Histoire de Louvois par M. Camille Rousset
Victor-Amédée, duc de Savoie
(suite et fin.)
L’affaire de Casai en Italie, la prise de possession de cette place par les troupes de Louis XIV le même jour et presque à la même heure qu’on entrait dans Strasbourg (30 septembre 1681), n’est qu’un incident de la politique pratiquée et suivie envers la Cour de Turin, et cette politique mérite un examen particulier. L’ouvrage de M. Rousset, entre autres révélations curieuses, éclaire d’un jour inattendu et prolongé la figure si compliquée et si difficile de Victor-Amédée, duc de Savoie. Il est parvenu, par le seul exposé des faits et la pénétration du détail, à rendre intéressant en même temps que distinct ce personnage si peu gracieux, si peu brillant, si peu sympathique, et en apparence si indéchiffrable ; désormais Louis XIV, avec sa physionomie solaire, nous apparaît comme encadré entre ses deux grands ennemis pâles et sombres, le prince d’Orange, Guillaume, et le duc de Savoie, Victor-Amédée. Ce dernier, en vertu des documents actuellement mis en œuvre, acquiert un relief qui le constitue un des caractères les plus originaux de l’histoire. Étudions-le donc, et Louis XIV avec lui.
I.
Et dès l’abord, disons-nous bien de qui nous parlons : aucun des adversaires de Louis XIV, y compris le prince d’Orange, ne fut plus nuisible au glorieux monarque et n’apporta un appoint plus fâcheux, plus malencontreux, dans la coalition européenne qui se forma contre lui et qu’avaient provoquée les violences et les hauteurs du grand roi et de son ministre, nul ne pesa plus à contretemps pour nous et plus à notre détriment dans la balance, que ce petit souverain qui, dans son plus grand effort, n’avait au plus qu’un budget de six millions et une force militaire de dix mille hommes ; nul, à un moment donné, ne prit Louis XIV plus en flanc, au défaut de la cuirasse, par le côté faible. C’était, on l’a dit, le moucheron piquant et déconcertant le lion. La conduite astucieuse de ce duc, la duplicité constante dont il fit preuve, ne mériteraient que détestation et flétrissure, si Louis XIV ne se l’était complètement attirée par ses abus de force, et si le faible, en usant de toute la ruse dont il était capable, n’avait justement payé de retour l’orgueilleux et le puissant.
Il est vrai que Victor-Amédée était tout disposé par la nature et façonné par l’éducation pour un tel rôle. Il avait pour mère une Française, Marie de Nemours, qui devint régente de l’État à la mort de son époux Charles-Emmanuel, enlevé dans la force de l’âge (12 juin 1675). L’enfant n’avait alors que neuf ans. On rapporte qu’au moment où son père venait d’expirer, le jeune duc s’approcha de Mme Servien, femme de l’ambassadeur de France, et lui dit en pleurant « qu’il priait M. l’ambassadeur d’assurer Sa Majesté qu’il était son très humble serviteur, et qu’il le suppliait très humblement de vouloir lui servir de papa, puisqu’il avait perdu le sien. » Ce petit discours, suggéré ou venu naturellement, et prononcé d’une voix sanglotante, fut le premier acte politique de Victor-Amédée. Comment Louis XIV et Louvois y répondirent-ils ? Quel père et quel tuteur l’orphelin trouva-t-il en eux ?
Madame Royale (ainsi nommait-on la duchesse mère qui prit en main la Régence) tint toute la première, à l’égard de son fils, une ligne de conduite très peu maternelle : elle aimait le pouvoir, elle ne haïssait pas le plaisir, elle ne songea point à élever son fils en vue d’un prochain partage et exercice de l’autorité ; elle le traita avec froideur, avec roideur, non en mère française, mais en mettant sans cesse l’étiquette entre elle et lui. Sa première et sa plus chère idée, dès qu’elle le vit en âge, fut de penser à l’éloigner de ses États héréditaires et à le reléguer au loin sur un trône, elle devant continuer de régner et de gouverner par elle-même ou par ses ministres favoris.
La politique de Mazarin et de Lionne, qui était d’exercer sur le Piémont une influence habile et encore plus réelle qu’apparente, était dépassée ; Louis XIV et Louvois voulaient plus : ils entendaient avoir le Piémont dans leur main, à leur dévotion, pour leurs projets sur la Péninsule et contre le Milanais. La Régence ne s’y prêtait point de bonne grâce, et elle ne cédait que quand on la pressait trop. Une fois, pourtant, elle se décida à rendre un vrai service, et dont il lui serait tenu compte. Louvois voulait acquérir Casai du duc de Mantoue et y mettre une garnison française pour s’ouvrir une porte sur le Milanais. Le comte Mattioli, l’un des ministres du duc de Mantoue, et qu’on se flattait d’avoir gagné, promettait de conclure l’affaire moyennant finance ; il y avait déjà production de traités et signature engagée de la part de la France ; mais le fourbe trompait tout le monde et livrait le secret de la négociation aux ennemis. La Régente informée avertit Louvois et donna les mains à l’arrestation qu’on fit de Mattioli conduit adroitement hors de Turin et amené dans une hôtellerie sur le territoire français. Ce traître Mattioli pris au piège (Catinat présent), arrêté, bâillonné, garrotté, fut mis dans la citadelle de Pignerol, et n’est autre, selon M. Camille Rousset, que le fameux Masque de fer.
Louvois, avec les précautions minutieuses qu’il aimait, avec ce mélange de terreur et de mystère qui ne lui déplaisait pas, a bien pu, effectivement, en ordonner ainsi à l’égard d’un homme dangereux qu’il avait tout intérêt à supprimer et à faire disparaître. Cette explication rabat bien du romanesque. On aime à voir quelque chose de plus qu’un petit ministre intrigant et traître dans le personnage devenu légendaire. L’imagination s’en mêle et ne se tiendra probablement pas encore pour vaincue. La porte d’ivoire par laquelle, selon le poète, s’échappent les songes faux, est toujours plus agréable que la porte de corne qui seule donne passage à la vérité.
Le jeune duc de Savoie apprenait vers ce temps que sa mère prétendait le marier à l’infante de Portugal, avec perspective pour lui d’être roi par la suite, ou plutôt le mari de la reine, dans un lointain et perpétuel exil. Le rejeton de vieille race était attaché à ses rochers. Cette nouvelle le rendit fort mélancolique pendant deux jours ; puis il dissimula, mais pas aussi bien qu’il le lit plus tard.
« Ce prince, disait dès lors un bon observateur, est naturellement caché et secret ; quelque soin qu’on prenne de pénétrer ses véritables sentiments, on les connaît difficilement, et j’ai remarqué qu’il fait des amitiés à des gens pour qui je sais qu’il a de l’aversion… Je suis fort trompé si Madame Royale elle-même doit faire beaucoup de fondement sur sa tendresse et sur sa déférence, quand il sera le maître. Comme il est dans un âge où il n’a point encore acquis tout le pouvoir sur lui qu’il aura sans doute avec le temps, il lui échappe quelquefois de dire de certaines choses dont Madame Royale est informée, par le soin qu’on a de veiller continuellement sur ses actions et sur ses paroles… Ce qui doit augmenter l’inquiétude de Madame Royale, c’est qu’on voit que M. le duc de Savoie est vif, impatient et sensible, et que, dans les premières années de sa régence, elle l’a traité avec une sévérité dont à peine elle s’est relâchée depuis quelques mois… »
Le jeune prince en était dès lors à éprouver pour sa mère un sentiment de répulsion et presque d’aversion. Admis, le soir, à lui baiser la main, selon l’étiquette, et rarement le visage, il lui arrivait, lorsque cette dernière faveur lui avait été accordée par hasard, de se frotter la joue en sortant de la chambre « comme s’il avait approché d’un pestiféré », avouant à son valet de chambre favori qu’il savait et désapprouvait de tout son cœur les actions et déportements de sa mère.
Moins maître de lui qu’il ne le fut ensuite, il laissa un jour échapper un signe non équivoque de son animosité contre la France. Un jeune Piémontais, âgé de quinze ans, le comte de Frine, nommé à une place de page dans la Grande-Écurie de Louis XIV, et faisant des armes peu avant son départ avec un autre enfant de qualité du même âge, se prit de querelle avec lui par trop de vanterie ; les camarades s’étant mis du côté du plus faible, une rixe s’ensuivit avec bourrades et coups, et l’escrimeur battu provoqua ses agresseurs en duel. Ce qu’apprenant Victor-Amédée, il fit venir le jeune comte dans sa chambre, lui ôta son épée, en lui demandant s’il ne savait pas que le duel était un crime d’État ; puis, ne se contenant plus, il se jeta sur lui, le frappa avec rage, lui répétant à chaque coup « d’aller porter cela en France, qu’il n’était qu’un palefrenier, qu’il allât servir le roi de France, etc. » On arracha de ses mains le jeune homme tout meurtri et qui n’osait se défendre ; les parents non plus n’osèrent se plaindre. Louvois savait en détail tous ces faits et ces traits significatifs par ses espions à la Cour de Turin. Il s’en servait pour peser de tout son poids sur l’esprit de la Régente dont il voulait faire purement et simplement la créature de la France : à ce prix, il lui promettait de la protéger, de la soutenir envers et contre tous, à l’expiration de la Régence, dans le maintien et la prolongation du pouvoir.
Cette Régence expirait légalement le 14 mai 1680. La veille de ce jour où le jeune duc avait ses quatorze ans accomplis, l’Académie de Turin tint une séance extraordinaire, et l’abbé de Saint-Réal y prononça le Panégyrique de Madame Royale. Jamais discours académique ne remplit mieux toutes les conditions, s’il est vrai que la première de ces conditions, indépendamment de l’élégance, soit l’embellissement continuel, le travestissement flatteur de la vérité. Il faut voir comme l’orateur, après avoir exalté toutes les vertus de la mère, y célèbre dans le jeune prince — « Le rayon divin qui brille avec tant d’éclat sur son visage et dans toute sa personne ; cet air noble, fin et délicat, cette vivacité ingénieuse qui n’a rien de rude, de léger ni d’emporté ; cette physionomie haute, sérieuse et rassise qu’on lui voit prendre dans les fonctions publiques, et qui donne un nouveau lustre aux grâces naïves de son âge ; enfin l’agrément inexprimable que le Ciel a répandu dans toutes ses actions, qui le rend le centre des cœurs aussi bien que des yeux dans les assemblées et dans les cérémonies, qui le distingue beaucoup plus que le rang qu’il y tient, et dans lequel on entrevoit toujours pour dernier charme un fond de bonté, de droiture, de discernement et de raison qui se découvre tous les jours de plus en plus dans tous ses sentiments et toutes ses inclinations.
« Qui le croirait, Messieurs ? s’écriait Saint-Réal dans un transport d’éloquence, à quatorze ans sa parole est un gage inviolable… Vous le savez, ô la plus heureuse des mères !… »
Le thème était des mieux brodés. Je ne vois à mettre en regard, et comme pendant, que certain écran que le cardinal d’Estrées avait donné, il y avait quelques mois, à Madame Royale en manière de surprise, et dont Mme de La Fayette, amie de la Régente, avait soigné les détails et fourni le dessin :
« Vous savez, écrivait Mme de Sévigné, la tète pleine de ce galant cadeau, et voulant en donner idée à sa fille (13 décembre 1679), que Madame Royale ne souhaite rien tant au monde que l’accomplissement du mariage de son fils avec l’infante de Portugal ; c’est l’évangile du jour. Cet écran est d’une grandeur médiocre : du côté du tableau, c’est Madame Royale peinte en miniature, très ressemblante, environ grande comme la main, accompagnée des Vertus, avec ce qui la fait reconnaître : cela fait un groupe fort beau et fort charmant. Vis-à-vis de la princesse est le jeune prince, beau comme un ange, d’après nature aussi, entouré des Grâces et des Amours ; cette petite troupe est fort agréable. Madame Royale montre à son fils, avec la main droite, la mer et la ville de Lisbonne. La Gloire et la Renommée sont en l’air, qui l’attendent avec des couronnes. Sous les pieds du prince, c’est un vers de Virgile : Matre dea monstrante viam… Rien n’est mieux imaginé. L’autre côté de l’écran est d’une très belle et très riche broderie d’or et d’argent. Les clous qui clouent le galon sont de diamant. Le pied est de vermeil doré, très riche… On prétend que Madame, sortant de son cabinet, verra tout d’un coup ce joli écran, sans savoir d’où ni comment il se trouve là… Voilà des présents comme je voudrais bien en pouvoir faire à qui vous savez : je ne sais si je vous l’ai bien dépeint. »
Eh bien ! Saint-Réal avait composé aussi son écran : c’était ce Panégyrique. Lui qui est célèbre par plus d’un roman historique, il n’en a jamais imaginé de plus complet.
Louvois, mieux avisé, en présence de ce naturel fermé de si bonne heure et de cette précoce dissimulation du jeune duc, et quand on lui parlait des variations de physionomie et de sentiments qu’il laissait apercevoir pour ce mariage de Portugal, écrivait à son agent : « Je crains également le chagrin et la gaieté de M. le duc de Savoie. »
Le jeune prince, une fois majeur, n’eut plus qu’une pensée : prendre le pouvoir, mais aussi cacher ses desseins. A chaque acte d’autorité que la France faisait à Turin, il était maître de lui et dévorait ses dégoûts en silence. Un jour, il arriva qu’un noble Piémontais, le marquis Dronero, ambassadeur extraordinaire de Savoie en Portugal, où il avait célébré la cérémonie des fiançailles, étant de retour à Turin, fut apostrophé en plein palais, en pleine Cour, par l’ambassadeur de
Louis XIV, comme accusé d’avoir mal parlé de la France et d’être entré en liaison avec ses ennemis. L’abbé d’Estrades, après avoir salué la duchesse mère, allant droit au marquis Dronero, lui signifia à brûle-pourpoint devant tous le mécontentement du roi, son maître. L’infortuné marquis tomba du coup sans connaissance : ce fut une exécution. Toute la noblesse s’émut de cette scène blessante ; la duchesse elle-même ne put s’empêcher de se plaindre de n’avoir pas été prévenue. Seul, le jeune duc garda un visage impassible, écouta avec calme les explications de l’abbé d’Estrades, et lui dit qu’il était persuadé de la justice des motifs qui avaient causé le mécontentement du roi contre le marquis Dronero.
C’est ainsi que, dans un cœur fier et un esprit profond, s’accumulaient contre Louis XIV et son ministre des trésors de rancune qui devaient sortir à leur moment.
II.
L’affaire de Casai, sourdement menée jusqu’alors, qui passait pour manquée, et qui s’était renouée très secrètement avec le duc de Mantoue et ses ministres après la trahison de Mattioli, éclata sur ce temps. L’abbé d’Estrades demanda le passage des troupes françaises à travers le Piémont, pour qu’elles allassent occuper cette citadelle de Casai, vendue à la France à beaux deniers comptants. La demande de passage était de pure formalité. Comment refuser en effet ? En cas de résistance, le marquis de Boufflers avait ordre de forcer les obstacles et de charger les troupes qui s’y opposeraient. Les Français traversèrent donc le Piémont de part en part et entrèrent dans la citadelle le 30 décembre (1681). Catinat, depuis quelque temps caché sous un faux nom dans la citadelle de Pignerol où il passait pour un certain Guibert ingénieur, qui aurait été arrêté par ordre du roi pour avoir emporté des plans de places fortes à la frontière de Flandre (ce qui ne laisse pas de faire un rôle étrange dans l’idée qu’on s’est formée à bon droit du grave et sérieux personnage), — Catinat jeta tout d’un coup son déguisement, redevint homme de guerre et alla prendre possession du gouvernement de Casai. C’était là aussi, comme à Strasbourg, une manière de conjuration qui réussissait, mais une conjuration lointaine et sujette à bien des risques, à bien des retours. Quoi qu’il en soit et sur l’heure même, entre Casai et Pignerol, Turin se trouvait pris entre deux feux, et toute indépendance anéantie. La duchesse mère en frémissait elle-même et s’en révoltait tout bas. Le jeune duc, seul de toute sa Cour et de tout son peuple, semblait impassible.
Louvois, moins confiant en cette jeune âme d’ambitieux, faisait représenter à sa mère que si elle voulait garder le pouvoir, elle se mît au plus tôt en mesure et prit ses sûretés en se donnant toute à la France ; il essayait de lui forcer la main pour qu’elle livrât au roi places et citadelles de son pays, afin de retenir à ce prix cette ombre d’autorité qu’on lui aurait laissée.
Il faut rendre cette justice à une femme, d’ailleurs mobile et peu conséquente, qu’elle résista à de si abaissantes propositions. Ses tergiversations continuelles, son ambition et ses faiblesses allaient recevoir des deux côtés le payement qu’elles méritaient.
Elle avait compté toujours que son fils partirait pour le Portugal et que, lui laissant désormais le champ libre, il irait accomplir ce mariage si désiré d’elle, si craint et abhorré des Piémontais. Le jeune duc, dans les derniers temps, paraissait soumis, résigné, caressant même, quand une maladie inopinée vint tout à coup à la traverse de ce parfait semblant d’obéissance. Qu’en penser ? Était-ce feinte ? Était-ce un simple contretemps ? Jamais maladie n’était venue plus à point pour le jeune duc qui, malgré son secret désir, en semblait fort contrarié. Bien habile qui aurait su là dedans démêler le vrai du faux ! Le marquis de La Trousse, envoyé militaire de Louvois à Turin, écrivait :
« Il (le duc) a dit hier à M. de Cadaval (l’ambassadeur de Portugal) que ce qui lui donnait le plus de chagrin de son mal, était le retardement qu’il apportait à l’envie de s’aller jeter aux pieds de l’infante. Cependant il est constant qu’il ne fait qu’avec répugnance ce mariage. La crainte de la France peut beaucoup sur lui. Il est dissimulé ; il me fait des merveilles, quoique je sois persuadé que mon séjour dans ce pays ne lui plaise pas. Il me témoigne souvent, par des termes assez choisis, les sentiments respectueux et la reconnaissance qu’il a des bontés que Sa Majesté a pour lui. »
Tant que l’ambassadeur Cadaval fut à Turin, le jeune duc semblait aller de mal en pis. Les médecins ne savaient plus que penser de cette consomption lente et capricieuse ; il les voulait voir à peine : on ne pénétrait point jusqu’à lui. Il avait quitté Turin pour Moncalieri, dont l’air semblait meilleur ; de là il devait aller à Nice ; puis il ne voulait plus. On sut un jour qu’il avait demandé son confesseur. L’ambassadeur portugais partit, de guerre lasse, fort mécontent et exhalant son mépris. Trois jours après, le jeune duc était en pleine convalescence : cette fièvre portugaise avait passé comme par enchantement.
Doit-on s’en étonner ? L’oppression, la contrainte, le sentiment de sa faiblesse joint à la conscience de ce qu’il était et à l’orgueil de sa royale nature, avaient produit dans cetteâme adolescente des replis de l’âme avancée d’un Louis XI ou d’un Tibère.
Cependant, le ministre influent, jusque-là créature de la France et instrument de Madame Royale, le marquis de Pianesse, pressentant le naturel du duc et sa force future, se retournait un matin de son côté, lui faisait conseiller sous main de se tirer de la tutelle où il était, et lui offrait pour cela ses services. Le jeune duc écouta l’émissaire de Pianesse, se fit remettre de la part du ministre des mémoires écrits, détaillés, utiles, et, tout bien posé▶, tout balancé, il prit le parti de conter toute l’intrigue à sa mère. Pianesse se vit arrêté et incarcéré. Le duc entendait bien profiter des bons conseils de ses ennemis, mais il commençait par se défaire d’eux et par les sacrifier. Il ne se confiait point en eux, il ne comptait que sur lui pour l’avenir.
Pianesse était détesté à Turin comme l’homme de la France. Lorsque le jeune duc reparut dans sa capitale pour la première fois depuis cette terrible maladie, vraie ou feinte, depuis ce mariage impopulaire qui avait manqué, et le lendemain de la chute d’un ministre odieux, la population tout entière le salua avec transport. Le 11 janvier 1683 fut véritablement sa journée d’émancipation et d’avènement ; Madame Royale y put pressentir la ruine prochaine de son pouvoir ; « Sous le regard impérieux de sa mère, nous dit M. G. Roussel, il baissait encore les yeux, mais avec peine et après une certaine lutte. L’enfant timide disparaissait : le jeune homme commençait à se révéler. » On remarqua aussi, vers ce même temps, qu’il était moins farouche auprès des femmes, et Mlle de Saluces commençait à l’humaniser.
Louvois, sentant que la crise approchait, tenta un dernier effort pour avoir raison des résistances de Madame Royale et pour lui arracher une occupation militaire des principales places du Piémont par la France : à ce prix, elle était assurée de l’entière et absolue protection du roi contre tout ce que pourrait entreprendre son fils. C’était une usurpation masquée qu’on offrait de garantir. Ainsi mise en demeure, et au dernier moment, elle recula devant ce qu’elle-même avait semblé proposer. Et pourtant elle commençait à connaître à qui elle avait affaire désormais en la personne du jeune duc. Voici le portrait confidentiel que traçait de lui celle que Saint-Réal avait appelée la meilleure et la plus heureuse des mères :
« Pour faire connaître à M. de Louvois, écrivait-elle, la confiance entière que j’ai en lui et en sa discrétion, je vais lui dépeindre l’humeur de Son Altesse Royale, dont il ne rendra compte qu’au roi comme mon protecteur, à qui je me confie très respectueusement, et auquel j’ouvre le plus secret de mon cœur, avec la liberté qu’il m’a permise. Je lui dirai que j’ai remarqué, depuis mon retour de Moncallier, une mélancolie morne en Son Altesse Royale, une dissimulation profonde et une inquiétude perpétuelle dans son esprit, que j’ai même jugée quelquefois pouvoir venir aussi bien d’un reste de maladie ou d’une inégalité de tempérament, que de quelque dessein caché… Il passe des temps considérables de la journée ou dans une cave ou sur un lit ; rien ne le contente ni ne le divertit. Il a presque quitté le plaisir de la chasse, qui était sa passion dominante. Il affecte en enfant d’être au-dessus des passions ; il a beaucoup d’ostentation dans ce qu’il dit et dans ce qu’il fait. Il paraît avoir de l’aversion pour les personnes qu’il croit dans mes intérêts. Je lui vois, à regret, un naturel porté à la rigueur et à la violence, peu de tendresse et de sûreté… »
Mais, à ce même moment, le jeune duc déjouait sa mère par une tactique hardie et habile ; il sentait où était la force, la menace d’oppression ; il essayait de la conjurer en feignant de l’accepter sans réserve, et il faisait de son côté des contre-propositions toutes soumises et tout humbles à Louis XIV. A l’entendre, si sa mère le poussait trop loin et prétendait lui imposer plus que des conseils, lesquels il serait toujours ravi de recevoir ; si l’on oubliait pourtant qu’il était majeur enfin et voulait être maître, il ne demandait pour juge et arbitre en ce conflit que le roi lui-même, ajoutant :
« Qu’il ne pouvait, croire que le roi voulût empêcher un prince légitime de gouverner ses États ; qu’il lui enverrait quelqu’un de confiance pour lui marquer son zèle et son respect ; qu’il n’entrerait jamais dans d’autres intérêts que les siens ; qu’il ne se marierait que de sa main, et que, se tenant dans ces termes et que faisant encore plus pour son service que n’avait fait Madame Royale, il était persuadé de n’être point désapprouvé de lui dans les démarches qui pouvaient lui donner à lui-même un peu de considération. »
Il allait plus loin à certains moments, et comme s’il avait obéi à un élan de son cœur :
« Eh bien ! s’écriait-il, si l’on veut me perdre auprès du roi, je prendrai la poste, j’irai le trouver ; je m’assure qu’un si grand monarque, et qui a tant de belles qualités personnelles, ne m’abandonnera point ; j’irai même servir de volontaire auprès de sa personne, en cas qu’il entreprenne quelque chose ; car j’ai fortement dans la tête de mériter son estime. » — « Mais, lui répondait-on, les princes comme Votre Altesse Royale n’ont point accoutumé d’aller ainsi ; une telle démarche surprendrait fort le roi de France. » — « Non, répliquait-il, je sais bien que je n’ai rien à craindre en me jetant entre les bras du roi, qui est aussi honnête homme que grand monarque. »
Et Louis XIV, touché à l’endroit chatouilleux, s’adoucissait pour le jeune prince, dont les effusions lui arrivaient par le canal de M. de La Trousse et de Louvois, tandis que son envoyé officiel, l’abbé d’Estrades, lui écrivait dans le même temps :
« L’on doit cette justice à M. le duc de Savoie que c’est un prince qui a beaucoup d’esprit, qui est fort éloigné de tous les amusements ordinaires aux personnes de son âge, et que toutes ses occupations marquent des sentiments fort élevés, et beaucoup d’inclination pour la guerre et pour les affaires. »
Le duc de Savoie marchait sur ses dix-huit ans. Il épousa Mademoiselle de Valois, fille de Monsieur, duc d’Orléans, et il devint ainsi le neveu par alliance de Louis XIV. La duchesse mère dut abdiquer tout pouvoir ; Victor-Amédée régna. Devait-il donc régner au profit de Louis XIV ; et du caractère dont il était et dont on avait contribué à le faire, devait-on raisonnablement l’espérer ?
III.
Les fruits de la virilité et de la maturité furent dignes d’une telle enfance. Si Louis XIV, voyant ce jeune couple de dix-huit ans et de quinze régner en Savoie, se flatta de les tenir à la lisière, il se préparait du mécompte. Comme premier signe d’émancipation, le jeune duc se montra assez détaché de la duchesse son épouse, et il ne se refusait pas les distractions ou même les liaisons déclarées. D’ailleurs il s’adonnait aux affaires et ne laissait personne lire dans ses pensées. Un jour, dans l’automne de 1684, il eut le projet d’aller passer quelques semaines à Venise. Aussitôt Louis XIV s’en émut, s’en alarma, recommanda à tous ses agents d’éclairer de près les démarches du duc. Puis bientôt, passant outre, il déclara ce voyage impossible et se montra prêt à l’empêcher à tout prix, à ce point, signifiait-il, que « si le duc de Savoie ne voulait pas absolument changer de résolution, il ferait passer les Alpes à sept or huit mille hommes qui séjourneraient en Piémont et tiendraient le pays. »
L’ambassadeur de Louis XIV, ce même abbé d’Estrades, crut devoir taire les menaces qui auraient aigri le duc ; il lui en dit pourtant assez pour lui faire comprendre l’improbation royale. D’un air calme, le duc répondit qu’il s’étonnait qu’une pareille misère eut pu aller jusqu’au roi. Mais on conçoit l’irritation secrète d’une nature fine et fière, ainsi humiliée à plaisir. M. Camille Rousset l’a très bien dit de Louis XIV, pour ce cas et pour quelques autres pareils : « C’était là faire, non plus la politique, mais la police de l’Europe. »
Une autre fois, le prince Eugène, cousin du jeune duc et déjà au service de l’Empereur, fait un voyage à Turin (décembre 1684). Sa présence y porte ombrage à Louis XIV ; sa conduite n’y donne lieu toutefois à aucune remarque importante. Seulement Victor-Amédée lui fait cadeau d’un cheval d’Espagne et de vingt mille livres de Piémont. Cette magnificence déplaît à Louis XIV ; il fait signifier là-dessus par son ambassadeur, sans autre explication, qu’il suspend le payement du subside qui était stipulé pour près de quatre années encore, laissant le duc de Savoie maître de réformer à son choix une partie de ses troupes. Victor-Amédée reçoit l’outrage et dissimule en public : il se met aussitôt à licencier en effet une partie de son armée. Mais que pense-l-il au fond ? que dit-il dans la familiarité ? Il dit qu’on le traite a comme un colonel de petite condition, dont on réforme le régiment sans daigner l’avertir. » Et son peuple lui-même, et toute l’Italie qui le voit traiter « comme un sujet, non comme un souverain », prend parti pour lui et souffre à son exemple. Il n’est jamais bon ni politique d’humilier les hommes et les peuples. Louvois et Louis XIV l’oublièrent trop dans cette période triomphante. Le mot de verges revient souvent dans les ordres et dépêches de ce temps : il y est question de montrer les verges aux nations et aux souverains, comme aux enfants, pour leur faire peur. Cette politique d’épouvantail est la pire. Elle irrite et laisse dans les cœurs des ulcérations incurables. Pareille chose et pareil excès se sont renouvelés du temps de notre jeunesse : on sait trop les suites. Les réactions, ainsi motivées et préparées de longue main, seront terribles.
La révocation de l’Édit de Nantes était une mesure cruelle et impolitique en France ; mais que dire lorsqu’elle allait s’étendre jusqu’en Piémont, par-delà nos frontières ? Il y a dans les vallées vaudoises du Piémont de pauvres religionnaires établis depuis des siècles et de temps immémorial, qui y vivent en paix. Louis XIV exige qu’on leur fasse la guerre, qu’on les convertisse ou qu’on les expulse. Le prétexte est que les religionnaires français, traqués de toutes parts, cherchent un refuge parmi leurs frères de Piémont. Le duc de Savoie, après avoir regardé autour de lui en Europe et ne voyant aucun moyen présent et actuel de résister à l’injonction, prend le parti de céder et d’obéir. Mais il ne peut agir seul contre ses sujets : qu’à cela ne tienne ! Louis XIV lui donne pour auxiliaire Catinat, gouverneur de Casai. Le vertueux, le sage, le philanthrope Catinat se voit chargé d’exterminer ce peuple paisible et fidèle, au cœur de ses vallées : homme de devoir et, après tout, déconsigné, il fera son métier en conscience ; il fouille le pays en tous sens, il relance dans les lieux inaccessibles ces gens « plus difficiles à trouver qu’à vaincre. » Après moins de trois semaines de campagne, il se donne la triste satisfaction d’écrire à Louvois (9 mai 1686) :
« Ce pays est parfaitement désolé ; il n’y a plus du tout ni peuples ni bestiaux. Les troupes ont eu de la peine par l’âpreté du pays ; mais le soldat en a été bien récompensé par le butin. M. le duc de Savoie a autour de 8,000 âmes entre ses mains. J’espère que nous ne quitterons point ce pays-ci que cette race de barbets n’en soit entièrement extirpée. J’ai ordonné que l’on eut un peu de cruauté pour ceux que l’on trouve cachés dans les montagnes, qui donnent la peine de les aller chercher, et qui ont soin de paraître sans armes, lorsqu’ils se voient surpris étant les plus faibles. Ceux que l’on peut prendre les armes à la main, et qui ne sont pas tués, passent par les mains du bourreau. »
Exécration ! voilà ce que le guerrier le plus humain se voit, pour exécuter ses ordres, contraint et forcé de faire.
Victor-Amédée, lui aussi, contraint à son corps défendant de marcher avec Catinat, en profite pour apprendre le métier de la guerre sous un excellent maître, contre qui il se mesurera un jour. On le verra bientôt, au début de la grande lutte européenne (1688), avoir un camp à Saluggia, y exécuter des manœuvres, tout faire de sa personne pour se tremper, se rompre aux fatigues et acquérir une constitution robuste que lui avait refusée la nature. Jamais puissance de la volonté ne se marqua mieux que dans toute la conduite et le manège divers de Victor-Amédée.
Aux approches de la ligue et coalition contre Louis XIV, le duc fit ce fameux voyage à Venise qu’on lui avait interdit quelques années auparavant. C’était dans le temps du carnaval (février 1687). Il y vit comme par hasard son cousin Eugène, et, sous air de ne chercher que la distraction, il y noua sans nul doute avec l’Allemagne et l’Empire des intelligences sérieuses. Il appliquait en toute occasion ce mot qui lui était échappé, parlant à son ancien gouverneur, « que dorénavant il voudrait, s’il lui était possible, négocier et traiter d’affaires sous terre. » On ne savait jamais au juste, en effet, quand on traitait avec lui, où l’on en était ni où l’atteindre. On le croyait à un endroit, et il s’était déjà dérobé : il était ailleurs. S’il se sentait un moment découvert, il rentrait aussitôt dans son labyrinthe. C’était un Protée qui vous échappait. « On peut dire de lui, écrivait le marquis d’Arcy, ambassadeur à Turin, ce qu’on disait de Charles-Emmanuel (le contemporain de Henri IV), que son cœur est couvert de montagnes comme son pays. »
Ses démonstrations et ses semblants sont pour Louis XIV : son goût est pour le prince d’Orange. Il l’admirait sincèrement et eût voulu lui ressembler. Sur un moindre théâtre, il se montra un aussi grand politique que lui, moins honnête parce qu’il était plus faible. Il n’était pas assez libre de position et d’allure pour se livrer à sa haine. Il n’y donna cours que par accès, et l’intérêt reprenait bientôt le dessus. Dès 1687, il est décidé au fond contre Louis XIV ; comment ne le serait-il pas après tant d’injures ? Mais il temporise, il attend son heure et l’occasion : il se ménage aussi des prétextes pour ne point paraître l’agresseur. Que de chicanes il soulève dans ses rapports avec la France ! Ce sont chaque jour de nouveaux incidents, des objections de détail : questions de douanes, questions de régiments à accorder au roi et du chiffre des hommes, tout devient matière à discussion, à retard, il vire et revire dans son procédé, à chaque changement de fortune plus ou moins favorable à nos armes. Par moments, il a l’air de ne s’occuper en rien de la politique générale : on le croirait décidément un homme de plaisir. Amoureux de Mme de Verrue, il lui sacrifie Mme de Prié. Lui, si économe, il choisit l’instant où la guerre menace sa frontière découverte, pour faire, avec toute sa Cour, un voyage d’agrément à Nice. On dirait qu’il prend plaisir à taquiner et à harceler Louis XIV par les variations de son humeur. Il fait affaire de tout ; il additionne grief sur grief pour en former une somme de plaintes, pour se donner l’air d’une victime. On se perd dans ces mille artifices qui se croisent et se multiplient, jusqu’à ce qu’enfin l’hostilité se déclare et qu’il devienne et apparaisse, aux yeux de tous, ce qu’il est bien réellement quand il ose, un jeune prince glorieux, fier et obstiné.
Catinat, à la tête d’une petite armée, reparaît en Piémont en 1690 : c’est l’homme que Louvois aime à opposer de ce côté aux ennemis de la France et qui possède le mieux cet échiquier. Catinat connaît à fond le duc de Savoie ; il se laisse pourtant, en plus d’une rencontre, amuser et retarder par lui. Cette fois, Louis XIV voulait des gages et des garanties contre ce souverain suspect ; il voulait lui prendre ses troupes pour les avoir à son service et faire occuper la citadelle de Turin et Verrue. Catinat, en négociateur militaire et bref, ◀posait son ultimatum. Poussé à cette extrémité, Victor-Amédée a pris son parti ; il feint une dernière irrésolution, endort un instant Catinat, et cependant il fait appel à son peuple, il fortifie Turin ; il tentera le sort des batailles. Louis XIV, en l’apprenant, s’en étonne comme s’il n’avait pas dû s’y attendre : il compte jusqu’au dernier moment sur un repentir. Mais le duc de Savoie est d’une race guerrière et lui-même un guerrier : il est brave et vaillant ; il a soif aussi de la gloire, ou du moins de cette considération qui, pour un prince, s’acquiert surtout l’épée à la main. Il a hâte de se mesurer avec ce capitaine estimé, à côté de qui il a appris le métier dans les vallées vaudoises ; il est le premier à le chercher et se fait battre à Staffarde.
Victoire stérile et sans résultat, comme le sera plus tard celle de la Marsaglia ! Je n’ai pas à entrer dans le détail de cette guerre : cela nous mènerait trop loin. On trouve, en lisant M. Camille Rousset, les éléments originaux d’un portrait militaire, et moral aussi, de Catinat. Réservons ce beau sujet bien fait pour tenter tout peintre moraliste qui ne craint pas d’entremêler dans une figure les lumières et les ombres.
Entré le dernier dans la coalition, Victor-Amédée en sortit aussi le premier ; il fit sa paix particulière avant tous les autres, et pourvut à ses intérêts comme souverain. Il regagna Pignerol, démantelé, il est vrai : Casai, en revanche, fut également démoli. Il maria sa fille aînée au duc de Bourgogne, l’aîné des petits-fils de Louis XIV. Il entrevoyait et se préparait la royauté future qu’une seconde coalition lui valut. S’ouvrant au comte de Tessé en juin 1696, au moment où il consentait (car c’était son tour alors de consentir) à ratifier sa paix particulière, il disait :
« Au moins, Monsieur le comte, suppliez le roi de me donner un ambassadeur qui nous laisse en repos avec nos moutons, nos femmes, nos mères, nos maîtresses et nos domestiques ; le charbonnier doit être le patron dans sa cassine ; et depuis le jour que j’ai eu l’usage de raison, jusqu’au jour que j’ai eu le malheur d’entrer dans cette malheureuse guerre, il ne s’est quasi pas passé une semaine que l’on n’ait exigé de moi, soit par rapport à ma conduite ou à ma famille, dix choses où, lorsque je n’en ai accordé que neuf, l’on m’a menacé. Vous entendez bien, sans vous en dire davantage, ce que cela signifie. »
On n’oserait affirmer que, sans Louis XIV et ses procédés écrasants, Victor-Amédée, né comme il était, eût eu une conduite toute différente, moins retorse et moins subtile ; il suivait la politique obligée de sa position géographique et de sa maison. Mais Louis XIV contribua certainement à hâter le développement et les fruits de cette politique tortueuse. Il recueillait en partie ce qu’il avait semé.
Singulière figure, aujourd’hui tout entière éclairée, que celle de ce prince de Savoie, opiniâtre et mobile, versatile et fixe d’idée, pliant et grandissant toujours ! Ayant senti de bonne heure tous les inconvénients de la faiblesse, il aspirait à en sortir par tous les moyens, et il s’était fait un principe de l’infidélité. On le voit plus tard, généralissime de notre armée, se battre au premier rang comme soldat et nous trahir au même moment comme général, en communiquant nos plans à l’ennemi. Guerrier d’une espèce à part et qui mettait sa franchise à masquer le politique ! Une fois sur le terrain, il y allait d’autant mieux de bon cœur qu’il était plus de mauvaise foi : son courage même, son intrépidité au feu était une de ses ruses.
Il semble qu’en tout ceci j’aie un peu oublié Louvois. Les dernières réformes de ce grand organisateur ; comme quoi elles manquèrent et furent la plupart neutralisées ou révoquées après lui ; — comment lui-même, par sa brusque et foudroyante disparition, manqua tout à fait à la guerre qui était en plein cours et à celles qui suivirent ; — ce qu’était la guerre avec Louvois, et la guerre sans lui ; — comment il était trop nécessaire et indispensable quand il disparut, pour être à la veille d’une chute, ainsi qu’on l’a tant dit et répété : — tous ces points et bien d’autres, dans l’ouvrage de M. Camille Rousset, sont l’objet de chapitres aussi intéressants que solides, et d’un judicieux qui emporte avec soi la conviction.
En un mot, c’est une mine que ces volumes : je n’en ai extrait qu’un riche filon.