(1866) Nouveaux lundis. Tome V « Œuvres complètes de Molière »
/ 1745
(1866) Nouveaux lundis. Tome V « Œuvres complètes de Molière »

Œuvres complètes de Molière

Nouvelle édition revue, annotée et précédée d’une introduction
Par M. Louis Moland64.

Recherches sur Molière et sur sa Famille
Par M. Eudore Soulié65.

Déridons-nous avec Molière. On se lasse et on s’ennuie de tout ; on se lasse d’entendre louer M. de Turenne, d’entendre appeler Aristide le juste, d’entendre dire que le grand siècle est le grand siècle, Louis XIV un grand roi, que Bossuet est l’éloquence en personne, Boileau le bon sens, Mme de Sévigné la grâce, Mme de Maintenon la raison ; on se dégoûte de Racine plus aisément encore que du café. À la longue, « on se rassasie même du miel, dit Pindare, même des fleurs enchanteresses d’Aphrodite. » Il y a une seule chose en France dont on ne paraît pas près de se déshabituer et de se lasser, c’est d’entendre dire du bien de Molière.

On est dans ce train depuis quelques années, et l’émulation augmente chaque jour. Dans ces éditions des Classiques que de grandes maisons de librairie entreprennent, on commence le plus volontiers par Molière. Sa première vie étant peu connue, on fouille en tous sens, on s’attache aux moindres vestiges, on voudrait lui reconstituer sa jeunesse : on s’inquiète de tout ce qui l’a connu, approché, jalousé même ou rivalisé. Décidément il est entré non-seulement dans la gloire, mais dans le tempérament de la nation. Désormais on est en France pour Molière comme les Anglais pour Shakespeare. Aujourd’hui, entre tant de livres que j’ai devant moi et qui me sollicitent à son sujet, — les Contemporains de Molière, dont M. Victor Fournel publie en ce moment le premier volume66 ; — les Œuvres de Molière, de la maison Furne, magnifiquement exécutées, et où se trouve en tête la cinquième édition de l’Histoire de sa vie et de ses ouvrages, par M. Taschereau, augmentée, revue, complétée67 ; — les mêmes Œuvres de Molière, en petit format, un chef-d’œuvre de la typographie Plon, faisant partie de la jolie Collection dédiée au Prince Impérial68 ; — le Roman de Molière, où M. Édouard Fournier a rassemblé quantité d’heureuses trouvailles ou de conjectures curieuses comme il aime à en faire sur nos grands auteurs69, etc, etc ; entre tous ces volumes et sans en exclure aucun, je m’attacherai à deux publications qui me paraissent offrir mérite et nouveauté, le travail critique de M. Moland sur Molière, et les recherches et découvertes de M. Eudore Soulié, qui viennent s’ajouter à celles de l’estimable Beffara.

Je dis découvertes, non qu’il faille s’attendre à de bien grands résultats nouveaux, mais parce que M. Eudore Soulié a mis dans ses recherches méthode, suite, un plan ingénieux qui, à travers bien des détours et même de petites embûches, l’a conduit à bonne fin sur quelques points et peut le conduire à mieux encore.

I.

Qu’on s’imagine la situation d’esprit d’un éditeur (car M. Soulié doit donner, lui aussi, une édition de Molière), d’un biographe curieux et consciencieux qui se dit : « On a bien peu de choses authentiques sur les premiers temps de Molière ; on a tiré des registres de l’état civil tout ce qu’on pouvait espérer d’y rencontrer en fait d’actes de naissance, de mariage ou de décès. Comment s’y prendre pour atteindre quelque autre source de documents précis ? Il y a des actes notariés  : il est impossible que Molière et ses proches n’en aient pas contracté de tels ; mais où les saisir ? » Il s’agissait avant tout, pour cela, de mettre la main sur un premier acte qui menât à d’autres. M. Soulié, raisonnant méthodiquement, s’est dit que, d’après les actes trouvés par Beffara, Molière n’avait laissé qu’une fille, née en 1665, et par conséquent mineure en 1673, au moment de la mort de son père ; qu’en raison de la fortune assez considérable de Molière, un inventaire avait dû être dressé pour garantir les droits de son enfant. Or, la fille de Molière, après avoir épousé un sieur de Montalant, s’était retirée avec son mari à Argenteuil. Leurs actes de décès, donnés par M. Taschereau, constataient que tous deux y étaient morts, et habitaient une maison rue Calée (lisez de Calais). Il n’y a que deux notaires à Argenteuil, et les recherches promettaient d’y être plus faciles que dans les nombreuses études de Paris.

Tel fut le point de départ : il faut convenir qu’il était bien lointain, et quiconque n’eût pas été un chercheur intrépide l’eût trouvé d’avance bien incertain et bien hasardeux. M. Soulié nous a exposé brièvement, dans son Introduction, comment il parvint à trouver cette première pièce quelconque (un titre de propriété), laquelle le renvoya à d’autres, à des actes passés à Paris, et comment, de contrat en contrat, de testament en testament, de fil en aiguille, il en vint à reconquérir péniblement, mais avec une joie indicible, quelques faits précis et certains sur l’état de maison, la famille, les obligations de théâtre, les dettes, et les mœurs domestiques du grand poète chef de troupe.

Ceci est bientôt dit, mais que de pas et de peines pour arriver à ce résultat heureux ! Figurons-nous d’abord l’embarras du notaire chez qui l’on se présente, bien recommandé d’ailleurs et avec une lettre du président du tribunal de la Seine vous autorisant dans vos recherches, et que l’on aborde en lui disant : « Monsieur, vous êtes le successeur du notaire Me Boivin (ou Me Guyot ou Me Gaillardie), qui tenait l’étude il y a environ cent cinquante ans ; vous devez avoir minute de tel acte passé par-devant ce prédécesseur, et je viens pour le consulter. » Mais ces anciens papiers sont relégués, entassés dans des greniers, dans des arrière-chambres où l’on n’a pas pénétré depuis des années ; il faut ouvrir et desceller des placards remplis et regorgeant de dossiers, morts dès longtemps à la lumière ; pour trouver un seul acte, il faut étaler, dépouiller tout cela, il faut tout parcourir ; car la pièce qu’on cherche, si elle s’y trouve, sera enfouie, comme il arrive souvent, dans la dernière liasse, et cette liasse sera peut-être elle-même tombée au plus profond recoin de l’armoire où elle gît et où elle resterait à jamais, si l’on n’y plongeait de toute la longueur du bras. Mais, enfin, on est en présence de la masse entière qui couvre le plancher. « Eh bien, dit l’érudit, je me charge de la recherche, je vais tout lire, tout dépouiller. » — « Mais ; Monsieur, vous n’y pensez pas. » — « Pardon, j’y ai pensé, et j’en aurai raison. » Et voilà notre homme enfermé, dévorant tout ce grimoire sans en rien passer, car il s’agit d’un seul nom propre qui peut vous mettre sur la voie ; et si, après une journée tout entière employée à cette chasse d’un nouveau genre, l’érudit sort tout poudreux, plus couvert de toiles d’araignée que Gabriel Naudé à Rome au sortir de chez les bouquinistes, mais tenant en main l’acte qu’il désirait, qu’il avait flairé et dénoncé à l’avance, quelle joie, quel triomphe ! Non, l’astronome qui a prédit par son calcul une planète, que la lunette ensuite va reconnaître et vérifier dans l’espace, n’est pas plus heureux et glorieux… sublimi feriam sidera vertice. Le notaire lui-même, pour peu (comme cela se rencontre de nos jours) qu’il soit animé et touché d’une étincelle littéraire, prend part à la satisfaction érudite et n’est pas insensible à l’honneur d’avoir du Molière dans ses archives.

Mais le jaloux, mais le traître ! Il est partout, il se glisse, il est aux aguets ; le ver est dans le fruit, le serpent est sous la fleur. N’y a-t-il pas eu, en quelque étude, un clerc digne de s’appeler Maucler, un officieux qui a prêté l’oreille, qui a tout d’un coup prétendu savoir ce qu’il venait fortuitement d’apprendre et qui a cherché à dérober le los et honneur d’autrui ? Mais laissons-le dans l’ombre ! Americ Vespuce n’a pas eu raison cette fois de Christophe Colomb. Les frelons n’ont pas mangé le miel des abeilles.

C’est assez indiquer toute la patience et le zèle sagace dont M. Eudore Soulié a eu besoin dans cette odyssée qu’il ne considère pas comme épuisée encore. Venons au résultat. Molière, on le sait, né probablement la veille, a été baptisé à Saint-Eustache le 15 janvier 1622, sous le nom de Jean ; il précisa depuis ce nom en s’appelant Jean-Baptiste. Il était l’aîné des enfants de Jean Poquelin et de Marie Cressé. La maison qu’habitait son père au moment de sa naissance se trouvait à l’angle des rues Saint-Honoré et des Vieilles-Étuves, et non où on l’a voulu voir depuis. Cette maison, entièrement reconstruite, porte le n° 96 sur la rue Saint-Honoré, et le n° 2 sur la rue des Vieilles-Étuves. Jean Poquelin, son père, n’était pas encore tapissier du roi ; il n’eut cette charge qu’en avril 1631, en vertu d’un acte de résignation d’un sien frère cadet, Nicolas Poquelin. Molière perdit sa mère à l’âge de dix ans (1632) ; elle n’avait que trente et un ans, était mariée depuis onze ans, et laissait trois fils et une fille en bas âge. L’inventaire, fait huit mois après sa mort, donne sur cette mère de Molière des aperçus, des détails caractéristiques, et la font entrevoir comme une femme digne d’avoir mis au monde un tel fils. Dans le peu de livres qu’elle possédait se trouvaient Plutarque et la Bible. De même, dans l’inventaire de Molière, on trouvera deux exemplaires de Plutarque, l’un à Paris, l’autre à Auteuil, et une Bible. « Ces livres lui venaient-ils de sa mère ? » se demande M. Soulié. En tout cas, Molière n’est pas allé bien loin pour trouver ce « gros Plutarque à mettre les rabats. »

Muni de l’inventaire et plein des souvenirs du xviie  siècle qu’il a étudié dans toutes ses branches, M. Soulié a restauré et restitué l’appartement et la chambre à coucher de Mme Poquelin. Cette restitution ingénieuse, qu’on admirerait si elle s’appliquait à une maison romaine du temps d’Auguste ou de Trajan ou à un intérieur de châtelaine du Moyen-Âge, ne mérite pas moins d’éloge et d’estime, se rapportant au xviie  siècle, qui est déjà pour nous une antiquité ; c’est un parfait tableau d’intérieur, digne en son genre de Mazois ou de Viollet-le-Duc ; on me saura gré de le donner ici :

« Les époux Poquelin occupaient dans la maison de la rue Saint-Honoré une boutique avec salle à la suite servant de cuisine et probablement de salle à manger, et au-dessus de cette salle une soupente ; entre le rez-de-chaussée et le premier étage se trouvait une sorte d’entre-sol dans lequel étaient la chambre à coucher et un cabinet ; le premier étage était transformé en magasin. La chambre au-dessus de la boutique et qui a vue sur la rue Saint-Honoré est évidemment celle des époux Poquelin, celle où a dû naître Molière.

Si l’on veut se figurer l’aspect de cette chambre et se former une idée de ceux qui l’habitaient, il faut, après une visite aux musées de Clunv et du Louvre (collection Sauvageot), et après avoir feuilleté l’œuvre d’Abraham Bosse, relire l’inventaire de Marie Cressé. On distingue alors de chaque côté de la cheminée, garnie de ces grands chenets en cuivre jaunes, deux petits sièges analogues à ceux que nous nommons causeuses et que les bonnes bourgeoises du xviie  siècle appelaient des caquetoires ; ils sont un peu usés, et l’on a dû s’y asseoir souvent auprès du feu pour caqueter à son aise, comme dit Furetière. Au milieu de la chambre est « une grande table à sept colonnes, de bois de noyer, fermant par les deux bouts, garnie de son lapis vert à rosette de Tournay. » Le centre d’un panneau est occupé par un de ces meubles en forme de buffet, si recherchés aujourd’hui, dans lesquels on renfermait les objets les plus précieux et qu’on désignait sous le nom de cabinet ; celui de Marie Cressé est en bois de noyer marbré, à quatre portes ou guichets fermant à clef, et « garni par dedans de satin de Bruges. » Dans le milieu d’un autre panneau est le meuble fait comme un grand coffre, que nous appelons encore bahut et dont les ferrures étaient presque toujours curieusement historiées ; ce bahut, posé sur un pied de bois de noyer « marqueté et marbré », est couvert de « tapisserie à l’aiguille, à fleurs, rehaussée de soie. » Sur ce bahut est posé un petit coffre contenant un autre coffret ; le plus petit de ces coffrets couvert « de même tapisserie » devait servir à serrer les bijoux. À côté de ces meubles et le long des murs sont rangées six grandes chaises à dossier très élevé « couvertes de tapisserie à fleurs, rehaussée de soie. » Le lit à pente de serge de Mouy vert brun, avec des passements, des crépines et des franges de soie, est garni d’une couverture de parade ; dans la ruelle est le fauteuil ou faudesteuil, siège d’honneur occupé quelquefois par le médecin ou par le confesseur. Enfin la chambre des époux Poquelin est tendue d’une tapisserie de Rouen sur laquelle sont accrochés cinq tableaux et un miroir de glace de Venise. »

Ce sont là les objets qui frappaient habituellement la vue de Molière enfant ; il ne naquit nullement dans un intérieur pauvre ou mesquin, et tout sentait autour de lui le marchand à son aise et le bourgeois cossu. L’inventaire de la garde-robe, de la toilette, du linge, des bijoux, est à l’avenant et permet à M. Soulié d’achever le portrait conjectural de cette jeune femme d’ordre et de solide élégance, Mme Poquelin. On n’est pas mieux pourvu qu’elle en bracelets, colliers, pendants d’oreilles, agrafes et chaînes, aiguilles à cheveux, bagues et anneaux :

« Les quatorze bagues sont ornées de diamants, d’émeraudes et d’opales ; l’une d’elles a pour chaton une tête de nègre en émail. Les objets de piété ne sont pas moins riches : aux chapelets en nacre de perle sont suspendus « un petit Saint-Esprit d’or où il y a un diamant », des croix d’or et un reliquaire en cristal ; le bouton du signet, qui sert à marquer les pages du livre d’heures, est orné de perles fines ; les petits anneaux d’or donnés par la grand-mère Marie Asselin (Mme Cressé) à sa petite-fille Madeleine Poquelin sont encadrés dans « une bordure de pièces d’or avec petites perles. » Il n’y a pas jusqu’aux « ustensiles de petit ménage » qui ne soient en argent. Parmi tous ces objets on aime à voir Marie Cressé conserver avec soin, dans un coffret couvert de tapisserie, le linge qui a servi à ses enfants sur les fonts de baptême. »

Le père de Mme Poquelin, Louis de Cressé (car il prenait le de), qui avait si bien pourvu et doté sa fille, possédait lui-même à Saint-Ouen, dans la Grande-Rue, une belle propriété avec cour, étables et jardin. C’est là, suppose très vraisemblablement M. Soulié, que, le dimanche, dans la belle saison, on devait conduire les enfants chez leur grand-père pour leur faire prendre l’air des champs :

« L’inventaire des objets restés dans la chambre de cette maison, occupée par les époux Poquelin, prouve qu’on trouvait là tout ce qui était nécessaire pour passer une nuit ; on n’y a oublié ni les boules de buis qui servaient sans doute de jouets aux enfants, ni la paire de verges destinée à les corriger. »

Ce confort, cette opulence domestique de la maison Poquelin, tenaient en partie à la présence de la femme dans la maison : il est permis de le penser ; du moins, dans le dernier inventaire fait chez Jean Poquelin bien des années après, tout dénote négligence, désordre et abandon ; ce père, en vieillissant, n’était plus le même. M. Soulié va plus loin, et supposant cet axiome admis et accepté : « Montrez-moi la chambre à coucher d’une femme, et je vous dirai qui elle est », il conclut, non sans quelque couleur de raison et selon qu’on aime à le croire avec lui :

« C’est donc de Marie Cressé que Molière tenait son esprit élevé, ses habitudes somptueuses et simples à la fois, sa santé délicate, son attrait pour la campagne hors de Paris, et désormais la mère de Molière, restée inconnue jusqu’à ce jour, aura sa place bien marquée dans les commencements de la vie de son premier-né. »

Voilà où peuvent conduire, à toute force, des inventaires bien lus et finement commentés.

La mère de Molière était morte depuis un an à peine que le mari veuf contractait un second mariage (mai 1633), et peu après il quittait son premier logis pour aller habiter une maison qu’il acquérait, située sous les piliers des Halles : de là la tradition vulgaire qui fait naître Molière sous ces piliers. Cette maison des Halles fut démolie lors du percement de la rue Rambuteau, et elle n’est pas même celle qu’on a, jusqu’à ces derniers temps, qualifiée obstinément de maison de Molière et qu’on a décorée, à cette fin, d’un buste sur la façade aussi bien que d’une inscription désignative70. Ces erreurs si répandues et si accréditées, qui portent sur des points matériels, ne sont que l’image de celles, bien plus subtiles, qui se glissent dans les récits des faits et événements, et qu’il est si difficile de démêler après deux siècles. Chacun aujourd’hui s’efforce de s’en garantir. M. Taschereau, le premier biographe copieux, avait ouvert la voie en rassemblant dès 1825 tout ce qu’on savait sur Molière, et en ajoutant ou corrigeant depuis à chaque édition nouvelle qu’il donnait de cette ample et complète biographie. M. Bazin, esprit ironique et critique, homme d’humeur, fit en 1847, sous le simple titre de Notes historiques sur la Vie de Molière, un premier examen très sévère de tout ce qu’on avait précédemment écrit à ce sujet ; il trancha et retrancha fort librement, tantôt se fondant sur des faits, tantôt se confiant à des raisonnements ou à des conjectures ; et, s’il fut quelquefois injuste pour le travail de ses devanciers, il a du moins obligé tous ceux qui, depuis, sont venus ou revenus à la charge, à plus d’exactitude et de prenez-y garde qu’on n’en mettait auparavant. Je n’irai pas jusqu’à dire avec un grand et spirituel exagérateur (M. Cousin) que la vraie critique sur Molière date de M. Bazin, et qu’elle a été instituée par lui ; mais incontestablement il a averti cette critique d’être désormais plus en éveil et en précaution sur tous les points.

Je reprends le fil avec M. Soulié, qui ne procède que pièces en main. En 1637, Molière n’ayant que quinze ans fut pourvu de la charge de tapissier et valet de chambre du roi en survivance de son père qui, par la résignation de son frère cadet, jouissait de la charge depuis déjà six ans, mais avec quelques restrictions. Devenu seul et entier possesseur de l’office, le père Poquelin a évidemment en vue de le céder un jour à son fils, qui prête serment comme survivancier, dès le mois de décembre de cette année 1637. Molière, à cette date, devait être en plein dans son cours d’études qu’il fit, comme on sait, excellentes et complètes, jusqu’à être reçu avocat très probablement.

Cependant le grand-père maternel et subrogé tuteur de Molière, Louis de Cressé, ce riche bourgeois, aimait, dit-on, la comédie avec passion et menait souvent le petit Poquelin à l’hôtel de Bourgogne ; l’hôtel de Bourgogne où se tenait le théâtre, rue Mauconseil, n’était pas loin de la rue Saint-Honoré, ni des Halles. De plus, les confrères de la Passion qui, dépossédés du droit de jouer eux-mêmes sur leur théâtre depuis près d’un siècle, demeuraient propriétaires et entrepreneurs avec privilège, s’étaient, en louant leur salle, réservé une loge avec « le lieu au-dessus de ladite loge appelé le paradis. » Le doyen de ces maîtres confrères, en 1639, était un Pierre Dubout, tapissier ordinaire du roi et collègue de Jean Poquelin. Il y avait donc toutes sortes de raisons et de facilités pour que le jeune Poquelin allât dans cette loge ou au paradis, en compagnie de son grand-père ou du collègue de son père. En un mot, il eut de bonne heure ses entrées, et il en profita.

Dès l’âge de vingt et un ans (ce qui ne veut pas dire qu’il fût majeur, on ne l’était alors qu’à vingt-cinq), on le voit émancipé, lié avec des enfants de famille dont il va faire ses camarades de jeunesse, et bientôt chef de la troupe dite de l’Illustre Théâtre qui s’amuse à jouer la comédie dans les jeux de paume aux faubourgs de Paris. La vocation l’emporte, et le démon fait rage en lui pour ne plus cesser.

Ce démon du théâtre a pris la forme de l’amour pour mieux réussir, et c’est parce qu’il est amoureux de Madeleine Béjart déjà comédienne, que Molière se fait, dit-on, comédien à son tour. Mais ce n’est là que le prétexte ; il aurait eu bien de la peine, même sans cette rencontre, à ne pas devenir un jour ou l’autre ce qu’il a été. Le théâtre avait besoin de lui, et il avait besoin du théâtre.

M. Soulié a retrouvé des pièces qui permettent de reconstituer avec plus de précision que par le passé l’histoire de l’Illustre Théâtre. On a les noms de tous ces fils de famille que l’amour du plaisir et la passion de l’art associent dans une entreprise commune, assez brillante au début, mais tournant vite à la ruine. A peine entré dans la société, Molière en devient le chef. Son nom, dans tous les actes, précède toujours celui de ses associés ; en même temps qu’il est le plus brave au jeu, à ce que nous appellerions le feu de la rampe et devant le public, il prend vis-à-vis des siens, dans l’affaire commune, la grosse part de la responsabilité ; il souscrit pour tous des obligations, il s’engage, et finalement, les recettes étant insuffisantes, les fournisseurs n’étant pas payés, les obligations n’étant pas remboursées au terme préfix, Molière se voit un jour appréhendé au corps et mis en prison au Grand-Châtelet. C’est l’éclaireur, le fournisseur de chandelles de l’Illustre Théâtre, un nommé Antoine Fausser, maître chandelier, qui fait arrêter Molière pour la somme de cent quarante-deux livres. Un usurier prêteur, appelé Pommier, survient aussi pour sa part dans cet emprisonnement, et un linger nommé Dubourg obtient à son tour son arrêt de prise de corps contre le pauvre et illustre garçon, qui ne resta pourtant que peu de jours sous les verrous (août 1645). Un honnête homme, dont le nom s’est conservé, Léonard Aubry, paveur des bâtiments du roi, se porta caution en sa faveur pour la somme de trois cent vingt livres et hâta l’heure de la délivrance. Toute la troupe de l’Illustre Théâtre, assemblée le 13 août au jeu de paume de la Croix-Noire au port Saint-Paul, s’engagea solidairement « envers honorable homme Léonard Aubry, » à le garantir et indemniser de la somme par lui avancée, « d’autant plus, est-il relaté dans l’acte, que ce qu’en a fait ledit sieur Aubry n’a été qu’à leur pure requête et pour leur faire plaisir, et pour tirer hors des prisons du Grand-Châtelet ledit Poquelin. » La reconnaissance des comédiens, selon la remarque de M. Soulié, et leur affection pour Molière se font jour ici, à travers les formules inséparables d’un acte notarié.

Voilà ce que M. Soulié a reconquis de certain et de plus intéressant sur les premiers temps de Molière. L’année suivante, Molière part pour la province, à la tête de sa troupe qui a quitté son titre magnifique et renouvelé en partie son personnel ; il commence sa vie aventureuse de comédien de campagne, qui ne se terminera qu’en 1658. C’est dans cet itinéraire qu’il faudrait le suivre à la piste, non plus par des légendes ou des anecdotes arrangées à plaisir et auxquelles M. Bazin a fait rude guerre, mais par des actes positifs dont minute doit se trouver dans des études ou des archives de province ; car le chef de troupe n’a pas été sans devoir contracter, chemin faisant, mainte obligation. M. Eudore Soulié, voué comme il l’est à la mémoire de Molière, et piqué au jeu par le succès même, aura bien de la peine à ne pas entreprendre cette recherche, qui ne serait pas ingrate à ses yeux si elle lui procurait un seul document d’importance.

II.

L’étude de M. Moland est d’une tout autre nature et d’un tout autre genre que celle de M. Soulié : elle sent moins l’antiquaire ; elle est surtout littéraire et critique. Malgré de très légères erreurs qu’un des rivaux les plus compétents et non des moins malins s’est amusé à y relever, et qui me prouvent précisément combien il y a peu à y reprendre, elle est généralement irréprochable sur tous les faits essentiels, et elle porte avec elle, sur l’œuvre et le caractère du grand comique, toutes les circonstances élevées et justes qu’on peut désirer. Si je voulais suivre, par exemple, la jeunesse entière de Molière durant ses courses en province et dans ces douze années d’apprentissage, je n’aurais qu’à me confier à M. Moland, qui, résumant tout ce qu’on sait d’un peu certain, y a mêlé habilement la conjecture et l’induction. Il nous montre, dans la vie des comédiens de campagne décrite par Scarron en son fameux Roman, la peinture fidèle de ce que devait être la destinée et la fortune de cette troupe ambulante de Molière ; il se demande s’il n’y a même pas de rapport, de reflet plus direct de l’un de ces groupes comiques à l’autre, et si Scarron, du temps qu’il était au Mans, n’a pas eu l’occasion d’y voir cette troupe de passage des Béjart avec son illustre capitaine. Les nouvelles indications dues à Daniel de Cosnac, futur archevêque et, pour lors, intendant des plaisirs du prince de Conti, les confessions du joyeux compagnon d’Assoucy, les moindres indices semés çà et là, rien n’est oublié ; mais surtout l’esprit des choses est ressaisi, et le Molière que M. Moland nous dépeint au sortir de là, le Molière âgé de trente-six ans, rompu au métier, maître enfin de son art et avec la pleine conscience de son génie, est bien celui que nous connaissons et que tout Paris va applaudir :

« Si l’apprentissage était rude, nous dit le judicieux critique, il était aussi merveilleusement propre à former l’auteur comique. Molière y avait en effet forgé et trempé une à une, pour ainsi dire, les pièces de son armure. Il avait acquis d’abord une expérience pratique du monde aussi complète que possible, et désormais aucun terrain, pas même celui de la Cour, ne serait si glissant qu’il y perdît l’équilibre. Puis, quel vaste champ s’était ouvert à son observation, et quel trésor d’impressions et d’images il en devait rapporter ! La province était alors infiniment variée d’aspects, de costumes, de types et de mœurs. Il y avait alors plus de contrastes d’une ville à la ville prochaine, qu’il n’y en a maintenant d’une ville de la frontière belge à une ville sise au pied des Alpes ou des Pyrénées. Battre l’estrade, courir la campagne, comme fit Molière pendant douze années, c’était fourrager parmi les originaux ; Molière put en recueillir une rare et abondante collection. Pour comble d’à-propos, la France, participant tout entière à cette ébullition fantasque (la Fronde) qui avait commencé à Paris, s’étalait palpitante sous le regard curieux qui l’étudiait. C’était un de ces moments si précieux pour la haute éducation de l’esprit, où les masques se détachent, où les physionomies ont toute leur expression, où les caractères ont tout leur jeu, où les conditions sociales s’opposent violemment les unes aux autres, où les travers, les vices, les ridicules se montrent avec une pétulance fanfaronne… »

Non content d’une large et riche Introduction, qui se poursuit et se renouvelle même en tête du second volume par une Étude sur la troupe de Molière, M. Moland fait précéder chaque comédie d’une Notice préliminaire, et il accompagne le texte de remarques de langue, de grammaire ou de goût, et de notes explicatives. Il s’est fait une règle fort sage, de ne jamais critiquer ni discuter les opinions des commentateurs qui l’ont précédé ; cela irait trop loin : « Lorsqu’ils commettent des erreurs, dit-il, il suffît de les passer sous silence : lorsqu’ils ont bien exprimé une réflexion juste, nous nous en emparons. » Il s’en empare donc, mais en rapportant à chacun ce qui lui est dû. M. Moland est, en effet, le contraire de ces critiques dédaigneux qui incorporent et s’approprient sur le sujet qu’ils traitent tout ce qu’ils rencontrent et évitent de nommer leurs devanciers ; qui affectent d’être de tout temps investis d’une science infuse et plénière, ne reconnaissant la devoir à personne ; qui ont l’air de savoir de toute éternité ce qu’ils viennent d’apprendre au moment même, et, dont le premier soin est de lever après eux l’échelle par laquelle ils sont montés : ces critiques-là se piquent d’être nés tout portés et installés à la hauteur qu’ils occupent. Lui, il ne s’arroge rien d’emblée ; il est graduel pour ainsi dire, et laisse subsister les traces ; il tient compte de tous ceux qui l’ont précédé et aidé ; il les nomme, il les cite pour quelques phrases caractéristiques ; il est plutôt trop indulgent pour quelques-uns. Enfin sa critique éclectique, au meilleur sens du mot, fait un choix dans tous les travaux antérieurs et y ajoute non-seulement par la liaison qu’il établit entre eux, mais par des considérations justes et des aperçus fins qui ne sont qu’à lui.

À lui qui sait si bien son Molière, il me plaît pourtant de lui adresser non pas une critique, mais une question, de lui proposer une sorte d’énigme. Je lui demanderai donc (en ne faisant ici que répéter ce que je tiens d’un amateur du théâtre, d’un de ces hommes de finesse, de rondeur et de sens, tels que Molière les eût aimés en son temps, et qui, en revanche, méditent et ruminent sans cesse leur Molière), je lui demanderai s’il sait quelle est la pièce en cinq actes, avec cinq personnages principaux, trois surtout qui reviennent perpétuellement, dans laquelle deux d’entre eux, les deux amoureux, qui s’aiment, qui se cherchent, qui finiront par s’épouser, n’échangent pas durant la pièce une parole devant le spectateur et n’ont pas un seul bout de scène ensemble, excepté à la fin pour le dénouement. Si l’on proposait la gageure à l’avance, elle semblerait presque impossible à tenir. Cette gageure, Molière l’a remplie et gagnée dans l’École des Femmes, et probablement sans s’en douter. Horace et Agnès ne se rencontrent en scène qu’au cinquième acte. Ce n’est pas l’effet d’un calcul ni d’une préméditation de l’auteur sans doute, c’est un résultat de la situation même ; il est plus comique que le spectateur ne voie rien et que tout se passe en récit, puisque c’est l’amoureux en personne qui vient faire ce récit en confidence au jaloux qu’il ne sait pas être son rival et à qui il se dénonce. Mais enfin l’École des Femmes est la seule pièce au théâtre qui présente cette particularité assez piquante71.

Et maintenant nous n’avons qu’à encourager M. Moland à poursuivre du même pas, et avec lui ceux des autres éditeurs qui sont à l’œuvre et qui contribuent, chacun de son côté et par une estimable émulation, à recruter de plus en plus des lecteurs et des admirateurs à Molière. C’est, à mon sens, comme un bienfait public que de faire aimer Molière à plus de gens.

III.

Aimer Molière, en effet, j’entends l’aimer sincèrement et de tout son cœur, c’est, savez-vous ? avoir une garantie en soi contre bien des défauts, bien des travers et des vices d’esprit. C’est ne pas aimer d’abord tout ce qui est incompatible avec Molière, tout ce qui lui était contraire en son temps, ce qui lui eût été insupportable du nôtre.

Aimer Molière, c’est être guéri à jamais, je ne parle pas de la basse et infâme hypocrisie, mais du fanatisme, de l’intolérance et de la dureté en ce genre, de ce qui fait anathématiser et maudire ; c’est apporter un correctif à l’admiration même pour Bossuet et pour tous ceux qui, à son image, triomphent, ne fut-ce qu’en paroles, de leur ennemi mort ou mourant ; qui usurpent je ne sais quel langage sacré et se supposent involontairement, le tonnerre en main, au lieu et place du Très Haut. Gens éloquents et sublimes, vous l’êtes beaucoup trop pour moi !

Aimer Molière, c’est être également à l’abri et à mille lieues de cet autre fanatisme politique, froid, sec et cruel, qui ne rit pas, qui sent son sectaire, qui, sous prétexte de puritanisme, trouve moyen de pétrir et de combiner tous les fiels, et d’unir dans une doctrine amère les haines, les rancunes et les jacobinismes de tous les temps. C’est ne pas être moins éloigné, d’autre part, de ces âmes fades et molles qui, en présence du mal, ne savent ni s’indigner, ni haïr.

Aimer Molière, c’est être assuré de ne pas aller donner dans l’admiration béate et sans limite pour une Humanité qui s’idolâtre et qui oublie de quelle étoffe elle est faite et qu’elle n’est toujours, quoi qu’elle fasse, que l’humaine et chétive nature. C’est ne pas la mépriser trop pourtant, cette commune humanité dont on rit, dont on est, et dans laquelle on se replonge chaque fois avec lui par une hilarité bienfaisante.

Aimer et chérir Molière, c’est être antipathique à toute manière dans le langage et dans l’expression ; c’est ne pas s’amuser et s’attarder aux grâces mignardes, aux finesses cherchées, aux coups de pinceau léchés, au marivaudage en aucun genre, au style miroitant et artificiel.

Aimer Molière, c’est n’être disposé à aimer ni le faux bel esprit ni la science pédante ; c’est savoir reconnaître à première vue nos Trissotins et nos Vadius jusque sous leurs airs galants et rajeunis ; c’est ne pas se laisser prendre aujourd’hui plus qu’autrefois à l’éternelle Philaminte, cette précieuse de tous les temps, dont la forme seulement change et dont le plumage se renouvelle sans cesse ; c’est aimer la santé et le droit sens de l’esprit chez les autres comme pour soi. — Je ne fais que donner la note et le motif ; on peut continuer et varier sur ce ton.

Aimer et préférer ouvertement Corneille, comme le font certains esprits que je connais, c’est sans doute une belle chose et, en un sens, bien légitime ; c’est vouloir habiter et marquer son rang dans le monde des grandes âmes : et pourtant n’est-ce pas risquer, avec la grandeur et le sublime, d’aimer un peu la fausse gloire, d’aller jusqu’à ne pas détester l’enflure et l’emphase, un air d’héroïsme à tout propos ? Celui qui aime passionnément Corneille peut n’être pas ennemi d’un peu de jactance.

Aimer, au contraire, et préférer Racine, ah ! c’est sans doute aimer avant tout l’élégance, la grâce, le naturel et la vérité (au moins relativement), la sensibilité, une passion touchante et charmante ; mais n’est-ce pas cependant aussi, sous ce type unique de perfection, laisser s’introduire dans son goût et dans son esprit de certaines beautés convenues et trop adoucies, de certaines mollesses et langueurs trop chères, de certaines délicatesses excessives, exclusives ? Enfin, tant aimer Racine, c’est risquer d’avoir trop de ce qu’on appelle en France le goût et qui rend si dégoûtés.

Aimer Boileau… mais non, on n’aime pas Boileau, on l’estime, on le respecte ; on admire sa probité, sa raison, par instants sa verve, et, si l’on est tenté de l’aimer, c’est uniquement pour cette équité souveraine qui lui a fait rendre une si ferme justice aux grands poètes ses contemporains, et en particulier à celui qu’il proclame le premier de tous, à Molière.

Aimer La Fontaine, c’est presque la même chose qu’aimer Molière ; c’est aimer la nature, toute la nature, la peinture naïve de l’humanité, une représentation de la grande comédie « aux cent actes divers », se déroulant, se découpant à nos yeux en mille petites scènes avec des grâces et des nonchalances qui vont si bien au bonhomme, avec des faiblesses aussi et des laisser aller qui ne se rencontrent jamais dans le simple et mâle génie, le maître des maîtres. Mais pourquoi irais-je les diviser ? La Fontaine et Molière, on ne les sépare pas, on les aime ensemble.