J. de Maistre
Œuvres inédites
I
Il est des génies avec lesquels il semble qu’on n’en ait jamais fini, et qui rappellent ce qu’on disait de la Sainte-Ampoule, de miraculeuse mémoire. Un jour, on croit qu’on l’a tarie, et voilà qu’en repenchant un peu la fiole sacrée, il en tombe inépuisablement des gouttes encore. Tel le génie du comte Joseph de Maistre, et depuis quelques années, son histoire. Après sa mort, qui limita ses œuvres, en les interrompant, et les fit complètes, on pensait tout tenir de cet esprit puissant, qui s’était concentré, dans une époque où presque personne ne se concentre, mais où tout le monde s’avachit ; et, de fait, ce qu’il avait publié suffisait à la plus grande gloire religieuse du xixe siècle et à une des grandes de tous les siècles ! On s’imaginait tout connaître de cette intelligence profonde et grave, et dont l’éclat est d’autant plus vif et plus dardant que son bloc, comme celui du diamant, est plus massif et plus solide, quand, bien du temps après sa mort, on s’est avisé de publier sa Correspondance avec sa fille, qui étonna tout à la fois et qui ravit, et modifia, pour la plupart des lecteurs, qui n’ont pas vu le lion quand il aime, la physionomie de ce lion-ci, qui avait la grâce au même degré que la force, car il ne pouvait pas l’avoir davantage ! Plus tard encore, une Correspondance diplomatique, tirée de l’ombre des chancelleries épaissie par la précaution, et misérablement altérée dans un intérêt de parti, révélait encore assez du de Maistre des Œuvres complètes pour qu’à côté du mensonge de l’altération on vît éclater la vérité de l’irréductible génie et tomber et passer sur l’imposture comme une rature sublime !
Mais les Fragments sur la Russie, qui ont suivi la Correspondance diplomatique datée de Turin, nous redonnèrent, eux, du de Maistre pur, dans la radicale beauté de sa pensée et dans la simplicité de ce style, unique de transparence, qui est comme la vue immédiate de l’idée elle-même… Enfin, voici une publication, — qui n’est peut-être pas encore la dernière, — et qui prouve autant que toutes les autres l’inépuisabilité de ce génie qu’on croyait posséder tout entier, et qui repart en jets inattendus de publicité quand on se disait qu’il n’y avait plus rien à attendre de la source cachée, semblable à un puits artésien qui se remettrait à jaillir à mesure qu’on ôterait les pierres qui le couvrent. Or, ici, nous pouvons être parfaitement tranquilles ! ce sont les mains pieuses du petit-fils de l’Auteur du Pape qui ont écarté ces pierres-là.
Incontestable garantie ! Ces fragments, gardés dans la famille, et qui attestent la laborieuse fécondité d’un homme aussi savant qu’il fut inspiré, chose si rare ! car l’inspiration et la Science ne vont pas d’ordinaire par les mêmes chemins… ces fragments sont d’autant plus curieux qu’ils remontent à une époque éloignée, où le génie de Joseph de Maistre en était encore à ses premières élaborations. Il les écrivit de 1794 à 1796, la date à peu près de ces Considérations sur la France, à l’explosion tardive, et qui mirent, comme le canon et plus que le canon, un intervalle entre leur lumière et leur bruit. On peut donc considérer ces fragments comme les premiers linéaments du génie de Joseph de Maistre. Or, il y a une embryologie littéraire. Étudier le génie dans son œuf est une volupté d’observation que ce volume ne manquera pas de donner à ceux qui sont capables de la sentir. Pour moi, je crois bien qu’il n’y a qu’une seule loi qui gouverne ces esprits de premier ordre qu’on appelle des hommes de génie, — et cette loi, évidente dans l’œuf du génie de Joseph de Maistre aussi bien que dans l’œuf du génie de Bossuet, par exemple, n’est peut-être que l’apparition instantanée d’une seule idée qui va se préciser et faire l’unité et la puissance de leur vie intellectuelle, à ces esprits étonnants qui ne changent pas, mais se développent, mobiles dans l’immobilité comme Dieu, dont ils sont bien plus près que nous !
Et si c’est vrai, — ce que j’ose hasarder, — si les hommes de force absolue n’ont pas, comme je le crois, dans leur vie, de vol tes et de contre-voltes, ne tâtonnant pas, ne battant pas le buisson et ne changeant pas leur fusil d’épaule, comme on dit, ainsi que la plupart d’entre nous ; s’ils poussent toujours du même côté, tirant leurs coups toujours dans la même ligne, c’est qu’ils portent en eux un principe interne qui ne fléchit pas plus que le principe qui fait du chêne un chêne et qu’on appellera du nom qu’on voudra, mais que je me permettrai d’appeler le principe du génie. Principe qui fait d’eux bien moins des créatures humaines que des créations divines, — des outils de Dieu ! comme disait Thalès, qui disait fort bien.
Et c’est là le premier caractère que je trouve dans Joseph de Maistre, et c’est le premier intérêt que je trouve aussi en ces fragments, qui en font foi. L’intérêt premier qu’ils nous offrent n’est pas leur valeur littéraire, fort grande pourtant, et sur laquelle je vais revenir. Non ! ce qui me frappe d’abord et ce qui frappera tout le monde, c’est cette unité de pensée qui commence, et qui, sortie des abîmes de l’homme et de son être, va prendre l’homme tout entier et s’asservir sa vie. Ce qui me frappe, c’est que le mâle génie du Pape et des Soirées de Saint-Pétersbourg, plus ferme encore que Bossuet sur sa base, à quelque époque qu’on s’avance ou qu’on recule dans sa vie, n’ait jamais eu qu’une pensée que, sous sa plume unitaire, on retrouve toujours. Et non seulement en lui, l’homme de génie, comme dans tout homme de génie, il n’y eut qu’une pensée, mais c’est que cette pensée fut la pensée même de l’unité !
II
L’unité, en effet, c’est tout Joseph de Maistre ! L’unité, voilà le concept de son esprit, qu’il portait fièrement et impérieusement sur toutes choses, en tout sujet, en toute matière. Nul homme n’eut plus que Joseph de Maistre une notion plus haute, plus noblement tyrannique, et malgré cela plus vaste, de l’unité ! C’est la notion de l’unité, je n’en doute pas, qui le fit rationnellement et scientifiquement catholique, quand l’heure eut sonné dans sa vie de le devenir ainsi, après l’avoir été d’abord d’éducation, de sentiment et de foi. L’unité, il la voyait partout. Bien avant les abatteurs de frontière, qui dressent sur le pavois, embrassée et entrelacée, la grande figure de l’Humanité, le comte de Maistre, l’anti-philosophe, l’anti-progressif, le retardataire, montrait de son doigt prophétique l’Europe, et par l’Europe le monde, ascendant vers ce but de tout : l’unité ! une unité vague encore et mystérieuse, mais pour lui certaine. Et ni la Révolution française, qu’il n’aimait certes pas ! et qui déchira les entrailles de l’Europe après se les être déchirées à elle-même de ses propres mains, ni les conséquences de ce Protestantisme pulvérisateur qu’il détestait, et qui fait lever maintenant des atomes de poussière là où il y avait autrefois du ciment, n’arrachèrent à Joseph de Maistre, tout le temps qu’il vécut, sa foi profonde en une unité supérieure, qui, tôt ou tard, devait se reconstituer. Que si son dernier mot fut un mot de désespoir, c’est que cette unité tardait trop, au gré de son ardente pensée ! Le catholique, en lui, ne fut si glorieux et si pur que parce qu’il était unitaire. Pour lui, la vérité du catholicisme fut surtout d’être la religion de l’unité. Il n’a pas fait, lui, de sermon sur l’unité, mais il lui est resté plus fidèle que celui qui en prononça un. Et voilà pourquoi il remporte (à mes yeux du moins) sur Bossuet même ; car le génie, c’est ce qui ne change pas, mais ce qui se tient immuablement — stat — dans l’ordre de la vérité !
De Maistre fut ce Stator magnifique, depuis le jour où il prit la plume jusqu’au jour où il la quitta. Ni par l’âme, ni par l’intelligence, il n’est agité une minute. Dans la pensée comme dans la vie, il eut le calme des grandes convictions, qui font le fond des plus grands génies. Tel vous le voyez dans son livre du Pape, aux chapitres fameux de l’Infaillibilité et de la Souveraineté, — tout son système né dans la conception de l’unité, — tel vous le retrouvez, en remontant, dans cette dissertation sur la Souveraineté, qui n’était peut-être qu’une pierre d’attente pour ses travaux futurs, et que je regarde comme le morceau capital du livre posthume qu’on a édité. L’auteur peut y être moins fulgurant, moins écrasant de clarté que dans le Pape, mais il y est intégral (déjà), absolu, péremptoire, avec cet éclair à la cime d’une phrase ou d’un mot qui est tout de Maistre, et ce mépris que j’ai appelé un jour la seule colère d’un gentilhomme.
III
Et de fait, il n’eut jamais que celle-là.
Beaucoup d’esprits, qui se mettent en colère pour lui, ont regardé cet homme, qui fut peut-être le plus calme des hommes de génie (il a le calme de l’absolu), comme le plus violent des violents ; mais c’est là l’erreur de la violence chez ceux qui l’ont jugé. Je ne sache guères en toutes ses œuvres qu’une page de colère enflammée, et c’est le célèbre portrait de Voltaire, écrit avec la griffe d’un tigre trempée dans du vitriol ; seulement, remarquez que, dans ce portrait, de Maistre ne parle pas en son nom personnel, mais au nom et par la bouche des personnages du dialogue de ses Soirées de Saint-Pétersbourg. Il fait œuvre là d’auteur dramatique, et il n’est pas plus responsable de toute cette fureur que Shakespeare, par exemple, des rugissements d’Othello, Le comte de Maistre, en grand artiste qu’il est, invente une colère, mais il ne la ressent pas ; et, cependant, il n’y a pas que la haine et la violence contre lui qui s’y soient trompées ! Un homme qui avait autant de respect que moi pour le bon et grand homme dont la vertu toucha à la sainteté, Louis Veuillot, à propos des Fragments signalés dernièrement à l’attention publique, a parlé du noble courroux de l’auteur de ces fragments contre les incrédules et les révolutionnaires. Eh bien, cela est encore trop ! De Maistre ne se courrouce point. Il est trop patricien pour donner cet avantage à ses adversaires. Il méprise, et avec quelles formes concentrées et sombres, bien autrement terribles d’effet dans leur concentration et leur sobriété que tous les tonitruments de la colère !
« Mais ce feu sacré qui anime les nations, — dit-il, à la fin d’un des plus beaux chapitres de son Étude sur la Souveraineté, que nous avons là sous les yeux, — est-ce toi qui peux l’allumer, homme imperceptible ?… Quoi ! tu peux donner une âme commune à plusieurs millions d’hommes ? Quoi ! tu peux ne faire qu’une volonté de toutes les volontés ? Les réunir sous tes lois ? Les serrer autour d’un centre unique ? Donner ta pensée aux hommes qui n’existent pas encore ? Te faire obéir par les générations futures et créer des coutumes vénérables, ces préjugés conservateurs, pères des lois et plus forts que les lois ? — Tais-toi ! »
Tel est l’accent de Joseph de Maistre, en ses œuvres, quand il y parle pour le propre compte de sa pensée. Il l’avait, cet accent, comme sa pensée elle-même, au temps où il écrivait ses premières pages, et c’est sur ce point que la Critique qui étudie les origines de l’esprit d’un homme doit visiblement insister. De Maistre est lui-même l’unité qu’il voyait partout, dans tout ce qui doit être grand et fort. Il était fait spirituellement comme il voulait que les choses fussent faites. Il était né armé de facultés soudaines, qu’il put aiguiser mais auxquelles il n’ajouta pas, et par conséquent, conclusion dernière, il a cet avantage, interdit à presque tous les autres hommes, même de génie, mais d’un génie inférieur au sien, que les livres de son âge mûr ne font pas rougir de honte les élucubrations de sa jeunesse, et qu’on peut le voir avec plaisir et le reconnaître dans ce miroir renversé.
IV
On lira donc ce volume attardé après les chefs-d’œuvre des Soirées de Saint-Pétersbourg, du Pape, de l’Examen de la philosophie de Bacon, des Considérations sur la France, et on n’éprouvera nullement l’affadissement que causent les livres faibles après les livres forts. On ne regardera point comme une pure piété de famille, qui est souvent, en matière de livres, une superstition, la publication de ce vieux fond de tiroir, et on y trouvera du parfum. L’odeur d’un génie s’y respire encore, même après qu’on s’en est enivré ailleurs, en des endroits plus saturés de cet arôme pénétrant. Indépendamment de l’intérêt de la recherche qu’on aime à faire des premiers produits d’un talent quelconque, le dernier volume de Joseph de Maistre mérite d’être lu pour lui-même. Ce n’est pas un livre organisé, mais c’est comme le chantier des idées mises depuis en œuvre par un homme qui va de pair avec les plus forts. En dehors des statues finies de Michel-Ange, j’ai la certitude que son atelier serait encore quelque chose de suggestif et de grand. Même la sciure de son marbre, n’aurait-elle pas un aspect auguste ? C’est une impression de cet ordre que vous causera ce gros volume de cinq cent cinquante pages, où il y a de la sciure de ces idées qui, depuis, sont devenues des monuments !
Les dissertations qui forment l’ensemble de ce volume n’ont pas, il est vrai, le même mérite et la même importance, mais toutes ont l’empreinte de la robuste main qui a équarri et taillé leurs quelques blocs. Malgré la différence des noms qu’elles portent, elles rentrent toutes les unes dans les autres. Soit qu’elles s’appellent : Fragment sur la France, Bienfaits de la Révolution, Études sur la Souveraineté, L’Inégalité des conditions, Du Protestantisme et de la Souveraineté encore, c’est toujours le même problème, posé▶ dès qu’il a pensé, je crois, et que de Maistre a passé sa vie à retourner sur toutes les faces. C’est toujours et déjà la tactique de ce singulier philosophe parmi les philosophes, qui répondait aux prétentions et aux insolences de la métaphysique avec de l’histoire, Joseph de Maistre est, en effet, un génie historique par excellence. Dans un temps qui, comme le nôtre, affecte de ne plus croire à rien qu’à l’Histoire, on devrait, si on était conséquent, honorer profondément ce Joseph de Maistre, dont on a fait un utopiste de surnaturalité religieuse, comme l’esprit qui a le plus développé et approfondi dans ses œuvres le sens de l’Histoire. Il ne croit qu’en elle. On pourrait l’appeler le mystique de la Tradition ! L’Histoire, pour lui, qu’elle parle ou se taise, est une révélation de toutes les vérités nécessaires à l’homme et à la société, ces deux êtres qu’il ne sépara jamais ! Il en élève les coutumes et jusqu’aux préjugés à la hauteur de lois immuables, et si le xviiie siècle lui apparaît le plus profondément perdu de raison de tous les siècles, et, dans ce siècle, Jean-Jacques Rousseau le plus perdu des philosophes, c’est que le xviiie siècle et Rousseau, l’auteur du Contrat social et de l’Inégalité des conditions, sont, de tous les temps et de tous les hommes, ceux qui ont le plus méconnu la voix infaillible et l’autorité souveraine de l’Histoire. Dans le volume des œuvres inédites se trouve précisément un examen de la philosophie de Rousseau, qui pourrait s’appeler : Une mise en charpie. C’est merveilleux de déchiquètement ! Et le morceau d’à côté, intitulé : Les bienfaits de la Révolution, avec l’ironie qui était la meilleure flèche du carquois de de Maistre et celle dont il se servait le plus, est encore une preuve faite avec de l’histoire. L’auteur y oppose la révolution à la révolution, et lui met sur la gorge les témoignages écrits de ceux qui l’ont voulue et de ceux qui l’ont admirée. C’est là un morceau d’érudition accablante que les historiens futurs trouveront ici, à leur service, et qu’avec la distance qui veloute tout, même le crime, ils ne recommenceraient peut-être pas avec ce détail massacrant et cette minutie vengeresse…
V
Et maintenant, il faut se résumer sur ce livre posthume de Joseph de Maistre. J’ai dit simplement ce qu’il contient. Je n’avais rien à dire de plus. Ses opinions sont trop les miennes pour que je pusse le critiquer. À mon sens, très humble, mais très convaincu, philosophiquement ou plutôt théologiquement, ce que de Maistre a exprimé dans tous ses livres est absolument vrai, et, littérairement, c’est absolument beau, — et d’une beauté à lui, qui n’imite et ne rappelle personne…·Ce livre-ci n’ajoute rien à cette Immensité, mais n’en diminue rien non plus, il devait être publié (tout ce qu’une pareille plume a tracé appartient au monde), et il l’a été avec intelligence. L’éditeur avait bien choisi son moment, le moment historique, pour remettre sous les yeux d’un public, devenu la postérité, le grand nom intellectuel de Joseph de Maistre, l’inoubliable nom de l’homme qui n’a pas fait seulement le livre du Pape, mais qui — autant, du moins, que l’influence des hommes peut faire quelque chose en ces décisions surnaturelles de l’Esprit-Saint, — pourrait bien avoir fait aussi le Concile du Vatican.
Quatre chapitres inédits sur la Russie
VI
Les Quatre chapitres inédits sur la Russie n’ont pas eu, quand ils ont été publiés, le retentissement auquel ils avaient droit avec le nom et le génie de leur auteur. La Critique n’en a point parle. Quand un homme ou un livre lui imposent, elle n’en parle pas, cette brave Critique ! Si le livre que voici avait une origine suspecte, s’il avait été publié par un homme opposé d’opinion ou de religion au comte de Maistre, dans le but d’abaisser sa gloire ou de la lui voler, ah ! c’eût été bien différent. Mais le livre en question vient de la source la plus respectable et la plus pure.
C’est le comte Rodolphe de Maistre, fils de l’illustre comte Joseph, qui a édité lui-même les Quatre chapitres inédits sur la Russie, et qui a bien fait d’ajouter encore cela à la gloire paternelle. De ton, d’ailleurs, de calme, de pénétration, de hauteur de pensée, ce livre, qu’on voudrait plus gros, est digne de la plume qui a écrit le livre du Pape et les Soirées de Saint-Pétersbourg. Nulle phrase équivoque, sentant son interpolation, ne vient rompre l’unité de ce style correct et ferme, étincelant de poli et de solidité comme un marbre, aisé enfin à reconnaître parmi les styles immortels. Par la forme comme par le fond, cet écrit est donc bien, celui-là aussi, authentiquement et intégralement l’œuvre du comte de Maistre. Il n’y a plus ici de bruit à faire. Il n’y a plus à recommencer la comédie de la Correspondance diplomatique et secrète du comte de Maistre, dont j’ai parlé au début de ce chapitre, que M. Blanc (de Turin) avait été autorisé à traduire. Non ! on a tout simplement à reconnaître la supériorité de l’écrivain qui a écrit ces pages… ou à s’en taire. Eh bien ! on s’en taira. Mais ce n’est pas nous !
Vous vous la rappelez, cette comédie ? Vous n’avez point oublié, n’est-ce pas ? cette correspondance, sortant tout à coup du carton d’une chancellerie, et de laquelle il résultait que l’auteur du Pape se moquait du Pape, que le comte de Maistre, dont le nom s’est élevé jusqu’à la hauteur d’une doctrine, n’était plus de Maistre, et que la vie de ce grand honnête homme avait les contradictions et peut-être les mensonges des petites gens de ce temps-ci. La Correspondance diplomatique n’était pas un conte. Elle avait des pages frappantes et charmantes, signées de leur talent même, et qui disaient le nom de Joseph de Maistre sans le prononcer. Mais elle était bien pis qu’un conte ! Elle était de la vérité arrangée ou dérangée, de la vérité sournoisement ombrée ou estompée d’invention. C’est le diable ! cela, et c’était ici le diable deux fois. Aussi, précisément pour cette raison, cette Correspondance dut ravir et ravit les ennemis de l’Église. Ils trouvèrent un si joli tour de lui prendre, ou du moins de lui légèrement déshonorer, la plus puissante de ses plumes laïques, et ils s’y employèrent, allez !
Des hommes intelligents eurent l’imbécillité de prétendre qu’il y avait contradiction entre de Maistre, le théoricien incompatible de l’infaillibilité du Pape, et de Maistre, l’homme politique qui, dans une lettre intime faite pour rester secrète, blâme la politique d’un pontife avec la hardiesse d’un grand seigneur et la plaisanterie d’un homme d’esprit qui n’est point pédant. Ils ne s’aperçurent même pas qu’il n’y avait que le catholique, et le catholique croyant à l’infaillibilité papale, qui, seul, pût se permettre sans danger ces fières libertés de jugement sur la politique du pontife. Ils ne comprirent pas, enfin, que cet homme-là ne fut jamais plus l’homme du Pape que quand il dit du mal d’un certain Pape, et qu’il y a le mal qu’on dit de ceux qu’on aime et les morsures de l’amour ! Et voilà comment eux, ces pantins à qui tout est ficelle, accusèrent de duplicité, de titubation et d’un pantinisme semblable au leur, un homme majestueux d’unité et de vérité en toute chose, — l’esprit le plus appuyé sur la conscience la plus droite qui ait peut-être jamais existé !
C’est cet homme que nous retrouvons, en ces Quatre chapitres inédits sur la Russie, dans toute la pureté, la beauté et la douceur de son esprit ; car il faut en finir avec les vieilles vulgarités qui traînent : — puisque l’on ne conteste plus que Joseph de Maistre soit un grand esprit chrétien, il doit avoir la douceur, la douceur de la force chrétienne dans la pensée, et l’on dit une sottise quand on en fait un penseur dur et inflexible.
Je ne parle point de ses sentiments.
Déjà une première Correspondance, non de diplomatie, mais de famille, avait bien étonné les badauds en leur montrant que le fond du cœur, dans Joseph de Maistre, n’était pas entièrement plein de sang de tigre. Je parle de son esprit même, de cet esprit que des lettrés superficiels, convertis à sa tendresse de cœur par les délicieuses choses qu’il a écrites, mais rétifs et résistants à la douceur de son génie, non moins réelle que la tendresse de son âme, continuent d’appeler un esprit absolu et dur parce qu’il ne croit pas que la vérité se plie et se chiffonne comme une de nos loques matérielles ; parce que, ne pouvant y rien changer et historien de la Providence, il proclame le dogme de l’Expiation, — dont il n’est pas l’auteur plus que de cette mort par laquelle l’homme expie ses fautes !
Certes ! intellectuellement, Joseph de Maistre n’est pas plus cruel que le premier venu qui voit avec résignation la nécessité du sacrifice. Que ce sacrifice nécessaire s’appelle la maladie, la guerre, le bourreau, c’est toujours la Mort, dont il dit simplement, et pas plus, qu’elle doit arriver et qu’elle arrive. Est-on donc cruel pour dire cela, ou l’est-on pour s’y résigner ? Non ! l’esprit cruel entré dans une doctrine cruelle, comme il arrive toujours, — car nos doctrines sont faites par la nature de notre esprit, — c’est Calvin, le froid, le raide, l’étroit Calvin, mais ce n’est pas Joseph de Maistre.
Lui, de Maistre, il a la chaleur, la souplesse, l’étendue. Toutes choses exclusives de la cruauté ! Ce n’est pas Calvin qui eût écrit cette phrase : « Il n’y a pas d’homme qu’on ne puisse gagner avec des opinions mesurées. »
Et encore : « Les vertus poussées à l’excès deviennent des défauts. »
Et encore — (si Calvin avait eu le triste avantage de vivre après la Révolution française) : « De quoi pourriez-vous vous plaindre ? Vous avez dit à Dieu : “Sortez de nos lois, de nos institutions, de notre éducation ! Nous ne voulons plus de vous.” Qu’a-t-il fait ? Il s’est retiré, et il vous a dit ; “Faites !” Il en est résulté notamment l’aimable règne de Robespierre. Votre révolution n’est qu’un grand sermon que la Providence a prêché aux hommes. Il est en deux points : Ce sont les abus qui font les révolutions. C’est le premier point, et il s’adresse aux souverains. Mais les abus valent infiniment mieux que les révolutions ; et ce second point s’adresse aux peuples. »
Enfin, Calvin n’eût pas écrit : « J’ai toujours observé qu’on peut tout dire aux Français ; la manière fait tout. »
Les esprits absolus et cruels se soucient bien de la manière !
Restent donc, au compte de ce tortionnaire innocent, quelques épigrammes bien appliquées, pour sa défense personnelle, à des hommes qui l’avaient, comme Condillac et Locke, férocement ennuyé, et ce rictus épouvantable établi sur la bouche de Voltaire, mais qui, ma foi, n’en a pas beaucoup changé le sourire, et qui ne l’a pas, pour que l’on s’en plaigne, si prodigieusement défiguré !
VII
Voilà pourtant à quoi se bornent, en vérité, les cruautés du comte de Maistre, de cet esprit sublime et aimable dont les idées et les sentiments s’accordaient comme les cordes de la lyre, qui avait le cœur de son esprit autant que les sentiments de son cœur. Cruel ?… Dans un temps où la Lâcheté d’esprit, devenue sybarite, tremble devant son pli de rose, on semble être cruel quand on a des principes nets et un style net qui les affirme. Ce qui brille si bien paraît couper Mais c’est une illusion de logique et de phrase, et Joseph de Maistre, qui a produit longtemps cette double illusion, en produit encore la moitié. On en a fait un bourreau de sentiment et d’idée, et si on avait pu, on en eût fait un bourreau de métier, parce que, ni plus ni moins monstre que l’Histoire, ni plus ni moins monstre que toutes les sociétés connues, il a ◀posé la nécessité lamentable, mais la nécessité du bourreau.
Il est vrai que, depuis ses lettres à sa fille, le bourreau de sentiment n’a plus été visible. On a eu la bonté d’en convenir. Mais le bourreau d’idée tient toujours ; il est plus difficile à décrocher ! Or, pas plus que l’autre, il n’est réel. Les bourreaux d’idée sont des philosophes à systèmes. C’est le doux Emmanuel Kant, que Henri Heine appelait suavement un second Robespierre ; c’est Fichte, qui abolissait le monde dans la volonté ; c’est Hégel, qui l’abolit dans la logique. Mais Joseph de Maistre, dont la gloire est d’avoir laissé des aperçus sur tout et de n’avoir fait de théorie sur rien, est un historien et non un philosophe.
Dans les Quatre chapitres inédits sur la Russie, il appelle l’Histoire : « la vérité expérimentale », et, pour lui, il n’y a peut-être pas d’autre vérité, car la Révélation chrétienne conforme aux prophéties est de l’Histoire encore. Le comte de Maistre est, avant tout, — avant d’être un métaphysicien involontaire, qui ne croit pas à la métaphysique et qui ne peut s’empêcher de faire de la métaphysique, — un grand esprit pratique, ne perdant jamais terre, politique même quand il l’élève, la politique, à sa généralité la plus vaste. Il est de la famille d’esprits dont était Machiavel. Seulement, c’est un Machiavel sans athéisme, sans république et sans Borgia.
Il fut le Machiavel de la Religion, de la Royauté et de l’Honneur. Ses Discours sur Tite-Live, à lui, furent les Considérations sur la France, et cette méditation éternelle de la Révolution française à laquelle il retombait toujours, de toutes les pentes de la métaphysique, qu’il aimait à monter appuyé sur l’Histoire. Son Traité du Prince, on le trouve dans les lettres de la Correspondance diplomatique, qu’il est impossible de ne pas croire de lui, à leur style, quoique certains passages de ces lettres, à leur style aussi, n’en soient pas. Comme Machiavel, il fut ambassadeur et souffrit noblement de la pauvreté.
Sans argent, dans la société la plus fastueuse, il écrivait, avec la légèreté qu’ont les grands cœurs dans la misère : « Qu’est-ce que le sentiment fait au prix des choses ! Vous me direz que j’ai l’espoir d’être payé en Sardaigne, mais je suis en Russie, et qu’est-ce que ma femme peut acheter avec un espoir ?… »
Mais ici s’arrêtent les ressemblances. Les pervers s’entendent mieux que les honnêtes gens. Borgia écouta Machiavel, et Joseph de Maistre sentit ses conseils lui revenir sur le cœur, salive plus pesante que celle de l’homme qui crache en l’air et dont le crachat lui retombe sur la figure. La Correspondance diplomatique montre avec une gaieté amère la bêtise
profonde de ces rois, têtus et mous, qui se perdent pour ne pas croire leurs serviteurs ou pour les craindre. Vu à cette lumière, Louis XIII, qui garda Richelieu, paraît grand.
VIII
Les Quatre chapitres inédits sur la Russie se rattachent justement à cet ordre d’idées et de conseils pour lesquels, conseiller d’État de génie, le comte de Maistre était plus fait, selon nous, que pour les autres choses qu’il a su pourtant si brillamment faire. Quoique, par le titre qu’ils portent, les Quatre chapitres puissent donner à penser que l’auteur avait eu l’intention d’écrire une histoire de cette Russie dans laquelle il avait vécu et qu’il connaissait bien, ce ne sont pourtant que des lettres confidentielles à un haut fonctionnaire russe, sur des questions qui importaient alors à la prospérité et à la force de l’Empire. Peut-être celui qui demanda au comte de Maistre ce travail avait-il l’intention de le mettre sous les yeux de l’Empereur, mais l’éditeur ne nous a point dit s’il y fut mis. Les rois n’ont pas toujours besoin d’être éperdus pour demander l’aumône d’un conseil à un homme de génie. Ils n’ont souvent besoin que d’être embarrassés comme les simples mortels. Seulement, la couronne que ces Bélisaires de rembarras tiennent à la main n’est pas faite pour retenir le don du génie. Il passe à travers et tombe par terre. Le comte de Maistre, qui avait senti l’angoisse de cela avec son maître, — comme Mirabeau avec le sien, — avec l’Empereur de Russie aurait-il été plus heureux ?
C’est une question que le temps ne peut plus résoudre. Nous sommes loin de 1810, et plus loin encore des idées que le comte de Maistre exprimait alors. Déjà, dès cette époque, l’idée de l’émancipation commençait à sourdre dans la tête d’Alexandre, ce jeune Louis XVI russe, à la beauté de Louis XIV, et dont le peuple, plus docile et plus facile à mener que celui de Louis XIV, l’eût sauvé de la ressemblance de destinée avec l’autre émancipateur s’il avait poussé un peu plus loin ses velléités généreuses. Aujourd’hui, ces velléités sont devenues, dans le gouvernement de Saint-Pétersbourg, des volontés arrêtées et traduites en faits positifs. L’émancipation, à laquelle s’opposait le comte de Maistre, a été proclamée, et il est curieux de connaître sur quels faits produits par un esprit de cet ordre le gouvernement russe a passé. C’est là l’intérêt animé des Quatre chapitres qu’on a publiés.
On a marché, depuis les lettres que voici, et l’avenir très prochain qu’on touche dira vers quoi on a marché. Mais c’est précisément sur la question traitée par Joseph de Maistre en ces quelques pages qu’on pourra juger de l’esprit absolu de cet absolutiste tout d’une pièce, que nous maintenons, nous, malgré sa renommée, l’esprit le plus large, le plus prudent, le plus flexible, et, quand il s’agit de manier les choses et les hommes, le plus doux, — ce n’est pas assez dire ! mais chirurgicalement le plus doux.
IX
En effet, dans ces quelques pages qui n’omettent rien en leur brièveté pleine, Joseph de Maistre commence, il est vrai, par s’opposer à l’émancipation en principe, mais il ne répugne pas à la préparer, historien que le métaphysicien n’infirme jamais : « Quand on lit l’Histoire, il faut savoir la lire »
, dit-il quelque part ; et l’Histoire, dont il parcourt les annales avec les trois pas homériques de Bossuet, « montre » (ajoute-t-il), « avec la dernière évidence, que le genre humain n’est susceptible de liberté qu’à, mesure qu’il est pénétré et conduit par le Christianisme. Partout où règne une autre religion (ajoute-t-il encore), l’esclavage est de droit, et partout où cette
religion s’affaiblit, le peuple devient en proportion précise moins susceptible de liberté générale »
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Quand Joseph de Maistre écrivait ces choses, les preuves à l’appui, dans ce monde de 1810, ne manquaient pas. Napoléon était un exemple sublime de la vérité politique que le comte de Maistre promulguait, et qui le conduisait à cette autre, particulière à la Russie : « L’esclavage est en Russie parce qu’il y est nécessaire, et que l’Empereur ne peut régner sans l’esclavage. »
Et jusque-là, voilà, à ce qu’il semble, le Joseph de Maistre de sa réputation, le tyran d’abstraction et d’idée, qui sacre de ses axiomes la tyrannie politique. Mais patience ! ce n’est que la moitié du vrai de Maistre, et qui ne le connaît que par ce côté seul des principes ne le connaît pas !
Même en les exprimant, du reste, notez bien que ces principes ne sont jamais, pour ce solide esprit, appelé paradoxal par les esprits fragiles, que des conclusions historiques, des empêchements de circonstances et de nature des choses, dans le détail desquels, en ces lettres sur la Russie, il court et passe, comme la lumière, avec une rapide splendeur. Nous n’avons point à résumer ce qui n’est déjà qu’un magnifique résumé dans ces lettres, qu’il faut aller prendre où il est. Nous voulons seulement prouver que le comte de Maistre n’est pas plus un utopiste en arrière qu’il n’est un utopiste en avant et que sa rigueur politique, dont on a tant parlé et dont tant de gens parlent encore, n’est pas plus inflexible que celle de Dieu et de l’Histoire, des mains desquels il prend pieusement tous les faits, sans leur demander rien de plus que ce que l’ordre de la Providence et la conduite de l’homme y ont mis ou en ont ôté.
Et, en effet, écoutez-le, cet homme du fait et de l’expérience, calomnié jusque dans son esprit : « Si l’affranchissement » — (dit-il, en finissant un examen hostile à cet affranchissement pour des raisons d’État,) — « si l’affranchissement doit avoir lieu en Russie, il s’opérera par ce qu’on appelle la nature. Des circonstances tout à fait imprévues le feront désirer de part et d’autre, et il s’exécutera sans bruit et sans malheur (toutes les grandes choses se font ainsi). Que le souverain favorise alors ce mouvement naturel, ce sera son droit et son devoir, mais Dieu nous garde qu’il l’excite lui-même ! »
Ces circonstances imprévues dont parle de Maistre se sont-elles produites en Russie ? C’est là une question qui, pour le moment, ne nous regarde pas. C’est l’affaire de la Russie. La nôtre était de montrer par ces paroles que le cassant et impérieux comte de Maistre prévoyait sans horreur, et même sans étonnement, de telles circonstances, et qu’il donnait même au gouvernement, que dans son livre il arme contre elles, le conseil de leur obéir.
X
Eh bien, n’est-ce pas là la grosse opinion publique souffletée sur ses joues rebondies, et réduite à souffler d’étonnement ? J. de Maistre cédant au temps comme Talleyrand lui-même, mais pour des raisons que n’avait pas Talleyrand, dans cette tête où l’athéisme en toute chose avait fait un vide silencieux ; de Maistre se pliant à la circonstance au lieu de se faire misérablement briser par elle, ce qui serait le suicide politique, aussi criminel que l’autre aux yeux de Dieu !
Est-ce bien là l’aveugle figure de bronze ou de marbre qu’on a donnée à Joseph de Maistre ?… Oui ! mais c’est, après tout, le bronze et la pierre dans lesquels la haine et la sottise l’avaient muré.
La Correspondance du père de famille avec sa femme et ses enfants avait fait de ce bronze un homme. On avait découvert, au sein du caillou, des entrailles. Les quelques pages sur la Russie, rapprochées de plusieurs autres pages de la Correspondance diplomatique, vont faire de cette tête de bronze un esprit immortellement vivant, qui ne s’est pas mis lui-même en dehors du mouvement de l’Histoire dans ces ténèbres de l’abstraction qui sont parfois éblouissantes.
Voilà, indépendamment de leur mérite de détail et d’ensemble, l’avantage de cette publication des Quatre chapitres sur la Russie. Ils ont refait une gloire à de Maistre en précisant celle qu’on lui doit, en empêchant la vermine des idées communes de ronger les belles et pures lignes de cette noble et lumineuse figure. Et quand il n’y aurait eu que cela dans cette publication d’un fils qui tient à l’honneur intégral de l’esprit de son père, ce serait assez pour, de tout notre cœur, y applaudir !