(1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre premier. Les signes — Chapitre III. Des idées générales et de la substitution à plusieurs degrés » pp. 55-71
/ 1745
(1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre premier. Les signes — Chapitre III. Des idées générales et de la substitution à plusieurs degrés » pp. 55-71

Chapitre III.
Des idées générales et de la substitution à plusieurs degrés

Sommaire.

I. Certains caractères généraux ne produisent pas en nous une impression distincte. — Ils sont donc incapables de provoquer en nous une tendance distincte et un nom. — Procédé indirect par lequel nous parvenons à les penser. — Exemple dans les nombres. Leur représentant mental est un nom de nombre. — Formation des noms de nombre. — Série de substitutions superposées. — Notre idée d’un nombre est un nom substitut d’un autre nom joint à l’unité.

II. Exemples en géométrie. — Notre idée du cercle n’est pas la figure sensible que nous imaginons, mais un groupe de noms combinés, représentants mentaux de certains caractères abstraits. — Substitution de la formule à l’expérience impossible. — Nous pensons l’objet idéal par sa formule. — Emploi universel de la substitution en mathématiques.

II. Exemples dans les séries infinies. — Le temps et l’espace. — Dans une série ou quantité infinie, nous ne pensons pas la totalité de ses termes, mais quelques-uns de ses termes et un de leurs caractères abstraits représenté en nous par un nom. — Substitution de la formule à l’expérience impossible. — Nous pensons la série ou quantité infinie par sa formule.

IV. Résumé. — Nos idées générales sont des noms substituts d’expériences impossibles. — Illusion psychologique qui consiste à distinguer l’idée du nom. — Effets singuliers, et cause générale de cette illusion. — Il est naturel que les signes cessent d’être remarqués et finissent par être considérés comme nuls. — Théories fausses sur l’esprit pur. — Le représentant mental que nous appelons idée pure n’est jamais qu’un nom prononcé, entendu ou imaginé. — Les noms sont une classe d’images. — Les lois des idées se ramènent aux lois des images.

I

Il y a des choses dont nous ne pouvons avoir expérience ; or, puisque ce sont les expériences qui, par leur caractère commun, éveillent en nous une tendance distincte et ce nom que nous appelons une idée, il semble que nous ne devons jamais avoir une idée de ces choses-là. Nous en avons cependant une idée très exacte et très nette. C’est que l’opération qui consiste à nommer se complique et conduit par un circuit à des succès inattendus. Ici, comme tout à l’heure, le même instrument travaille ; seulement il travaille non plus par une substitution simple, mais par une série de substitutions.

Considérons le premier nombre venu, par exemple 36. Quand je lis ce signe, j’entends très bien le sens qu’il a, c’est-à-dire j’imagine très nettement ce qu’il remplace : 36, c’est par définition 35 plus 1. En d’autres termes, le groupe désigné par 36 est le même que le groupe désigné par 35, si à 35 on ajoute 1. 36 est donc un terme collectif qui en remplace deux autres. Mais 35 est par définition 34 plus 1 ; 34 pareillement est 33 plus 1, et ainsi de suite. On voit que 36, en dernière analyse, est un terme abréviatif qui en remplace trente-six autres. Remontons aux origines, pour mieux comprendre cette opération.

Voici un jeton blanc sur un coin de la table et un jeton rouge sur un autre coin. Je puis négliger toutes leurs qualités respectives, être frappé seulement de ce qu’une partie de mon impression s’est répétée, sentir que l’expérience que je viens de faire sur le jeton rouge est semblable, par un certain point, à celle que j’achève sur le jeton blanc, éprouver, après ces deux expériences successives, une tendance consécutive distincte et correspondante à leur nombre, c’est-à-dire à la propriété qu’elles ont d’être deux. — Comme toutes les tendances, celle-ci aboutit à un signe ; admettons pour ce signe le mot ordinaire, deux. Voilà un nom général ; nous serons tentés de le prononcer, comme dans le cas des jetons, après toute expérience répétée. Pareillement encore, quand nous le lisons ou que nous l’entendons, nous n’avons qu’à insister pour évoquer intérieurement, comme en présence du mot chat ou du mot bouleau, l’image d’un cas où il s’applique ; nous imaginons un jeton à côté d’un jeton, une pierre à côté d’une pierre, un son après un son, comme tout à l’heure nous imaginions un museau fin avec un poil gris ou blanc, un mince tronc blanc avec de petites feuilles frissonnantes. — Il en est de même pour les mots trois, quatre ; cela est plus difficile pour les mots cinq, six ; la difficulté va croissant pour les nombres supérieurs, et il y a toujours un chiffre plus ou moins élevé où tout esprit s’arrête ; nous ne pouvons pas percevoir ou nous représenter distinctement ensemble au-delà d’un certain nombre de faits ou d’objets ; d’ordinaire, c’est cinq ou six, plus souvent quatre. — Pour remédier à cet inconvénient, nous négligeons le groupe qui correspond au mot ; nous ne donnons plus d’attention qu’au mot substitut ; après avoir vu ensemble quatre objets, nous les oublions pour ne plus songer qu’au mot quatre, et nous pouvons les oublier, parce que plus tard, revenant sur le mot et appuyant dessus, nous les reverrons intérieurement, sans méprise ni confusion. Voilà donc quatre opérations remplacées par une seule. — Qu’un nouvel objet semblable aux précédents se rencontre après que nous avons prononcé le mot quatre, il formera avec le mot un groupe nouveau, et il naîtra en nous une tendance analogue à celle qui nous a fait prononcer le mot deux, tendance semblable à la première, en ce qu’il s’agit aussi d’une addition, tendance différente de la première, en ce que, au lieu d’ajouter un objet à un objet, on ajoute ici un objet à un groupe de quatre objets réunis. Cette nouvelle tendance aboutit à un nouveau nom, cinq. Une autre, suscitée de même, aboutira au mot six, et ainsi de suite. — On voit que, dans cette échelle, chaque nouveau nom est le substitut du précédent, et partant de l’objet du précédent, accouplé à l’unité.

Ici encore, une difficulté insurmontable a été tournée. Si nous pouvons imaginer distinctement ensemble deux, trois et même quatre faits ou objets, nous ne pouvons en imaginer distinctement trente-six ensemble. La propriété abstraite et générale d’être deux, trois ou quatre, peut éveiller en nous une tendance et, par suite, un nom correspondant ; au contraire, la propriété générale et abstraite d’être trente-six ou tout autre nombre considérable ne le peut pas. — Devant cet obstacle, nous biaisons ; nous franchissons par un escalier le fossé trop large pour nos jambes. Nous ne remplaçons plus tout d’abord par un mot le caractère abstrait et général du groupe mis en expérience, car le groupe en question ne peut être mis avec succès en expérience ; trente-six pions, posés ensemble sur une table, ne nous donneraient qu’une impression de masse et d’ensemble, sans distinction énumérative des individus. — Nous allons plus lentement ; nous prenons d’abord un très petit groupe, proportionné à l’amplitude bornée de notre esprit, et capable d’éveiller en nous une tendance et un nom. Nous joignons ensuite ce nom et, par suite, l’objet de ce nom, c’est-à-dire le petit groupe, à un nouvel individu, ce qui éveille une autre tendance et un autre nom ; nous cheminons ainsi pas à pas jusqu’au nom final, et celui-ci, enfin obtenu, correspond au caractère abstrait qui, directement, n’évoquait en nous aucun nom.

À ce titre le nom final est singulièrement remarquable. Si nous cherchons son sens, nous ne trouvons qu’un nom, celui du chiffre inférieur auquel on ajoute l’unité ; la même chose arrive à celui-ci, et ainsi de suite ; c’est seulement à la fin de ce long retour en arrière, qu’ayant descendu trente, cinquante, cent, mille, dix mille marches, nous touchons de nouveau notre expérience. — Et cependant ce nom remplace une expérience, une autre expérience que nous n’avons pas faite, que nous ne pouvons pas faire, qui est au-dessus de l’homme, mais qui en soi est possible, et qu’un esprit plus compréhensif pourrait faire. 36 désigne la qualité commune à tous les groupes de trente-six individus, qualité qui, présente devant nous, n’excite point en nous de tendance précise, et qu’un esprit capable de maintenir ensemble devant soi trente-six objets ou faits à l’état distinct pourrait seul éprouver. — Par cet artifice, nous atteignons au même effet qu’une créature douée d’une mémoire et d’une imagination indéfiniment plus nettes et plus vastes que les nôtres. La substitution a tout fait ici comme auparavant. Après nous avoir permis d’extraire les qualités, elle nous donne le moyen de compter et de mesurer les quantités. Grâce à des remplacements, nous avons pu penser les propriétés abstraites des individus. Grâce à des séries de remplacements superposés, nous pouvons nommer et partant penser certaines propriétés abstraites particulières aux groupes, propriétés que la limitation naturelle de notre imagination et de notre mémoire semblait nous empêcher pour toujours de penser, c’est-à-dire de nommer.

II

La vertu de la substitution s’étend beaucoup plus loin. — Le lecteur sait que les objets géométriques n’existent pas dans la nature ; nous ne rencontrons pas, et probablement nous ne pouvons pas rencontrer, des cercles, des cubes, des cônes qui soient parfaits. Ceux que nous voyons ou faisons ne sont tels qu’à peu près. — Et cependant nous en concevons de parfaits ; nous raisonnons sur des figures dont la régularité est absolue. Nous savons, avec une certitude entière, quelle est l’ouverture de chaque angle dans un myriagone régulier, et combien tous ses angles pris ensemble font d’angles droits. Bien mieux, quand, pour comprendre un théorème de géométrie, nous traçons une figure sur le tableau, nous nous soucions fort peu que sa justesse soit parfaite ; nous la fabriquons grossièrement à la craie ; nous souffrons sans difficulté des lignes tremblotantes à notre polygone, ou une rondeur bosselée à notre cercle. En effet, ce n’est point ce cercle tracé que nous considérons ; il n’est point notre objet, il n’est que notre aide ; nous concevons à propos de lui quelque chose qui diffère de lui, qui n’est ni blanc, ni tracé sur fond noir, ni de tel rayon, ni d’une rondeur inexacte. — Quel est donc cet objet conçu dont l’expérience ne fournit pas le modèle ? La définition nous répond. Le cercle est une courbe fermée, dont tous les points sont également distants d’un point intérieur appelé centre. — Mais qu’y a-t-il dans cette phrase ? Rien, sinon une première série de mots abstraits qui désignent le genre de la figure, et une seconde série de mots abstraits qui désignent l’espèce de la figure, la seconde étant combinée avec la première, comme une condition ajoutée à une condition. En d’autres termes, un caractère abstrait, noté par les premiers mots, a été uni à un autre caractère abstrait, noté par les seconds mots, et le composé total, ainsi fabriqué, désigne une chose nouvelle, que nos sens n’atteignent pas, que notre expérience ne rencontre pas, que notre imagination ne sait pas tracer. Nous n’avons pas besoin d’atteindre, rencontrer ou imaginer cette chose ; nous tenons sa formule, et cela suffit.

En effet, cette formule serait rigoureusement la même, si l’objet était tombé sous notre expérience. Nous l’avons faite d’avance, au lieu de la faire ensuite ; et la formule correspond d’autant plus certainement à la chose, que la chose doit se conformer à elle, et non elle à la chose. Les deux font donc un couple dont le second terme, la définition, équivaut au premier terme, c’est-à-dire à l’objet. — Cet objet peut rester idéal, être situé par lui-même hors de toutes nos prises ; peu importe ; nous possédons son représentant. Tout ce que nous trouverons de propriétés et de rapports dans le substitut, nous pourrons les attribuer avec certitude au substitué. Nous atteignons celui-ci par contrecoup, comme un arpenteur qui, voulant mesurer la distance d’un objet inaccessible, mesure une base et deux angles, et connaît la première quantité par les trois secondes. — Toutes les conceptions mathématiques sont formées par cette voie. Nous prenons des abstraits fort simples, la surface qui est la limite du solide, la ligne qui est la limite de la surface, le point qui est la limite de la ligne, l’unité ou qualité d’être un, c’est-à-dire l’existence distincte parmi des semblables. Nous combinons ces termes entre eux et nous formons d’abord des composés peu complexes, ceux de deux, trois, quatre et des premiers nombres, ceux de plus et de moins, de plus grand et de moins grand, de ligne plus grande et de ligne moins grande, par suite ceux de ligne droite ou courbe, de triangle, de cercle, par suite encore ceux de sphère, cône, cylindre, et le reste. La complication des composés va croissant ; elle est indéfinie ; tous ensemble, ils forment un royaume à part d’objets qui ne sont pas réels, mais qui sont distribuables, comme les objets réels, en familles, genres, espèces, et dont nous découvrons les propriétés en considérant à côté d’eux les propriétés des formules qui sont leurs substituts.

Par une continuation étrange, le procédé qui a formé ces objets est encore celui qui établit leurs rapports. Arithmétique, algèbre, géométrie, géométrie analytique, mécanique, calcul supérieur, toutes les propositions des sciences mathématiques sont des substitutions. Un nombre quelconque est le substitut du précédent joint à l’unité. Calculer, c’est remplacer plusieurs nombres par un seul à la suite de plusieurs remplacements partiels. Résoudre une équation, c’est substituer des termes les uns aux autres pour arriver à une substitution finale. Mesurer, c’est mettre à la place d’une grandeur non définie une autre grandeur définie par rapport à l’unité. Faire une construction pour démontrer un théorème, c’est substituer certaines lignes et angles connus à d’autres lignes et angles qu’il s’agit de connaître. Trouver la formule algébrique d’une courbe, c’est découvrir entre certaines lignes liées à la courbe un rapport mathématique et traduire une qualité en quantité. — Quel que soit le raisonnement que nous fassions sur des nombres et des grandeurs, il consiste toujours à aller d’un équivalent jusqu’à un autre équivalent par une série d’équivalents intermédiaires, à remplacer des grandeurs par les nombres qui les expriment, une forme par l’équation qui lui correspond, une quantité faite par une quantité en voie de formation dont celle-là est la limite, un mouvement et une force par une ligne qui les représente. De chaque province, on passe à l’autre par des substitutions, et, comme un substitut peut lui-même avoir un substitut, l’opération n’a pas de limites.

III

Laissons là cette extension du procédé, et considérons-le une dernière fois à son origine. On vient de voir comment, en combinant ensemble des abstraits, nous fabriquons de toutes pièces le premier terme d’un couple dont le second est hors de notre portée, et comment, en étudiant la formule génératrice, nous découvrons les propriétés de l’objet qu’elle doit engendrer. En certains cas, nous y démêlons des propriétés merveilleuses, et la formule nous manifeste des faits situés non seulement au-delà de notre expérience, mais au-delà de toute expérience. — Si nous divisons 2 par 3, nous trouvons une fraction décimale infinie, 0,6666, etc., et nous pouvons démontrer qu’elle est infinie. Elle est infinie rigoureusement et sans arrêt possible ; si loin qu’on prolonge l’opération, le reste sera toujours 2, et le quotient toujours 6. Après un million, et un milliard, après mille milliards de divisions, il s’en présentera toujours de nouvelles, avec le même reste et le même quotient, avec un quotient total toujours trop petit, trop petit d’une fraction qui aura pour numérateur 2, et pour dénominateur l’unité suivie d’autant, de zéros qu’il y aura d’unités dans le nombre des divisions accomplies. Voilà un infini, non pas vague, non pas indéfini, mais précis, à qui répugne expressément toute borne, et si nettement entendu que tous ses éléments ont leurs propriétés distinctes et exprimées. — Est-ce à dire que j’aperçoive distinctement la série infinie de ces éléments ? Non certes. Ici encore il y a un substitut, la formule, de laquelle la série et les propriétés des éléments, se déduisent. Ce que nous apercevons, c’est un caractère général du dividende et du reste. Dès la première division, on peut remarquer que le reste étant 2, comme le dividende, doit, en devenant lui-même dividende, engendrer aussi un reste 2, celui-ci de même, et ainsi de suite. En d’autres termes, nous dégageons dans le dividende cette propriété de donner naissance à un chiffre semblable qui, lui étant semblable, a la même propriété que lui. Cette qualité abstraite est la cause de toute la série ; elle la force à être infinie ; c’est elle seule que nous apercevons ; quand nous disons que nous concevons la série comme infinie, cela signifie seulement que nous démêlons cette propriété de régénération inépuisable : nous ne saisissons que la loi génératrice ; nous n’embrassons pas tous les termes engendrés. — Mais pour nous l’effet est le même ; car, appliquant la loi, nous pouvons définir n’importe quel terme de la série, mesurer exactement le surcroît d’approximation qu’il apporte au quotient, chiffrer rigoureusement le degré d’inexactitude que la division renferme encore, si ou l’arrête là. La perception de la loi équivaut donc à la perception de la série ; une ligne infinie de termes distincts a trouvé son remplaçant dans un caractère abstrait, et, au lieu d’une expérience qui par définition est impossible, nous avons isolé une propriété dont le dégagement n’a coûté que deux expériences et qui nous a fait le même profit.

Il en est ainsi toutes les fois que nous concevons et affirmons quelque grandeur abstraite véritablement infinie, le temps ou l’espace. Nous en prenons un fragment, telle courte portion de durée comprise dans nos sensations successives, telle étroite portion d’espace comprise dans nos sensations simultanées. Nous considérons à part ce morceau ; nous en extrayons cette propriété qu’il a d’être débordé par un au-delà absolument semblable à lui-même. Nous posons, comme tout à l’heure, cette loi générale que la grandeur en question se continue hors d’elle-même par une autre grandeur toute pareille, celle-ci de même, et ainsi de suite, sans qu’une limite puisse intervenir. À cela se réduit notre conception du temps infini et de l’espace infini. — Mais le fruit est le même que si le champ de notre imagination, infiniment étendu, pouvait nous présenter à la fois toute la ligne infinie qu’on nomme le temps, ou l’étendue infinie en trois sens qu’on nomme l’espace. Car, partant du caractère général seul présent en nous, nous pouvons imaginer aussi nettement et affirmer, aussi sûrement que si nous en avions fait l’expérience, toute parcelle de temps ou d’espace, n’importe le point où elle se trouve, tel fragment de durée qui a précédé la naissance du système solaire, telle portion d’étendue située par-delà les dernières nébuleuses d’Herschell. Des objets infinis, séries ou quantités8, peuvent donc être représentés par une propriété abstraite ; il suffit que celle-ci soit leur génératrice. Par là, indirectement, ils nous deviennent présents. Voilà, je pense, le plus étonnant exemple de substitution. — Il en est d’autres analogues, mais renversés, en mathématiques ; certaines quantités, qui vont croissant ou décroissant sans pouvoir jamais avoir un terme, remplacent le terme dont elles s’approchent nécessairement sans jamais le toucher. Le polygone d’un nombre infini de côtés inscrit au cercle équivaut au cercle. Le nombre fractionnaire 1 + ½ + ½ + ⅛, etc., équivaut au nombre 2. Ici encore, comme tout à l’heure, les mathématiciens ne font que reprendre, étendre ou retourner un procédé spontané de l’esprit. — Direct ou renversé, le procédé s’explique de même. Étant donnés les deux membres d’un couple, l’un infini, l’autre limité, on peut considérer à volonté l’un ou l’autre, et, si leur correspondance est rigoureuse, démêler dans l’un des propriétés qui appartiennent aussi à l’autre, mais que dans l’autre on ne peut démêler.

IV

Récapitulons. Ce ne sont pas les nombres, sauf les trois ou quatre premiers, que nous pensons, mais leurs équivalents, à savoir le nom du nombre précédent joint à l’unité ; ce ne sont pas les objets infinis, ni les objets idéaux que nous pensons, mais les caractères abstraits qui sont leurs générateurs ; ce ne sont pas les caractères abstraits que nous pensons, mais les noms communs qui leur correspondent. Si loin que nous allions, nous retombons toujours sur des noms. Il semble que les choses les plus éloignées de notre expérience et les plus inaccessibles à toute expérience nous soient présentes ; ce qui nous est présent, c’est un nom substitut d’un caractère abstrait qui lui-même est le substitut de la chose, souvent à travers plusieurs intermédiaires, jusqu’à ce que, par une série d’équivalents, la chaîne rejoigne l’objet lointain que directement nous n’atteignons pas.

De là des illusions singulières. Nous croyons avoir, par-delà nos mots généraux, des idées générales ; nous distinguons l’idée du mot ; elle nous semble une action à part, dont le mot est seulement l’auxiliaire ; nous la comparons à l’image ; nous disons qu’elle fait le même office dans un autre domaine et nous rend présentes les choses générales, comme l’image nous rend présents les individus. Nous remarquons avec Descartes que l’on conçoit très bien un myriagone et qu’on l’imagine très mal. Nous posons d’un côté le myriagone intelligible et l’idée précise qui lui correspond, de l’autre le myriagone sensible et l’image confuse qui lui correspond. Nous observons alors que cette idée ne ressemble en rien à cette image, sauf par son emploi ; comme l’image, elle rend présente une chose absente, voilà tout ; mais elle n’a pas d’autres propriétés ; elle n’est pas, comme l’image, un écho, l’écho d’un son, d’une odeur, d’une couleur, d’une impression musculaire, bref, la résurrection intérieure d’une sensation quelconque ; elle n’a rien de sensible, et nous ne la définissons qu’en niant d’elle toutes les qualités sensibles ; elle nous semble donc une pure action dénuée de toute qualité, sauf celle de rendre le myriagone présent en nous. Nous la comparons à quelque chose d’aérien, d’inétendu, d’incorporel ; nous supposons un être dont elle soit l’action ; il nous semble aussi pur et aussi éthéré qu’elle ; nous l’appelons esprit, et nous disons que notre esprit, par-delà toutes les images, se représente et combine les qualités abstraites des choses.

Le mécanisme de cette illusion est aisé maintenant à démêler. Nous avons oublié le mot qui est toute la substance de notre opération ; nous l’avons traité en accessoire, et nous avons considéré l’opération, moins ce qu’elle contient ; reste le vide. — Cette erreur de conscience est très fréquente et dérive d’une loi générale. Dans une impression ou groupe d’impressions qui se présente un grand nombre de fois, notre attention finit par se porter tout entière sur la portion intéressante et utile ; nous négligeons l’autre, nous ne la remarquons plus ; nous n’en avons plus conscience ; quoique présente, elle semble absente. Telles sont les petites sensations musculaires produites par l’adaptation de l’œil aux différentes distances ; elles sont les signes de ces distances ; c’est par elles que nous imaginons la proximité ou l’éloignement plus ou moins grand des objets. Quand nous apprécions une distance, il faut bien qu’elles soient présentes ; et pourtant nous ne les démêlons plus, quelque envie que nous en ayons ; elles sont pour nous comme si elles n’étaient pas ; il nous semble que nous connaissons, directement et sans leur entremise, la position que seules elles dénotent ; si parfois elles nous frappent, c’est en s’exagérant, par exemple lorsque, obligés de lire de trop près ou de trop loin, nous éprouvons dans les muscles de l’œil une fatigue notable ; hors de ces cas, elles sont invisibles et comme évanouies. — Pareillement, un compositeur qui vient de lire un air d’opéra ne se souvient pas des croches, des blanches, des clefs, des portées, et de tout le barbouillage noir sur lequel ses yeux se sont promenés, mais seulement de la série des accords qu’intérieurement il a entendus ; les signes se sont effacés, les sons seuls surnagent. — Quand il s’agit de mots, nous pouvons marquer les divers degrés de cet effacement. Si une page est manuscrite, nous en comprenons le sens plus difficilement que si elle est imprimée ; notre attention se porte en partie sur la forme extérieure des caractères, au lieu de se porter tout entière sur le sens qu’ils ont ; nous remarquons dans ces signes, non plus seulement leur emploi, mais encore leurs particularités personnelles. Mais, au bout d’un temps, celles-ci ne nous frappent plus ; n’étant plus nouvelles, elles ne sont plus singulières ; n’étant plus singulières, elles ne sont plus remarquées ; dès lors, dans le manuscrit comme dans l’imprimé, il nous semble que nous ne suivons plus des mots, mais des idées pures. — On voit maintenant pourquoi, dans nos raisonnements et dans toutes nos opérations supérieures, le mot, quoique présent, doit paraître absent. Nous jugeons, par l’échelonnement de nos découvertes, que nous avons agi, que nous avons produit une série d’actions, que cette série correspond à une série de qualités ou caractères des choses, que notre action est efficace, et partant réelle. Mais que pouvons-nous dire alors de cette action intérieure ? Rien, sinon qu’elle est une action ; par l’évanouissement des mots, nous l’avons vidée de ce qui la constitue ; nous la posons à part, pure et simple, ou, comme nous disons, spirituelle ; l’ayant dépouillée, nous la croyons nue ; et, remarquant plus tard que pour la produire nous avons lu des signes, nous croyons que le signe n’est pour elle qu’un aide préalable et un excitateur séparé. Cette séparation et cette nudité qui sont notre ouvrage ne lui appartiennent pas ; nous les lui prêtons.

Telle est la première des illusions psychologiques, et ce que nous appelons conscience en fourmille. Les fausses théories qu’elles ont fait naître sont aussi compliquées que nombreuses et obstruent aujourd’hui la science ; quand on les aura déblayées, la science redeviendra simple. — Cette illusion-ci écartée, on voit les conséquences. Ce que nous avons en nous-mêmes lorsque nous pensons les qualités et caractères généraux des choses, ce sont des signes, et rien que des signes, je veux dire certaines images ou résurrections de sensations visuelles ou acoustiques, tout à fait semblables aux autres images, sauf en ceci qu’elles sont correspondantes aux caractères et qualités générales des choses et qu’elles remplacent la perception absente ou impossible de ces caractères et qualités. — Ainsi lorsque, négligeant les sensations présentes, nous remarquons le peuple intérieur qui roule incessamment en nous, nous n’y trouvons que des images, les unes saillantes et sur lesquelles l’attention s’étale, les autres effacées et en apparence réduites à l’état d’ombres, parce que l’attention s’est détournée d’elles pour s’appliquer à leur emploi. Voilà, un élément de la connaissance qui semblait primitif et qui rentre dans un autre. Il s’agit maintenant de connaître cet autre. Puisque nos idées se ramènent à des images, leurs lois se ramènent aux lois des images ; ce sont donc les images que nous allons étudier.