(1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. ULRIC GUTTINGUER. — Arthur, roman ; 1836. — » pp. 397-422
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(1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. ULRIC GUTTINGUER. — Arthur, roman ; 1836. — » pp. 397-422

M. ULRIC GUTTINGUER. — Arthur, roman ; 1836. —

La poésie, pour les esprits qui la savent goûter, a cela, entre autres choses, de séduisant, qu’à la fois c’est dans cette sphère qu’on a le très-grand, et aussi que le simplement distingué n’y est jamais perdu ni confondu. Le commun seul y répugne et y est honni. Non pas qu’il n’essaye, Dieu merci ! assez fâcheusement et abondamment de s’y introduire ; mais on s’y laisse moins prendre qu’ailleurs ; on l’y sent tout aussitôt sous les déguisements et les emprunts qu’il tente ; on le rejette avec dégoût, ou plutôt il va naturellement au fond ; et, tandis que, sous l’écorce de la prose, bien des talents équivoques en qualité surnagent, tandis qu’ils atteignent à une contrefaçon assez difficile à démêler, et qu’avec le travail, l’instruction, l’imitation de ce qu’on lit, la répétition assez bien débitée de ce qu’on entend, avec tous ces mérites surchargés, on parvient souvent à une sorte de compilation de fond ou de style, décente, et qui fait fort honnëte contenance, en poésie la qualité fondamentale se dénote aussitôt, la substance des esprits s’y fait toucher dans le plus fin de l’étoffe ; aussi très-peu suffit pour qu’on ait rang, sinon parmi les grands, du moins entre les délicats, et qu’on soit, comme tel, distingué de la muse, de cette muse intérieure qui console : ce qui, j’en conviens, n’empêche pas d’être parfaitement ignoré du vulgaire, comme disent les poëtes, c’est-à-dire du public. Nous craignons que ce ne soit là un peu le cas de l’auteur du roman d’Arthur. M. Guttinguer, vraie nature délicate et poétique, a été jusqu’ici fort apprécié de ses amis ; et, quoique nous pensions depuis longtemps de lui ce que nous allons en écrire, nous ne l’aurions peut-être jamais exprimé publiquement sans l’occasion de ce roman d’Arthur, de peur d’un semblant de complaisance. Mais cet Arthur, qu’un hasard heureux, une saison plus recueillie, a laissé écrire avec plus de soin et de suite à un homme du monde redevenu chrétien ; ce roman, bien fait pour plaire à beaucoup, nous permet de parler, selon notre cœur et notre goût, d’un poëte aimable, d’un des naturels les plus charmants de ce temps-ci, et auquel il n’a manqué que le travail et l’haleine.

M. Ulric Guttinguer, par son âge et ses débuts, remonte aux premiers temps de notre réveil poétique. Très-Français et très-Normand malgré l’origine allemande de son nom, lecteur d’Oswald et de René, il était de ces âmes que l’élégie et la romance de Millevoye attiraient plus que les joyaux de l’abbé Delille, et auxquelles la voix de Lamartine et de Victor Hugo est venue apprendre ce qu’elles pressentaient, ce qu’elles soupiraient vaguement. Il s’est trouvé tout aussitôt au courant de cette inspiration nouvelle qu’il n’aurait pas découverte, mais qu’il a saluée du cœur et reconnue pour sienne. Il a peut-être à se plaindre du sort, d’être venu ainsi un peu trop tôt et de n’avoir pas formé son talent selon une seule et même veine. Au reste, homme du monde, et très-semblable à ce que les lecteurs pourront voir dans Arthur, le travail et l’idée de la gloire ne furent que des éclairs dans une vie donnée plutôt aux sentiments et aux émotions. Poésie et amour se confondirent toujours à ses yeux, et c’est de lui, dans une Épître à Victor Hugo, que sont ces vers que j’aime à citer comme la devise du poëte élégiaque, et qui le peignent lui-même tout entier :

Il est aussi, Victor, une race bénie
Qui cherche dans le monde un mot mystérieux,
Un secret que du Ciel arrache le génie,
Et qu’aux yeux d’une amante ont demandé mes yeux.

Tout ce qu’il a écrit avant ce roman d’Arthur pourrait se renfermer dans cette épigraphe de Lamartine :

Ce qu’on appelle nos beaux jours
N’est qu’un éclair serein dans une nuit d’orage,
Et rien, excepté nos amours,
N’y mérite un regret du sage.

Compatriote et de cette famille poétique de Vauquelin de La Fresnaye, de Racan et de Segrais, il aurait aimé du premier, s’il l’avait connu, le tendre sonnet de Damète et d’Amaranthe ; la paresse élégante et le goût sans travail du second lui semblaient dévolus, et il eût bien été capable de dire en une idylle, si Segrais ne l’avait fait déjà :

O les discours charmants ! ô les divines choses,
Qu’un jour disait Amire en la saison des roses !
Doux Zéphirs, qui régniez alors dans ces beaux lieux,
N’en portâtes-vous rien aux oreilles des Dieux ?

Il a publié en divers temps plusieurs recueils de vers. Si quelques notes s’en retiennent, ce sont celles qui s’échappent des cordes du sentiment. Ainsi à propos de Jumiéges et des souvenirs galants qui se rattachent à ces abbayes normandes :

…………
Oh ! non, c’est le nom d’une femme,
D’une femme et de ses amours ;
Antique faiblesse de l’âme,
Que l’âme retrouve toujours122.

Un volume de Mélanges poétiques de M. Guttinguer parut en 1824, avec une Épître de M. de Latouche, qui servait d’épilogue. Le spirituel et malicieux introducteur, dans cette pièce, une des meilleures qu’il ait écrites, disait :

Qui ? moi ! du crayon rouge, attribut d’un censeur,
De vos vers nonchalants affliger la douceur !
Sur des rimes sans faste et sans art enlacées,
Laisser tomber, pédant, la règle aux mains glacées !
Vos accents imparfaits savent-ils émouvoir,
Plaisent-ils ? vous savez tout ce qu’il faut savoir.
Vos vers sont comme vous, à la gène indociles,
Volant près des amours sur des routes faciles.
Laissez-les, croyez-moi, sans trouble et sans tourments,
Grandir sous les lambris de vos châteaux normands.
……………..
Comme un pommier ses fruits, laissez tomber vos vers.
Ils ont, demi-formés des mains de la tendresse,
La grâce et les défauts, enfants de la paresse.
Allez flatter Agnès de couplets caressants,
Les échos neustriens rappellent vos accents ;
Et le soir, suppliant au seuil de la coquette,
Sommeillez sous le myrte, et rêvez-vous poëte.
Nos journaux vous font peur ? Eh ! qui va s’informer
Qu’un amateur de plus s’abandonne à rimer ?
…………….
Publiez-les vos vers, et qu’on n’en parle plus123 !

Je ne sais si l’on parla beaucoup de ces vers, mais le poëte, mais son âme, encore plus que ses écrits, était connue et goûtée des maîtres. Nodier, Hugo, de Vigny, l’appréciaient comme un de ces confrères choisis qui nous sont à eux seuls un public aimé, comme un de ces trouvères heureux qui sentent toujours, qui expriment quelquefois. Il me fit surtout l’effet, quand je le connus, de l’homme sensible (the man of feeling), égaré dans les voies romanesques, pratiquant l’élégie et en ayant tous les accents :

Du besoin du passé notre âme est poursuivie,
Et sur les pas du temps l’homme aime à revenir.
Il manque au jour présent de la plus belle vie
L’espérance et le souvenir.

C’était dans la poésie comme un talent de femme, le talent ne survivant jamais à l’émotion, le début toujours vrai et parfois puissant, des traits faciles, et bientôt la fatigue, et le vers libre pour se soulager, et pas de conclusion. Plus d’une de ses élégies peut se rapprocher de celles de Mme Desbordes-Valmore. Ceci est surtout vrai d’un mince recueil imprimé124, mais inédit, distribué et non vendu, sans titre, in-8°, sur grand papier, vrai idéal d’impression comme en doit souhaiter pour ses Arcana cordis tout poëte amoureux, délicat et dédaigneux. Le nôtre y avait réuni un certain nombre d’élégies qui composaient l’histoire d’une passion, alors encore brûlante : il y en a de belles, et d’admirables surtout au début, — comme un cri :

Ils ont dit : « L’amour passe, et sa flamme est rapide ;
« Le plaisir le plus doux, toujours suivi du vide,
« Laisse au cœur un vague tourment ! »
Et nous, qui dans l’amour consumons nos journées,
Nous, qui de nos regards vivrions des années,
Nous disons : Ce n’est qu’un moment !
Et lorsque du départ vient l’heure inexorable,
Plus épris, plus brûlants de l’ivresse adorable
Où l’amour longtemps nous plongea ;
Indignés et surpris du temps qui nous réclame,
Sortant comme d’un rêve avec la mort dans l’âme
Tous les deux nous disons : Déjà !…
As-tu des mots, dis-moi, pour ce bonheur immense ?
Moi je n’en trouve pas ! Un son confus s’élance,
Stérile, hélas ! Et sans vigueur.
Alors, désespéré, je garde le silence,
Mais l’hymne est au fond de mon cœur !
Là se disent des chants inconnus à la terre,
Des chants trop forts pour l’homme, et que l’homme doit taire,
Des chants que le Ciel envîrait !
Celui qui, les sachant, trahirait leur mystère,
Sans doute, en les disant, mourrait !
Tout ce que la parole invente de tendresse,
Ce que disent les yeux et leur vive caresse,
La voix, le sourire et les pleurs,
De ce divin langage et des mots qu’il t’adresse
N’égaleraient pas les douceurs.
Que de regrets, ô ciel ! si tu ne peux comprendre,
Hélas ! que par des mots, ce langage si tendre
Et cet hymne consolateur !
Mais non ; car sur ton sein j’ai cru souvent entendre
Les mêmes accents dans ton cœur.

Et cet autre début d’explosion passionnée :

Oh ! pourquoi dans tes yeux cette douleur rêveuse,
Ce trouble en tes discours ?
Tu m’aimes, je t’adore, et tu n’es pas heureuse !
Qu’ai-je fait de tes jours ?
Nous passons dans le monde étrangers à sa joie,
L’un vers l’autre attirés ;
De crainte, d’espérance incessamment la proie,
Unis… et séparés !

La pièce intitulée les Étoiles, qui n’a d’ailleurs rien de commun que l’objet éthéré avec la méditation de Lamartine, est un chef-d’œuvre d’élégie idéale, sauf une faute de grammaire au milieu qu’il serait bien aisé de corriger : notre tendre poëte sait mieux en effet la guitare que la grammaire, et il s’est mépris à la règle des quelque 125

Aisément lié par sa promptitude de cœur, sa dévotion pour la poésie et sa jeunesse d’imagination, avec les générations survenantes, M. Guttinguer a mérité, vers 1830, de son ami Alfred de Musset, ce poétique hommage qui commence magnifiquement ainsi :

Ulric, nul œil des mers n’a mesuré l’abîme,
Ni les hérons plongeurs, ni les vieux matelots :
Le soleil vient briser ses rayons sur leur cime,
Comme un guerrier vaincu brise ses javelots !
Ainsi nul œil, Ulric, n’a mesuré les ondes
De tes fortes douleurs, etc.

Moi-même, entré dans ses confidences d’alors, ému de ses souvenirs plus que des miens, j’ai rêvé avec lui, près de lui, sous ces ombrages qu’Arthur sait si bien décrire, un grand roman poétique et qui était déjà commencé, quand Juillet est venu pour toujours l’interrompre : c’était un de ces romans de loisir et que la Restauration seule pouvait encadrer. Je demande d’en citer un passage (prose et vers), qui me semble fidèlement reproduire l’impression élégiaque sous laquelle j’avais conçu le héros. Ce héros, qui n’était autre qu’Arthur, qu’Ulric lui-même, s’exprimait ainsi dans le prélude du récit de cette passion dernière qui l’allait envahir, mais qui se dérobait encore comme sous un léger rideau de saules, au bord de son beau fleuve normand :

« L’avouerai-je pourtant ? je n’étais pas malheureux alors ; je commençais à me fatiguer du tourbillon où mon inconstance m’avait entraîné, et à croire qu’il était temps de songer à une demi-retraite… Je me plaisais à mes maux, à mes pleurs, au faible murmure de mon repentir. Mon léger dégoût des choses était presque un plaisir de vanité pour moi, parce qu’il semblait m’avertir que j’avais tout goûté. Sage comme je m’imaginais l’être, je n’avais plus d’autre vœu qu’une société choisie et moins éparse, ma famille, la campagne sans l’isolement, quelques livres, surtout la poésie, celle qui répondait à mes besoins, à mes sentiments, et çà et là encore, non loin de moi, quelque liaison délicate et tendre, pour achever d’aimer. Voilà ce que me faisait inventer de chimérique, comme réforme et premier retour au bien, une morale riante et mondaine, rigide en honneur, en amitié, mais sur le reste accommodante et fragile. Je trouve, dans les poésies que je laissais échapper alors, une pièce qui me paraît exprimer à merveille cette situation de mon âme, et que, pour cela, je veux placer ici :

STANCES.

« Par ce soleil d’automne, au bord de ce beau fleuve,
Dont l’eau baigne les bois que ma main a plantés,
Après les jours d’ivresse, après les jours d’épreuve,
Viens, mon Ame, apaisons nos destins agités ;
Viens, avant que le temps dont la fuite nous presse
Ait dévoré le fruit des dernières saisons,
Avant qu’à nos regards la brume qu’il abaisse
Ait voilé la blancheur des vastes horizons,
Viens, respire, ô mon Ame, et, contemplant ces îles
Où le fleuve assoupi ne fait plus que gémir,
Cherche en ton cours errant des souvenirs tranquilles
Autour desquels aussi ton flot puisse dormir.
Dépose le limon qu’a soulevé l’orage ;
L’abîme est loin encore, il nous faut l’oublier ;
Il nous faut les douceurs d’une secrète plage :
J’attache ma nacelle au tronc d’un peuplier.
Hélas ! dans ces jardins dont j’aime le mystère,
Que de jours écoulés, sereins ou nuageux !
A midi sur ce banc s’assoit encor mon père ;
Mes filles ont foulé ces gazons dans leurs jeux
Sous ces acacias, les pieds dans la rosée,
J’ai quelquefois, dès l’aube, égaré la beauté :
L’oiseau chantait à peine, et la fleur reposée
Assemblait un parfum chargé de volupté.
Après bien des détours dans l’ombre et sur la mousse
L’aurore avec le jour amenait les adieux :
En me disant demain, que sa voix était douce
Que loin, en la quittant, je la suivais des yeux !
Puis je m’en revenais, solitaire et superbe,
Recevant le soleil et l’air par tous mes sens,
Cueillant le frais bouton, ramassant le brin d herbe,
Et le cœur inondé d’harmonieux accents.
Voici toujours les lieux, les places trop connues,
Et l’ombre comme hier flottant dans ce chemin.
Vous toutes, seulement, qu’êtes-vous devenues ?
Et quelle autre, à mon bras, doit y marcher demain ?
Je n’ai point passé l’âge où l’on plaît, où l’on aime ;
Mes cheveux sont touffus et décorent mon front ;
Les regards de mes yeux ont un charme suprême,
Et, bien longtemps encor, les âmes s’y prendront.
Mais que pour cette fois ce soit une belle âme,
Tendre et douce à l’amour, et légère à guider,
Qui de jeunes baisers rafraîchisse ma flamme,
Me couvre de son aile et me sache garder ;
Qui des rayons de feu que lance ma paupière
Réfléchisse en ses pleurs la tremblante clarté,
Et, sans orage au ciel, sans trop vive lumière,
Se lève sur le soir de mon rapide été !
Que l’oubli du passé me vienne à côté d’elle ;
Que, rentré dans la paix, je craigne d’en sortir…
Que cet amour surtout, bien que noble et fidèle.
Au cœur pieux des miens n’aille pas retentir126 ! »

Pour achever ces indiscrétions sur l’auteur d’Arthur, je dirai que, si celui de Volupté l’avait connu, il semblerait avoir songé à lui expressément dans le portrait de l’ami de Normandie.

C’est qu’en effet les idées religieuses, qui sont l’amour encore, l’amour rectifié et éternisé, vinrent à cette âme voluptueuse et sensible. Ce négligent et tendre poëte d’élégies, jeté dans la retraite des champs, lut l’Évangile, les Pères du désert, le théosophe Saint-Martin, le Paroissien, et, de cette semence bien distribuée de lectures, sortit chez lui une dernière et meilleure moisson. C’est là tout Arthur, auquel il est temps d’arriver.

Le roman, tout roman (il faut bien le dire) est plus ou moins contraire au sévère christianisme, parce que tout roman renferme en soi et caresse plus ou moins un idéal de félicité sur terre, ou un idéal de douleurs. Depuis le bon évêque de Belley, Camus, qui a fait tant et de si pauvres romans chrétiens, jusqu’à ceux qu’on renouvelle de nos jours, je sais que les auteurs ont cherché à éluder, à se déguiser l’inconvénient ; mais il est dans le fond et la nature des choses, et on peut au plus le dissimuler et le diminuer en s’avertissant. Et c’est ce qui suffit après tout, un roman ne devant jamais être un livre d’oraison, une règle de conduite, mais une inspiration passagère qui mérite indulgence et faveur si elle est relativement bonne à quelques-uns et les pousse même vaguement au bien. L’auteur d’Arthur, au chapitre des femmes et de l’amour, se pose l’objection, la discute à merveille, et, toutefois, s’en tire peut-être incomplétement dans l’application. Mais peu importe ; il suffit que le mal ne puisse sortir de sa confession, et qu’il y ait presque à toute page d’admirables instincts et élancements de pur amour. Arthur se compose d’une première partie toute en mémoires, en lettres et en récit, et d’une seconde partie presque toute en citations, en extraits de lectures, et qui n’est pas la moins intéressante ni la moins originale, tant le malade attendri a su animer, commenter naïvement, mouiller de ses pleurs, reproduire et continuer dans ses accents les pages choisies dont il s’environne. Quelques lettres finales éclairent et apaisent le lecteur sur la situation où on laisse Arthur converti.

Arthur est écrit comme on n’écrit plus depuis l’abbé Prévost, et, osons le dire, depuis Laclos. L’auteur, qui ne se montre pas seulement ici un homme sentimental, comme il l’était dans ses élégies, mais qui sait le monde, qui a le ton de la raillerie, l’aperçu exquis des ridicules, des travers, des médisances, et tout ce bon goût rapide et chatouilleux que donne, hélas ! une corruption élégante, l’auteur, qui est auteur aussi peu que possible, écrit en prose comme on ferait dans des lettres charmantes à un ami. C’est court, net, vif, cursif, mêlé d’allusions promptes et frappantes, d’élans tendres et modérés. On sent une nature très-délicate et très-vite dégoûtée, qui a pris la fleur de mille choses et n’a pas appuyé. Il y a toutes sortes de grâces dignes du dix-septième siècle, d’un Bussy-Rabutin, moins bel esprit et plus poëte, et racontant à ses fils ses erreurs, son retour, avec repentance, avec goût ; il y a beaucoup du vicomte de Valmont, qui serait sincèrement devenu chrétien.

Les lettres de madame d’Émery sont de dignes sœurs de celles de la marquise de Merteuil, mais cela si naturellement arrêté à temps, si bien coupé de conclusions et de remarques morales, utiles, pénétrantes ! L’ironie est tout juste assez pour montrer combien ce converti, ce cœur dévot et tendre, sait le monde, combien il était remuable à ses moindres souffles ; et, s’il y a vengeance ou coquetterie à lui à faire connaître qu’il le sait si bien et que, s’il pardonne les malices, ce n’est pas qu’il les ignore, cette coquetterie, cette vengeance est bien fine et bien vite passée, et fait à la lecture un délicieux contraste avec l’onction qui d’ailleurs déborde.

Arthur nous raconte son enfance, la maison paternelle, celle de son oncle curé, mais sans puérilité, sans s’appesantir. La Terreur est touchée en quelques grands traits : Bonaparte et le Consulat éblouissent en passant ; on voit sous quels rayons, sous quels romanesques prestiges ces souvenirs historiques se sont reflétés et nuancés dans une adolescence si vive où toutes les parties non sévères se hâtaient d’éclore. Dans un roman dont je n’ai pas parlé, et que M. Guttinguer avait publié vers 1828, Amour et Opinion, les mœurs de l’époque impériale, celles de 1815, étaient déjà bien exprimées : élégie de fin d’Empire, écrite par un ex-garde d’honneur, où les personnages sont de beaux colonels et des généraux de vingt-neuf ans, de jeunes et belles comtesses de vingt-cinq ; où la scène se passe dans des châteaux, et le long des parcs bordés d’arbres de Judée et de Sainte-Lucie : en tout très-peu de Waterloo. — Mais Arthur est le vrai, le seul roman de M. Guttinguer, et dispense de lire l’autre.

Arthur marié, puis veuf et libre avec une grande fortune, devient la proie d’une passion qu’il ne fait qu’indiquer en éclairs énergiques, sinistres, d’une de ces passions tardives dont Properce disait :

Sæpe venit magno fœnore tardus Amor,

et qui le laisse dans un état de consternation et de ruine morale, sujet de ce livre : nous assistons aux diverses phases de la réparation, de la guérison.

La moquerie méchante de ces femmes du monde chez la baronne de Trün, lorsque Arthur essaye d’aller s’y distraire, est peinte comme nul de nos jours ne le ferait. M. de Balzac, qui a sur ces points tant de qualités et de parties d’observation heureuse, devra admirer cette sobriété, cette précision de trait, qui est le goût suprême du genre. De ce château de la baronne de Trün, Arthur se réfugie au rivage de Normandie, à quelque auberge de la côte, non loin de cette forêt solitaire qu’il se mettra bientôt à embellir et à créer comme demeure. Ici commencent des tableaux naturels merveilleusement saisis. Je recommande la lettre ve , d’Arthur à Louise de…, comme un de ces paysages, une de ces marines normandes franches, légères, transparentes, tout à fait enlevées.

La circonstance mystérieuse, et cependant naturelle, qui fait qu’Arthur retrouve Julie et son enfant, introduit le léger intérêt romanesque qui, avec la conversion, compose la seule action de ce livre où pourtant l’attrait ne cesse pas.

L’histoire de Julie, de la femme de chambre, en rappelant à ceux qui l’ont lu le joli et pathétique roman d’Adèle, de Nodier, s’en distingue par cette réalité, cette clairvoyance constante d’observation et de récit, que la passion traverse, mais ne rompt pas. Comme l’intérieur de la mère de Julie, de ces petites maisons élégantes et fragiles, est touché avec relief, avec émotion, et par quelqu’un qui les a trop vues !

Il faudrait transcrire (car sans cela je n’ose assez le louer) le récit d’Arthur, lettre xie , ce départ en automne par un temps triste, sur une route boueuse, ces misères du cantonnier qui casse son caillou du matin au soir, ces jurements et ces coups de fouet du roulier, ce réveil hideux d’une diligence qu’on rencontre, toute cette saleté, ce dégoût, cette nausée du mal dont est saisi l’oisif et le voluptueux, lui-même dévoré dans son cœur. Ces pages-là, si vraies de couleur et de sentiment, sont surtout belles par la philosophie élevée ou elles aboutissent : cela commence par l’aquarelle et finit par le rayon d’Emmaüs.

Oh ! oui, Arthur a raison : tout est souffrant, tout est mauvais, tout est corrompu ; les uns plus tôt, les autres plus tard, chacun à sa manière ; la vue même du mal rend mauvais, la simple connaissance de la corruption corrompt, quand on n’a pas l’aromate immortel.

Pourtant, en général, dans Arthur, le cœur est de beaucoup plus fort que la raison, que la pensée ; celle-ci, en maint endroit, est exclusive, dédaigneuse, aristocratique, légère, prenant trop ses répugnances ou ses affections pour la règle du possible, pour la mesure du vrai. Il y a évidemment réaction chez l’auteur ; il ne sait pas tenir en présence, en échec, une idée avec une autre idée qu’il s’agit, non d’anéantir, mais de modifier, de réconcilier. Il penche tout d’un côté. C’est donc le cœur qu’il faut demander chez Arthur et que nous y louerons sans réserve comme plein d’aspirations adorables.

Ainsi, dans la seconde partie, lorsque Arthur, après un court éloignement, après cette rencontre si mémorable et si simple du vieillard sous les oliviers près d’Avignon, revient à sa terre, l’embellit, s’ouvre de toutes parts à travers sa forêt, comme à travers ses souvenirs, des perspectives vers le ciel, et remercie à genoux l’Auteur de ces biens ; lorsqu’il nous donne le journal de ses promenades, l’extrait de ses lectures, comme un bouquet champêtre assorti pour la parure de l’autel le jour de la fête de la patronne ; lorsqu’il nous raconte un des derniers jours d’octobre, ou sa belle cathédrale de Rouen, ou le salut de la Sainte-Catherine, ou le gazon frais des calvaires, l’effusion abonde, la charité coule par ses lèvres, se répand sur tous, et l’éternel christianisme des âmes tendres rajeunit et multiplie ses plus chers accents. Je donne au long un seul de ces chapitres affectueux :

un des derniers jours d’octobre.

— Me voici depuis quelques jours occupé du défrichement d’une portion de terre hérissée de ronces et de buissons, sur laquelle je rêve déjà des pommiers et des cerisiers en fleur, une herbe fraîche et ces tranquilles marguerites, comme les appelle Oberman dans une de ses bonnes inspirations.

La beauté des derniers jours de l’automne favorise ce travail difficile, et diminue de quelque chose la fatigue des terrassiers, que, du reste, je n’entends jamais murmurer, ni se plaindre.

La plupart se lèvent avant le jour, pour arriver à l’heure où commence le travail. Une distance assez longue les sépare de mon habitation ; des chemins toujours difficiles et souvent impraticables, qu’il faut reprendre le soir après de rudes fatigues. Plusieurs ont des femmes ou des enfants malades, qui consument ce peu d’argent qu’ils gagnent avec tant de peine !

Mais tous sourient à ce beau temps inespéré des jours avancés de l’automne ; leurs conversations, plus animées que de coutume, renferment, entre autres, une phrase que j’entends depuis quelques jours avec un attendrissement inexprimable ; elle est répétée, commentée sur tous les tons, de toutes les manières, avec des inflexions de voix qui me vont à l’âme :

« Quel beau temps pour nos blés ! — Précieux temps ! — Monsieur, voilà un bien beau temps pour nos blés ! »

Pauvres gens ! ils m’émeuvent et m’instruisent profondément.

En les regardant, en les écoutant, je suis arrivé à goûter une indicible joie, rien qu’à voir rayonner ce beau et doux soleil sur un arbre que j’ai planté, et à trouver le strict nécessaire proprement servi sur ma table ; rien qu’à jouir du silence, de la retraite, de la lecture, ou d’une innocente occupation ; et je m’écrie vingt fois le jour, comme les Pères des déserts : « Seigneur, c’est assez ! je mourrai de douceur si vous ne modérez ma joie. » Mais eux disaient cela après avoir bu de l’eau du désert et mangé des racines ; il est vrai que c’était aussi après avoir prié. — Nourriture céleste et abondante qui donne à tout une exquise saveur ! — Comme cet ordre de pensées et ce genre de vie calment et réparent l’âme ! Que le silence de ces bois dépouillés, mais tranquilles sous le soleil d’automne, est pénétrant et instructif ! Que de tableaux attachants, fertiles pour l’âme en sainte espérance et en confiance infinie aux bontés de Dieu !

Les jours les plus riants de la belle saison, tout splendides qu’ils sont de fleurs ou de fruits, n’ont pas ce charme des jours de labeur protégés par des temps cléments et favorables. Le travail de l’homme, s’unissant aux soins de la Providence, a quelque chose de saint, d’attendrissant, qui ne saurait se rendre.

Dans les beaux jours, tout est bien ; mais on oublie souvent comment cela est venu ; le mot de nature semble exprimer tout ; mais, aux jours mêlés de l’automne, on voit avec reconnaissance et un intérêt qui améliore le cœur, ce qu’il en coûte à l’homme pour rendre la terre riante et féconde. Rien n’élève et n’ennoblit davantage. C’est là aussi une union sainte avec Dieu.

Dieu et l’homme travaillant ensemble, cela est sublime. — Le mal paraît endormi ou vaincu.

Ces jours sont assez rares ; ils pénètrent de leur harmonie et de leur douceur ; tous, jusqu’aux animaux, sont paisibles et soumis, et je n’entends ni imprécations ni jurements.

J’arrête souvent mon cheval au milieu des chemins ruraux que je traverse de préférence, et je demeure attendri jusqu’au fond du cœur des tableaux qui s’offrent à moi : Voici les charrues actives qui passent sous les pommiers jaunis ; le sac de bon grain est debout au milieu du champ, que parcourt en tous sens la herse traînée par de bons jeunes et vieux chevaux, qu’on a soin d’atteler ensemble, image de la vigueur et de l’expérience unies. La terre destinée à la semence a un aspect d’ordre qui est une véritable beauté.

Demain, ces blés seront faits, bien faits, comme on dit. Le laboureur prendra quelque repos. Jusque-là, il ne se donnera point de trêve : ce sera l’occupation et l’entretien de tous ses moments.

Peu de jours sont passés, et déjà ces blés, comme les gazons d’un parc anglais, s’étendent au loin avec des nuances et des ombres variées jusqu’aux bords des chemins et le long des haies des fermes. Il y en a des plaines immenses qui sont la part des riches, et de petits coins qui sont le trésor du pauvre, et qu’il entoure et veille avec un soin plein d’affection. Tout auprès on sent le parfum des pommes qu’on récolte dans les enclos, et qui tombent sur l’herbe verte encore, parmi les larges feuilles sèches qui s’échappent des arbres secoués, comme des pluies d’or.

O Semences du Seigneur, levez et mûrissez ! et, quand vos grains recueillis seront devenus le pain des familles, ce pain que nous autres, insensés des villes, mangeons avec tant d’indifférence et d’oubli, le pauvre, toujours chrétien, lui, n’entamera pas sa nourriture unique, la vie de ses enfants, sans faire, avec la pointe de son couteau, cette croix dont il salue le jour et la nuit, et tous les actes de on existence laborieuse ; il remerciera Dieu du bienfait accordé à ses peines ; il lui demandera de bénir encore les travaux auxquels il s’apprête et pour lesquels il se fortifie.

Aliments de l’homme, vous êtes d’abord la parure et la beauté de sa demeure !

Vous renfermez de grands mystères ! Ils devraient souvent y songer, ceux qui vivent dans la fange des villes, dans leur corruption, dans leurs révoltes : à voir ce qu’il faut d’ordre, de résignation, de peines, pour féconder la terre et faire vivre ceux qui l’habitent, ils deviendraient plus calmes peut-être, et meilleurs.

C’est avec ces pensées que j’arrive jusque dans ma retraite, et qu’environné des livres saints dont je me suis fait comme une barrière je m’écrie : « Jours de bénédiction, beau temps, air doux et pur qu’on n’espérait plus ; herbe verte et si belle sous ces rayons qui ne la brûlent plus et qu’elle reçoit avec amour ; solitude, silence, éloignement du bruit et des passions des hommes ; délices de l’homme contemplatif et apaisé ; qu’ai-je fait pour vous goûter avec cette plénitude et ces transports ?… »

Et je suis tenté de tomber à genoux à toutes les places ; et mon cœur n’est qu’une prière continuelle. Un chant de reconnaissance arrive de mon cœur à mes lèvres. C’est comme une tendresse infinie qui m’inonde de je ne sais quels sentiments pleins d’émotion qui se forment de tout ce qu’il y a de beau, de bon, de noble dans la créature déchue, mais pardonnée ; exilée du ciel, mais remise dans la voie qui le fait retrouver. Je ne sais rendre ce que j’éprouve que par ce cri sublime de saint François de Sales :

« Mon cœur, mon cœur ! Dieu est ici ! ! ! »

Arthur, qui n’est pas un ouvrage composé, ni qui sente le talent de profession, Arthur, qui n’est guère peut-être qu’une suite de débris, de soupirs, de souvenirs et d’espérances, mais où le souffle est le même d’un bout à l’autre, et où l’esprit, vrai parfum, unit tout, sera, nous le croyons, une lecture propice et saine, et reposante, à bien des âmes fatiguées, à bien des palais échauffés, un correctif, au moins d’un moment, à tant de talents plus brillants que sincères, à tant d’enthousiasmes dont la flamme est moins au cœur qu’au front ; Arthur, si l’amitié et trop de conformité intime ne nous abusent, Arthur vivra et conservera le nom de son auteur, qui n’a plus à se repentir littérairement de ses écarts, de sa venue hâtive, de ses plaisirs distrayants et de ses faiblesses paresseuses, puisque, de tant d’imperfections éparses, il lui a été donné un jour (ô nature douée avec grâce !) d’assembler un volume délicieux, que d’autres, plus studieux, plus forts, n’auraient jamais écrit.

— Ulric Guttinguer est mort à Paris le 21 septembre 1866. Il avait plus de quatre-vingts ans. Ses dernières années se sont passées dans les mêmes sentiments, dans les mêmes regrets et les mêmes fluctuations morales qu’il avait éprouvés de tout temps : seulement les craintes et les regrets, ou même les remords chrétiens surnageaient de plus en plus. Il avait précédemment, et pendant la direction de M. de Lourdoueix, collaboré à la Gazette de France. Il ne pouvait s’empêcher presque chaque fois, dans ses articles très-peu critiques, de revenir à la poésie et aux souvenirs émus de ses jeunes années, aux principaux noms romantiques qui lui étaient restés chers : mon nom, à moi-même, y trouvait souvent son compte, et son amitié pour moi, à travers l’éloignement et l’absence, n’a jamais varié. Sa plume eut le tort cependant de trop s’acharner, pour les critiquer, aux derniers écrits de Victor Hugo, ce qui ressemblait trop de sa part à une méconnaissance de leur ancienne liaison si familière et tout agréable. Il m’a légué en mourant un dernier cahier pour en faire l’usage que je jugerais à propos. Il y épanchait en paroles brisées et sans suite ses tristesses, ses défaillances, ses mélanges perpétuels et ses amalgames de religion, d’amour et de poésie, ses citations et réminiscences de Hugo, de De Vigny et d’autres encore : la femme, la Dalila y reparaissait jusqu’à la fin. En un mot l’aimable, le faible, le volage, le tendre Ulric vieilli, Arthur octogénaire, est mort ce qu’il avait toujours été.

P.S. Je me reproche pourtant de n’avoir pas tout indiqué ni tout dit. Le côté le plus curieux et le plus original d’Ulric Guttinguer, si l’on creusait un peu à fond, serait assurément sa relation avec Alfred de Musset. Elle n’en était pas restée longtemps au ton du début, quand Alfred de Musset lui parlait comme un jouvenceau à un Byron : Ulric, nul œil des mers, etc. Les choses se passèrent bientôt avec plus de laisser aller. Ulric, tout faible et fragile, qu’il était, se prenait aisément à avertir et, qui plus est, à prêcher dans leurs fougueux entraînements ses jeunes amis, Musset et son inséparable Alfred Tattet ; il leur parlait en censeur onctueux et indulgent, mais sans se garder assez du ton dévot, et comme quelqu’un qui sort de s’entretenir avec les Pères du Désert : on peut juger des hauts cris et des rires qu’il provoquait à de certaines heures. J’ai sous les yeux une querelle en vers engagée à Bury (près Montmorency), maison de campagne de Tattet, entre Ulric et les deux Alfred. Cela pourrait s’appeler Un après-déjeuner d’août 1838, dans la forêt de Montmorency. Ce n’est pas seulement Alfred de Musset qui se mêle de répondre ; Alfred Tattet, que je ne savais pas si poëte, est censé lui-même riposter par les rimes les plus satiriques, les plus irrévérentes. Elles rappellent assez bien celles qui devaient s’échanger à toutes les époques dans les folles parties de jeunesse, du temps de Théophile comme du temps de Bussy, dans les après-midi sous la tonnelle, à la butte Saint-Roch, entre Chaulieu, La Fare et le chevalier de Bouillon. C’est de la poésie en manches de chemise. Oh ! qu’il devrait donc bien y avoir, à chaque biographie de poëte, un petit chapitre secret et réservé, à l’usage des seuls bons esprits capables de porter la vérité, toute la vérité, sans la prendre de travers ni en abuser ! Du temps d’Horace on eût osé écrire ce chapitre ; on n’ose plus maintenant.