(1874) Premiers lundis. Tome II « Quinze ans de haute police sous Napoléon. Témoignages historiques, par M. Desmarest, chef de cette partie pendant tout le Consulat et l’Empire »
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(1874) Premiers lundis. Tome II « Quinze ans de haute police sous Napoléon. Témoignages historiques, par M. Desmarest, chef de cette partie pendant tout le Consulat et l’Empire »

Quinze ans de haute police sous Napoléon.
Témoignages historiques, par M. Desmarest, chef de cette partie pendant tout le Consulat et l’Empire

Dans un temps où nous sommes affligés de la plaie des Mémoires, où le vrai et le faux, l’authentique et l’apocryphe, se confondent de plus en plus et deviennent presque impossibles à discerner ; quand le moindre contemporain et témoin du drame impérial s’autorise de quelques souvenirs, qui tiendraient en peu de pages, pour recommencer la chronique générale et desserrer volume sur volume ; il est précieux de trouver un homme qui a vu longtemps et de près, qui a manié et surveillé les plus secrets ressorts, et qui raconte avec sobriété les seules portions dont il se juge bien instruit. M. Desmarest, directeur, pendant quinze ans, de cette branche de la police qui concernait la sûreté de l’État, a dû être parfaitement informé des conspirations, tentatives de bouleversement ou d’assassinat sur la personne de l’empereur, qui se sont succédé dans ce laps de temps. Le fond de cet ouvrage, pour lequel il trouve la qualification de Mémoires trop ambitieuse, n’ayant jamais de son chef agi ni ordonné, et qu’il intitule simplement Témoignages historiques, ce fond se compose donc des principales affaires d’État qui l’ont occupé, depuis son entrée au ministère, dix jours après le 18 brumaire, jusqu’à la Restauration. L’attentat de la machine infernale, la conspiration de Pichegru, Georges et Moreau, en 1804, le coup de main de Mallet, les résolutions fanatiques des jeunes Allemands Staaps et La Sahla, etc., sont traités à part, et certains côtés, non publics, de ces événements, apparaissent pour la première fois de manière à compléter les notions éparses qu’on en a déjà. Par un sentiment de gravité et de discrétion qui prouve l’honnête homme et qui ajoute encore au poids de ce qui est affirmé, M. Desmarest a évité d’entrer dans les personnalités proprement dites ; ce sont des documents scrupuleux sur quelques points difficiles de l’histoire qu’il présente. Si la curiosité, toujours maligne, du lecteur, regrette par endroits tant de mesure de la part d’un témoin qui a si bien regardé du dedans, elle a d’ailleurs de quoi raisonnablement se satisfaire en ce qu’il raconte ; si l’on se trouve arrêté souvent plus vite qu’on ne voudrait, on sait du moins qu’on a été guidé constamment dans une voie consciencieuse et véridique.

M. Desmarest ne se défend pas au reste de toute partialité : la grande figure de Napoléon domine, il l’avoue, sa pensée et son livre. Homme d’ordre, de probité ferme, de régularité judicieuse et laborieuse, d’amélioration sociale moyennant l’action administrative, il a surtout apprécié l’époque par cet aspect ; lui-même, dans son rang secondaire, il avait mérité l’estime de l’empereur ; son excellent travail de premier commis passait tous les soirs sous cet œil d’aigle. Il loue Napoléon, à propos des tentatives de complots et d’assassinat dont sa personne était l’objet, de ce généreux dédain qu’il y opposa et du caractère purement défensif que garda l’administration chargée d’y veiller. Tandis qu’en effet les libelles incendiaires, les armes et munitions, les conspirateurs eux-mêmes, étaient continuellement versés sur nos rivages de Normandie et de Bretagne, il ne songeait pas un seul instant à user de semblables moyens contre l’Angleterre : ses guerres comme ses lois étaient empreintes de force et de dignité. « Vers 1811, dit M. Desmarest, une proposition formelle de Vêpres siciliennes contre les Anglais nous vint de Palerme. L’officier de marine, napolitain, Muller d’Amélia, débarqua d’un bâtiment royal en Illyrie, auprès du maréchal Marmont, qui le dirigea sur Paris. Il se disait envoyé par la reine Caroline, décidée alors à se délivrer à tout prix du joug britannique. Pour toute réponse, le négociateur de massacres fut gardé au fort de Vincennes. Les alliés, qui l’en firent sortir en 1814, ont pu voir son écrou et les motifs de sa détention. »

Georges Cadoudal, le plus grand caractère d’entre les conspirateurs royalistes, le plus héroïque des brigands, le Vendéen roturier qui ne souffrait pas de nobles dans son armée ; physionomie attrayante d’ailleurs, ouverte, très replet, les cheveux bouclés, le teint clair et frais, l’œil assuré, mais doux, aussi bien que la voix ; Georges avait, il paraît, été reçu avec hauteur et dureté par le premier consul, lorsqu’il se présenta à lui après la pacification. Les Bourmont, d’Autichamp, et autres gentilshommes, eurent meilleur accueil. Soit prévention de Bonaparte, soit âpre refus de Georges aux propositions qui lui furent faites, l’entretien finit mal. Georges se hâta de passer à Londres, et trois mois s’étaient à peine écoulés qu’il revenait en Bretagne pour diriger de là cette machine du 3 nivôse. Une telle monstruosité d’attentat le ravalait au rang des forcenés assassins. S’étant enfui à Jersey, il y attendait le vent pour regagner la flotte anglaise. Comme il se trouvait dans cette attente chez le comte Leloureux, commissaire royaliste pour ces parages, il aperçut un livre qu’il commença à feuilleter négligemment, puis il s’y attacha. C’était, autant qu’on l’a raconté à M. Desmarest, un commentaire de Gordon ou de Machiavel sur Tacite ou Tite-Live ; il y saisit un passage qui développait cette pensée : « Que les gens chargés de l’exécution des grands attentats n’en tirent jamais les fruits qu’ils espèrent ; car ceux qui, par leur position, sont appelés à en profiter, qu’ils l’aient commandé ou non, ont soin de cacher un instrument honteux, si même ils ne le brisent comme dangereux. » Georges, en montrant le livre à M. Leloureux, lui dit : « Voilà une excellente leçon, et qui ne sera pas perdue. » M. Desmarest ne doute pas que Georges ne soit resté fidèle à cette impression. Le séjour de Londres, de 1801 à 1803, durant lequel il fréquenta des hommes de pensée élevée et de civilisation, contribua sans doute aussi à agrandir ses vues et à mûrir son intelligence politique. Ce qui est certain, c’est que, quand Georges remit le pied en France sur la falaise de Biville, en août 1803, il n’avait plus pour but unique la mort du Consul et l’assassinat à tout prix ; cette mort était résolue évidemment ; il la fallait comme condition première de l’entreprise ; mais le coup se liait à des projets immédiats de remplacement : le 3 nivôse, comme le dit avec concision M. Desmarest, se compliquait ici d’un 18 brumaire. Georges, débarqué le 21 août 1803, attendit cinq mois entiers Pichegru et le dernier débarquement, qui n’eut lieu que le 16 janvier 1804 : cette attente, si périlleuse, serait inexplicable s’il n’avait voulu alors que ce qu’il avait tenté en 1800, tuer d’une manière quelconque le premier Consul. Mais Georges, comme nous l’avons dit et comme M. Desmarest l’a très bien posé, rougissait désormais du rôle d’aventurier et d’assassin par ordre ; il tenait cette fois (et il l’a lui-même proclamé dans son interrogatoire) à réunir des conjurés d’élite, à attaquer le premier Consul de vive force, mais avec des armes égales à celles des gardes de son escorte, à le frapper enfin de l’épée dans un choc militaire, comme un vaillant, et non sous les formes clandestines du meurtre. Ce projet presque chevaleresque, joint aux difficultés politiques qu’opposa Moreau, explique le long retard par où périt cette conjuration, la plus forte assurément qu’ait essuyée la fortune de Bonaparte. Bonaparte rendit, au reste, justice à Georges, et l’admira ; il lui offrit un régiment de sa garde, dit-on, et de le faire un de ses aides de camp ; mais, au point où il en était venu, le poste d’honneur pour Georges ne pouvait être qu’en Grève, et la tête haute, il y marcha.

Quant à Moreau, M. Desmarest le suit pas à pas avec connaissance de cause. Vers l’époque du Concordat, une proclamation injurieuse au premier Consul, dans laquelle il s’agissait des capucinades du Corse, ayant été adressée de Rennes, où commandait Bernadotte, à M. Rapatel, alors aide de camp de Moreau, fut interceptée par la police. Fouché en parla au général, d’après l’ordre du consul. Moreau prit la chose d’un ton ironique et léger, affectant de plaisanter sur cette conspiration du pot à beurre : la proclamation avait été envoyée et trouvée dans un panier à beurre. Lorsque Fouché, avec tous les égards qu’il portait d’ailleurs à Moreau, rendit compte de l’explication au premier Consul, celui-ci s’écria : « Il faut que cette lutte finisse. Il n’est pas juste que la France souffre, tiraillée entre deux hommes… Moi dans sa position et lui dans la mienne, je serais son premier aide de camp… s’il se croit en état de gouverner… (Pauvre France !) eh bien, soit. Demain à quatre heures du matin, qu’il se trouve au bois de Boulogne, son sabre et le mien en décideront ; je l’attendrai. Ne manquez pas, Fouché, d’exécuter mon ordre. » Il était minuit quand Fouché revint des Tuileries avec cette commission étrange : on envoya quérir Moreau ; M. Desmarest était présent. La conclusion fut qu’au lieu d’aller au bois de Boulogne, le général consentit le lendemain à se rendre au lever des Tuileries ; mais l’inimitié suivit son cours.

Le degré de culpabilité indécise et négative de Moreau dans la conspiration de Georges est fort justement saisi et indiqué par M. Desmarest. Bonaparte donna pour premier mot au grand juge Régnier, le jour de l’arrestation de Moreau : « Voyez avant tout interrogatoire si Moreau veut me parler ; s’il le veut, mettez-le dans votre voiture et amenez-le moi : que tout se termine entre nous deux. » Moreau hésita un moment et refusa. M. Desmarest pense que le parti de la Restauration a peut-être plus gagné à la mort de Moreau en 1813, qu’il n’a perdu à celle de Georges et de Pichegru. Selon sa conjecture, en effet, l’empereur Alexandre, s’il fût entré à Paris accompagné du général Moreau, l’aurait investi du pouvoir, d’accord avec le Sénat et avec les chefs de l’armée ; c’était l’arrière-pensée de la politique russe qui se fût ainsi assurée à la fois contre Napoléon et contre les Bourbons. L’antipathie persistante et invincible de Moreau contre les Bourbons, de laquelle M. Desmarest cite plusieurs preuves frappantes, vient à l’appui de cette idée qui, du reste, a pu se loger dans le cerveau d’Alexandre plus aisément qu’elle n’en fût sortie lors de l’exécution.

Les suicides de Pichegru et du capitaine Wright, que la crédulité et l’esprit de parti ont voulu transformer en assassinats politiques, obtiennent de M. Desmarest une discussion exacte, motivée, approfondie, qui achève de les éclaircir. Nous recommandons tout son chapitre sur l’arrestation et le meurtre du duc d’Enghien. Le rapprochement des circonstances minutieuses, l’enchaînement fortuit et prompt des motifs dans la tête de Bonaparte, le malheureux quiproquo sur M. de Thumery, aide de camp du prince, métamorphosé par la prononciation allemande en Dumouriez ; l’information première donnée par le maréchal Moncey sans commentaire, au lieu d’être faite d’abord avec les correctifs nécessaires par M. Réal, tous ces contre-temps conjurés qui, si légers en eux-mêmes, eurent un résultat si foudroyant, deviennent, d’après M. Desmarest, le récit le plus explicatif de la conduite de Bonaparte en cette déplorable affaire. Nous n’avons jamais mieux compris qu’en lisant ces pages en quels abîmes, au sommet du pouvoir absolu, le moindre faux pas, le moindre bouillonnement de tête, peut à chaque instant précipiter les plus grands cœurs.

M. Desmarest s’étend peu sur les conspirations militaires du Consulat qu’on a rattachées aux Philadelphes et au nom mystérieux d’Oudet ; il a l’air d’y croire médiocrement, et, dans l’exposé qu’il donne de l’équipée audacieuse de Mallet, il atténue, ce nous semble, l’importance qu’elle aurait pu acquérir. Son esprit positif et sévère répugne à la tournure romanesque, à la fragilité chimérique de ces projets. Est-ce méconnaître l’homme, que de lui croire un petit reste de rancune pour la prison de quelques heures qu’il a partagée avec MM. Pasquier, Savary et Frochot ?

Depuis Moscou, le mécontentement des hauts dignitaires de l’armée augmenta et se précisa même au point de se résoudre, durant la campagne de 1814, en un commencement de complot. Il s’agissait, pour plusieurs maréchaux et généraux, de faire disparaître l’homme, ou, en d’autres termes, de frapper Napoléon au fond de quelque défilé ou d’un bois écarté, de creuser un trou et d’y ensevelir son corps, sans qu’on pût en découvrir la moindre trace. On aurait dit, pour le coup, dans l’oraison funèbre : « Napoléon a disparu, comme Romulus, dans une tempête ! » La résolution fut si avancée, qu’on jugea à propos de s’en ouvrir au vieux duc de Dantzig, commandant de la garde impériale. C’était un général de brigade qui se chargeait de cette singulière négociation. Le maréchal s’indigna et menaça de tout dénoncer à l’empereur. Après vingt-quatre heures de délibération, l’envoyé revint et consentit à ce que Napoléon fût informé. On espérait par là, du moins, ébranler son courage opiniâtre. « Je sais que j’ai affaire à des fous », répondit Napoléon ; et pourtant il n’était pas sans méfiance. Un jour qu’il remontait à cheval assez péniblement dans une plaine isolée, le vieux maréchal Lefebvre s’approcha de lui par derrière, pour l’aider en le soulevant. L’empereur tressaillit avec vivacité ; mais, en reconnaissant le bon maréchal, sa physionomie redevint riante, et il le remercia. Où était-il alors, en cette triste plaine champenoise, harassé et pesant, presque inquiet au toucher d’un des siens, le radieux Consul qui s’était écrié, la main sur son front : « Je sens en moi l’infini ! »

Un ou deux mots encore sur Napoléon tel que M. Desmarest nous le montre. Vers le mois d’octobre 1800, le premier Consul demandait à M. Mathieu, ex-membre du Conseil des Anciens : « Qu’est-ce que vos théophilanthropes ? quels dogmes ? est-ce une religion ? » M. Mathieu lui expliqua cette doctrine, qui reposait sur la loi naturelle, et dont le but était purement moral et social. « Oh ! reprit vivement Napoléon, ne me parlez pas d’une religion qui ne me prend qu’à vie, sans m’enseigner d’où je viens et où je vais. » Napoléon touchait là du doigt les deux pôles de toute religion. Il conçut en ce moment l’idée de faire constater exactement l’état de la croyance religieuse et superstitieuse en France. Un travail de statistique, qui embrassait depuis les pèlerinages divers jusqu’aux tireuses de cartes, fut entrepris et suivi pour chaque localité. On y employa plusieurs mois. Il en résulta que la France presque en masse vivait sur des croyances abondantes, qu’elles fussent ou non grossières. Le Concordat vint peu après, comme pour régulariser et organiser ce fait.

Napoléon ne voulait ni accord ni accommodement de ses ministres entre eux, non plus qu’entre les autorités secondaires, préfets, généraux, clergé. « Que chacun, disait-il, marche dans sa ligne ; s’il y a choc, j’arriverai. » Quand le conflit était assez grave, il demandait toute la correspondance et prononçait son opinion en la motivant, et surtout sans blâme.

Il avait, dit M. Desmarest, le pouvoir de faire ses idées, c’est-à-dire de les arrêter au point d’y soumettre ses actes et jusqu’à ses impressions. Sa volonté dominait son intelligence et sa manière de sentir : « Pourquoi voulez-vous m’ôter mon calme ? » répondait-il en 1814 à une personne qui lui traçait la sinistre perspective d’une guerre prolongée. En effet, les grands hommes d’action doivent avoir cette puissance de retrancher aux choses qui sont en spectacle devant leurs yeux et de n’en voir que ce qu’il en faut pour se diriger dessus et y enfoncer la pensée comme un coin. C’est à ce prix qu’on devient grand et qu’on persévère dans la pratique active. Les intelligences qui s’élargissent passivement en tous sens et font de l’âme une surface glacée qui réfléchit habituellement chaque objet et chaque nuage, ces intelligences, belles peut-être comme miroirs, n’ont jamais le tranchant ni le fil du glaive. Quand on s’épanouit sans cesse pour tout voir et tout sentir à la fois, la volonté hésite et, pour ainsi dire, bégaie. L’intelligence des grands hommes d’action est subordonnée à leur vouloir : dès qu’il y a urgence sur un point, elle s’y porte et y fond comme l’éclair : elle se garde d’ailleurs de distraire l’énergie par des perspectives de côté, réelles peut-être, mais intempestives. La sensibilité chez eux fait de même : elle se concentre au point voulu, à l’état de passion sombre, et elle disparaît partout autre part. Ainsi, par exemple, en ce qui concernait les attentats et guet-apens dont il pouvait être victime, Bonaparte avait vu de bonne heure qu’il n’y avait pas de moyen sûr d’y parer, si cela devait être : il avait donc pris le parti, non pas de s’étourdir là-dessus, mais de n’y point songer, de s’affranchir de toute émotion pénible à ce propos, et d’en faire abstraction totale : et ce qu’il avait décidé, il le tint. Son intelligence, sa sensibilité, étaient comme une algèbre exacte et pressante dont sa volonté souveraine dénombrait à l’avance les éléments.