LVe entretien.
L’Arioste (1re
partie)
I
Sortons un moment de l’art sérieux pour donner quelques heures d’attention à l’art du badinage ; c’est le même art au fond, mais appliqué à l’amusement de l’esprit au lieu de s’appliquer à l’émotion de l’âme. Il faut s’amuser après tout, dit Voltaire ; nous pensons, à cet égard, comme lui. Il faut avoir du plaisir, le plaisir est une des fonctions de l’homme ; ce n’est pas en vain que la nature a donné le sourire à nos lèvres : seulement il faut que le plaisir soit innocent, délicat, spirituel, gracieux, et qu’on ne rougisse pas d’avoir joui. Après avoir souri avec un grand poète comme Arioste, on rit avec un grand comique comme Molière. En d’autres termes, s’il faut s’enivrer de temps en temps, il ne faut s’enivrer que de bon vin et non pas de vil et dégoûtant breuvage. En d’autres termes encore, il faut lire l’Arioste et non pas l’Arétin ; il faut lire le Roland furieux et non la Pucelle.
Ouvrons donc ensemble ce poème inimitable, œuvre badine d’un homme qui n’a point eu d’égal dans l’antiquité, point d’émule dans les temps modernes : le divin Arioste.
II
C’est un privilège unique de l’Italie entre toutes les nations d’avoir eu deux jeunesses. Les autres nations, comme les autres hommes, n’en ont qu’une : quand elles sont vieilles, c’est pour toujours ; quand elles sont mortes, c’est pour jamais. Malgré les théories plus chimériques que réelles de ce soi-disant progrès indéfini et continu, qui conduit les peuples, par des degrés toujours ascendants, à je ne sais quel apogée, indéfini aussi, de la nature humaine, l’histoire religieuse, l’histoire militaire, l’histoire politique, l’histoire littéraire, l’histoire artistique, ne nous montrent pas un seul peuple qui, après la perfection, ne soit tombé dans la décadence. Hélas ! ajoutons, ce qui est plus juste, qu’elles ne nous en montrent presque aucun qui, de la décadence, soit remonté à la perfection. Les résurrections sont d’immortelles espérances pour l’autre monde ; mais, pour celui-ci, on n’y ressuscite pas.
Il n’y a, disons-nous, qu’une exception unique à cette loi de l’irrémédiable décadence des lettres et des arts : c’est la seconde jeunesse et la seconde littérature de l’Italie au quinzième et au seizième siècles, après quatorze ou quinze cents ans de dégradation. C’est un phénomène qu’on n’a pas assez étudié, et qui ne s’explique, selon nous, que par deux causes : d’abord la prodigieuse fécondité morale de la race italienne ; ensuite la sève nouvelle, vigoureuse, étrange, que les lettres grecques et latines, renaissantes et greffées sur la chevalerie chrétienne, donnèrent à cette époque à l’esprit humain en Italie.
Quoi qu’il en soit, on s’extasie de surprise et d’admiration quand on voit une terre qui a perdu l’empire du monde, puis sa propre liberté, puis ses dieux, puis sa langue même ; une terre qui avait produit Cicéron, Horace, Virgile, reproduire tout à coup, dans une autre langue, mais dans un même génie, Dante, Arioste, Pétrarque, le Tasse et Machiavel.
Nous avons parlé de Dante, de Machiavel ; nous vous parlerons bientôt de Pétrarque, du Tasse. Aujourd’hui nous ne voulons vous entretenir que de l’Arioste, l’Homère du badinage.
III
Nous sommes allé une fois à Ferrare, uniquement pour visiter la terre où l’Arioste chanta et la maison qu’il construisit du prix de ses chants ; plus sage ou plus heureux que le Tasse, qui ne se construisit, dans la même ville, qu’une loge dans un hôpital de fous !
Cette maison d’Arioste est encore vide aujourd’hui, comme par respect pour sa mémoire : excepté une veuve ou un fils, qui oserait habiter la demeure d’un homme surhumain ?
Elle est petite, étroite et basse, cette maison ; sa façade en briques, percée d’une porte et de deux fenêtres, ouvre sur une longue rue solitaire et silencieuse, pareille aux rues désertes, quoique élégamment bâties, des quartiers ecclésiastiques de Rome. On dirait d’un long cloître de chanoines dans les environs d’une cathédrale. Un corridor fait face à la porte de la rue ; une chambre à droite, une autre à gauche, forment tout le rez-de-chaussée ; un petit escalier de pierre conduit par peu de marches au premier et seul étage de la maison. Là étaient la chambre et le cabinet de travail du poète ; les fenêtres prennent jour sur un petit jardin carré entouré d’un mur de briques et entrecoupé de plates-bandes d’œillets. Ce jardin, quoique un peu plus grand, est tout à fait semblable aux petits parterres encaissés de hauts murs, qui sont attenants à chaque cellule de chartreux dans les vastes chartreuses d’Italie ou de France. Il y a autant d’herbes parasites sur le gravier des petites allées, autant de toiles d’araignées filées sur les arbres et sur les murs, autant de silence ; seulement il y a plus de rayons de soleil pour égayer les passereaux gazouillant sur les tuiles rouges, et pour réchauffer le poète, quand il y descendait dans le frisson de la composition.
Arioste était très fier d’avoir pu construire avec une certaine élégance architecturale cet édifice pour ses vieux jours, du prix de ses vers. On le juge à l’inscription en lettres romaines qui surmonte la porte :
Parva, sed apta mihi,
sed nulli obnoxia,
sed non sordida, parta
meo
sed tamen ære
domus !
inscription qu’on peut traduire ainsi en vulgaire français :
« Maison petite, mais construite à ma convenance, mais n’enlevant le soleil à personne, mais d’une propreté élégante, et cependant bâtie tout entière de mes deniers personnels ! »
Nous y restâmes plusieurs heures accoudé, tantôt à la fenêtre de la rue, tantôt à la fenêtre du jardin, nous faisant à nous-même la charmante illusion qu’Arioste allait rentrer, et que nous allions jouir d’une soirée d’entretien avec ce bon sens exquis, avec cette philosophie souriante et avec cette poésie fantasque qui s’appelèrent autrefois l’Arioste.
L’Angelus qui sonnait en carillon dans les nombreux clochers de Ferrare et dans la tour carrée du palais des princes de la maison d’Este, nous arracha à cette illusion et nous rappela à l’hôtellerie.
IV
Louis Arioste était né à Reggio, dans le duché de Modène, le 8 septembre 1474. Sa famille était noble ; son père servait le duc Hercule d’Este dans l’administration et dans la magistrature ; ses fonctions l’appelèrent à Ferrare, où il finit ses jours dans la faveur du prince. Il avait dix enfants ; le poète était l’aîné de cette belle et nombreuse famille, comme si la Providence l’avait prédestiné à être le patron et le second père de tant de sœurs et de tant de frères. Il se montra de bonne heure digne de cette tutelle sur sa famille par la sagesse de sa conduite, le bon sens de son esprit, la gravité précoce de ses mœurs, l’élégance de ses manières à la cour des princes de la maison d’Este. Cette cour ressemblait à une colonie de la cour d’Auguste, de Léon X ou des Médicis, transplantée dans la basse Italie ; des princes lettrés, des princesses héroïnes d’amour, de poésie ou de romans, des cardinaux aspirant à la papauté, des érudits, des artistes, des poètes moitié chevaliers moitié bardes, s’y réunissaient tous les soirs dans les salles somptueuses d’Hercule d’Este à la ville et à la campagne. Ferrare était le salon de l’Italie ; la noblesse, la jeunesse, la beauté, la modestie d’Arioste, le rendaient, comme le Tasse le fut bientôt après lui, l’ornement et le favori des hommes et des femmes de cette cour. La poésie était née avec lui : il ne tarda pas à laisser échapper sous toutes les formes les chefs-d’œuvre légers de son imagination ; des odes, des sonnets, des bergeries, des pièces de théâtre composées à la requête d’Hercule d’Este ou de son frère le cardinal Hippolyte d’Este, répandirent son nom jusqu’à Florence et à Venise. Il ne négligeait pas cependant les fonctions plus graves qu’il remplissait comme administrateur à Ferrare ou dans les provinces ; c’était un de ces esprits multiples, mais précis, qui disposent à volonté de leurs facultés diverses, et qui savent tantôt se servir de leur imagination, tantôt la dompter pour la réduire à son rôle dans la vie : le charme, l’ornement ou l’amusement de l’existence.
Mais il se sentait trop riche d’imagination et de poésie pour en gaspiller les trésors en menue monnaie de cour et de fêtes, dans une capitale de province. Il résolut, vers l’âge de quarante ans, de construire un monument épique dans un style sans modèle dans l’antiquité, qu’on pourrait appeler un badinage immortel.
L’esprit de son temps était moins à l’héroïsme qu’aux aventures. L’Italie tout entière, après avoir combattu, s’amusait ; le roman avait naturellement succédé au poème ; les légendes, moitié héroïques, moitié amoureuses, du moyen âge et de la chevalerie, étaient dans la mémoire et dans la bouche des cours et du peuple. Cette héroïque folie de l’esprit humain n’avait pas eu encore son expression complète dans une épopée. Le chroniqueur Turpin, archevêque de Reims, avait fourni par ses écrits appelés romans une immense matière aux poètes. C’était l’Hérodote des temps de Charlemagne.
C’était en France que le roman était né ; les troubadours provinciaux, poètes nomades et populaires, avaient donné le nom de leur langue, roman, à ce genre de composition. Ces romans, dans lesquels Arioste allait puiser les fables et les merveilles de ses chants, rappelaient plus encore la Perse et l’Arabie que la France. C’étaient des espèces de Mille et Une Nuits occidentales, récits merveilleux de l’imagination des harems, des cours et des camps, auxquels on ne demandait aucune vraisemblance, mais de la galanterie, de l’héroïsme, de l’imprévu et du prodige ; les héros, les chevaliers, les enchanteurs, les fées, les femmes, en étaient les acteurs obligés ; on rattachait ces aventures à quelques traditions historiques du temps de Charlemagne et de sa Table Ronde, ou bien au temps de l’invasion des Sarrasins en Espagne et en France. On prenait ces récits tantôt au sérieux dans le peuple, tantôt en plaisanterie dans les cours ; de ce mélange indécis de sérieux chez les ignorants, de plaisanterie chez les lettrés, était né le germe d’épopée héroï-comique qui florissait alors en Italie. Nous n’en ferons pas l’histoire. Le poème de Pulci, premier type de don Quichotte et source inépuisable où puisa Arioste, le grotesque cieco da Ferrara ; le Roland amoureux de Boïardo, merveilleuse débauche de verve de ce poète, dans lequel Arioste n’eut qu’à prendre tous ses personnages, déjà familiers à la multitude de son temps ; tous ces poèmes héroï-comiques et beaucoup d’autres moins célèbres ouvraient la voie à Arioste : il n’avait qu’à y marcher mieux que ses devanciers. Il allait se jeter dans des chemins déjà frayés à travers des aventures déjà populaires, et faire mouvoir des personnages historiques ou romanesques déjà familiers à l’esprit du siècle : seulement il pouvait à son gré prendre ces personnages au sérieux, comme le Dante ou le Tasse, ou les prendre en bouffonnerie comme le Pulci ou le Boïardo, ou enfin les prendre en bonne et gracieuse plaisanterie héroïque, comme il le fit lui-même. La nature attique et délicate de son imagination, la nature élégante et raffinée de la cour de Ferrare, ne lui permettaient pas d’hésiter ; il prit son sujet en grâce, en folie, en ironie légère, tel qu’il convenait à un grand poète qui voulait badiner et non corrompre.
V
Cela fait, il employa les dix plus fortes années de sa vie studieuse et solitaire à écrire le Roland furieux, le dernier mot de l’imagination humaine !
Nous avons partagé longtemps l’espèce de dédain que les esprits sérieux et tristes éprouvent par prévention contre ce miraculeux badinage. On n’est pas toujours d’humeur de s’amuser ou de plaisanter, même avec le plus beau génie des temps modernes. Un homme bien supérieur à nous, Voltaire lui-même, quoique coupable d’une débauche d’esprit bien autrement cynique et bien autrement répréhensible dans son poème de la Pucelle, avait commencé, comme nous, par mépriser l’Arioste sur parole ; mais quand il eut vieilli, quand il eut essayé vainement lui-même d’imiter et d’égaler cet inimitable modèle de plaisanterie poétique, il changea d’avis ; il se reconnut vaincu, il écrivit les lignes suivantes en humiliation et en réparation de ses torts :
« Le roman de l’Arioste, dit-il dans son examen des épopées immortelles, est si
plein et si varié, si fécond en beautés de tous les genres, qu’il m’est arrivé
plusieurs fois, après l’avoir lu tout entier, de n’avoir d’autre désir que d’en
recommencer la lecture. Quel est donc le charme de la poésie naturelle ?… Ce qui m’a
surtout charmé dans ce prodigieux ouvrage, c’est que l’Arioste, toujours au-dessus de
sa matière, la traite en badinant ; il dit les choses les plus sublimes sans effort,
et il les conclut souvent par un trait de plaisanterie, qui n’est ni déplacé ni
recherché. Ce poème est à la fois l’Iliade, l’Odyssée et le Don Quichotte
; car son principal
héros devient fou comme le héros espagnol, et est infiniment plus plaisant. Il y a
bien plus : on s’intéresse à Roland, et personne ne s’intéresse à Don Quichotte, qui
n’est représenté dans Cervantès que comme un insensé à qui on fait continuellement de
mauvais tours....… Il y a dans le Roland furieux un mérite inconnu
à toute l’antiquité, ce sont les exordes de ses chants ; chaque chant est comme un
palais enchanté dont le vestibule est toujours dans un goût différent : tantôt
majestueux, tantôt simple, même grotesque ; c’est de la morale, de la gaieté, de la
galanterie et toujours du naturel et de la vérité. »
(Ici Voltaire traduit en
vers, mais traduit faiblement, quelques-uns des délicieux exordes que j’essayerai, à mon
tour, de vous traduire en prose.)
« Il a été donné au seul Arioste, continue-t-il, d’aller et de revenir des descriptions les plus terribles aux peintures les plus gracieuses, et de ces peintures, à la morale la plus sage. Ce qu’il y a de plus extraordinaire encore, c’est d’intéresser vivement pour les héros et les héroïnes dont il parle, quoiqu’il y en ait un nombre prodigieux. Il y a, dans son poème, presque autant d’événements pathétiques qu’il y en a de grotesques. Arioste fut le maître et le modèle du Tasse ; l’Armide est d’après l’Alcine.… Je n’avais pas osé autrefois le compter parmi les poètes épiques ; je ne l’avais regardé que comme le premier des comiques ; mais en le relisant je l’ai trouvé aussi sublime que plaisant, et je lui fais très humblement réparation. Le pape Léon X publia une bulle en faveur de ce poème et déclara excommuniés ceux qui en diraient du mal. Je ne veux pas encourir cette excommunication. »
Nous savons, en effet, que deux souverains pontifes firent à l’Arioste l’honneur de louer dans des bulles l’innocente et ravissante plaisanterie du poète de Ferrare, malgré les stances un peu trop lestes dont quelques-uns de ses chants sont un peu trop diaprés. Mais nous ne tenons pas pour avérée l’excommunication mentionnée par Voltaire. Ces légèretés du style de l’Arioste, au reste, étaient dans les mœurs de son pays et de son temps.
À ces observations de Voltaire il faut en ajouter une, qui donne seule le secret de la composition de l’Arioste et du succès de cette œuvre en Italie. Ce secret, c’est le caractère national des Italiens, c’est le génie du lieu et du peuple.
L’Italien est le seul peuple antique ou moderne qui ait à la fois assez d’imagination pour s’enthousiasmer du merveilleux, et assez d’esprit pour se moquer de son propre enthousiasme. C’est de cette double faculté qu’est né le genre héroï-comique ; ce genre a besoin, pour être cultivé et senti, d’une dose égale d’enthousiasme dans le cœur et de raillerie dans l’esprit. C’est précisément là le caractère de l’Italien moderne : il imagine, et il rit de ses propres imaginations ; c’est aussi le caractère de la vieillesse dans les nations et dans les individus. Quand l’Italie commença à vieillir, elle produisit les poèmes facétieux du Morgante, du Roland amoureux, du Roland furieux ; quand l’Espagne toucha à sa sénilité, elle produisit le Don Quichotte ; quand la France sentit les atteintes de l’âge après son dix-septième siècle, elle produisit Voltaire et la Pucelle ; quand l’Angleterre eut passé son âge de raison pour arriver à son âge de désillusion littéraire, elle produisit le Don Juan de Byron, ce poème de l’ironie de toute chose, même de l’amour et de la poésie. Aussi tous ces ouvrages et tous ces poèmes, où l’écrivain ou le poète se moquent un peu d’eux-mêmes et de leurs lecteurs, ne peuvent être lus avec agrément qu’à deux époques de la vie : ou quand on est très jeune et qu’on n’a pas encore pleuré ; ou quand on est très mûr et qu’on ne pleure plus. Très jeune, on a ce franc rire de l’enfance qui n’a point de remords ou de retour sur les tristesses de la vie encore en fleur ; très vieux, on a ce rire un peu amer des derniers jours, où l’esprit, trop expérimenté des illusions de la vie, se moque du cœur qui s’est refroidi dans les poitrines. Nous ne conseillerons donc jamais à un homme dans la maturité active de la vie, de lire l’Arioste ; à l’âge où les passions sont sérieuses, on ne comprendrait pas ce badinage avec l’héroïsme ou l’amour. Le livre, quoique délicieux, tomberait des mains. Il faut le lire avant l’âge des passions : c’est ainsi que nous l’avons lu la première fois nous-même, avant notre vingtième printemps ; c’est ainsi que nous le relisons aujourd’hui après notre soixantième hiver.
J’aime à me retracer avec vous le lieu, l’époque, les personnes, au milieu desquels je lus ou j’entendis lire pour la première fois cette féerie du cœur et de l’imagination qu’on appelle le Roland furieux. Le lieu, la saison, les personnes, étaient admirablement adaptés par le hasard à cette ravissante lecture. Laissez-moi recomposer la scène et le tableau.
VI
C’était en Italie. J’avais dix-neuf ans ; le printemps de la nature correspondait au printemps de mes sensations. Sur une des collines légèrement boisées d’oliviers, de mûriers et de myrtes, qui dominent non loin de Venise la mer Adriatique, et qu’on appelle les collines euganéennes, s’élève un vaste château de plaisance, ou plutôt une de ces villas de luxe, dans lesquelles les familles italiennes des villes voisines s’établissent au printemps et en automne pour la villegiatura, c’est-à-dire pour prendre du bon temps et du bon air dans un voluptueux loisir, après les lassitudes du carnaval.
La villa était flanquée du côté du nord par une muraille végétale de hauts et noirs cyprès qui la garantissaient du souffle des Alpes allemandes ; du côté du midi et de l’orient, elle était entourée de belles terrasses enchâssées de caisses d’orangers qui formaient voûte de feuilles sur la terre, et, quand le vent de mer les secouait, tapis de fleurs blanches sous les pieds. Deux grands bassins encadrés de marbre noirci par les années clapotaient doucement au milieu des terrasses ; chacun de ces bassins avait au milieu de l’eau un groupe de sculpture vernissé de mousses, où des Neptunes, des Naïades, des dauphins, vomissaient de leurs gueules, ou distillaient de leurs cheveux, ou faisaient jaillir de leurs tridents des jets d’eau en léger gazouillement, qui répandaient un son d’harmonica dans les jardins et jusque dans les salles de la demeure. À l’angle extérieur d’une de ces terrasses on descendait par une voûte souterraine en cailloutage dans une grotte rustique d’où l’on voyait glisser, comme des cygnes sur une pièce d’eau, les voiles de la mer Adriatique. Quand le vent de Libecio agitait les vagues, on voyait frissonner la mer et courir l’écume avec ce sentiment de gaieté et d’immortalité que donne au regard cette surabondante vie et cette renaissante jeunesse des éléments qui semblent vivre et qui vivent en effet d’une nouvelle vie tous les matins. L’eau qui découlait des bassins par une rigole de marbre, traversait la grotte avec un léger gazouillement entre des joncs. Des bancs de marbre régnaient tout autour de la grotte ; elle était tapissée de fleurs grimpantes renouvelées, à mesure qu’elles se fanaient, par les jardiniers. Une pente rapide de gazon, comme un glacis de forteresse, descendait de là vers la plaine ; un bois de pins maritimes s’étendait plus bas entre le glacis et la plaine ; ses troncs penchés par le vent, ses rameaux cuivrés par le soleil et les légers parasols de ses cimes laissaient entrevoir la mer entre les branches et par-dessus la tête des arbres. Leurs légers frémissements à la moindre brise d’été remplissaient l’air et la grotte d’harmonies fugitives, semblables à des plaintes d’eau ou à des chuchotements de voix humaines qui se parlent tout bas.
C’était là qu’on passait les heures brûlantes du jour.
VII
J’avais été conduit, par une coïncidence très naturelle de hasard et de relations de famille, dans ce charmant séjour de villégiature.
La jeune comtesse Héléna G***, fille du prince G*** des États-Romains, était veuve d’un officier supérieur des armées italiennes, mort de ses blessures en Espagne. Ce général était allié à ma famille ; il avait amené sa femme en France pendant une de ses campagnes, et il l’avait confiée à l’amitié d’une de mes proches parentes, chez laquelle j’avais eu occasion de la voir souvent quelques années avant mes voyages. Il était naturel qu’elle m’accueillît comme un enfant de la maison, quand mes parents, pour achever mon éducation, m’envoyèrent séjourner dans le pays qu’elle habitait maintenant elle-même ; aussi me reçut-elle avec le plus gracieux accueil à la ville dès que je me fus présenté à elle, à titre d’ancienne connaissance et d’ancienne familiarité en France. Elle partait le lendemain pour s’établir avec sa société de printemps dans sa villa des collines euganéennes ; elle me proposa, d’un ton qui ne permit pas même l’hésitation, de m’emmener avec elle, et de passer la saison des grandes chaleurs dans ses jardins tempérés par le vent de l’Adriatique.
Il aurait fallu un autre cœur que le mien pour refuser une si agréable hospitalité, à une époque de première jeunesse et de première impression où l’on croit aimer tout ce qu’on admire.
Dieu ! qu’elle me parut embellie et épanouie par les trois années d’absence et de veuvage qui s’étaient écoulées depuis que je l’avais vue pour la première fois ! Le ciel d’Italie a des rayons qui font fleurir deux fois les femmes comme les citronniers de cette terre ; elles ont autant de printemps que d’années, jusqu’à l’âge où il n’y a plus de printemps que dans le ciel ; c’est alors qu’elles disparaissent du monde et qu’on ne revoit plus leurs charmants fantômes que dans les corridors des monastères ou sous les colonnades de leurs églises ; de là leurs rêves montent pieusement au paradis, qui n’est encore pour elles qu’une dernière floraison de leur éternelle jeunesse.
La comtesse Héléna pouvait avoir trente ou trente-quatre ans à cette époque : encore ne pouvait-on lui donner ce nombre d’années que par réflexion, et en voyant à côté d’elle grandir au niveau de sa tête une charmante fille unique de quinze ans, qu’on appelait Thérésina : mince, svelte, élancée, et pour ainsi dire diaphane.
La beauté de la comtesse Héléna, ou, comme on l’appelait parmi ses amies, par abréviation familière, Léna, ne pouvait se peindre : les mots et les couleurs, quelque nuancés qu’ils soient, ont des limites que le talent même de l’Arioste ou de Corrège ne peut dépasser ; la beauté féminine n’en a pas, de limites. On aurait plutôt pu la chanter en musique qu’on n’aurait pu la décrire en paroles ou la représenter en couleurs. Il y a telle mélodie de Rossini, entendue dans une barque portant deux fiancés sur une mer lumineuse, par une belle lune d’été, dans le golfe de Naples, qui m’a fait revoir mille fois plus vraie dans l’imagination la comtesse Léna, que tous les portraits et toutes les descriptions du monde. Moi-même j’ai essayé vingt fois dans ma vie, à tête reposée, de décrire sur une page en vers ou en prose cette indescriptible figure avec tous les détails des traits, des yeux, de la bouche, des cheveux, de l’attitude, sans avoir jamais pu y réussir. Je déchirais la page après l’avoir écrite ; je jetais la prose ou les vers au vent, comme un peintre jette son pinceau impuissant sur sa toile. On ne décrit pas l’ivresse, on ne peint pas la verve ; la beauté est la verve de la nature ; la sienne semblait enivrer l’air qui l’enveloppait et qui devenait lumineux et tiède en la touchant ; elle marchait, comme les héroïnes surnaturelles de l’Arioste, dans un limbe d’attraits et de fascination auquel on n’essayait même pas d’échapper.
Ce n’était cependant ni sa taille, plutôt harmonieuse qu’élancée, ni ses cheveux blonds, dorés comme les régimes de mais suspendus aux toits des chaumières de ses collines, ni ses yeux bleus, plus foncés que les eaux de sa mer Adriatique, ni sa bouche souriante, ni ses dents de nacre, ni sa tête ondoyante sur son cou de marbre un peu long, comme la tête légère de la jument arabe sur son encolure, ni sa démarche un peu traînante et un peu serpentante, comme celle de la femme turque accoutumée au divan, et qui traîne ses pieds nus dans ses babouches au bord de ses fontaines ; ce n’était pas même le timbre enchanteur de sa voix, où tintait un rire sonore et léger sur une basse de mélancolie douce et tendre ; non, ce n’était rien de tout cela qui pouvait donner le trait dominant à ce portrait d’Italienne du Nord. Il n’y a qu’un mot qui me la représente, et ce mot est étrange à force de vérité : c’était une âme à fleur de peau ! Sa beauté était une transparence ; on voyait au fond de son cœur, et tout ce qu’on y voyait était si bon, si tendre, si intelligent, si serein, si souriant et si compatissant à la fois, qu’on ne savait plus, en la regardant, si c’était l’enveloppe ou la personne qu’on admirait involontairement et unanimement en elle ; ou, pour mieux dire, on ne pensait plus à admirer, on s’attendrissait : l’attendrissement est la vraie forme, la forme pathétique de l’admiration. Et puis cependant elle était si gaie et si jeune d’esprit que cet attendrissement, sans cesse dévié par son sourire, n’allait pas jusqu’à la passion et s’arrêtait au charme ; le charme est ce crépuscule et ce pressentiment de l’amour, où l’amour devrait s’arrêter éternellement, pour n’arriver jamais jusqu’au feu, jusqu’à l’amertume et jusqu’aux larmes.
Telle était la comtesse Léna ; je n’ai connu que madame Malibran, sa compatriote, qui me l’ait rappelée, non pour la beauté, mais pour l’attraction de l’âme. Hélas ! elles ne sont plus, ni l’une ni l’autre, sur cette terre ; elles sont remontées à ces régions inconnues d’où les belles matinées se lèvent derrière les montagnes de leur pays, et où les beaux soirs s’éteignent dans leur belle mer Adriatique. Quelques vagues, attardées comme nos cœurs, gardent leurs derniers reflets et les roulent jusqu’à la nuit, d’un rivage à l’autre, avec des lueurs et des soupirs qui donnent leur mélancolie même aux éléments.
VIII
La société très restreinte que la comtesse Léna emmenait avec elle à la campagne pour passer la villegiatura se composait, outre sa fille, d’un vieil oncle de son mari. On l’appelait le canonico. Ce nom de chanoine lui venait sans doute d’un prieuré ou d’un canonicat qu’il possédait aux environs de Padoue. C’était une de ces figures semi-joviales et semi-sérieuses, comme il y en a tant parmi les membres les plus irréprochables du haut clergé séculier en Italie. Quoique très exemplaire dans ses mœurs et très pieux dans ses pratiques, le canonico n’avait rien du rigoriste dans ses plaisirs d’esprit ; il avait un tel fond d’innocence dans le cœur, qu’il ne se scandalisait jamais des légèretés décentes de lecture ou de conversation autour de lui. La pruderie n’est pas la meilleure preuve de bonne conscience. Il n’avait aucune pruderie ; le fin rire et la douce piété s’accordaient parfaitement sur ses lèvres ; il n’entendait mal à rien ; son bréviaire sous le bras en sortant de la chapelle, rien ne lui paraissait plus naturel que de prendre un Arioste dans son autre main et de nous en lire quelques stances, qui finissaient souvent par un éclat de rire. Les Italiens n’ont pas, sur ces badinages d’esprit, le rigorisme des Français, et surtout des Anglais. Ce qui badine est rarement coupable à leurs yeux indulgents. Le vice est sérieux, le plaisir est folâtre ; la bonne intention et la belle poésie purifient tout à leurs yeux dans l’Arioste : seulement, quand la strophe était un peu trop nue, le canonico jetait son mouchoir sur la page, comme le statuaire chaste jette une draperie ou un feuillage sur une nudité de marbre. Cet excellent homme adorait sa nièce, et surtout sa petite-nièce ; il gouvernait la fortune et servait tout à la fois de père spirituel et de père temporel à la maison.
Un professeur de belles-lettres à l’université de Padoue, vieil ami du canonico et de la comtesse, et qui n’avait pas d’autre nom que celui de signor professore, complétait tous les ans la réunion. C’était un homme d’une belle figure, entre cinquante et soixante ans, d’une voix pleine et sonore, accoutumé à remplir les vastes salles de l’université à Padoue. Il portait le front haut comme le verbe ; son geste, majestueux et presque héroïque, accompagnait toutes ses paroles, comme s’il eût voulu les sculpter indélébilement dans la mémoire de ses auditeurs. L’habitude de professer donne souvent un pédantisme à la parole et une impériosité au geste, qui révoltent au premier abord ; l’homme n’aime pas à vivre avec les oracles. Mais le professore n’avait de l’oracle que l’extérieur ; à son attitude près, c’était le plus modeste et le plus conciliant des hommes. Il avait pour fonction unique, dans la société, de rendre une espèce de culte, uniquement poétique, à la comtesse Léna, et de composer sur chacun de ses attraits, sur chacun de ses pas, sur chacun de ses sourires, des milliers de sonnets, qu’on imprimait sur papier rose, qui se distribuaient aux amis de la famille. On a dit plaisamment de ces sonnets lombards ou vénitiens :
Les sonnets que Turin voit éclore en un anPourraient près de Ferrare engorger l’Éridan.
Le professeur avait, en outre, pour fonction, celle de lecteur dans la maison de Léna. Contempteur né de la poésie moderne, et partisan fanatique des écrivains et des poètes du seizième siècle en Italie, Dante était sa divinité, Arioste était sa monomanie. Il en avait une édition dans toutes ses poches ; ces éditions étaient surchargées de notes sur toutes les marges ; il écrivait depuis dix ans des commentaires qui devaient élucider toutes les allusions du poète de Ferrare. C’est par lui que j’appris que l’Arioste, dans un voyage qu’il fit à Florence, vers l’âge de quarante-cinq ans, conçut un amour sérieux et durable pour une charmante veuve florentine à laquelle il adressait mentalement toutes les louanges qu’il donne aux femmes belles et vertueuses, et dont il retraçait quelques souvenirs dans chacun des délicieux portraits de femmes dont son poème est illustré.
Le canonico et le professore me prirent assez vite en amitié, par indulgence d’abord pour ma jeunesse, par complaisance ensuite pour la comtesse Léna, qui me traitait en frère plus qu’en étranger, et enfin pour ma prédilection de novice en faveur de la langue et de la poésie italiennes : seulement ils se hâtèrent de me prémunir contre mes enthousiasmes juvéniles et inexpérimentés pour la Jérusalem délivrée et pour le Tasse. « Poème et poète de décadence, d’afféterie et de boudoir, me disaient-ils tous les deux, avec une moue de mépris sur les lèvres. Jeune homme, ne donnez pas dans ce travers, ajoutaient-ils souvent. L’Italie n’a que trois poètes : l’un pour le surnaturel, Dante ; l’autre pour le naturel, l’Arioste ; le troisième pour l’amour, Pétrarque ! Défiez-vous des autres : ils ne sont pas du bon temps ni de la bonne langue.
— Je parierais que vous ne connaissez pas l’Arioste ! » me dit un jour, avec un air de supériorité un peu dédaigneux, le professeur. J’avouai modestement que je ne l’avais pas lu encore.
« Il ne faut pas le lui faire lire, dit le canonico : il est trop jeune, il y a trop d’amourettes, trop d’Alcine, trop de Zerbin, trop d’Angélique, trop de Médor.
— Oui, mais il y a des Ginevra, dit en rougissant un peu la comtesse, il y a des héros et des femmes adorables qui sont de bien bonne compagnie pour une imagination poétique de dix-neuf ans ; pourquoi les lui interdire ? On se modèle sur ce qu’on aime : laissez-lui aimer les belles choses, les belles aventures et les beaux vers ; peut-être que, plus vieux, il aura eu des chagrins et il aura trop de larmes dans les yeux pour lire ces divins badinages à travers ses pleurs.
— Elle a raison, reprit le canonico, qui jamais ne contredisait sa belle nièce, et je me charge, si vous voulez, de tout concilier. Prêtez-moi votre divin poème, mon cher professeur, ajouta-t-il en se tournant vers son ami le rhétoricien érudit de Padoue, je me charge de mettre le sinet aux pages avant la lecture, de telle façon que le jeune étranger, la comtesse et même ma petite-nièce Thérésina, pourront tout lire ou tout écouter sans qu’il monte une image scabreuse à l’imagination du jeune homme, ou une rougeur au front de l’innocente. Je me piquerai peut-être un peu les doigts en émondant ce rosier à quarante-cinq feuilles qui enivre depuis trois siècles notre Italie ; mais, à mon âge et avec mon caractère, on a la main callée et la peau dure ; on peut jouer avec les feux follets de l’Arioste sans craindre de se brûler les doigts ou les yeux.
— Bravo ! cher canonico, s’écrièrent en battant des mains la belle comtesse Léna, sa charmante fille, le professeur et moi ; nous pourrons lire, et, si nous lisons une stance de trop, nous mettrons tous nos péchés sur la conscience du chanoine. »
Ainsi fut convenu ; après souper nous nous endormîmes tous avec la perspective amusante des enchantements, des tournois, des aventures, des amours, des chevaleries, des héroïsmes et des poétiques folies du plus inventif et du plus gracieux des poètes.
IX
La vie que l’on menait pendant la villégiature, dans la villa de la comtesse Léna et de toutes les familles élégantes d’Italie, était éminemment adaptée à ces longues lectures en commun qui sont l’occupation des longues paresses d’esprit. La villa, immense et paisible, composée de vastes salles tapissées de vieux tableaux, et de quelques chambres hautes sous les toits, ouvrant sur les cours de marbre de l’édifice, ou sur les longues avenues de myrtes et de lauriers taillés en murailles, était généralement silencieuse comme un cloître. On n’y entendait guère que le pas lourd et régulier du vieux majordome de la maison, qui parcourait les corridors pour porter des cruches d’eau aux portes des chambres des hôtes, et le jaillissement monotone des jets d’eau retombant en notes argentines dans les bassins de la cour intérieure. Tous ces édifices, dont l’architecte éloigne avec scrupule les fermes, les basses-cours, les écuries, les cuisines, les logements des serviteurs, semblent avoir été construits surtout pour la sieste, ce sommeil diurne qui occupe un tiers de la journée des Italiens. Les hôtes eux-mêmes se réunissaient et se rencontraient peu dans la maison et dans les jardins, excepté à l’heure du dîner et après la sieste, qui se prolongeait jusqu’au penchant du soleil sur l’horizon de l’Adriatique. Le reste du temps appartenait à la solitude ; par moment le bruit d’une fenêtre qui s’entrouvrait en battant mélancoliquement contre la muraille, et le bras blanc de la comtesse Léna ou de sa fille qui écartait doucement le rideau pour laisser rentrer le demi-jour dans leur chambre, appelaient l’attention : un petit bâillement sonore qui s’échappait à haute voix de leurs lèvres au réveil, un doux et tendre oïmè ! exclamation langoureuse qui accompagne un million de fois par heure, en Italie, le geste de la femme entrouvrant ses persiennes après la sieste ; c’était là le seul bruit qu’on entendait autour de la villa.
Ce dernier bruit surtout me charmait ; j’avais soin de m’éveiller le premier, j’aimais à m’accouder sur ma fenêtre, qui était au-dessus de la fenêtre de la belle veuve, pour recueillir ce doux oïmè ! et pour regarder cette blanche main qui se retirait sous sa manche de soie noire, après avoir écarté le contrevent.
Il n’y avait point de déjeuner en famille ; chacun jouissait de sa première matinée à sa guise et sans rendre aucun compte de ses heures jusqu’après midi. À sept heures du matin, le vieux, majordome apportait à chacun, sur un petit plateau de vieux laque de Chine, sa mousse de chocolat dans une tasse de Saxe, accompagnée de cinq ou six grissins de Turin, petites flûtes de pain durci au four jusqu’à la moelle, et d’un grand verre de Bohême rempli d’eau à la glace : seul déjeuner des peuples sobres nourris par le soleil, comme les Espagnols, les Italiens, les Portugais, les Américains du Sud.
Après ce frugal repas, on restait ou on sortait, à son caprice. La belle veuve et sa fille s’occupaient dans leur intérieur de quelques détails de ménage avec l’intendant, le majordome et les fermiers de la terre ; le chanoine disait sa messe ou lisait son office à l’ombre des longues allées de charmille du parterre ; le professeur annotait pour la centième fois son Arioste dans la bibliothèque, pavée de manuscrits. Je prenais un chien au chenil ou un cheval dans les écuries, et j’allais chasser ou chevaucher pendant quelques heures, dans les bouquets de pin ou dans les sentiers de sable de ces collines, à demi vêtues de chaumes ou de bois d’oliviers. Le son de la cloche de l’Angelus dans la tour carrée du village nous rappelait tous au dîner.
On dînait alors en Italie au milieu du jour. Ce repas, chez la comtesse Léna comme partout ailleurs, était sobre et court ; une soupe de pâte d’Italie saupoudrée de fromage de Parmesan râpé, du riz, des oeufs, des légumes, quelques poules de la basse-cour ou quelque gibier de la colline ; un vin noir, épais et sucré, qui tachait le verre ; des figues et des olives du domaine, étaient tout le luxe de ces tables, même dans les plus opulentes villas.
Après le dîner, chacun se retirait de nouveau dans sa chambre pour la sieste ; on dormait ou on rêvait, jusqu’à quatre heures. On redescendait alors pour se rencontrer sur les terrasses, et pour commencer nonchalamment une seconde matinée, jusqu’à l’heure où le soleil touchait presque à la mer, où la première rosée du soir mouillait l’herbe, et où l’on annonçait que la calèche était attelée pour la promenade du soir, aussi régulière que le coucher du soleil.
C’étaient ces heures nonchalantes de l’avant-soirée entre la sieste et la promenade du soir, que nous passions dans la grotte de rocaille à respirer l’air de la mer, à causer sans suite, à rêver tout haut, à jouer de la main avec l’eau courante qui scintillait et chantait dans la rigole de marbre à nos pieds. Ce furent celles aussi que nous décidâmes de consacrer tous les jours à la lecture de l’Arioste.
Le canonico avait fait scrupuleusement sa tâche. Après son bréviaire dit pendant la matinée, il nous apporta tout radieux un volume poudreux d’une vieille édition de Venise, en faisant retentir les deux couvertures du volume entre ses grosses mains. Il nous fit apercevoir autant de sinets pendants en bas des pages qu’il y en a ordinairement dans un livre d’église à demi couché sur le pupitre à gauche de l’autel. « Voilà vos limites, dit-il avec un sourire grave au professeur, à la comtesse Léna, à Thérésina et à moi ; vous ne les franchirez pas : mais, entre ces limites, vous pourrez vous promener à votre aise à travers les plus riants paysages, les plus merveilleuses aventures et les plus poétiques badinages qui soient jamais sortis de l’imagination d’une créature de Dieu. »
Nous promîmes tous de respecter religieusement les sinets sacrés que le canonico avait certainement empruntés à un de ses vieux bréviaires, et nous prîmes séance dans les attitudes diverses du plaisir anticipé de la curiosité et du repos : le chanoine sur un grand fauteuil de chêne noir sculpté, adossé au fond de la grotte, et qu’on avait tiré autrefois de la chapelle pour préparer au bonhomme une sieste commode dans les jours de canicule ; le professeur sur une espèce de chaise de marbre formée par deux piédestaux de nymphes sculptés, dont les statues étaient depuis longtemps couchées à terre, toutes mutilées par leur chute et toutes vernies par l’écume verdâtre de l’eau courante ; la comtesse Léna à demi assise, à demi couchée sur un vieux divan de paille qu’on transportait en été du salon dans la grotte, les pieds sur le torse d’une des nymphes qui lui servait de tabouret, le coude posé▶ sur le bras du canapé, la tête appuyée sur sa main ; sa fille Thérésina à côté d’elle, laissant incliner sa charmante joue d’enfant sur l’épaule demi-nue de sa mère ; moi couché aux pieds des deux femmes, à l’ouverture de la grotte, sur le gazon jauni par le soleil, le bras passé autour du cou de la seconde nymphe et le front élevé vers le professeur, pour que ni parole, ni physionomie, ni geste, n’échappassent à mon application. Boccace aurait fait une description de cette lecture au bout d’un jardin ; Boucher en aurait fait un tableau : mais ni Boccace ni Boucher n’auraient pu en égaler le charme, à moins que la comtesse Léna et sa jeune image, répercutée en ébauche dans le visage de sa fille Thérésina, n’eussent ◀posé▶ devant eux, comme elles ◀posaient▶ en ce moment devant nous.
X
Le professeur ouvrit le livre ; mais il ne regarda même pas la première page, tant il savait par cœur l’exorde chevaleresque du poème ; et, d’une voix magistrale, qui faisait résonner l’antre comme un instrument à vent, il nous récita les premières stances :
Le donne, i cavalier, l’arme, gli amoriLe cortesie, l’audaci imprese io canto, etc.
c’est-à-dire en style littéral, le seul qui rende l’intention et le génie local du poète :
« Les femmes, les chevaliers, les combats, les amours, les galanteries, les aventures héroïques je chante, qui furent au temps où les Maures d’Afrique passèrent la mer et ravagèrent si cruellement la France, etc., etc.
« Je me propose de dire, par la même occasion, de Roland, des choses qui n’ont jamais été dites encore ni en prose ni en rimes ; d’homme si sensé et si estimé qu’il était au commencement, il devint, par amour, insensé et furieux. Je dirai ces choses, si toutefois celle qui m’a rendu presque aussi fou que lui, et qui m’enlève de jour en jour davantage le peu de sens que j’avais, m’en laisse assez pour accomplir ici ce que j’entreprends !
« Ô généreux descendant d’Hercule, ornement et splendeur de notre siècle, Hippolyte (d’Este), puissiez-vous accueillir le peu que votre humble serviteur veut ainsi vous offrir ; ce que je vous dois, je peux essayer de le payer en paroles et en ouvrage d’encre, et, si je vous donne si peu, ne me l’imputez pas à ingratitude, puisque tout ce que je peux donner, je le donne à vous ! »
— Voyez, dit le professeur en s’arrêtant après ces deux premières stances, quelle sobre exposition et quelle invocation à la fois modeste et touchante à l’amitié de ce prince. Hélas ! le pauvre poète, ajouta-t-il, il n’avait pas besoin d’enfler sa voix pour célébrer la générosité de ses souverains, qui ne le payèrent presque jamais qu’en applaudissements et en familiarité. À l’exception d’Auguste, des Médicis et de Louis XIV, les princes et les nations semblent s’être réservé le privilège d’ingratitude envers ceux qui les illustrent. Le Tasse, après Arioste, devait en être un mémorable exemple, à la même cour de Ferrare.
— Que voulez-vous, dit le canonico, on ne peut pas recevoir deux fois sa récompense, quelque bon ouvrier qu’on soit ; les immortels sont payés par l’immortalité. — Ah ! si j’avais été une Lucrèce Borgia ou une Éléonore d’Este, s’écria la comtesse Léna, j’aurais voulu donner à ces deux divins poètes la moitié de mon revenu pour que l’un me fît pleurer le matin et que l’autre me fît sourire le soir ! — Vous dites mieux que vous ne pensez, reprit le professeur en disant sourire, car vous allez voir que l’Arioste ne déride jamais son génie jusqu’à la bouffonnerie, ce défaut de ses prédécesseurs dans la poésie héroï-comique, mais seulement jusqu’à la légère plaisanterie. Il est badin et jamais cynique ; sa poésie est de la fantaisie toujours, de la sensibilité quelquefois, de la crapule ou de la grimace jamais. L’imagination ne se salit pas avec lui, elle s’enjoue, si le seigneur français me permet cette mauvaise expression dans sa langue. Ce n’était pas un homme de l’espèce de votre curé de Meudon : c’était un homme de bonne compagnie, d’une éducation achevée, d’une figure aussi belle et aussi noble que son génie ; vivant le matin dans sa bibliothèque, rêvant le jour dans les bois et dans les jardins des environs de Ferrare, récitant le soir aux dames et aux courtisans d’une cour oisive et élégante les charmantes badineries de sa plume, et nourrissant comme une foi terrestre, dans son cœur, un amour délicat et respectueux pour sa charmante veuve de Florence ; culte intime qui l’aurait empêché jamais de profaner dans la femme l’idole féminine dont il était l’adorateur. — Et pourquoi ne l’épousa-t-il pas ? dit la belle veuve Léna en faisant des lèvres une petite moue d’impatience. Si j’avais été d’elle, j’aurais préféré l’amour d’un tel cavaliere à la main du premier prince d’Italie ! — Cette charmante veuve, répondit le professeur, était de la riche famille des Amerighi de Florence dont un membre, Amerighi Vespuzio, donna son nom au nouveau monde. Sans doute la médiocrité de fortune d’Arioste fut l’obstacle qui s’opposa à leur union, car elle l’aimait et elle pressentait sa gloire. Il allait la revoir à Florence toutes les fois qu’il traversait la Toscane pour aller à Rome ou pour en revenir, dans les ambassades dont il fut honoré par les princes de Ferrare auprès des papes et surtout de Jules II et de Léon X. Cette belle personne se nommait Geneviève, Ginevra : il lui adressait mentalement des élégies, des odes et des sonnets d’une perfection au moins égale à celle de son poème ; vous allez voir tout à l’heure que ce nom chéri occupait sans cesse sa pensée et qu’il l’encadra dans son poème, en faisant de Ginevra l’épisode le plus touchant et le plus enchanteur d’un de ses chants. Mais il ne divulgua jamais son amour, par une discrétion inséparable du véritable culte. Continuons. »
Le professeur nous lut alors, sans l’interrompre, tout le premier chant ; on y voit avec plus de charme que de clarté comment Charlemagne, à la tête de l’armée d’Occident, attendait au pied des Pyrénées l’armée des Sarrasins commandée par Agramant ; comment le paladin Roland, neveu de Charlemagne et revenant des Indes avec Angélique, reine du Cathay, dont il était amoureux jusqu’au délire, arriva au camp de Charlemagne pour lui prêter son invincible épée ; comment Charlemagne, craignant que la passion de Roland pour Angélique ne lui fît oublier ses devoirs de chevalier et de chrétien, lui enleva Angélique, dont Renaud de Montauban, son autre neveu, était également épris ; comment Angélique fut confiée par Charlemagne au vieux duc de Bavière, afin de la donner comme prix de la valeur à celui de ses deux neveux qui aurait combattu avec le plus d’héroïsme ; comment les chrétiens sont défaits par les Sarrasins ; comment Angélique s’évade pendant la bataille à travers la forêt ; comment elle y aperçoit Renaud courant à pied après son cheval Bayard, qui s’était échappé ; comment Angélique, qui a Renaud en aversion alors, s’éloigne de lui à toute bride ; comment, arrivée au bord d’une rivière, elle est aperçue par le chevalier sarrasin Ferragus qui a laissé tomber son casque au fond de l’eau en buvant au courant du fleuve ; comment Ferragus, enflammé à l’instant par la merveilleuse beauté d’Angélique, tire l’épée pour la défendre contre Renaud ; comment Angélique profite de leur combat pour échapper à l’un et à l’autre ; comment Renaud et Ferragus, s’apercevant trop tard de sa fuite, montent sur le même cheval pour la poursuivre, l’un en selle, l’autre en croupe ; comment ils se séparent à un carrefour de la forêt pour chercher chacun de leur côté la trace d’Angélique ; comment Renaud retrouve son bon cheval ; comment Angélique, après une course effrénée de trois jours, descend de cheval dans une clairière obscure de la forêt.
Ici le poète se complaît à décrire une des scènes pastorales de cette nature dont les imaginations poétiques sont le miroir complaisant, et qui rafraîchissent également le lecteur. Que ne puis-je vous la reproduire dans sa langue, qui n’est composée que de notes et de couleurs ! Voltaire l’a essayé en vers et n’a pas réussi ; il y faudrait la touche d’un Claude Lorrain.
« Angélique s’arrête à la fin dans un délicieux bocage dont une brise légère fait frissonner les feuilles ; deux clairs ruisseaux murmurent à son ombre ; leur onde fraîche y fait verdoyer en tout temps des herbes tendres et nouvelles ; les petits cailloux dont leur courant était ralenti leur faisaient rendre une suave harmonie qui charmait l’oreille.
« Là, se croyant en pleine sécurité et éloignée de mille lieues de Renaud, lasse de la course et de l’ardeur du soleil d’été qui la brûle, elle prend la confiance de se reposer un moment ; elle descend de son coursier sur cette herbe en fleurs et laisse le palefroi débridé aller à son gré paître l’herbe tendre ; celui-ci erre en liberté autour des ruisseaux limpides qui ravivaient d’une verdure appétissante leurs bords humides.
« Voilà que, tout auprès, elle aperçoit une belle touffe de broussailles, d’épines en fleurs et de vermeils églantiers, qui se mire comme dans un miroir dans cette eau courante, et que des chênes touffus et élevés garantissent des rayons du soleil. Ce bosquet était vide au milieu et laissait une fraîche salle enfoncée sous une obscurité plus épaisse ; les feuilles et les branches y étaient entrelacées tellement que les regards n’y pouvaient pas plus pénétrer que les rayons.
« Des herbes fines et molles y tapissaient à l’intérieur un lit qui invitait à s’y étendre ; la belle fugitive se glisse au milieu, s’y couche et s’y endort. Elle ne tarde pas à être réveillée par le pas d’un cheval qui s’approche, elle se lève en sursaut et sans bruit, elle regarde entre les feuilles, et elle voit un chevalier couvert de ses armes.
« S’il est ami ou ennemi, elle ne le sait pas ; la terreur et l’espérance agitent son cœur serré par le doute ; elle attend, immobile, la fin de cette aventure, sans ébranler de sa respiration l’air qui l’environne ; le chevalier se couche à demi sur le bord incliné du ruisseau, passe un de ses bras sous sa tête où s’appuie sa joue, et s’abîme tellement dans une profonde rêverie qu’il paraît transformé en une insensible pierre.
Il resta ainsi plus d’une heure la tête dans ses mains, Mesdames, ce chevalier mélancolique, etc., etc. Puis il se plaint à haute voix, dans des strophes aussi pathétiques qu’amoureuses, d’avoir été abandonné et trahi, pour un autre amant, par la beauté qu’il adore. C’est dans cette élégie épique que se trouvent ces deux stances immortelles et si souvent reproduites et imitées depuis, même par le Tasse, sur la fleur de jeunesse et d’innocence qui donne seule son prix à la beauté :
« La verginella è simile alla rosa, etc. »« La jeune fille est semblable à la rose, qui, dans un riant jardin, sur l’épine où elle est née, pendant que seule et intacte elle repose, ne voit s’approcher d’elle pour la cueillir ni la dent du troupeau ni la main du berger ; le zéphyr caressant, la rosée humide, la terre et l’onde se disputent à qui lui prodiguera le plus de sollicitude. Les beaux adolescents et les femmes amoureuses ambitionnent d’en parer leur sein ou leurs cheveux.
« Mais non pas plutôt du rameau maternel ou de son buisson épineux elle est détachée, que tout ce qu’elle avait de faveur du ciel, de la terre et des hommes, tendresse, admiration, beauté, tout elle perd à la fois ; la jeune fille, qui de cette fleur d’innocence doit avoir plus de soin que de ses yeux et de sa vie, laisse cueillir le trésor, perd à l’instant, dans le cœur de tous ses autres admirateurs, tout le prix qu’elle avait avant à leurs yeux !
« Qu’elle soit désormais vile pour tout le monde, et chère seulement à celui auquel elle s’abandonne ! etc. »
Le guerrier qui soupire ainsi sur l’infidélité de son amante est Sacripant, roi de Circassie, éperdument épris d’Angélique, et qui l’avait suivie du fond des Indes jusqu’aux Pyrénées. Une série d’aventures moitié plaisantes, moitié sérieuses, toutes féeriques, poursuivent la belle Angélique obsédée par une foule de chevaliers de chant en chant ; Renaud, Bradamante, Roger, Pinabel, et vingt autres guerriers ou guerrières apparaissent, disparaissent, combattent, adorent, s’évanouissent pour reparaître encore comme des fantômes de l’imagination dans une nuit semée de feux follets, mais tous dans des aventures pittoresques décrites en vers, tantôt épiques, tantôt comiques, qui embarrassent quelquefois la mémoire du lecteur, sans lasser sa curiosité et son admiration.
C’est là cependant le défaut de l’œuvre ; le fil multiplié et embrouillé des aventures se rompt trop souvent, pour se renouer et se rompre encore. L’Arioste abuse de la complaisance de l’imagination qui le possède, et risque d’impatienter la complaisance de son lecteur. Au moment où le cœur se passionne pour un de ses paladins ou pour une de ses paladines, il rompt lui-même le charme qu’il vient de créer, il ajourne à un autre chant la fin de l’aventure, il prend un autre fil de sa vaste trame, et il l’embrouille encore dans un autre épisode. Il n’y a pas d’intérêt qui puisse résister à un tel éparpillement du sujet : il n’y a que la mémoire des Muses elles-mêmes qui soit capable de retenir l’innombrable multitude d’événements et de héros qui fourmillent dans son épopée. Aussi l’intérêt et l’attendrissement, qui sont fréquents dans chaque épisode, sont-ils nuls dans l’ensemble ; il n’y a que des pages, il n’y a pas de livre.
Infelix operis summa !
Jusque-là cependant, grâce à la curiosité toujours plus fraîche au commencement d’une lecture qu’à la fin, la comtesse Léna, la candide Thérésina sa fille, le chanoine, le professeur et moi-même, nous nous laissions délicieusement promener sur le courant capricieux de la verve d’Arioste, au bruit de ses stances aussi limpides que mélodieuses. Le rivage changeait avec le fleuve, mais tous les aspects étaient ravissants.
Le jour qui baissait, et la voix du professeur qui baissait avec le jour, nous firent remettre au jour suivant la lecture du poème. Mais, au lieu de laisser dans notre entretien de la soirée cette mélancolie pensive que laisse la lecture d’un livre passionné dans l’esprit d’une société de lecteurs, notre entretien, plus gai et plus souriant qu’à l’ordinaire, se ressentit de la folie et de la verve du poète : la villa, les jardins, les bois de lauriers, les vallées de l’horizon, la mer et le ciel nous parurent pleins de paladins, d’enchanteurs et de belles aventurières poursuivies par leurs persécuteurs ou poursuivant leurs héros à travers le monde. Nous nous couchâmes le soir sur un lit de songes, dont l’Arioste semblait avoir rembourré l’oreiller des deux maîtresses et des trois hôtes de la maison.
« Ne faites pas plus d’attention qu’il ne faut à tous ces héros et à toutes ces héroïnes secondaires du poème, nous dit le professeur au déjeuner ; tout cela n’est que le cadre plus ou moins bien ciselé des tableaux de la galerie infinie de mon poète : mais attachons-nous seulement à cinq ou six médaillons qui priment tout le reste. Nous voici arrivés au cinquième chant ; c’est, selon, moi le chef-d’œuvre de l’imagination de l’Arioste.
— Pourquoi cela ? dit la belle comtesse. — Parce que le cœur s’y mêle, répondit le professeur, parce qu’il a été pensé avec la sensibilité et non avec la fantaisie, parce qu’il a été écrit avec des larmes. Un éclair de plaisanterie légère brille encore sans doute à travers ces larmes, comme un rayon de soleil sur la pointe de ces herbes mouillées par l’écume de ce jet d’eau ; mais, toutes brillantes que soient ces gouttes, ce sont des larmes. Il n’y a ni sourire ni fou rire qui ait le prix d’une de ces gouttes tièdes du cœur. — Oh ! oui, s’écria naïvement l’innocente Thérésina, lisez, lisez, caro professore ; j’aimerai bien le livre s’il me fait pleurer. »
Alors le professeur commença la lecture des aventures de Ginevra ; mais, pour les rendre plus distinctes de cette nuée d’aventures dans lesquelles elles sont intercalées comme un fil d’or dans une trame mêlée de l’Orient, il les cribla pour ainsi dire de tout leur alliage et il en fit un tout non interrompu de vaine digression. Écoutons-le un moment :
« Renaud, cherchant aventure en Écosse, arrive dans un monastère, monté sur son cheval Bayard, cheval infatigable, machine d’opéra nécessaire à transporter ce paladin d’un pôle à l’autre. Il demande aux moines, en soupant avec eux, s’il n’y a pas quelque exploit à accomplir en faveur de l’innocence et de l’oppression dans leur contrée. L’abbé lui répond que jamais la Providence ne l’a conduit plus à propos pour le salut de plus d’infortunes. La fille de notre roi, lui racontent-ils, accusée justement ou injustement d’un commerce clandestin avec un étranger, est condamnée par la loi sévère du pays à mourir, à moins que, dans l’espace d’un mois entre le crime et le supplice, un chevalier secourable et vainqueur ne vienne, les armes à la main, prendre sa défense et faire mentir son accusateur. Renaud maudit une loi si féroce qui punit de mort une faute de cœur ; il excuse l’entraînement de l’amour dans des vers pleins de l’indignation du héros et de l’indulgence de l’amant. Il monte Bayard, et, sous la conduite d’un guide, il chevauche à travers les chemins de traverse de la forêt vers la ville où Ginevra attend vainement un libérateur. Des cris de détresse poussés par une voix de femme dans l’épaisseur du bois l’attirent, l’épée à la main, de ce côté. À son aspect, des assassins, prêts à immoler une jeune et belle victime, s’enfuient en laissant leur crime inachevé. Interrogée par Renaud, elle lui raconte par quelle série de trahisons elle allait périr, sans lui, sous les coups de ces assassins.
« Apprends d’abord, lui dit-elle, qu’à la première fleur de mes années enfantines, je fus admise au service de la fille du roi, dont, en grandissant avec elle, je devins la compagne et l’amie plus que la suivante. Le cruel amour, envieux de mon bonheur, me fit paraître plus belle que toutes les autres belles de la cour aux yeux du duc d’Albanie.
« Imprudente, ajoute-t-elle, je le recevais en secret dans l’appartement le plus secret de ma maîtresse, où elle renfermait ses atours les plus précieux, et où quelquefois même elle venait dormir. C’est du balcon de cette chambre que je laissais glisser quelquefois une échelle de corde pour introduire le prince qui m’aimait. »
Ici le chanoine avait mis un sinet, sans doute pour préserver l’innocence de Thérésina ; nous le respectâmes. Le professeur nous dit seulement en prose, et sans nous expliquer la cause de ce caprice, que la belle Olinde, par complaisance pour le prince, revêtait quelquefois les habits de la fille du roi pendant le sommeil de la princesse, et causait sur le balcon au clair de lune dans ce costume royal. Elle fit plus ; triomphant de l’amour qu’elle ressentait pour l’ingrat duc d’Albanie, Olinde servit l’amour ambitieux qu’il avait conçu pour la princesse. Ses efforts furent vains, ses pensées perdues : la princesse rejeta avec dédain ses déclarations. Elle aimait secrètement un jeune chevalier italien accompli, venu à la cour de son père avec son frère, et comblé de faveurs par la famille royale d’Écosse. Cet étranger se nommait Ariodant.
« L’amour, dit la stance, qu’elle entretenait pour lui d’un cœur sincère et d’une fidélité vertueuse, se changea en aversion contre son odieux rival, le duc d’Albanie. Ce scélérat imagina de jeter le soupçon dans l’âme d’Ariodant, l’infamie sur l’innocence de Ginevra. Il se vanta à Ariodant de son intimité nocturne avec Ginevra, et, pour l’en convaincre par ses propres yeux, il le fit cacher dans des masures inhabitées qui couvraient le glacis du palais au pied du balcon de la princesse. Ariodant, suivi de son frère, se cache en effet une nuit derrière les murs abandonnés de ce précipice.
« J’apparus au balcon comme à l’ordinaire, vêtue de la robe de Ginevra ; ma parure blanche éclatait au loin sous les reflets de la lune ; ma taille et mon visage, qui ressemblaient à la taille et au visage de ma maîtresse, me faisaient confondre avec elle ; l’astucieux duc d’Albanie s’approche à pas furtifs, saisit l’échelle que je lui jette et monte sur le balcon. »
— Passez une stance inutile, dit le chanoine au professeur ; elle ne méritait pas un sinet, mais un silence. » Le professeur omit la stance et poursuivit.
« L’infortuné Ariodant et son frère furent témoins de cette entrevue au balcon.
Sans le secours de son frère, Ariodant se serait percé le cœur dans son désespoir.
— “Frère insensé, lui crie-t-il en lui arrachant l’épée des mains, peux-tu bien avoir
perdu à ce point la raison que tu t’immoles pour une femme ? Puissent-elles s’en aller
toutes de nos pensées comme la nue au vent !…” »
Ariodant renonce en
apparence à se tuer ; mais le lendemain matin il disparut, au grand étonnement du roi et
de la cour, sans qu’on entendît plus parler de lui en
Écosse. Un mendiant
vint huit jours après raconter à Ginevra qu’il l’avait vu se jeter volontairement dans
la mer du haut d’un écueil du rivage. Le désespoir de Ginevra est gémi en vers qui
arrachent l’âme ; le bruit se répandit à la cour et dans tout le royaume qu’Ariodant
s’était tué pour avoir trop vu. Le frère d’Ariodant accrédita ces bruits par son
témoignage. « Ta fille est seule coupable de la mort de mon frère, dit-il un jour
au roi, devant toute la cour ; la preuve de son impudicité, qu’il a vue de ses propres
yeux, lui a transpercé le cœur, lui qui aimait Ginevra plus qu’on aime la
vie. »
Alors il raconta la scène nocturne et trompeuse du balcon. Le roi, consterné d’entendre accuser sa fille chérie, ne peut refuser aux lois d’Écosse la satisfaction qui leur était due pour un pareil crime ; l’infortunée Ginevra fut vouée à la mort, après l’intervalle d’un mois, si un chevalier ne venait prendre sa cause, démentir le frère d’Ariodant, et triompher du calomniateur en champ clos.
Les hérauts du malheureux roi parcourent l’Écosse et les contrées voisines en publiant en son nom que tout paladin qui veut venger une princesse innocente et belle, l’obtenir pour épouse et conquérir une dot royale avec elle n’a qu’à se présenter. Nul ne se présente par doute de la vertu de Ginevra et par crainte du glaive de Lurcins : c’est le nom du frère d’Ariodant, accusateur de la princesse.
Le malheur veut, continue la suivante Olinde, que Zerbin, le frère de Ginevra, ne soit pas en ce moment en Écosse. Il adore sa sœur, et il combattrait triomphalement pour elle, à qui sa vertu n’est pas suspecte.
« Cependant, ajoute Olinde, le prince perfide qui a abusé de mon amour pour perdre, par son subterfuge, Ginevra, craignant que je ne révèle son crime et l’innocence de ma maîtresse, m’a livrée à ces assassins qui, sans vous, allaient m’arracher la vie. »
Renaud fait monter Olinde, voilée, à cheval, et entre avec elle dans la capitale. Le peuple s’assemblait déjà pour assister à l’épreuve du tournoi. Un chevalier inconnu, arrivé la veille, allait combattre Lurcins dans une prairie voisine transformée en lice ; le féroce duc d’Albanie, en qualité de connétable, présidait en champ clos. Monté sur un puissant coursier, il se réjouissait malignement en secret du péril de Ginevra et du succès de sa perfidie.
Renaud, s’avançant vers le roi, lui dit d’interrompre le combat entre Lurcins et le
chevalier inconnu. « Car l’un, ajouta-t-il, croit combattre pour la vertu, et
combat pour la calomnie ; l’autre ignore s’il est dans le vrai ou dans le faux, et
combat, par une magnanime générosité, pour arracher à la flétrissure et à la mort une
si parfaite beauté. Moi, j’apporte le salut à l’innocence, j’apporte le démenti à qui
a ourdi le mensonge. »
On suspend le combat ; Renaud explique devant le roi et devant sa cour toute la trame de Polinesso. Il défie le perfide calomniateur. Le roi et le peuple font des vœux pour Renaud. Les deux chevaliers courent l’un contre l’autre ; Renaud traverse du fer de sa lance le corps de Polinesso ; le vaincu demande la vie. Renaud descend de son cheval, délace la cuirasse et le casque de Polinesso, qui confesse son subterfuge et son mensonge devant le roi et devant le peuple ; le scélérat meurt en rendant l’innocence et la vie à Ginevra. Des acclamations de joie et de triomphe s’élèvent de la bouche du roi et du peuple autour de Renaud. On prie le chevalier inconnu qui n’a pas eu la gloire, mais le mérite de prendre la cause de Ginevra, de se découvrir : son casque, qui tombe, laisse reconnaître Ariodant, l’amant de Ginevra ; tout en la croyant coupable, il avait voulu vaincre pour elle ou mourir pour elle. Il s’était, en effet, précipité de désespoir du haut d’un rocher dans la mer, et le pèlerin auteur de cette rumeur n’avait pas menti ; mais il s’était repenti de mourir sans que sa mort fût au moins utile à sa maîtresse, quoique infidèle, et il avait regagné la rive à la nage. Un ermite chez lequel il s’était réfugié pour sécher ses vêtements lui avait appris la condamnation de Ginevra et son péril de mort ; il avait pris la résolution de combattre contre son propre frère pour l’innocence de son amante. Il avait revêtu d’autres armes, monté un autre coursier, arboré un écu noir en signe du deuil de son cœur. Renaud, le roi, la cour, le peuple, touchés de sa générosité et de sa constance, avaient supplié Ginevra de récompenser tant d’amour par le don de sa main. Elle lui avait déjà donné et gardé son cœur.
L’aventure finit par le mariage d’Ariodant et de Ginevra.
XI
L’attention, qui était restée flottante et distraite sur toutes les physionomies jusqu’à cet épisode ingénieux et pathétique de Ginevra, s’était recueillie, concentrée, et comme pétrifiée sur toutes les figures, depuis qu’il se déroulait en stances cadencées sur les lèvres du lecteur. On respirait à peine ; on n’entendait d’autre bruit dans la grotte que celui de la rigole qui accompagnait, comme une basse continue, la musique des vers. Le visage de la candide Thérésina reflétait chaque sensation et chaque stance ; il y avait tantôt de la rougeur, tantôt de la pâleur sur ses joues, tantôt du sourire fugitif, tantôt des larmes superficielles dans ses beaux yeux. C’était la première fois qu’un grand poète jouait, pour ainsi dire, de son âme neuve et de son imagination encore endormie ; à lui seul ce visage était un poème.
Sa charmante mère était moins émue, mais pas moins charmée ; elle recueillait son plaisir intérieur sous ses longs cils fermés sur ses yeux ; mais, pendant que le haut du visage gardait ainsi la gravité de l’attention, ses lèvres souriaient par moments comme en rêve.
Le chanoine même était attendri :
« Vous voyez, dit-il à la comtesse Léna, que l’épisode n’a rien perdu de son charme par les cinq ou six stances, non licencieuses, mais un peu étourdies, que j’ai retranchées. Et maintenant que le livre est fermé, que pensez-vous du chant de Ginevra et du génie d’Arioste ?
— Je pense, dit la comtesse Léna, que, si l’Arioste avait écrit beaucoup de chants comme celui-là, il ne serait pas seulement l’Arioste, il serait tout à la fois l’Arioste et le Tasse. Quel homme, à qui le sentiment sied aussi bien que le badinage ! Ah ! pourquoi badine-t-il trop souvent et ne s’est-il pas complu davantage à nous faire rêver et pleurer, lui qui a le don des douces larmes autant que celui du fou rire ?
— Vous oubliez, belle Léna, dit gravement le professeur, qu’alors il ne serait plus l’Arioste, car le caractère de son génie est précisément de nager entre deux eaux, comme on dit en français, d’être un poète amphibie, si vous aimez mieux, et de passer du rire aux larmes ou de l’esprit au cœur, comme le parfait musicien passe d’une gamme à l’autre sur le même instrument : c’est le caractère du souverain artiste. — C’est vrai, répondit Léna, il serait moins artiste peut-être ainsi, mais il serait plus homme et par cela même plus pathétique ; et tenez, voulez-vous que je vous dise pourquoi son chant de Ginevra nous touche et nous ravit plus que toutes les amusantes folies que nous avons lues jusque-là ? C’est qu’il y est plus homme, plus lui-même, plus sensible que dans le reste du livre. Et voulez-vous que je vous dise plus ? C’est qu’à mon sens, il a écrit ce chant sous l’influence vive et personnelle de l’amour malheureux qu’il éprouvait pour une autre Ginevra. Car remarquez qu’il a donné à son héroïne le nom de la tendre veuve de Florence, dont il fut l’adorateur pendant son âge mûr et jusque dans ses jours avancés. Ce nom l’a inspiré, c’est l’amour qui a tenu sa plume ici, ce n’est plus seulement sa belle imagination. Et voulez-vous que j’achève toute ma pensée ? Je soupçonne que la belle veuve florentine, sa Ginevra à lui, avait été, comme celle d’Écosse, la victime de quelque calomnie féminine où les apparences étaient contre elle, et où l’Arioste avait fait triompher son innocence. Car Ariodant, c’est évidemment l’Arioste ; le poète n’a pu trouver que dans son cœur ce magnanime dévouement ignoré même de celle pour laquelle on se dévoue, et qui ne demande sa récompense qu’au mystère et à sa conscience d’amant. Les poètes, selon moi, portent le modèle de leur héros en eux-mêmes ; ils ne peignent jamais bien que ce qu’ils ont eux-mêmes éprouvé. Cette Ginevra florentine devait être adorable en effet, puisqu’elle a pu inspirer à son amant un des plus beaux chants qui soit dans la mémoire des hommes. Ah ! vous aurez beau faire, ajouta-t-elle en souriant, vous ne ferez jamais rien de sublime ou de charmant qu’en pensant à Dieu là-haut ou aux femmes ici-bas. »
Le professeur et le chanoine lui-même convinrent qu’elle avait raison. « Et vous, signor Alfonso, me dit à son tour la belle Léna, qu’est-ce que vous pensez de ce chant de Ginevra ? Je ne le demande pas à Thérésina : son cœur a compris, puisqu’elle a pleuré ; mais elle ne sait pas encore pourquoi elle pleure. Ce sont les belles larmes, ajouta-t-elle encore en badinant et en passant, pour les étancher, un flocon de ses beaux cheveux blonds et souples sur les yeux humides de Thérésina.
— Je pense, dis-je alors modestement et en regardant avec timidité le professeur, le chanoine et Léna, je pense qu’il n’y a dans aucun poème connu un épisode plus amoureux, plus chevaleresque et plus dramatique que le chant de Ginevra. L’Arioste a inventé là aussi beau que nature ; l’invention poétique ne va pas plus loin, et tout est naturel dans ce merveilleux : c’est le merveilleux du cœur ici ; ce n’est pas le merveilleux de la fable ou de la féerie. Aussi ce chant de Ginevra, transformé en drame, serait-il aussi pathétique sur la scène qu’il est charmant à lire dans ce jardin. Une fille de roi, aimée d’un paladin de la cour de son père ; une amitié tendre entre cette princesse et sa suivante, devenue en grandissant avec elle son amie ; la séduction de cette Olinde par un débauché qui abuse de son innocence, cette ruse infernale de l’échange des vêtements sur le balcon, qui donne l’apparence du crime à l’innocence endormie ; le désespoir de ce fidèle amant, témoin de la fausse infidélité de celle qu’il respecte et qu’il adore, le silence qu’il s’impose, et la mort qu’il essaye de se donner pour ne pas flétrir celle qui lui perce le cœur ; ce Renaud, étranger à tous ces intérêts d’innocence, d’amour ou de crime, qui vient, par le pieux culte de la femme et de la justice, se jeter l’épée à la main dans cette mêlée comme la Providence ; ce vieux roi, qui pleure sa fille et qui la livre à sa condamnation à mort par respect pour les mœurs féroces de son peuple ; cet Ariodant, qui se revêt chez l’ermite de son armure de deuil, et qui va combattre masqué contre son propre frère pour le salut de celle dont le crime apparent le fait mourir deux fois ; ce repentir et cette confidence de la suivante Olinde dans la forêt, retrouvée comme la vérité au fond du sépulcre ; ce Renaud, qui interrompt heureusement le combat fratricide entre Ariodant et Lurcin, qui tue Polinesso et qui lui arrache la confession de l’amour de Ginevra ; ces deux amants qui se retrouvent, l’une dans son innocence, l’autre dans son dévouement, et qui s’unissent dans les bras du vieux roi aux acclamations du peuple ! J’avoue que je ne connais rien au-delà de cette conception de l’Arioste. Quel sujet de tragédie sous la main de Shakespeare ! Quel pendant de Roméo et Juliette ! Et comment Shakespeare l’a-t-il méconnu ou l’a-t-il oublié ? et comment un poète tragique moderne ne s’en empare-t-il pas pour faire trembler, frémir, applaudir tout un peuple ?...
— Je vous arrête, jeune homme, me dit le professeur ; vous oubliez qu’un poète de votre propre pays l’a fait. Ce poète, c’est Voltaire ; Voltaire, l’adorateur et souvent le plagiaire heureux ou malheureux de l’Arioste. Sa tragédie de Tancrède n’est au fond que l’épisode de Ginevra, sous un autre nom. La magnifique invention du sujet, qui appartient tout à l’Arioste, a donné à cette tragédie de Voltaire un effet théâtral immense : mais Voltaire fait déclamer pompeusement la passion dans sa tragédie, et Arioste la fait chanter, raconter et pleurer comme la nature ; il n’y a pas un homme de goût, dans aucun pays, qui puisse comparer de bonne foi les vers sonores et faibles de la tragédie avec les stances simples et pleines du poème. Ajoutons, à l’honneur de Voltaire, qu’il reconnaissait le premier l’inaccessible supériorité de son modèle. C’est que Voltaire écrivait en grand artiste, et qu’Arioste chantait l’amour en grand amoureux.
— Amoureux ou non, c’est un grand amuseur, dit le chanoine. — Amuseur, oui, dit la comtesse, mais dans le chant de Ginevra il est bien plus.... — Tu veux dire, maman, que c’est un grand enchanteur, ajouta vivement Thérésina. Jamais aucun des livres que tu m’as laissé lire jusqu’ici ne m’a fait paraître l’heure plus courte, ne m’a fait tant frémir, tant pleurer, et ne m’a tant consolée aussi par la belle aventure qui fait éclater l’innocence de Ginevra et qui récompense la générosité d’Ariodant ! Oh ! quand me laisseras-tu lire seule et à ma satiété toutes ces belles aventures ! Maman, est-ce qu’il y a beaucoup d’Ariodant, beaucoup de Renaud et beaucoup de Ginevra dans le vrai monde ?
— Ce livre en est tout plein, Mademoiselle, dit le professeur ; mais en voilà assez pour aujourd’hui. Le soleil baisse, le livre nous a fait oublier l’heure de la promenade en voiture ; notre esprit s’est promené sur des sites et sur des scènes plus enchantés encore que ceux de ces belles collines et de cette belle mer. Il faut vous laisser ces charmants bocages et ces charmants fantômes dans l’imagination pour enchanter cette nuit vos rêves de quinze ans ! »
Le professeur ferma le livre et alla le renfermer à clef dans la bibliothèque. Le chanoine nous quitta tout pensif pour aller dire ses vêpres dans la longue allée de lauriers ; la comtesse fit dételer les chevaux et descendit avec sa fille et moi de la terrasse vers une pente d’herbes en fleurs d’où l’on voyait plus librement la mer Adriatique traversée çà et là de quelques voiles latines blanches ou peintes en ocre, semblables à des oiseaux à divers plumages. Un vaste pin d’Italie, qu’on appelle pin-parasol, s’élevait solitaire au milieu de cette pelouse ; sa tige rugueuse, sur laquelle on entendait courir les lézards et bourdonner les mouches à miel qui aimaient le suintement sucré de sa résine, s’élevait de cent palmes avant d’ouvrir ses grands bras pour porter le ciel comme une cariatide végétale. Le jour, il faisait une large tache d’ombre sur la colline ; le soir, il rendait, en frissonnant au vent de mer, des frissons mélodieux qui faisaient chanter l’âme à l’unisson de ses branches dans la poitrine. Nous nous assîmes tous trois sur ses racines veloutées par les nombreux duvets de ses feuilles qui tombent tout l’été des rameaux : les deux femmes, adossées à l’arbre, et moi, un peu plus bas à leurs pieds. Je vivrais cent mille ans, que le groupe charmant que je contemplais en élevant mes yeux vers l’arbre ne s’effacerait pas de ma mémoire.
La lecture de Ginevra avait laissé une légère teinte de gravité douce sur le visage de la comtesse Léna, et quelques folles larmes sur le fond d’azur des yeux de Thérésina. « Allons, allons, dit la mère à la fille, tout cela n’est que songe, folie, badinage d’esprit ; ne vas-tu pas te faire du chagrin pour cette Ginevra imaginaire et pour cet Ariodant fantastique ? Si tu prends ainsi ces fantaisies de cœur, je ne te laisserai plus assister à la lecture après la sieste. — Oh ! maman, maman, ne me fais pas cette menace, répondit la jeune fille en joignant les mains, puis en les passant au cou de sa mère et en lui fermant la bouche par un long baiser !
— Eh bien alors, reprit avec un fol enjouement Léna, laisse sécher tes yeux au vent de mer et ne songeons plus qu’à faire des bouquets. »
En parlant ainsi, elle prit à deux mains la tête de la belle enfant, la ◀posa de force à la renverse sur ses genoux, et, découvrant le front des tresses blondes qui tombaient sur les yeux de sa fille, elle lui tourna le visage vers le ciel bleu au-dessus de l’arbre, et vers la mer, plus bleue que le ciel ; puis, agitant légèrement l’air avec son éventail de papier vert, elle étancha en riant les larmes de l’enfant avec le double vent de la mer et de l’éventail.
Thérésina, qui se trouvait bien sur cette couche de tendresse, ne cherchait pas à se relever ; elle étendit un de ses bras à demi nu sous sa tête, comme pour se faire un oreiller ; elle passa l’autre autour du cou de sa jeune mère comme pour s’y suspendre ou pour attirer vers le sien le visage de la comtesse. Leurs longs cheveux, presque pareils et d’une égale souplesse, se confondaient pour les voiler à demi ; elles restèrent ainsi, moitié riantes, moitié attendries, laissant sortir deux visages d’une seule chevelure, comme deux roses sous une seule feuille.
Je ne savais en vérité laquelle admirer davantage des deux :
Thérésina, qui n’avait encore de formé que le corps, égalait Léna de taille et de stature ; mais elle était loin de l’égaler encore en charme et en maturité de physionomie. Léna, qui était encore dans la fleur de la seconde jeunesse, quoique ayant porté déjà ce fruit de printemps, dans cette enfant, aurait pu lutter de candeur et de fraîcheur avec Thérésina ; en sorte que la fille, par sa précocité, atteignait la mère, et que la mère, par sa lenteur à prendre les années, attendait la fille pour ne former, pour ainsi dire, à elles deux qu’une image de ravissante beauté, répétée dans deux visages, et pour enivrer deux fois le regard.
Elles continuèrent à jouer ainsi l’une avec l’autre devant moi, comme une jeune brebis avec son agneau devant un enfant qui les contemple. Leurs légers éclats de rire retentissaient sous la forêt.
Quant à moi, je ne riais plus : j’admirais, et je n’aurais demandé qu’à adorer, sans bien savoir si j’aurais adoré la mère plus que la fille ou la fille plus que la mère, tant ces deux charmes étaient inséparables et confondus.
Ce sont là de ces soirées qu’on n’oublie plus, et qui fixent dans la pensée l’heure où l’on a lu pour la première fois un livre désormais incorporé à nos souvenirs. Est-ce le livre, est-ce la scène, est-ce la personne, qui s’incruste ainsi dans notre âme, de manière à en faire partie éternellement ? Je crois que le livre ne serait pas si identifié à nous, sans la personne et sans le site ; et que le site et la personne ne seraient pas si fascinateurs sur notre souvenir, sans le livre. Il y a des sites, des heures de la vie, des personnes, des lectures, qui se complètent les uns les autres par une certaine consonance de nos sens avec notre âme ; de telle sorte que, quand on pense au livre, on revoit la personne et le site, et que, quand on revoit dans sa pensée la personne ou le site, on croit relire le livre. Ainsi, dans cette circonstance de ma vie poétique, la belle villa des collines euganéennes, les bois de lauriers sous nos pieds au penchant de la pelouse, le pin murmurant sur nos têtes, la mer Adriatique à l’horizon, le tintement du petit jet d’eau des terrasses qui venait jusqu’à nous sur les tièdes bouffées du vent du soir, ces deux charmantes figures de femme, l’une dans le septembre encore fleuri, l’autre dans l’avril à peine fleurissant de leurs années ; cette tendresse égale, mais diverse, qui se peignait dans leurs yeux bleus en se regardant avec leur jeune amour, l’un de mère, l’autre de fille ; le groupe enchanteur qu’elles formaient sans y penser en folâtrant ensemble dans des attitudes langoureuses ou enfantines, sous mes yeux ; les joyeux éclats de rire innocents qui retentissaient dans leurs jeux, entre leurs dents sonores, tout cela me faisait une telle illusion et se confondait tellement dans mes yeux et dans mon imagination avec les stances de l’Arioste, encore vibrantes à mes oreilles, qu’il me semblait voir en réalité une Ginevra dans la mère, une Angélique dans la fille, et que, si on m’avait demandé : Êtes-vous dans le poème ? êtes-vous sur la terre ? je n’aurais su que répondre, tant le poème et la terre se ressemblaient dans ces doux moments !
Ô souvenir ! puissance mystérieuse qui se réveille et qui s’attendrit en moi après tant d’années, comme par un contact électrique, chaque fois que j’ouvre un volume poudreux de l’Arioste dans ma solitude ! comment êtes-vous resté vivant et immortel, et comme adhérent à ces vieilles pages jaunies, où je vous retrouve comme une fleur entre deux feuillets ?
Hélas ! je vous retrouve pour pleurer : car, peu de jours après que j’eus quitté les collines euganéennes pour retraverser les Alpes, une maladie rapide comme celles des enfants, un vent glacé, tombant des Alpes sur la villa, emporta Thérésina au séjour des plus beaux fantômes, et il y a peu de jours qu’une lettre d’un inconnu, à cachet noir, m’apprit la mort de la comtesse Léna, qui s’était souvenue jusqu’au tombeau de nos belles jeunesses. La mémoire est un vase où la vie s’égoutte, et qui se remplit de larmes secrètes jusqu’à ce qu’il déborde dans l’abîme de l’éternité.
Mais poursuivons les lectures de l’Arioste : on comprend maintenant pourquoi je l’ai tant aimé.