(1887) Journal des Goncourt. Tome II (1862-1865) « Année 1862 » pp. 3-73
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(1887) Journal des Goncourt. Tome II (1862-1865) « Année 1862 » pp. 3-73

Année 1862

1er janvier

Le jour de l’an, pour nous, c’est le jour des morts. Notre cœur a froid et fait l’appel des absents.

Nous grimpons chez notre vieille cousine Cornélie, en sa pauvre petite chambre du cinquième. Elle est obligée de nous renvoyer, tant il vient la voir de dames, de collégiens, de gens, jeunes ou vieux, qui lui sont parents ou alliés. Elle n’a pas assez de sièges pour les asseoir, ni assez de place pour les garder longtemps. C’est un des beaux côtés de la noblesse, qu’on n’y fuit pas la pauvreté. Dans les familles bourgeoises, il n’y a plus de parenté au-dessous d’une certaine position de fortune, au-dessus du quatrième étage d’une maison.

* * *

— Le pas d’un mendiant, auquel on n’a pas donné, et qui s’en va, vous laisse son bruit mourant dans le cœur.

* * *

— De quoi est faite très souvent la renommée d’un homme politique ? — de grandes fautes sur un grand théâtre ! C’est être un grand homme d’État que de perdre une grande monarchie. On mesure l’homme à ce qu’il entraîne avec lui.

* * *

— Une scène qui se passe devant moi à la Bibliothèque, et qui juge M. Thiers, ses livres et l’universalité de sa gloire.

Un quidam arrive : « Je voudrais un roman. — On ne donne pas de romans. — Eh bien, alors, donnez-moi M. Thiers ! — Quel ouvrage ? — L’Histoire de France. — Il n’a pas fait d’histoire de France. — Alors, l’Histoire d’Angleterre. — Il n’a pas fait d’histoire d’Angleterre. »

Là-dessus le quidam s’en est allé avec un grand désappointement sur la figure.

10 janvier

L’art n’est pas un, ou plutôt il n’y a pas un seul art. L’art japonais a ses beautés comme l’art grec. Au fond, qu’est-ce que l’art grec : c’est le réalisme du beau, la traduction rigoureuse du d’après nature antique, sans rien d’une idéalité que lui prêtent les professeurs d’art de l’Institut, car le torse du Vatican est un torse qui digère humainement, et non un torse s’alimentant d’ambroisie, comme voudrait le faire croire Winckelmann.

Toutefois dans le beau grec, il n’y a ni rêve, ni fantaisie, ni mystère, pas enfin ce grain d’opium, si montant, si hallucinant, et si curieusement énigmatique pour la cervelle d’un contemplateur.

* * *

— Ce temps-ci n’est point encore l’invasion des barbares, il n’est que l’invasion des saltimbanques.

* * *

— Je ne me rappelle plus ce que me racontait aujourd’hui ma maîtresse, mais j’ai attrapé au milieu de son récit, se passant je ne sais où, cette réjouissante phrase : « Je me serais trouvée mal, si j’avais osé ! »

15 février

Je me trouvais au quai Voltaire, chez France, le libraire. Un homme entra, marchanda un livre, le marchanda longtemps, sortit, rentra, le marchanda encore. C’était un gros homme, à mine carrée, avec des dandinements de maquignon. Il donna son adresse pour se faire envoyer le livre : M*** à Rambouillet.

— Ah ! dit le libraire en écrivant, j’y étais en 1830 avec Charles X.

— Et moi, reprit le gros homme, j’y étais aussi… J’ai eu sa dernière signature. Vingt minutes avant que la députation du gouvernement provisoire arrivât… J’étais là avec mon cabriolet… Ah ! il avait bien besoin d’argent… Il vendait son argenterie, et il ne la vendait pas cher… J’en ai eu vingt-cinq mille francs pour vingt-trois mille… Si j’étais arrivé plus tôt… Il en a vendu pour deux cent mille… C’est que j’avais quinze mille bouches à nourrir… sa garde. J’étais fournisseur.

— Ah ! bien, s’écria le libraire, vous nous nourrissiez bien mal… Je me rappelle une pauvre vache, que nous avons tuée dans la campagne !

Le hasard les avait mis face à face, le vieux soldat de la garde de Charles X, et le fournisseur qui avait grappillé sur une infortune royale et acheté la vaisselle d’un roi aux abois : le soldat, pauvre libraire ; le fournisseur, gros bourgeois épanoui, sonnant d’aisance et de prospérité.

J’ai voulu voir ce qu’il achetait : c’était une Histoire des crimes des papes.

* * *

— Les idolâtries populaires ! Sait-on combien Marat mort a eu d’autels et de tombeaux ? Quarante-quatre mille !

* * *

— Le grand caractère de la fille tombée à la prostitution : c’est l’impersonnalité. Elle n’est plus une personne, plus quelqu’un, mais seulement une unité dans un troupeau. La conscience et la propriété du moi s’effacent chez elle, à ce point que dans les maisons aux gros numéros, les filles prennent indistinctement avec les doigts dans l’assiette de l’une ou de l’autre.

19 février

Je crois que depuis le commencement du monde, il n’y a guère eu de vivants aussi engloutis, aussi abîmés que nous, dans les choses de l’art et de l’intelligence. Là où ça fait défaut, il nous manque quelque chose comme la respiration. Des livres, des dessins, des gravures bornent l’horizon de nos yeux. Feuilleter, regarder, nous passons notre existence à cela : Hic sunt tabernacula nostra . Rien ne nous en tire, rien ne nous en arrache. Nous n’avons aucune des passions qui sortent l’homme d’une bibliothèque, d’un musée, — de la méditation, de la contemplation, de la jouissance d’une idée ou d’une ligne ou d’une coloration.

L’ambition politique, nous ne la connaissons pas, l’amour n’est pour nous, selon l’expression de Chamfort, que « le contact de deux épidermes ».

Vendredi 21 février

Nous dînons avec Flaubert chez les Charles Edmond. La conversation tombe sur ses amours avec Mme Colet. Flaubert déclare que l’histoire de l’album, dans son livre Elle et Lui, est complètement fausse. Il a le reçu, un reçu de 800 francs. Point d’amertume, point de ressentiment du reste chez lui contre cette femme, qui semble l’avoir enivré avec son amour de folle furieuse. Il y a une truculence de nature dans Flaubert, se plaisant à ces femmes terribles de sens et d’emportements d’âme, qui nous semblent devoir éreinter l’amour à coups de grosses émotions, de transports brutaux, d’ivresses forcenées.

Un jour, elle est venue le relancer jusque sous le toit maternel, et elle a exigé une explication, en présence de sa mère, de sa mère qui a toujours gardé au fond d’elle, comme une blessure faite à son sexe, le ressouvenir de la dureté de son fils pour sa maîtresse. « C’est le seul point noir entre ma mère et moi ! » s’écrie Flaubert.

Il avoue toutefois qu’il l’a aimée avec fureur cette femme ! si bien qu’un jour il a été tout près de la tuer, et si près qu’au moment où il marchait sur elle, il a eu comme une hallucination de sa poursuite : « Oui, oui, j’ai entendu craquer sous moi les bancs de la cour d’assises ! »

Il ajoute qu’un de ses grands-pères a épousé une femme au Canada. Il y a effectivement parfois chez Flaubert du sang de Peau-Rouge avec ses violences.

* * *

— Notre charbonnière vend son fonds. Rose me dit qu’elle est malade de l’idée qu’elle n’aura plus d’argent dans sa poche : l’argent de la vente allant et venant sous le tablier. Il paraît que c’est la grande désolation des petits marchands qui se retirent du commerce, de ne plus sentir sur leur ventre le flux et le reflux de la monnaie, du gain sonnant et brinquebalant, qu’à la fois, on palpe et on écoute.

* * *

— C… se trouvait à souper en tête à tête avec R… à la Maison d’Or. Une fantaisie leur prend de ne pas continuer à souper seuls. Et l’un des soupeurs, après avoir sonné inutilement, se penche sur l’escalier, pour envoyer le chasseur leur chercher des compagnes. Il voit le chasseur plongé dans la lecture d’un livre. Il a la curiosité de lui demander ce qu’il lit.

— Je lis ce que Monseigneur m’a dit de lire ! répond un grand garçon blond, à l’air bonasse.

— Quel Monseigneur ?

— Mais Monseigneur de Nancy, d’où je viens. Il m’a dit : « Tu vas à Paris, c’est un pays de perdition… lis Tertullien. » Et je lis Tertullien.

Oui, cet homme lisait Tertullien, dans l’escalier de la Maison d’Or, entre deux courses chez la Farcy. Jamais l’imagination n’approchera des invraisemblances et des antithèses du vrai.

1er mars

C’est la première représentation de Rothomago. À un entracte je sors. Gautier m’accroche le bras sur le boulevard, s’appuie lourdement dessus, et nous fumons en causant :

« Voilà comme j’aime le théâtre… dehors. J’ai trois femmes dans ma loge qui me raconteront le spectacle… Fournier, un homme de génie ! Jamais avec lui une pièce nouvelle. Tous les deux ou trois ans, il reprend Le Pied de Mouton. Il fait repeindre un décor rouge en bleu ou un décor bleu en rouge ; il introduit un truc, des danseuses anglaises… Tenez, pour tout, au théâtre, il faudrait que ce soit comme ça… Il ne devrait y avoir qu’un vaudeville, on y ferait quelque petit changement de loin en loin… C’est un art si grossier, si abject, le théâtre… Ne trouvez-vous pas ce temps-ci assommant ?… Car enfin on ne peut s’abstraire de son temps. Il y a une morale imposée par les bourgeois contemporains, à laquelle il faut se soumettre. Il est de toute nécessité d’être bien avec son commissaire de police. Qu’est-ce que je demande ? C’est qu’on me laisse tranquille dans mon coin !

— Oui, vous voulez une carte de sûreté du gouvernement ?

— C’est cela… Eh bien ! j’étais très bien avec les d’Orléans, 48 arrive, la République me met pendant des années au rancart. Je me rarrange avec ceux-ci. Me voilà au Moniteur, puis arrivent ces affaires… cet homme qui va à droite, à gauche, on ne sait pas ce qu’il veut… Enfin, pas possible de rien dire. Ils ne veulent plus du sexe dans le roman. J’avais un côté sculptural et plastique, j’ai été obligé de le renfoncer. Maintenant j’en suis réduit à décrire consciencieusement un mur, et encore je ne peux pas raconter ce qui est quelquefois dessiné dessus.

Puis la femme s’en va. Elle n’est, à l’heure qu’il est, qu’une gymnastique vénérienne avec un petit fonds de Sandeau… Et c’est tout. Plus de salon, plus de centre, plus de société polie enfin… Une chose curieuse ! J’étais l’autre jour chez Walewski. Je ne suis pas le premier venu, n’est-ce pas ? Eh bien, je connaissais à peu près deux cents hommes, mais je ne connaissais pas trois femmes. Et je ne suis pas le seul ! »

* * *

— Lorsque l’incrédulité devient une foi, elle est moins raisonnable qu’une religion.

Lundi 3 mars

Il neigeote. Nous prenons un fiacre, et nous allons porter nos livraisons de L’Art du dix-huitième siècle à Théophile Gautier, 32, rue de Longchamps, à Neuilly.

C’est dans une rue aux bâtisses misérables et rustiques, aux cours emplies de volailles, aux fruiteries, dont la porte est garnie de petits balais de plumes noires : une rue à la façon de ces rues de banlieue que peint Hervier de son pinceau artistiquement sale. Nous poussons la porte d’une maison de plâtre, et nous sommes chez le sultan de l’épithète. Un salon garni de meubles en damas rouge, aux bois dorés, aux lourdes formes vénitiennes ; de vieux tableaux de l’école italienne avec de belles parties de chairs jaunes ; au-dessus de la cheminée, une glace sans tain, historiée d’arabesques de couleur et de caractères persans, genre café turc : une somptuosité pauvre et de raccroc faisant comme un intérieur de vieille actrice retirée, qui n’aurait touché que des tableaux à la faillite d’un directeur italien.

Comme nous lui demandons si nous le dérangeons : « Pas du tout. Je ne travaille jamais chez moi. Je ne travaille qu’au Moniteur, à l’imprimerie. On m’imprime à mesure. L’odeur de l’encre d’imprimerie, il n’y a que cela qui me fasse marcher. Puis il y a cette loi de l’urgence. C’est fatal. Il faut que je livre ma copie. Oui, je ne puis travailler que là… Je ne pourrais maintenant faire un roman que comme cela, c’est qu’en même temps que je le ferais, ou m’imprimerait dix lignes par dix lignes… Sur l’épreuve on se juge. Ce qu’on a fait devient impersonnel, tandis que la copie, c’est vous, votre main, ça vous tient par des filaments, ce n’est pas dégagé de vous… Je me suis toujours fait arranger des endroits pour travailler, eh bien ! je n’ai jamais rien pu y faire… Il me faut du mouvement autour de moi. Je ne travaille bien que dans le sabbat, au lieu que, lorsque je m’enferme pour travailler, la solitude m’attriste… On travaille encore très bien dans une chambre de domestique à tabatière, avec une table de bois blanc, du papier bleu à sept sous la rame, et dans un coin un pot, pour ne pas descendre pisser…

De là, Gautier saute à la critique de La Reine de Saba. Et comme nous lui avouons notre complète infirmité, notre surdité musicale, nous qui n’aimons tout au plus que la musique militaire : « Eh bien ! ça me fait grand plaisir, ce que vous me dites là… Je suis comme vous. Je préfère le silence à la musique. Je suis seulement parvenu, ayant vécu une partie de ma vie avec une cantatrice, à discerner la bonne et la mauvaise musique, mais ça m’est absolument égal…

« C’est tout de même curieux que tous les écrivains de ce temps-ci soient comme cela. Balzac l’exécrait. Hugo ne peut pas la souffrir. Lamartine lui-même, qui est un piano à vendre ou à louer, l’a en horreur… Il n’y a que quelques peintres qui ont ce goût-là. »

… « En musique, ils en sont maintenant à un gluckisme assommant, ce sont des choses larges, lentes, lentes, ça retourne au plain-chant… Ce Gounod est un pur âne1. Il y a au second acte deux chœurs de Juives et de Sabéennes qui caquettent auprès d’une piscine, avant de se laver le derrière. Eh bien ! c’est gentil ce chœur-là, mais voilà tout. Et la salle a respiré et l’on a fait un ah ! de soulagement, tant le reste est embêtant… Verdi, vous me demandez ce que c’est. Eh bien ! Verdi, c’est un Dennery, un Guilbert de Pixerécourt. Vous savez, il a eu l’idée en musique, quand les paroles étaient tristes, de faire trou trou trou au lieu de tra tra tra. Dans un enterrement, il ne mettra pas un air de mirliton. Rossini n’y manquerait pas. C’est lui qui, dans Sémiramide, fait entrer l’ombre de Ninus sur un air de valse ravissant… Voilà tout son génie en musique, à Verdi. »

Alors Gautier se met à se plaindre de son temps : « C’est peut-être parce que je commence à être un vieux. Mais enfin dans ce temps il n’y a pas d’air. Il ne s’agit pas seulement d’avoir des ailes, il faut de l’air… Je ne me sens plus contemporain… Oui, en 1830, c’était superbe, mais j’étais trop jeune de deux ou trois ans. Je n’ai pas été entraîné dans le plein courant : Je n’étais pas mûr… J’aurais produit, autre chose… »

Enfin, la causerie va sur Flaubert, sur ses procédés, sa patience, son travail de sept ans sur un livre de 400 pages : « Figurez-vous, s’écrie Gautier, que, l’autre jour, Flaubert me dit : “C’est fini, je n’ai plus qu’une dizaine de pages à écrire, mais j’ai toutes mes chutes de phrases.” Ainsi, il a déjà la musique des fins de phrases qu’il n’a pas encore faites ! Il a ses chutes, que c’est drôle, hein ?… Moi, je crois qu’il faut surtout dans la phrase un rythme oculaire. Par exemple, une phrase qui est très longue en commençant, ne doit pas finir petitement, brusquement, à moins d’un effet. Puis très souvent, son rythme, à Flaubert, n’est que pour lui seul et nous échappe. Un livre n’est pas fait pour être lu à haute voix, et lui se gueule les siens à lui-même. Or, il y a des gueuloirs dans ses phrases qui lui semblent harmoniques, mais il faudrait lire comme lui, pour avoir l’effet de ces gueuloirs. Nous avons des pages tous les deux, vous dans votre Venise, moi dans un tas de choses que tout le monde connaît, aussi rythmées que tout ce qu’il a fait, sans nous être donné tant de mal…

« Au fond, le pauvre garçon a un remords qui empoisonne sa vie. Ça le mènera au tombeau. Vous ne le connaissez pas, ce remords, c’est d’avoir accolé dans Madame Bovary deux génitifs, l’un sur l’autre : Une couronne de fleurs d’oranger . Ça le désole, mais il a eu beau chercher, il lui a été impossible de faire autrement… Voulez-vous savoir ce qu’il y a dans la maison ? »

Et il nous mène dans la salle à manger où ses filles déjeunent, puis en haut, dans un petit atelier d’où l’on voit un jardin aux arbrisseaux maigres, dessiné en carrés de légumes. Là, il nous montre les dons des artistes à sa critique, — pauvres dons qui attestent toute l’avarice et la lésinerie de ce monde de l’art envers un homme qui, pour un si grand nombre, a bâti des piédestaux en feuilletons, et a mis de la gloire autour de leurs noms inconnus avec le patronage de ses belles phrases et de ses descriptions si colorées.

Des dessins de Férogio, une charmante esquisse d’Hébert, un blond Baudry, une Nuit de Rousseau, qui est comme le « Songe d’une nuit d’été » de Fontainebleau, des Chassériau, des fleurs de Saint-Jean, une Macbeth de Delacroix ; enfin, deux petits tableaux de femmes nues, dont le faire va de Devosge à Devéria, — deux tableaux du maître, chez lequel Gautier apprit la peinture au faubourg Saint-Antoine.

* * *

— Je m’aperçois tristement que la littérature, l’observation, au lieu d’émousser en moi la sensibilité, l’a étendue, raffinée, développée, mise à nu. Cette espèce de travail incessant, qu’on fait sur soi, sur ses sensations, sur les mouvements de son cœur, cette autopsie perpétuelle et journalière de son être, arrive à découvrir les fibres les plus délicates, à les faire jouer de la façon la plus tressaillante. Mille ressources, mille secrets se découvrent en vous pour souffrir.

On devient, à force de s’étudier, au lieu de s’endurcir, une sorte d’écorché moral et sensitif, blessé à la moindre impression, sans défense, sans enveloppe, tout saignant.

11 mars

Nous allons visiter les catacombes avec Flaubert. Des os si bien rangés, qu’ils rappellent les caves de Bercy. Il y a un ordre administratif qui ôte tout effet à cette exhibition. Il faudrait, pour la montre, des montagnes, des pêle-mêlées d’ossements et non des rayons. Cela devrait monter tout le long de voûtes immenses et se perdre en haut dans la nuit, ainsi que toutes ces têtes se perdent dans l’anonymat… Puis l’agacement de ces Parisiens loustics, un vrai train de plaisir dans un ossuaire, et qui s’amuse à jeter des lazzis dans cette caverne du néant…

En regardant tous ces restes, tout ce peuple d’os, je me demandais :

Pourquoi ce mensonge d’immortalité, le squelette ?

* * *

— Le plus fin critique du xviiie  siècle est peut-être Trublet, oui cet abbé ridicule, qui a trouvé cette définition du génie de Voltaire : « la perfection de la médiocrité », et qui a eu l’audace de mettre La Bruyère au-dessus de Molière.

12 mars

Nous sommes à l’Opéra, dans la loge du directeur, sur le théâtre…

… Tout en causant, j’ai les yeux sur la coulisse qui me fait face. Accrochée à un montant de bois, montée contre un quinquet qui l’éclaire, la Mercier, toute blonde, et toute chargée de fanfreluches dorées et de strass, rayonne dans une lumière rousse, qui fait ressortir la blancheur mate de sa peau, sous les éclairs des bijoux faux. Une joue, une épaule, baisées, flambées par ce jour ardent du quinquet, la Mercier se modèle pareillement à la petite fille au poulet, dans La Ronde de nuit de Rembrandt. Puis derrière la figure lumineuse de la danseuse, un fond merveilleux de ténèbres et de lueurs, d’obscurité trouée de réveillons, montrant à demi, en des lointains fumeux et poussiéreux, des silhouettes fantasques, des têtes de vieilles femmes aux chapeaux cabossés, le bas du visage dans une mentonnière faite d’un mouchoir, puis tout en haut, sur des traverses, ainsi que des passagers passant les jambes par le bastingage, des corps et des têtes et des blouses d’ouvriers, attentifs dans des poses de singes.

À propos de cette lumière, de cette espèce de gloire entourant la Mercier, et la faisant nager dans un rayonnement, je me demandais, — cela me rappelle tellement les effets de Rembrandt ; — je me demandais si Rembrandt usait de la bête d’habitude de faire poser ses modèles dans un atelier éclairé par la lumière du nord, ainsi que tous nos peintres. Dans un atelier exposé au nord, on n’a, pour ainsi dire, que le cadavre du jour et non sa vie radieuse. Et j’aime à me figurer que l’atelier de Rembrandt était au midi, et que par un système quelconque, un arrangement de rideaux, par exemple, il dirigeait un jour ensoleillé sur son modèle, l’amassait sur ce qu’il voulait, le dardait à sa volonté, peignant, en un mot, les choses et les êtres non plus éclairés par un jour des Limbes.

… La toile tombe, les rochers descendent dans le troisième dessous, les nuages remontent au cintre, le bleu du ciel regrimpe dans les frises, les praticables démontés s’en vont par les côtés, pièce à pièce, l’armature nue du théâtre peu à peu apparaît. L’on croirait voir s’en aller une à une les illusions de la vie. Ainsi que ces nuages, ainsi que ce lointain, se renvoient lentement au ciel l’horizon de la jeunesse, les espoirs, tout le bleu de l’âme ! Ainsi que ces roches, s’abaissent et sombrent une à une les passions hautes et fortes !

Et ces ouvriers, que je vois de ma loge sur la scène, et qui vont et qui viennent sans bruit, mais empressés et enlevant par morceaux tous ces beaux nuages, firmaments, paysages, roulant les toiles et les tapis, ne figurent-ils pas les années, dont chacune emporte dans ses bras quelque beau décor de notre existence, quelque cime où elle montait, quelque coupe qui était de bois, de bois doré, mais qui nous semblait d’or.

Et comme, perdu là-dedans, les idées flottantes, je regardais toujours le théâtre tout nu, tout vide, une voix d’en bas cria : « Prévenez ces messieurs de l’avant-scène. »

Il paraît que l’opéra était fini. Mais pourquoi les opéras finissent-ils ?

13 mars

L’éprouvette du raffinement en art d’un homme, ce ne sera ni le choix du bronze, du tableau, du dessin même ; c’est le choix de ce produit, où l’industrie s’élève à la chose artistique la plus chatouillante pour l’œil d’un amateur, et en même temps la plus indéchiffrable pour l’œil d’un profane. Je veux parler du laque, dont la qualité supérieure, la beauté suprême, le resplendissement parfait, sont si peu voyants : le laque qui vous ravit par ses reliefs qu’il faut presque deviner, par la laborieuse dissimulation de son éclat, par le discret emploi des ors usés, enfin par l’effacement distingué de son luxe et de sa richesse.

Dimanche 16 mars

À l’avenue des Champs-Élysées, près l’Arc de Triomphe, nous allons voir l’exposition d’Anna Deslions, la fille que nous avons eue si longtemps en face de nous, et qui du quatrième de notre maison, s’est élancée à cette fortune, à ce luxe, à ce scandale retentissant.

Après tout, ces filles ne me sont point déplaisantes, elles tranchent sur la monotonie, la correction, l’ordre de la société, elles mettent un peu de folie dans le monde, elles soufflettent le billet de banque, et elles sont le caprice lâché, nu et libre et vainqueur, à travers un monde de notaires et ses raisonnables et économiques joies.

Tout chez la Deslions est du gros luxe d’impure, et d’impure de bas étage. Un salon blanc et or, une chambre à coucher en satin rouge, des boudoirs en satin jaune, et partout de la dorure, et encore un cabinet de toilette avec des cuvettes et des pots à l’eau, en cristal de Bohême jaune, énormes, gigantesques, demandant le biceps d’Hercule pour les soulever. Il y a aussi des tableaux là-dedans dont le choix semble une ironie. Au milieu de la soie claire d’un panneau, un noir Bonvin, représentant un homme attablé dans un cabaret, apparaît à la façon d’un portrait de famille, d’un ressouvenir de basse origine, du père de la fille passant la tête au milieu de sa fortune. Sur l’autre panneau, des travailleuses des champs, faneuses ou glaneuses, par Breton, pliant sous le labeur, et la sueur au front, mettent, en cet intérieur de prostitution, l’image du travail de la campagne hâlée arrachant son pain à la terre avare.

Dans la bibliothèque — car elle avait une bibliothèque — j’ai vu, à côté des bréviaires du métier, Manon Lescaut, les Mémoires de Mogador, etc., etc., les Questions de mon temps par Émile de Girardin. Imaginez l’offrande de la « Triangulation des pouvoirs » à la Vénus Pandemos.

Pour les bijoux remplissant une vitrine : c’était l’écrin d’une Faustine, trois cent mille francs d’éclairs, qu’elle faisait encore jouer hier sur sa peau, au rose fauve. En les regardant, penché dessus, je revoyais dans leur lumière, comme en une lueur du passé, la Deslions demandant à notre bonne, lorsque nous donnions à dîner, — demandant, avant notre rentrée, de faire le tour de notre table servie, pour se régaler les yeux d’un peu de luxe.

— J’ai vu aujourd’hui la Gloire chez un marchand de bric-à-brac : une tête de mort couronnée de lauriers en plâtre doré.

23 mars

C’est une grande force morale chez l’écrivain que celle qui lui fait porter sa pensée au-dessus de la vie courante, pour la faire travailler libre et dégagée et envolée. Il lui faut s’abstraire des chagrins, des ennuis, des tribulations, des malaises de l’existence, à l’effet de s’élever à cette sérénité cérébrale où se fait la conception, la création… Et ce n’est pas, croyez-le, une opération mécanique et de simple application comme de faire des additions.

Jeudi 27 mars

C’est la mi-carême. Nous dînons chez Mme Desgranges. Il y a Théophile Gautier et ses filles, Peyrat, sa femme et sa fille, Gaiffe, et un de ces interlopes quelconques, qui semble toujours faire le quatorzième de la société.

Les filles de Gautier ont un charme singulier, une espèce de langueur orientale, des regards lents et profonds, voilés de l’ombre de belles paupières lourdes, une paresse et une cadence de gestes et de mouvements qu’elles tiennent de leur père, mais élégantifiées par la grâce de la femme : un charme qui n’est pas tout à fait français, mais mêlé de toutes sortes de choses françaises, de gamineries un peu masculines, de paroles garçonnières, de petites mines, de moues, de haussements d’épaules, d’ironies montrées avec les gestes parlants de l’enfance ; toutes choses qui en font des êtres tout différents des jeunes filles du monde, de jolis petits êtres personnels, d’où se dégagent franchement, et d’une manière presque transparente, les antipathies et les sympathies. Des jeunes filles qui apportent dans le monde la liberté de parole et la crânerie d’allures d’une femme qui a le visage caché par un loup, et des jeunes filles au fond desquelles on perçoit une naïveté, une candeur, une expansion aimante, qu’on ne trouve pas chez les autres !

L’une d’elles, en manquant de respect, tout bas, très fort à sa mère, qui veut l’empêcher de boire du champagne, me conte sa première passion de couvent, son premier amour pour un lézard qui la regardait avec son œil doux et ami de l’homme, un lézard qui était toujours en elle et sur elle, et qui passait, à tout moment, la tête par l’ouverture de son corsage pour la regarder et disparaître. Pauvre petit lézard, qu’une camarade jalouse écrasa méchamment, et qui, ses boyaux derrière lui, se traîna pour mourir près d’elle. Et elle me confie ingénument qu’elle lui creusa alors une tombe sur laquelle elle mit une petite croix — et qu’elle ne voulait plus prier, plus aller à la messe ; enfin que sa religion était morte, tant l’enfant, chez elle, était révolté de l’injustice de cette mort.

— L’enfant n’est pas méchant à l’homme, il est méchant aux animaux.

L’homme en vieillissant devient misanthrope et charitable à la nature.

29 mars

Flaubert est assis sur son divan, les jambes croisées à la turque. Il parle de ses projets, de ses ambitions, de ses rêves de romans. Il nous confie le grand désir qu’il a eu, désir auquel il n’a pas renoncé, d’écrire un livre sur l’Orient moderne, sur l’Orient en habit noir. Il s’anime à toutes les antithèses que son talent trouverait dans le bouquin. Scènes se passant à Paris, scènes se passant à Constantinople, scènes se passant sur le Nil, scènes d’hypocrisie européenne, scènes sauvages du huis-clos de là-bas, et noyade et tête coupée pour un soupçon, une mauvaise humeur : une œuvre qui ressemblerait assez bien, selon sa comparaison, à ces bateaux qui ont sur le pont, à l’avant, un Turc habillé par Dusautoy, et à l’arrière, sous le pont, le harem de ce Turc, avec ses eunuques et toute la férocité des mœurs du vieil Orient.

Flaubert s’éjouit et se gaudit à la peinture de toutes les canailles européennes, grecques, italiennes, juives, qu’il ferait graviter autour de son héros, et il s’étend sur les curieux contrastes que présenterait, çà et là, l’Oriental se civilisant, et l’Européen retournant à l’état sauvage, ainsi que ce chimiste français qui, établi sur les confins de la Libye, n’a plus rien gardé des mœurs et des habitudes de sa patrie.

De ce livre, en ébauche dans son cerveau, Flaubert passe à un autre qu’il dit caresser depuis longtemps : un immense roman, un grand tableau de la vie, relié par une action qui serait l’anéantissement des uns par les autres, dans une société basée sur l’association des 13, et où l’on verrait l’avant-dernier des survivants, un homme politique, envoyé à la guillotine par le dernier : un magistrat — et pour une bonne action.

Flaubert voudrait aussi fabriquer deux ou trois petits romans non incidentés et tout simples, qui seraient le mari, la femme, l’amant.

Le soir, après dîner, nous poussons jusque chez Théophile Gautier, à Neuilly, que nous trouvons encore à table à neuf heures, fêtant un petit vin de Pouilly qu’il proclame très agréable, en même temps que le prince Radziwill qui est son hôte. Gautier est gai à la façon d’un enfant : une des grandes grâces de l’intelligence.

On se lève de table, on passe dans le salon, et l’on demande à Flaubert de danser l’Idiot des salons. Il emprunte un habit à Gautier, il relève son faux-col ; de ses cheveux, de sa figure, de sa physionomie, je ne sais pas ce qu’il fait, mais le voici soudain transformé en une formidable caricature de l’hébétement. Gautier, pris d’émulation, ôte sa redingote, et tout perlant de sueur, son gros derrière écrasant ses jarrets, danse à son tour le Pas du créancier, et la soirée se termine par des chants bohèmes, des mélodies farouches dont le prince Radziwill jette merveilleusement la note stridente.

30 mars

Au quatrième, nº 2, rue Racine. Un petit monsieur, fait comme tout le monde, nous ouvre, dit en souriant : « Messieurs de Goncourt ! » pousse une porte, et nous sommes dans une très grande pièce, une sorte d’atelier.

Contre la fenêtre du fond, par où vient un jour crépusculaire de cinq heures, et à contre-jour, se tient une ombre grise sur cette lumière pâle, une femme qui ne se lève pas, reste immobile à notre salut de corps et de paroles. Cette ombre assise, à l’air ensommeillé, est Mme Sand, et l’homme qui nous a ouvert est le graveur Manceau. Mme Sand a un aspect automatique. Elle parle d’une voix monotone et mécanique qui ne monte, ni ne descend, ni ne s’anime. Dans son attitude, il y a une gravité, une placidité, quelque chose du demi-endormement d’un ruminant. Et des gestes lents, lents, des gestes, pour ainsi dire, de somnambule, des gestes au bout desquels on voit incessamment — et toujours avec les mêmes mouvements méthodiques — le frottement d’une allumette de cire jeter une petite flamme, et une cigarette s’allumer aux lèvres de la femme.

Mme Sand a été fort aimable, fort élogieuse pour nous, mais avec une enfance d’idées, une platitude d’expressions, une bonhomie morne qui fait froid comme la nudité d’un mur de chambre. Manceau cherche à animer un rien le dialogue. On parle de son théâtre de Nohant où l’on joue pour elle seule et sa bonne, jusqu’à quatre heures du matin… Puis, nous causons de sa prodigieuse faculté de travail ; sur quoi elle nous dit que son travail n’est pas méritoire, l’ayant toujours eu facile. Elle travaille, toutes les nuits, d’une heure à quatre heures du matin, puis retravaille encore dans la journée, pendant deux heures — et, ajoute Manceau, qui l’explique un peu comme un montreur de phénomènes : « C’est égal qu’on la dérange… Supposez que vous ayez un robinet ouvert chez vous, on entre, vous le fermez… C’est comme cela chez Mme Sand. — Oui, reprend Mme Sand, ça m’est égal d’être dérangée par des personnes sympathiques, par des paysans qui viennent me parler… » Ici une petite note humanitaire.

Lorsque nous prenons congé d’elle, elle se lève, nous donne la main et nous reconduit. Alors nous voyons un peu de sa figure, bonne, douce, calme, les couleurs éteintes, mais les traits encore délicatement dessinés dans un teint pâli et pacifié, dans un teint couleur d’ambre. Il y a au fond une ténuité et une fine ciselure dans ses traits, que ne rendent pas ses portraits, qui ont grossi et épaissi son visage.

Lundi 7 avril

Aujourd’hui j’ai visité un fou, un monstre, un de ces hommes qui confinent à l’abîme. Par lui, comme par un voile déchiré, j’ai entrevu un fonds abominable, un côté effrayant d’une aristocratie d’argent blasée, de l’aristocratie anglaise apportant la férocité dans l’amour, et dont le libertinage ne jouit que par la souffrance de la femme.

Au bal de l’Opéra, il avait été présenté à Saint-Victor un jeune Anglais, qui lui avait dit simplement, en manière d’entrée de conversation « qu’on ne trouvait guère à s’amuser à Paris, que Londres était infiniment supérieur, qu’à Londres il y avait une maison très bien, la maison de mistress Jenkins, où étaient des jeunes filles d’environ treize ans, auxquelles d’abord on faisait la classe, puis qu’on fouettait, les petites, oh ! pas très fort, mais les grandes tout à fait fort. On pouvait aussi leur enfoncer des épingles, des épingles non pas très longues, longues seulement comme ça, et il nous montrait le bout de son doigt. « Oui, on voyait le sang !… » Le jeune Anglais ajoutait placidement et posément : « Moi j’ai les goûts cruels, mais je m’arrête aux hommes et aux animaux… Dans le temps, j’ai loué, avec un ami, une fenêtre, pour une grosse somme, afin de voir une assassine qui devait être pendue, et nous avions avec nous des femmes pour leur faire des choses — il a l’expression toujours extrêmement décente — au moment où elle serait pendue. Même nous avions fait demander au bourreau de lui relever un peu sa jupe, à l’assassine ! en la pendant… Mais c’est désagréable, la Reine, au dernier moment, a fait grâce. »

Donc aujourd’hui Saint-Victor m’introduit chez ce terrible original. C’est un jeune homme d’une trentaine d’années, chauve, les tempes renflées comme une orange, les yeux d’un bleu clair et aigu, la peau extrêmement fine et laissant voir le réseau sous-cutané des veines, la tête — c’est bizarre — la tête d’un de ces jeunes prêtres émaciés et extatiques, entourant les évêques dans les vieux tableaux. Un élégant jeune homme ayant un peu de raideur dans les bras, et les mouvements de corps, à la fois mécaniques et fiévreux d’une personne attaquée d’un commencement de maladie de la moelle épinière, et avec cela d’excellentes façons, une politesse exquise, une douceur de manières toute particulière.

Il a ouvert un grand meuble à hauteur d’appui, où se trouve une curieuse collection de livres érotiques, admirablement reliés, et tout en me tendant un Méibomius, Utilité de la flagellation dans les plaisirs de l’amour et du mariage, relié par un des premiers relieurs de Paris avec des fers intérieurs représentant des phallus, des têtes de mort, des instruments de torture, dont il a donné les dessins, il nous dit : « Ah ! ces fers… non, d’abord il ne voulait pas les exécuter, le relieur… Alors je lui ai prêté de mes livres… Maintenant il rend sa femme très malheureuse… il court les petites filles… mais j’ai eu mes fers. » Et nous montrant un livre tout préparé pour la reliure : « Oui, pour ce volume j’attends une peau, une peau de jeune fille… qu’un de mes amis m’a eue… On la tanne… c’est six mois pour la tanner… Si vous voulez la voir, ma peau ?… Mais c’est sans intérêt… il aurait fallu qu’elle fût enlevée sur une jeune fille vivante… Heureusement, j’ai mon ami le docteur Bartsh… vous savez, celui qui voyage dans l’intérieur de l’Afrique… eh bien, dans les massacres… il m’a promis de me faire prendre une peau comme ça… sur une négresse vivante.

Et tout en contemplant, d’un regard de maniaque, les ongles de ses mains tendues devant lui, il parle, il parle continûment, et sa voix un peu chantante et s’arrêtant et repartant aussitôt qu’elle s’arrête, vous entre, comme une vrille, dans les oreilles ses cannibalesques paroles.

* * *

— Le corps humain n’a pas l’immutabilité qu’il semble avoir. Les sociétés, les civilisations retravaillent la statue de sa nudité. La femme qu’a peinte l’anthropographe Cranach, la femme du Parmesan et de Goujon, la femme de Boucher et de Coustou sont trois âges et trois natures de femme.

La première ébauchée, lignée dans le carré d’un contour embryonnaire, mal équarrie dans la maigreur gothique, est la femme du moyen âge. La seconde dégagée, allongée, fluette dans sa grandeur élancée, avec des tournants et des rondissements d’arabesques, des extrémités arborescentes à la Daphné, est la femme de la Renaissance. La dernière, petite, grassouillette, caillette, toute cardée de fossettes, est la femme du xviiie  siècle.

* * *

22 avril

Nous sommes ce soir dans la loge de Saint-Victor, à la première représentation des Volontaires, une pièce qui inquiète l’Europe, une pièce à la fin de laquelle Paris attend une émeute, une pièce où les titis doivent crier bis à l’abdication de Napoléon Ier. Rien de tout cela n’est arrivé. L’ennui a désarmé la passion politique. La pièce aurait endormi une révolution. Canova fit un jour un lion en beurre, Séjour a fait un Napoléon en guimauve.

Dans la loge à côté, où est Gramont-Caderousse, avec Marguerite Bellanger, j’ai près de moi, coude à coude, Anna Deslions, toujours belle, pacifique et superbe à la façon d’une Io. Elle est en grand deuil de sa mère. Il y a cette année une épidémie sur les mères de ses pareilles… Elle me dit qu’elle regrette bien que nous n’ayons pas fait connaissance avec elle, quand elle était notre voisine, que nous aurions vu, nous qui écrivons, des choses bien curieuses chez elle. Puis, causant de sa vente et du peu de chic de son cabinet de toilette, après qu’elle m’a dit qu’il lui faudrait un hôtel, un hôtel dans lequel elle ferait faire une piscine en marbre où elle recevrait… elle s’interrompt, songeuse, et reprend, joliment souriante, qu’elle est arrivée à la réalisation de son rêve : une mansarde, — et elle va avoir cela à Neuilly, et elle passera tout son temps à faire de la tapisserie sous les saules.

« Vous savez, moi, dit-elle, je n’ai jamais été au-devant de tout ça. C’est arrivé tout seul. Je n’ai pas cherché à être riche. Quand l’argent est venu, j’en ai profité, voilà tout ! »

Elle dit vrai. Il existe chez cette femme le véritable et intime caractère de la fille : la passivité. Elle roule inconsciemment, insouciamment sous la fatalité de sa vie. Elle s’est laissé accoster par la fortune comme par un passant, — quelqu’un qui monte, qu’on accepte, qui s’en va et qu’on oublie.

27 avril

Oui, M. Thiers passe et passera auprès de la postérité pour un amateur. Et je l’ai entendu de mes oreilles, ces années-ci, demander chez Rochoux ce que c’était qu’une gravure avant les armes, et aujourd’hui, j’apprends qu’il pousse le goût de la propreté de l’art, jusqu’à faire gratter la patine des bronzes antiques de sa collection.

* * *

— A-t-on remarqué que jamais une vierge, jeune ou vieille, n’a produit une œuvre ou quoi que ce soit ?

* * *

Dimanche 4 mai

Ces dimanches passés au boulevard du Temple, chez Flaubert, sauvent de l’ennui du dimanche. Ce sont des causeries qui sautent de sommets en sommets, remontent aux origines des mondes, fouillent les religions, passent en revue les idées et les hommes, vont des légendes orientales au lyrisme d’Hugo, de Boudha à Goethe. On se perd dans les horizons du passé, on rêve aux choses ensevelies, on pense tout haut, on feuillette du souvenir les vieux chefs-d’œuvre, on retrouve et on retire de sa mémoire des citations, des fragments, des morceaux de poèmes, pareils à des membres de Dieux, sortant d’une fouille dans l’Attique.

Puis de là, à un moment, on descend aux mystères des sens, à l’inconnu des goûts bizarres, des tempéraments monstrueux. Les fantaisies, les perversions, les toquades, les démences de l’amour charnel sont étudiées, creusées, analysées, spécifiées. On philosophe sur de Sade, on théorise sur Tardieu. L’amour est couché sur une table d’amphithéâtre et les passions passées au speculum. On jette enfin dans ces entretiens, qu’on pourrait appeler les cours d’amour scientifiques du xixe  siècle, les matériaux d’un livre sur l’amour, qu’on n’écrira peut-être jamais, et qui serait pourtant un beau livre : L’Histoire naturelle de l’amour.

* * *

— La vie est hostile à tout ceux qui ne suivent pas le grand chemin de la vie, à tous ceux qui ne rentrent pas dans les cadres de la grosse armée régulière, à tous ceux qui ne sont ni fonctionnaires, ni bureaucrates, ni mariés, ni pères de famille. À chaque pas qu’ils font, toutes sortes de grandes et de petites choses tombent sur eux, comme les peines afflictives d’une grande loi de conservation de la société.

21 mai

Quand le passé, religieux et monarchique sera entièrement détruit, peut-être commencera-t-on à juger le passé littéraire, et peut-être arrivera-t-il qu’on trouvera qu’un Balzac vaut Molière, et que Victor Hugo est le plus grand de tous les poètes français.

Dimanche 8 juin

Nous allons à la campagne avec Saint-Victor, à la façon des commis de magasins, et tout en nous rendant au chemin de fer, nous nous disons qu’au fond l’Humanité — et c’est son honneur — est un grand don Quichotte. Il a bien, à son côté, Sancho qui est la Raison, le Bon Sens, mais il le laisse en arrière. Les plus énormes efforts, les plus immenses sacrifices de l’humanité ont été faits en l’honneur de questions idéales. Une preuve indiscutable de cela, c’est le tombeau du Christ, rien qu’une idée, pour laquelle l’Europe entière se remuait encore hier.

Et nous voilà à marcher le long de la Seine à Bougival. Dans l’herbe, une société lit tout haut une joyeuseté bête de petit journal ; sur l’eau, des canotiers en vareuses rouges chantent du Nadaud ; au détour d’un saule nous rencontrons une connaissance : c’est un millionième d’agent de change ; enfin dans un coin, où nous espérions être à nous-mêmes, il y a un paysagiste qui peint, à côté d’une côte de melon oubliée.

… La nature pour moi est ennemie. La campagne me semble mortuaire. Cette terre verte me paraît un grand cimetière qui attend. Cette herbe paît l’homme. Ces plantes poussent et verdissent de ce qui meurt. Ce soleil qui luit, si riant, si clair, est le grand pourrisseur. Arbres, ciel, eau, tout cela me fait l’effet d’une concession à temps, dont le jardinier renouvellerait un peu les fleurs au printemps, et où il aurait mis un petit bassin avec des poissons rouges…

… Non, rien de tout cela de la nature ne me parle, ne me dit quelque chose à l’âme. Non, ça ne me touche pas, comme cette femme qui, tout à l’heure me montrait, à table, le haut de la tête de la Charité d’André del Sarte et la bouche de la goule des Mille et une Nuits… non, ça ne me touche pas comme la causerie d’hier, la causerie alerte et cruelle du fils B… sur Mirès.

Physionomie de femme et parole d’homme : là seulement est mon plaisir, mon intérêt.

14 juin

On ne devinerait guère sur quel lit est mort Béranger. Il est mort sur le lit de travail articulé, où l’Impératrice est accouchée du Prince impérial, lit que les Tuileries ont offert à l’agonie du chansonnier du grand Empereur.

* * *

— Bar-sur-Seine. Une femme meurt sur la place. Une fenêtre éclairée et comme vivante au milieu des ténèbres, des cierges allumés, du blanc de rideaux et, sur les feux des cierges, des ombres qui passent, une ombre qui se penche : c’est l’Extrême-Onction qu’on donne à la malade : un mystère qui passerait sur une flamme.

La nuit est noire et pleine d’étoiles, l’heure semble homicide et sereine. Il y a répandu, et comme tombant de cette fenêtre, ce je ne sais quoi de solennel, d’horrible et de sacré, que la Mort amène avec elle en une maison. Dans l’air, dans la nuit, dans l’haleine de l’ombre, il y a un souffle qui s’exhale, une aile qui s’essaye. Quelque chose qui a été quelqu’un va s’envoler.

* * *

— Songe-t-on au sort d’un curé d’une de ces paroisses de France où l’on fait six liards à la quête de la grand-messe, le dimanche ?

13 juillet

La peine, le supplice, la torture de la vie littéraire : c’est l’enfantement. Concevoir, créer : il y a dans ces deux mots pour l’homme de lettres un monde d’efforts douloureux et d’angoisses. De ce rien, de cet embryon rudimentaire qui est la première idée d’un livre, faire sortir le punctum saliens , tirer un à un de sa tête les incidents d’une fabulation, les lignes des caractères, l’intrigue, le dénouement : la vie de tout ce petit monde animé de vous-même, jailli de vos entrailles et qui fait un roman. Quel travail ! C’est comme une feuille de papier blanc qu’on aurait dans la tête, et sur laquelle la pensée, non encore formée, griffonnerait de l’écriture vague et illisible… Et les lassitudes mornes, et les désespoirs infinis, et les hontes de soi-même de se sentir impuissant dans son ambition de création. On tourne, on retourne sa cervelle, elle sonne creux. On se tâte, on passe la main sur quelque chose de mort qui est votre imagination… On se dit qu’on ne peut rien faire, qu’on ne fera plus rien. Il semble qu’on soit vidé.

L’idée est pourtant là, attirante et insaisissable, comme une belle et méchante fée dans un nuage. On remet sa pensée à coups de fouet sur la piste ; on recherche l’insomnie pour avoir les bonnes fortunes des fièvres de la nuit ; on tend à les rompre sur une concentration unique toutes les cordes de son cerveau. Quelque chose vous apparaît un moment, puis s’enfuit, et vous retombez plus las que d’un assaut qui vous a brisé… Oh ! tâtonner ainsi, dans la nuit de l’imagination, l’âme d’un livre, et ne rien trouver, ronger ses heures à tourner autour, descendre en soi et n’en rien rapporter, se trouver entre le dernier livre qu’on a mis au monde, dont le cordon est coupé, qui ne vous est plus rien, et le livre auquel vous ne pouvez donner le sang et la chair, être en gestation du néant : ce sont les jours horribles de l’homme de pensée et d’imagination.

Tous ces jours-ci, nous étions dans cet état anxieux. Enfin les premiers contours, le vague fusinage de notre roman, la jeune Bourgeoisie (Renée Mauperin), nous est apparu ce soir.

C’était en nous promenant derrière la maison, dans la ruelle étranglée entre de hauts murs de jardins. Un souffle passait comme un murmure dans la cime des grands peupliers. Le coucher du soleil glaçait, de je ne sais quelle vapeur de chaleur, les verdures au loin. À ma gauche, le massif des marronniers de la Vieille-Halle se détachait en noir, avec les contours des dernières feuilles digitées sur l’or pâlissant du soir, ainsi que le dessin d’une agate arborisée, et avec dans le sombre des arbres de petits jours, ressemblant à des étoiles.

C’était l’effet étrange de ce Soir du paysagiste Laberge qui est au Louvre, découpant la nuit des arbres, et collant leurs feuilles d’ébène sur un ciel d’une lumière infinie, d’une magnificence mourante. — Les livres ont leurs berceaux.

22 juillet

La maladie fait, peu à peu, dans notre pauvre Rose, son travail destructeur. C’est une mort lente et successive des manifestations, presque immatérielles, qui émanaient de son corps. Sa physionomie est toute changée. Elle n’a plus les mêmes regards, elle n’a plus les mêmes gestes ; et elle m’apparaît comme se dépouillant, chaque jour, de ce quelque chose d’humainement indéfinissable, qui fait la personnalité d’un vivant. La maladie, avant de tuer quelqu’un, apporte à son corps de l’inconnu, de l’étranger, du non lui, en fait une espèce de nouvel être, dans lequel il faut chercher l’ancien… celui dont la silhouette animée et affectueuse n’est déjà plus.

31 juillet

Le docteur Simon va me dire, tout à l’heure, si notre vieille Rose vivra ou mourra. J’attends son coup de sonnette, qui est pour moi celui d’un jury des assises rentrant en séance… « C’est fini, plus d’espoir, une question de temps. Le mal a marché bien vite. Un poumon est perdu et l’autre tout comme… » Et il faut revenir à la malade, lui verser de la sérénité avec notre sourire, lui faire espérer sa convalescence dans tout l’air de nos personnes… Puis une hâte nous prend de fuir l’appartement et cette pauvre femme. Nous sortons, nous allons au hasard dans Paris ; enfin, fatigués, nous nous attablons à une table de café. Là, nous prenons machinalement un numéro de L’Illustration, et sous nos yeux tombe le mot du dernier rébus : Contre la mort, il n’y a pas d’appel !

Lundi 11 août

La péritonite s’est mêlée à la maladie de poitrine. Elle souffre du ventre affreusement, ne peut se remuer, ne peut se tenir couchée sur le dos ou le côté gauche. La mort, ce n’est donc pas assez ! il faut encore la souffrance, la torture, comme le suprême et implacable finale des organes humains… Et elle souffre cela, la pauvre malheureuse ! dans une de ces chambres de domestique, où le soleil, donnant sur une tabatière, fait l’air brûlant, comme en une serre chaude, et où il y a si peu de place, que le médecin est obligé de poser son chapeau sur le lit… Nous avons lutté jusqu’au bout pour la garder, à la fin il a fallu se décider à la laisser partir. Elle n’a pas voulu aller à la maison Dubois, où nous nous proposions de la mettre : elle y a été voir, il y a de cela vingt-cinq ans, quand elle est entrée chez nous ; elle y a été voir la nourrice d’Edmond qui y est morte, et cette maison de santé lui représente la maison où l’on meurt. J’attends Simon, qui doit lui apporter son billet d’entrée pour Lariboisière. Elle a passé presque une bonne nuit. Elle est toute prête, gaie même. Nous lui avons de notre mieux tout voilé. Elle aspire à s’en aller. Elle est pressée. Il lui semble qu’elle va guérir là.

À deux heures, Simon arrive : « Voici, c’est fait… » Elle ne veut pas de brancard pour partir : « Je croirais être morte ! » a-t-elle dit. On l’habille. Aussitôt hors du lit, tout ce qu’il y avait de vie sur son visage, disparaît. C’est comme de la terre qui lui monterait sous le teint.

Elle descend dans l’appartement : Assise dans la salle à manger, d’une main tremblotante et dont les doigts se cognent, elle met ses bas sur des jambes, pareilles à des manches à balai, sur des jambes de phtisique. Puis, un long moment, elle regarde les choses, avec ces yeux de mourant qui paraissent vouloir emporter le souvenir des lieux qu’ils quittent, et la porte de l’appartement, en se fermant sur elle, fait un bruit d’adieu.

Elle arrive au bas de l’escalier, où elle se repose, un instant, sur une chaise. Le portier lui promet, en goguenardant, la santé dans six semaines. Elle incline la tête, en disant un oui, un oui étouffé…

Le fiacre roule. Elle se tient de la main à la portière. Je la soutiens contre l’oreiller qu’elle a derrière le dos. De ses yeux ouverts et vides, elle regarde vaguement défiler les maisons… elle ne parle plus.

Arrivée à la porte de l’hôpital, elle veut descendre sans qu’on la porte : « Pouvez-vous aller jusque-là ? » dit le concierge. Elle fait un signe affirmatif et marche. Je ne sais vraiment où elle a ramassé les dernières forces avec lesquelles elle va devant elle.

Enfin nous voilà dans la grande salle, haute, froide, rigide et nette, où un brancard tout prêt attend au milieu. Je l’assieds dans un fauteuil de paille près d’un guichet vitré. Un employé ouvre le guichet, me demande son nom, son âge… couvre d’écritures, pendant un quart d’heure, une dizaine de feuilles de papier qui ont en tête une image religieuse. Enfin, c’est fini, je l’embrasse… Un garçon la prend sous un bras, la femme de ménage sous l’autre… Alors je n’ai plus rien vu.

Jeudi 14 août

Nous allons à Lariboisière. Nous trouvons Rose, tranquille, espérante, parlant de sa sortie prochaine, — dans trois semaines au plus, — et si dégagée de la pensée de la mort, qu’elle nous raconte une furieuse scène d’amour, qui a eu lieu hier entre une femme couchée à côté d’elle et un frère des écoles chrétiennes, — qui est encore là aujourd’hui. Cette pauvre Rose est la mort, mais la mort tout occupée de la vie.

Voisine de son lit, se trouve une jeune femme qu’est venu voir son mari, un ouvrier, et auquel elle dit : « Va, aussitôt que je pourrai marcher, je me promènerai tant dans le jardin, qu’ils seront bien forcés de me renvoyer ! » Et la mère ajoute : « L’enfant demande-t-il quelquefois après moi ?

— Quelquefois, comme ça ! », répond l’ouvrier.

Vendredi 15 août

Je me réjouis d’aller ce soir au feu d’artifice, de me fondre dans la foule, d’y égarer mon chagrin. Il me semble que la tristesse se perd parmi tant de monde. Je me fais une fête d’être coudoyé par du peuple, comme on est roulé par les flots.

Samedi 16 août

Ce matin, à dix heures, on sonne. J’entends un colloque à la porte entre la femme de ménage et le portier. La porte s’ouvre. Le portier entre tenant une lettre. Je prends la lettre ; elle porte le timbre de Lariboisière. Rose est morte ce matin à sept heures.

Pauvre fille ! C’est donc fini ! Je savais bien qu’elle était condamnée ; mais l’avoir vue jeudi, si vivante encore, presque heureuse, gaie… Et nous voilà tous les deux marchant dans le salon avec cette pensée que fait la mort des personnes : Nous ne la reverrons plus ! — une pensée machinale et qui se répète sans cesse au dedans de vous.

Quel vide ! quel trou dans notre intérieur ! Une habitude, une affection de vingt-cinq ans, une fille qui savait notre vie, ouvrait nos lettres en notre absence, à qui nous racontions nos affaires. Tout petit, j’avais joué au cerceau avec elle, et elle m’achetait, sur son argent, des chaussons aux pommes dans nos promenades. Elle attendait Edmond jusqu’au matin, pour lui ouvrir la porte de l’appartement, quand il allait, en cachette de ma mère, au bal de l’Opéra… Elle était la femme, la garde-malade admirable, dont ma mère, en mourant, mit les mains dans les nôtres… Elle avait les clefs de tout, elle menait, elle faisait tout autour de nous. Depuis vingt-cinq ans, elle nous bordait tous les soirs dans nos lits, et tous les soirs, c’étaient les mêmes éternelles plaisanteries sur sa laideur et la disgrâce de son physique…

Chagrins, joies, elle les partageait avec nous. Elle était un de ces dévouements dont on espère la sollicitude pour vous fermer les yeux. Nos corps, dans nos maladies, dans nos malaises, étaient habitués à ses soins. Elle possédait toutes nos manies. Elle avait connu toutes nos maîtresses. C’était un morceau de notre vie, un meuble de notre appartement, une épave de notre jeunesse, je ne sais quoi de tendre et de grognon et de veilleur à la façon d’un chien de garde, que nous avions l’habitude d’avoir à côté de nous, autour de nous, et qui semblait ne devoir finir qu’avec nous.

Et jamais nous ne la reverrons !… Ce qui remue dans l’appartement, ce n’est plus elle ; ce qui nous dira bonjour, le matin, en entrant dans notre chambre, ce ne sera plus elle ! Grand déchirement, grand changement dans notre vie, et qui nous semble, je ne sais pourquoi, une de ces coupures solennelles de l’existence, où, comme dit Byron, les Destins changent de chevaux.

Ironie des choses ! Ce soir précisément, douze heures après le dernier soupir de la pauvre fille, il nous faut aller à Saint-Gratien chez la princesse Mathilde qui a eu la curiosité de nous connaître, le désir de nous avoir à dîner.

Dimanche 17 août

Ce matin, nous devons faire toutes les tristes démarches. Il faut retourner à l’hôpital, rentrer dans cette salle d’admission, où sur le fauteuil contre le guichet, il me semble revoir le spectre de la maigre créature que j’y ai assise, il n’y a pas huit jours. « Voulez-vous reconnaître le corps ? » me jette, d’une voix dure, le garçon.

Nous allons au fin fond de l’hôpital, à une grande porte jaunâtre, sur laquelle il y a écrit en grosses lettres noires : AMPHITHÉÂTRE. Le garçon frappe. La porte s’entrouvre au bout de quelque temps, et il en sort une tête de boucher, le brûle-gueule à la bouche : une tête où le belluaire se mêle au fossoyeur. J’ai cru voir l’esclave qui recevait au Cirque les corps des gladiateurs, — et lui aussi reçoit les tués de ce grand Cirque : la société moderne.

On nous a fait, un long moment, attendre avant d’ouvrir une autre porte, et pendant ces minutes d’attente, tout notre courage s’en est allé, comme s’en va, goutte à goutte, le sang d’un blessé s’efforçant de rester debout. L’inconnu de ce que nous allions voir, la terreur d’un spectacle vous déchirant le cœur, la recherche de ce corps au milieu d’autres corps, l’étude et la reconnaissance de ce pauvre visage, sans doute défiguré, tout cela nous a fait lâches comme des enfants. Nous étions à bout de force, à bout de volonté, à bout de tension nerveuse, et quand la porte s’est ouverte, nous avons dit : « Nous enverrons quelqu’un », et nous nous sommes sauvés !

De là nous sommes allés à la mairie, roulés dans un fiacre qui nous cahotait et nous secouait la tête, comme une chose vide. Et je ne sais quelle horreur nous est venue de cette mort d’hôpital qui semble n’être qu’une formalité administrative. On dirait que dans ce phalanstère d’agonie, tout est si bien administré, réglé, ordonnancé, que la Mort y ouvre comme un bureau.

Pendant que nous étions à faire inscrire le décès, — que de papier, mon Dieu, griffonné et paraphé pour une mort de pauvre ! — de la pièce à côté, un homme s’est élancé, joyeux, exultant, pour voir sur l’almanach, accroché au mur, le nom du saint du jour, et le donner à son enfant. En passant, la basque de la redingote de l’heureux père frôle et balaye la feuille de papier, où l’on inscrit la morte.

Revenus chez nous, il a fallu regarder dans ses papiers, faire ramasser ses hardes, démêler l’entassement des choses, des fioles, des linges que fait la maladie… remuer de la mort enfin. Ç’été affreux de rentrer dans cette mansarde où il y avait encore, dans le creux du lit entrouvert, les miettes de pain de son dernier repas. J’ai jeté la couverture sur le traversin, comme un drap sur l’ombre d’un mort.

Lundi 18 août

… La chapelle est à côté de l’amphithéâtre. À l’hôpital, Dieu et le cadavre voisinent… À la messe dite pour la pauvre femme, à côté de sa bière, on en range deux ou trois autres, qui bénéficient du service. Il y a je ne sais quelle répugnante promiscuité de salut dans cette adjonction : ça ressemble à la fosse commune de la prière…

Derrière moi, à la chapelle, pleure la nièce de Rose, la petite qu’elle a eue un moment chez nous, et qui est maintenant une jeune fille de dix-neuf ans, élevée chez les sœurs de Saint-Laurent : pauvre petite fillette, étiolée, pâlotte, rachitique, nouée de misère, la tête trop grosse pour le corps, le torse déjeté, l’air d’une Mayeux, triste reste de toute cette famille poitrinaire attendu par la Mort, et dès maintenant touché par elle, — avec, en ses doux yeux, déjà une lueur d’outre-vie.

Puis de la chapelle au fond du cimetière Montmartre, élargi comme une nécropole et prenant un quartier de la ville, une marche à pas lents et qui n’en finit pas dans la boue… Enfin les psalmodies des prêtres, et le cercueil que les bras des fossoyeurs laissent glisser avec effort au bout de cordes, comme une pièce de vin qu’on descend à la cave.

Mercredi 20 août

Il me faut encore retourner à l’hôpital. Car entre la visite que j’ai faite à Rose le jeudi, et sa brusque mort un jour après, il y a pour moi un inconnu que je repousse de ma pensée, mais qui revient toujours en moi : l’inconnu de cette agonie dont je ne sais rien, de cette fin si soudaine. Je veux savoir et je crains d’apprendre. Il ne me paraît pas qu’elle soit morte ; j’ai seulement d’elle le sentiment d’une personne disparue. Mon imagination va à ses dernières heures, les cherche à tâtons, les reconstruit dans la nuit, et elles me tourmentent de leur horreur voilée, ces heures !… J’ai besoin d’être fixé. Enfin, ce matin, je prends mon courage à deux mains. Et je revois l’hôpital, et je revois le concierge rougeaud, obèse, puant la vie comme on pue le vin, et je revois ces corridors, où de la lumière du matin tombe sur la pâleur de convalescentes souriantes…

Dans un coin reculé, je sonne à une porte aux petits rideaux blancs. On ouvre, et je me trouve dans un parloir, où, entre deux fenêtres, une Vierge est posée sur une sorte d’autel. Aux murs de la pièce, exposée au nord, de la pièce froide et nue, il y a, je ne m’explique pas pourquoi, deux vues du Vésuve encadrées, de malheureuses gouaches qui semblent là, toutes frissonnantes et toutes dépaysées. Par une porte ouverte derrière moi, d’une petite pièce où le soleil donne en plein, il m’arrive des caquetages de sœurs et d’enfants, de jeunes joies, de bons petits éclats de rire, toutes sortes de notes et de vocalisations fraîches : un bruit de volière ensoleillée…

Des sœurs en blanc, à coiffe noire, passent et repassent ; une s’arrête devant ma chaise. Elle est petite, mal venue, avec une figure laide et tendre, une pauvre figure à la grâce de Dieu. C’est la mère de la salle Saint-Joseph. Elle me raconte comment Rose est morte, ne souffrant pour ainsi dire plus, se trouvant mieux, presque bien, toute remplie de soulagement et d’espérance. Le matin, son lit refait, sans se voir du tout mourir, tout à coup elle s’en est allée dans un vomissement de sang qui a duré quelques secondes. Je suis sorti de là, rasséréné, délivré de l’horrible pensée qu’elle avait eu l’avant-goût de la mort, la terreur de son approche.

Jeudi 21 août

… Au milieu du dîner rendu tout triste par la causerie qui va et revient sur la morte, Maria, qui est venue dîner ce soir, après deux ou trois coups nerveux, du bout de ses doigts, sur le crêpage de ses blonds cheveux bouffants, s’écrie : « Mes amis, tant que la pauvre fille a vécu, j’ai gardé le secret professionnel de mon métier… Mais maintenant qu’elle est en terre, il faut que vous sachiez la vérité. »

Et nous apprenons sur la malheureuse des choses qui nous coupent l’appétit, en nous mettant dans la bouche l’amertume acide d’un fruit, coupé avec un couteau d’acier. Et toute une existence inconnue, odieuse, répugnante, lamentable, nous est révélée. Les billets qu’elle a signés, les dettes qu’elle a laissées chez tous les fournisseurs, ont le dessous le plus imprévu, le plus surprenant, le plus incroyable. Elle entretenait des hommes, le fils de la crémière, auquel elle a meublé une chambre, un autre auquel elle portait notre vin, des poulets, de la victuaille… Une vie secrète d’orgies nocturnes, de découchages, de fureurs utérines qui faisaient dire à ses amants : « Nous y resterons, elle ou moi ! » Une passion, des passions à la fois de toute la tête, de tout le cœur, de tous les sens, et où se mêlaient les maladies de la misérable fille, la phtisie qui apporte de la fureur à la jouissance, l’hystérie, un commencement de folie. Elle a eu avec le fils de la crémière deux enfants, dont l’un a vécu six mois. Il y a quelques années, quand elle nous a dit qu’elle allait dans son pays, c’était pour accoucher. Et à l’égard de ces hommes, c’était une ardeur si extravagante, si maladive, si démente, qu’elle — l’honnêteté en personne autrefois — nous volait, nous prenait des pièces de vingt francs sur des rouleaux de cent francs, pour que les amoureux qu’elle payait ne la quittassent pas.

Or, après ces malhonnêtes actions involontaires, ces petits crimes arrachés à sa droite nature, elle s’enfonçait en de tels reproches, en de tels remords, en de telles tristesses, en de tels noirs de l’âme, que dans cet enfer, où elle roulait de fautes en fautes, désespérée et inassouvie, elle s’était mise à boire pour échapper à elle-même, se sauver du présent, se noyer et sombrer quelques heures dans ces sommeils, dans ces torpeurs léthargiques, qui la vautraient toute une journée en travers d’un lit, sur lequel elle échouait en le faisant.

La malheureuse ! que de prédispositions et de motifs et de raisons elle trouvait en elle pour se dévorer et saigner en dedans : d’abord le repoussement par moments d’idées religieuses avec les terreurs d’un enfer de feu et de soufre ; puis la jalousie, cette jalousie toute particulière qui, à propos de tout et de tous, empoisonnait sa vie ; puis, puis… puis le dégoût que les hommes, au bout de quelque temps, lui témoignaient brutalement pour sa laideur, et qui la poussait de plus en plus à la boisson, l’amenait un jour à faire une fausse couche en tombant ivre-morte sur le parquet. Cet affreux déchirement du voile que nous avions devant les yeux, c’est comme l’autopsie d’une poche pleine d’horribles choses, dans une morte tout à coup ouverte…

Par ce qui nous est dit, j’entrevois soudainement tout ce qu’elle a dû souffrir depuis dix ans : et les craintes près de nous d’une lettre anonyme, d’une dénonciation de fournisseur, et la trépidation continuelle à propos de l’argent qu’on lui réclamait et qu’elle ne pouvait rendre, et la honte éprouvée par l’orgueilleuse créature pervertie par cet abominable quartier Saint-Georges, des fréquentations des basses gens qu’elle méprisait, et la vue douloureuse de la sénilité prématurée que lui apportait l’ivrognerie, et les exigences et les duretés inhumaines des m… du ruisseau, et les tentations de suicide qui me la faisaient, un jour, retirer d’une fenêtre, où elle était complètement penchée en dehors… et enfin toutes ces larmes que nous croyions sans cause ; cela mêlé à une affection d’entrailles très profonde pour nous, à un dévouement, comme pris de fièvre, dans les maladies de l’un ou de l’autre.

Et chez cette femme une énergie de caractère, une force de volonté, un art du mystère, auxquels rien ne peut être comparé. Oui, oui, une fermeture de tous ces affreux secrets, cachés et renfoncés en elle, sans une échappade à nos yeux, à nos oreilles, à nos sens d’observateur, même dans ses attaques de nerfs, où rien ne sortait d’elle que des gémissements : un mystère continué jusqu’à la mort et qu’elle devait croire enterré avec elle.

Et de quoi était-elle morte ? d’avoir été, il y a de cela huit mois, en hiver, — par la pluie, — guetter toute une nuit, à Montmartre, le fils de la crémière qui l’avait chassée, pour savoir par quelle femme il l’avait remplacée : toute une nuit passée contre la fenêtre d’un rez-de-chaussée, et dont elle avait rapporté ses effets trempés jusqu’aux os avec une pleurésie mortelle !

Pauvre créature ! nous lui pardonnons, et même une grande commisération nous vient pour elle, en nous rendant compte de tout ce qu’elle a souffert… Mais, pour toute la vie, il est entré en nous la défiance du sexe entier de la femme, et de la femme de bas en haut aussi bien que de la femme de haut en bas. Une épouvante nous a pris du double fond de son âme, de la faculté puissante, de la science, du génie consommé, que tout son être a du mensonge…

23 août

Gautier dîne à côté de nous chez Peters. Il revient d’inaugurer les chemins de fer algériens, et il est furieux contre la civilisation, les ingénieurs qui abîment les paysages avec leurs rails, les utilitaires, tout ce qui met dans un pays une saine édilité. Se tournant vers Claudin qui vient de s’asseoir à sa table : « Toi tu aimes cela… tu es un civilisé. Mais nous, nous trois, avec quatre ou cinq autres, nous sommes des malades… des décadents… non, plutôt des primitifs, non, encore non, mais des particuliers bizarres, indéfinis, exaltés. Il y a des moments, oui, où je voudrais tuer tout ce qui est : les sergents de ville, M. Prudhomme, M. Pioupiou, toute cette cochonnerie-là… Claudin, vois-tu, je te parle sans ironie, je t’envie, tu es dans le vrai. Tout cela tient à ce que tu n’as pas comme nous le sens de l’exotique. As-tu le sens de l’exotique ? Non, voilà tout… Nous ne sommes pas Français, nous autres, nous tenons à d’autres races. Nous sommes pleins de nostalgies. Et puis quant à la nostalgie d’un pays se joint la nostalgie d’un temps… comme vous par exemple du xviiie  siècle… comme moi de la Venise de Casanova, avec embranchement sur Chypre, oh ! alors, c’est complet… Venez donc, un soir, chez moi. Nous causerons de tout cela longuement. Nous serons, tour à tour, chacun de nous trois, Job sur son fumier avec ses amis. »

Et puis à propos de Psyché, dont il a donné l’idée de la reprise chez Jeanne Destourbet, dans une causerie avec le prince Napoléon, reprise qu’il voulait tourner vers la résurrection du côté inconnu de Molière, maître de ballets, arrangeur de divertissements, Gautier se met à rejuger Le Misanthrope, une comédie de collège de Jésuites, pour la rentrée des classes : « Ah ! le cochon ! quelle langue ! est-ce mal écrit ! Mais comment voulez-vous qu’on imprime cela. Je ne veux pas m’ôter mon pain. Je reçois encore aujourd’hui des lettres d’injures, parce que j’ai osé faire un parallèle entre Timon d’Athènes et Le Misanthrope. »

De Molière la causerie saute à tout ce xviie  siècle, si ennuyeux, si antipathique, d’une si mauvaise langue, entre la langue grasse du xvie  siècle et la langue claire du xviiie . Et voilà soudain Gautier, poussant au Roi-Soleil du temps, à Louis XIV, et le lapidant, comme à coups d’étrons, dans un flux de paroles verveuses, où Michelet semble doublé d’un père Duchêne :

« Un porc grêlé comme une écumoire et petit…. Il n’avait pas cinq pouces le grand Roi. Toujours à manger et à c…. C’est plein de m…. ce temps-là. Lisez la lettre de la Palatine. Et borné avec cela…. Parce qu’il donnait des pensions pour qu’on le chantât…. Une fistule dans le c…. et une autre dans le nez qui correspondait avec le palais… Ça lui faisait juter par les fosses nasales les carottes et toutes les juliennes de son temps. Et c’est vrai ce que je dis là… » fait-il en se tournant vers Claudin ahuri !

* * *

— Qu’est-ce que la vie ? L’usufruit d’une agrégation de molécules.

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— Le tourment de l’homme de pensée est d’aspirer au Beau, sans avoir jamais une conscience fixe et certaine du Beau.

30 août

Une malheureuse organisation que la nôtre. Depuis le collège nous nous sommes toujours passionnés pour les causes battues, et aujourd’hui la défaite de Garibaldi nous fait tout mélancoliques. Pourtant ce Garibaldi, ainsi que le dit le père Chilly, ce n’est point notre homme, mais nous sommes ainsi faits, qu’il y a au fond de nous, toujours une sympathie pour les hommes qui n’ont pas la vulgarité, la canaillerie du succès.

31 août

Nous avons reçu, ces jours-ci, un petit morceau de papier imprimé, portant ceci : « M*** vous êtes prié d’assister à la petite fête de famille, qui sera donnée à Neuilly, rue de Longchamps, 32, le 31 août 1862.

Et nous voici ce soir, rue de Longchamps, où nous trouvons 25 ou 30 invités. C’est la chambre des filles de Gautier qui est la salle de spectacle, où il y a une toile, une rampe, et tous les fauteuils et toutes les chaises de la maison. La tablette de la cheminée sur laquelle on s’assied, simule le balcon. Sur la porte, au-dessus de laquelle se détire, en une pose anacréontique, une femme nue, est collée l’affiche :

Théâtre de Neuilly.

PIERROT POSTHUME.

La toile se lève sur la scène, où le peintre Puvis de Chavannes a peint d’assez cocasses décors — une scène où il y a juste la place pour un soufflet et un coup de pied dans le derrière. Et la farce commence, une farce qui paraît écrite au pied levé, une nuit de carnaval, dans un cabaret de Bergame, avec de jolis vers qui montent s’enrouler ainsi que des fleurs autour d’une batte.

Là-dedans passe et repasse toute la famille, les deux filles de Gautier, Judith, dans un costume d’Esméralda de la comédie italienne, développant des grâces molles ; la jeune Estelle, svelte dans son habit d’Arlequin, et montrant sous son petit museau noir, de jolies moues d’enfant ; le fils de Gautier en Pierrot un peu froid, un peu trop dans son rôle, un peu trop posthume ; puis enfin Théophile Gautier, lui-même faisant le docteur, un Pantalon extraordinaire, grimé, enluminé, peinturluré à faire peur à toutes les maladies énumérées par Diafoirus, l’échiné pliée, le geste en bois, la voix transposée, travaillée, tirée on ne sait d’où, des lobes du cerveau, de l’épigastre, du calcaneum de ses talons : une voix enrouée, extravagante, qui semble du Rabelais gloussé.

4 septembre

Bar-sur-Seine…. Il habite ici un millionnaire, d’une avarice telle, que lorsqu’il a mis ses fils au collège, il a défendu par économie qu’on cirât leurs souliers, disant que le cirage brûlait le cuir… et il a remis au proviseur une couenne de lard pour les frotter.

Septembre

C’est prodigieux comme Millet a saisi le galbe de la femme de labeur et de fatigue, courbée sur la glèbe. Il a trouvé un dessin carré, un contour fruste qui rend ce corps-paquet, où il n’y a plus rien des rondeurs provocantes de la forme féminine, ce corps que le travail et la misère ont aplati comme avec un rouleau, n’y laissant ni gorge ni hanches, et qui ont fait de cette femme un ouvrier sans sexe, habillé d’un casaquin et d’une jupe, dont les couleurs ne semblent que la déteinte des deux éléments entre lesquels ce corps vit, — en haut bleu comme le ciel, en bas brun comme la terre.

12 septembre

Il y a une vieille demoiselle ici, une ci-devant religieuse, qui terminait une longue déploration de toutes les misères et de toutes les dégoûtations de l’humanité par cette réclamation : « Et puis, pourquoi sommes-nous faits en viande ? »

Cette révolte contre la matérialité de notre être, et l’aspiration à la composition d’un végétal ou d’un minéral, ne prouvent-elles pas une délicate spiritualité féminine ?

La même vieille demoiselle nous racontait qu’une des distractions des religieuses du couvent, où elle se trouvait, — la chose est délicate, et aurait besoin pour être contée de la plume de Béroalde de Verville, mais ma foi tant pis, — elle nous racontait donc que cette distraction était de p…. dans des carafes, oui, de mettre du vent en bouteille, pour se régaler la vue des irisations du gaz captif.

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— On me montrait hier un jeune jardinier, un garçon de 25 ans, qui vient d’épouser une cuisinière de 60 ans, pour une rente de 40 boisseaux de blé.

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— Lorsque l’incrédulité devient une foi, elle est plus bête qu’une religion.

22 septembre

Celui-là, je le répète, ferait un livre curieux, apporterait d’intéressants documents à l’histoire humaine et française, celui-là qui récolterait et assemblerait simplement les anecdotes singulières, relatives à certaines physionomies provinciales. Oui, un Tallemant des Réaux qui, ici et là, noterait tout ce qu’il entendrait sur les personnages excentriques de la province, ferait un amusant bouquin. Quelles figures fantasques, quels originaux, quelles silhouettes grotesques ou bizarres, puissantes ou tranchées, s’accusant dans les souvenirs, les légendes de famille, avec une verdeur, une saveur du cru, une turgescence de comique, qu’on ne trouve pas dans les bonshommes parisiens.

Voici un de ces types que j’attrape au passage, parmi les récits d’après dîner. C’était le médecin ordinaire de la maison de notre grand-père, à Sommérecourt. Une espèce de docteur Tant-mieux, à mine rabelaisienne, le dernier porteur de la culotte, des bas, des boucles de souliers en acier, un bon vivant qui buvait dur, et auquel on était obligé de rationner le vin dans les maisons où il mangeait ; — du reste parfaitement lucide, et la raison aussi vive et plus nette que jamais, en plein vin. Il s’appelait Procureur, et habitait le petit village de Vrécourt. Une célébrité médicale que ce Procureur, une de ces lumières de la science de guérir inofficielles et populaires à la façon des rebouteux, un de ces hommes sans études, sans lectures, mais qui semblent nés dans les secrets de la nature, qui soignent par instinct, qui sauvent par illumination, qui ont le miracle en main. Dans toutes les Vosges on l’appelait pour les cas désespérés.

Un vrai paysan avec cela, et à peu près traité comme tel. D’ordinaire, le grand-père le faisait dîner avec les domestiques, ne donnant l’ordre de mettre son couvert à table que dans les grandes occasions. Ayant sauvé la maréchale de Bellune d’une maladie mortelle, et des soins de plusieurs illustres médecins, ce fut un éblouissement, quand il fut invité par sa malade à dîner. Il donnait des poignées de main aux domestiques, et placé à côté de Mme de Bellune, chaque fois qu’un convive lui adressait la parole, il saluait, ayant, par une habitude de paysan, gardé son chapeau sur la tête.

Un jour, le grand-père lui ayant demandé son compte pour les soins donnés à lui et à sa maison pendant sept ans, il présenta un compte de 72 francs : — Comment coquin, soixante-douze francs ? Le pauvre Procureur troublé, balbutiait : — Mais Monsieur, je vous assure, j’ai fait très justement le compte !

— Comment, mais c’est impossible, soixante-douze francs pour sept ans. Le grand-père ne pouvait croire à la modicité de la somme.

Procureur avait une fille mariée. Son gendre vint se plaindre à lui que sa fille se laissait aller à la boisson. Bon sang ne peut mentir. Sa fille avait de vingt-cinq à trente ans. Il la fouetta comme une petite fille, et dit à son gendre : « Dà, dà, la voilà corrigée ! ».

19 octobre

Un mot qui dit tout sur les juifs, qui éclaire leur fortune, leur puissance, leur rapide ascension, en ce siècle d’argent. Mirès apprenait à Saint-Victor que dans l’école juive, où il avait été élevé à Bordeaux, on ne donnait pas de prix de calcul, — parce que tous l’auraient mérité.

Cette révélation fait pâlir même le mot profond du vieux Rothschild : « À la Bourse, il y a un moment où, pour gagner, il faut savoir parler hébreu !

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— X… a pris pour maîtresse une actrice, aussitôt après le bruit de son acquittement pour avortement, un peu à cause du scandale de l’affaire, beaucoup parce que l’avortement a amené un dérangement curieux dans la matrice de la femme. C’est un cas qui amuse l’ancien médecin dans l’homme devenu impuissant.

Dans les entractes du théâtre, il s’en va chez un grand pharmacien qui est à côté. Et là, dans l’arrière-boutique, en collaboration de son ami, il se livre longuement et compendieusement à la composition d’un de ces lavements, dont la recette est perdue depuis Molière, et rapporte le liniment, où il a mis sa science et son cœur, à la belle au théâtre. C’est son sac de bonbons de tous les soirs.

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— Une religion sans surnaturel, — cela me fait penser à une annonce que j’ai lue, ces années-ci ; dans les grands journaux : vin sans raisin.

27 octobre

Nous sommes chez de vieux amis de notre famille, chez les Armand Lefebvre, dans leur jolie petite propriété de la Comerie, au cœur de l’Île-de-France, dans ce coin de terre tout xviiie  siècle.

Ici c’est Chantilly, là Champlâtreux, plus loin Luzarches, un nom de site champêtre à la mode dans les romans de la fin du dernier siècle, tout comme Salency, et pour venir ici, on passe par l’Ile-Adam, devant la terrasse peinte dans le joli tableau d’Olivier, qui est à Versailles. C’est plein de noms de la vieille France, les Condé, les Conti, Molé, Samuel Bernard et jusqu’à Sophie Arnould qui y eut son prieuré. La nature même semble du xviiie  siècle : ce sont les paysages, où Demarne pousse ses retours de troupeaux.

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Mardi 28 octobre

Édouard me mène à Clermont voir la prison des femmes.

… Elles sont généralement bien portantes, le visage plein, le teint un peu bis, ayant à la fois de l’aspect de la nonne et de la convalescente d’hôpital. Toutes ou presque toutes ont la tête carrée, des têtes de volonté et d’endurcissement, de mauvaises têtes de paysannes — et déprimées d’une manière curieusement uniforme. Je n’y ai pas vu une jolie figure, un visage intéressant. Ce monde aux yeux renfoncés, est dur, concentré, avec un tas de choses amassées sous l’ensevelissement des traits. Toutes, quand on passe au milieu d’elles, restent penchées sur leur tâche, la physionomie fermée. Il semble qu’il y ait un mur entre votre regard et elles. Leur visage ne dit, n’exprime rien ; on sent qu’il fait le mort.

Êtes-vous passé, et vous retournez-vous ? vous voyez les yeux lentement se soulever, et l’on se sent dans le dos, jusqu’à la porte, les regards de toutes ces femmes dardés sur vous, en une curiosité méchante.

… Le directeur m’entretenait des ruses de ces femmes, murées dans le silence, des ruses pour correspondre entre elles, d’une lettre d’amour envoyée à une compagne par une lesbienne, qui en avait découpé les lettres dans le Pater et l’Ave d’un livre de prières, et les avait cousues ensemble sur un bout de chiffon.

29 octobre

Un détail curieux donné par Édouard sur la répulsion, l’épouvante produite par le zouave sur l’imagination allemande.

Danremont, l’attaché plénipotentiaire près le roi de Hanovre, promenait un jour son fils, habillé en zouave. Le roi de Hanovre, qui est aveugle, entend le rire de l’enfant, se le fait amener, le prend dans ses bras, puis soudain, à un mot dit par son aide de camp, le laisse brusquement retomber à terre. L’aide de camp venait de dire au Roi en quoi l’enfant était habillé.

Paris, 1er novembre

En passant devant la fontaine Saint-Michel, devant ces monstres bourgeois, les monstres de la Chine et du Japon me reviennent dans la pensée. Quelle imagination dans l’hybride. Quelle invention, quelle poésie horrifique dans ces fantaisies animales. Les beaux hippogriffes de l’opium ! Quelle ménagerie diaboliquement fantastique, faite d’accouplements insensés, extravagants et superbes.

Mais aussi pourquoi demander des chimères à des membres de l’Institut. Ils ne fabriqueront jamais que les monstres du récit de Théramène, le vrai monstre au goût de la France classique et tragédique.

Samedi 8 novembre

Nous dînons chez Gavarni. Les convives sont de Chennevières, le docteur Veyne, l’ancien médecin de la bohème, et Sainte-Beuve. L’auteur de Volupté arrive dans la toilette d’un petit mercier de province en partie fine, tire de sa poche une calotte de soie noire, une calotte à la fois d’Académie et de sacristie, qu’il met sur sa tête pour la défendre des courants d’airs.

Je lui parle de ses articles du Constitutionnel : « Oui, je compte aller encore vingt mois avec deux mois de congé. C’est le temps de mon traité, mon Dieu ! J’ai de certaines facilités de sauter d’un sujet à l’autre, quoique ce soit le plus fatigant de mon affaire. J’ai professé à Liège trois fois par semaine. J’ai fait quatre ans de cours à l’École normale. J’ai fait vingt-deux leçons sur Bossuet… Et puis je donne tout ce que j’ai : le fond de toutes mes notes. Je vide mon sac. Je suis à mes dernières cartouches et je tire tout… Franchement, au fond je suis blasé ou plutôt dégoûté, las. Toutes ces insultes, toutes ces calomnies, pour un petit honneur qui n’est rien du tout, et qu’on estime beaucoup ! » — Ici je le sens blessé à fond, de l’attaque d’un journal de ce matin, qui, en annonçant son invitation pour une fournée de Compiègne, l’accusait d’avoir fait renvoyer son ami Barbey d’Aurevilly du Pays : — « Si j’avais dix mille livres de rentes, reprend-il, je sais bien ce que je ferais, ou plutôt ce que je ne ferais pas. » Et il nous confie qu’il n’ira pas à Compiègne, où les journaux le font aller, que sa santé ne le lui permet pas, ses infirmités, sa vessie… Il ne pourrait rester là toute la soirée. Ce sont de trop grandes corvées pour son âge.

On cause de l’histoire moderne, de sa supériorité sur l’ancienne, qui ne voyait jamais ni le cadre ni le milieu des événements, et Sainte-Beuve déclare que Villemain ne sait absolument des événements que ce qu’il y a dans les livres, et que la connaissance de l’art d’un temps manquait jusqu’ici aux historiens. La causerie arrive au xviiie  siècle. « C’est le temps que j’aime le mieux, s’écrie Sainte-Beuve. Il n’y a pas pour moi de plus belles années que les quinze premières années du règne de Louis XVI. Et quels hommes, même de second ordre : Rivarol, Chamfort. Le mot de Rivarol : L’impiété est une indiscrétion, cela est charmant !… hum ! hum ! »

Sainte-Beuve a ainsi un petit ânonnement qui le mène d’une pensée à une autre, et lie sa parole. « Hum ! hum !… » fait-il encore une fois, et il continue :

« Et tous les gens de ce temps-là avaient une philosophie que nous devrions bien avoir. Il n’était pas question d’immortalité d’âme, de machines comme cela ; on vivait de son mieux, en faisant bien, et on ne méprisait pas le matériel. Maintenant, on prend trop de religion, on en prend trop, on force la dose… Et puis, dans ce temps-là, on avait la société, la société, encore la meilleure invention des hommes, après tout. »

Là-dessus, il se met à parler de Michelet avec une sorte d’animosité et de rancune colère. « Aujourd’hui, il a le style vertical. Il ne met plus de verbes. Mais c’est une église, il a des croyants… Les premiers volumes, les premiers volumes… mon Dieu ! ça ne vaut pas mieux que le reste. Ce sont simplement les derniers qui font valoir les premiers. »

Puis il est successivement question d’About, et de Lamartine, et du duc de Broglie : « About, c’est un garçon qui fait un volume de ce qui mérite une page. Son roman sur le nez, vous savez, c’est une épigramme de Voltaire, vous vous rappelez ça… Si, si, je vous assure que Lamartine a de l’esprit. Il en a en passant, en coulant, sans s’arrêter dessus. Tenez, on parlait devant lui de Broglie, on disait que c’était un bon esprit : — « Oui, un bon esprit faux », fit-il.

Pendant le dîner, nous avons l’agacement d’entendre le fin causeur, le fin connaisseur ès lettres, parler art, à tort à travers, louanger Eugène Delacroix comme peintre philosophique, s’étendre sur l’expression de la tête d’Hamlet dans son tableau « Hamlet au cimetière », tirade que coupe presque brutalement Gavarni par cette phrase : « L’expression ! mais vous pouvez mettre la tête d’Hamlet sur la tête du fossoyeur et vice versa. »

Après dîner, Sainte-Beuve, nous voyant fumer, dit : « Ne pas fumer est un grand vide dans la vie. On est obligé de remplacer le tabac par des distractions trop naturelles… qui ne vous accompagnent pas jusqu’au bout. »

Et c’est dit avec un sourire de regret et de mélancolie libertine.

En revenant sur la route de Versailles, par une belle nuit froide, Sainte-Beuve, en son paletot gris déboutonné et son gilet chamois, — il affectionne les couleurs claires, jeunettes, printanières, — Sainte-Beuve marchant d’un pas nerveux, presque rageur, nous entretient de l’Académie qui n’est pas, dit-il, ce qu’on pense.

Il est en bons rapports avec elle, en dépit des petits tours qu’il avoue lui avoir joués. Les passions politiques ont eu le temps de s’apaiser depuis douze ans. De petites reprises de ces passions ont cependant lieu, de temps en temps, mais ça n’a pas de suite. Falloux lui a presque pris de force les mains qu’il mettait dans ses poches. « Il n’y a que de Broglie. Nous ne nous saluons pas… Ça se passe en famille à l’Académie, voyez-vous. Nous ne sommes que huit depuis six mois. Il y a des séances, quand Villemain n’est pas là, qui commencent à trois heures et demie, et qui finissent à quatre heures moins le quart. S’il n’y avait pas un homme inventif, un Villemain, ça n’irait plus. Il pose des questions. Il rédige un procès-verbal coquet. C’est comme Patin pour le Dictionnaire, il ne le fait pas bien, mais il le fait, et sans lui on ne ferait plus rien. Ce n’est pas mauvaise volonté de l’Académie, c’est ignorance. L’autre jour à propos du mot chapeau de fleurs, M. de Noailles a dit que c’était un mot inconnu, qu’il ne l’avait rencontré nulle part. Il n’a pas lu Théocrite, voilà ! Et c’est ainsi à propos de tout… Pour les livres, pour les prix, ils viennent me trouver. Ils me demandent ce que c’est. Ils se renseignent, que voulez-vous ?… Ils ne connaissent pas un nom nouveau depuis dix ans… Et puis l’Académie a une peur atroce, c’est la peur de la bohème. Quand il n’ont pas vu un homme dans leurs salons, ils n’en veulent pas. Ils le redoutent. Ce n’est pas un homme de leur monde… C’est ce qui fait, je crois, qu’Autran a des chances. C’est un candidat des bains de mer. On l’a rencontré aux eaux. Et il a de la fortune. Et puis il est de Marseille. Il a pour lui Thiers, Mignet, Lebrun, les trois frères provençaux, qui se pousseront le coude pour voter pour lui. »

La petite touche — c’est le charme et la petitesse de la causerie de Sainte-Beuve. Point de hautes idées, point de grandes expressions, point de ces images qui détachent en bloc une figure. Cela est aiguisé, menu, pointu, c’est une pluie de petites phrases qui peignent, à la longue, et par la superposition et l’amoncellement. Une conversation ingénieuse, spirituelle mais mince ; une conversation où il y a de la grâce, de l’épigramme, du gentil ronron, de la griffe et de la patte de velours. Conversation, au fond, qui n’est pas la conversation d’un mâle supérieur.

16 novembre

Sous la couverture mouillée que le pompier lui avait jetée, la pauvre danseuse si horriblement brûlée hier, Emma Livry, s’était mise à genoux et faisait sa prière.

* * *

— Un superbe détail pour le soir d’une bataille. Après Isly, les vautours grisés des yeux des morts qu’ils avaient mangés, ne trouvant pas le reste encore assez corrompu, voletaient, trébuchaient, tombaient à terre comme des pochards.

Samedi 22 novembre

Gavarni a organisé avec Sainte-Beuve un dîner qui doit avoir lieu deux fois par mois. C’est aujourd’hui l’inauguration de cette réunion et le premier dîner chez Magny, où Sainte-Beuve a ses habitudes. Nous ne sommes aujourd’hui que Gavarni, Sainte-Beuve, Veyne, de Chennevières et nous, mais le dîner doit s’élargir et compter d’autres convives.

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27 novembre

En ces années, il ne suffit pas d’écrire un livre, il faut être le domestique de ce livre, faire les courses de son volume, devenir le laquais de son succès. Je porte donc mes livres, ici et là, à quelques-uns qui les couperont à moitié, à d’autres qui en parleront sans les lire, à d’autres qui en feront de quoi dîner chez un bouquiniste.

On fabriquerait, je ne sais quelle physiologie curieuse des gens de lettres, avec la physionomie de leur portier, de leur escalier, de leur sonnette, de leur logis. J’ai remarqué une sorte de logique, une corrélation intime chez presque tous entre l’habitant et la coquille, l’homme et le milieu. L’homme de lettres, cela loge généralement haut, au cinquième. Paris a le cerveau, comme l’homme, en haut ; et ce qui court, ce qui se sert de ses jambes : boutiques, entresol, est en bas ; et ce qui digère est au premier : — la maison est un individu.

Trois intérieurs, à trois crans de l’échelle, m’ont frappé… Au fond d’une cour, rue Jacob, on monte cinq étages, on suit un corridor où donnent des portes de chambres de domestiques, une sorte de labyrinthe dans des communs. Une clef est sur la porte ; après avoir frappé en vain, on se décide à tourner la clef, on est dans une façon de resserre, pleine de livres en désordre sur le carreau, au milieu desquels est une paire de bottines d’homme, non faite. Une voix de l’autre pièce crie, comme du fond d’un rêve : « Qui est là ! » On entre, on se trouve dans une chambre de grisette, de couturière, où il y a une table de nuit, écrasée de livres brochés, tout neufs, et dans un lit, un petit homme, maigre, maladif… Vous l’avez éveillé. Il est deux heures ! Vous êtes chez un critique en mansarde, un homme d’un grand talent. C’est M. Montégut, l’écrivain de la Revue des Deux Mondes.

Rue d’Argenteuil, presque en face du Gagne-Petit, ce vieux magasin noir où l’on vend du blanc, dans cette rue où l’imagination loge volontiers, sous la tuile, la misère d’un Restif de la Bretonne, un escalier obscur, des paliers qui sentent le plomb, quatre raides étages, une de ces bonnes à tout faire, perdant la tête d’une visite, et qui manque d’écraser une petite fille qui se sauve d’entre ses jambes. Un salon où il y a des meubles d’une élégance vieillotte, dans la cheminée un feu mouillé et désolé, aux murs beaucoup d’images quelconques qui sont dans des cadres, sur une table un grand volume illustré pour le Jour de l’an ; dans un coin, un piano qui dit une femme, une famille : un salon qui ressemble un peu à la pièce pauvre et solennelle, que les relieurs ont pour recevoir leurs clients. Là-dedans un petit homme très maigre, aux cheveux rares et longs, au teint de papier mâché, aux yeux fureteurs : c’est Édouard Fournier, l’érudit critique de La Patrie.

En face de la Muette, sur les terrains de l’ancien Ranelagh, — j’ai reconnu la maison sans la connaître, — ça ressemble aux tâtonnements des enfants avec les jeux d’architecture, et où ils marient des tours à créneaux avec un kiosque chinois. Nous entrons. Il y a des fleurs partout, des plats de Chine dans les plafonds, des Watteau peints par Ballue, des vitrines pleines de dunkerques, du carton-pierre, des tentures de lampas, des stores peints, des tapis comme de la mousse, des reliures surdorées, des portes, couvertes, de bas en haut, de dessins, de lithographies, de photographies à deux sous, un salon de jeux avec des billards polonais et des toupies hollandaises, et des montées, des descentes, des machinations de dégagements qui ressemblent à une intrigue de vaudeville, et partout des objets d’art à ravir une fille : une maison triomphante avec jardin, écurie et remise, que vous montre un homme lugubre et gêné et tristement aimable, — que vous montre Jules Lecomte.

1er décembre

Nous allons remercier Sainte-Beuve de l’article qu’il a fait ce matin, dans Le Constitutionnel, sur la Femme au xviiie  siècle.

Sainte-Beuve demeure rue Montparnasse. La porte, une toute petite porte, nous est ouverte par la gouvernante, une femme de quarante ans, à tenue d’institutrice de bonne maison. On nous introduit dans un salon à papier grenat, aux meubles en velours rouge, aux formes Louis XV d’un tapissier du quartier Latin. Salon bourgeois solennellement froid, rappelant assez le salon de la maison du Rempart pour MM. de la magistrature. Le jour y vient triste et pauvre, d’un jardinet fermé par un grand mur, et à travers le tortillage d’une vigne aux sarments maigres et noirs. Nous montons, par un petit escalier compliqué, à la chambre de Sainte-Beuve, juste au-dessus du salon, chambre où l’on voit en entrant un lit avec un édredon, en face deux fenêtres sans grands rideaux, à gauche deux bibliothèques d’acajou pleines de reliures, genre Restauration, et montrant sur le dos des fers dans le goût du gothique de Clotilde de Surville ; au milieu de la pièce est une table chargée de volumes, et dans les coins, contre les bibliothèques, des amas de journaux et de brochures, un empilement, un fouillis, un désordre de déménagement : l’aspect d’une chambre d’hôtel garni, habitée par un bénédictin.

Nous trouvons Sainte-Beuve, je ne sais pourquoi, exaspéré contre Salammbô, et furibond et écumant à petites phrases : « D’abord c’est illisible… Et puis c’est de la tragédie… Au fond c’est du dernier classique… La bataille, la peste, la famine, ce sont des morceaux à mettre dans des cours de littérature… Du Marmontel, du Florian, quoi ! » Pendant près d’une heure, quoi que nous disions en faveur du livre (il faut défendre les camarades contre les critiques), il crache, il vomit sa lecture, en proie à une colère enfantine, presque comique.

Aujourd’hui Sainte-Beuve me frappe par sa ressemblance avec Hippolyte Passy, même vieille mine futée, même œil, même forme de crâne, et surtout même timbre de voix un peu zézeyante. J’ai remarqué le zézeyament chez les grands bavards.

Samedi 13 décembre

J’ai reçu, avec une gentille lettre de compliments sur notre livre, une invitation à dîner, ce soir, chez la princesse Mathilde.

Nous sommes introduits au premier, dans un salon de forme ronde, aux panneaux de soie pourpre, décorés de glaces gravées dans l’élégants cadres. Gavarni, Chennevières, Nieuwerkerke sont déjà là, puis arrive la princesse, suivie de sa lectrice, Mme de Fly. Nous voici à table. Nous ne sommes que sept. Sauf la vaisselle plate marquée aux armes de l’Empire, sauf la gravité et l’impassibilité des laquais, vrais laquais de maisons princières, on ne se croirait guère chez une altesse, tant il règne en cet aimable logis une liberté d’esprit et de parole.

Ce salon est le vrai salon du xixe  siècle, avec une maîtresse de maison qui est le type parfait de la femme moderne.

Une femme à l’amabilité comme son sourire, le plus doux sourire du monde, — le sourire gras des jolies bouches italiennes, — et une femme ayant ce charme : le naturel, et vous mettant à l’aise avec une langue familière, la vivacité de tout ce qui lui passe par la tête, une adorable bonne enfance.

Aujourd’hui elle se sent entre hommes, et se livre et s’abandonne, et est vraiment charmante. Elle nous fait de jolies et spirituelles plaintes sur le niveau singulièrement descendu de la femme, depuis le temps que nous avons peint, sur son ennui de ne point trouver de femmes s’intéressant aux choses d’art, aux nouveautés de la littérature, ou ayant des curiosités, sinon viriles, au moins élevées ou rares. Mais la plupart des femmes qu’on voit, qu’on reçoit, dit-elle, il en est si peu avec qui l’on puisse causer : « Tenez, qu’il entre une femme ici, je serais obligée immédiatement de changer la conversation. Vous allez voir tout à l’heure… Oui, toutes les femmes intelligentes de ce temps-ci, je suis prête à les recevoir… Mlle Rachel, oui, Mlle Rachel, je l’aurais parfaitement reçue… Mme Sand, je l’inviterai quand on voudra. »

Décembre

Dîner du samedi chez Magny. Sainte-Beuve a connu, à Boulogne, un vieux bibliothécaire, nommé Isnard, lequel avait été professeur de rhétorique aux Oratoriens d’Arras, et avait eu pour élève Robespierre. Il contait que son élève devenu avocat, avocat très peu occupé, avait fait un poème, intitulé : « L’art de cracher et de se moucher. » Sur ce, la sœur de Robespierre craignant qu’il ne perdît le peu de clients qu’il avait, s’il publiait son poème, allait trouver Isnard, et lui demandait un moyen pour empêcher la publication. Isnard se faisait lire le poème par Robespierre, lui disait : « C’est très bien, très bien ; mais il faudrait quelques retouches ! »

La Révolution prenait Robespierre au milieu de ses retouches, — et le poème n’était pas publié.