Résumé et conclusion
I.
L’idée que nous avons dégagée des faits et confirmée par le raisonnement est que notre corps est un instrument d’action, et d’action seulement. À aucun degré, en aucun sens, sous aucun aspect il ne sert à préparer, encore moins à expliquer une représentation. S’agit-il de la perception extérieure ? Il n’y a qu’une différence de degré, et non pas de nature, entre les facultés dites perceptives du cerveau et les fonctions réflexes de la moelle épinière. Tandis que la moelle transforme les ébranlements reçus en mouvement plus ou moins nécessairement exécuté, le cerveau les met en rapport avec des mécanismes moteurs plus ou moins librement choisis ; mais ce qui s’explique par le cerveau dans nos perceptions, ce sont nos actions commencées, ou préparées, ou suggérées, ce ne sont pas nos perceptions mêmes. — S’agit-il du souvenir ? Le corps conserve des habitudes motrices capables de jouer à nouveau le passé ; il peut reprendre des attitudes où le passé s’insérera ; ou bien encore, par la répétition de certains phénomènes cérébraux qui ont prolongé d’anciennes perceptions, il fournira au souvenir un point d’attache avec l’actuel, un moyen de reconquérir sur la réalité présente une influence perdue : mais en aucun cas le cerveau n’emmagasinera des souvenirs ou des images. Ainsi, ni dans la perception, ni dans la mémoire, ni, à plus forte raison, dans les opérations supérieures de l’esprit, le corps ne contribue directement à la représentation. En développant cette hypothèse sous ses multiples aspects, en poussant ainsi le dualisme à l’extrême, nous paraissions creuser entre le corps et l’esprit un abîme infranchissable. En réalité, nous indiquions le seul moyen possible de les rapprocher et de les unir.
II.
Toutes les difficultés que ce problème soulève, en effet, soit dans le dualisme vulgaire, soit dans le matérialisme et dans l’idéalisme, viennent de ce que l’on considère, dans les phénomènes de perception et de mémoire, le physique et le moral comme des duplicata l’un de l’autre. Me placerai-je au point de vue matérialiste de la conscience-épiphénomène ? Je ne comprends pas du tout pourquoi certains phénomènes cérébraux s’accompagnent de conscience, c’est-à-dire à quoi sert ou comment se produit la répétition consciente de l’univers matériel qu’on a posé▶ d’abord. — Passerai-je à l’idéalisme ? Je ne me donnerai alors que des perceptions, et mon corps sera l’une d’elles. Mais tandis que l’observation me montre que les images perçues se bouleversent de fond en comble pour des variations très légères de celle que j’appelle mon corps (puisqu’il me suffit de fermer les yeux pour que mon univers visuel s’évanouisse), la science m’assure que tous les phénomènes doivent se succéder et se conditionner selon un ordre déterminé, où les effets sont rigoureusement proportionnés aux causes. Je vais donc être obligé de chercher dans cette image que j’appelle mon corps, et qui me suit partout, des changements qui soient les équivalents, cette fois bien réglés et exactement mesurés les uns sur les autres, des images qui se succèdent autour de mon corps : les mouvements cérébraux, que je retrouve ainsi, vont redevenir le duplicat de mes perceptions. Il est vrai que ces mouvements seront des perceptions encore, des perceptions « possibles », de sorte que cette seconde hypothèse est plus intelligible que l’autre ; mais en revanche elle devra supposer à son tour une inexplicable correspondance entre ma perception réelle des choses et nia perception possible de certains mouvements cérébraux qui ne ressemblent à ces choses en aucune manière. Qu’on y regarde de près : on verra que l’écueil de tout idéalisme est là ; il est dans ce passage de l’ordre qui nous apparaît dans la perception à l’ordre qui nous réussit dans la science, — ou, s’il s’agit plus particulièrement de l’idéalisme kantien, dans le passage de la sensibilité à l’entendement. — Resterait alors le dualisme vulgaire. Je vais mettre d’un côté la matière, de l’autre l’esprit, et supposer que les mouvements cérébraux sont la cause ou l’occasion de ma représentation des objets. Mais s’ils en sont la cause, S’ils suffisent à la produire, je vais retomber, de degré en degré, sur l’hypothèse matérialiste de la conscience-épiphénomène. S’ils n’en sont que l’occasion, c’est qu’ils n’y ressemblent en aucune manière ; et dépouillant alors la matière de toutes les qualités que je lui ai conférées dans ma représentation, c’est à l’idéalisme que je vais revenir. Idéalisme et matérialisme sont donc les deux pôles entre lesquels ce genre de dualisme oscillera toujours ; et lorsque, pour maintenir la dualité des substances, il se décidera à les mettre l’une et l’autre sur le même rang, il sera amené à voir en elles deux traductions d’un même original, deux développements parallèles, réglés à l’avance, d’un seul et même principe, à nier ainsi leur influence réciproque, et, par une conséquence inévitable, à faire le sacrifice de la liberté.
Maintenant, en creusant au-dessous de ces trois hypothèses, je leur découvre un fond commun : elles tiennent les opérations élémentaires de l’esprit, perception et mémoire, pour des opérations de connaissance pure. Ce qu’elles mettent à l’origine de la conscience, c’est tantôt le duplicat inutile d’une réalité extérieure, tantôt la matière inerte d’une construction intellectuelle toute désintéressée : mais toujours elles négligent le rapport de la perception à l’action et du souvenir à la conduite. Or, on peut concevoir sans doute, comme une limite idéale, une mémoire et une perception désintéressées ; mais, en fait, c’est vers l’action que perception et mémoire sont tournées, c’est cette action que le corps prépare. S’agit-il de la perception ? La complexité croissante du système nerveux met l’ébranlement reçu en rapport avec une variété de plus en plus considérable d’appareils moteurs et fait esquisser simultanément ainsi un nombre de plus en plus grand d’actions possibles. Considère-t-on la mémoire ? Elle a pour fonction première d’évoquer toutes les perceptions passées analogues à une perception présente, de nous rappeler ce qui a précédé et ce qui a suivi, de nous suggérer ainsi la décision la plus utile. Mais ce n’est pas tout. En nous faisant saisir dans une intuition unique des moments multiples de la durée, elle nous dégage du mouvement d’écoulement des choses, c’est-à-dire du rythme de la nécessité. Plus elle pourra contracter de ces moments en un seul, plus solide est la prise qu’elle nous donnera sur la matière ; de sorte que la mémoire d’un être vivant paraît bien mesurer avant tout la puissance de son action sur les choses, et n’en être que la répercussion intellectuelle. Partons donc de cette force d’agir comme du principe véritable ; supposons que le corps est un centre d’action, un centre d’action seulement, et voyons quelles conséquences vont découler de là pour la perception, pour la mémoire, et pour les rapports du corps avec l’esprit.
III.
Pour la perception d’abord. Voici mon corps avec ses « centres perceptifs ». Ces centres sont ébranlés, et j’ai la représentation des choses. D’autre part, j’ai supposé que ces ébranlements ne pouvaient ni produire ni traduire ma perception. Elle est donc en dehors d’eux. Où est-elle ? Je ne saurais hésiter : en posant mon corps, j’ai ◀posé▶ une certaine image, mais, par là aussi, la totalité des autres images, puisqu’il n’y a pas d’objet matériel qui ne doive ses qualités, ses déterminations, son existence enfin à la place qu’il occupe dans l’ensemble de l’univers. Ma perception ne peut donc être que quelque chose de ces objets eux-mêmes ; elle est en eux plutôt qu’ils ne sont en elle. Mais qu’est-elle au juste de ces objets ? Je vois que ma perception paraît suivre tout le détail des ébranlements nerveux dits sensitifs, et d’autre part je sais que le rôle de ces ébranlements est uniquement de préparer des réactions de mon corps sur les corps environnants, d’esquisser mes actions virtuelles. C’est donc que percevoir consiste à détacher, de l’ensemble des objets, l’action possible de mon corps sur eux. La perception n’est alors qu’une sélection. Elle ne crée rien ; son rôle est au contraire d’éliminer de l’ensemble des images toutes celles sur lesquelles je n’aurais aucune prise, puis, de chacune des images retenues elles-mêmes, tout ce qui n’intéresse pas les besoins de l’image que j’appelle mon corps. Telle est du moins l’explication très simplifiée, la description schématique de ce que nous avons appelé la perception pure. Marquons tout de suite la position que nous prenions ainsi entre le réalisme et l’idéalisme.
Que toute réalité ait une parenté, une analogie, un rapport enfin avec la conscience, c’est ce que nous concédions à l’idéalisme par cela même que nous appelions les choses des « images ». Aucune doctrine philosophique, pourvu qu’elle s’entende avec elle-même, ne peut d’ailleurs échapper à cette conclusion. Mais si l’on réunissait tous les états de conscience, passés, présents et possibles, de tous les êtres conscients, on n’aurait épuisé par là, selon nous, qu’une très petite partie de la réalité matérielle, parce que les images débordent la perception de toutes parts. Ce sont précisément ces images que la science et la métaphysique voudraient reconstituer, restaurant dans son intégralité une chaîne dont notre perception ne tient que quelques anneaux. Mais pour établir ainsi entre la perception et la réalité le rapport de la partie au tout, il fallait laisser à la perception son rôle véritable, qui est de préparer des actions. C’est ce que ne fait pas l’idéalisme. Pourquoi échoue-t-il, comme nous le disions tout à l’heure, à passer de l’ordre qui se manifeste dans la perception à l’ordre qui réussit dans la science, c’est-à-dire de la contingence avec laquelle nos sensations paraissent se succéder au déterminisme qui lie les phénomènes de la nature ? Précisément parce qu’il attribue à la conscience, dans la perception, un rôle spéculatif, de sorte qu’on ne voit plus du tout quel intérêt cette conscience aurait à laisser échapper entre deux sensations, par exemple, les intermédiaires par lesquels la seconde se déduit de la première. Ce sont ces intermédiaires et leur ordre rigoureux qui demeurent alors obscurs, soit qu’on érige ces intermédiaires en « sensations possibles », selon l’expression de Mill, soit qu’on attribue cet ordre, comme le fait Kant, aux substructions établies par l’entendement impersonnel. Mais supposons que ma perception consciente ait une destination toute pratique, qu’elle dessine simplement, dans l’ensemble des choses, ce qui intéresse mon action possible sur elles : je comprends que tout le reste m’échappe, et que tout le reste, cependant, soit de même nature que ce que je perçois. Ma connaissance de la matière n’est plus alors ni subjective, comme elle l’est pour l’idéalisme anglais, ni relative, comme le veut l’idéalisme kantien. Elle n’est pas subjective, parce qu’elle est dans les choses plutôt qu’en moi. Elle n’est pas relative, parce qu’il n’y a pas entre le « phénomène » et la « chose » le rapport de l’apparence à la réalité, mais simplement celui de la partie au tout.
Par là nous semblions revenir au réalisme. Mais le réalisme, si on ne le corrige sur un point essentiel, est aussi inacceptable que l’idéalisme, et pour la même raison. L’idéalisme, disions-nous, ne peut passer de l’ordre qui se manifeste dans la perception à l’ordre qui réussit dans la science, c’est-à-dire à la réalité. Inversement, le réalisme échoue à tirer de la réalité la connaissance immédiate que nous avons d’elle. Se place-t-on en effet dans le réalisme vulgaire ? On a d’un côté une matière multiple, composée de parties plus ou moins indépendantes, diffuse dans l’espace, et de l’autre un esprit qui ne peut avoir aucun point de contact avec elle, à moins qu’il n’en soit, comme veulent les matérialistes, l’inintelligible épiphénomène. Considère-t-on de préférence le réalisme kantien ? Entre la chose en soi, c’est-à-dire le réel, et la diversité sensible avec laquelle nous construisons notre connaissance, on ne trouve aucun rapport concevable, aucune commune mesure. Maintenant, en approfondissant ces deux formes extrêmes du réalisme, on les voit converger vers un même point : l’une et l’autre dressent l’espace homogène comme une barrière entre l’intelligence et les choses. Le réalisme naïf fait de cet espace un milieu réel où les choses seraient en suspension ; le réalisme kantien y voit un milieu idéal où la multiplicité des sensations se coordonne ; mais pour l’un et pour l’autre ce milieu est donné d’abord, comme la condition nécessaire de ce qui vient s’y placer. Et en approfondissant cette commune hypothèse à son tour, on trouve qu’elle consiste à attribuer à l’espace homogène un rôle désintéressé, soit qu’il rende à la réalité matérielle le service de la soutenir, soit qu’il ait la fonction, toute spéculative encore, de fournir aux sensations le moyen de se coordonner entre elles. De sorte que l’obscurité du réalisme, comme celle de l’idéalisme, vient de ce qu’il oriente notre perception consciente, et les conditions de notre perception consciente, vers la connaissance pure, non vers l’action. — Mais supposons maintenant que cet espace homogène ne soit pas logiquement antérieur, mais postérieur aux choses matérielles et à la connaissance pure que nous pouvons avoir d’elles ; supposons que l’étendue précède l’espace ; supposons que l’espace homogène concerne notre action, et notre action seulement, étant comme un filet infiniment divisé que nous tendons au-dessous de la continuité matérielle pour nous en rendre maîtres, pour la décomposer dans la direction de nos activités et de nos besoins. Alors nous n’y gagnons pas seulement de rejoindre la science, qui nous montre chaque chose exerçant son influence sur toutes les autres, occupant par conséquent en un certain sens la totalité de l’étendue (bien que nous n’apercevions de cette chose que son centre et que nous en arrêtions les limites au point où notre corps cesserait d’avoir prise sur elle). Nous n’y gagnons pas seulement, en métaphysique, de résoudre ou d’atténuer les contradictions que soulève la divisibilité dans l’espace, contradictions qui naissent toujours, comme nous l’avons montré, de ce qu’on ne dissocie pas les deux points de vue de l’action et de la connaissance. Nous y gagnons surtout de faire tomber l’insurmontable barrière que le réalisme élevait entre les choses étendues et la perception que nous en avons. Tandis, en effet, qu’on ◀posait▶ d’un côté une réalité extérieure multiple et divisée, de l’autre des sensations étrangères à l’étendue et sans contact possible avec elle, nous nous apercevons que l’étendue concrète n’est pas divisée réellement, pas plus que la perception immédiate n’est véritablement inextensive. Partis du réalisme, nous revenons au même point où l’idéalisme nous avait conduits ; nous replaçons la perception dans les choses. Et nous voyons réalisme et idéalisme tout près de coïncider ensemble, à mesure que nous écartons le postulat, accepté sans discussion par l’un et par l’autre, qui leur servait de limite commune.
En résumé, si nous supposons une continuité étendue, et, dans cette continuité même, le centre d’action réelle qui est figuré par notre corps, cette activité paraîtra éclairer de sa lumière toutes les parties de la matière sur lesquelles à chaque instant elle aurait prise. Les mêmes besoins, la même puissance d’agir qui ont découpé notre corps dans la matière vont délimiter des corps distincts dans le milieu qui nous environne. Tout se passera comme si nous laissions filtrer l’action réelle des choses extérieures pour en arrêter et en retenir l’action virtuelle : cette action virtuelle des choses sur notre corps et de notre corps sur les choses est notre perception même. Mais comme les ébranlements que notre corps reçoit des corps environnants déterminent sans cesse, dans sa substance, des réactions naissantes, et que ces mouvements intérieurs de la substance cérébrale donnent ainsi à tout moment l’esquisse de notre action possible sur les choses, l’état cérébral correspond exactement à la perception. Il n’en est ni la cause, ni l’effet, ni, en aucun sens, le duplicat : il la continue simplement, la perception étant notre action virtuelle et l’état cérébral notre action commencée.
IV.
Mais cette théorie de la « perception pure » devait être atténuée et complétée tout à la fois sur deux points. Cette perception pure, en effet, qui serait comme un fragment détaché tel quel de la réalité, appartiendrait à un être qui ne mêlerait pas à la perception des autres corps celle de son corps, c’est-à-dire ses affections, ni à son intuition du moment actuel celle des autres moments, c’est-à-dire ses souvenirs. En d’autres termes, nous avons d’abord, pour la commodité de l’étude, traité le corps vivant comme un point mathématique dans l’espace et la perception consciente comme un instant mathématique dans le temps. Il fallait restituer au corps son étendue et à la perception sa durée. Par là nous réintégrions dans la conscience ses deux éléments subjectifs, l’affectivité et la mémoire.
Qu’est-ce qu’une affection ? Notre perception, disions-nous, dessine l’action possible de notre corps sur les autres corps. Mais notre corps, étant étendu, est capable d’agir sur lui-même aussi bien que sur les autres. Dans notre perception entrera donc quelque chose de notre corps. Toutefois, lorsqu’il s’agit des corps environnants, ils sont, par hypothèse, séparés du nôtre par un espace plus ou moins considérable, qui mesure l’éloignement de leurs promesses ou de leurs menaces dans le temps : c’est pourquoi notre perception de ces corps ne dessine que des actions possibles. Au contraire, plus la distance décroît entre ces corps et le nôtre, plus l’action possible tend à se transformer en action réelle, l’action devenant d’autant plus urgente que la distance est moins considérable. Et quand cette distance devient nulle, c’est-à-dire quand le corps à percevoir est notre propre corps, c’est une action réelle, et non plus virtuelle, que la perception dessine. Telle est précisément la nature de la douleur, effort actuel de la partie lésée pour remettre les choses en place, effort local, isolé, et par là même condamné à l’insuccès dans un organisme qui n’est plus apte qu’aux effets d’ensemble. La douleur est donc à l’endroit où elle se produit, comme l’objet est à la place où il est perçu. Entre l’affection sentie et l’image perçue, il y a cette différence que l’affection est dans notre corps, l’image hors de notre corps. Et c’est pourquoi la surface de notre corps, limite commune de ce corps et des autres corps, nous est donnée à la fois sous forme de sensations et sous forme d’image.
Dans cette intériorité de la sensation affective consiste sa subjectivité, dans cette extériorité des images en général leur objectivité. Mais nous retrouvons ici l’erreur sans cesse renaissante que nous avons poursuivie à travers tout le cours de notre travail. On veut que sensation et perception existent pour elles-mêmes ; on leur attribue un rôle tout spéculatif ; et comme on a négligé ces actions réelles et virtuelles avec lesquelles elles font corps et qui serviraient à les distinguer, on ne peut plus trouver entre elles qu’une différence de degré. Alors, profitant de ce que la sensation affective n’est que vaguement localisée (à cause de la confusion de l’effort qu’elle enveloppe), on la déclare tout de suite inextensive ; et on fait de ces affections diminuées ou sensations inextensives les matériaux avec lesquels nous construirions des images dans l’espace. Par là on se condamne à n’expliquer ni d’où viennent les éléments de conscience ou sensations, qu’on ◀pose▶ comme autant d’absolus, ni comment, inextensives, ces sensations rejoignent l’espace pour s’y coordonner, ni pourquoi elles y adoptent un ordre plutôt qu’un autre, ni enfin par quel moyen elles réussissent à y constituer une expérience stable, commune à tous les hommes. C’est au contraire de cette expérience, théâtre nécessaire de notre activité, qu’il faut partir. C’est donc la perception pure, c’est-à-dire l’image, qu’on doit se donner d’abord. Et les sensations, bien loin d’être les matériaux avec lesquels l’image se fabrique, apparaîtront au contraire alors comme l’impureté qui s’y mêle, étant ce que nous projetons de notre corps dans tous les autres.
V.
Mais tant que nous en restons à la sensation et à la perception pure, on peut à peine dire que nous ayons affaire à l’esprit. Sans doute nous établissons contre la théorie de la conscience-épiphénomène qu’aucun état cérébral n’est l’équivalent d’une perception. Sans doute la sélection des perceptions parmi les images en général est l’effet d’un discernement qui annonce déjà l’esprit. Sans doute enfin l’univers matériel lui-même, défini comme la totalité des images, est une espèce de conscience, une conscience où tout se compense et se neutralise, une conscience dont toutes les parties éventuelles, s’équilibrant les unes les autres par des réactions toujours égales aux actions, s’empêchent réciproquement de faire saillie. Mais pour toucher la réalité de l’esprit, il faut se placer au point où une conscience individuelle, prolongeant et conservant le passé dans un présent qui s’en enrichit, se soustrait ainsi à la loi même de la nécessité, qui veut que le passé se succède sans cesse à lui-même dans un présent qui le répète simplement sous une autre forme, et que tout s’écoule toujours. En passant de la perception pure à la mémoire, nous quittions définitivement la matière pour l’esprit.
VI.
La théorie de la mémoire, qui forme le centre de notre travail, devait être à la fois la conséquence théorique et la vérification expérimentale de notre théorie de la perception pure. Que les états cérébraux qui accompagnent la perception n’en soient ni la cause ni le duplicat, que la perception entretienne avec son concomitant physiologique le rapport de l’action virtuelle à l’action commencée, c’est ce que nous ne pouvions établir par des faits, puisque tout se passera dans notre hypothèse comme si la perception résultait de l’état cérébral. Dans la perception pure, en effet, l’objet perçu est un objet présent, un corps qui modifie le nôtre. L’image en est donc actuellement donnée, et dès lors les faits nous permettent indifféremment de dire (quittes à nous entendre très inégalement avec nous-mêmes) que les modifications cérébrales esquissent les réactions naissantes de notre corps ou qu’elles créent le duplicat conscient de l’image présente. Mais il en est tout autrement pour la mémoire, car le souvenir est la représentation d’un objet absent. Ici les deux hypothèses donneront des conséquences opposées. Si, dans le cas d’un objet présent, un état de notre corps suffisait déjà à créer la représentation de l’objet, à plus forte raison cet état suffira-t-il encore dans le cas du même objet absent. Il faudra donc, dans cette théorie, que le souvenir naisse de la répétition atténuée du phénomène cérébral qui occasionnait la perception première, et consiste simplement dans une perception affaiblie. D’où cette double thèse La mémoire n’est qu’une fonction du cerveau, et il n’y a qu’une différence d’intensité entre la perception et le souvenir. — Au contraire, si l’état cérébral n’engendrait aucunement notre perception de l’objet présent mais la continuait simplement, il pourra encore prolonger et encore faire aboutir le souvenir que nous en évoquons, mais non pas le faire naître. Et comme, d’autre part, notre perception de l’objet présent était quelque chose de cet objet lui-même, notre représentation de l’objet absent sera un phénomène de tout autre ordre que la perception, puisqu’il n’y a entre la présence et l’absence aucun degré, aucun milieu. D’où cette double thèse, inverse de la précédente : La mémoire est autre chose qu’une fonction du cerveau, et il n’y a pas une différence de degré, mais de nature, entre la perception et le souvenir. — L’opposition des deux théories prend alors une forme aiguë, et l’expérience peut cette fois les départager.
Nous ne reviendrons pas ici sur le détail de la vérification que nous avons tentée. Rappelons-en simplement les points essentiels. Tous les arguments de fait qu’on peut invoquer en faveur d’une accumulation probable des souvenirs dans la substance corticale se tirent des maladies localisées de la mémoire. Mais si les souvenirs étaient réellement déposés dans le cerveau, aux oublis nets correspondraient les lésions du cerveau caractérisées. Or, dans les amnésies où toute une période de notre existence passée, par exemple, est brusquement et radicalement arrachée de la mémoire, on n’observe pas de lésion cérébrale précise ; et au contraire dans les troubles de la mémoire où la localisation cérébrale est nette et certaine, c’est-à-dire dans les aphasies diverses et dans les maladies de la reconnaissance visuelle ou auditive, ce ne sont pas tels ou tels souvenirs déterminés qui Sont comme arrachés du lieu où ils siégeraient, c’est la faculté de rappel qui est plus ou moins diminuée dans sa vitalité, comme si le sujet avait plus ou moins de peine à amener ses souvenirs au contact de la situation présente. C’est donc le mécanisme de ce contact qu’il faudrait étudier, afin de voir si le rôle du cerveau ne serait pas d’en assurer le fonctionnement, bien plutôt que d’emprisonner les souvenirs eux-mêmes dans ses cellules. Nous étions amenés ainsi à suivre dans toutes ses évolutions le mouvement progressif par lequel le passé et le présent arrivent au contact l’un de l’autre, c’est-à-dire la reconnaissance. Et nous avons trouvé, en effet, que la reconnaissance d’un objet présent pouvait se faire de deux manières absolument différentes, mais que, dans aucun des deux cas, le cerveau ne se comportait comme un réservoir d’images. Tantôt, en effet, par une reconnaissance toute passive, plutôt jouée que pensée, le corps fait correspondre à une perception renouvelée une démarche devenue automatique : tout s’explique alors par les appareils moteurs que l’habitude a montés dans le corps, et des lésions de la mémoire pourront résulter de la destruction de ces mécanismes. Tantôt, au contraire, la reconnaissance se fait activement, par des images-souvenirs qui se portent au-devant de la perception présente ; mais alors il faut que ces souvenirs, au moment de se ◀poser▶ sur la perception, trouvent moyen d’actionner dans le cerveau les mêmes appareils que la perception met ordinairement en jeu pour agir : sinon, condamnés d’avance à l’impuissance, ils n’auront aucune tendance à s’actualiser. Et c’est pourquoi, dans tous les cas où une lésion du cerveau atteint une certaine catégorie de souvenirs, les souvenirs atteints ne se ressemblent pas, par exemple, en ce qu’ils sont de la même époque, ou en ce qu’ils ont une parenté logique entre eux, mais simplement en ce qu’ils sont tous auditifs, ou tous visuels, ou tous moteurs. Ce qui paraît lésé, ce sont donc les diverses régions sensorielles et motrices ou, plus souvent encore, les annexes qui permettent de les actionner de l’intérieur même de l’écorce, bien plutôt que les souvenirs eux-mêmes. Nous sommes allés plus loin, et, par une étude attentive de la reconnaissance des mots ainsi que des phénomènes de l’aphasie sensorielle, nous avons essayé d’établir que la reconnaissance ne se faisait pas du tout par un réveil mécanique de souvenirs assoupis dans le cerveau. Elle implique, au contraire, une tension plus ou moins haute de la conscience, qui va chercher dans la mémoire pure les souvenirs purs, pour les matérialiser progressivement au contact de la perception présente.
Mais qu’est-ce que cette mémoire pure, et que sont ces souvenirs purs ? En répondant à cette question, nous complétions la démonstration de notre thèse. Nous venions d’en établir le premier point, à savoir que la mémoire est autre chose qu’une fonction du cerveau. Il nous restait à montrer, par l’analyse du « souvenir pur », qu’il n’y a pas entre le souvenir et la perception une simple différence de degré, mais une différence radicale de nature.
VII.
Signalons tout de suite la portée métaphysique, et non plus simplement psychologique, de ce dernier problème. C’est sans doute une thèse de pure psychologie que celle-ci : le souvenir est une perception affaiblie. Mais qu’on ne s’y trompe pas : si le souvenir n’est qu’une perception plus faible, inversement la perception sera quelque chose comme un souvenir plus intense. Or, le germe de l’idéalisme anglais est là. Cet idéalisme consiste à ne voir qu’une différence de degré, et non pas de nature, entre la réalité de l’objet perçu et l’idéalité de l’objet conçu. Et l’idée que nous construisons la matière avec nos états intérieurs, que la perception n’est qu’une hallucination vraie, vient de là également. C’est cette idée que nous n’avons cessé de combattre quand nous avons traité de la matière. Ou bien donc notre conception de la matière est fausse, ou le souvenir se distingue radicalement de la perception.
Nous avons ainsi transposé un problème métaphysique au point de le faire coïncider avec un problème de psychologie, que l’observation pure et simple peut trancher. Comment le tranche-t-elle ? Si le souvenir d’une perception n’était que cette perception affaiblie, il nous arriverait, par exemple, de prendre la perception d’un son léger pour le souvenir d’un bruit intense. Or, pareille confusion ne se produit jamais. Mais on peut aller plus loin, et prouver, par l’observation encore, que jamais la conscience d’un souvenir ne commence par être un état actuel plus faible que nous chercherions à rejeter dans le passé après avoir pris conscience de sa faiblesse : comment d’ailleurs, si nous n’avions pas déjà la représentation d’un passé précédemment vécu, pourrions-nous y reléguer les états psychologiques les moins intenses, alors qu’il serait si simple de les juxtaposer aux états forts comme une expérience présente plus confuse à une expérience présente plus claire ? La vérité est que la mémoire ne consiste pas du tout dans une régression du présent au passé, mais au contraire dans un progrès du passé au présent. C’est dans le passé que nous nous plaçons d’emblée. Nous partons d’un « état virtuel », que nous conduisons peu à peu, à travers une série de plans de conscience différents, jusqu’au terme où il se matérialise dans une perception actuelle, c’est-à-dire jusqu’au point où il devient un état présent et agissant, c’est. à-dire enfin jusqu’à ce plan extrême de notre conscience où se dessine notre corps. Dans cet état virtuel consiste le souvenir pur.
D’où vient qu’on méconnaît ici le témoignage de la conscience ? D’où vient qu’on fait du souvenir une perception plus faible, dont on ne peut dire ni pourquoi nous la rejetons dans le passé, ni comment nous en retrouvons la date, ni de quel droit elle réapparaît à un moment plutôt qu’à un autre ? Toujours de ce qu’on oublie la destination pratique de nos états psychologiques actuels. On fait de la perception une opération désintéressée de l’esprit, une contemplation seulement. Alors, comme le souvenir pur ne peut évidemment être que quelque chose de ce genre (puisqu’il ne correspond pas à une réalité présente et pressante), souvenir et perception deviennent des états de même nature, entre lesquels on ne peut plus trouver qu’une différence d’intensité. Mais la vérité est que notre présent ne doit pas se définir ce qui est plus intense : il est ce qui agit sur nous et ce qui nous fait agir, il est sensoriel et il est moteur ; — notre présent est avant tout l’état de notre corps. Notre passé est au contraire ce qui n’agit plus, mais pourrait agir, ce qui agira en s’insérant dans une sensation présente dont il empruntera la vitalité. Il est vrai qu’au moment où le souvenir s’actualise ainsi en agissant, il cesse d’être souvenir, il redevient perception.
On comprend alors pourquoi le souvenir ne pouvait pas résulter d’un état cérébral. L’état cérébral continue le souvenir ; il lui donne prise sur le présent par la matérialité qu’il lui confère ; mais le souvenir pur est une manifestation spirituelle. Avec la mémoire nous sommes bien véritablement dans le domaine de l’esprit.
VIII.
Nous n’avions pas à explorer ce domaine. Placés au confluent de l’esprit et de la matière, désireux avant tout de les voir couler l’un dans l’autre, nous ne devions retenir de la spontanéité de l’intelligence que son point de jonction avec un mécanisme corporel. C’est ainsi que nous avons pu assister au phénomène de l’association des idées, et à la naissance des idées générales les plus simples.
Quelle est l’erreur capitale de l’associationnisme ? C’est d’avoir mis tous les souvenirs sur le même plan, d’avoir méconnu la distance plus ou moins considérable qui les sépare de l’état corporel présent, c’est-à-dire de l’action. Aussi n’a-t-il pu expliquer ni comment le souvenir adhère à la perception qui l’évoque, ni pourquoi l’association se fait par ressemblance ou contiguïté plutôt que de toute autre manière, ni enfin par quel caprice ce souvenir déterminé est élu parmi les mille souvenirs que la ressemblance ou la contiguïté rattacherait aussi bien à la perception actuelle. C’est dire que l’associationnisme a brouillé et confondu tous les plans de conscience différents, s’obstinant à ne voir dans un souvenir moins complet qu’un souvenir moins complexe, alors que c’est en réalité un souvenir moins rêvé, c’est-à-dire plus proche de l’action et par là même plus banal, plus capable de se modeler, — comme un vêtement de confection, — sur la nouveauté de la situation présente. Les adversaires de l’associationnisme l’ont d’ailleurs suivi sur ce terrain. Ils lui reprochent d’expliquer par des associations les opérations supérieures de l’esprit, mais non pas de méconnaître la vraie nature de l’association elle-même. Là est pourtant le vice originel de l’associationnisme.
Entre le plan de l’action, — le plan où notre corps a contracté son passé en habitudes motrices, — et le plan de la mémoire pure, où notre esprit conserve dans tous ses détails le tableau de notre vie écoulée, nous avons cru apercevoir au contraire mille et mille plans de conscience différents, mille répétitions intégrales et pourtant diverses de la totalité de notre expérience vécue. Compléter un souvenir par des détails plus personnels ne consiste pas du tout à juxtaposer mécaniquement des souvenirs à ce souvenir, mais à se transporter sur un plan de conscience plus étendu, à s’éloigner de l’action dans la direction du rêve. Localiser un souvenir ne consiste pas davantage à l’insérer mécaniquement entre d’autres souvenirs, mais à décrire, par une expansion croissante de la mémoire dans son intégralité, un cercle assez large pour que ce détail du passé y figure. Ces plans ne sont pas donnés, d’ailleurs, comme des choses toutes faites, superposées les unes aux autres. Ils existent plutôt virtuellement, de cette existence qui est propre aux choses de l’esprit. L’intelligence, se mouvant à tout moment le long de l’intervalle qui les sépare, les retrouve ou plutôt les crée à nouveau sans cesse : sa vie consiste dans ce mouvement même. Alors nous comprenons pourquoi les lois de l’association sont la ressemblance et la contiguïté plutôt que d’autres lois, et pourquoi la mémoire choisit, parmi les souvenirs semblables ou contigus, certaines images plutôt que d’autres images, et enfin comment se forment, par le travail combiné du corps et de l’esprit, les premières notions générales. L’intérêt d’un être vivant est de saisir dans une situation présente ce qui ressemble à une situation antérieure, puis d’en rapprocher ce qui a précédé et surtout ce qui a suivi, afin de profiter de son expérience passée. De toutes les associations qu’on pourrait imaginer, les associations par ressemblance et par contiguïté sont donc d’abord les seules qui aient une utilité vitale. Mais pour comprendre le mécanisme de ces associations et surtout la sélection en apparence capricieuse qu’elles opèrent entre les souvenirs, il faut se placer tour à tour sur ces deux plans extrêmes que nous avons appelés le plan de l’action et le plan du rêve. Dans le premier ne figurent que des habitudes motrices, dont on peut dire que ce sont des associations jouées ou vécues plutôt que représentées : ici, ressemblance et contiguïté sont fondues ensemble, car des situations extérieures analogues, en se répétant, ont fini par lier certains mouvements de notre corps entre eux, et dès lors la même réaction automatique dans laquelle nous déroulerons ces mouvements contigus extraira aussi de la situation qui les occasionne sa ressemblance avec les situations antérieures. Mais à mesure qu’on passe des mouvements aux images, et des images plus pauvres aux images plus riches, ressemblance et contiguïté se dissocient : elles finissent par s’opposer sur cet autre plan extrême où aucune action n’adhère plus aux images. Le choix d’une ressemblance parmi beaucoup de ressemblances, d’une contiguïté parmi d’autres contiguïtés, ne s’opère donc pas au hasard : il dépend du degré sans cesse variable de tension de la mémoire, qui, selon qu’elle incline davantage à s’insérer dans l’action présente ou à s’en détacher, se transpose tout entière dans un ton ou dans un autre. Et c’est aussi ce double mouvement de la mémoire entre ses deux limites extrêmes qui dessine, comme nous l’avons montré, les premières notions générales, l’habitude motrice remontant vers les images semblables pour en extraire les similitudes, les images semblables redescendant vers l’habitude motrice pour se confondre, par exemple, dans la prononciation automatique du mot qui les unit. La généralité naissante de l’idée consiste donc déjà dans une certaine activité de l’esprit, dans un mouvement entre l’action et la représentation. Et c’est pourquoi il sera toujours facile à une certaine philosophie, disions-nous, de localiser l’idée générale à une des deux extrémités, de la faire cristalliser en mots ou évaporer en souvenirs, alors qu’elle consiste en réalité dans la marche de l’esprit qui va d’une extrémité à l’autre.
IX.
En nous représentant ainsi l’activité mentale élémentaire, en faisant cette fois de notre corps, avec tout ce qui l’environne, le dernier plan de notre mémoire, l’image extrême, la pointe mouvante que notre passé pousse à tout moment dans notre avenir, nous confirmions et nous éclaircissions ce que nous avions dit du rôle du corps, en même temps que nous préparions les voies à un rapprochement entre le corps et l’esprit.
Après avoir étudié tour à tour, en effet, la perception pure et la mémoire pure, il nous restait à les rapprocher l’une de l’autre. Si le souvenir pur est déjà l’esprit, et si la perception pure serait encore quelque chose de la matière, nous devions, en nous plaçant au point de jonction entre la perception pure et le souvenir pur, projeter quelque lumière sur l’action réciproque de l’esprit et de la matière. En fait, la perception « pure », c’est-à-dire instantanée, n’est qu’un idéal, une limite. Toute perception occupe une certaine épaisseur de durée, prolonge le passé dans le présent, et participe par là de la mémoire. En prenant alors la perception sous sa forme concrète, comme une synthèse du souvenir pur et de la perception pure, c’est-à-dire de l’esprit et de la matière, nous resserrions dans ses plus étroites limites le problème de l’union de l’âme au corps. Tel est l’effort que nous avons tenté dans la dernière partie surtout de notre travail.
L’opposition des deux principes, dans le dualisme en général, se résout en la triple opposition de l’inétendu à l’étendu, de la qualité à la quantité, et de la liberté à la nécessité. Si notre conception du rôle du corps, si nos analyses de la perception pure et du souvenir pur doivent éclaircir par quelque côté la corrélation du corps à l’esprit, ce ne peut être qu’à la condition de lever ou d’atténuer ces trois oppositions. Examinons-les donc tour à tour, en présentant ici sous une forme plus métaphysique les conclusions que nous avons voulu tenir de la seule psychologie.
1º Si l’on imagine d’un côté une étendue réellement divisée en corpuscules, par exemple, de l’autre une conscience avec des sensations par elles-mêmes inextensives qui viendraient se projeter dans l’espace, on ne trouvera évidemment rien de commun entre cette matière et cette conscience, entre le corps et l’esprit. Mais cette opposition de la perception et de la matière est l’œuvre artificielle d’un entendement qui décompose et recompose selon ses habitudes ou ses lois : elle n’est pas donnée à l’intuition immédiate. Ce qui est donné, ce ne sont pas des sensations inextensives : comment iraient-elles rejoindre l’espace, y choisir un lieu, s’y coordonner enfin pour construire une expérience universelle ? Ce qui est réel, ce n’est pas davantage une étendue divisée en parties indépendantes : comment d’ailleurs, n’ayant ainsi aucun rapport possible avec notre conscience, déroulerait-elle une série de changements dont l’ordre et les rapports correspondraient exactement à l’ordre et aux rapporte de nos représentations ? Ce qui est donné, ce qui est réel, c’est quelque chose d’intermédiaire entre l’étendue divisée et l’inétendu pur ; c’est ce que nous avons appelé l’extensif. L’extension est la qualité la plus apparente de la perception. C’est en la consolidant et en la subdivisant au moyen d’un espace abstrait, tendu par nous au-dessous d’elle pour les besoins de l’action, que nous constituons l’étendue multiple et indéfiniment divisible. C’est en la subtilisant au contraire, c’est en la faisant tour à tour dissoudre en sensations affectives et évaporer en contrefaçons des idées pures, que nous obtenons ces sensations inextensives avec lesquelles nous cherchons vainement ensuite à reconstituer des images. Et les deux directions opposées dans lesquelles nous poursuivons ce double travail s’ouvrent à nous tout naturellement, car il résulte des nécessités mêmes de l’action que l’étendue se découpe pour nous en objets absolument indépendants (d’où une indication pour subdiviser l’étendue), et qu’on passe par degrés insensibles de l’affection à la perception (d’où une tendance à supposer la perception de plus en plus inextensive). Mais notre entendement, dont le rôle est justement d’établir des distinctions logiques et par conséquent des oppositions tranchées, s’élance dans les deux voies tour à tour, et dans chacune d’elles va jusqu’au bout. Il érige ainsi, à l’une des extrémités, une étendue indéfiniment divisible, à l’autre des sensations absolument inextensives. Et il crée ainsi l’opposition dont il se donne ensuite le spectacle.
2º Beaucoup moins artificielle est l’opposition de la qualité à la quantité, c’est-à-dire de la conscience au mouvement : mais cette seconde opposition n’est radicale que si l’on commence par accepter la première. Supposez en effet que les qualités des choses se réduisent à des sensations inextensives affectant une conscience, en sorte que ces qualités représentent seulement, comme autant de symboles, des changements homogènes et calculables s’accomplissant dans l’espace, vous devrez imaginer entre ces sensations et ces changements une incompréhensible correspondance. Renoncez au contraire à établir a priori entre eux cette contrariété factice : vous allez voir tomber une à une toutes les barrières qui semblaient les séparer. D’abord, il n’est pas vrai que la conscience assiste, enroulée sur elle-même, à un défilé intérieur de perceptions inextensives. C’est donc dans les choses perçues elles-mêmes que vous allez replacer la perception pure, et vous écarterez ainsi un premier obstacle. Vous en rencontrez, il est vrai, un second : les changements homogènes et calculables sur lesquels la science opère semblent appartenir à des éléments multiples et indépendants, tels que les atomes, dont ils ne seraient que l’accident ; cette multiplicité va s’interposer entre la perception et son objet. Mais si la division de l’étendue est purement relative à notre action possible sur elle, l’idée de corpuscules indépendants est a fortiori schématique et provisoire ; la science elle-même, d’ailleurs, nous autorise à l’écarter. Voilà une seconde barrière tombée. Un dernier intervalle reste à franchir : celui qu’il y a de l’hétérogénéité des qualités à l’homogénéité apparente des mouvements dans l’étendue. Mais justement parce que nous avons éliminé les éléments, atomes ou autres, que ces mouvements auraient pour siège, il ne peut plus être question ici du mouvement qui est l’accident d’un mobile, du mouvement abstrait que la mécanique étudie et qui n’est, au fond, que la commune mesure des mouvements concrets. Comment ce mouvement abstrait, qui devient immobilité quand on change de point de repère, pourrait-il fonder des changements réels, c’est-à-dire sentis ? Comment, composé d’une série de positions instantanées, remplirait-il une durée dont les parties se prolongent et se continuent les unes dans les autres ? Une seule hypothèse reste donc possible, c’est que le mouvement concret, capable, comme la conscience, de prolonger son passé dans son présent, capable, en se répétant, d’engendrer les qualités sensibles, soit déjà quelque chose de la conscience, déjà quelque chose de la sensation. Il serait cette même sensation diluée, répartie sur un nombre infiniment plus grand de moments, cette même sensation vibrant, comme nous disions, à l’intérieur de sa chrysalide. Alors un dernier point resterait à élucider : comment s’opère la contraction, non plus sans doute de mouvements homogènes en qualités distinctes, mais de changements moins hétérogènes en changements plus hétérogènes ? Mais à cette question répond notre analyse de la perception concrète : cette perception, synthèse vivante de la perception pure et de la mémoire pure, résume nécessairement dans son apparente simplicité une multiplicité énorme de moments. Entre les qualités sensibles envisagées dans notre représentation, et ces mêmes qualités traitées comme des changements calculables, il n’y a donc qu’une différence de rythme de durée, une différence de tension intérieure. Ainsi, par l’idée de tension nous avons cherché à lever l’opposition de la qualité à la quantité, comme par l’idée d’extension celle de l’inétendu à l’étendu. Extension et tension admettent des degrés multiples, mais toujours déterminés. La fonction de l’entendement est de détacher de ces deux genres, extension et tension, leur contenant vide, c’est-à-dire l’espace homogène et la quantité pure, de substituer par là à des réalités souples, qui comportent des degrés, des abstractions rigides, nées des besoins de l’action, qu’on ne peut que prendre ou laisser, et de ◀poser ainsi à la pensée réfléchie des dilemmes dont aucune alternative n’est acceptée par les choses.
3º Mais si l’on envisage ainsi les rapports de l’étendu à l’inétendu, de la qualité à la quantité, on aura moins de peine à comprendre la troisième et dernière opposition, celle de la liberté à la nécessité. La nécessité absolue serait représentée par une équivalence parfaite des moments successifs de la durée les uns aux autres. En est-il ainsi de la durée de l’univers matériel ? Chacun de ses moments pourrait-il se déduire mathématiquement du précédent ? Nous avons supposé dans tout ce travail, pour la commodité de l’étude, qu’il en était bien ainsi ; et telle est en effet la distance entre le rythme de notre durée et celui de l’écoulement des choses que la contingence du cours de la nature, si profondément étudiée par une philosophie récente, doit équivaloir pratiquement pour nous à la nécessité. Conservons donc notre hypothèse, qu’il y aurait pourtant lieu d’atténuer. Même alors, la liberté ne sera pas dans la nature comme un empire dans un empire. Nous disions que cette nature pouvait être considérée comme une conscience neutralisée et par conséquent latente, une conscience dont les manifestations éventuelles se tiendraient réciproquement en échec et s’annuleraient au moment précis où elles veulent paraître. Les premières lueurs qu’y vient jeter une conscience individuelle ne l’éclairent donc pas d’une lumière inattendue : cette conscience n’a fait qu’écarter un obstacle, extraire du tout réel une partie virtuelle, choisir et dégager enfin ce qui l’intéressait ; et si, par cette sélection intelligente, elle témoigne bien qu’elle tient de l’esprit sa forme, c’est de la nature qu’elle tire sa matière. En même temps d’ailleurs que nous assistons à l’éclosion de cette conscience, nous voyons se dessiner des corps vivants, capables, sous leur forme la plus simple, de mouvements spontanés et imprévus. Le progrès de la matière vivante consiste dans une différenciation des fonctions qui amène la formation d’abord, puis la complication graduelle d’un système nerveux capable de canaliser des excitations et d’organiser des actions : plus les centres supérieurs se développent, plus nombreuses deviendront les voies motrices entre lesquelles une même excitation proposera à l’action un choix. Une latitude de plus en plus grande laissée au mouvement dans l’espace, voilà bien en effet ce qu’on voit. Ce qu’on ne voit pas, c’est la tension croissante et concomitante de la conscience dans le temps. Non seulement, par sa mémoire des expériences déjà anciennes, cette conscience retient de mieux en mieux le passé pour l’organiser avec le présent dans une décision plus riche et plus neuve, mais vivant d’une vie plus intense, contractant, par sa mémoire de l’expérience immédiate, un nombre croissant de moments extérieurs dans sa durée présente, elle devient plus capable de créer des actes dont l’indétermination interne, devant se répartir sur une multiplicité aussi grande qu’on voudra des moments de la matière, passera d’autant plus facilement à travers les mailles de la nécessité. Ainsi, qu’on l’envisage dans le temps ou dans l’espace, la liberté paraît toujours pousser dans la nécessité des racines profondes et s’organiser intimement avec elle. L’esprit emprunte à la matière les perceptions d’où il tire sa nourriture, et les lui rend sous forme de mouvement, où il a imprimé sa liberté.