles laissent simplement le champ libre aux luttes et aux combinaisons qu’engendrent le développement naturel et le contact des idées, ou qu’elles n’agissent que par l’excitation diffuse qu’elles provoquent et qui amène l’éveil et la combinaison des concepts. La part du hasard ne disparaît pas pour cela, car il y a du hasard dans l’esprit, moins il est vrai que dans le monde.
Je prendrai comme exemple la genèse d’une théorie philosophique. On peut puiser à
volonté dans la science ou dans l’art et nous reconnaîtrons de plus en plus cette vérité
que l’invention du poète et de l’artiste ne diffère pas, au fond, de celle du philosophe
ou du savant. M. Tarde a bien voulu me donner quelques détails sur l’histoire de sa
théorie de l’imitation. Elle est née d’une sorte de réaction, et, comme il arrive
souvent, l’association par contraste paraît avoir eu une assez grande part dans la
formation d’une association systématique considérable. M. Tarde fut amené à sa théorie
de l’imitation par une doctrine
de sens opposé sur la différence
universelle et la nécessité, pour une réalité quelconque, de différer de toutes les
autres. À ce moment il était plutôt gêné par les similitudes et tâchait de s’en
débarrasser en les traitant comme des minima de différence. « J’en étais là,
m’écrit M. Tarde, et j’avais interprété à ce point de vue les principales sortes de
similitude et de répétition que m’offraient les divers étages de la réalité quand un
jour, en me promenant seul (et herborisant, je crois), sur une belle colline qui
domine la vallée de la Dordogne aux environs de Laroque-Gajac, un matin, pendant les
vacances de 1872, je fus frappé des similitudes que me présentaient entre elles les
diverses catégories de similitudes que je venais de passer en revue. Je me souviens de
cette matinée comme si c’était hier. Je vis très nettement que je mettais le doigt sur
des idées d’une tout autre fécondité que celles qui m’avaient lui jusqu’alors et
auxquelles cependant je ne renonçai pas tout de suite, mais que je pris le parti
d’oublier quelque temps pour me livrer tout entier à la nouvelle venue. En quelques
heures de marche et de réflexion, m’arrêtant parfois, m’asseyant au pied d’un arbre
pour écrire des notes au crayon, j’esquissai le premier canevas de ce qui est devenu
plus tard le premier chapitre de mes Lois de l’imitation, intitulé
la Répétition universelle. En somme il y a eu, ce moment-là, dans
mon esprit une rencontre qui s’explique facilement par mes lectures
et mes réflexions des jours précédents : peu de temps auparavant, j’avais lu une étude
qui montrait que, au fond de tous les phénomènes physiques où l’on commençait à voir
clair, on découvrait des ondes ; et en faisant de la botanique, en
étudiant un peu la biologie générale, je voyais bien que l’individu vivant jouait le
rôle d’une sorte
d’onde complexe, résoluble en ondes vivantes plus
simples… Je vins à songer à la loi de Malthus généralisée par Darwin, à la tendance de
chaque espèce vivante à une progression indéfinie par voie de généralisation, et j’eus l’idée de remarquer que cette loi n’était pas sans
analogie avec la tendance de la lumière et de la chaleur aussi bien que du son, de
tous les phénomènes ondulatoires, en un mot, à rayonner sphériquement… »
À côté des traces laissées par d’anciennes circonstances dont l’influence ne se démêle pas très nettement, on remarque surtout ici, dans l’invention, la réaction d’un ensemble d’idées formé peu à peu, parallèlement à des idées rivales, profitant des mêmes circonstances qu’elles, longtemps opprimées cependant et n’existant presque que d’une vie latente. Un jour, la réflexion, — c’est-à-dire les relations toujours plus étroites des idées acquises, leur mêlée, leurs combinaisons et leurs heurts, leur effort vers une systématisation générale où les systèmes déjà formés ne peuvent entrer ensemble, — la réflexion arrive à leur donner l’occasion de se coordonner, d’arriver à l’existence et de combiner les éléments qui échappaient aux premières dominatrices. Elles s’organisent et soumettent immédiatement l’ensemble des connaissances et des opinions qu’elles arrangent en un ordre nouveau.
Chapitre II.
Inventions et excitations
Le rapport entre l’invention et l’excitation spéciale qui en est l’occasion peut rester beaucoup moins précis. En certains cas, la circonstance particulière qui détermine l’éclosion de la pensée originale ne fait plus qu’offrir à la tendance déjà formée une banale occasion d’entrer en jeu ; elle ouvre une issue à un courant dont la pression était déjà parfois appréciable. Il semble qu’une excitation diffuse, même peu différenciée, apporte un supplément de force utile ou nécessaire ; elle est le coup de fouet qui fait partir l’esprit. Cet effet dynamogénique se constate souvent. Mais alors la tendance déjà organisée ou presque organisée est de beaucoup le plus important facteur du phénomène ; c’est d’elle, et presque, d’elle seule, que tout dérive logiquement. Elle ne se borne pas à prendre de nouveaux éléments dans les perceptions qui se présentent ; elle crée ces éléments en transformant ces perceptions, comme un nerf optique répond à une excitation mécanique par une sensation lumineuse, et elle crée en même temps le nouveau phénomène, la forme concrète qui est une incarnation d’elle-même. L’esprit agit en quelque sorte ici à peu près comme lorsque, en entendant parler à côté de nous une langue inconnue, nous sentons s’éveiller en nous des idées ou des séries d’images suggérées par les mots que nous ne comprenons pas, mais qui, par de vagues analogies, souvent plus imaginaires que réelles, ou simplement par l’excitation nerveuse qu’ils provoquent, mettent l’esprit en mouvement et suscitent en nous des représentations ou des concepts.
C’est ainsi qu’une excitation comme celle que donne la musique éveille chez des gens
qui ne sont pas musiciens des idées qui n’ont rien de commun avec elle et qui ne sont
pas toujours d’accord avec le caractère du morceau qui les évoque. Darwin se plaignait
que la musique le fatiguait en le faisant penser trop fortement à l’objet de ses
recherches. M. Legouvé a rapporté quelques faits de même genre que j’ai déjà cités
ailleurs7. Des excitants purement physiques peuvent agir aussi sur
l’invention, et il semble bien que ce soit d’une manière sensiblement analogue au fond.
Le vin, le café, le thé, certains médicaments, certaines injections le prouvent
constamment. Il faut à la vérité se méfier de beaucoup de ces moyens, et les créateurs
d’idées s’en abstiennent souvent, mais ceci est une autre question. On recommande encore
des mouvements physiques, les frictions au gant de crin, les promenades, etc.8.
« Lorsque j’étais jeune, me dit M. Tarde dans la lettre que j’ai citée déjà,
les idées me venaient en marchant. »
Les différentes circonstances extérieures
de l’invention peuvent nous être révélées par les différentes créations
d’un même auteur. Tantôt elles apportent à l’esprit un véritable aliment intellectuel,
tantôt elles se bornent à le mettre, par une excitation diffuse, non spécialisée, en
état de mieux profiter de ceux qu’il trouve en lui-même. Il se peut que la différence
des deux cas soit moindre qu’il ne le paraît à première vue, mais la distinction, pour
être de degré seulement, n’en serait pas moins réelle, et cela nous suffit ici, sans
nous embarrasser de trop d’hypothèses.
Voici quelques faits : M. Massenet, dit M. Paul Desjardins, eut la première idée de son Roi de Lahore en apercevant un simple coffre indien, un coffre de carton où des bayadères nues faisaient des contorsions régulières et bien rythmées, dans un mouvement parallèle de tous les bras et de toutes les jambes.
« Telle fut la première révélation de l’Inde, celle d’où sortit le fameux air de ballet, puis peu à peu la coupe mélodique de tout l’opéra. Un autre coffre, celui qui accompagnait Rodrigue de Bivar dans ses expéditions… fournit au compositeur la première vue qu’il eut de son Cid. Il broda là-dessus.
« Au dessert, écrit encore M. Paul Desjardins, on a servi du vin grec. “À quoi vous fait penser ce vin”, me dit Massenet ; pour moi voici ce qu’il me dit… et il se mit à murmurer une étrange mélopée orientale, langoureuse et capiteuse, une vraie danse d’almée. Et, en effet, cela ressemblait au vin qui brillait dans son verre. Toute impression, chez Massenet, se traduit par des rythmes, et en cela il est vraiment né musicien. Toute impression lui vient par les sens, le goût, le toucher, les yeux, et en cela il est vraiment le musicien de son temps9. »
Cette invention par transposition de sens ne paraît pas rare chez les
musiciens. De même, on voit chez d’autres esprits, par une opération semblable et
inverse, l’excitation musicale se transformer en idées abstraites ou en images
visuelles. Je me souviens d’avoir entendu dire à un amateur de peinture que l’audition
de je ne sais plus quel morceau lui inspirait des images précises de personnages
dansants, de mouvements rythmés. C’est tout à fait le cas de M. Massenet, retourné.
Berlioz inventait des mélodies par le même procédé. Il prend un jour un exemplaire des
Orientales ouvert à la page où se trouve La
Captive, il lit les vers de Hugo, et immédiatement, se tournant vers un ami :
« Si j’avais là du papier réglé, j’écrirais la musique de ce morceau, car je l’entends
10. »
Une autre fois, voulant composer une cantate avec
chœurs sur le Cinq mai de Béranger il se trouve arrêté court au
refrain :
Pauvre soldat, je reverrai la France,La main d’un fils me fermera les yeux.
Il s’obstine d’abord vainement, puis renonce. Deux ans après il tombe dans le Tibre, pense se noyer, et, s’apercevant qu’il en est quitte pour un bain de pieds, sort du fleuve en chantant la phrase musicale vainement cherchée jusque-là11. Inversement M. Legouvé, inspiré par l’audition au piano d’une mélodie de Schubert, compose en un quart d’heure trois strophes pour l’accompagner et remplacer le texte allemand dont la traduction était déclarée impossible.
En suivant la série des faits dans le sens voulu, nous arrivons vite à des cas où l’invention ne paraît plus avoir aucun rapport logique avec les circonstances qui l’amènent. Ce rapport, on peut le trouver encore, mais considérablement affaibli, dans les cas de Berlioz, de M. Massenet, de M. Legouvé. Tandis que, tout à l’heure, c’était bien une partie de l’invention elle-même qui venait enrichir le système imparfait qui l’attendait dans l’esprit, et l’achever ou même le susciter, maintenant les systèmes se succèdent simplement autour de l’impression produite ; l’identité ou l’analogie du sentiment suggéré par l’événement extérieur et du sentiment que tend à produire la tendance qui doit se compléter par la création intellectuelle est le seul lien entre l’invention et les circonstances qui la précèdent. Elle détermine l’association qui unit ces divers phénomènes et fait succéder à l’état latent de la tendance et à l’impression extérieure la synthèse inventive. L’analogie des impressions que donnent les deux états suggère le second quand le premier est donné.
Dans le cas de Darwin, que la musique faisait trop fortement penser à ses études scientifiques, cette analogie s’affaiblit au point de disparaître peut-être entièrement. La synthèse nouvelle apparaît ici, en quelque sorte, comme la résonance propre, comme l’émanation logique de l’esprit, de la tendance qui la produit et qui vibre selon sa nature sous le choc extérieur, mais en produisant ainsi et en s’assimilant des éléments nouveaux pour la formation desquels elle utilise la force de ce choc.
Alors l’invention se rapproche singulièrement de phénomènes qui, au point de vue psychologique, sont assez élémentaires et que j’ai déjà rappelés tout à l’heure. La tendance intellectuelle, scientifique ou artistique, prend ici le même mode d’existence que la sensibilité sensorielle par exemple et réagit de la même façon. Elle est organisée de telle sorte que toutes les excitations qui lui parviennent ne font que la déterminer à s’exercer, à s’actualiser pour ainsi dire, selon sa nature propre, et de telle façon que la nature de l’excitation paraît sans influence marquée sur celle du phénomène provoqué. L’excitation de la tendance intellectuelle donne une invention philosophique ou musicale comme l’excitation transmise aux centres sensoriels par le nerf optique, quand on comprime le globe de l’œil par une pression exercée au coin des paupières, donne un phosphène, un cercle lumineux, une impression visuelle. Les phosphènes aussi sont une sorte d’invention, pour l’individu, si tous les phosphènes ne sont pas absolument identiques les uns aux autres, et surtout ils ont été une invention dans la vie de l’espèce, et une invention dans laquelle l’organisation acquise joue un rôle beaucoup plus important que l’excitation qui l’amène et qui n’agit que pour donner aux tendances psychiques organisées une occasion de s’exercer. Ceci peut être généralisé, et comme il n’y a rien dans le monde extérieur qui paraisse ressembler à une sensation, à une couleur, à un son ou à une impression de contact, chaque perception nouvelle est en somme une invention de notre esprit faite exactement d’après le procédé que nous constations tout à l’heure. L’esprit tire parti de la nature extérieure et des excitations qu’il en reçoit pour construire des synthèses qu’il crée selon ses propres aptitudes, selon les tendances qui sont déjà organisées en lui et qui s’incarnent en des phénomènes nouveaux à certains égards. Seulement, autant qu’on en peut juger, l’invention est moindre dans le domaine de la perception que dans celui des sentiments et des idées. C’est que nos appareils psychiques sensoriels sont bien plus organisés et, à certains égards, plus près de la perfection, que notre intelligence abstraite. Sans doute autrefois les premiers êtres inventaient des sensations comme nous inventons des idées et même des nuances de sentiment. Il est bien vraisemblable en effet que les cinq sens que nous connaissons n’ont pas apparu simultanément et tout formés, et le travail qui a fait sortir du tact les différents sens spéciaux, et qui a donné à ceux-ci toute la gamme de leurs sensations, semble tout à fait analogue à celui de l’invention de nos idées et de nos croyances diverses. Comme d’ailleurs les perceptions probablement, mais surtout les images, les idées et les sentiments varient d’une manière assez notable d’un individu à l’autre, on peut dire qu’il n’y a rien en nous que nous n’ayons à quelque degré inventé. Nous n’en conclurons pas que tout est invention dans la vie de l’esprit, mais seulement qu’il y a de l’invention partout, comme il y a partout de la routine.
Chapitre III.
Création intellectuelle et phénomènes affectifs
C’est un caractère de l’invention, un caractère non pas absolument général, mais très fréquent, et, si l’on y regarde de près, presque essentiel, que d’être précédée, préparée et accompagnée par des phénomènes affectifs plus ou moins vifs et plus ou moins nets. Le sentiment est une des conditions ordinaires de l’idée créatrice, et les lois de la psychologie générale permettaient de le prévoir. D’une part les tendances intellectuelles, comme toutes les autres, font éprouver des joies, parfois très intenses, ou des souffrances réelles selon la façon dont elles sont satisfaites ou contrariées. Or les inventions procèdent de tendances intellectuelles, de désirs de l’esprit souvent très forts. De plus, par cela même que l’invention est un phénomène nouveau, encore inexpérimenté, encore mal associé avec tous les autres phénomènes de l’esprit, elle est particulièrement susceptible d’être précédée, accompagnée ou suivie par ce trouble, par ce désordre plus ou moins grave qui est la condition même du phénomène affectif, du fait émotionnel. En outre, les inventions se rattachent aussi, très souvent, à des tendances de la vie de relation, à des sentiments égoïstes ou altruistes, à des passions affectives. C’est souvent une peine morale, ou la joie d’un sentiment satisfait, qui mettent l’imagination en éveil et déterminent la création intellectuelle. Voilà donc bien des raisons pour que la création intellectuelle soit accompagnée de phénomènes qui ne peuvent pas être rattachés à l’intelligence seule, de faits affectifs et d’ordre émotionnel.
Les faits affectifs se rattachent à l’invention de plusieurs manières différentes. Dans le premier cas, le sentiment qui intervient dépend à peu près complètement de l’exercice de l’intelligence. C’est le plaisir causé par la systématisation des idées qui s’ébauche ou qui s’accomplit, la peine de voir fléchir ou s’écrouler de vieilles opinions, le sentiment mixte de la surprise, ou bien encore l’ennui, la peine, l’exaspération de voir le système nouveau se former trop lentement et trop imparfaitement à notre gré, le désir intellectuel étant ainsi mal satisfait. Il est probable que tous les auteurs éprouvent à divers moments ces émotions agréables et ces émotions pénibles, mais les unes ou les autres prédominent d’une manière visible chez certains d’entre eux.
Nous trouvons ces impressions intellectuelles et affectives à la fois dans la
préparation de l’idée ou de l’œuvre. Darwin, parlant des premières observations qui le
conduisirent à sa théorie, s’exprime ainsi : « Dans l’Amérique du Sud, trois
classes de phénomènes firent sur moi une vive impression… Je n’oublierai jamais la
surprise que j’éprouvai en déterrant un débris de tatou gigantesque analogue au tatou
vivant12. »
De même M. Tarde, parlant du
jour où il vit s’ouvrir devant lui de larges perspectives, des idées
nouvelles et fécondes, m’écrit : « Je me souviens de cette matinée comme si
c’était hier. »
Il se produit ainsi très souvent, à l’origine des œuvres d’art ou de science une très
vive et très nette émotion qui indique au moins à quel point la personnalité est
pénétrée de l’impression qui va donner naissance à un développement psychologique
important. George Eliot, racontant que le premier germe d’Adam Bede
fut une anecdote, ajoute : « L’histoire racontée par ma tante avec beaucoup
d’émotion m’affecta profondément, et je n’oublierai jamais
l’impression de cette après-midi et de notre conversation13. »
Je souligne l’expression si semblable à celles qu’ont
employées Darwin et M. Tarde, en faisant remarquer toutefois que l’émotion en ce cas n’a
pas été, sans doute, purement intellectuelle. Edmond de Goncourt parlant, dans son
journal, de la formation de La Faustin, note, au début, des faits, qui
paraissent d’ordre émotif14. MM. Binet et Passy étudiant le mode de travail d’Alphonse
Daudet, en résument ainsi les principaux traits : une masse énorme de notes recueillies
sans but au jour le jour représente les matériaux avec lesquels l’œuvre d’art se
construira ; le moment de la construction, il n’appartient à personne, semble-t-il, de
le fixer. C’est un moment de crise, de fièvre, dont l’intensité contraste avec le
travail calme et naturel qui l’a précédé. La fièvre de composition a pour point de
départ, chez
M. Daudet, un état émotionnel intense. « Sous
l’influence évocatrice de cette émotion, les faits se groupent et se coordonnent15. »
L’émotion qui précède ainsi ta naissance de l’œuvre en accompagne aussi, en bien des
cas, le développement, qui d’ailleurs ne peut s’en distinguer nettement. MM. Binet et
Passy ont noté que chez Dumas fils, le travail de composition littéraire s’accompagnait
« d’un grand sentiment de jouissance : pendant qu’il écrit, il est de meilleure
humeur, il mange, boit et dort davantage ; c’est en quelque sorte un bien-être
physique, résultat de l’exercice d’une fonction naturelle16 »
. Et le plaisir se manifeste
toutes les fois que la fonction, sans être devenue automatique, s’accomplit assez
aisément, et tant que l’auteur n’est pas trop exigeant. Sinon les choses changent
complètement. « Je fais d’excellents impromptus à loisir, disait Rousseau, mais
sans le temps je n’ai jamais rien fait ni dit qui vaille… Cette lenteur de penser,
jointe à cette vivacité de sentir, je ne l’ai pas seulement dans la conversation, je
l’ai même seul et quand je travaille. Mes idées s’arrangent dans ma tête avec la plus
incroyable difficulté : elles y circulent sourdement, elles y fermentent jusqu’à
m’émouvoir, m’échauffer, me donner des palpitations ; et, au milieu de toute cette
émotion, je ne vois rien nettement, je ne saurais écrire un seul mot, il faut que
j’attende. Insensiblement ce grand mouvement s’apaise, ce chaos se débrouille, chaque
chose vient se mettre à sa place, mais lentement et après une longue et confuse
agitation. De là vient l’extrême difficulté que je trouve à écrire. Mes manuscrits,
raturés, barbouillés, mêlés, indéchiffrables, attestent la peine
qu’ils m’ont coûtée… De là vient encore que je réussis mieux aux ouvrages qui
demandent du travail qu’à ceux qui veulent être faits avec une certaine légèreté,
comme les lettres, genre dont je n’ai jamais pu prendre le ton, et dont l’occupation
me met au supplice. Je n’écris point de lettre sur les moindres sujets qui ne me coûte
des heures de fatigue17… »
La
correspondance de Flaubert, où perce parfois quelque satisfaction, est toute coupée de
lamentations sur les souffrances de la création, et « les affres du
style »
. « Je suis en rage sans savoir de quoi. C’est mon roman
peut-être qui en est cause. Ça ne va pas, ça ne marche pas ; je suis plus lassé que si
je roulais des montagnes. J’ai dans des moments envie de pleurer. Il faut une volonté
surhumaine et je ne suis qu’un homme18. » « La tête me tourne d’embêtement, de
découragement et de fatigue ! J’ai passé quatre heures sans pouvoir faire une phrase.
Je n’ai pas aujourd’hui écrit une ligne, ou plutôt j’en ai bien griffonné cent ! Quel
atroce travail, quel ennui ! Oh ! l’art ! l’art ! Qu’est-ce donc que cette chimère
enragée qui nous mord le cœur, et pourquoi ? Cela est fou de se donner tant de mal !
Ah ! la Bovary, il m’en souviendra ! J’éprouve maintenant comme si
j’avais des lames de canif dans les ongles, et j’ai envie de grincer des dents ;
est-ce bête19. »
Voilà pour le premier roman de Flaubert, et voici pour son dernier : « Bouvard et Pécuchet m’emplissent à un tel point que je me sens devenu
eux ! Leur bêtise est mienne et j’en crève… Il faut être maudit pour avoir l’idée de
pareils bouquins20. »
Dans le second cas, les sentiments qui précèdent, accompagnent ou suivent la création intellectuelle sont plutôt d’ordre sympathique ou égoïste, et, en quelque sorte plus « humain » ; ils ne se rattachent pas tant au jeu de la tendance intellectuelle qu’au jeu des tendances sociales ou psycho-organiques. Au reste les deux cas se mêlent, se combinent et ne se présentent guère absolument purs. L’émotion qui n’est qu’intellectuelle reste assez rare, mais dans l’invention elle vient presque toujours, sinon toujours, se mêler aux autres impressions affectives. Les faits abondent et ne laissent que l’embarras du choix.
Ils sont très divers et peuvent se ranger en plusieurs catégories. Tantôt les sentiments ordinaires ceux que tout le monde éprouve, les artistes comme les autres hommes, viennent se subordonner à une tendance maîtresse, à la création d’œuvres esthétiques, littéraires, etc. L’artiste, le créateur, exploite, pour ainsi dire ses propres sentiments ou ceux des autres lorsqu’il sympathise avec eux ; tantôt au contraire l’œuvre d’art paraît être l’expression d’un sentiment puissant qui lui prête sa force et auquel elle reste subordonnée, soit qu’elle en soit une sorte d’écho, qu’elle en conserve un impérissable souvenir, soit qu’elle ait pour but de le satisfaire idéalement, de substituer une satisfaction imaginaire à une réalité insuffisante. Tantôt enfin il semble que le sentiment « humain », ordinaire, soit une conséquence de l’œuvre d’art, éveillé par elle et subordonné. Au reste, ici encore, les cadres où nous rangeons les faits ne sont pas rigoureusement tracés et il arrive, par exemple, qu’on ne puisse dire si, chez un auteur donné, c’est la tendance intellectuelle, ou bien un sentiment comme l’amour ou l’ambition qui s’est servi de l’autre fait psychique. Il arrive que chacun domine à son tour, et après avoir été l’instrument, devient le principe directeur.
Corneille, dit-on, écrivit Mélite
« pour y employer un sonnet qu’il avait fait pour une demoiselle qu’il
aimait21 »
. Ici nous avons un exemple double. Le sonnet avait
d’abord mis le talent littéraire au service d’un sentiment, mais la tendance
intellectuelle prend sa revanche ensuite, reconquiert son œuvre et profite à son tour de
l’influence de l’amour. Rien n’est plus commun que cette habitude de nos tendances de
profiter ainsi les unes des autres. George Eliot semble bien, d’après le fait que je
rapportais tout à l’heure, avoir dû le germe d’Adam Bede à une émotion
d’ordre sympathique. Il ne faudrait pas croire d’ailleurs que le romancier qui exploite
un sentiment ne l’a pas réellement éprouvé, et que lorsqu’il profite de ceux qu’il
observe chez les autres, il ne puisse sympathiser réellement avec ceux-ci. « Il
faut, écrivait Flaubert, que j’aille à Rouen pour un enterrement, celui de Mme
Pouchet, la femme d’un médecin morte avant-hier dans la rue, où elle est tombée de
cheval près de son mari, frappé d’apoplexie. Quoique je ne sois guère sensible aux
malheurs d’autrui, je le suis à celui-là… Comme il faut du resteprofiter
de tout, je suis sûr que ce sera demain d’un dramatique très sombre et que ce
pauvre savant sera lamentable. Je trouverai là peut-être des choses pour ma Bovary : cette exploitation à laquelle je vais me livrer et qui
semblerait odieuse si on en faisait la confidence, qu’a-t-elle donc de mauvais ?
J’espère faire couler des larmes aux autres avec ces larmes d’un seul, passées ensuite
à la chimie du style. Mais les miennes seront
d’un ordre de sentiment
supérieur. Aucun intérêt ne les provoquera, et il faut que mon bonhomme (c’est un
médecin aussi) vous émeuve pour tous les veufs. Ces petites gentillesses-là, du reste,
ne sont pas besogne neuve pour moi et j’ai de la méthode en ces études. Je me suis
moi-même franchement disséqué au vif en des moments peu drôles. Je garde dans des
tiroirs des fragments de style cachetés à triple cachet et qui contiennent de si
atroces procès-verbaux que j’ai peur de les rouvrir, ce qui est fort
sot du reste, car je les sais par cœur22. »
Il n’est guère de littérateurs dont les sentiments, quels qu’ils soient ne se transforment en impressions et en expressions littéraires. Les récentes divulgations au sujet des amours de Musset et de George Sand en ont donné de jolis exemples. Aussi bien des pièces comme Le Souvenir, Le Lac, La Tristesse d’Olympio et tant d’autres de tant d’auteurs nous disent assez ce que l’invention littéraire est aux joies et aux souffrances du cœur. Dans certains cas, comme celui de Musset, il semble bien que la tendance à la création littéraire et la tendance amoureuse ont été assez étroitement combinées.
Je ne chante ni l’espérance,Ni la gloire, ni le bonheurHélas, pas même la souffrance,La bouche garde le silencePour écouter parler le cœur.
On dirait ici que c’est le sentiment qui l’emporte. Mais parfois, même dans ses lettres, on sent le poète sous l’amant et qui se sert de lui. La puissance du sentiment apparaît peut-être mieux quand le talent est moindre. L’amour a fait beaucoup de mauvais poètes23.
Il n’est pas le seul sentiment qui puisse inspirer un auteur et provoquer une création
intellectuelle. « L’indignation crée le vers »
et l’on trouve que bien
d’autres émotions ont pu déterminer la production d’œuvres très différentes. Bien
souvent les œuvres strictement scientifiques ne peuvent guère profiter de ces émotions
que d’une manière assez indirecte, ce sont surtout les émotions d’ordre intellectuel que
nous pouvons remarquer en étudiant leur genèse. Mais il n’en est pas de même pour les
œuvres littéraires, sociales ou même philosophiques. « Je savais, dit Rousseau,
pour expliquer son refus d’une place au Journal des Savants, que
tout mon talent ne venait que d’une certaine chaleur d’âme sur les matières que
j’avais à traiter, et qu’il n’y avait que l’amour du grand, du vrai, du beau qui pût
animer mon génie. Et que m’auraient importé les sujets de la plupart des livres que
j’aurais à extraire, et les livres mêmes ? Mon indifférence pour la chose eût glacé ma
plume et abruti mon esprit. On s’imaginait que je pourrais écrire par métier, comme
tous les autres gens de lettres, au lieu que je ne sus jamais écrire que par
passion24. »
Tout ceci est encore
passablement intellectuel, mais bien souvent des préoccupations égoïstes ou sociales
concourent à la création d’une œuvre, et par conséquent à l’invention de systèmes
d’idées, d’imagés et de mots. Il suffit je pense, de rappeler la part que prennent le
désir de la gloire, l’ambition d’une place, le souci de se
faire une
position, etc., dans les inventions d’un roman, d’un volume de vers, d’une thèse de
doctorat Les préoccupations sociales, l’envie quelquefois violente de faire triompher
une idée qui nous est chère, une réforme qui paraît désirable ont inspiré beaucoup de
livres, de discours, de systèmes de pensées. « Par trois fois en vingt-cinq ans,
dit Michelet, dans l’introduction de L’Amour, l’idée de ce livre, du
profond besoin social auquel il voudrait répondre, s’est présentée à moi dans toute sa
gravité25. »
On retrouve des préoccupations
de ce genre, même de leur propre aveu, chez les auteurs qui pourraient paraître — et
qui, peut-être, voudraient parfois paraître — être exclusivement des savants. Taine, par
exemple, semble avoir été inspiré par des préoccupations sociales en faisant son grand
ouvrage sur les Origines de la France contemporaine. Il dit bien dans
la préface de son premier volume : « Ancien Régime, Révolution, Régime nouveau,
je vais tâcher de décrire ces trois états avec exactitude. J’ose déclarer ici que je
n’ai point d’autre but : on permettra à un historien d’agir en naturaliste ; j’étais
devant mon sujet comme devant la métamorphose d’un insecte26. »
Mais il
dit aussi ailleurs. « J’ai encore le regret de prévoir que cet ouvrage déplaira à
beaucoup de mes compatriotes. Mon excuse est que, plus heureux que moi, ils ont
presque tous des principes politiques et s’en servent pour juger le passé. Je n’en
avais pas, et même, si j’ai entrepris mon livre, c’est pour en chercher27. »
Au fond, d’ailleurs, il n’y a point là de
contradiction. Rien même de plus logique que, d’entreprendre une œuvre sous la pression
d’un
sentiment, et, une fois l’œuvre entreprise, de chercher à se placer
dans les meilleures conditions possibles pour lui donner le caractère qui lui
convient.
Il n’est pas rare de voir une passion non satisfaite s’épanouir en inventions
intellectuelles plus ou moins originales. Et, à vrai dire, ce cas ne diffère du
précédent que sur un point. Dans les faits que nous venons d’examiner, la satisfaction
que donne au sentiment l’invention intellectuelle est la satisfaction réelle qui
convient à ce sentiment, ou bien elle tend à préparer cette satisfaction. Un livre, par
exemple, pensé, puis écrit en faveur d’une réforme sociale, tend à préparer cette
réforme, à la rendre possible et réelle, à remédier réellement aux maux qui en ont
déterminé la création. Au contraire, dans les faits que je vais mentionner à présent,
les idées que crée l’intelligence ne serviront qu’à donner au sentiment une satisfaction
tout à fait idéale et imaginaire, acceptée comme telle. Elle ne prépare pas la
satisfaction réelle, elle la remplace, elle se substitue à elle. Pour tromper une ardeur
naissante, encore mal connue de lui, Rousseau se tire d’affaire en homme sensible, mais
en littérateur. « Mon imagination, dit-il, prit un parti qui me sauva de moi-même
et calma ma naissante sensualité ; ce fut de se nourrir des situations qui m’avaient
intéressé dans mes lectures, de les rappeler, de les varier, de les combiner, de me
les approprier tellement que je devinsse un des personnages que j’imaginais, que je me
visse toujours dans les positions les plus agréables selon mon goût, enfin que l’état
fictif où je venais de me mettre me fît oublier mon état réel, dont j’étais si
mécontent28. »
Dans une situation
analogue, Chateaubriand agit de même, mais invente davantage :
« L’ardeur de mon imagination, dit-il, ma timidité, la solitude tirent qu’au
lieu de me jeter au dehors, je me repliai sur moi-même ; faute d’objet réel,
j’évoquai, par la puissance de mes vagues désirs, un fantôme qui ne me quitta plus… je
me composai donc une femme de toutes les femmes que j’avais vues… Cette charmeuse me
suivait partout, invisible ; je m’entretenais avec elle comme avec un être réel ; elle
variait au gré de ma folie… Pygmalion fut moins amoureux de sa statue : mon embarras
était de plaire à la mienne. Ne me reconnaissant rien de ce qu’il fallait pour être
aimé, je me prodiguais ce qui me manquait… héros de roman ou d’histoire, que
d’aventures fictives j’entassais sur des fictions29 ! »
Nous touchons ici à l’essence même et à la racine de l’art, qui est la substitution d’une réalité idéale, mieux systématisée, au moins à certains égards, à la réalité vraie. Le cortège d’images que nous voyons se former autour des désirs et des tendances est destiné à leur donner une satisfaction, imaginaire sans doute, mais qui n’est pas sans quelque réalité. Imaginer qu’on est aimé, qu’on est puissant, c’est se donner réellement, dans une mesure très variable, les joies de l’amour et de la puissance. Le désir forme ici un système incomplet, puisqu’il n’est pas satisfait (et même lorsqu’il est satisfait, quoique à un degré moindre, puisqu’il l’est toujours incomplètement). L’image évoquée, la création intellectuelle vient rendre le système moins imparfait, en lui apportant, dans une certaine mesure, les éléments qui lui manquent, comme une idée suggérée par l’expérience, comme une hypothèse venant compléter le système d’une théorie encore boiteuse. Ces sentiments ardents, ces impressions vives qui précèdent et accompagnent la synthèse créatrice sont l’expression de ce jeu de tendances dont dérive l’idée, et en indiquent la force.
Enfin nous avons dit que la création intellectuelle pouvait réagir sur les sentiments.
Pygmalion, que rappelait Chateaubriand, peut être indiqué comme modèle imaginaire d’un
type peut-être assez fréquent. Il est assez naturel que les faits d’imagination évoqués
par une tendance quelconque réagissent sur elle ; ils la complètent et ils lui donnent
une forme plus précise : ils peuvent ainsi la fortifier et la développer, dans un sens
parfois imprévu. Ils peuvent aussi agir indirectement sur les autres tendances. Une
bonne part de ce qu’on nous a dit des effets de l’imagination trouverait ici sa place.
Peut-être l’imaginatif amoureux a-t-il une tendance à voir les femmes à travers les
créations de son esprit, à les trouver semblables au type idéal qu’il s’est formé. Cela
se produit au moins assez fréquemment. L’illusion artistique est un cas particulier du
fait général que j’indique. On connaît assez la lettre de Flaubert à Taine sur les
caractères de l’hallucination esthétique et sur sa puissance30. Tout récemment l’exactitude en a été
fortement contestée. On trouve toutefois dans la correspondance de Flaubert d’autres
assertions qui semblent la confirmer. Flaubert écrivait à Mme X...,
en datant sa lettre de deux heures du matin : « Il faut t’aimer pour t’écrire ce
soir, car je suis épuisé, j’ai un casque de fer sur le crâne ;
depuis deux heures de l’après-midi (sauf vingt-cinq minutes à peu près pour dîner)
j’écris de la
Bovary, je suis à leur promenade à
cheval, en plein, au milieu ; on sue et on a la gorge serrée. Voilà une des rares
journées de ma vie que j’aie passée dans l’illusion complètement et depuis un bout
jusqu’à l’autre. Tantôt, à six heures, au moment où j’écrivais le mot attaque de
nerfs, j’étais si emporté, je gueulais si fort et sentais si profondément ce que ma
petite femme éprouvait, que j’ai eu peur moi-même d’en avoir une, je me suis levé de
ma table et j’ai ouvert la fenêtre pour me calmer ; la tête me tournait ; j’ai à
présent de grandes douleurs dans les genoux, dans le dos et à la tête, une sorte de
lassitude pleine d’énervements, et puisque je suis dans l’amour, il
est bien juste que je ne m’endorme pas sans t’envoyer leur caresse, un baiser et
toutes les pensées qui me restent… C’est une délicieuse chose que d’écrire, que de ne
plus être soi, mais de circuler dans toute la création dont on
parle. Aujourd’hui, par exemple, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la
fois, je me suis promené à cheval dans une forêt par une après-midi d’automne sous des
feuilles jaunes, et j’étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu’on se
disait et le soleil rouge qui faisait s’entre-fermer leurs paupières noyées d’amour.
Est-ce orgueil ou pitié, est-ce le débordement niais d’une satisfaction de soi-même
exagérée ? ou bien un vague et noble sentiment de religion ? Mais quand je rumine,
après les avoir senties, ces jouissances-là, je serais tenté de faire une prière de
remerciment au bon Dieu si je savais qu’il pût m’entendre31. »
Si nous nous servons d’ouvrages connus et si nous parlons surtout de littérateurs ou de savants célèbres, ce n’est que pour la commodité de l’exposition et de la démonstration. Ce serait se faire une idée bien étroite de l’invention que, de ne vouloir la retrouver que dans des œuvres artistiques ou philosophiques, scientifiques, industrielles ou littéraires. En fait toutes les idées qui se présentent à l’esprit de chacun de nous, en tant qu’elles ne sont pas de simples répétitions, — et elles ne sont jamais seulement cela d’une manière absolue, — toutes ces idées sont à quelque degré des inventions. Et nous pouvons constater que l’éclosion de ces idées entretient avec les phénomènes affectifs en général les rapports divers que je viens d’étudier. Il n’est pas nécessaire que l’idée neuve qui apparaît dans une conscience doive produire à la longue une œuvre d’art ou un système scientifique, pour qu’elle excite tout d’abord une émotion de trouble et de surprise. Il suffit qu’elle dérange les croyances reçues, les habitudes prises, qu’elle fasse pressentir la nécessité de se faire une nouvelle opinion. De même une passion qui ne suscite pas un chef-d’œuvre de poésie, ne reste pas sans action sur l’imagination créatrice. J’ai dit tout à l’heure que l’amour avait fait bien des poètes, mais il a fait encore plus de simples rêveurs préoccupés d’imaginer des scènes de bonheur, ou, s’ils sont d’esprit plus pratique, soucieux de trouver des moyens de les réaliser. Et leurs inventions pour n’être pas celles de Chateaubriand, de Rousseau, de Musset ou de Hugo, sont cependant des inventions. Il faut qu’il soit bien entendu qu’en étudiant l’invention dans des œuvres scientifiques ou littéraires, nous étudions un fait très général, mais sous ses formes les plus hautes, les mieux caractérisées, et dans les cas que nous connaissons le mieux ou qui peuvent servir le plus commodément de sujet d’étude.
Toujours le rôle du sentiment est le même. Il indique un travail nouveau qui se fait, et qui ne s’accomplit pas sans quelque trouble. Selon la nature de ce trouble et le degré de difficulté du travail, c’est la tristesse ou le plaisir qui se produit. Encore faut-il que le trouble atteigne pour cela un certain degré. Il est aisé de comprendre que le phénomène affectif et l’invention soient assez étroitement liés. Cependant cette liaison n’est pas absolument nécessaire. Il se peut que des organisations équilibrées évitent, même en inventant, dans une mesure variable, la crise plus ou moins grave que décèle, par sa seule existence, le phénomène affectif. Mais cela n’arrive guère que pour les petites innovations. Un changement considérable des idées, une création importante impliquent presque fatalement une période de bouleversement et de trouble.
Chapitre IV.
La création intellectuelle et le jeu des éléments
psychiques
Les principales conditions de l’invention peuvent se résumer ainsi : une tendance, assez forte en général, profite comme elle peut, pour se satisfaire et se compléter, des conditions qu’elle rencontre. Elle synthétise avec les éléments psychiques qui la constituent certains autres éléments qu’elle dégage soit des sensations et des perceptions qui lui arrivent du dehors, soit des sentiments, des idées, des autres habitudes qu’elle rencontre dans l’esprit.
Entrons un peu plus dans le détail des phénomènes et nous comprendrons mieux comment s’opère la synthèse créatrice, et par quels tâtonnements en bien des cas, comment le jeu personnel et indépendant des éléments psychiques intervient ici, et reste souvent une condition à peu près nécessaire. Nous comprendrons ainsi certains caractères de l’invention et de l’esprit créateur qui dérivent de ce fait. Il ne faut pas croire que l’esprit invente par le seul développement spontané des idées directrices, ou du moins ce développement ne se fait généralement, surtout pour les cas un peu compliqués, que par l’activité indépendante des éléments psychiques. Nous nous rendrons mieux compte encore de ce mode d’action quand nous étudierons comment l’invention se développe. L’idée directrice générale intervient pour choisir, pour accepter ou rejeter les éléments qui lui sont offerts, mais, ces éléments, ce n’est généralement pas elle qui les évoque. Ils sont en bien des cas le produit du jeu spontané, quoique surveillé, des idées et des images, de tous les petits systèmes qui vivent dans l’esprit. Ce jeu fait naître continuellement, ou il isole et prépare de nouvelles idées, de nouvelles images, parmi lesquelles la tendance directrice choisit pour opérer la synthèse inventive.
Pour montrer ce travail je vais donner un exemple concret. Un poète de talent qui est en même temps un observateur précis et un analyste lucide, M. Roger Dumas a bien voulu me donner des notes sur la façon dont il a composé une de ses meilleures pièces, la Tristesse de David 32. En voici le sujet : Le vieux roi, inquiet du sang versé et soucieux de l’œuvre à laquelle il a collaboré, s’adresse à Dieu pour être rassuré et demande sinon une prolongation de sa vie, au moins une association moins imparfaite aux desseins du Maître. Nous voyons nettement dans les notes qui suivent comment la tendance primitive (instinct littéraire assez complexe qu’il n’est pas utile d’analyser ici) prend la forme spéciale qui va diriger la formation de l’œuvre, nous suivons par le menu la création de l’idée principale et nous saisissons aussi le pullulement des images que triera l’idée directrice, l’impulsion donnée par celle-ci et qui resterait vaine sans le travail des éléments, images ou idées, qu’elle permet, qu’elle provoque et dont elle s’assimile les produits quand elle peut.
L’occasion première est donnée ici par une œuvre d’art, une gravure de Bracquemond d’après Gustave Moreau. David vieilli, rêve sur son trône au soleil couchant. À ses pieds un être assez énigmatique, jeune, une sorte de séraphin avec une auréole. Tel est le fait dont la tendance littéraire s’empare et dont elle va faire sortir, par une série d’associations, de combinaisons, d’inventions de détail, une œuvre poétique. Et voici les notes de M. R. Dumas.
« David, gravure de Moreau, soleil couchant, splendeur, gloire, puissance. À son déclin (soleil couchant). Point de départ :
Bientôt le crépuscule envahira mon âme« Je n’ai pas encore de sujet. Je compte sur les images pour me le trouver. Avec les idées de puissance, gloire militaire et les approches de la mort, il s’agit d’en bâtir :
Niveler tout un peuple aux tailles de quinze ans...Et les femmes prenaient le chemin de l’exil...Comme des moissonneurs parmi les champs de blé...« Pour David spécialement, j’ai tiré de son histoire :
Sent tressaillir un Dieu dans les flancs de sa race...Quand mes fils désertaient la ruche paternelle...« Pourquoi tout cela et ce sang versé ? Je m’oriente vers le remords, je glisse à l’Agonie d’un saint 33... je recommence à chercher des idées dans des images ou plutôt à me concrétiser une idée encore vague, abstraite.
Pour voir fleurir le bien sur le mal nécessaireJe n’ai pas comme vous toute l’Éternité.« Le sujet est trouvé. Maintenant c’est à lui de donner les images.
« David pourrait s’en tenir là. Mais immédiatement (et je ne me proposais point cela, je songeais à une réponse indéfinie du Séraphin) les objections à lui faire m’arrivent. Il disait :
Je sais qu’il a fallu pour vos larges desseins...« Alors, si tu le sais... ? Et je lui enlève cela pour le donner à l’Ange de la mort. Au lieu du Séraphin, c’est l’ange de la mort qui répondra puisque David a timidement insinué qu’il ne serait pas fâché de ne pas mourir. Les images seront toujours puisées à la dominante opposition de la vie et de la mort, du soleil et de la nuit, — comparaison de David avec le soleil couchant.
« Maintenant je passe aux images. Elles me naissent d’une impression extérieure :
Comme un pas sur la neige et que la neige efface(de la fenêtre de Pommiers, dans le pré.)
Plus nombreux qu’en hiver les glands aux pieds des chênes(en faisant claquer les glands sous mon pneumatique, route de Flassan, bordée de chênes et éclosent brusquement, mécanisme resté inaperçu, ou amenées par la rime
Songe à ceux qui luttaient à l’ombre de ton glaiveamené par la rime glaive qu’il fallut faire arriver pour « leur roi s’élève ».
« par l’idée qui se traduit en impression directement ou après recherche pour la faire sortir violemment ou lentement.
« Je les fais : avant de trouver le sujet, en masse, ne commençant à les coordonner que lorsque le sujet a pris forme. Alors celles qui sont du même ordre se classent, se systématisent, les autres disparaissent pour servir une autre fois.
« David bénéficie de
Comme un jeune bourgeon sous une vieille écorce34.« J’avais avant David fait un morceau mal fini… qui finissait par
Fier d’avoir su finir...Le labeur imposé par un maître inconnu. »
Cette fin est utilisée pour David.
« Pour faire l’image, je la vois en général. Je me représente David croyant et soumis à Dieu, illuminé par la foi au milieu des ténèbres qui l’envahissent, de la mort qui vient le trouver. Je vois un caveau funèbre et une lampe qui brûle, éternelle...
Comme une lampe d’or dans la nuit d’un tombeau.« Reste toujours l’opposition générale : ombre et lumière, vie et mort. »
Voici un autre cas instructif, à mon sens, comme montrant spécialement l’éveil successif de différentes images, autant de solutions proposées pour le problème donné, autant de transformations aboutissant enfin à l’harmonie.
« Hier j’ai fait une image sur Hélène où j’ai suivi exactement la même voie que pour David sans arriver encore à rien. Elle dit : Les années ne m’ont pas touchée. Il me faut redire cela en images. Je vois l’eau effleurée par le vent, reprenant son miroir. Rejeté comme insuffisant et faux.
« Je vois toujours l’eau… et des hirondelles passent et la touchent de l’aile sans la troubler plus qu’un instant.
Ces dix ans ont passé sans laisser plus de traceQu’une aile d’hirondelle à l’eau claire des lacs.« Ce n’est pas encore ça et la rime avec lacs est difficile.
Ces dix ans ont passé sans laisser plus de traceQu’une aile d’hirondelle au miroir des étangs.« Je vois cela et cela me choque. Les ans ne font pas rider le front comme l’hirondelle l’eau.
Qu’un reflet d’hirondelle au miroir des étangs.« Moitié content, j’arrange :
… le temps,Sur mon front large et pur que couronne la grâceCes dix ans ont passé sans laisser plus de trace,Qu’un reflet d’hirondelle au miroir des étangs.« Large et pur me choque, il faut limpide à cause de miroir :
Sur cette chair limpide,« et la fin du vers m’est donnée : frisson de la chair, frisson de l’eau :
… où frissonne la grâceCes dix ans, etc.35.« Association par ressemblance : sur cette même chair Pâris est passé sans laisser non plus de trace. Ménélas n’y verra rien que la beauté. Une idée commence à se dessiner. (J’étais parti pour faire des images, des idées abstraites : beauté, passivité, volupté, inconscience, etc.) »
Ces notes nous renseignent sur le jeu des éléments. Elles nous montrent les souvenirs, les images, les mille perceptions de la vie courante appelés, utilisés, triés, englobés dans le nouveau système en formation, et, une fois conquis, travaillant pour lui, suscitant de nouveaux éléments sur lesquels s’exercera la même activité. En même temps elles nous renseignent avec plus de précision sur les idées directrices et la façon dont la tendance dominante est spécialisée par l’invention même qu’elle produit. Nous voyons que la forme de l’ensemble ne se dessine avec netteté, en plusieurs cas, qu’après l’invention des détails. Ce n’est pas alors la nature de l’ensemble qui détermine la nature des détails, c’est plutôt la nature des détails, évoqués parfois un peu au hasard, qui vient déterminer la nature de l’ensemble, et fixer l’orientation de l’esprit. Au début la tendance intellectuelle reste vague, abstraite, générale, et c’est par la combinaison de cette tendance générale avec quelques détails précis que se forment tout d’abord les lignes principales du tout concret qui va être la création intellectuelle. Le désir intellectuel alors se précise peu à peu, les détails le conquièrent et le transforment en même temps qu’il les appelle et se les soumet. L’étude du développement de l’invention nous montrera tout à l’heure comment cette influence des détails produit parfois des transformations et des déviations de l’œuvre. Au reste tout cela varie considérablement selon les différents esprits, chacun a ses aptitudes propres et ses manières de procéder. Il est intéressant de constater les manifestations diverses de la tendance primitive. Au fond, elle est toujours une disposition abstraite et générale, une sorte de possibilité permanente de tel ou tel genre de phénomènes. Elle consiste en un ensemble de manières d’être physio-psychologiques qui sans se manifester actuellement par aucun fait de conscience, garde sa réalité et, quand l’occasion se présente, va déterminer des systèmes de pensées et d’actes, toujours variables à quelque degré, mais toujours de même nature. Aussi ne faut-il point s’étonner — bien que cela paraisse aller contre certaines idées admises un peu légèrement — que le premier phénomène perceptible dans la préparation d’une œuvre soit souvent une impression d’ordre général, ou une idée abstraite. La tendance mise en jeu se manifeste par une expression générale. C’est ce qui arrive souvent aussi pour les tendances organiques. La première impression de la faim peut être une sorte de désir abstrait, et non point le désir de manger précisément telle ou telle chose, ni même toujours un désir de manger bien conscient. Puis la vue de tel ou tel mets, aperçu à une devanture dans la rue, l’idée, le souvenir évoqué, on ne sait comment, d’un plat que nous avons déjà mangé avec plaisir vient fixer l’orientation de l’esprit et donner à la tendance une forme concrète, qu’elle n’acquiert parfois que lorsque nous voyons ce qui est servi sur notre table au moment du repas.
Ainsi l’instinct littéraire se traduit tout d’abord parfois par des idées générales, il
s’intéresse à des abstractions réunies et plus ou moins mêlées d’images :
« beauté, passivité, volupté, inconscience »
, ou bien « David
vieux, soleil couchant, gloire, puissance militaire. »
— D’autres fois, c’est
une anecdote qui sert
d’excitant ; en ce cas la tendance générale
préexistait bien, mais ne se manifestait pas à la conscience, c’est l’analogue de ce qui
se produit dans une tendance organique, quand la vue d’une bouteille de bière excite la
soif, ou la vue d’une friandise l’appétit. Ces faits ne créent pas la tendance, mais ils
la rendent consciente et sous une forme immédiatement concrète. Des inventions de
formules abstraites comme celles de Darwin et de Newton ont pour point d’origine visible
des faits concrets qui frappent l’esprit, tandis que le premier germe d’une œuvre
littéraire peut être une idée abstraite. En somme c’est surtout la forme extérieure du
phénomène de l’invention qui diffère dans les deux cas, le fond reste le même.
Cette idée abstraite, dans un esprit tourné vers le concret, se traduit souvent ; elle
évoque des images plus vives qui sont comme un symbole de l’œuvre future, qui en
expriment l’ensemble par des analogies assez spéciales. « Flaubert, écrivent les
Goncourt, nous disait aujourd’hui : l’histoire, l’aventure d’un roman, ça m’est bien
égal. J’ai la pensée quand je fais un roman de rendre une coloration, une nuance. Par
exemple dans mon roman carthaginois, je veux faire quelque chosepourpre. Dans Madame Bovary, je n’ai eu que l’idée de rendre
un ton, cette couleur de moisissure de l’existence des cloportes. L’affabulation à
mettre là-dedans me faisait si peu, que quelques jours avant de me mettre à écrire le
livre, j’avais conçu Madame Bovary tout autrement. Ça devait être,
dans le même milieu et la même tonalité, une vieille fille dévote et chaste… Et puis
j’ai compris que ce serait un personnage impossible36. »
Faisons la part de l’exagération de Flaubert : il ne cherchait pas à
rendre une couleur, mais le roman, tel qu’il le concevait vaguement, et l’ensemble de
dispositions qu’il apportait à la recherche du sujet et à la composition de l’œuvre
pouvaient se symboliser par une couleur pourpre ou gris sale37, et ce symbole une fois trouvé pouvait bien devenir une sorte de
guide ou de moyen de contrôle dans l’exécution. Un autre écrivain, différemment doué,
aurait pris pour symbole une impression abstraite, une formule générale, peut être un
accord ou un rythme. Il y a déjà une invention très caractérisée dans ce choix d’une
traduction.
M. Sardou emploie un procédé plus sec et qui rappelle une célèbre étude d’Edgar Poë. Il
« part d’une situation maîtresse qu’il formule et qu’il ◀pose▶, avant de
commencer à écrire. C’est ce qui s’est présenté pour le drame de Patrie… M. Sardou s’est demandé quel est le plus grand sacrifice qu’un
patriote puisse faire à son pays et à cette question il a trouvé la réponse suivante :
c’est que cet homme, blessé dans son honneur conjugal, renonce à sa vengeance et
pardonne parce qu’il comprend que l’amant de sa femme est indispensable à son pays.
Ceci ◀posé▶, M. Sardou a déduit toutes les conséquences de cette situation : il a
cherché quels sont les événements qui devaient se passer avant et après la scène
capitale. D’abord il a imaginé une conspiration pour délivrer
un pays
de ses oppresseurs, et il a fait des deux hommes deux conspirateurs. Puis il s’est
demandé dans quel pays et à quelle époque il placerait son action pour la faire mieux
valoir, et il a longtemps hésité, promenant sa pièce de Venise en Espagne ; finalement
il a choisi les Flandres au moment de la domination espagnole. Il a trouvé là le
milieu favorable… Puis, pour rendre la femme plus coupable et plus odieuse, il en a
fait une délatrice ; c’est elle qui dénonce la conspiration. On le voit, il a procédé
par raisonnements successifs, pour tirer toutes les conséquences possibles de la
situation qui a été son point de départ38. »
Au fond il n’y a pas une grande différence entre cette manière de procéder et l’autre. L’invention part de l’abstrait et marche vers un état concret toujours plus complexe. Le raisonnement paraît intervenir d’une manière efficace pour permettre à l’idée de se produire et pour l’éprouver une fois produite. La réponse n’est pas toujours la conclusion logique et spontanée de la question et ne dépend même pas de la même portion de l’esprit. La question ◀posée▶ peut attendre longtemps sa réponse, de plus les réponses peuvent être multiples et alors l’épreuve commence. De là des tâtonnements comme ceux que M. Sardou signale dans le choix du pays où devait se passer son drame. Après coup on est aisément porté à donner aux démarches de l’esprit beaucoup plus de régularité et de rectitude qu’elles n’en eurent. L’intelligence humaine est trop peu systématisée, trop mal organisée encore pour que les opérations mentales d’un littérateur ressemblent souvent à celle d’une machine à compter. Et s’il n’en était pas ainsi, l’esprit n’inventerait plus rien, ou presque plus rien, parce que toutes les conséquences de ses idées et de ses goûts qu’il porte inconsciemment en lui, il les aurait débrouillées depuis longtemps.
Il me semble que tous les renseignements que nous avons sur l’invention viennent, au moins pour les points essentiels, confirmer les conclusions qu’on peut tirer des notes de M. R. Dumas, où nous voyons si bien l’allure tâtonnante et hésitante du germe qui se fait et aspire à la vie. Les cas où l’invention se fait complètement par adaptation spontanée et rapide sont le plus souvent des cas très simples. L’action des éléments est alors si bien unifiée que le jeu des divers éléments ne se distingue plus, l’ensemble de la tendance agissante est devenue un seul élément, et l’unité de son action est seule perçue. Mais en général les éléments, les petits systèmes opèrent avec une certaine indépendance, quoique contrôlés et maintenus par l’orientation de l’esprit suivant une idée générale qui les empêche de trop vagabonder.
Ils suscitent des idées, des images, qui viennent essayer d’entrer dans le système principal, mais d’autres éléments en suscitent aussi qui viennent lutter avec les premières, et s’offrir comme elles à la tendance directrice. Parfois l’une d’elles est admise, parfois c’est seulement un fragment, le reste est exclus, rejeté. Une image cohérente et bien adaptée au sujet peut provenir de plusieurs tâtonnements, de modifications successives qui en ont écarté les éléments réfractaires, et en ont appelé d’autres à leur place, qui parfois aussi, tout en la conservant sans grande altération, changent son importance et sa place dans la synthèse inventive finale. Ainsi l’invention apparaît comme le dernier moment d’un processus plus ou moins long, où, sous l’impulsion d’une tendance dominante — ou, ce qui revient au même, pour achever un système ébauché mais imparfait dont la force est déjà considérable, — divers éléments s’essaient à des combinaisons diverses, se combattent, se modifient, évoquent d’autres faits psychologiques selon leurs affinités propres, conformément aux lois connues de l’activité de l’esprit, jusqu’à ce que l’idée ou l’image susceptible de satisfaire la tendance intellectuelle, et de parfaire plus ou moins heureusement le système incomplet, vienne à se présenter et réalise enfin la synthèse nouvelle et systématique qui est la création intellectuelle.
L’influence de l’intelligence unifiée, de la tendance dominante, de l’idée directrice, et le jeu indépendant des éléments sont en bien des cas également utiles. Si l’ensemble n’exerçait un contrôle sur le jeu des éléments et ne faisait un choix parmi les produits de ce jeu, il se produirait des divagations sans lien entre elles, des éparpillements sans portée de l’imagination, des inventions sans doute, en un sens, mais des inventions de rêveur ou d’aliéné. — En revanche, si les éléments ne s’affranchissaient parfois quelque peu, s’ils ne se livraient pas à leurs affinités propres en rompant les associations logiques habituelles, si la coordination de l’esprit était trop serrée et trop raide, trop uniformément persistante, l’invention serait beaucoup plus rare et resterait très simple. L’automatisme l’emporterait trop. Il me semble voir une conséquence de ce fait dans les rapports ordinaires de la tendance logique et régulière et de l’esprit inventif. Certes, on peut être à la fois un grand logicien et un grand inventeur, mais cela suppose une rare souplesse, et une force à peu près aussi rare de l’intelligence. Souvent il y a plus d’originalité, au moins pour les petites choses, et une originalité moins profonde peut-être, mais plus continuelle, chez certains imaginatifs, esprits primesautiers, un peu changeants et mal équilibrés, que chez des intelligences d’allure régulière et très pondérées. Cela ne s’applique pas toujours aux esprits supérieurs, mais semble bien se réaliser souvent chez les médiocres, c’est-à-dire chez la majorité. Au reste il n’y a rien là d’absolu. Seulement il faut tenir compte de ceci, qui ne se voit pas toujours, c’est que les esprits supérieurs les plus logiques au fond et les plus réguliers en apparence ne paraissent tels que parce qu’ils écartent et réduisent leurs idées extravagantes, non parce qu’ils n’en ont pas. Chez eux l’activité indépendante des éléments psychiques n’est pas supprimée, mais les produits en sont soigneusement examinés et ne se montrent au dehors que lorsqu’ils sont reconnus comme pouvant être logiquement utilisés. Au contraire un esprit médiocre les laissera voir au fur et à mesure de leur production, ce qui lui donnera l’air plus original alors qu’en réalité il inventera beaucoup moins. Si l’activité indépendante des éléments, apparente ou non, est par elle-même un désordre, il semble bien qu’un certain désordre est une chose fort utile à l’invention.
Chapitre V.
Invention, imitation et routine
L’invention ne produit pas toujours une œuvre d’art ou de science. Elle est plus générale et plus commune. Pourtant qui pourrait dire où commencent la science et l’art ? Il y a sans doute quelque art dans la plus informe ébauche d’un manouvrier, quelque science, dans une observation d’imbécile, et quelque philosophie dans les réflexions d’un nigaud prétentieux. Mais surtout il y a quelque invention dans tous les phénomènes psychologiques — et biologiques aussi sans doute — qui ne sont pas absolument automatiques, c’est-à-dire, dans tous sans exception, de même qu’il y a dans tous de la routine, si, ainsi qu’il est permis de le croire, il ne se produit jamais ni un commencement, ni un recommencement absolus.
Prenons, en effet, une pensée originale, la plus haute et la plus rare. Elle comprend une bonne part d’éléments fournis par l’habitude, par l’instinct, par la routine, imposés par le milieu. Cela est devenu banal. D’une part l’esprit ne peut travailler que sur ce qu’il trouve en lui-même, et ce qu’il y trouve lui vient toujours en partie de ses ancêtres, de ses éducateurs, de la civilisation dont il est un élément. Il n’y a rien en nous qui nous appartienne absolument et ne soit, à quelque degré, social.
D’autre part, les moyens extérieurs dont se sert l’inventeur pour réaliser son invention, pour incarner et produire sa pensée, il est bien obligé de les prendre tels que la société les lui donne. Il peut les modifier, les refaire, en créer de nouveaux, il ne saurait tout changer. Ni l’Origine des espèces, ni les Symphonies de Beethoven ne pouvaient naître n’importe où et n’importe quand. Il fallait au moins que l’écriture fût inventée, et la notation de la musique et un assez grand nombre d’instruments et bien des choses encore. Leurs auteurs ne pouvaient les produire qu’en s’assimilant une foule d’invention faites avant eux et en en profilant. Ils ressemblent aux autres par tout ce qu’ils tiennent d’eux. On peut ainsi retrouver dans un esprit créateur, dans une œuvre originale, le dépôt laissé par d’innombrables générations, lentement organisé en routine, et assimilé peu à peu. On pourrait aussi bien, inversement, rechercher en quoi le plus banal des hommes se distingue cependant de ses contemporains, acquiert une manière de personnalité intellectuelle et fait preuve de quelque pouvoir d’invention.
S’il n’y a rien en nous qui nous appartienne exclusivement, il n’y a rien non plus qui jusqu’à un certain point, ne nous appartienne à nous seuls. Chacun de nous est une combinaison d’atomes singulière, unique, identique à nulle autre et qui marque d’une empreinte plus ou moins nette et plus ou moins profonde tous les faits psychiques qui, à des degrés divers, sont l’expression de sa personnalité. J’ai connu bien des gens sans génie ; cependant, si je me les remémore, je trouve à chacune de leurs intelligences une allure et, pour ainsi dire, une saveur spéciale. Si leurs idées, un peu abstraitement considérées, ressemblent à des milliers d’autres, elles sont au contraire tout à fait uniques si nous les considérons dans leur réalité concrète, avec le cortège d’impressions personnelles, de petits sentiments de circonstance, d’idées secondaires et de souvenirs qui les accompagne forcément. Mais il est rare, dans la pratique, qu’on s’amuse à les comprendre de cette façon, cela ne paraît pas utile, et l’on se contente d’une approximation qui rend l’idée plus commune, plus semblable à d’autres. De là une apparence de banalité qui disparaît à l’examen, de façon à justifier le mot de Pascal. Chaque idée, dans sa réalité concrète, est une création de l’esprit en qui elle est née, et, telle quelle, elle ne trouverait place en aucun autre.
Seulement il est naturel que ce caractère personnel de l’idée varie avec une foule de circonstances. L’invention peut aller du génie le plus haut à la plus complète insignifiance. Elle n’en est pas moins essentiellement semblable à elle-même dans tous les cas, au point de vue de la psychologie générale et abstraite. Si les résultats sont si différents, c’est que tous les esprits n’ont pas la même force de coordination, la même ampleur, la même richesse d’éléments ; c’est que les éléments dominants varient d’une intelligence à l’autre, et que ce sont dans celle-ci, par exemple, des représentations de couleur, et dans celle-là des idées abstraites, c’est que toutes les idées n’ont pas la même portée, ni la même fécondité. Toutes les qualités si diverses de leurs esprits modifient du tout au tout, selon les individus, la valeur de la création intellectuelle. Il n’est donc pas surprenant que, rencontrant partout l’élément infinitésimal du génie, nous rencontrions si rarement le génie lui-même et que nous constations de si profondes différences entre les esprits. Tous les hommes ont des muscles aux bras, mais les uns portent quarante kilogrammes à bras tendu, et les autres n’en portent pas douze.
Remarquons que le génie d’ailleurs n’est nullement proportionnel à la nouveauté des idées, à leur « non-conformisme » général. La nouveauté est un élément nécessaire de l’idée géniale, mais ce n’est pas le seul. L’ampleur, la puissance, la fécondité ont autant d’importance. Il est possible que bien des hommes de génie se rapprochent plus, dans la plupart de cas, de la moyenne vulgaire que des originaux assez inutiles. On trouve chez de très grands esprits des côtés très ordinaires. Mais lorsqu’ils s’écartent des autres, c’est parfois pour faire beaucoup mieux qu’eux.
La création, même en ce qu’elle a d’essentiel, la nouveauté de la synthèse, est une chose très variable. Tous les événements psychiques révèlent une part d’invention, une part d’imitation, et une part de routine. Ces trois éléments y peuvent entrer en proportion, très diverses. Il en est où, visiblement, la routine l’emporte, par exemple l’état d’esprit du demi-croyant qui répète une prière, chaque soir, sans foi réelle, mais pour s’acquitter d’une formalité ; il en est où c’est l’imitation, par exemple chez l’écolier qui s’efforce de redire, après le maître, la lettre qu’il vient de prononcer ; il en est enfin où c’est l’invention, comme la création d’un poème. Mais dans aucun cas, et cela est assez aisément visible, aucun des trois éléments n’est complètement absent.
Ne les considérons pas, d’ailleurs, comme étant sans rapports entre eux. Ils s’opposent assez nettement, cela est visible à première vue, mais cette opposition repose sur des ressemblances qu’il n’est pas inutile de constater. Ils sont en somme des faits très semblables à peu près en tout, sauf en un seul point. La routine et l’imitation sont aussi, comme l’invention, des synthèses et des adaptations de l’esprit. Elles aussi supposent des tendances générales et des occasions qui les mettent en jeu. L’acte type de la routine, le réflexe même est un système d’impressions et de réactions manifestant un désir organisé et déterminé par une circonstance particulière. Partout dans l’esprit le même procédé triomphe, et l’on peut le reconnaître dans le raisonnement et la perception comme dans l’invention et dans l’acte réflexe. À la condition de se garder contre les dangers de la métaphore on pourra même trouver profit à en désigner les phases successives par les termes consacrés de majeure, de mineure et de conclusion.
Si l’invention est, à un certain point de vue, au point le plus élevé de l’échelle psychologique, la routine est au plus bas, l’imitation au milieu. La routine, l’habitude est une imitation de soi-même ; elle n’exige aucun effort, ne suppose aucune modification. Par rapport à la création intellectuelle, elle n’est qu’une simple condition de l’invention, car sans routine l’esprit créateur ne saurait où se prendre, ou, plutôt, il ne pourrait même pas exister. Il serait abusif d’appeler création le renouvellement d’une même synthèse dans les mêmes conditions extérieures. L’imitation, au contraire, suppose l’introduction dans l’esprit d’une idée étrangère, elle est une ébauche de création, une création de paresseux ou de maladroit. Désir d’innover, impuissance d’innover, voilà ses raisons d’être. Comme l’invention, elle suppose des tendances préexistantes non satisfaites ; comme l’invention, elle suppose la nouveauté de la synthèse t’en tant que réalisée pour la première fois dans l’esprit de l’imitateur. Seulement la facilité des communications entre deux esprits rend l’apparition de la synthèse nouvelle imitative singulièrement aisée. Elle exige des qualités bien moins fortes que l’invention.
Ainsi d’une part, l’imitation exigeant un certain effort n’est pas également à la
portée de tous ; d’autre part les esprits créateurs eux-mêmes, à l’époque où leur
développement est encore incomplet, sont fort enclins à la pratiquer. « On a
remarqué, dit M. Joly, que les hommes les plus originaux, les mieux disposés (comme
leur carrière doit en donner bientôt la preuve éclatante) pour l’invention, débutent
toujours par imiter un poète qui a excité leur enthousiasme39. »
L’imitation suppose une rupture de l’habitude.
Peut-être s’oppose-t-elle plus à la routine qu’elle ne s’oppose à l’invention.
Aussi emprunte-t-elle souvent comme un faux air de création. Lorsqu’une idée, lorsqu’une mode commence à se répandre, on passe aisément pour « original » en l’adoptant. Et pour oser le faire alors, il faut souvent posséder, à un degré généralement plus faible, les qualités qui ont fait le créateur. Pourquoi subirait-on une influence encore peu puissante si ce qu’elle apporte ne venait compléter la vie intellectuelle de l’imitateur, et satisfaire ses désirs plus ou moins conscients ? Tel imite qui, peut-être, aurait à peu près créé ce qu’il va subir. Il n’est pas surprenant que dans une vie où les esprits sont aussi rapprochés que dans la nôtre, les mêmes problèmes se ◀posent▶ à plusieurs d’entre eux ; le premier qui trouve une solution acceptable a des chances de se voir imiter par ceux pour qui sa parole remplace l’occasion, condition ordinaire de l’invention.
Parfois sans doute on acquiert un renom excessif d’originalité en composant à point nommé de la musique rossinienne ou wagnérienne, ou bien des vers romantiques, parnassiens ou décadents. Imiter l’antique, à la Renaissance, c’était presque inventer ; traduire l’œuvre d’un Latin ou d’un Grec, c’était, aux yeux des contemporains, faire œuvre originale.
Cela n’est pas tout à fait injuste. Il faut recréer en soi l’œuvre qu’on imite, et, en la recréant, on la transforme. Parfois même l’imitateur crée encore d’une manière assez remarquable. C’est le cas de quelques disciples indépendants qui, tout en acceptant des parties importantes d’une doctrine, en modifient d’autres et parfois en transforment l’esprit général ; c’est, à un degré moindre, le cas du vulgarisateur qui, en quelque sorte, organise l’imitation et la rend plus facile. Souvent même il usurpe la place des véritables inventeurs, et se fait à leur dépens une gloire plus vive, mais généralement aussi plus vite fanée.
Si la routine est une condition de l’invention, l’imitation en est une autre. Elle est toujours présente dans la synthèse créatrice ; entre elle et l’invention la limite est encore plus malaisée à tracer qu’entre l’invention et la routine. Si même on remarque que pour imiter il est utile de comprendre, c’est-à-dire de reconstituer un ensemble relativement nouveau sur les données de la perception, on sera décidé à voir dans la forme supérieure de l’imitation une forme inférieure de l’invention. À ses degrés inférieurs, au contraire, l’imitation se rapproche beaucoup plus de la routine, lorsqu’elle se produit à la façon des réflexes (par exemple dans l’écholalie) ou qu’elle ne porte que sur des idées et des actes très simples, se rapportant à des tendances déjà organisées, dont la survenance à tel moment plutôt qu’à tel autre, et non la formation ou l’exécution première, est un effet de l’imitation d’autrui. L’imitation se rapproche encore de la routine lorsque, par exemple, on adopte une croyance très répandue, une mode fortement envahissante. C’est souvent alors pour conserver un certain nombre de manières d’être, de relations sympathiques avec les autres, pour garder la considération, l’estime, l’approbation de ceux que l’on fréquente, qu’on se décide à penser et à agir comme eux. C’est la pression de la routine ici qui crée l’imitation, comme, dans des circonstances analogues, elle pourrait provoquer une invention.
Si la routine et l’imitation sont des conditions de l’invention, la réciproque est vraie : l’invention est une condition de routine et d’imitation. Ce qu’on imite, en effet, c’est ce que quelqu’un a inventé, et ce qui devient machinal en nous c’est également ce que nous avons inventé ou ce qu’on a inventé pour nous. Tout ceci n’offre d’ailleurs aucune difficulté.
Chapitre VI.
L’invention dans l’activité. — La volonté et la création
intellectuelle
Peut-être éclaire-t-on un peu la nature de l’invention et celle de la volonté aussi en comparant ces deux faits. Le fonctionnement de l’intelligence est semblable à celui de la volonté, et la création intellectuelle est tout à fait l’analogue de l’acte volontaire. Le mécanisme en est le même, les circonstances et les conditions de leur apparition sont, à un point de vue abstrait, identiques. La seule différence se trouve dans la nature concrète des phénomènes, et si faible parfois qu’elle devient imperceptible. La volonté s’oppose à l’instinct comme l’invention à la routine intellectuelle. L’automatisme, l’imitation active, l’initiative enfin et la volonté réfléchie correspondent directement à l’habitude intellectuelle, à l’imitation des idées, à l’invention.
La synthèse créatrice intellectuelle ressemble tout à fait au « fiat » volontaire qui est lui-même une synthèse et une création. Les actes ordinaires de la vie s’enchaînent à peu près automatiquement, comme les idées habituelles s’associent sans peine et sans trouble. Mais lorsqu’une résolution importante et nouvelle vient se proposer à nous, lorsqu’il faut rompre le cours des habitudes, comme lorsqu’il faut rompre les associations d’idées ordinaires et créer une conception neuve, il se produit un phénomène spécial plus ou moins net et plus ou moins marqué selon les circonstances. Les tendances déjà organisées doivent, pour effectuer la nouvelle adaptation devenue nécessaire, et satisfaire le désir qui y correspond, trouver des éléments appropriés, et, en se les annexant, former une combinaison inusitée, rapprocher des motifs qui ne s’étaient jamais rencontrés, en disjoindre d’autres, associer un sentiment avec des actes qu’il n’avait pas encore inspirés. Souvent ainsi l’on voit naître et grandir une tendance nouvelle qui n’arrive pas à déterminer l’acte par lequel elle doit se satisfaire, comme nous avons vu se développer un désir intellectuel auquel manquait l’élément qui devait, en le satisfaisant, donner au système dont il était l’ébauche sa forme définitive. Et l’esprit reste souvent incertain ou impuissant devant l’acte, comme il restait incertain et impuissant devant l’idée, jusqu’au moment où se produit la crise, parfois accidentelle, qui représente, dans l’ordre de l’activité, ce que représentaient dans l’ordre de la création intellectuelle, la lecture par Darwin du Principe de population, ou la quasi-noyade de Berlioz. Tantôt la connaissance d’un acte semblable accompli par un autre enlève les dernières hésitations, fixe la volonté ; d’autres fois c’est une impression plus forte qui vient bouleverser l’esprit pour le réorganiser sur un nouveau plan ; parfois nous constatons seulement le résultat de la lutte normale des désirs, le dénouement logique d’un conflit, parfois encore l’effet d’une excitation diffuse, sans rapport avec l’acte pour l’accomplissement duquel elle prête sa force, l’énervement d’un temps orageux, l’impulsion donnée par un excitant qui secoue la volonté comme l’intelligence. On boit pour s’aider à vouloir, comme pour s’exciter à penser, moyen ruineux dans les deux cas, mais qui, en une circonstance donnée, peut être efficace.
Pour un motif ou pour un autre, l’esprit impuissant jusque-là, s’est ressaisi, et il s’est plutôt même, on peut le dire, constitué. La synthèse nouvelle des motifs s’est opérée avec les mêmes caractères que la synthèse des idées : systématisation d’éléments plus ou moins épars, rejet d’éléments disparates, triage des parties de sentiments et d’idées favorables. Un fait nouveau s’est formé, et comme l’invention, l’acte volontaire repose sur une base de routine et d’imitation, il se rattache à toute une série de faits moins visibles sans lesquels il ne serait pas. Comme l’invention encore, il peut avoir tous les degrés de nouveauté, de fécondité, de force et d’importance. Dans ses formes les plus basses, il est insignifiant, presque invisible, à peine distinct de l’automatisme et de l’imitation, dans les plus hautes il met tout l’être en émoi, il le crée en partie, et va devenir le principe d’un automatisme nouveau, comme l’invention va produire une méthode assujettissante. Et comme il est des routiniers, des imitateurs et des inventeurs, il est aussi des automates, des caractères faibles et suggestibles, et des êtres de volonté. Dans le phénomène de la volonté comme dans celui de l’invention, nous retrouvons les trois éléments parallèles, et si nous descendions aux détails de la genèse de l’acte, nous les trouverions, dans un cas et dans l’autre, identiques.
Il ne s’agit point, bien entendu, de confondre l’intelligence avec la volonté, et la création intellectuelle avec la volition. Si la forme est la même, les éléments de la synthèse diffèrent dans les deux cas et cela suffit à établir entre eux des distinctions. Mais on s’explique que des penseurs contemporains aient rapproché, et confondu presque, la croyance et la volonté et que, par une réaction naturelle et excessive contre l’intellectualisme ils aient paru donner à la volonté plus de réalité, sans justifier assez la façon dont ils sont arrivés à cette conclusion ni les conséquences qu’ils en ont tirées. C’est tout de même un des mérites du criticisme contemporain d’avoir insisté sur ce qu’il entre de volonté dans l’adoption d’une croyance. Non seulement l’intelligence et la volonté ont les mêmes procédés d’action, non seulement elles se comportent de la même façon, obéissent aux mêmes lois et diffèrent surtout par leurs aboutissants, mais encore elles réagissent sans cesse l’une sur l’autre. À cause de tout cela, il est, en bien des cas, très difficile de les distinguer et elles se confondent réellement sur certains points. Elles utilisent aussi, bien souvent, les mêmes éléments psychiques. La même idée peut entrer dans une croyance ou dans une volition, cela dépend de l’accueil qui lui sera fait par l’esprit, des autres éléments qui viendront s’adapter à elle40. On comprend aisément que les hommes très intelligents aient la volonté souvent impuissante et que des gens à volonté énergique ne fassent preuve que d’une intelligence très peu inventive. Il n’est pas plus surprenant de voir des gens bien doués pour l’invention volontaire se montrer incapables d’invention intellectuelle, et réciproquement, que de voir des musiciens impuissants à peindre un portrait.
Nous voyons à peu près maintenant, il me semble, ce que c’est que l’invention, cette rupture de la routine, cette routine incomplète, ce fait nouveau qui s’oppose à la routine et à l’imitation en profitant d’elles, comme d’ailleurs plus tard elles profiteront à leur tour de l’invention. Mais cette synthèse inventive que nous venons d’étudier n’est, en somme qu’un élément dans un long enchaînement de faits. Nous comprendrons ceci en étudiant le développement de l’invention et, si je ne me trompe, nous pourrons aussi y apprendre à mieux connaître l’invention elle-même et les caractères intimes de la synthèse créatrice.
Livre II.
Le développement de l’invention
Chapitre I.
L’invention et son développement
Une invention suppose toujours un développement. Ce développement est parfois évident, il est le fait essentiel, constitutif, de la nouvelle idée qui s’organise. Celle-ci se forme peu à peu, sans qu’à aucun moment le fait de l’invention soit spécialement visible. L’œuvre se fait, cependant, et, après son achèvement on peut mesurer le terrain parcouru pas à pas.
Il existe aussi, plus caché, quand l’idée venue semble, à un moment donné, jaillir spontanément, Elle est toujours plus ou moins préparée, et dépend d’un certain nombre de formations antérieures moins visibles. Seulement ces formations antérieures ne la font pas toujours prévoir, et peuvent laisser aux caprices de l’esprit un champ soudain rétréci par des circonstances nouvelles. Cela rend plus saisissant le caractère de nouveauté de la pensée qui fixe l’orientation de la série future. Parfois le germe d’où une œuvre importante sortira n’a rien de bien original ; c’est une idée assez banale que l’esprit, après l’avoir recueillie, transformera peu à peu grâce aux réactions des autres idées, et aux circonstances extérieures dont il saura profiter. Ce sont ici ces transformations successives, c’est l’ensemble de ces modifications dont quelques-unes peuvent paraître insignifiantes et dont aucune ne semble très essentielle qui constituent l’invention. En ce cas, le travail, au lieu d’être en grande partie inconscient, comme il arrive dans les cas de floraison soudaine, s’accompagne volontiers d’une conscience assez nette.
En général l’idée neuve qui surgit est inachevée, incomplète. Elle ne semble pas toujours viable. Souvent chétive, mal venue, il lui manque, pour prospérer, des organes essentiels. Il faut qu’elle se complète peu à peu. Jusque-là elle paraît subsister en parasite sur l’esprit qui la nourrit, elle ne vit pas encore de sa vie propre.
Les deux grandes conditions ordinaires du génie, la naissance de l’invention et son développement, se trouvent ainsi présenter des rapports assez variables, et peuvent nous aider, dans une certaine mesure, à caractériser diverses intelligences. Il est des esprits qui ont l’invention prompte, vive et fréquente, il leur vient souvent des idées originales, mais ils ne les mûrissent pas, ils ne savent pas les développer, en tirer ce qu’elles contiennent. Ils font des causeurs étincelants, des écrivains captivants et paradoxaux. D’autres, au contraire, ont moins d’idées neuves, mais quand il leur en vient une, elle s’installe chez eux, n’en bouge plus, guette les idées, les perceptions, les sentiments qui passent près d’elle, les attire et s’en nourrit. Elle grandit et se développe lentement et sûrement, puis on la voit un jour se produire au dehors dans un long ouvrage où l’imprévu fait souvent défaut si ce n’est dans l’idée générale et dominante qui a systématisé autour d’elle tous les détails. Et ces deux types peuvent se combiner en des modes très différents, s’équilibrer plus ou moins, chez une même personne, s’entraider, et parfois même se nuire. Je n’en parlerai pas davantage, ne voulant pas m’occuper dans cet essai, de la détermination des types, mais de la psychologie générale de l’invention.
De ces deux conditions du génie, la naissance et le développement de l’invention, la seconde n’est en somme que la répétition de l’autre sur l’autre même. Le développement est une série de petites inventions, plus ou moins systématisées entre elles et dépendant l’une de l’autre. Dans la plupart de ces inventions prises isolément, la nouveauté n’est pas très grande. À de certains moments une direction se précise, un centre de coordination s’établit, le sens de la marche de l’esprit s’est affirmé. Puis les nouvelles inventions viennent compléter le système qui s’est ébauché. Elles sont en petit ce que, en certains cas, la fixation de l’orientation de l’esprit a été en grand. Elles aussi déterminent une orientation plus ou moins nouvelle, mais dans une sphère subordonnée et plus restreinte, elles aussi fixent le sens dans lequel l’esprit va se diriger et, sur un point secondaire, rétrécissent le champ où il pouvait encore errer. Elles contribuent de la même façon que les autres, mais avec moins de force, d’éclat et d’intensité, à la formation de l’œuvre totale. Nous verrons, en examinant des cas concrets, comment elles peuvent déterminer des crises.
Mais nous pouvons déjà, en nous rappelant, par exemple, le développement de la théorie de Darwin, apercevoir les rapports de l’invention et de son développement. J’ai considéré comme germe de l’invention, l’idée de la sélection naturelle. C’est là, en effet, la partie la plus originale de la conception générale de Darwin, celle qui peut être regardée comme le centre de son œuvre. Mais si ce germe allait être le point de départ d’un travail considérable, et d’une évolution importante, lui-même est le résultat d’un développement antérieur qu’il ne faut pas négliger. L’invention de la théorie de la sélection naturelle marque le moment où l’orientation de l’esprit se détermine le plus nettement. Mais déjà, d’une manière moins forte, le même phénomène s’était produit. La surprise de Darwin en remarquant les rapports des espèces qui se remplacent du nord au sud, des espèces des îles du littoral et celles du continent, des espèces vivantes et d’autres espèces éteintes, indiquait déjà une voie à l’esprit, elle était déjà un germe d’invention. De même, l’idée que les espèces voisines descendaient d’une forme ancestrale commune rétrécissait encore le champ des suppositions, et fixait avec plus de précision le chemin que l’esprit devait parcourir. Pendant des années il se produit beaucoup de faits, plus ou moins importants, qui agissent de même, et une évolution s’accomplit qui enrichit de plus en plus et surtout qui régularise de plus en plus le système jusqu’à ce que l’idée de la sélection vienne s’y ajouter et contribuer à le diriger. Mais ensuite il s’en faut que tout soit fini, les inventions doivent continuer, les principes secondaires, les applications diverses, viennent encore compliquer le système et y introduire une foule de créations nouvelles. Nous avons donc, en somme, une suite de faits, d’importance différente, agissant dans le même sens, pour arriver à constituer un système qui va s’organisant de plus en plus et se transformant en s’annexant sans cesse de nouvelles idées par lesquelles certaines de ses parties et quelquefois sa signification générale se modifient plus ou moins. Sans doute ces différentes annexions diffèrent, tant pour l’importance que pour l’originalité. Il en est qui, plus que les autres, influent sur la nature et la destinée du système, mais ces différences ne vont que du plus au moins et elles diffèrent elle-même d’importance d’une évolution à l’autre. En certains cas l’histoire d’une œuvre tourne pour ainsi dire autour d’une invention principale qui attire les yeux tout d’abord et à laquelle les autres viennent seulement se subordonner. D’autres fois, au contraire, c’est à peine si quelques-uns des éléments du processus paraissent dépasser les autres en importance. Mais ces cas qui vont d’une sorte de monarchie absolue à une apparence de république égalitaire admettent toutes les formes intermédiaires. Et l’invention se trouve être ainsi l’élément d’une évolution assez complexe, dont les autres éléments sont encore — à certain degré au moins — des inventions analogues à elle-même, et se distinguent par un caractère plus marqué ou moins marqué de nouveauté et d’importance.
Si les modifications mentales qui peuvent finir par constituer une œuvre d’art ou de science sont ainsi ou peuvent être de petits faits qui se groupent et se combinent, de petits faits dont chacun, dans une mesure variable selon les cas, garde sa valeur et comme son individualité propre, peut-on dire qu’il y a évolution de l’œuvre, de l’idée, et que faut-il entendre par là ? Une chose qui évolue semble marcher d’elle-même, par une force interne et nécessaire, dans un chemin tracé d’avance. Cette idée, d’ailleurs peu conforme aux théories darwiniennes, mais plus en harmonie, semble-t-il, avec le système de Spencer, est encore assez généralement acceptée, quoique certains philosophes, M. Tarde, par exemple, ou M. William James, aient commencé à réagir contre elle. Les faits que nous aurons à examiner ici lui sont contraires, bien qu’ils puissent parfaitement expliquer comment on a pu la tenir pour vraie et qu’ils la montrent réellement fondée, en certains cas, sur une part de réalité. Il faut tenir compte, en effet, des différences qui distinguent les unes des autres les différentes façons dont les inventions se développent et se transforment, et, s’il est possible de les exprimer toutes par une formule abstraite, on ne peut comprendre leur nature réelle et concrète qu’en reconnaissant les formes variées sous lesquelles elles se présentent à nous et qui constituent des groupes de faits assez différents.
En nous plaçant à ce point de vue, nous aurons à étudier trois formes de développement ou de transformation. La première est un développement par évolution proprement dite, la seconde un développement par transformation, la troisième un développement, ou simplement, en certains cas, un changement par déviation. Il y a plus qu’une question de psychologie engagée dans cette étude et les conclusions que nous devons tirer de l’analyse des faits peuvent suggérer des synthèses très générales, des vues d’ensemble, que j’espère reprendre ailleurs, sur l’évolution des sociétés et des mondes.
Chapitre II.
Le développement de l’invention par évolution.
I
Le cas de M. Sardou, que j’ai précédemment cité, nous donne l’idée de ce qu’on peut appeler l’évolution d’une invention. J’y reviendrai, mais le plus bel exemple de ce genre de développement est sans doute celui qu’Edgar Poë nous a laissé. Il y a quelques réserves à faire sur l’exactitude du récit, toutefois je le rappelle d’abord, en empruntant mes citations à la traduction de Baudelaire41.
« Pour moi, dit Poë, la première de toutes les considérations, c’est celle d’un effet à produire. Ayant toujours en vue l’originalité car il est traître envers lui-même, celui qui risque de se passer d’un moyen d’intérêt aussi évident et aussi facile, je me dis avant tout : parmi les innombrables effets ou impressions que le cœur, l’intelligence ou, pour parler plus généralement, l’âme est susceptible de recevoir, quel est l’unique effet que je dois choisir dans le cas présent ? Ayant donc fait choix d’un sujet de roman et ensuite d’un vigoureux effet à produire, je cherche s’il vaut mieux le mettre en lumière par les incidents ou par le ton, — ou par des incidents vulgaires et un ton particulier, — ou par des incidents singuliers et un ton ordinaire, — ou par une égale singularité de tons et d’incidents ; — et puis, je cherche autour de moi, ou plutôt en moi-même, les combinaisons d’événements ou de tons qui peuvent être les plus propres à créer l’effet en question. »
Ayant ainsi expliqué le procédé général, Poë en montre une application dans la genèse
de son poème Le Corbeau : « Mon dessein est de démontrer
qu’aucun point de la composition ne peut être attribué au hasard ou à l’intuition,
et que l’ouvrage a marché, pas à pas, vers sa solution avec la précision et la
rigoureuse logique d’un problème mathématique. »
Et, partant simplement de
l’intention « de composer un poème qui satisfît à la fois le goût populaire et
le goût critique »
, Poë se montre forcément amené à choisir les dimensions
de son poème et l’impression à produire, l’usage du refrain, la nature de ce refrain
et sa longueur — un mot unique. Puis vient le choix de ce mot (nevermore) et la nécessité de le répéter qui le lui fait attribuer à un
corbeau, en éliminant le perroquet, qui s’était tout d’abord présenté à son
esprit.
Poë passe ensuite au sujet. Il s’impose également par déduction et conduit d’abord à
la question finale, pour laquelle le nevermore servira de réponse.
« Ici donc, je puis dire que mon poème avait trouvé son commencement par la
fin, comme devraient commencer tous les ouvrages d’art ; — car ce fut alors, juste à
ce point de mes considérations préparatoires, que, pour la première fois, je ◀posai▶
la plume sur le papier pour composer la stance suivante…
d’abord pour
établir le degré suprême et pouvoir ainsi, plus à mon aise, varier et graduer, selon
leur sérieux et leur importance, les questions précédentes de l’amant, et, en second
lieu, pour arrêter définitivement le rythme, le mètre, la longueur et l’arrangement
général de la stance, ainsi que graduer les stances qui devaient précéder, de façon
qu’aucune ne pût surpasser cette dernière par son effet rythmique. Si j’avais été
assez imprudent, dans le travail de composition qui devait suivre, pour construire
des stances plus vigoureuses, je me serais appliqué, délibérément et
sans scrupule, à les affaiblir, de manière à ne pas contrarier l’effet du crescendo. »
Le procédé de versification suit à son tour, avec la recherche de l’originalité, car
« le fait est, dit Poë, que l’originalité (excepté dans quelques esprits
d’une force tout à fait insolite) n’est nullement, comme quelques-uns le supposent,
une affaire d’instinct et d’intuition. Généralement, pour la trouver, il faut la
chercher laborieusement, et, bien qu’elle soit un mérite positif du rang le plus
élevé, c’est moins l’esprit d’invention que l’esprit de négation qui nous permet de
l’atteindre »
, et la remarque est intéressante.
Enfin viennent des considérations sur le lieu où l’action doit forcément se passer, puis l’exposé des raisons qui ont décidé l’auteur à introduire dans son récit une tempête, un buste de Pallas et un coup frappé à une porte, des remarques sur la force du contraste, la préparation du dénouement et les deux strophes qui viennent apporter au poème leur qualité suggestive destinée à pénétrer tout le récit qui les précède et à en accentuer le symbolisme.
J’ai des doutes sur la complète sincérité de ce récit. Il paraît cependant recouvrir une vérité que ses exagérations pourraient nous porter à méconnaître et que tendent à établir bien d’autres renseignements. Si Poë a cherché un effet en écrivant son poème, il en a cherché un aussi en en racontant la genèse. Ici comme là il a fait œuvre d’artiste. Sans examiner jusqu’à quel point il a régularisé la vérité et tâché peut être de mystifier son lecteur, nous n’en devons pas moins retenir son cas en le rapprochant des renseignements analogues fournis par d’autres auteurs. Le cas de M. Sardou est tout à fait semblable à celui de Poë, quant au fond des choses, et les indications données à M. Toulouse par M. Zola concordent remarquablement avec les deux.
« M. Zola imaginant un roman, dit M. Toulouse, part toujours d’une idée générale. Il se propose d’étudier un milieu, un mouvement social, une catégorie d’individus. Pour cela il s’entoure d’abord des documents capables de le renseigner et de lui fournir des idées. Il prend des notes, lui-même… Il est ordinairement obligé de faire une enquête sur place, et, en rentrant chez lui, tous les jours, il prend des notes sur ce qu’il a observé. Des éléments de description, des physionomies, des scènes vues sont hâtivement enregistrées en quelques mots, qui, plus tard, serviront à éclairer les souvenirs. Dès ce moment, il commence à ne s’occuper que de son roman, et il écarte toutes les lectures qui sont inutiles à l’œuvre actuelle.
« Enfin M. Zola éprouve le besoin de tirer quelque chose de ses lectures, de ses observations et de ses réflexions. Le travail de création commence… Cette création va d’ailleurs se faire toute seule. Mais il faut un forceps à l’enfantement des idées et c’est la plume qui va être cet outil. M. Zola se met à son bureau tous les matins très régulièrement et il compose ce qu’il appelle l’ébauche. Celle-ci n’est pas autre chose qu’un soliloque que l’auteur tient avec lui-même. Il ◀pose▶ l’idée générale qui domine l’œuvre, puis, de déduction en déduction, il en tire les personnages et toute l’affabulation. Il écrit pour penser, comme d’autres parlent… »
« L’affabulation du roman se crée donc peu à peu, presque toute seule, les trouvailles venant spontanément sous la plume. À mesure que M. Zola écrit, il élargit peu à peu, plus qu’il ne revient en arrière et ne corrige… Peu à peu les personnages se dessinent, déduits des idées générales ; quelques-uns cependant sont observés, mais aucun ne sort d’un tiroir où il avait été jeté dans l’idée d’être utilisé un jour. C’est dans sa mémoire qu’il cherche les types vrais ou qu’il prend les éléments de ses types imaginaires… Il en est de même des scènes qui forment ce qu’on appelle l’intrigue et qui est aussi une déduction. »
« À un moment donné, M. Zola est arrivé à concevoir suffisamment son roman pour terminer son ébauche. Il décrit alors la vie de ses personnages, ordinairement très nombreux, et établit ce que nous, médecins, appellerions leur observation. L’état civil de chacun est fixé ; le type est décrit au physique et dans son caractère moral ; enfin sa conduite dans les divers incidents du roman est arrêtée… Quand les personnages sont créés et vivent, il faut les baptiser, M. Zola prend alors le Bottin et extrait deux à trois cent noms, parmi lesquels il cherche, partageant sur ce point les idées de Balzac, ceux qui vont à la physionomie de ses types… »
« C’est alors que M. Zola commence à faire, chapitre par chapitre, le plan de son livre, qui est un sommaire très détaillé de la conduite de l’action. Tout en l’écrivant, des idées viennent, touchant les épisodes ultérieurs ; M. Zola les enregistre aussitôt… Ce premier plan terminé, et après avoir fait le complément de lectures et d’observations nécessaires, M. Zola commence à écrire son œuvre. Chaque chapitre est d’abord tracé sous forme de plan analytique analogue au premier. La besogne est ainsi préparée d’avance pour chaque fragment de l’œuvre… Le plan définitif, où tout ce qu’il y a d’important est noté, même les dates des épisodes, et, quand il le faut, des plans d’appartements et d’autres lieux, n’a plus qu’à être traduit en phrases plus détaillées et plus littéraires. »
« Comme on le voit, M. Zola emploie, pour faire ses romans, des procédés rationnels, scientifiques42. »
Les faits de ce genre, tels surtout que nous les donnent Edgar Poë et M. Sardou, peuvent être considérés comme rentrant dans les cas extrêmes, et peut-être même représentent-ils plutôt un idéal qu’une réalité. Il faut toujours se méfier de la tendance à régulariser après coup le processus psychique, les phénomènes qui n’y ont pas tenu une place essentielle sont aisément éliminés et oubliés par l’esprit.
Prenons-les cependant comme représentant un des modes d’évolution proprement dite les moins imparfaits. Leur régularité ne laisse à peu près rien à désirer et quelques-unes des conclusions qu’ils peuvent nous suggérer s’appliqueront bien plus aisément encore aux cas moins réguliers.
Le développement de l’invention rappelle ici, par sa forme, l’enchaînement des termes
d’un syllogisme. Aussi voyons-nous le raisonnement signalé comme procédé d’invention
par M. Sardou, la « déduction » être également invoquée dans le cas
de
M. Zola, où la complexité de l’opération, cependant, est bien mieux mise en lumière.
Chez M. Sardou, disent MM. Binet et Passy, le « procédé de travail, autant que
nous avons pu en juger, conserve toujours la même nature psychologique, c’est le
raisonnement ; et quelque étonné qu’on puisse être de trouver un pareil mot en un
pareil endroit, il est bien certain que c’est avec du raisonnement que M. Sardou
conduit une pièce depuis le point de départ jusqu’à l’œuvre complète. Il a bien
raison de comparer cette idée de pièce ou le sujet de pièce à un problème en
équation ; si pour résoudre l’équation il ne suit pas positivement les règles fixes
que l’algèbre formule, il procède toujours en imaginant les événements les plus
probables, les plus vraisemblables qui peuvent conduire à la situation qu’il
imagine43. »
Dans ces évolutions logiques d’un germe les pensées nouvelles suscitées par les premières idées formées viennent compléter un système ébauché déjà. Elles n’en modifient pas le sens général ; au contraire, elles contribuent à en fixer, à en maintenir l’orientation. Ici l’évolution est un passage de l’abstrait au concret ; ailleurs, chez le savant par exemple, elle pourra consister dans un passage du concret à l’abstrait. L’idée principale, dans la pièce de M. Sardou, dans le poème de Poë, dans le roman de M. Zola, se précise peu à peu, se complète, se complique, s’incarne dans un organisme de faits, d’idées, de sentiments de plus en plus compliqué, de plus en plus concret (car le concret est un genre spécial de complication de l’abstrait. Par exemple, une fois admis par M. Sardou que le sacrifice de ses sentiments personnels, consenti par l’époux offensé au profit de la cause qu’il défend, doit être l’âme de sa pièce, l’idée qui vient satisfaire et amener déjà à un état plus concret la tendance abstraite et générale, cause primordiale et permanente de l’invention, il faut que ce sacrifice se précise, qu’il se montre dans des événements concrets comme l’histoire d’une conjuration. Cette conjuration elle-même il faut la rendre en quelque sorte réelle, la situer dans le temps et dans l’espace, en distinguer les diverses phases, etc. Et chaque décision nouvelle vient fortifier et développer la première invention en lui apportant un nouveau contingent d’idées, d’images, de faits qui viennent faire corps avec elle, la mettre en valeur et la faire vivre.
Mais de ce que la première idée, admettons-le, entraîne logiquement les autres après elle, il ne faut pas conclure à une différence essentielle entre la naissance de la première et la production des autres. Toute cette évolution se ramène à une série d’inventions très analogues au point de vue de leur formation et de leur nature, et qui se présentent toutes dans les conditions que j’ai indiquées au commencement de cette étude. Seulement, ce qui distingue l’évolution des autres procédés de développement, c’est que chaque terme de la série, chaque invention nouvelle est bien systématisée non seulement avec celle qui la précède, ou avec l’élément qui la provoque, mais avec l’ensemble de la série. L’évolution apparaît comme une systématisation régulière progressive. En cela encore d’ailleurs) chaque invention nouvelle ressemble à la première, qui, elle aussi, est en harmonie avec l’ensemble de la tendance qui la provoque.
Mais il ne faut pas croire que, généralement, une première idée donnée, toutes les autres s’ensuivent fatalement, comme les parties successives d’un acte réflexe. Tout au moins, cela n’est pas très ordinaire. Un problème a souvent plusieurs solutions et peut se traiter par des procédés divers ; la majeure d’un syllogisme n’attire pas invinciblement après elle telle mineure et telle conclusion. De même une première idée peut se compléter par bien des systèmes différents et même après ses premières conquêtes, la direction qu’elle doit suivre ne lui est pas rigoureusement imposée. Plusieurs voies s’ouvrent ou peuvent s’ouvrir devant l’auteur, et chaque fois, une nouvelle invention semblable aux précédentes, tout en fixant et en unissant davantage ce qui était organisé déjà, tout en fermant à l’esprit quelques-unes des voies où il pouvait s’engager, laisse subsister ou même soulève de nouvelles questions, laisse plusieurs portes ouvertes jusqu’à l’achèvement — toujours un peu arbitraire et incomplet — de l’œuvre.
Par conséquent il ne faut pas se représenter le développement de l’invention comme complètement analogue au développement du germe vivant dans une espèce fixée. Sans doute il y a, entre les deux processus, des ressemblances que je me garderai de méconnaître et qui n’ont pas été toujours suffisamment aperçues. L’être vivant se développe par une série de phénomènes physico-chimiques, qui se ressemblent les uns aux autres par leurs caractères généraux, et l’on a pu rapprocher aussi, à de certains égards, la nutrition et la fécondation. De plus le germe même ne saurait nous révéler à lui seul, quels que soient notre intelligence et nos procédés d’investigation, et même en les supposant d’une puissance infinie, ce qui doit sortir de lui si nous ne savons pas dans quelles conditions ce germe doit se développer, quelles sont les circonstances que lui offrira la vie. Son développement présente aussi comme celui de l’œuvre d’art, une série de synthèses successives et d’analyses, s’ordonnant en un système de plus en plus complexe. Et même l’invention ne doit pas en être absente, si un être organisé ne ressemble jamais absolument à un autre. D’autre part il ne serait pas juste de méconnaître dans le développement d’une invention, à côté d’une part réelle de contingence (très réelle au point de vue de la logique et de la finalité, mais non sans doute de la causalité, et compatible par là avec le plus rigoureux déterminisme) une part incontestable de nécessité. Si, par exemple, une idée de tragédie germe en l’âme d’un poète, nous ne pouvons pas, même en connaissant le sujet, prédire tous les incidents, ni savoir à l’avance quel sera le nombre des personnages, etc., mais nous savons cependant que certaines formes générales, qu’une allure à peu près déterminée lui seront imposées. De même, tout en ignorant ce que le sort réserve à l’embryon d’un être humain, nous pouvons prédire, sans grand risque d’erreur, que l’être qui sortira de lui, s’il continue à vivre, passera par des phases d’existence connues, qu’il sera allaité avant de manger, que les cheveux lui pousseront avant la barbe, et qu’il ne se reproduira pas avant plusieurs années.
Mais cette similitude apparente des deux cas recouvre des différences considérables reposant sur une dissemblance essentielle. Au fond, dans un cas comme dans l’autre, nous trouvons une part d’invention et une part d’instinct, de routine. De là la ressemblance. Mais la routine et l’instinct d’une part et l’invention de l’autre ne s’en opposent pas moins très nettement, et même essentiellement, au point de vue de leur caractéristique propre, malgré les conditions analogues nécessaires à l’une et aux autres. Et c’est l’instinct et la routine qui dominent dans l’évolution du jeune vivant, tandis que l’invention tient une place bien plus importante dans l’évolution de l’invention même. Malgré tout ce qui reste d’instinctif chez l’homme qui conçoit une nouvelle idée, malgré ce qu’il peut y avoir d’un peu nouveau même dans un acte réflexe, la qualité essentielle des deux actes n’en est pas moins différente et opposée. Cette opposition nous la retrouvons entre le développement organique instinctif et le développement d’une invention. Le premier n’est pas entièrement déterminé, au point de vue de la systématisation, le second n’est pas, au même point de vue, absolument indéterminé, mais l’essence du premier c’est d’être à peu près immuable et de reproduire, dans ses détails concrets une foule d’évolutions semblables qui l’ont précédé, l’essence du second c’est d’être nouveau et seul, jusqu’ici, de sa nature. Si le premier présente des combinaisons, une allure quelque peu nouvelle, et si le second reproduit à certains égards des types connus, c’est précisément en cela qu’ils cessent, l’un d’être une évolution régulière, l’autre d’être un développement d’invention, car si le développement d’un roman, je suppose, se fait selon certaines formules usitées, c’est précisément par là que l’auteur n’invente pas. Nous avons d’ailleurs certains phénomènes qui nous montrent en effet l’invention renouvelant la vie, et la routine s’installant dans l’esprit et régularisant les inventions. Si les espèces sont dérivées les unes des autres, comme cela est si croyable, la naissance de chaque espèce représente bien évidemment une série d’inventions tout à fait analogue au développement d’une œuvre d’art, et d’autre part nous savons bien qu’une invention littéraire devient à la fois l’origine et le type d’une série de formations analogues et qu’il se crée ainsi une sorte de forme abstraite à laquelle se conformeront un certain nombre d’œuvres. Telles sont, par exemple, les formes du sonnet, de la tragédie, du drame romantique, du roman, etc., constituant en quelque sorte autant d’espèces littéraires, qui se transforment plus ou moins peu à peu44, mais qui pendant un temps règlent le développement des inventions nouvelles. Et précisément parce que le développement inventif et le développement régulier et instinctif ou imitatif peuvent se mêler, se combiner et se remplacer, nous voyons très bien en quoi ils s’opposent. L’invention peut devenir le point de départ d’une routine, la routine peut servir de base à une invention qui la modifie, mais les cas où l’invention et la routine s’unissent et se joignent montrent nettement leur opposition.
Il ne faut donc nullement se représenter l’évolution d’une invention comme ayant la fatalité d’un acte instinctif. Sans doute chacune de ses phases est rigoureusement déterminée en fait au point de vue de la causalité, mais au point de vue de la systématisation, ce développement garde quelque chose d’indéterminé, je veux dire que des systèmes très différents peuvent, selon les circonstances qui se présenteront, venir englober et soutenir le nouveau germe et constituer son épanouissement. L’évolution d’une invention en tant qu’invention, est essentiellement une chose nouvelle, non fixée, non organisée d’avance, préparée quelquefois par une longue série de faits semblables à quelques égards, mais non complètement régularisée par une longue répétition. Elle est l’expression d’une transformation, non d’une constitution entièrement acquise.
II
L’évolution même très régulière, celles que montrent — avec les réserves indiquées — le cas d’Edgar Poë et le cas de M. Sardou, révèle déjà quelque tâtonnement et quelque incertitude. Poë, ayant à choisir un animal parlant, hésite entre le corbeau et le perroquet, M. Sardou doit choisir entre divers pays pour y situer l’action de son drame. C’est que le raisonnement dit, abstraitement, quelles conditions particulières doit remplir l’idée désirée, plutôt qu’il ne donne précisément cette idée. Au reste il est deux illusions opposées dont il faut se garder, et l’on a pu voir grandir, en ces derniers temps, une tendance marquée à restreindre beaucoup trop l’influence du raisonnement. Si le raisonnement ne produit pas toujours l’idée, au sens où pourrait l’entendre un ignorant, il ne s’oppose pas non plus à la création spontanée ; il en détermine les conditions, il en limite à l’avance le champ, et il la prépare en organisant la sélection qui, parmi toutes les idées diversement évoquées, retiendra celle qui s’adapte à la circonstance présente. Il empêche de naître ou il supprime immédiatement toute production qui ne s’accorderait point avec les prémisses qu’il ◀pose▶. On peut interpréter en ce sens cette idée d’Edgar Poë que l’originalité est due pour une bonne part à l’esprit de négation. Mais il faut aller plus loin ; le raisonnement tend à produire l’invention parce que les idées qu’il présente à l’esprit tendent naturellement, conformément à la loi de l’association systématique, à évoquer des idées qui s’adaptent à elles et les achèvent. Les éléments du raisonnement cherchent, chacun pris à part, à éveiller des états de conscience selon leurs affinités propres, mais l’ensemble du raisonnement, s’il est bien systématisé, agit lui-même comme un seul élément et tend aussi à faire naître des états de conscience qui le complètent.
Seulement ce qui restreint le rôle du raisonnement dans l’invention, quand le raisonnement est aussi bien systématisé, c’est que — en général — il est déjà devenu, après s’être organisé peu à peu, une sorte de routine. Le cas où le raisonnement suscite aisément l’idée, c’est le cas où généralement l’invention est à son minimum. L’enchaînement des idées est déjà habituel, au moins pour une bonne part, et l’organisation acquise de l’esprit ne laisse place qu’à une seule réponse. Si on nous propose un problème très simple, nous y répondrons immédiatement, nous inventerons par raisonnement la réponse juste, c’est-à-dire que les idées qui sont les données du problème, arrangées en forme régulière, évoqueront immédiatement l’idée qui complète le système, mais, en somme, notre invention sera minime. Elle ressemblera trop, pour être fort originale, à beaucoup d’autres réponses du même genre que nous aurons déjà trouvées pour répondre à des problèmes analogues, tout en étant différente d’elles.
Pour minime que soit cette invention, elle ne laissera pas de paraître considérable, si l’inventeur est seul, dans son milieu, capable de la trouver. Une autre cause d’illusion est l’importance du problème que l’invention résout. Une invention plus utile semble plus grande et plus originale, et pourtant l’importance d’une idée et sa nouveauté sont des choses tout à fait distinctes. Un esprit très systématisé en son genre, et dont les idées maîtresses, les tendances dominantes ne ressemblent pas à celles de son milieu, dont les aptitudes sont rares, dont la préparation fut très spéciale, donne aussi l’impression d’une originalité complète, soutenue et qui se renouvelle, surtout s’il s’attaque à des recherches dont les résultats intéressent beaucoup de gens. Et certes ce sera justice. Cependant la vraie invention chez lui aura été l’organisation de sa personnalité mentale, la formation des idées directrices, des tendances maîtresses qui vont maintenant diriger sa pensée, et déterminer, pour une large part, la série des inventions qui le feront remarquer, mais sont déjà pour une bonne partie virtuellement nées avec les tendances qu’elles viendront compléter. Sans doute ceci est vrai, à quelque degré, de tous les inventeurs ; cependant il s’en faut que cela soit également vrai de tous. Il y en a chez qui la tendance primordiale n’est pas très originale, l’invention, chez eux, doit une bonne part de son caractère de nouveauté à la combinaison des circonstances dans lesquelles elle doit agir, à des rencontres heureuses. Chez d’autres on voit la tendance dominante se former peu à peu, au fur et à mesure des inventions, ou du moins se modifier et se transformer. Chez tous ceux-là l’invention même a relativement, plus que l’esprit qui la produit, le caractère de l’originalité. Il n’en est pas de même chez les autres, chez les esprits à tendances originales fortement organisées à l’étude desquels j’ai été conduit maintenant.
À côté des inventeurs par raisonnement qui souvent inventent peu et n’ont pas une originalité supérieure, nous aurons donc des inventeurs qui doivent cette qualité à une sorte de spontanéité organisée qui leur est propre. Au reste ceux-ci peuvent sembler aussi bien des inventeurs par raisonnement, et je rangerais volontiers Edgar Poë parmi eux, parce que, s’ils veulent expliquer ou simplement raconter leurs créations, comme elles sont produites par un mécanisme bien systématisé et qu’ils sont amenés à les exprimer en termes indiquant des états de conscience, ils doivent les présenter sous la forme d’une série de raisonnements, — l’enchaînement rigoureux de phénomènes de conscience auquel on pense le plus aisément, — quand la chose est possible. Ils sont une sorte de machine à création ; c’est plutôt la-qualité des produits qui les distingue que la différence du mécanisme intérieur, mais la nouveauté sociale des idées fait illusion sur leur nouveauté psychologique et relative à l’esprit même de l’inventeur. Les tendances dominantes, les éléments psychiques que ces tendances peuvent mettre en jeu, diffèrent de ce qu’ils sont d’ordinaire chez les hommes ; de là l’intérêt singulier qui s’attache aux synthèses qu’ils produisent.
L’évolution de l’invention cesse alors de ressembler à un raisonnement suivi. Elle donne plutôt l’impression d’une force naturelle qui se déploie librement. C’est un fait qui peut surprendre, quoique très simple au fond : si nous poussons, si nous développons un peu le type de l’évolution par raisonnement, nous arrivons au « génie inconscient », qui paraît en différer si fort. Et ici l’invention se présente bien comme le produit d’un véritable instinct. Nous avons parcouru la série : de l’invention par tâtonnement on passe peu à peu, en supposant une systématisation plus grande des tendances, à l’invention par raisonnement, et de celle-ci, par le même procédé, à l’invention instinctive. Seulement en ce cas, la véritable création a été la formation de l’instinct même. De même quand le fonctionnement régulier ou irrégulier de l’appareil de la vision me donne une impression lumineuse, vision d’un paysage que je regarde, ou phosphène produit par une pression, mon invention n’est pas considérable. La véritable création s’est effectuée dans la série animale, pendant la lente formation de l’appareil de la vision. Dans le cas de la création instinctive, il est vrai, la formation de la tendance intellectuelle créatrice (aptitude à l’invention musicale par exemple ou à la création d’idées abstraites), reste fort obscure.
On peut cependant se représenter sans trop de difficulté le passage de l’invention par raisonnement à l’invention instinctive. Une des conditions de l’invention par raisonnement (appelons-la ainsi, bien que ce nom ne soit pas tout à fait exact), c’est l’organisation avancée, la systématisation presque parfaite des tendances qui déterminent l’invention. Nous la retrouvons dans la mise en équation et dans la résolution de problèmes très simples ou déjà connus, dans les petites découvertes que provoquent les petites modifications imposées à chaque moment au fonctionnement de nos tendances les plus habituelles et les plus automatiques. Supposons que ce fonctionnement devienne de plus en plus automatique et parfait : l’adaptation aux nouvelles circonstances (à condition que le changement ne soit pas trop brusque, ni le heurt trop fort), va se faire presque inconsciemment, et c’est ainsi en effet que l’on enchaîne les propositions qui constituent la solution d’un problème très facile, au point que l’on oublie souvent le sens et la raison des procédés employés. Supposons que M. Sardou ou Edgar Poë aient trouvé encore plus vite et plus régulièrement les différents anneaux de la chaîne qu’est leur drame ou leur poème, chaque anneau y sera joint aux précédents, non point tant comme une conclusion à ses prémisses, que comme une partie d’un réflexe composé à une autre partie du même réflexe. L’invention est devenue inconsciente et comme instinctive ; elle dépend d’une tendance complètement organisée qui s’assimile et transforme selon sa spécificité propre la force psychique qu’une circonstance quelconque vient dégager à sa portée ; elle réagit à toute excitation, même peu appréciable, comme fait le nerf optique par exemple, et paraît ainsi produire spontanément des inventions qui ne seraient que l’expression de sa vie. Cette opération est généralement inconsciente, précisément à cause de la supériorité de l’organisation ; la conscience qui ne naît guère, autant qu’on en peut juger, qu’à un certain degré de l’organisation, et se développe quelque temps avec elle, décroit ensuite et finit par disparaître si cette organisation continue à progresser.
Cette invention inconsciente est peut-être la moins instructive pour nous, et le
serait surtout si nous ne pouvions l’interpréter à l’aide des cas qui nous sont plus
aisément connus. C’est compliquer inutilement les choses et les rendre mystérieuses à
plaisir que de faire trop intervenir l’« Inconscient » et d’y voir un principe
essentiel et une sorte de cause. Mais il est
sûr qu’une grande partie
de la création intellectuelle reste souvent mal connue du créateur. Le génie
inconscient se retrouve plus ou moins chez tous les inventeurs, et toujours une part
de l’invention reste inconsciente pour une raison ou pour une autre, soit parce
qu’elle n’est pas assez étroitement rattachée au moi, soit parce qu’elle l’est trop.
Dans l’évolution d’une invention il y a toujours beaucoup d’éléments qui ne sont ni
voulus ni sentis. Mais en certains cas l’inconscience se généralise. Mozart et
Lamartine en donnent d’intéressants exemples. Mozart, dans une lettre célèbre et
souvent citée, a exposé ce phénomène avec beaucoup de clarté45. « Quand je me sens bien, dit-il,
et que je suis de bonne humeur, ou que je voyage en voiture, ou que je me promène
après un bon repas, … les pensées me viennent en foule et le plus aisément du monde.
D’où et comment m’arrivent-elles ? Je n’en sais rien, je n’y suis pour rien. Celles
qui me plaisent je les garde dans ma tête et je les fredonne, à ce que du moins
m’ont dit les autres. Une fois que je tiens mon air, un autre bientôt vient
s’ajouter au premier, suivant les besoins de la composition totale, contrepoint, jeu
des instruments, et tous ces morceaux finissent par former le pâté. Mon âme
s’enflamme alors, si toutefois rien ne vient me déranger. L’œuvre grandit, je
l’étends toujours et la rends de plus en plus distincte, et la composition finit par
être toute entière achevée dans ma tête, bien qu’elle soit longue. Je l’embrasse
ensuite d’un seul coup d’œil, comme un beau tableau ou un joli garçon ; ce n’est pas
successivement, dans le détail de ses parties, comme
cela doit
arriver plus tard, mais c’est tout entière dans son ensemble que mon imagination me
la fait entendre. Quelles délices pour moi ! Tout cela, l’invention et l’exécution,
se perdent en moi comme dans un beau songe très distinct… Comment maintenant,
pendant mon travail, mes œuvres prennent la forme ou la manière qui caractérisent
Mozart et ne ressemblent à celle d’aucun autre, cela arrive, ma foi, tout comme il
se fait que mon nez est gros et crochu, le nez de Mozart, enfin, et non celui d’une
autre personne ; je ne vise pas à l’originalité, et je serais bien embarrassé de
définir ma manière. Il est tout naturel que les gens qui ont réellement un air
particulier paraissent aussi différents les uns des autres au dehors qu’au
dedans. »
Une anecdote sur Lamartine, que raconte M. Legouvé, peut servir à confirmer ce que dit Mozart, à nous montrer la forme inconsciente, irraisonnée de l’évolution d’un germe créé par le hasard des circonstances et la merveilleuse organisation d’une partie de l’esprit.
« On a souvent remarqué, écrit M. Legouvé, que Dieu lui avait donné en partage la beauté, la noblesse, le courage, le génie ; mais il avait reçu quelque chose de plus rare encore que tous ces dons : c’était la faculté de s’en servir à volonté. Ils étaient toujours à sa disposition. À quelque heure qu’on s’adressât à lui, il était toujours prêt à parler, à écrire ou à agir. Un grand danger le saisissait-il en pleine nuit, en plein sommeil, pas un cri de surprise, pas une seconde d’effarement ! Il se mettait à être héroïque, tout de suite, en se levant, son courage s’éveillait en même temps que lui. De même pour son génie de poète. Sa sœur lui présente un jour une jeune fille qui désirait quelques lignes de lui sur son album, Lamartine prend une plume et sans se donner un moment pour réfléchir, sans s’arrêter une seconde, il écrit :
Le livre de la vie est le livre suprêmeQu’on ne peut ni fermer, ni rouvrir à son choix ;Le passage attachant ne s’y lit pas deux fois,Mais le feuillet fatal se tourne de lui-même :On voudrait revenir à la page où l’on aimeEt la page où l’on meurt est déjà sous vos doigts.« Puis, ces vers terminés, il les tend d’une main nonchalante à sa sœur, qui les lit, et stupéfaite de leur beauté et de son air d’insouciance, ne peut s’empêcher de s’écrier : “Mon Dieu ! pardonnez-lui, il ne sait pas ce qu’il fait.” Telle était en effet la facilité de Lamartine qu’elle ressemblait à de l’inconscience. N’a-t-il pas dit lui-même, un jour, à un de ses amis fort absorbé par un travail : “Que faites-vous donc là, mon cher, avec votre front dans vos deux mains ? — Je pense. — C’est singulier ! moi, je ne pense jamais, mes idées pensent pour moi46” ».
Le raisonnement, ici a disparu au moins en apparence. Mozart ni Lamartine ne déduisent logiquement l’œuvre d’un point de départ. Elle se fait en eux, spontanément, par sa logique intime, plutôt qu’ils ne la font. Si l’on y regarde de près, toutefois, on voit bien que l’œuvre n’agit pas par elle seule, elle est bien encore l’expression de la personnalité, mais de cette partie de la personnalité qui s’est organisée à part, qui n’a plus besoin de raisonnement ni de volonté, qui peut vivre de sa vie propre et se développer selon ses propres lois, à l’insu de la conscience ordinaire qui voit arriver comme une intruse la production spontanée du génie.
Les cas de ce genre nous montrent l’« inspiration » sous sa forme classique ; on
comprend aisément
comment les rapports des systèmes inconscients et
des pensées conscientes ont favorisé les images courantes du Dieu qui parle
directement au poète, de la muse, etc., comme des rapports tout à fait semblables font
attribuer à Dieu ou au diable les idées généreuses ou les impulsions morbides qui
paraissent contredire la nature de ceux qui les éprouvent. On peut trouver dans la vie
psychique d’assez nombreux équivalents à l’inspiration inventive, depuis les
impulsions morbides (qui peuvent en certains cas être considérées d’ailleurs comme une
sorte d’invention) jusqu’aux actes habituels, devenus organiques et comme instinctifs.
Et tous ces phénomènes ne diffèrent pas essentiellement de ceux qu’on leur oppose, ni
l’inspiration du raisonnement, ni l’impulsion morbide de l’action réfléchie. Non
seulement on passe de l’un à l’autre par des transitions peu sensibles, mais on peut
déterminer à peu près et en gros les conditions psychologiques qui les distinguent et
qui consistent en relations diverses des systèmes psychiques les uns avec les autres.
Nous avons vu qu’il fallait peu de chose pour transformer une invention et un
développement par raisonnement en une invention et en un développement par
inspiration. Il y a dans le second cas simplement une organisation plus isolée, plus
indépendante des systèmes qui constituent le moi. Quoique l’évolution ne soit pas bien
considérable dans le cas de Lamartine, et que nous ne puissions guère déterminer celle
des œuvres de Mozart qui parle en termes très généraux, elle est appréciable
cependant. Chez Lamartine on voit assez bien comment l’album évoque l’image : le
livre de la vie
(assez analogue à des images
aimées de Lamartine comme l’
océan des âges
par
exemple) et comment tout le reste en sort au moyen des
associations
fournies par les plus importants et les plus communs des phénomènes qui nous
intéressent et dont les idées sont toujours à la disposition d’un poète : l’amour, la
mort, la fuite du temps. La combinaison du tout dans un ordre logique et conforme aux
règles de la versification et de la syntaxe française qui façonnent la pensée
cherchant à s’exprimer détermine une évolution assez courte mais complète en la
circonstance.
Et nous remarquons encore en des cas pareils que chaque pas nouveau est un pas
identique, en lui-même, au premier, et qui requiert pour se produire, des conditions
analogues, que le développement de l’invention est un système d’inventions qui se
commandent plus ou moins l’une l’autre. La fatalité (toujours par rapport à la
finalité) n’y est pas absolue comme dans l’instinct. On voit assez nettement chaque
idée devenant une condition des idées qui la suivent et qui naissent par l’association
de ce qui précède avec des images, des émotions, des idées existant déjà dans
l’esprit. Ici les tâtonnements ont disparu, ou paraissent avoir disparu, mais la
marche n’est pas cependant tout à fait sûre, et la rencontre de la tendance directrice
avec des idées qui s’offrent à elles détermine des inventions douteuses, inexactes ou
vagues. On saisit bien pourquoi Lamartine dit qu’on ne peut « ni rouvrir ni
fermer à son choix »
le livre de la vie. C’est une association très
naturelle et une opposition qui s’impose presque, cependant elle n’est nullement
contenue dans la première image et même ce n’est qu’en un sens qu’on ne peut « fermer
à son choix » le livre. Je pense qu’il faut entendre par là qu’on ne peut le fermer
pour le rouvrir encore, ce que rien n’implique, au contraire. Il y a une défaillance
que rien ne rendait nécessaire.
L’invention de Mozart, d’après sa lettre même, ne va pas sans quelque
tâtonnement, on y retrouve la tendance dominante et le choix exercé par elle sur les
idées évoquées. « Celles qui me plaisent, je les garde dans ma tête. »
On y voit aussi les occasions dont la tendance dominante profite, les dégagements de
force nerveuse qu’elle utilise : « Quand je me sens bien, et que je suis de
bonne humeur… ou que je me promène après un bon repas… les pensées me viennent en
foule. »
Si l’on y regarde de près, les analogies du cas de Mozart avec ceux
que nous avons étudiés déjà deviennent de plus en plus nettes.
Aussi même dans ces cas où l’invention et son développement se rapprochent le plus de l’instinct nous ne saurions les assimiler. Il y a quelque chose d’instinctif dans l’invention, c’est la tendance organisée, à fonctionnement presque inconscient, qui la produit ; mais précisément pour qu’il y ait invention il faut qu’il y ait dans ce fonctionnement quelque chose qui ne soit pas tout à fait habituel ou instinctif, et qui aboutisse à un produit ne ressemblant aux produits précédents que par des caractères très généraux, et où ce qui importe le plus et lui donne le caractère d’invention est précisément ce par quoi il diffère des autres. Nous ne pourrions donc le comparer de près qu’à l’instinct lorsqu’il est obligé par les circonstances de varier un peu, en faisant remarquer qu’en ce cas l’instinct invente et que c’est précisément en cela qu’il est le moins instinctif.
Ce qui paraît assez fréquent, ce qui est peut-être même la règle, c’est que l’esprit ne sait pas à l’avance ce que va donner, au moins au point de vue des dimensions et de l’importance de l’œuvre, le germe qui se prépare. Et ceci différencie encore de l’instinct le développement de l’invention. Nous pouvons très bien ne pas avoir conscience d’un acte instinctif, mais nous arrivons assez aisément, en bien des cas, à le connaître, pour ainsi dire, du dehors, et lorsqu’il se passe chez nous, à peu près comme lorsqu’il est accompli par un autre. Nous pouvons savoir à l’avance que dans telles conditions, sans que nous le voulions et même parfois contre notre désir, ou bien sans y penser, nous agirons de telle ou telle façon. Au contraire on ne sait guère à l’avance comment on va se comporter à l’égard d’une invention, et même après avoir, en sa vie, développé un certain nombre de créations intellectuelles, on n’est pas beaucoup plus informé. Une fois que l’œuvre est née, que le germe s’est précisé, il est souvent bien difficile pour l’auteur même d’en prévoir le sort. Il ne faut pas tant voir en cela une analogie avec l’inconscience de l’instinct que, ce qui précède doit nous le faire admettre, une conséquence et une nouvelle preuve de l’indépendance relative de l’œuvre par rapport à son germe. L’œuvre n’est pas contenue dans le germe, même en puissance, de la même façon qu’un être vivant est impliqué, si je puis dire, par son œuf, un chêne par le gland. Elle est susceptible de beaucoup plus de variations et de variations beaucoup plus imprévues, selon les circonstances qu’elle rencontrera, selon les conditions dans lesquelles s’effectuera son développement. Je n’entends pas seulement par là les circonstances extérieures à l’homme, qui apporteraient à son esprit des matériaux imprévus ou lui présenteraient d’insurmontables obstacles ; je parle aussi des circonstances internes, des idées, des sentiments, des images avec lesquels le germe de l’invention se trouvera plus ou moins en rapport, sans que ce contact soit déterminé à l’avance par la seule logique de l’esprit considéré comme un ensemble. Les divers éléments de l’esprit, les différents systèmes qui s’y ébauchent, s’y achèvent ou s’y défont continuellement, tout en étant plus ou moins soumis, en général, à une direction supérieure, gardent assez d’indépendance pour se heurter les uns aux autres, entrer en conflit, ou s’entraider, se remplacer, se dissoudre ou se fortifier, et profiter des éléments les uns des autres. Cela est d’une expérience de tous les instants. Tous ces événements peuvent en différentes façons changer l’orientation de l’invention, accélérer, retarder ou transformer l’évolution du germe, et ouvrir à son développement des voies bien différentes, comme cela deviendra de plus en plus évident à mesure que nous passerons des cas d’évolution régulière à des cas d’évolution moins régulière, et de ceux-ci à des cas de transformation ou de déviation. Le germe de l’invention n’est sans doute pas un bloc de marbre indifférent par lui-même à toute forme, et n’attendant que le ciseau de l’ouvrier pour devenir « dieu, table ou cuvette » ; il est un petit organisme dont l’espèce n’est pas fixée, susceptible de se transformer, selon les circonstances, en plusieurs grands organismes très différents pour la dimension, pour l’importance et pour la forme. Le même germe d’invention peut donner lieu assez indifféremment à un roman ou à une pièce de théâtre, et même aux deux successivement, ce dont les exemples abondent. Mais de même la même idée peut devenir un roman, un traité de philosophie ou une étude sur la société actuelle. On a pu voir un drame sombre se transformer, par la fantaisie d’un artiste, en parodie extravagante. Cette pensée : « On est plus reconnaissant aux hommes des services qu’on leur rend que des bienfaits qu’on reçoit d’eux » peut, selon les esprits, rester une simple maxime, s’allonger en roman, se développer en comédie ou en drame, se transformer en sermon, etc. Au contraire, un gland ne donnera qu’un chêne ou il ne donnera rien du tout, et si l’œuf d’une poule vient à éclore, nous pouvons être assurés qu’il n’en sortira pas un canard.
Il est assez intéressant de voir que cette contingence, qui s’accorde d’ailleurs avec
une causalité rigoureuse, prend parfois des apparences de fatalité. Celui en qui
s’opère cette évolution du germe et qui n’en reconnaît ni les causes, ni les moyens,
ni les déviations possibles, est porté à y voir l’expression d’une sorte de nécessité
supérieure préordonnée et coordonnée. « On ne fait pas, disent les Goncourt,
les livres qu’on veut. Il y a une fatalité dans le premier hasard qui nous en dicte
l’idée. Puis c’est une force inconnue, une volonté supérieure, une sorte de
nécessité d’écrire qui vous commandent l’œuvre et vous mènent la plume ; si bien que
quelquefois le livre qui vous sort des mains ne vous semble pas sorti de vous-même :
il vous étonne comme quelque chose qui était en vous et dont vous n’aviez pas
conscience. C’est l’impression que j’éprouve devant Sœur
Philomène
47. »
Les mêmes auteurs nous montrent combien l’évolution d’une œuvre peut prendre des
proportions imprévues. « Les deux gros volumes in-octavo de l’Histoire de la Société française pendant la Révolution et le Directoire,
disent-ils, furent ceci dans notre pensée au premier jour : “L’histoire du plaisir
sous la Terreur”, un petit volume in-32 à 50 centimes. Puis, le volume grossissant,
il nous apparut dans le format Charpentier à 5 fr. 50, puis avec son développement,
faisant craquer le format in-18, il
devint in-octavo, enfin
l’in-octavo se doubla48. »
Je sais, pour mon compte, qu’il m’est arrivé au moment de me
mettre à rédiger une étude, de ne pas bien savoir si mon sujet est complètement mûr.
J’en vois bien le sens général, j’ai l’idée principale et quelques-unes des idées
secondaires qui s’en dégagent, mais je ne sais pas toujours le parti que j’en pourrai
tirer et souvent les idées accessoires se dégagent au courant du travail, se vérifient
et se ramifient au fur et à mesure de la marche de l’étude, ou bien sont abandonnées.
Parfois j’essaye à plusieurs reprises, sans succès, de me mettre au travail, l’œuvre
ne se fait pas, les idées ne se développent pas, le germe reste stérile, puis un jour,
sans que je sache bien pourquoi, sans que je l’aie prévu, le travail est prêt, ou
plutôt je suis prêt à le faire, peu à peu, et souvent assez vite, tout s’ordonne, les
différentes parties de l’étude se classent, et l’ensemble peut dépasser beaucoup, par
ses dimensions, ce que j’avais prévu. Ce petit livre-ci est né par une sorte de
bourgeonnement. En étudiant les types intellectuels je pensai assez naturellement aux
différences qui séparent les hommes au point de vue de l’aptitude à inventer.
J’ébauchai une esquisse des types en m’occupant aussi, comme j’y étais amené presque
forcément, de ce que c’était que l’invention. Puis cette partie du travail se sépara
de l’autre, forma un être distinct et devint le sujet de deux articles de la Revue philosophique que j’ai refondus et développés pour en faire ce
volume.
En somme nous ne pouvons toujours prévoir ce que deviendra un germe, parce que cela ne dépend pas seulement de ce qu’il est, de sa nature propre, mais, pour une part énorme, des circonstances qu’il rencontrera. Son développement varie selon ses rencontres avec le milieu intérieur plus ou moins directement influencé par le milieu extérieur, et ces rencontres, quoique déterminées, ne sont pas toujours ordonnées. La première idée qui va servir de point de départ au développement n’a souvent rien ou à peu près rien de spécifique ; les autres idées qui viendront se joindre à elles par le même procédé qui l’a formée elle-même, détermineront peu à peu sa nature, sa fécondité, son importance. La synthèse ainsi formée un peu au hasard des rencontres grandit par d’autres accidents semblables. Le système vivant profite de ce qu’il rencontre, mais peut se laisser engager en bien des directions différentes et même opposées. Il y a une bonne part de vrai dans la théorie de M. Paul Souriau sur le hasard comme principe de l’invention49, j’aurai d’ailleurs à y revenir un peu plus longuement. Par cette plasticité, par cette possibilité de bifurcation, le développement de l’invention se différencie essentiellement, malgré les analogies que nous avons reconnues ou que nous aurons à reconnaître encore, de la vie organisée et fixée, comme aussi de l’instinct.
Le développement de l’invention, par raisonnement ou par inspiration, est surtout visible, il est à peine besoin de le dire, chez des auteurs, chez ceux qui ont fait un certain nombre d’œuvres, de quelque nature qu’elles soient, artistiques, industrielles, etc. Mais il n’existe pas seulement chez eux. Chez tous les hommes on peut remarquer l’évolution spontanée ou raisonnée de certaines croyances, de certaines idées que prépare une impression fortuite, un enseignement, ou toute autre influence et que les circonstances font tourner en tel ou tel sens. Il n’y a d’ailleurs rien de particulier à dire de ces faits, et le procédé reste toujours essentiellement le même.
III
Même dans les évolutions les plus régulières, si le germe contient virtuellement l’œuvre complète, ce n’est qu’en un sens très restreint. Mais ces évolutions régulières caractérisées par la logique presque constante du développement, par le petit nombre des arrêts, des heurts, des retours, par la rareté de l’intrusion, dans la trame du développement, de phénomènes parasites, ces évolutions régulières sont loin de représenter la marche habituelle de l’invention. Elles supposent une perfection des tendances directrices, une libre disposition des éléments, des chances heureuses et souvent même une médiocrité relative, dans la nouveauté au moins, qui ne se rencontrent pas toujours. Souvent les éléments dont le germe doit profiter et qu’il s’assimilera ne sont pas tout préparés dans l’esprit ou ne se présentent pas au bon moment. Il ne se produit pas précisément ou il ne se produit pas régulièrement des raisonnements qui ne laissent place qu’à une solution, il n’y a pas une organisation acquise suffisante pour offrir cette solution dès qu’elle est recherchée. Le jeu de l’ensemble est moins sûr, celui des éléments capricieux, le principe directeur se forme peu à peu, comme au hasard, par des tâtonnements successifs.
Cependant nous avons bien encore une véritable évolution, non une transformation ou une déviation. Elle est systématique et, quoique moins régulière, elle se continue logiquement, par l’acquisition de parties nouvelles, qui, bien que ne paraissant pas très spécialement impliquées par le germe, viennent le fortifier en somme, et le développer.
Dans les notes de M. Roger Dumas que j’ai déjà citées, on peut voir comment s’est produite l’évolution d’une pièce de vers. Au début une impression, des images, une ou deux idées abstraites, puis d’autres images appelées par les premières. Peu à peu le sujet se précise, la coordination se fait, des fragments qui ne peuvent trouver leur place sont rejetés. L’évolution est assez régulière, quoique accidentée, et ressemble en somme avec plus de heurts à la genèse d’un poème telle que la raconte Edgar Poë. En dramatisant un peu son récit, en supprimant quelques tâtonnements, M. Dumas eût pu donner une impression semblable à celle qui sort du récit de Poë. Et sans doute, au fond, la différence des deux cas fut moindre qu’elle ne le paraît d’abord.
Quelques détails nouveaux que m’a envoyés plus tard M. Dumas peuvent montrer comment
l’évolution diffère de tout autre mode de développement par le maintien du sujet
principal une fois formé et par sa formation sans déviation. Quoique cette différence
n’ait rien d’absolu et permette les transitions, elle n’est pas moins réelle.
« Pour avoir la tonalité, dit M. Dumas, je bâtis deux ou trois quatrains, je
les répète à haute voix et je les écris cent fois pour faire venir les idées et les
images qui peuvent s’associer aux premières. Lorsqu’un quatrain me donne de la
peine, je récris toujours sur papier blanc tous les précédents et souvent tout ce
qui est déjà fait. »
Certains passages ont été ainsi écrits un nombre de
fois très considérable. « Ce qui est intéressant, c’est qu’à la fin on pourrait
parfaitement supprimer les quatrains primordiaux. Ils ont servi
d’appeaux et ne sont guère bons à manger. »
M. Dumas ajoute qu’il écrit
toujours sur du papier neuf. S’il y a déjà quelque chose d’écrit, ou bien s’il entend
parler, des séries d’idées étrangères envahissent l’esprit. On sent bien nettement en
tout cela le procédé pour appeler les idées selon le mode de l’association
systématique en imposant à l’esprit, par la répétition, celles qui doivent rester et
susciter les autres. Cela est tout à fait l’équivalent des raisonnements et des
problèmes d’Edgar Poë ou de M. Sardou, la question faite à l’esprit est seulement
présentée d’une façon un peu différente, et la réponse en apparence moins immédiate.
Mais de même que du cas de Poë, de l’évolution par raisonnement, nous passons aisément
à l’évolution spontanée en supposant le jeu des éléments un peu plus systématique, de
même nous passerions, en sens inverse, en relâchant un peu le jeu des mêmes éléments,
en les combinant un peu différemment, aux cas où l’évolution se fait à l’aide de
tâtonnements nombreux. On voit en même temps, dans le même fait, les précautions
prises pour que des éléments parasites ne viennent prendre la place de celui que
l’esprit désire, pour éviter des séries d’intrus qui se faufilent aisément, si l’on
n’y prend garde, grâce à un élément quelconque de la perception ou des images auquel
elles parviennent à s’accrocher subrepticement.
IV
Le développement, comme l’invention dont il est, en somme, une complication, est essentiellement le même, quelle que soit la nature de l’œuvre qui évolue. Nous pouvons prendre successivement une œuvre littéraire, une œuvre scientifique, une œuvre sociale, partout le processus sera le même. Au début un fait plus ou moins important, nouveau à quelques égards, une invention réalisée selon le mode que j’ai précédemment étudié, une idée suggérée par la constatation d’un fait, par un récit, une impression vive, un sentiment puissant. Ce petit noyau, une fois organisé, devient une cause d’associations systématiques nouvelles, d’inventions produites toujours par le même procédé. Le jeu plus ou moins libre des éléments, et l’influence du principe directeur (sentiment dominant, idée maîtresse) se combinent pour enrichir et développer l’œuvre tout en lui conservant sa forme systématique et coordonnée.
Comme exemple de théorie scientifique on peut prendre la théorie de la sélection naturelle dont j’ai déjà rapporté brièvement l’histoire. J’ai considéré surtout la formation de cette idée de sélection par le jeu des forces de la nature, mais si on considère plutôt la théorie du transformisme telle que l’a conçue Darwin, on est conduit à placer en un autre point de la chaîne, le fait considéré comme le germe de l’invention, et à quelque point de vue qu’on se place, on aperçoit une longue série de faits convergents, d’inventions successives, venant s’organiser en un système de plus en plus vaste à mesure que l’idée et le sentiment dominant peuvent profiler des acquisitions de l’esprit. J’ai rapproché jadis de cette évolution la genèse d’un roman de George Eliot50 s’étendant sur plusieurs années, depuis la naissance du germe qui suppose déjà des conditions très complexes jusqu’à l’achèvement de l’œuvre ; et ici nous retrouvons mêlées, combinées, un peu brouillées, les différentes formes d’invention déjà examinées : le développement par raisonnement, le développement spontané par lequel l’œuvre se continue en profitant des souvenirs, des apports inconscients de l’expérience ou du jeu de la pensée, et la lente construction de l’œuvre, toute semblable, dans ses traits généraux, pour l’œuvre littéraire et pour l’œuvre scientifique. On y trouve même à plusieurs reprises la suggestion acceptée, l’imitation. C’est Lewes qui fit remarquer à George Eliot qu’une histoire que sa tante lui avait racontée serait un bon élément pour une œuvre d’imagination : il lui fit modifier aussi plus tard quelques détails du roman. On suit très bien à travers l’histoire d’Adam Bede la formation et le développement de la création intellectuelle, la synthèse progressive qui vient se former autour du noyau primitif. C’est un cas des plus intéressants51. Voici quelques passages du récit de G. Eliot :
« Il (G. Lewes) fit la remarque que la scène de la prison serait un bel élément pour une œuvre d’imagination, et je commençai ensuite à penser à la fondre, ainsi que quelques autres souvenirs de ma tante en une seule histoire avec quelques données tirées du caractère de mon père et du commencement de sa vie. Le problème de construction qui me restait à résoudre était de faire de la malheureuse jeune fille un des principaux personnages du drame et de la mettre en rapport avec le héros… »
« Le caractère d’Adam et un ou deux incidents qui se rapportent à lui me furent suggérés par les débuts de mon père, mais Adam n’est pas plus mon père que Dinah n’est ma tante. En vérité, il n’y a pas un seul portrait dans Adam Bede, mais seulement les suggestions de l’expérience arrangées en de nouvelles combinaisons. Quand je commençai à l’écrire, les seuls éléments sur lesquels j’étais fixée étaient, outre le caractère de Dinah, le caractère d’Adam, ses rapports avec Arthur Donnithorne et les rapports de tous deux avec Hetty, la scène de la prison étant naturellement le point principal auquel tendait mon travail. Chaque chose arriva, déterminée par les caractères et leurs relations mutuelles. Les derniers rapports de Dinah avec Adam furent suggérés par George52. »
Nous pourrions aussi bien étudier la naissance et l’évolution des drames lyriques de
Wagner. M. Kufferath note que ces œuvres « ne naissent pas spontanément.
Toujours une circonstance antérieure jette dans son esprit la semence qui devra
mûrir lentement et ne donner ses fruits que longtemps après »
. En 1848,
Wagner s’intéresse au mythe de Siegfried, il écrit un résumé de la légende, il se sent
profondément attiré par elle, mais les événements de sa vie après 1848 l’en détournent
pendant quelque temps. En 1840 et 1850, il tente la fortune à Paris. Il échoue, et ses
préoccupations reviennent et se fortifient, lorsque, à Zurich, il se trouve mis en
rapport avec un philologue, traducteur et commentateur des Eddas. Cependant le
principe directeur ne se constitue pas complètement. Wagner reste incertain, non
satisfait, il erre d’un sujet à l’autre. Un d’eux le ramène au mythe de Siegfried et
il y revient définitivement. Vers la fin de 1850, il reprend un
drame
déjà esquissé par lui sur la mort de Siegfried, il le retouche, commence à composer sa
musique. Mais il remarque de graves défauts dans la façon dont il a compris le sujet.
Certaines parties de la légende précédant la mort de Siegfried étaient rappelées sous
forme de récit. Il y avait là des éléments qui aspiraient à vivre d’une vie plus
déterminée, et que l’ensemble favorisait. Wagner a l’idée d’écrire un nouveau drame
préparant le premier et racontant les aventures de Siegfried jeune. Mais avant
l’achèvement de ce drame nouveau, une autre œuvre dépendante des autres vient
s’imposer, il faut expliquer les rapports de Siegfried avec Brunehilde par la
désobéissance de celle-ci et cette désobéissance même par l’histoire de Siegmund et de
Sieglinde.
« C’est ainsi que de déduction en déduction il arrive à reconnaître qu’il fallait à cet ensemble de drames un prologue où serait montré le crime des dieux d’où naissent toutes les calamités qui fondent sur leurs descendants.
« Voilà comment se trouve développée finalement la Tétralogie dont le scénario, à quelques détails près, était déjà complètement indiqué dans l’étude sur le mythe des Nibelungen 53. »
Remarquons en passant que l’évolution paraît se faire ici, à rebours, en commençant par la fin de l’œuvre. Cela se voit souvent ; un drame dont on imagine d’abord le dénouement, un sonnet dont le dernier vers est trouvé le premier n’ont rien de bien surprenant. Peut-être y aurait-il beaucoup à dire sur ce qu’il y a, au fond, d’artificiel et de contingent dans des séries de phénomènes qui ne sont pas, après tout, moins conditionnées dans un sens que dans l’autre et qu’on peut prendre assez indifféremment par l’un ou l’autre bout. La nécessité relative du temps qui s’impose à nous ne doit pas nous faire conclure à sa nécessité absolue. Mais sans prendre la question à ce point de vue, et sans insister ici sur la métaphysique du sujet, bornons-nous à retenir comme un fait que les constructions qui se font dans l’esprit sont souvent réversibles. Nous pouvons remonter de la solution au problème, du dénouement au drame, du dernier vers au premier, ou faire l’inverse selon les circonstances. Dans un système bien lié, où tout doit se tenir, un élément, quel qu’il soit, doit plus ou moins bien susciter et impliquer les autres, quand on a la liberté de choisir ici ou là le point de départ un peu factice dont on a besoin, ce qui n’est possible que dans certains cas singuliers qu’il ne rentre nullement dans le plan de ce travail de rechercher.
Si maintenant, au lieu de prendre comme exemple une œuvre littéraire ou scientifique, nous passons sur le terrain de la pratique et si nous étudions le développement d’une œuvre industrielle et sociale, nos constatations seront les mêmes. Les matériaux différeront, mais la forme générale reste abstraitement identique. L’idée naîtra et se développera dans les mêmes conditions, se traduisant par des faits à peu près de la même manière.
Regardons, par exemple, la vie et l’œuvre de Godin, grand industriel, fondateur du
Familistère de Guise, l’une des œuvres sociales les plus curieuses et les plus
« suggestives » du dix-neuvième siècle. Godin, fils d’un ouvrier, instruit dans une
école de village, sent, dès son enfance, le désir du rôle social qu’il devait remplir.
« C’est, dit-il lui-même, sous l’empire
de l’idée que la
pratique des arts manuels devait me conduire à un rôle pressenti, qu’à onze ans et
demi je commençai à travailler le fer dans l’atelier de mon père et à prendre une
part au-dessus de mes forces dans les travaux de la campagne, à côté de mes
parents54. »
Voilà le point de départ. Évidemment il est aussi un résultat. Mais nous ne rechercherons pas son origine. Dès qu’on arrive à certains anneaux de la chaîne des inventions, on est forcé de s’arrêter, non que les choses y soient plus compliquées, mais elles y sont plus obscures, et quoique le procédé général paraisse s’y retrouver, nous n’avons plus aucun moyen d’en préciser l’application. D’ailleurs le germe paraît bien acquérir le caractère précis qu’il conservera et qui en fera l’originalité.
Après un « tour de France » où il est vivement frappé par les conditions de la vie de l’ouvrier, il revient à son pays natal, s’y marie, installe un petit atelier pour fabriquer des appareils de chauffage, substitue dans cette fabrication la fonte à la tôle, crée des modèles nouveaux, développe son industrie et vient s’établir à Guise.
Voilà déjà plusieurs inventions ; elles lui permettront surtout de réaliser son idée maîtresse, elles seront des moyens au service d’une fin supérieure, la réussite industrielle rendra possible la réussite sociale ; c’est là qu’est l’originalité de Godin. Ses préoccupations le hantent toujours. En même temps qu’il fait prospérer son industrie il étudie et complète de son mieux, par son travail personnel, une instruction très élémentaire, s’attachant surtout aux questions sociales. Il examine les systèmes socialistes. Aucun ne lui plaît complètement, mais il s’inspire d’eux, surtout il s’applique à réaliser ce qui lui semble utile ; il fait quelques réformes, institue dans ses ateliers des caisses de secours mutuels, mais ces modifications secondaires ne lui suffisent pas, il rêve l’établissement de relations nouvelles et plus justes entre le capital et le travail, le plan du familistère se forme et se développe. L’idée pressentie dès la jeunesse s’était constituée peu à peu, plus remarquable comme réalisation que comme théorie, et Godin a su la faire vivre. Ayant beaucoup lu, il a eu le grand mérite d’avoir su choisir dans des systèmes plus ou moins utopiques ce qui pouvait passer dans la pratique et le mérite plus grand encore de l’y avoir fait effectivement passer.
Cette réalisation d’un idéal a forcément entraîné bien des tâtonnements, des
modifications dans la conception et l’exécution, bien des difficultés que soulevaient
parfois ceux à qui surtout l’œuvre devait profiler. Il commence par la confier à
d’autres et met le tiers de sa fortune dans une entreprise de l’école sociétaire
dirigée par Victor Considérant, puis il agit par lui-même. En 1859, il jette les
fondations de son familistère, en 1880 la dernière aile bâtie du « palais social » est
complètement occupée. Et « après une expérience de vingt années au cours
desquelles toutes les parties de l’œuvre familistérienne s’étaient précisées dans
tous leurs détails minutieux, depuis le plus petit jusqu’au plus grand, il formulait
en articles d’association légale, l’association familistérienne créée de fait
longtemps auparavant55 »
.
Ainsi était établie la « mutualité sociale » par de nouveaux rapports du capital et du travail. La participation aux bénéfices, les secours aux malades, les retraites assurées aux infirmes et aux vieillards n’en étaient pas les seuls caractères. Un mécanisme ingénieux faisait passer à tous les membres de l’association la propriété même de l’établissement industriel auquel ils s’étaient attachés. En même temps Godin avait très bien su ne pas verser dans l’égalitarisme et conserver une hiérarchie. Il eut le temps de voir prospérer l’œuvre qu’il avait ainsi pratiquement « inventée » par un long processus tout à fait analogue à celui par lequel d’autres ont produit des théories ou des œuvres d’art, avec les mêmes tâtonnements, les mêmes synthèses partielles créées par la combinaison des circonstances et de la tendance directrice et le jeu des éléments psychiques et sociaux56.
V
En somme, l’évolution de l’invention nous apparaît comme étant essentiellement un accroissement de systématisation, c’est-à-dire un progrès. Ce progrès se manifeste par deux grands caractères, l’augmentation du nombre des éléments du système et l’harmonie plus grande des relations qui les unissent. Ces deux caractères entraînent naturellement l’élimination des éléments qui ne peuvent s’harmoniser avec la direction générale imposée au développement de l’invention par la nature de l’idée dominante, quand elle est arrivée à se constituer. Le tout représente une augmentation croissante d’harmonie et de finalité. Nous voyons une sorte de tourbillon psychique se former et s’accroître en englobant un nombre d’éléments de plus en plus considérable, et en conservant ou bien en modifiant régulièrement sa forme. C’est la finalité qui est encore ici le grand caractère de la vie psychologique, le développement de l’invention nous montre ses progrès sur un point spécial et pour une partie de l’esprit, pour une sorte d’organisme psychique relativement indépendant qui se constitue peu à peu. Et je pense que, malgré tous les efforts qu’on a faits pour les distinguer, toute évolution se ramène à un progrès, à un accroissement de systématisation et de finalité. C’est là, en somme, ce qui caractérise une évolution et la distingue des changements quelconques avec lesquels on tend quelquefois à la confondre. Dire qu’une institution, une idée, une société, dire qu’un monde évolue, ce n’est pas seulement affirmer qu’il se transforme, c’est affirmer qu’il se transforme d’une certaine manière et dans un certain sens. Les changements peuvent en effet s’effectuer de bien des manières, toute transformation n’est pas une évolution, il en est qui sont même exactement le contraire. Il y a tout intérêt, ce me semble, à distinguer soigneusement les modes de transformation, de changement de tous les groupes de phénomènes qui peuvent faire l’objet de nos études, et à éviter autant que possible de confondre des processus qui s’opposent nettement, après qu’on a d’ailleurs reconnu et noté ce qu’ils peuvent avoir de commun. Mais je n’ai pas à insister ici sur ce point. Je me propose d’étudier ailleurs l’évolution à un point de vue plus philosophique et plus général, je m’en tiens ici à ce qui regarde le développement de l’invention.
Ce qui ressort de notre étude, c’est que même sous ses formes les plus singulières et les plus précises, l’évolution d’un germe d’idée, le développement d’une invention n’est pas une chose fatalement déterminée et réglée à l’avance, au point de vue de la finalité générale de l’œuvre. Ce germe est semblable à un germe vivant dont l’espèce ne serait pas fixée par la nature des procréateurs et qui pourrait soit avorter, soit aussi donner naissance à un éléphant, à un requin ou bien à une cigale. Nous avons vu par quel mécanisme il arrivait peu à peu à l’existence vraie, à la maturité. Son développement ne se fait pas comme en vertu d’une impulsion irrésistible et qui doit aboutir fatalement à tel résultat. Les affinités des éléments qui le composent font naître à chaque moment, et selon le hasard des circonstances qui joue ici un grand rôle, des combinaisons diverses qui seront l’aliment du germe en voie d’évolution, et qui contribueront à faire prendre à son développement telle ou telle direction. Toutefois il ne faut pas aller trop loin dans cette voie et arriver à nier toute évolution régulière et toute influence de l’ensemble du système sur ses formes successives. Au contraire, nous voyons clairement que la nature de la tendance primitivement dominante détermine déjà pour une part la direction du développement. Un auteur chez qui domine l’esprit littéraire ne composera pas un traité philosophique en partant d’un fait qu’il aura observé, il fera un roman, ou une pièce de théâtre. Et chaque progrès de l’invention en la rendant mieux systématisée tend à faciliter encore les progrès suivants et surtout à en déterminer la direction avec plus de rigueur. À mesure que les données du problème se compliquent, les réponses possibles deviennent moins nombreuses. Il peut donc y avoir et il y a en certains cas une évolution suffisamment régulière, faite sous la pression d’une tendance fortement organisée qui rencontre des conditions favorables et prend, dans les cas extrêmes, la forme d’une sorte d’instinct qui se précise de plus en plus, mais qui diffère toujours de l’instinct en ce que, au lieu de se répéter, elle transforme ses produits. Quand elle arrive à ce degré, on voit l’ensemble des éléments de l’invention se souder parfois assez bien et assez vite pour pouvoir être considérés comme un seul élément et agir de la même façon pour évoquer les éléments nouveaux, et aussi pour empêcher l’activité désordonnée de ses propres composants. Ce cas, il est vrai, reste à peu près théorique. Mais nous avons vu que le développement par raisonnement et le développement spontané se rapprochaient assez déjà de cet idéal.
Chapitre III.
Le développement de l’invention par transformation
I
Dans les derniers cas d’évolution que nous avons examinés, la régularité diminuait et l’évolution, on a pu le remarquer, se rapprochait de plus en plus d’une transformation. L’idée maîtresse subsistait, jusqu’au bout sans doute, mais elle se développait de manière à être très sensiblement changée, comme un enfant qui devient homme. Les éléments unis par l’idée maîtresse jouissaient de plus d’indépendance et, la direction générale étant moins forte, on les voyait plus nettement travailler eux-mêmes à l’évolution et provoquer, par leurs affinités propres, les combinaisons nouvelles que l’ensemble devait déterminer. Les tâtonnements étaient plus nombreux, la marche plus indécise.
Supposons que le lien du système général se relâche encore, que la vie indépendante, le caractère individuel des éléments se marquent davantage, on prévoit ce qui doit arriver. Un des éléments que les circonstances ou ses qualités propres auront spécialement favorisé, s’accroîtra, dominera de plus en plus et pourra finir par dissoudre le premier système pour en constituer un autre qu’il dirigera, ou bien, simplement, il deviendra prépondérant et éliminera tout ce qui, dans le système déjà formé, contrarie cette prépondérance, en conservant à peu près le reste. Le développement de l’invention, au lieu d’aller à peu près en ligne droite, fera plus ou moins brusquement un coude. Sans doute le second système dominant, comme le premier, est en accord avec la tendance maîtresse qui avait provoqué l’invention et son développement. Je veux dire que si, par exemple, une œuvre commencée en roman, finit, pour une raison ou pour une autre, par se transformer en pièce de théâtre, l’une et l’autre forme peuvent satisfaire le désir de l’auteur de créer une belle œuvre littéraire, ou son envie de gagner quelque argent, mais elles le satisfont autrement, elles l’incarnent d’une façon sensiblement différente. L’évolution n’a pas été régulière d’une forme concrète de la tendance à l’autre. Il y a eu transformation en somme et non évolution. D’autres fois, ce n’est pas un second système qui vient succéder au premier, c’est une anarchie générale qui se produit. Résultat et expression de l’absence d’une direction forte et de la vie individuelle trop indépendante des éléments, elle arrête l’évolution de l’invention. C’est une des formes nombreuses que prend l’avortement des germes psychologiques.
Mais arrêtons-nous au développement par transformation. J’en trouve dans les Mémoires de M. Legouvé un bon exemple que je vais donner assez au long pour bien mettre en lumière le mécanisme dont je parle. La transformation ici ne porte pas sur la forme extérieure de l’œuvre, il s’agit d’une pièce de théâtre qui reste pièce de théâtre. Cette transformation n’en est pas moins fort réelle. Nous allons voir un germe très net se développer, commencer une évolution régulière et susciter les combinaisons psychologiques capables de s’associer à lui et de l’aider à grandir régulièrement, puis l’un des éléments ainsi attirés et formés va se développer, entrer peu à peu en contradiction avec l’idée primordiale qui avait été le germe de l’œuvre, et, finalement, faire éliminer celle-ci.
L’origine de l’œuvre est assez claire ici et le premier germe défini facilement perceptible. M. Legouvé est déjà un auteur dramatique, Rachel lui demande un rôle écrit exprès pour elle. M. Legouvé se rejette dans l’antiquité, étudie l’ouvrage de Patin sur les tragiques grecs. Le sujet de Médée, qui l’avait toujours attiré, achève de le captiver ; une scène surtout le tente, c’est la mort de Créuse tuée par les présents de Médée.
« Quelle scène, me dis-je, si au lieu d’être en récit, elle était en action ! Si au lieu des enfants, c’était Médée qui apportait ces présents ! Si au lieu d’une vieille esclave, c’était Médée qui aidait Créuse à se parer ! Médée agenouillée ! Médée humiliée ! Médée servante ! Médée suivant sa rivale dans toutes les joies de son orgueil ingénu, et tout à coup, au moment où, saisie par les premières atteintes du mal, Créuse s’écrie : “Qu’ai-je donc ? ” Médée se relevant, bondissant jusqu’à elle, et lui disant avec un cri de rage triomphante : “Ce que tu as ? C’est que tu vas mourir ! ” Quelle situation ! Quel contraste pour une actrice comme Mlle Rachel ! »
Voilà le germe, et l’on peut espérer en sa vitalité à voir l’enthousiasme qu’il
inspire. Il va d’abord se développer comme à l’ordinaire : « Saisi par cette
idée, continue l’auteur, je me mis immédiatement à l’œuvre.
J’écrivis cette scène en deux jours. La scène achevée, vinrent peu à peu se grouper
autour d’elle tous les éléments du drame, tel que je le concevais, et, après un an
de travail, j’apportais mon ouvrage à Mlle Rachel. »
Rachel, après quelques hésitations, s’attache à son rôle. Un jour l’auteur arrive chez elle et le travail commence. Il s’agit d’interpréter la grande scène qui avait été la base de l’édifice.
« Mais, continue M. Legouvé, après quelques essais d’ébauche générale où je la trouvais hésitante et incertaine, elle s’arrête tout à coup et me dit : « Mon cher ami, savez-vous ce qu’il faut faire ? Il faut couper cette scène… — Hein, m’écriai-je, couper cette scène ! la plus saisissante des trois actes ! La plus nouvelle ! La plus riche en effets pour vous ! — Il ne s’agit pas de moi. Il ne s’agit pas de mes effets. Il s’agit du rôle et de la pièce. Or cette scène tue la pièce parce qu’elle tue l’intérêt. — Vous n’y pensez pas ! l’intérêt y est poussé au comble ! — Oui, l’intérêt de l’horreur ! l’intérêt de l’odieux ! Mais ce n’est pas là ce dont nous avons besoin dans ce troisième acte. Songez donc que j’ai à tuer mes enfants et que je dois être touchante en les tuant ! Comment pourrais-je le devenir, quand cinq minutes auparavant j’aurai été atroce, quand on m’aura vue froidement, perfidement, lâchement meurtrière ? La mise en scène du meurtre de Creuse rend impossible le meurtre des enfants : elle le déshonore ! Je ne suis plus qu’une égorgeuse ! Oh ! je sais fort bien tout ce que je trouverais dans cette scène, mais… après, après, je ne croirais plus à mes larmes ! »
« Je la regardai un moment sans répondre, émerveillé, je l’avoue, de voir une fille sans éducation arrivée d’instinct, par naturelle supériorité d’esprit, à la plus profonde critique, et lui prenant la main, je lui dis :
« Vous avez raison, je coupe la scène.
— Vous êtes charmant, me dit-elle en me sautant au cou.
— Avouez seulement, ajoutai-je en riant, qu’il est bien comique que je retranche de ma pièce la situation pour laquelle la pièce a été faite57. »
La scène primitive disparaît donc comme disparaît un organe provisoire quand son rôle est terminé et qu’il deviendrait une gêne. Elle a joué un rôle d’échafaudage ou d’amorce. Grâce à elle, le système s’est ébauché, mais une fois ébauché il n’a pu arriver à se constituer définitivement que sans elle. Il est à remarquer que, dans ce cas, elle n’a pas disparu en s’atrophiant (ce qui arrive parfois), elle a été brusquement retranchée à cause de son incompatibilité avec un autre élément du drame qui est demeuré prépondérant. Et la pièce une fois faite subsiste sans autre modification notable que ce changement d’orientation.
Il faut remarquer aussi la logique spéciale qui détermine ce changement. La tendance
littéraire primitive s’était, associée tout d’abord au désir de plaire à Rachel, et
s’était concrétée dans le désir complexe de créer un drame où Rachel tînt une place
dominante et qui lui convînt. La demande de l’actrice avait été une des conditions de
la naissance du germe, c’est elle qui avait en partie déterminé M. Legouvé à se
décider pour le sujet de Médée vers lequel l’attirait aussi une ancienne prédilection.
C’est pour elle qu’il avait aussi imaginé sa grande
scène
(« quelle situation, quel contraste pour une actrice comme Mlle Rachel ! »
), c’est aussi une observation d’elle qui le décide à
renoncer à cette scène. Le jeu des tendances et des désirs se dessine nettement ainsi
que leurs rapports avec les faits qui se présentent successivement. C’est pour
continuer à s’accorder avec l’un des éléments principaux du désir complexe qui est à
l’origine de l’œuvre, que la transformation s’opère, et la première scène ne répondait
plus aux données du problème parce qu’elle ne s’accordait pas avec lui, et elle ne
s’accordait pas avec lui parce qu’il y avait incompatibilité à ce point de vue entre
cette scène et une autre scène qui paraissait mieux en harmonie avec lui et qui avait
conquis la prédominance. Rachel, dans Médée, devait être touchante même dans le
meurtre de ses enfants, elle jugeait ne plus pouvoir l’être si la première scène était
conservée.
Le cas de M. Legouvé est à rapprocher de l’histoire de la symphonie de Berlioz, Harold en Italie, que j’ai déjà citée. Le point de départ de la
création de Berlioz était l’intention d’écrire pour Paganini un solo d’alto combiné
avec l’orchestre. Ici les choses tournèrent autrement, et la partie du dessein
primitif qui concernait l’interprète fut sacrifiée, le morceau ne fut pas, en
définitive, écrit pour Paganini. Mais Berlioz, tout en renonçant à s’inquiéter
« des moyens de faire briller l’alto principal »
, imagina
« d’écrire pour l’orchestre une suite de scènes auxquelles l’alto se
trouverait mêlé comme un personnage plus ou moins actif conservant toujours son
caractère propre, et, visiblement, cette conception lui a été suggérée par son désir
primitif d’écrire un morceau pour Paganini58 »
. Ce désir a
disparu, chassé par des
circonstances défavorables auxquelles il ne
pouvait s’adapter, mais la seconde partie de l’évolution de l’œuvre, sans se diriger
dans le même sens, se rattache étroitement à la première. Il ne serait guère utile
d’insister sur les différences qui distinguent le cas de Berlioz du cas de
M. Legouvé ; dans le cas de ce dernier c’est l’œuvre même qui s’est transformée, dans
l’autre c’est surtout un motif antérieur, une partie du désir primitif qui inspirait
l’œuvre sans en être précisément un élément.
La transformation peut être plus marquée encore. Il arrive que l’idée directrice,
sous l’influence d’une circonstance extérieure ou d’un revirement intérieur, subit un
changement qui peut aller jusqu’à l’opposition. Musset, qui offre une si riche mine
d’associations par contraste, semble avoir parfois changé, d’une manière brusque, au
témoignage de M. Legouvé, l’orientation de son œuvre. Il critiquait Scribe et lui
reprochait la régularité, l’équilibre de ses pièces. « Il a un défaut,
disait-il, il ne se fâche jamais contre lui-même… Je veux dire que
quand Scribe commence une pièce, un acte ou une scène, il sait toujours d’où il
part, par où il passe, et où il arrive. De là sans doute un mérite de
ligne droite, qui donne grande solidité à ce qu’il écrit. Mais de là aussi un
manque de souplesse et d’imprévu. Il est trop logique ; il ne perd jamais la tête.
Moi, au contraire, au courant d’une scène, ou d’un morceau de poésie, il m’arrive
tout à coup de changer de route, de culbuter mon propre plan, de me retourner contre
mon personnage préféré et de le faire battre par son interlocuteur… J’étais parti
pour Madrid et je vais à Constantinople59. »
Les deux
procédés,
l’évolution et la transformation, sont, ici, très nettement
indiqués et opposés.
L’œuvre reçoit ainsi, pendant son développement, le contrecoup des modifications des sentiments, des vues, des impressions de l’auteur, des conseils qu’on lui donne, etc. Et ce développement en est souvent plus ou moins troublé. Dans l’immense quantité des éléments qui interviennent et qui composent soit la tendance primitive, soit l’œuvre même qu’elle a produite, soit les matériaux qui vont être assimilés, etc., il s’en trouve souvent qui sont spécialement favorisés ou spécialement gênés, et cela entraîne des hypertrophies ou des atrophies qui, poussées à un certain degré, occasionneront un changement notable dans l’équilibre de l’œuvre et la transformeront. Cela peut arriver de plusieurs manières. Tantôt c’est un des éléments de l’œuvre qui se développera de façon à finir par prédominer alors qu’il était d’abord secondaire ; tantôt l’œuvre restant à peu près telle quelle, une œuvre nouvelle se forme autour d’un de ses éléments, finit par constituer un organisme distinct et se sépare de l’ensemble par une sorte de bourgeonnement ; tantôt encore ce sont de nouveaux éléments qui, assimilés par l’œuvre en évolution, réagissent sur elle et la transforment plus ou moins ; tantôt enfin l’œuvre reste à peu près intacte, mais elle arrive à se rattacher à des sentiments très différents de ceux qui l’avaient d’abord inspirée. Dans tous ces cas, il y a une transformation. Le développement ne se poursuit pas toujours dans la même direction, il change de sens, sans que l’œuvre définitive se trouve déséquilibrée.
Les exemples de ces diverses transformations sont très nombreux. Rousseau préparant son discours sur l’influence des lettres et des arts et en modifiant complètement le sens en donnerait un assez curieux si seulement nous savions mieux comment les choses se sont passées. La fantaisie d’un grand artiste, Frédérick Lemaître, fit, comme je l’ai déjà rappelé, transformer un drame assez sombre en une sorte de parodie sinistre. Berlioz, furieux contre miss Smithson qui ne répondait pas assez vite à son amour, épris lui-même d’une autre, compose sa Symphonie fantastique et s’imagine y mettre l’expression de sa haine et de son mépris pour elle. Abandonné par l’autre, plus épris que jamais de miss Smithson, il lui fait accepter sa symphonie comme une expression d’amour passionné. Au reste, la nature même et les conditions de la transformation nous disent combien elle doit être fréquente, et même, à certains égards, universelle.
II
En somme, la transformation est une évolution composée de parties successives incohérentes, ou plutôt elle comprend deux ou plusieurs évolutions non systématisées entre elles ou contradictoires qui se succèdent l’une à l’autre et qui se remplacent. C’est souvent l’évolution particulière d’un des éléments de l’œuvre qui vient troubler l’évolution de l’ensemble auquel il appartient ; elle en détruit l’harmonie jusqu’au moment où l’équilibre se rétablit par la continuation de l’évolution nouvelle et l’élimination des premiers éléments qui ne peuvent y trouver leur place. C’est cette évolution nouvelle qui alors dirige le mouvement général et devient l’évolution de l’œuvre, où l’élément d’abord secondaire a pris le rôle prépondérant, à moins qu’une autre combinaison ne se forme où il ne tient encore qu’une place subordonnée.
Parfois aussi c’est la tendance générale qui inspira l’invention, parfois encore c’est la personnalité même qui viennent transformer l’œuvre et changer le sens de l’évolution, si l’œuvre ou un de ses éléments arrive, en se développant, à se trouver par trop en désaccord avec la tendance inspiratrice ou avec la personnalité. Il arrive qu’un politicien, un penseur même recule devant les conséquences des idées qu’il a laissées d’abord se développer et se refuse à suivre sa pensée où elle voudrait l’entraîner. Un romancier, un auteur dramatique peuvent se laisser détourner de la conclusion logique de leur œuvre par le désir du succès, par la crainte du scandale. Ce sont autant de transformations de la même espèce.
Les raisons diverses qui décident les transformations d’une œuvre sont trop fréquentes pour que cette transformation ne soit pas, au moins pour quelques détails d’une œuvre, sinon toujours pour l’ensemble ou pour des parties importantes, une chose ordinaire et presque obligatoire. Il suffirait pour le prévoir de se rappeler le rôle que nous avons dû attribuer, dans l’invention et son développement, à l’activité indépendante des éléments psychiques, et l’irrégularité presque constante de l’évolution même la plus régulière, et, en un sens, la plus instinctive. L’expérience confirme cette prévision. Le développement d’une invention est toujours mêlé de transformations partielles. On voit continuellement, dans la genèse d’une œuvre quelconque, des idées, des images apparaître, se développer, puis être rejetées de l’œuvre, pour être quelquefois reprises dans une autre. Quand la transformation ne porte que sur des détails, elle paraît négligeable, mais la forme générale même de l’œuvre s’altère souvent. On pourrait peut-être soutenir que le plus mince changement dans un détail suffit pour la transformer quelque peu, mais en laissant de côté les cas qui prêteraient à la discussion, il en reste assez d’autres. Et les cas où la transformation est presque complète, ceux où elle est importante, ceux où elle porte sur des détails, ceux où elle est imperceptible forment une série régulière et graduée qui se prolonge indéfiniment jusque dans les processus évolutifs les moins imparfaits que nous connaissions.
D’autre part, la transformation n’est jamais complète. Elle laisse généralement subsister une partie de la forme et de la matière primitive, et, en tout cas, elle respecte une bonne partie des phénomènes qui constituent la tendance inspiratrice, cette tendance qui, en s’incarnant dans l’évolution, non seulement se précise, mais parfois se modifie avec elle, et qui ne saurait changer absolument de nature sans un bouleversement complet de la personnalité. Il peut se faire, il est déjà arrivé qu’un auteur commence des recherches pour soutenir une opinion à laquelle il tient et que, au bout de quelque temps, l’œuvre déjà commencée, il s’aperçoive que sa croyance est fausse. S’il est sincère, il y aura une transformation très grave de l’œuvre même, et non seulement de l’œuvre, mais des sentiments qui l’ont inspirée ; mais cette transformation laisse intacts d’autres sentiments qui s’alliaient d’abord à ceux-ci, l’amour de la vérité, je suppose, ou le besoin de prosélytisme. Bien mieux, ce n’est qu’avec l’aide de ces sentiments, de ces tendances puissantes et profondes que l’œuvre et les autres sentiments qui l’avaient inspirée pourront se transformer. Sans eux c’est un avortement qui se produirait ou même une continuation hypocrite du premier développement. Ainsi c’est parce qu’il y a quelque chose de stable dans l’esprit que quelque chose s’y transforme ; ce qui détermine la transformation d’une œuvre, c’est la force persistante d’une part des idées et des sentiments qui en avaient déterminé la naissance et qui sont assez vigoureux pour éliminer ce qui les gêne et, au prix d’une révolution, continuer en un sens nouveau le développement commencé. Nous ne pouvons donc opposer la transformation et l’évolution sans reconnaître non seulement qu’elles sont en fait intimement mêlées, mais qu’elles le sont aussi logiquement. C’est, nous le voyons, l’évolution encore que nous trouvons sous la transformation, et la transformation n’a qu’une fin, c’est d’assurer l’évolution. À un autre point de vue, en allant moins au fond des choses, la transformation n’est qu’une complication de l’évolution, un assemblage d’évolutions différentes en apparence, divergentes et incompatibles, sous la forme concrète qu’elles ont prise et dont l’une doit céder devant l’autre. Elles sont des incarnations inconciliables d’une même tendance.
La transformation est composée d’évolutions comme l’évolution était composée d’inventions, seulement tandis que l’évolution impliquait la systématisation logique des inventions successives, la transformation implique, au contraire, plus d’incohérence et d’opposition entre elles. Mais en somme c’est donc l’invention qui se trouve à la base de la transformation. C’est ainsi le même élément que nous retrouvons partout. Selon la façon dont il s’enchaîne avec ce qui le précède, avec ce qui l’accompagne, ou avec ce qui le suit, c’est le développement régulier qui va se produire, ou c’est la transformation. Il ne faut pas, bien entendu, ne voir que de l’invention dans tous les phénomènes qui se produisent ainsi ; l’invention est partout, mais nous avons vu qu’elle ne saurait exister sans la routine et sans l’imitation.
Chapitre IV.
Le développement de l’invention par déviation
I
La déviation est un composé de l’évolution et de la transformation. C’est une sorte de transformation avortée. Si la transformation ébauchée s’arrête, si les éléments discordants qui se développent dans une œuvre, au lieu d’exclure les premiers ou d’être rejetés par eux, de façon à ce que l’orientation du système soit changée mais à ce qu’il prenne une unité nouvelle, continuent à leur rester juxtaposés, englobés avec eux dans un tout mal systématisé, c’est une déviation qui s’est produite. L’œuvre a évolué, s’est développée, mais il s’est aussi développé en elle des parties parasites, discordantes, qui ont évolué et ont pu continuer à vivre. Les deux orientations divergentes de l’ensemble du système, au lieu de se remplacer, comme dans la transformation, continuent à subsister ensemble sans s’harmoniser, mais leur importance est parfois très inégale.
Il n’est guère d’invention, surtout d’invention un peu considérable, qui, en se développant, ne subisse quelques déviations. Elles sont dues le plus souvent au développement excessif de certains éléments qui viennent prendre dans l’ensemble une place exagérée, au point que parfois l’œuvre ressemble un peu à un monstre double. Le jeu des éléments psychiques, pour peu qu’il reste indépendant, entraîne tout naturellement des déviations plus ou moins grandes, comme il tend, par le même mécanisme, à provoquer des transformations, et nous avons vu que l’invention suppose presque fatalement une assez grande indépendance des éléments. Il faut donc prévoir que la déviation sera presque de règle dans le développement de l’invention. Mais on peut s’attendre à ce que chez un esprit normal elle reste souvent légère ; trop grave et trop forte, elle a plus de chances d’entraîner une transformation, plus faible on la supporte mieux. Cependant ceci n’est nullement une règle absolue et le sort de la déviation dépend de conditions assez complexes. De très grands génies en présentent de fort remarquables.
Les déviations varient beaucoup quant à la gravité. Les « longueurs » dans les œuvres littéraires en sont une forme fréquente et les plus hauts esprits y sont parfois les plus exposés. Hugo en fourmille. Les chapitres sur Paris à vol d’oiseau et sur la Cathédrale dans Notre-Dame de Paris sont évidemment en dehors de l’action (si bien qu’ils ne figuraient pas dans les premières éditions) et d’une longueur disproportionnée. Ils tendent à transformer l’œuvre, à substituer une étude d’archéologie à un roman. La transformation ne s’accomplit pas, mais la déviation reste. Dans les Misérables, dans les Travailleurs de la mer, les longueurs abondent bien davantage et on les a souvent relevées. Un critique60 a fait remarquer que l’on pouvait distraire de la Maison du berger, de Vigny, tout le passage sur les chemins de fer pour en faire une pièce distincte. Cela eût été, si Vigny l’avait fait, un cas de développement greffé sur un autre, d’évolution indépendante d’un élément de l’œuvre primitive, une transformation d’espèce particulière, ou une évolution double, mais Vigny a laissé subsister la déviation.
Pourquoi ces déviations ? Les causes en sont nombreuses et diverses, mais elles
agissent toujours en favorisant la vie distincte et indépendante d’un des éléments de
l’œuvre. Parfois on peut les prendre sur le fait, on voit la circonstance particulière
qui introduit dans l’œuvre le germe dont le développement sera toujours mal accordé
avec le système dans lequel if s’accomplit et qui lui donne la force de vivre et de se
développer. Alphonse Daudet, par exemple, nous raconte ainsi la genèse d’un épisode
souvent critiqué de Numa Roumestan, la mort d’Hortense le Quesnoy.
C’est une circonstance accidentelle de la vie de l’auteur qui lui a imposé la
déviation partielle de l’œuvre. « … Pourquoi poitrinaire ? Pourquoi cette mort
sentimentale et romance, cette si facile amorce à l’attendrissement du lecteur ?
Eh ! parce qu’on n’est pas maître de son œuvre, parce que durant sa gestation, alors
que l’idée nous tente et nous hante, mille choses s’y mêlent draguées et ramassées
du reste au hasard de l’existence comme des herbes aux mailles d’un filet. Pendant
que je portais Numa, on m’avait envoyé aux eaux d’Allevard ; et
là, dans les salles d’inhalations, je voyais de jeunes visages, tirés, creusés,
travaillés au couteau, j’entendais de pauvres voix sans timbre, rongées, des toux
rauques, suivies du même geste furtif du mouchoir ou du gant, guettant la tache rose
au coin des lèvres ; de ces pâles
apparitions impersonnelles, une
s’est formée dans mon livre comme malgré moi, avec le train mélancolique de la ville
d’eaux, son admirable cadre pastoral, et tout cela y est resté61. »
Souvent ainsi une impression un peu vive venant faire entrer dans l’œuvre en évolution les éléments qui l’ont provoquée, l’éveil par un élément de l’œuvre d’un sentiment déjà puissant, une occasion quelconque parfois, peuvent déterminer une déviation. On en trouve, chez les esprits les plus originaux, qui sont dues à la lutte de l’invention nouvelle et des anciennes habitudes que l’éducation, le milieu ou l’hérédité ont trop solidement ancrées pour qu’elles laissent aisément la place libre. De là les taches, les manques de logique qui déparent souvent les œuvres des esprits originaux puissants et plus souvent encore peut-être celles des précurseurs. J’ai déjà dit combien il était rare qu’un génie sût aller logiquement au bout de son invention et ne fût pas entraîné, d’une part, à outrer certaines idées personnelles, et, de l’autre, à garder sur bien des points trop de restes du passé qui amènent ou constituent autant de déviations d’une œuvre. J’ai rappelé, par exemple, la mythologie surannée de Baudelaire. Dans les œuvres de la seconde manière de Wagner, Tannhæuser, Lohengrin, on peut constater quelques déviations de ce genre. Au second acte de Lohengrin, par exemple, après des scènes vraiment « vagnériennes », on retrouve des chœurs dans le goût de l’ancien opéra. Il arrive aussi, d’autres fois, que, dans les premières œuvres d’un esprit original, ce sont les tendances novatrices encore faibles, mal organisées, mal débrouillées par l’auteur même, qui déterminent une sorte de déviation, et nuisent à la régularité de l’œuvre présente, tout en promettant pour l’avenir des œuvres supérieures. Le génie personnel est déjà assez fort pour troubler l’imitation et la routine, il ne l’est pas assez pour les dominer. C’est ce qu’on peut observer dans les premiers recueils poétiques de Victor Hugo.
Le début des évolutions, l’état « primitif » est fécond en déviations étranges dues à l’indépendance des éléments, à leur incohérence, au développement exagéré de l’un d’entre eux. L’esprit est encore mal formé, la tendance directrice trop incomplète ou mal organisée ne sait pas conduire un ensemble en subordonnant convenablement les détails. Les enfants, les peuples primitifs, en s’essayant à des œuvres d’art, se trompent bien souvent en ce sens et juxtaposent des détails qui ne peuvent s’accorder. Un des éléments de l’œuvre devrait en éliminer d’autres, mais ils subsistent tous les deux, c’est une déviation. Certains dessins d’enfants, par exemple, représentent des maisons dont l’intérieur et l’extérieur sont également visibles ; on voit des hommes plus grands que leurs habitations, un œil de face dans une figure de profil, incohérence longtemps conservée sur les monnaies d’Athènes, etc. Dans l’art égyptien, des déviations de ce genre ne sont pas rares, et elles sont devenues une sorte de routine, dont l’invention de l’artiste devait subir continuellement la pression. Les éléments d’une œuvre, dans de pareils cas, sont traités à part les uns des autres, et se sont développés individuellement ; le lien qui les a reliés est assez lâche pour permettre les déviations.
Dans les civilisations avancées, les faits analogues sont encore assez fréquents. Cela est dû pour une part à l’influence de la routine, pour une autre grande part à l’invention elle-même. L’homme qui invente est toujours à quelques égards un primitif, et celui qui imite, l’est souvent aussi, il est relativement très rare qu’un homme ait assez de génie pour conserver de la routine et de l’imitation tout ce qu’elles ont de bon, pour inventer beaucoup et pour inventer d’une manière si régulière et si fortement organisée que son œuvre soit complètement harmonieuse. Cela est un idéal à peu près irréalisable. Aussi nos arts, nos œuvres littéraires, nos raisonnements témoignent souvent d’une barbarie dont on ne se méfie pas assez et qu’on ne remarque pas autant qu’on le devrait. Quelques méprises, parmi celles qu’on s’amuse à relever, ne sont pas d’ailleurs des déviations bien intéressantes, ni de beaucoup de portée. Je n’insisterai donc pas ici sur les erreurs de perspective des peintres, ni sur leurs fantaisies astronomiques ou physiques, la tendance de certains à tourner vers le soleil couchant les cornes du croissant de la lune, ou à indiquer des ombres que contredit la position du soleil dans le tableau. Je ne parlerai guère non plus des phrases incohérentes qu’on recueille chez quelques écrivains. La déviation s’y marque souvent par l’incohérence qui résulte de la juxtaposition de mots tendant à faire supposer à côté d’eux d’autres mots, ou derrière eux d’autres idées que celles qu’y a mises l’auteur62. Mais voici un cas assez curieux par lui-même, et qui en même temps nous laisse entrevoir la cause et le mécanisme de toute une série de déviations. C’est de Delacroix qu’il s’agit.
« Il s’abandonnait trop à lui-même, dit Maxime Du Camp, et ne résistait pas assez à cet emportement interne qui est la fièvre du travail. Un jour j’étais chez lui, dans son atelier… nous nous taisions et il avait oublié que j’étais là. Il peignait une Fantasia de petite dimension. Un cavalier au galop a lancé son fusil en l’air et lève la main pour le rattraper, pour le saisir au vol. Delacroix était très animé. Il soufflait bruyamment ; son pinceau devenait d’une agilité surprenante. La main du cavalier grandissait, grandissait, elle était déjà plus grande que la tête et prenait des proportions telles que je m’écriai : “Mais, mon cher maître, que faites-vous ? ” Delacroix jeta un cri de saisissement, comme si je l’eusse réveillé en sursaut ; il me dit : “Il fait trop chaud ici, je deviens fou...”
« Quelques minutes après, nous marchions côte à côte sans parler. Rue Laffitte. il s’arrêta devant la boutique d’un marchand de tableaux et regarda longtemps à travers les vitres une toile de lui… Il me dit : “Dehors je vois mes tableaux, chez moi je ne les vois plus. Comme Sancho dans l’île de Barataria, j’aurais besoin d’un médecin qui me toucherait de sa baguette quand je vais me donner une indigestion.” Nous avions repris notre route, je l’écoutais : “Quelle misère que la nôtre ! Voir des chefs-d’œuvre dans son esprit, les contempler, les rendre parfaits par les yeux du cerveau, et quand on veut les réaliser sur la toile, les sentir s’évanouir et devenir intraduisibles ! Être comme Ixion, se précipiter pour embrasser la déesse et ne saisir qu’un nuage ! Quand je fais un tableau, je pense à un autre ; alors j’obéis à la rêverie qui m’emporte, comme vous l’avez vu tout à l’heure. On dit que le travail est un enivrement ; non, c’est une ivresse, je le sais bien63.” »
Nous saisissons ici une des conditions les plus fréquentes de la déviation d’une œuvre, c’est sa réalisation, qui n’est d’ailleurs qu’une forme du développement. Elle consiste essentiellement, en effet, dans l’adjonction au système primitif de synthèses d’images, d’idées et de mouvements dont une bonne part au moins la met en rapport avec l’ensemble d’états de conscience qui est en nous la représentation de la vie réelle et du monde extérieur. Cette introduction de nouvelles synthèses met souvent en contact avec l’ancienne, avec l’idée première, des éléments mal disciplinés qui se développent irrégulièrement. En s’enrichissant, en se réalisant, l’idée se trouble. Pour arriver à l’existence concrète, pour se traduire dans le monde extérieur, elle doit perdre une partie de sa pureté, et parfois ce qu’elle a de meilleur en elle-même. Il faut voir combien est fréquente cette triste opposition de la pureté et de la vie. Elle éclate bien souvent dans le développement de l’invention. Tant que l’idée, tant que le sentiment reste vague, abstrait, aussi peu réel que possible, il ne comprend guère, parfois, que des éléments peu nombreux, mais très étroitement liés, sans altération, sans mélange d’impuretés ; dès qu’il tend à préciser et qu’il se développe, il est obligé de s’allier à d’autres systèmes, de s’annexer des éléments qui, presque fatalement, le surchargent de scories ou font dévier sa marche. De là les regrets du poète se plaignant que le meilleur de sa poésie demeure en lui-même, l’opposition continuelle du rêve et de la réalité, de l’idéal et du réel. Plus le développement d’une invention quelconque l’implante dans le inonde réel, et la rend vivace, plus elle a de peine à garder son harmonie primitive, à ne pas se corrompre de quelque manière. Ce n’est pas d’ailleurs vers la déviation complète, qui serait la mort, que tend le développement concret, c’est vers un état moyen adaptant la création qui évolue à une réalité multiple et incohérente, en lui conservant assez d’harmonie pour qu’elle puisse continuer à vivre. Aussi voit-on des idées, des projets, des sentiments qui naissent mal conformés, surchargés d’éléments discordants, se régulariser, au contraire au fur et à mesure de leur développement. Et, en ce qui concerne l’œuvre littéraire ou l’œuvre d’art, s’il n’est pas rare que l’exécution détériore un peu la conception, il arrive souvent aussi qu’elle l’améliore sur plusieurs points. Certains illogismes, certains défauts frappent davantage quand l’œuvre a pris corps, et comme ils deviennent plus gênants, ils tendent à susciter une réaction qui les élimine. Le développement qui tend presque toujours à déformer une pensée, tend donc aussi dans une certaine mesure à la reformer. Le résultat dépend des circonstances rencontrées par le germe aussi bien que de sa nature primitive, mais il est généralement médiocre. En certains cas aussi, l’évolution paraît bien s’accomplir régulièrement, sans déviation notable.
Ce phénomène, assez aisément explicable, des déviations à peu près imposées à l’invention par le fait même de son développement, nous le retrouverions bien plus net si nous avions à examiner la question au point de vue sociologique. Une institution, un régime, tout en s’améliorant à un certain point de vue par la réalisation et la croissance, en devenant plus forts et plus aptes à vivre, deviennent aussi moins purs et descendent facilement à un niveau moral inférieur. Un fait qui par son exagération même, et quoique les causes en soient multiples, nous donne une idée de cette déviation des phénomènes sociaux, c’est la discordance qu’on a si souvent relevée entre les programmes des candidats et l’œuvre des députés. Peut-être faut-il aussi rapprocher de ces altérations du développement d’une invention, les différences qui se manifestent moins qu’on ne l’a dit, mais qui sont cependant réelles, entre l’enfant et l’homme, et, plus régulièrement peut-être, entre les jeunes et les vieux animaux de la même espèce, le chaton et le matou, le poussin et la poule ? D’un côté l’innocence (bien relative), la gaucherie, l’inhabileté, la grâce, de l’autre l’adresse, l’habitude, la prudence, l’absence (relative encore) de naïveté, et une certaine corruption (en prenant le mot en son sens psychologique général). Il y aurait, je crois, quelque chose de fondé dans ce rapprochement. Une bonne part de la vieillesse mentale est due à des déviations, à des déformations, que l’éducation d’abord et la vie ensuite, avec ses spécialisations forcées et les conditions multiples et incohérentes auxquelles elle l’oblige à s’adapter, imposent à l’esprit. Il est possible aussi que la vieillesse physiologique et la mort prêtent à des considérations analogues.
II
Quand l’esprit est faible, quand la tendance directrice reste sans vigueur, la déviation a vite fait de détruire le germe d’idée qui vient de naître, et d’en éparpiller les éléments, à moins que des circonstances exceptionnelles ne le favorisent. Cela se passe continuellement, et c’est une des causes de l’avortement si fréquent des germes psychiques. Une idée originale, si elle ne se rattache pas à quelque croyance déjà affermie, à quelque sentiment assez fort, si elle n’est pas produite plusieurs fois de suite dans l’esprit par une combinaison de circonstances favorables, a contre elle presque toutes les chances. Aussi voit-on rarement se développer les idées que font éclore dans un cerveau mal préparé une conversation ou une lecture. Presque toujours elles dévient, se troublent ou se transforment par les associations que provoque tel ou tel de leurs éléments ou que suscite la pression de l’habitude et de la routine. La déviation est donc une cause très fréquente de ce qu’on peut bien appeler la mort et la décomposition des germes d’idées ou de sentiments. Ce qu’il y a de nouveau dans un état de conscience est généralement ce qui est le plus exposé à disparaître. À chaque instant, mille petites innovations, mille changements imperceptibles viennent rompre nos habitudes et modifier un peu notre vie, mais ces nouveautés, faibles par elles-mêmes et sans soutien intérieur ou extérieur, disparaissent sans laisser de trace appréciable.
Si l’esprit est souple et vigoureux, si la tendance directrice est subtile et exercée, cette même déviation devient, au contraire, une cause de fécondité, et même quelquefois une sorte de procédé de développement conscient et voulu, une sorte de méthode. Le jeu indépendant des éléments psychiques est très favorable à l’invention, bien qu’il semble devoir nuire à son développement, puisque celui-ci implique une logique assez grande ; il peut lui servir souvent, à la condition d’être maintenu dans des limites variables par une influence suffisante. L’invention se développe alors, non point par une chaîne de conséquences presque immédiatement tirées du fait qui leur sert de point de départ, non point par une série de réponses que la question ◀posée provoque sans retard, mais par de singuliers enchevêtrements d’idées. L’invention sort à chaque instant de sa route régulière pour chercher fortune à droite et à gauche et toujours, au bout d’un certain temps, elle est remise dans sa voie, chargée du butin qu’elle peut utiliser, par la tendance directrice.
L’esprit, pour profiter de la déviation, peut la faire tourner au profit de l’invention même qu’elle tend à ruiner, ou bien y prendre le point de départ ou le complément d’une autre invention. Dans le second cas, nous avons un développement par transformation, une évolution greffée sur une autre, ou bien une sorte d’union de deux séries d’idées différentes par un lien nouveau, une jonction établie par un fait qui fournit à l’une de ces séries, pour qu’elle se les assimile, des phénomènes dont l’autre série a été l’occasion, mais qu’elle n’a pu s’assimiler. Les choses d’ailleurs ne se passent pas toujours ainsi, et parfois il ne reste qu’une apparence de déviation. Il se trouve plutôt alors que l’une des séries s’affaiblit, tandis que l’autre surgit dans la lumière de la conscience sans qu’on puisse trouver un lien entre les deux. L’esprit passe d’un sujet à un autre par un mécanisme assez obscur, que l’on peut cependant, je crois, restituer par analogie. C’est plutôt l’attention qui dévie, en ce cas, que le système d’idées auxquelles elle s’attachait d’abord. Mais si nous considérons l’attention, avec tout son cortège de phénomènes psycho-organiques, comme étant une partie intégrante du développement de l’invention, nous sommes conduits à rattacher les cas de ce genre au développement par déviation, quoiqu’il soit plus naturel d’y trouver, plutôt qu’une déviation, une substitution. En tout cas, les procédés, quoique semblables à certains égards, doivent être distingués, car la déviation, dans le cas qui nous occupe maintenant, peut n’être que passagère et le système d’idées momentanément abandonné pourra se retrouver, plus tard, intact et même mieux organisé.
Ce sont les formes de ce procédé que l’on retrouve, me semble-t-il, dans les observations de M. Souriau. M. Souriau, à mon avis, a, malgré ses réserves, un peu trop généralisé les faits observés par lui, d’ailleurs, avec beaucoup de netteté et de précision, et avec un sens extrêmement rare, et d’autant plus précieux, de la réalité psychologique. Nous avons pu constater, en effet, que l’invention se développait selon des modes assez différents, et si au fond ils ne vont pas sans de grandes analogies, s’ils se mêlent toujours et se combinent, si les éléments y sont peut-être identiques, le dosage et la combinaison de ces éléments et de leurs composés mêmes y varient assez pour qu’il y ait intérêt à ne pas les confondre et à reconnaître plusieurs formes de développement.
« Nous trouvons le plus souvent, dit M. Souriau, nos idées par digression. Ainsi, au moment où je commençais à écrire cet alinéa, je m’efforçais de trouver des exemples de cette déviation involontaire de la réflexion ; et justement je me mis à penser aux rapports de la critique et de l’inspiration que dans mon plan j’avais rejetés beaucoup plus loin ; ne pouvant me soustraire à cette obsession, je notai l’idée qui s’imposait à moi, à savoir qu’il était impossible de faire à la critique sa part, et que dans le travail de la composition il ne pouvait y avoir que deux méthodes de développement, l’une rapide et absolument irréfléchie, l’autre tout à fait réfléchie et très lente… Mais lorsque j’eus écrit quelques lignes sur ce sujet, j’éprouvai cette sensation particulière qui nous affecte lorsqu’une personne que nous ne voulons pas regarder s’approche de nous. Je sentais revenir les idées que j’avais essayé d’écarter ; ma pensée se retournait malgré moi vers mon premier sujet… Ainsi l’effort de réflexion que je portais sur l’idée de critique aboutissait à une idée relative aux distractions de l’intelligence, comme tout à l’heure en réfléchissant à ces distractions, je m’étais mis justement à penser à la critique… Je pourrais donner mille exemples de ce genre… Si j’analysais presque toutes les idées développées dans cet ouvrage, je pourrais montrer que chacune d’elles m’est venue au moment même où je réfléchissais à une autre ; en sorte que si mes réflexions avaient un effet, c’était bien rarement celui auquel je m’attendais. En pareille matière, il serait téméraire d’attribuer à des observations personnelles une valeur générale. Je crois pourtant que le procédé de composition dont je me suis servi est le plus ordinaire et que par la réflexion nous trouvons plus facilement des idées à côté du sujet qui nous occupe que sur ce sujet même… Nous perdons ainsi une grande quantité de travail intellectuel, qu’il y aurait peut-être moyen d’utiliser, en menant pour ainsi dire de front toutes les parties d’un même ouvrage et même plusieurs ouvrages à la fois64. »
L’autre façon dont l’esprit peut profiter de la déviation pour développer ses idées, se rattache à une classe de phénomènes très nombreux et très fréquents, dans laquelle prendraient place la métaphore, la comparaison, et même un grand nombre de procédés littéraires et de figures de rhétorique, l’attention artificielle, les procédés mnémotechniques, etc. Il s’agit, avec tout cela, de fixer dans l’esprit une idée qui ne s’y accroche pas d’emblée, et qu’on parvient à y installer en faisant intervenir, un peu artificiellement, mais d’une façon plus ou moins instinctive ou plus ou moins voulue, des systèmes psychiques auxquels on peut incorporer plus facilement l’idée que l’on veut retenir, et qui d’autre part sont assez étroitement unis aux idées habituelles ou aux sentiments dominants pour pouvoir être aisément rappelés ou mis en activité. On supplée par un artifice à la faiblesse de l’esprit en général ou à celle de l’état de conscience que l’on désire préserver. On enferme une idée dans une métaphore, une maxime dans un apologue, on rattache un travail à faire à la récompense qu’on obtiendra, on associe ainsi un état faible à des tendances vigoureuses qui lui permettent de vivre et de se développer. Le moyen peut échouer, dans la métaphore l’image éclipse l’idée, on prend de la fable sa partie littéraire et on néglige la moralité, etc., mais il réussit quelquefois. Lorsqu’il réussit, le système qui a accueilli l’élément et qui le rend ensuite fortifié, qui lui a servi d’appui, a été l’occasion d’une déviation véritable qui était le seul moyen de retrouver la bonne voie.
De l’immense quantité des moyens divers d’utiliser une déviation spontanée ou de provoquer cette déviation, on peut conclure à la fréquence des cas où la faiblesse de l’esprit est utilisée par lui et tourne à son avantage, où il se sert d’une infirmité pour se fortifier. Cela, en effet, est de tous les instants. Au reste, un exemple montrera très bien le mécanisme de cette opération, et nous en avons un très remarquable : c’est le cas d’un auteur dramatique, M. de Curel, recueilli par M. Binet65. Ici la déviation devient un procédé conscient et même voulu, malgré la distinction qu’on verra indiquée par M. de Curel, le fondement d’une véritable méthode.
M. de Curel présente à un haut degré le type imaginatif. La tendance à la rêverie est excessivement développée chez lui, et la rêverie s’accompagne presque toujours de la déviation des idées ; c’est même une des qualités qui la caractérisent. On en sait les dangers, et M. de Curel les a expérimentés.
« La rêverie, dit-il, peut être en moi spontanée ou voulue.
« Spontanée, elle assiège mon esprit dès qu’il est occupé : lecture, travail, réflexion. Quel que soit l’intérêt d’une lecture, il me faut un effort pour achever une page sans avoir été distrait, et mes distractions sont produites par mes rêveries… Chaque fois que je cherche à fixer mon esprit, je suis excessivement gêné par ces rêveries parasites. Elles ont été le fléau de mes études de collège, et plus tard de mes autres travaux. »
L’inconvénient est très net et la déviation ordinaire bien visible. Voici maintenant comment ce défaut a été utilisé pour le développement d’une œuvre.
« La rêverie voulue, continue M. de Curel, est chez moi de tout autre nature. — Je suis en train de faire le scénario d’une pièce : la Figurante. Tout est à peu près arrêté, sauf un point de mon deuxième acte. Je sais que ce deuxième acte aboutit à une scène capitale, voulue par l’action, de laquelle dépend tout mon troisième acte. Mais la façon dont j’amène ma scène importante ne me plaît pas. Allons y réfléchir, et pour cela faisons un tour de jardin. Je sors. Il ne faut pas croire qu’à peine au jardin je me mette à réfléchir à ce qui m’inquiète. Pas du tout. Dès ma première pensée, plusieurs rêveries parasites surviennent, et je fais deux ou trois tours avec la volonté de réfléchir, mais sans exécution. Enfin, parmi les rêveries parasites, voici qu’il s’en établit une qui me transporte dans les couloirs du Vaudeville pendant le deuxième acte de la Figurante. Tout à coup, je m’arrête. Quelqu’un pousse des cris de désespoir : c’est Sarcey, que Jules Lemaître cherche à calmer. “Non, ça n’est pas du théâtre, s’écrie Sarcey, je n’admettrai jamais qu’une femme”, etc. Et il s’établit une discussion entre Lemaître et Sarcey, précisément au sujet de ma grande scène si difficile à amener. J’écoute le débat, j’y dis mon petit mot. Naturellement, je finis par avoir raison ; le troisième acte se termine par un triomphe, puisque toutes mes rêveries sont optimistes ; mais peu importe, au bout d’une heure je rentre à la maison éclairé sur mon deuxième acte. Ma rêverie a donné un cadre à mes réflexions et, grâce à elle, je tiens mon scénario complet.
« Je m’aperçois que le mot de rêverie voulue est tout à fait impropre. L’analyse seule m’a prouvé que cette forme de rêverie était souhaitable. Lorsque je quitte mon travail, je ne dis pas : Allons rêver à ma pièce, mais : — Allons y réfléchir. Tout est là. Ma réflexion se dramatise d’elle-même et d’une façon si heureuse que je la croyais voulue… après coup.
« Cette variété de rêverie utile est très développée chez moi et vient sans cesse à mon secours dans les cas les plus différents. »
La volonté se sert ici de l’instinct pour le subordonner à ses propres fins, différentes de celles de l’instinct ; elle est encore en formation dans ce processus, la volition ne correspond pas très bien à ce qui arrive en effet, mais il est assez naturel de penser qu’elle finira, qu’elle peut finir par s’y conformer et que la rêverie sera voulue en tant que telle ; en un sens elle l’est déjà. Surtout, l’observation de M. de Curel met en pleine lumière le rôle de la déviation. Nous y prenons sur le vif la vie indépendante des éléments psychiques, nous voyons comment elle produit à chaque moment des arrêts et des déviations, et aussi comment une tendance directrice sait la tolérer et même l’encourager, afin de pouvoir ensuite la diriger à son profit. Des digressions incessantes, entraînées par le développement anormal de tel ou tel élément, écartent l’esprit du sujet de ses réflexions, puis l’y laissent revenir plus riche et mieux pourvu. À chaque moment, de nouveaux centres d’association se forment et tandis que ceux qui ne peuvent rien donner à l’invention qui se développe disparaissent peu à peu, les autres récoltent des idées, des images ou des perceptions qui seront bientôt utilisés par l’idée qui évolue, mais que cette idée n’aurait pas su faire venir directement à elle. Et dans les petits systèmes secondaires qui constituent la déviation, cela seul est généralement durable qui peut être utilisé, les autres éléments sont insensiblement éliminés ; après avoir fait dévier l’invention ils l’ont servie et finalement ils disparaissent, plus ou moins complètement, devant elle.
Une des caractéristiques de ce procédé, c’est de transporter pour ainsi dire à l’intérieur de l’esprit les combinaisons fortuites qui se présentent au dehors et qui servent souvent à fournir des matériaux à l’idée directrice par l’intermédiaire des sensations et des perceptions. Nous avons reconnu que le hasard fournissait à l’esprit des éléments, qui, saisis par l’idée directrice, vont produire un germe ou un développement d’invention. La découverte de la photographie nous en a donné un exemple. Si l’opinion de M. Souriau : l’invention est la rencontre de la finalité interne et du hasard extérieur, est trop absolue, elle n’en signale pas moins un fait profondément vrai. Mais il y a du hasard aussi dans l’esprit, c’est-à-dire des séries de faits qui ne sont pas ou qui sont mal coordonnées entre elles, et ce hasard-là — extérieur à quelque degré à la tendance directrice — peut devenir, comme l’autre, une occasion d’inventer ou de développer une invention. Aussi peut-il y avoir intérêt à ce que les séries mal systématisées se multiplient dans l’esprit pour que l’idée directrice finisse par trouver dans l’une d’elles l’élément dont elle a besoin. C’est à cela que répond l’activité indépendante des éléments, et c’est ce que réalise la rêverie voulue de M. de Curel. Dans les cas de ce genre, ce sont les images et les idées éveillées par le jeu indépendant des éléments psychiques qui remplacent les perceptions données par le monde extérieur. Le hasard interne remplace le hasard externe ou vient s’ajouter à lui.
Nous sommes, en apparence, aux antipodes du mécanisme direct et simple décrit par Edgar Poë et par M. Sardou. Qu’on relise le récit de Poë et celui de M. de Curel on sera frappé par des différences considérables. Nous avons vu toutefois qu’on passait d’un cas à l’autre par des nuances presque insaisissables. Et même les différences entre les cas extrêmes, pour grandes qu’elles soient, le sont moins qu’elles le paraissent. Au fond c’est toujours la même opération qui se produit. D’une part le jeu indépendant des éléments psychiques n’est pas complètement annulé dans le développement spontané, quasi instinctif, et dans l’évolution par raisonnement, d’autre part, l’influence de l’idée maîtresse, de la tendance dominante est encore très nette et très forte dans le développement par déviation, puisqu’elle arrive non seulement à ne pas se laisser entraîner par les déviations qui se produisent à chaque instant, mais encore à les provoquer, à les diriger quelque peu et à s’en servir. Et dans les cas extrêmes les plus opposés, comme dans tous ceux qui les séparent, nous retrouvons le mécanisme de l’invention toujours identique avec ses conditions générales toujours les mêmes.
Ce qui s’oppose au développement par évolution comme au développement par transformation ou par déviation, c’est l’avortement des germes. Parfois une idée pousse dans un esprit — ou dans un peuple, — puis languit et meurt sans avoir fleuri et fructifié. Elle était trop faible pour subsister dans l’intelligence ou l’intelligence était trop faible pour la nourrir. Nous avons vu que la transformation et la déviation amenaient souvent de ces morts d’idées. Il est des esprits chez qui elles sont singulièrement fréquentes. Ils conçoivent parfois vivement, leur imagination brille et s’éteint vite. Les idées ne naissent pas viables, elles sont sans cesse remplacées par d’autres que le hasard suscite et que l’esprit laisse encore disparaître, sorte de pluie d’étincelles qui brillent plus qu’elles n’éclairent et qui ne réchauffent pas. Mais la mort des idées — parfois suivie d’une résurrection — peut se remarquer dans tous les esprits. Et ce que nous appelons le développement d’une invention est un composé plus ou moins systématique d’évolutions, de transformations, de déviations et d’avortements. Même un procédé de développement, lorsqu’il domine, n’est jamais bien pur. La déviation s’introduit parfois, et sans être convenablement utilisée, dans les évolutions spontanées et j’ai pu en signaler une dans les six vers de Lamartine que j’ai donnés comme exemple. Réciproquement une déviation se compose d’évolutions discordantes, et un développement par déviation contient d’ailleurs des parties où c’est l’évolution qui domine. Mais il n’est pas douteux que la proportion de ces formes de développement ne varie beaucoup selon les esprits et aussi selon les cas, et qu’il n’en résulte, dans la marche de l’invention, des allures assez différentes pour qu’on puisse former des catégories distinctes intéressantes pour le psychologue.
Chapitre V.
Le développement de l’invention, l’imitation et la routine
Sous ses diverses formes, évolution, transformation, déviation, le développement est toujours une même chose : une systématisation croissant plus ou moins régulièrement, une « cristallisation » de la pensée autour d’un noyau primitif, d’un petit système qui va se complétant peu à peu. Chacun de ses progrès est marqué soit par l’harmonie plus grande des éléments, soit par l’augmentation de leur nombre. Dans tous les exemples que j’ai donnés on retrouve aisément ces caractères généraux. Et pareillement l’arrêt de développement ou l’avortement que la transformation ou la déviation peuvent produire, se traduit toujours, sous ses diverses formes, par le non-accroissement ou par la diminution soit du nombre des éléments, soit de la systématisation de leurs rapports. Souvent le développement et son contraire se produisent à des degrés divers dans un même ensemble psychique. Telle invention se développe sur un point, s’arrête sur un autre, et par ailleurs s’amoindrit, de sorte que les gains et les pertes semblent se compenser à peu près, et que l’effet total est parfois difficile à apprécier avec justesse.
Le développement consiste essentiellement en une série, plus ou moins droite ou tortueuse, de petites inventions toujours semblables, au point de vue du mécanisme abstrait, à elles-mêmes et à la première, si l’on connaît celle qui mérite ce rang. Quand les inventions qui viennent après la première et en constituent le développement sont systématisées régulièrement entre elles et avec la première, c’est une évolution qui se produit, sinon c’est un développement par transformation ou par déviation.
Le développement nous donne quelques nouvelles distinctions entre l’invention, l’imitation et la routine. L’invention seule peut, à proprement parler, avoir un développement. Sans doute une routine se développe, en ce sens qu’elle devient plus parfaite, plus automatique, plus routinière en un mot, mais ce développement de la routine, précisément en ce qu’il contient un changement, implique un minimum d’invention. L’acte par lequel nos pensées et nos actes s’associent plus étroitement et plus régulièrement et éliminent les éléments gênants et parasites est encore une invention où nous retrouvons tous les caractères que l’analyse nous a permis de trouver dans l’invention : la tendance dominante et sa combinaison nouvelle avec un élément qu’elle rencontre. Ici la rencontre est préparée par la systématisation déjà opérée, par conséquent la régularité est très grande et la nouveauté très petite. Mais cette part de nouveauté est une petite invention et c’est elle qui constitue le développement. Rendre une routine plus routinière, un automatisme plus automatique, c’est encore inventer à quelque degré. Et réciproquement on peut dire que toute invention prépare un automatisme futur, qu’elle en est le point de départ. Et même on peut aller jusqu’à considérer l’invention comme une déviation de la routine qui produira plus tard une nouvelle routine supérieure à la première. L’invention brise l’habitude, mais elle en conserve les fragments, et l’innovation qu’elle va instituer se répétera si elle est bonne, si elle n’est pas éliminée, et en s’épurant, en se régularisant elle deviendra routine à son tour. Nous avons vu que l’invention pouvait se développer par des déviations ; la routine se développe aussi par cette déviation, l’invention, qui ne la brise que pour l’élargir et la faire reparaître sous une forme perfectionnée.
L’imitation se développe en ce sens qu’on arrive à reproduire de mieux en mieux le modèle que l’on imite volontairement ou non. Mais ce développement se distingue suffisamment de celui de l’invention en ce qu’il n’a pas son principe en lui-même, et en ce qu’il a sa route tracée d’avance, du point de départ au point d’arrivée. Il implique d’ailleurs généralement une certaine part d’invention dans l’amélioration des procédés psychologiques ou autres qui permettent de mieux imiter, invention qui aboutit vite à la routine, car c’est généralement la routine qui facilitera l’imitation et la rendra plus fidèle.
On le voit, nous sommes toujours ramenés à un mélange intime d’invention, d’imitation et de routine, d’évolution, de transformation et de déviation. Il n’y a là ni un accident ni une complète irrégularité. Ce mélange est nécessaire. Les conditions psychologiques et sociales de la vie que nous connaissons sont telles que l’invention n’est qu’une sorte de déviation de l’imitation et de la routine et ne peut germer que sur un terrain préparé par elles. Le développement de l’invention nous en donne une preuve nouvelle, toutes les inventions qu’il comprend et, pour une bonne part, le lien même qui les rattache sont soumis aux mêmes conditions. En ce qui concerne, par exemple, la création intellectuelle, le savoir acquis par l’enseignement, qui est dû en grande partie à l’imitation cristallisée peu à peu dans la routine, et le savoir acquis par l’expérience personnelle qui se transforme aussi en routine et doit bien quelque chose à l’imitation sont des conditions nécessaires — quoique non suffisantes — de l’invention. Dans quelle mesure doivent-ils intervenir pour favoriser le plus possible l’invention et son développement ? Il est impossible de le dire avec quelque précision, parce que, entre autres raisons, cette mesure n’est pas la même pour les différents esprits. Nous en connaissons tous qui n’ont pu donner leur mesure parce que la routine et l’imitation ont été insuffisantes chez eux, parce qu’il leur a manqué les réserves sur lesquelles devait se nourrir l’idée neuve. Ils avaient peut-être les tendances directrices, ils ont inventé quelques germes, mais ils n’ont pu les faire grandir ; le hasard extérieur n’y suffisait pas, les rencontres intérieures étaient trop rares et trop mesquines. Quelques-uns ont pu développer leurs idées, mais mal, au prix de déviations sans compensation et sans utilité, elles sont restées maigres et chétives et n’ont pu porter leurs fruits que lorsque des esprits mieux pourvus — et parfois moins originaux — les ont recueillies. En revanche nous connaissons aussi des intelligences qui ont été comme étouffées sous le poids des routines et des imitations accumulées sur elles, et qui lorsqu’elles ont eu fait toutes les provisions nécessaires n’ont jamais su produire l’idée capable d’en profiter Quelques-unes peut-être auraient pu inventer, plus ou moins, mais la discipline imposée dès l’enfance aux idées, à tous les éléments de l’intelligence, leur a ôté toute initiative. Et c’est un fait assez visible que les uns portent facilement un fardeau d’érudition, une somme de connaissances et d’habitudes intellectuelles sous laquelle d’autres seraient écrasés. C’est un fait aussi que chez certains esprits originaux les idées neuves semblent pouvoir vivre avec un minimum très réduit d’imitation et de routine, de résultats acquis, tandis que chez d’autres, l’idée sèche très facilement si le terrain n’est pas soigneusement préparé. En fait il est probable que tout le monde souffre à la fois de l’excès et du défaut de l’imitation et de la routine. Aucun esprit ne doit pouvoir pousser à bout ses idées, parce que personne n’a au degré suffisant ni toutes les connaissances qui pourraient lui être utiles, ni toutes les habitudes, toutes les routines, tout le métier qui lui seraient nécessaires pour donner au développement de son invention la forme parfaite qu’il rêve. Inversement il n’est aucun esprit dont l’originalité ne soit quelque peu diminuée par l’apprentissage qu’il fait des idées des autres, par les habitudes qu’il s’est données à lui-même ou qu’il s’est laissé imposer. Et tout homme en est réduit, dans les meilleures et les plus rares conditions, à sacrifier au moins une partie de son originalité pour pouvoir tirer parti de l’autre. Quelle est celle qu’il vaut mieux sacrifier, quelle est celle qu’il faut conserver et développer à tout prix, c’est le problème qui s’impose à l’éducation et dont la difficulté excuse jusqu’à un certain point l’insuffisance des solutions données. Au reste, ici encore la réponse à la question doit être compliquée et multiple ; chaque esprit devrait être traité d’une manière spéciale. Mais ceci regarde plutôt l’étude des types intellectuels que la psychologie de l’invention, et nous n’avons à retenir ici que le fait général : la nécessité de la routine et de l’imitation, en quantité variable selon les esprits, pour que l’invention puisse naître et prospérer.
Quant au mélange des trois formes de développement de l’invention, il nous paraît être une conséquence forcée de ce jeu indépendant des éléments psychiques que nous avons reconnu pour une des conditions nécessaires de l’invention. À mesure que cette indépendance diminue, l’activité mentale se rapproche de l’instinct, et l’invention, toutes choses égales d’ailleurs, y diminue. Mais à mesure qu’elle augmente, nous voyons aussi la transformation et la déviation se substituer à l’évolution régulière. En tant qu’il y a de l’invention partout dans l’esprit on peut conclure que la déviation et la transformation y sont forcées, ce que d’autres raisons encore autorisent à croire.
Livre III.
Considérations générales
Chapitre I.
L’invention et la vie
Nous avons eu souvent à rapprocher et à distinguer la vie et la
création intellectuelle. Il faut revenir sur cette question pour l’examiner en elle-même
et de plus près. On a beaucoup comparé l’art et la vie. M. Séailles66 a fortement insisté sur
la création de l’œuvre par la spontanéité vivante de l’esprit, par l’harmonie
qu’imposent et que développent l’idée maîtresse et le sentiment directeur. Il a très
bien vu comment on peut rattacher à l’invention toutes les formes de la vie consciente,
et ce qu’il y a de « génie » jusque dans les cellules de notre organisme. « La
pensée continue la vie, dit-il, elle tend à assimiler, à organiser tout ce qui pénètre
en elle ; on peut la définir aussi justement que la vie du corps “une création”… Loin
d’être un miracle qui rompe brusquement la continuité des
choses, le
génie est peut-être le fait le plus général de la vie intérieure. »
Guyau
rapproche aussi l’art et la vie. « Tandis que l’art, dit-il, s’efforce de donner
toujours l’amplitude la plus grande à toute sensation comme à tout sentiment qui vient
ébranler notre être, la vie même semble travailler dans le même sens et se proposer
une fin analogue67. »
Plus récemment,
M. Ribot signalait dans son cours les analogies de l’imagination de l’inventeur avec
l’instinct qu’il regarde ainsi qu’« une forme équivalente de la faculté
créatrice »
. Celle-ci apparaîtrait « comme le troisième moment d’un
processus d’abord purement physiologique (développement embryonnaire), puis
psycho-physiologique (instinct) et enfin psychologique (imagination créatrice)… Le
développement embryonnaire, en effet, est une véritable création d’ordre
biologique »
. Et, développant sa comparaison, M. Ribot ajoute : « À la
phase supérieure, proprement psychologique, le point de départ est l’idée maîtresse,
l’idéal de l’artiste, du savant, du mécanicien ; le mécanisme du développement est le
même que celui de l’ovule ou de l’instinct. Que l’idée mère apparaisse d’un bloc ou
qu’elle résulte d’un travail latent, toujours l’élément primitif est quelque chose
d’analogue à l’ovule et à l’instinct68. »
Il y a une grande part de vérité dans ces opinions et le lecteur peut d’ailleurs voir par ce qui précède jusqu’à quel point je les accepte, et jusqu’à quel point aussi je les rejette. J’ai cru devoir compliquer un peu la théorie de l’invention. Elle continue l’instinct, mais elle s’oppose à lui ; elle est bien l’expression de la tendance harmonisante de l’esprit, mais elle n’est pas seulement cela, elle ne le serait que dans un cas virtuel dont la réalisation serait plus qu’improbable, et peut-être contradictoire. Elle résulte presque toujours d’une lutte plus ou moins sourde, plus ou moins vite terminée, mais à peu près nécessaire. Sans doute, au fond, nous distinguons toujours l’essentielle activité organisatrice de l’esprit, mais nous trouvons aussi généralement l’activité des éléments qui s’oppose nettement à l’instinct et a la vie organique, et ce qui caractérise précisément l’invention comme tout état nouveau en général, c’est que ces éléments s’opposent et luttent et que l’harmonie générale y résulte de quelques conflits.
Ceci nous aide à comprendre les rapports du génie, du tempérament inventif, avec les troubles mentaux et le déséquilibre en général. Les philosophes ou les médecins qui ont traité la question du génie se sont singulièrement opposés. Pour les uns le génie est une maladie, une névrose, disent certains, et, ajoutent des esprits plus amis de la précision, une névrose de la nature de l’épilepsie. Inversement d’autres auteurs ont vu dans le génie une manifestation de la santé la plus haute et de la plus grande vigueur de l’esprit. Il ne me semble pas impossible, en examinant les faits, de reconnaître la base réelle sur laquelle s’appuie chacune de ces opinions et de voir pourquoi elles sont, en somme, fausses l’une et l’autre. L’invention demande à la fois ou du moins reconnaît pour conditions très favorables un certain déséquilibre de l’esprit et aussi un équilibre très fort soit de l’esprit en général soit de certaines tendances. Comme elle exige généralement une certaine activité indépendante et irrégulière des éléments psychiques, tout ce qui favorise ce genre d’activité peut être une condition favorable à l’invention au sens le plus général du mot, à la nouveauté des phénomènes qui se produisent. Réciproquement un esprit inventeur présentant naturellement, au moins sur certains points, ce genre d’activité, il est difficile qu’il ne le présente que juste au point voulu pour être constamment dans la bonne voie. Pour peu qu’il s’en écarte voici venir les apparences de la folie et du désordre mental. Donc d’une part la folie, les névroses, tout ce qui désorganise l’esprit peut, dans certaines conditions, donner à l’intelligence des caractères de l’esprit inventeur, et en simuler ou, dans les cas favorables, en reproduire le type. Si l’esprit, en effet, réunit en lui les autres conditions du génie, la force, l’ampleur de certaines tendances, etc., il pourra profiter de ses divagations et y puiser, au hasard de la rencontre, des éléments qu’il transformera en germes d’invention, en créations intellectuelles plus ou moins fécondes. Un bon esprit doit profiter de ses aberrations mêmes et de ses folies momentanées ou partielles, car un bon esprit peut en avoir. Un esprit déséquilibré, mais avec certaines parties puissantes, peut en profiter encore quelquefois. Ce qu’il y a de vigoureux en lui peut tirer parti d’une partie de ce qu’il y a d’extravagant et d’insensé, et c’est l’origine des cas où la folie et le génie sont intimement mêlés. D’autre part l’esprit inventif est facilement porté, par sa nature même, à simuler aussi ou à reproduire le déséquilibre et le désordre, soit parce que le jeu relativement indépendant des éléments est naturellement assez marqué chez lui et qu’il doit l’encourager encore dans l’intérêt de ses inventions, soit parce que les tendances mêmes qui dirigent l’invention paraissent indépendantes, en certains cas, chez lui, de l’ensemble de la personnalité, et que l’inconscience même ajoute à l’illusion. Les inventeurs par transformation et déviation peuvent offrir le premier type, peut-être aussi quelques inventeurs par évolution, et les inventeurs quasi instinctifs, comme Mozart, peuvent offrir le second, dans lequel la tendance créatrice donne lieu à des phénomènes qui peuvent paraître analogues aux impulsions de l’aliéné, séparées, comme elles, d’avec la volonté et les tendances conscientes.
Voilà, en gros, ce qu’on doit, à mon avis, admettre. Les choses sont pourtant plus compliquées, et il y aurait bien d’autres considérations à faire intervenir, si l’on étudiait spécialement les rapports du génie et de la maladie. La maladie peut donner de l’originalité en transformant le caractère général des éléments de l’esprit, en leur imprimant le cachet de l’alcoolisme, par exemple. Mais je ne crois pas avoir à insister ici sur ce point.
Il ne faut pas oublier que l’originalité ainsi entendue n’est qu’une partie du génie. Elle se retrouve chez nombre d’imbéciles et de gens très « terre à terre », et le reste du génie, c’est précisément une très forte raison, une logique supérieure, qui peut d’ailleurs rester très spécialisée, c’est-à-dire une aptitude à la synthèse mentale, instinctivement ou délibérément systématique, que l’on retrouverait aisément chez les hommes mêmes en qui l’alliance de la folie, ou des désordres psychiques en général avec le talent semble la moins douteuse, chez Jean-Jacques Rousseau, par exemple, ou chez Edgar Allan Poë.
Il faut tenir compte aussi de plusieurs faits qui poussent à l’exagération. La nouveauté des idées et des impressions frappe, par elle-même, comme un caractère morbide, et la raison en étant difficile à reconnaître, se voit souvent méconnue. Le mot « original » prend dans certaines bouches une acception qui indique nettement ce phénomène. Autre fait : les idées fausses des esprits féconds et forts sont plus nombreuses et poussées plus loin que celle des esprits pauvres et sans vigueur, elles attirent parfois l’attention plus que leurs idées justes, et plus que les idées fausses des médiocres, et par suite apparaissent à tort comme des indices de désordre. Ajoutons qu’elles sont souvent mal comprises et tournées, involontairement ou non, en ridicule par les expressions de ceux qui parlent d’elles. De plus une logique fort rigoureuse permet au savant ou au philosophe d’accueillir provisoirement certaines hypothèses sur lesquelles l’expérience seule peut prononcer, mais qui semblent folles parce qu’elles contrarient des opinions opposées facilement admises par tout le monde sans que personne y pense et qu’on ne peut logiquement affirmer, à l’avance, être plus vraies que les autres. Il n’est pas donné à tout le monde d’imaginer, ni surtout, peut-être, de vouloir réaliser ce que Darwin appelait ses « expériences d’imbécile », mais ces expériences, quand elles n’aboutissent pas, donnent à l’auteur un air de bizarrerie incohérente qui peut tromper le public. Si l’on joint aux idées inusitées les actes en désaccord avec les usages auxquels elles peuvent conduire, on comprendra comment l’originalité peut aisément valoir à un homme la réputation d’un fou.
Inversement la routine peut simuler la logique. En certains cas, son incohérence éclate. Mais elle fait souvent illusion. La régularité prend l’apparence de la raison, c’est qu’elle est quelquefois une logique spéciale, et une logique connue, appréciée, mais elle n’est pas la logique. Les routiniers ne surprennent point (à moins qu’ils ne poussent la routine jusqu’à se trop distinguer du reste des hommes, et alors eux aussi passent pour des « originaux » et des maniaques), ils n’ont point l’aspect troublé, papillotant, et l’apparence incohérente des esprits qu’une raison plus large et moins fixée conduit d’une idée à l’autre, fait osciller et innover parfois.
Il y a du désordre à l’origine de l’invention et dans son développement. Il y en a beaucoup plus que dans l’évolution du germe vivant, parce que cette évolution est, en grande partie, une répétition, une routine, où la finalité s’est produite peu à peu, où l’invention se réduit à un minimum, à l’adaptation d’un développement, semblable à des milliers d’évolutions précédentes, à des circonstances qui ne diffèrent guère de celles qu’ont rencontrées les germes précédents. On peut la comparer, si l’on veut, à une traduction où l’auteur adapte à une langue nouvelle, les idées créées par un autre. Encore l’invention est-elle plus grande dans ce dernier cas. Pour avoir un équivalent plus rapproché de l’invention il faudrait, comme je l’indiquais tout à l’heure, suivre les transformations de l’être dans la série des temps de la monère à l’homme ou aux autres espèces vivantes. Ici les transformations marquent de véritables inventions, mais elles ne paraissent pas s’être accomplies sans désordres, sans crises, sans tâtonnements, et sans déviations, quoique les choses ne semblent pas absolument s’être passées comme dans l’invention humaine.
On peut certes encore voir une sorte d’invention dans le développement de l’adulte, dans ce processus si différent comme résultat qui conduit chacun de nous de germes en apparence semblables à des personnalités fort inégales. Seulement ici nous ne sommes plus en dehors de la psychologie. On invente peu à peu sa personnalité, on s’invente soi-même exactement comme on crée une œuvre d’art ou de science, assez inconsciemment en bien des cas, volontairement et par raisonnement parfois, en profitant des instincts innés ou acquis, en les développant et les enrichissant, en les précisant, en les transformant ou en les déviant avec l’aide des circonstances que les conditions extérieures de la vie et les conditions intérieures de notre propre esprit mettent à notre disposition. Chacun de nous est une sorte d’œuvre dans la formation de laquelle la routine, l’imitation et l’invention ont tenu leur place respective, très inégale selon les individus, exactement comme dans le développement d’une pièce de théâtre ou d’un poème. Il faut bien remarquer aussi que l’invention, étudiée ici dans l’intelligence seulement, se retrouve dans tous les ordres de phénomènes psychiques. On « invente » des impressions, des sentiments comme des idées, seulement, ici, d’une manière générale, la part de l’instinct et de l’imitation paraît plus considérable. Et le développement d’un sentiment ressemble beaucoup à celui d’une création intellectuelle. Un amour naît et se développe comme un drame ou comme une théorie.
Tout n’est donc pas invention dans l’esprit, et il s’en faut, mais il est une qualité des phénomènes psychiques qui paraît spécialement en rapport avec l’invention : c’est la conscience, qui implique généralement une certaine nouveauté et quelque changement. Il ne faudrait pas dire que tout ce qui est inventé s’accompagne de conscience, ou du moins ceci demande à être précisé, car c’est à peu près vrai en un sens. L’inconscience du génie ne porte que sur le mécanisme, non sur les résultats de l’invention, et c’est surtout la partie instinctive de l’invention qui reste au dehors de la conscience. Il ne faut pas dire non plus que tout ce qui est conscient est inventé, mais on peut dire que tout fait conscient implique une petite invention, ou plutôt au moins une petite innovation à laquelle quelque invention pourrait s’accrocher.
Chapitre II.
L’irrégularité dans l’invention
M. Paul Souriau a fort bien reconnu la part de l’irrégulier dans
l’invention. Il l’exprime en généralisant les cas que j’ai cités tout à l’heure, où l’on
trouve des idées en « pensant à côté » et il l’exprime aussi en faisant le principe de
l’invention du hasard qu’il considère comme « le conflit de la causalité externe
et de la finalité interne69 »
. La théorie et les remarques subtiles de
M. Souriau, si elles n’expliquent pas complètement l’invention, éclairent tout un côté
de la réalité que la doctrine du prolongement de la vie laissait un peu dans l’ombre. Il
ne faut pas oublier cependant que le hasard, en tant qu’opposé à la finalité, se trouve
aussi à l’intérieur comme j’ai eu déjà l’occasion de le dire et d’essayer de le faire
voir. Tout n’y est pas entièrement systématisé et soumis à tous égards, à des lois
absolues de finalité. Les rapports des éléments de l’esprit montrent parfois de
l’incohérence, et le mot hasard exprime aussi bien les rencontres de certaines idées
appartenant à des séries différentes que leur choc avec le monde extérieur.
L’invention exige un fonctionnement à la fois logique et illogique de l’intelligence. La logique y est essentielle, puisque l’invention est une systématisation. Mais à peu près fatalement, cette systématisation, à cause de son caractère de nouveauté (qui la distingue de l’instinct où tout est régulier)70, ne se fait pas sans trouble et sans désordre. Elle implique des dissociations, des ruptures d’habitudes, des conflits qui sont déjà autant d’illogismes partiels, elle est due, pour une partie, à des hasards, à des rencontres imprévues et non systématisées d’impressions et d’idées, et souvent elle laisse subsister après elle un désordre considérable, car elle ne modifie pas d’un coup tout l’esprit, elle n’arrive pas à créer subitement l’automatisme et la routine, elle laisse vivre longtemps des idées, des croyances qui ne sont pas logiquement compatibles avec elle, mais qu’elle ne pourra réduire qu’avec lenteur. Prise en elle-même, la création intellectuelle est généralement, pour peu qu’elle soit importante, incomplète et quelque peu désharmonique. Dans les analyses qu’elle nécessite, dans la synthèse qu’elle produit, presque toujours quelque élément disparaît qui devrait rester, quelque autre s’impose qui devrait disparaître. Ceux qui restent conservent des parties parasites, des traces de leur ancien emploi qui les rendent moins propres au nouveau.
Aussi très souvent une invention, bien qu’elle tende à unifier l’esprit, lui est, dans le présent, une occasion d’illogisme et d’erreur, et ce caractère sera d’autant plus marqué que l’invention sera plus une invention, que son importance et sa nouveauté seront plus considérables. Une fois les anciennes idées directrices modifiées, il est difficile d’en conserver ce qui est bon, il est difficile aussi de leur substituer un contrôle efficace et nouveau. L’invention est une sorte de révolution, où le bien s’accompagne toujours de quelques désordres.
Aussi les grands inventeurs n’échappent-ils guère à cette loi, surtout ceux qui innovent le plus, qui n’ont pas le bonheur d’arriver au moment où l’invention est déjà préparée, où le monde, où l’esprit de l’inventeur lui-même sont tout prêts à la recevoir. Je ne sais trop si l’on ne pourrait souvent mesurer la nouveauté et, pour ainsi dire, la valeur d’une invention au nombre d’erreurs et d’illogismes qu’elle inspire à son auteur. Il ne faut pas trop généraliser cette remarque ; le besoin de coordination générale des idées est très variable, et compensera chez tel homme exceptionnellement doué, la tendance à l’erreur que l’invention suggérera. Mais les exemples ne sont pas très rares de génies originaux devenant les victimes de leur invention à laquelle ils n’ont pas su s’adapter. L’idée fausse parfois l’esprit qui la créa. Darwin n’a jamais bien vu les conséquences philosophiques de sa théorie de la lutte et de la sélection. Mais en même temps qu’il conservait quelques-unes de ses anciennes croyances fort peu d’accord avec sa doctrine, il étendait trop ses nouvelles idées, les généralisait mal, déformait inconsciemment la réalité. Sa bonne foi et son génie n’ont pu faire vivre une bonne partie de ses idées de détail. Auguste Comte, l’un des esprits les plus puissamment systématiques, cependant, qu’il y ait eu, a été entraîné à des propositions ridicules par des applications trop étroites de ses idées maîtresses. En art, même chose ; il est presque de règle qu’un novateur garde d’anciennes pratiques en désaccord avec son génie et qu’il outre en même temps ses idées nouvelles de façon à les rendre inacceptables et anti-esthétiques. Voyez le temps qu’a mis Hugo pour acquérir sa pleine personnalité, c’est-à-dire pour réaliser logiquement les inventions entrevues dès sa jeunesse. (Il n’y parvient qu’avec les Contemplations et surtout la première Légende des siècles.) Baudelaire conserve un attirail mythologique suranné qui jure singulièrement avec le modernisme de l’inspiration. Delacroix garde l’admiration de l’art classique, et le respect de son ennemi Ingres. D’autre part son génie personnel l’entraîne à ne pas profiter de ce qu’il aurait pu trouver de bon dans les œuvres qu’il admirait. Gros, précurseur de Delacroix, terrorisé par David, n’ose se livrer à lui-même, finit par ne plus savoir se servir des inspirations nouvelles qui l’auraient mis au-dessus de ses rivaux. Admirez aussi combien M. Zola, combattant le romantisme, est resté romantique, tout en outrant les procédés par lesquels il fut original. Tout en faisant la part des équilibrés, ou plutôt des moins déséquilibrés, nous trouvons à la fois chez l’inventeur ces deux défauts contraires : excès de conservation, excès de nouveauté ; ici l’invention est arrêtée trop tôt, là elle est poussée trop loin.
À cette cause d’illogisme que l’esprit porte en lui, il s’en ajoute une autre : ses rapports avec le monde extérieur. Tous les éléments sur lesquels l’esprit travaille ont des conditions médiates ou immédiates dans le monde, et ce que le monde apporte directement à l’esprit tient dans la vie mentale une place qui varie avec les individus, puisqu’il en est qui sont plus portés à observer, d’autres à réfléchir, mais qui est toujours considérable. Et le monde extérieur est assez chaotique, même dans ses parties les mieux systématisées, comme les sociétés humaines, et il est un peu rude à notre intelligence fragile et facilement déviée qui s’y adapte souvent mal. Si donc l’invention doit sa naissance à nos relations avec les autres hommes et avec la nature, on leur doit aussi bien des déviations et bien des avortements.
Rien ne contribue plus que l’incohérence, les hasards des rencontres extérieures et des circonstances de la vie, la nécessité d’adapter l’esprit à des séries discordantes de phénomènes et spécialement de phénomènes sociaux, à relâcher les éléments psychiques, à mettre en jeu leurs affinités spéciales, à désagréger les systèmes déjà formés. L’expérience, quand on consent à la subir, est la ruine des idées toutes faites et des sentiments de convention. Aussi voyons-nous généralement les idées et les sentiments déjà formés lui résister désespérément, comme une classe possédante résiste aux tentatives qui menacent de la ruiner. Les esprits qui savent ne pas s’adapter à l’expérience conservent plus aisément leur équilibre, et dévient moins, tant que la contradiction n’éclate pas, et que la pression des autres esprits ne vient pas les obliger à se transformer, à se retirer de la vie sociale, ou à perdre toute influence et toute considération. Les autres, ceux qui tâchent par des inventions, par des changements plus ou moins importants de perfectionner continuellement leurs opinions, ceux-là peuvent réaliser un équilibre plus complexe et en un sens plus stable, mais aussi ils s’exposent continuellement au déséquilibre. Il leur faut laisser à leurs idées une liberté qui est déjà par elle-même un désordre et qui peut en engendrer d’autres. La vie indépendante des éléments est une condition de la fécondité de l’esprit, mais elle lui inspire des divagations et des aberrations aussi bien et peut-être plus facilement que des idées justes et des sentiments sains. Le hasard qu’on a introduit plus ou moins dans l’esprit est un principe d’invention, mais, pour les mêmes raisons, il est un principe d’erreur.
C’est la lutte, partout retrouvée dans les êtres en évolution, entre le bien et le mieux. Un des caractères singuliers de l’homme et des sociétés est leur nature inachevée, mal adaptée, n’arrivant à un certain équilibre que pour trouver dans cet équilibre même une gêne pour le progrès, un obstacle à l’équilibre supérieur dont la nécessité se révèle bientôt et ne pouvant chercher cet équilibre nouveau qu’en détruisant l’autre au hasard des confusions et des dangers, mais aussi se servant souvent des confusions et des dangers pour en tirer un équilibre qu’il n’eût pas été possible d’atteindre directement. Il n’est pas de progrès qui ne détruise un progrès d’autrefois et ne contrarie un progrès supérieur. Chacun a pu remarquer qu’il est souvent bien plus difficile de rectifier sur un point les idées de ceux qui en ont déjà que d’en donner de justes à ceux qui n’en ont pas. Quand un esprit adopte une théorie, généralement il détruit quelques-unes de ses anciennes opinions, mais comme la théorie qu’il accepte est forcément fausse ou incomplète par quelque point, il se rend plus difficile l’adaptation de la théorie moins incomplète ou moins fausse qu’il aurait trouvée ou qu’on lui proposera plus tard. D’autre part le contraire est également vrai, et une invention est souvent la condition nécessaire d’une autre invention. On n’arrive ni à la vérité ni au bien tout d’un coup, mais par des degrés successifs ; seulement chaque degré cherche à se faire prendre pour le dernier, et il y a bien des bifurcations, des voies sans issues, des passages où la marche devient difficile et presque impossible. On entrevoit ainsi tout ce qu’il y a de précaire, de hasardeux et même de mauvais dans l’invention (intellectuelle et morale). Et cependant elle est, on peut bien le dire, la seule raison d’être de l’humanité, la seule chose qui puisse, jusqu’à un certain point, et dans notre ignorance de ce qui se passe ailleurs dans le monde, justifier sa persistance à vivre.
Si le hasard doit se ramener, comme je le pense, à une rencontre non systématisée de systèmes agissant chacun pour soi et selon des plans différents, ce qui précède peut nous éclairer un peu la place et le sens de l’invention dans le monde. Le déterminisme extérieur n’est pas, en lui-même, plus opposé que le déterminisme interne à l’harmonie et à la finalité. Peut-être leur est-il indifférent71. Et le monde extérieur paraît bien composé, comme notre esprit, de parties qui, considérées en elles-mêmes, sont des faits systématisés, si les molécules et les atomes eux-mêmes sont bien aussi, comme on tend à l’admettre maintenant, de petits systèmes relativement simples. Mais ces éléments derniers — ou supposés tels — et qui sont les mêmes d’ailleurs dans le monde organique et dans l’autre, en ce sens qu’on n’en retrouve aucun dans les êtres vivants qui ne se retrouve dans le monde physique, n’y sont pas reliés et coordonnés entre eux de la même façon. Leur organisation, presque nulle dans le monde inorganique, devient très compliquée et très hiérarchisée dans le monde vivant, et c’est là le fondement réel de l’opposition vraiment exagérée que l’on établit dans l’homme entre le dedans et le dehors. En dehors de la vie et de son œuvre, les petits systèmes sont souvent plutôt agglomérés qu’unis dans un système plus large. À mesure qu’on passe des atomes aux molécules composées, aux cristaux, aux végétaux, aux animaux et enfin aux sociétés, on voit la complication augmenter, de sorte que l’univers apparaît comme un ensemble assez informe de systèmes très différents par l’importance et la puissance, qui agissent et réagissent les uns sur les autres, et dont quelques-uns au moins cherchent à étendre leur influence, et à s’accroître en s’annexant toujours de nouveaux éléments. Considérée au point de vue abstrait, l’invention est l’acte par lequel quelques-uns de ces systèmes, heurtés, choqués par d’autres, partiellement désagrégés, s’unissent sous le contrôle d’un système supérieur, en un ensemble nouveau. Lorsque le germe de l’invention naît dans un cerveau, il ne trouble guère et ne reconstitue que les éléments psychiques qu’il y rencontre, mais en se développant il ira plus ou moins bouleverser le monde. L’idée de la machine à vapeur par exemple a entraîné comme conséquences des abatages d’arbres, des percements de montagnes, et une quantité de phénomènes physiques qu’il est inutile d’énumérer, en outre de ses conséquences sociales si importantes. L’invention implique toujours, surtout avec son développement, bien des destructions, des morts de systèmes organisés, des déviations et des aberrations, en même temps qu’elle est une organisation nouvelle d’une partie au moins de leurs éléments. Elle peut être un mal si le gain ne compense pas la perte (c’est le cas, par exemple, lorsqu’un événement imprévu en détraquant un esprit, lui inspire des conceptions nouvelles mais fausses), elle est un bien dans le cas contraire, un bien d’autant plus grand que plus d’ordre remplacera plus de désordre.
Elle apparaît ainsi comme l’acte initial par lequel l’esprit prépare, bien ou mal, l’introduction d’une nouvelle forme d’harmonie en lui-même et dans le monde, ou du moins — ce qu’on peut considérer comme rentrant dans la même formule — la transformation de l’harmonie déjà réalisée. Et le hasard qui la suggère et la provoque contribue à se détruire lui-même et à se remplacer par la finalité. Elle marque le commencement d’une évolution nouvelle ou, dans une évolution commencée, d’un arrêt, d’une greffe, et parfois d’une déviation.
Mais comme, en dehors de sa signification psychologique, l’invention a surtout une portée sociale, nous aurons une idée plus nette de sa nature, de ses bienfaits et de ses dangers, en la considérant un peu de ce point de vue72. Nouvelle adaptation à des conditions d’existence déjà anciennes, accommodation à un changement du milieu, elle rend à la société trop de services, et des services trop évidents, pour qu’on ait à prouver son utilité. Mais son côté inquiétant et comme scandaleux est aussi mis par elle en pleine lumière. La déviation de l’idée, parfois utile, mais parfois aussi dangereuse, qui se réalise chez l’inventeur lui-même, est singulièrement aggravée, par sa diffusion dans les masses, par sa réfraction à travers des esprits de densités diverses. Les tendances directrices du milieu vont donner un sens et une portée souvent imprévus au développement d’un germe créé sous l’influence de désirs et d’idées dominantes tout à fait différentes. On sait ce qu’un germe d’idée est capable de produire quand on l’a éprouvé avec des cerveaux d’ignorants et des esprits bas ou vulgaires. Déjà l’homme instruit, intelligent, assez équilibré, devient un véritable primitif, sous l’influence de l’idée neuve qui s’est accrochée à lui, et que, faute de préparation, il ne peut convenablement traiter. Le mal s’aggrave par les déséquilibrés avides de nouveautés qu’ils défigurent et par les routiniers qui ne les altèrent pas moins pour les repousser que les autres pour se les rendre assimilables. L’invention la plus féconde, la plus nécessaire, peut devenir, accidentellement, sur certains points, un germe de maladie et de mort.
On sait assez ce qu’est devenue l’idée de la lutte pour l’existence, et comment s’en est accommodé le type du « struggleforlifer ». Lorsqu’il s’agit, il y a quelque temps, de rétablir dans nos lois le divorce, on entendait les gens discuter et se disputer comme s’il s’agissait de décréter immédiatement l’amour libre. Parmi de nombreuses divagations on ne laisse pas de trouver parfois, sous ces déguisements involontaires de l’idée, une sorte de sens profond de ses conséquences lointaines et possibles, mais c’est un des cas où un instinct imparfaitement éclairé donne des clartés plus dangereuses qu’utiles ; ces conséquences — qu’on les loue ou qu’on les blâme, — on n’a, pour ainsi dire pas, socialement, le droit de les voir si c’est pour les juger avec nos préjugés actuels, ou simplement du point de vue de notre état d’aujourd’hui. Souvent, presque toujours, le novateur le plus déterminé reculerait devant son invention s’il distinguait nettement où elle doit conduire. Quoi qu’il en soit de ses destinées ultérieures, on peut être assuré qu’une idée neuve opérera des désorganisations fâcheuses — en même temps qu’elle laissera longtemps debout des survivances regrettables. En considérant le prix dont la société paye une amélioration, ou n’excuse pas, mais on comprend la haine du pur conservateur pour toutes les innovations, comme l’on comprend, pour des raisons semblables et opposées, la violence du révolutionnaire.