M. VILLEMAIN.
Un sentiment qui semble naturel à la plupart des écrivains, critiques ou poëtes, après le premier moment où l’on s’élançait avec union et enthousiasme dans la carrière, c’est la crainte d’être gêné dans sa libre expansion, d’être frustré dans sa part de louange par les hommes supérieurs qui continuent de nous primer, ou par les hommes distingués qui s’élèvent à côté de nous et nous pressent. Ce sentiment, qui paraît être excité surtout aux époques de grande concurrence et de plénitude, au second ou au troisième âge des littératures très-cultivées, sentiment utile et bon, à vrai dire, en tant qu’il n’est qu’avertissement et aiguillon, devient faux s’il renferme une crainte sérieuse et une tristesse jalouse. A moins de venir à quelque époque encore brute, inégale et demi-barbare, à moins d’être un de ces hommes quasi fabuleux (Homère, Dante,… Shakspeare en est le dernier) qui obscurcissent, éteignent leurs contemporains, les engloutissent tous et les confisquent, pour ainsi dire, en une seule gloire ; à moins d’être cela, ce qui, j’en conviens, est incomparable, il y a avantage encore, même au point de vue de la gloire, à naître à une époque peuplée de noms et de chaque coin éclairée. Voyez en effet : le nombre, le rapprochement, ont-ils jamais nui aux brillants champions de la pensée, de la poésie, ou de l’éloquence ? Tout au contraire ; et, si l’on regarde dans le passé, combien, sans remonter plus haut que le règne de Louis XIV, cette rencontre inouïe, cette émulation en tous genres de grands esprits, de talents contemporains, ne contribue-t-elle pas à la lumière distincte dont chaque front de loin nous luit ! Au siècle suivant de même. Et si, à un horizon beaucoup plus rapproché, et dans des limites moindres, nous regardons derrière nous, a-t-il donc nui aux hommes qui président à cette ouverture de l’époque de la Restauration, à cette espèce de petite Renaissance, et qui composent le groupe de l’histoire, de la philosophie, de la critique et de l’éloquence littéraire, à cette génération qui nous précède immédiatement et dans laquelle nous saluons nos maîtres, leur a-t-il nui d’être plusieurs, d’être au nombre de trois, rivaux et divers dans ces chaires retentissantes, dont le souvenir forme encore la meilleure partie de leur gloire ? Et ailleurs, dans la critique courante, dans la poésie, combien n’a-t-il pas servi aux esprits d’être en nombre, en groupes opposés ! et comme cela aide plutôt à la figure qu’à cette courte distance ils font déjà ! On est, en effet, tous contemporains, amis ou rivaux, dans son époque, comme un équipage à bord d’un navire, à bord d’une aventureuse Argo. Plus l’équipage est nombreux, brillant dans son ensemble, composé de héros qu’on peut nommer, plus aussi la gloire de chacun y gagne, et plus il est avantageux d’en faire partie. Ce qui, de près, est souvent une lutte et une souffrance entre vivants, est de loin, pour la postérité, un concert. Les uns étaient à la poupe, les autres à la proue : voilà pour elle toute la différence. Si cela est vrai, comme nous le disons, des hautes époques et des Siècles de Louis XIV, cela ne l’est pas moins des époques plus difficiles où la grande gloire est plus rare, et qui ont surtout à se défendre contre les comparaisons onéreuses du passé et le flot grossissant de l’avenir par la réunion des nobles efforts, par la masse, le redoublement des connaissances étendues et choisies, et, dans la diminution inévitable de ce qu’on peut appeler proprement génies créateurs, par le nombre des talents distingués, ingénieux, intelligents, instruits et nourris en toute matière d’art, d’étude et de pensée, séduisants à lire, éloquents à entendre, conservateurs avec goût, novateurs avec décence.
Entre les hommes de notre temps, celui dont le nom attire à lui et nous peint, nous réfléchit le mieux toutes ces louanges, est sans contredit M. Villemain. Par l’ordre de sa date, par le rang éminent où il s’est placé d’abord, par la vive influence qu’il a longuement exercée, par le progrès et l’accroissement où il n’a pas cessé de se tenir, en même temps qu’il reste pour nous du très-petit nombre des maîtres illustres, il est de ceux dont l’autorité continue de vivre, et qu’on est certain, en avançant, de toujours et de plus en plus retrouver.
M. Abel Villemain, né à Paris vers la fin de 91 ou au commencement de 92111, d’une mère que tous ceux qui ont l’honneur de la connaître savent d’humeur si spirituelle et si marquée, fit de ces bonnes et excellentes études classiques, qu’il eût, en tout cas, réparées avec sa rare promptitude si elles avaient été insuffisantes, mais dont l’heureuse et précoce facilité eut une grande part dans sa tournure littéraire. Sans être trop assujetti à une discipline régulière et rigoureuse qui alors n’existait pas (car il y avait quelque chose de très-libre et de paternel dans les études renaissantes), il se trouva en pension chez un maître bien connu, qui savait parfaitement le grec, M. Planche ; et le jeune Villemain dut au secours qu’il rencontra, d’acquérir d’abord et sans peine ce fonds exquis, si favorable ensuite à toute culture. Vers l’âge de douze ans, il jouait la tragédie en grec à sa pension, dans les exercices de la fin de l’année ; il sait encore et récite aujourd’hui à nos oreilles un peu déconcertées tout son rôle d’Ulysse, de la tragédie de Philoctète. Geoffroy avait été invité à l’une de ces représentations qui ne rappelaient pas mal, dans l’Université renaissante, les thèses en grec de MM. Rollin et Boivin le cadet, si fameuses dans l’ancienne Université, ou mieux encore les exercices de MM. Le Peletier fils et du jeune abbé de Louvois. Émerveillé de ce qu’il venait d’entendre, il fit, au sortir de là, un article intitulé le Théâtre d’Athènes. Ces libres mais fortes études prédisposaient avec bonheur l’esprit de l’enfant à ce qu’il devait être dans la suite, en lui ouvrant facilement et pour toujours les grandes et limpides sources primitives. M. Villemain, dans ses appréciations des écrivains et des poëtes, remarque souvent, et il en a le droit plus que personne, l’importance durable de ces jeunes et antiques études, de ces études qu’avaient, en se jouant, Racine et Fénelon, qui eussent si bien contenu et affermi le beau génie de Lamartine, que M. de Chateaubriand se donna à force de vouloir, mais que si peu ont le courage ou la ressource de réparer, et que doivent regretter avec larmes ceux qui en chérissent le sentiment et à qui elles ont fait faute. Racine, dans la prairie de Port-Royal, lisait et savait par cœur Théagène en grec, comme nous écoliers, aux heures printanières, nous lisions Estelle et Numa ; mais, le livre jeté ou confisqué, il lui restait de plus le grec qu’il savait à toujours, l’accès direct et perpétuel d’Euripide et de Pindare.
Le jeune Villemain, indépendamment de ses exercices à la pension de M. Planche, suivait les cours du Lycée impérial (Louis-le-Grand) : il y rencontra, pour professeur de rhétorique latine, M. Castel, et de rhétorique française, Luce de Lancival, deux universitaires qui passaient pour poëtes, deux maîtres du moins assez fleuris et assez mondains, dégagés de la vieille rouille. Lui-même, son cours d’études étant terminé avec éclat, sans prix d’honneur pourtant (en quoi ses camarades disaient qu’on l’avait triché), il donna des leçons au Lycée impérial, tandis que d’ailleurs il entamait le Droit avec zèle et facilité, comme toutes choses. La connaissance qu’il en prit dès lors ne lui fut pas inutile plus tard dans les discussions de lois et d’affaires auxquelles il fut mêlé. Mais l’Université et la littérature l’attirèrent bien vite et se l’approprièrent. Ayant eu occasion de voir chez M. Luce l’abbé des Renaudes, et par suite de connaître M. Roger et M. de Fontanes, ce dernier lui donna une chaire de rhétorique à Charlemagne. Un petit discours, prononcé sur la tombe de Luce, fit admirer chez le naissant orateur le talent de bien dire, dont alors les moindres témoignages, dans le silence de la presse et de la tribune, étaient si curieusement relevés et sentis. Comme écrivain, il allait s’annoncer à tous. L’Éloge de Montaigne, écrit en huit jours par ce jeune homme de vingt ans (1812) et couronné par l’Académie dans un concours auquel prenait part le redoutable Victorin Fabre, en possession jusque-là assurée du triomphe, fut un événement littéraire très-vif. Parmi les vaincus, outre Victorin Fabre, qui obtint dans le rapport une mention singulière, on remarque plus d’un nom connu : Droz, Biot, etc. L’ouvrage, qui ravit avec tant d’aisance un prix si disputé, est demeuré un morceau précieux et charmant, sans trace aucune de hasard ni d’inexpérience. Toutes les grâces naturelles et vives du talent de M. Villemain s’y sont du premier coup rassemblées.
J’ai nommé Victorin Fabre, et cet écrivain honorable, qui s’annonçait avec tant de promesses, que tant de bons juges désignaient sans hésiter à la gloire, et qui s’est éteint tout entier oublié, mérite bien un mot de moi.
Né dans le Midi, venu à Paris dans les premières années du siècle, et disciple studieux, ardent, de l’école républicaine et philosophique, de Garat, Ginguené, Chénier, il présente avec le jeune et facile rival qui, pour coup d’essai, le détrôna, des contrastes frappants, et dont tous n’étaient pas à son désavantage. Victorin Fabre est exactement sorti du xviiie siècle ; il en a les convictions (en tant que déisme), l’inspiration politique, les habitudes d’analyse, les procédés d’écrire laborieux, fermes et raisonnés. Il a décomposé la phrase de Rousseau et de Buffon, il en a mesuré les nombres ; il rémonte par eux à Bossuet ; il remonte à travers Condillac à Fénelon. Pareillement pour les anciens ; comme Marie-Joseph Chénier, son maître, c’est à travers l’antiquité latine qu’il atteint la Grèce. Tacite et Sénèque sont plus voisins de lui que le chœur des Troyennes. Il s’applique, il analyse ; rien de vague, d’effleuré d’abord, rien dont il ne veuille scrupuleusement se rendre compte. L’Éloge de Corneille, par lequel il débuta en 1808 aussi brillamment que M. Villemain en 1812 par celui de Montaigne, présente ce genre de qualités et de formes, à un moindre degré pourtant que ses Éloges de La Bruyère et de Montaigne, morceaux approfondis et d’un grave caractère. Victorin Fabre subit, par malheur, tous les inconvénients de l’école à laquelle il se voua, et de la manière qu’il ne sut pas renouveler. Vaincu dans le concours de Montaigne, il ne tarda pas à quitter Paris et l’arène, comme fait le taureau noblement jaloux, qui cède le champ au jeune vainqueur. Retiré dans sa province méridionale où l’enchaînaient d’honorables devoirs fortement compris, où le refoulaient des douleurs patriotiques et républicaines qu’il est beau à lui d’avoir exagérées, il perdit assez vite le sentiment vrai des choses, il fit fausse voie dans sa destinée. Des entreprises de grands ouvrages le tentèrent ; à force de creuser, il tomba dans l’abstrus, il s’y obéra. Il y a, je me le suis dit souvent, un jour décisif et fatal après la première jeunesse, après les premiers triomphes ; il s’agit de réaliser les espérances, de pousser sa conquête, d’asseoir sa seconde et définitive destinée. Cela est plus difficile et on y réussit souvent bien moins qu’aux premiers abords, déjà si difficiles à surmonter. Au sortir donc des gorges et des rampes étroites où nous avons gravi longtemps, où nous avons fini par triompher et nous acquérir quelque nom, nous nous trouvons, grâce à notre succès même, portés sur le plateau, dans la plaine ; il s’agit de faire bonne figure au soleil et devant tous dans cette nouvelle position, et de tenir décemment la campagne. Ce qui semblait tout à l’heure un gros de troupes à notre suite n’est souvent plus alors qu’une poignée. Combien de talents pleins de promesses ont succombé à l’épreuve ! combien peu ont su gagner leur bataille ! C’est ce jour-là qu’on distingue celui qui n’était qu’un hardi et brillant partisan, de l’homme qui va être, sinon un conquérant de génie, du moins un esprit d’étendue, d’habileté et de ressources. Victorin Fabre se trompa ; les convictions enracinées, le besoin d’approfondir, toutes ces choses honorables lui devinrent funestes.
Quand il revit Paris dix années après son départ, le monde avait changé, et, en se rencontrant l’un l’autre, ils ne se reconnurent plus. Je l’ai visité, je l’ai entendu quelquefois alors ; la science et la bienveillance respiraient en lui ; mais la blessure était grande. Dans l’illusion de ses regrets, il parlait de 1811 et des concours glorieux comme d’hier. Il avait presque dîné la veille avec le cardinal Maury, et il ne faisait que quitter M. Suard. Son jeune rival, qui depuis ce temps avait beaucoup vu et entendu, et qui s’était renouvelé sur bien des points, me fait, par rapport à lui retardataire et laissé sur le chemin, le même effet que le glorieux René dépassant de mille stades Oberman immobile et oublié. J’admire, je salue la gloire, et les génies, les talents qui la justifient et la remplissent ; mais je plains et j’aime aussi ces hommes dont le vœu et souvent la force étaient plus larges que la gêne du sort112.
M. Villemain, à la différence de Victorin Fabre, se rattachait au xviiie siècle littéraire et philosophique aussi peu qu’il était possible à un jeune homme de son temps. Nourri des Grecs, des anciens, préférant en style parmi les modernes Pascal et Fénelon, il était frappé et choqué surtout, dans les écrivains sérieux, déjà nommés, que nous avait légués le xviiie siècle, de certaines phrases lourdes, chargées, abstraites, et trop dénuées de l’analogie rapide et naturelle. Il ne se sentait attiré avec charme que vers cette première fleur du beau siècle de l’éloquence. La tradition des principes philosophiques et de l’enthousiasme politique, par où débutèrent tant de jeunes esprits d’alors, ne lui arriva point. Bien des anecdotes piquantes de Suard et de Fontanes lui offrirent, avant tout, des coins d’arrière-scène et quelque dessous de cartes, plus qu’elles ne lui inspirèrent le culte de certains hommes et de certaines idées. Ce qu’il connut bien vite, ce qu’il goûta et saisit aisément du xviiie siècle, ce fut le côté mondain, la façon spirituelle, sceptique, convenable toujours, l’aperçu vif, court, net, délibéré, léger quelquefois, sensé en courant, moqueur avec grâce ; en un mot, M. Villemain de bonne heure entendit causer et causa. Sur ce point, une part de l’héritage de Delille est en lui. Le comte Louis de Narbonne l’avait pris en grande amitié ; chez lui, chez la princesse de Vaudemont, dans ce monde, le jeune écolier qu’on savait si docte, qu’on trouvait de propos si étourdi et si piquant, était fort goûté et n’avait qu’à recueillir des succès dus tout entiers à l’esprit. Lorsqu’il fut devenu aide de camp de l’Empereur, M. de Narbonne voulut lui être un protecteur actif. Il alla un jour l’entendre à une des conférences de l’École normale. En 1813, l’éloge de Duroc fut commandé à M. Villemain, comme celui de Bessières à Fabre : « Puisqu’il ne veut rien, avait dit l’Empereur de ce dernier, au moins il ne me refusera pas cela113. » M. Villemain, qui cédait de meilleure grâce à la faveur, ne gardait pas moins sa liberté de saillie et sa capricieuse allure. Un jour M. de Narbonne lui parlait de quelques mots jetés à l’Empereur sur l’éducation du Roi de Rome ; une autre fois, il lui touchait une idée qu’avait l’Empereur de réformer les auteurs classiques, semés de maximes et de principes qu’il faudrait élaguer avec art : « Dites-lui donc, » répliquait le jeune homme de goût, « que César ne s’avisa jamais de donner d’édition abrégée de Cicéron. » Et il ne fut plus reparlé de cela. A M. de Fontanes attristé en 1813 et prédisant déjà le retour de l’anarchie au bout du désastre de l’Empire : « Eh bien ! non, répondait-il ; nous aurons la liberté anglaise. » Il aimait dès lors et pressentait le genre d’éloquence anglaise, parlementaire, par instinct d’orateur et par besoin d’une honnête liberté dans la parole. Fontanes reprenait : « Mais que reste-t-il de vos orateurs anglais ? pas une page. » Et, lui, répondait : « Il reste l’Amérique. » Il est vrai que l’Amérique n’était pas et n’est pas encore une page bien littéraire, ce qu’appréciait le plus Fontanes.
Bref, il y a deux manières principales de débuter dans la jeunesse : par la croyance, par la passion, par l’excès, par l’assaut livré aux choses, comme les amants, les poëtes, les enthousiastes et systématiques en tous genres ; ainsi, à côté de M. Villemain, débutait si puissamment M. Cousin en philosophie ; ainsi, d’un âge un peu moindre, toute cette partie stoïque et puritaine de l’École normale, les Jouffroy, Dubois, etc… ; ainsi plus jeune nous-même, à la suite de nos amis, avons-nous fait en notre temps. Puis cela tombe ; on s’atténue, on se réduit ; trop souvent, si l’on ne s’entête pas, on se rabat trop. Et il y a l’autre manière de débuter, gaie, vive, insouciante de l’impossible, d’ailleurs éveillée à tout, tournant court à temps, capricieuse sans passion, curieuse avec intelligence, un peu timide d’abord, un peu superficielle sur bien des points, mais qui, au lieu de s’atténuer, s’accroît, se fortifie chaque jour, profite des fautes mêmes et des pertes des autres, et est moins sujette ensuite au désabusement des revers. Ainsi nous avons vu, à plusieurs égards, Bayle, sauf une petite fausse pointe de quelques mois114 ; ainsi M. Villemain au milieu des chaleureux et systématiques de son âge ; ainsi eût été parmi ses contemporains plus ardents M. Saint-Marc Girardin, s’il consentait à être davantage et tout à fait ce qu’il est surtout, un homme de lettres.
J’expose et mets en regard ces deux manières sans avoir la prétention de les juger, ni d’assigner la préférence à l’une ou à l’autre. Ce sont les individus qui, dans le degré et la mesure où ils en jouissent, les font plus ou moins préférables et supérieures. Si dans le dernier cas, devant cette raison mobile, trempée de moquerie, chatouilleuse de bon sens et de sens malin, détachée du fond, aisément fuyante si on la presse, quelques efforts méritants, quelques nouveautés qui avaient leur prix s’émoussent, et quelques verités non essayées se découragent, combien aussi de fausses vues opiniâtres viennent échouer ! Et quand une nouveauté valable trou e grâce auprès de ce bon sens aiguisé qui la dépouille et la châtie, quand une idée véritablement neuve fait son avénement dans un esprit éminent de cette famille, oh ! alors, s’il la saisit de son propos clair et débarrassé, élégant et court (comme disait Vaugelas, comme faisait Voltaire) ; s’il l’arme de finesse, s’il la revêt de plus d’une flatteuse imagination et d’éclairs lumineux (lumina orationis) ; si surtout il la colore d’une sorte de passion sentie et la fait renaître à chaque instant avec originalité ; oh ! alors l’idée, incontestable en même temps qu’attrayante, a perdu tout aspect outré, tout jargon d’école et de système ; elle se multiplie, se féconde, s’illustre d’exemples en tous sens, s’étaye de comparaisons et de rapports ; elle a percé enfin, elle se sécularise.
Le jeune panégyriste de Montaigne, disions-nous, débuta sans témoigner de passion dominante ; je me trompe, il avait celle de la belle littérature, le culte de l’imagination, l’amour des grands écrivains et de leurs formes immortelles. Dans ses trois morceaux académiques couronnés, l’Éloge de Montaigne, le Discours sur la Critique, l’Éloge de Montesquieu, ce sentiment domine. Toutes les parties, même philosophiques et politiques, sont traitées convenablement ; l’appréciation littéraire est déjà consommée et supérieure. Ces discours, par leur façon nette, leste, piquante, et leur tour d’imagination dans la louange, rappelleraient assez le genre de Chamfort, n’était ce sentiment exquis d’admiration littéraire que le xviiie siècle n’eut jamais. La Harpe était d’un ton plus uni, moins relevé en saveur que cela.
A propos du style de Montaigne qui, parlant avec image des abeilles et de leur miel composé de mille fleurs, ajoute : « Ce n’est plus ni thym ni marjolaine ; » le panégyriste s’écrie : « Voilà tout Montaigne ! » C’est que lui-même il est de ces esprits doués comme l’abeille ; il va tout d’abord au point odorant, il extrait d’emblée la chose flatteuse. Ce n’est pas sa manière naturelle, à lui, d’entrer dans les choses par les épines ; il lui faut, pour y venir, être averti, poussé du dehors. Sa pente serait plutôt celle du poli brillant, celle des routes gazonnées et doux fleurantes. Mais ne vous hâtez pas de juger : il se fortifie avec son siècle ; il a vaincu, réparé cette disposition première contre laquelle il est en garde ; il ne lui est resté que l’agrément. Cet agrément consiste, au milieu de tant d’autres qualités sérieuses, à ne pouvoir toucher la science, traverser l’érudition, la grammaire, aucun coin aride de la critique, sans l’égayer à l’instant d’un reflet animé. Si dans Tycho-Brahé qu’il effleure, dans Leibnitz, dans Gibbon, n’importe où, à côté de lui, il y a un mot, un détail qui prête à l’imagination, à l’émotion du critique, soyez sûr qu’il ne le manque pas ; il le dégage comme le point à faire saillir et à éclairer. Avec lui jamais d’ennui ni de pesanteur.
Le Discours sur la Critique montre à quel degré le jeune écrivain en avait déjà le génie pour toute la partie du style et des convenances. Il y loue, il y distingue Marmontel et La Harpe, en homme qui au début les égale en ne leur ressemblant pas, et qui doit les faire oublier. Shakspeare y est nommé avec des restrictions, mais avec une bienveillance précoce ; c’est un germe déposé que plus tard, la saison aidant, il développera. Delille, qui vient de mourir, y reçoit de fines critiques s’exhalant dans des hommages, et cet habile et inexprimable mélange dénotait bien celui qui saurait, sans refuser l’admiration, maintenir la dignité et la malice délicate de la critique devant les poëtes. M. Villemain, qui avait lu deux ans auparavant quelque chose de son Éloge de Montaigne à une séance de l’Académie, en présence de Delille, lut, en 1814, un morceau de son Discours sur la Critique, dans une séance à laquelle assistaient les souverains alliés. Il se ressouvint honorablement, en 1824, de cette circonstance, le jour où dans sa chaire il éleva la voix pour son éloquent collègue (M. Cousin), alors prisonnier de la Prusse. Ainsi chez M. Villemain, même dans l’ordre des sentiments publics et nationaux, gradation par nuances avec les années, acquisition croissante sans rupture, modification en mieux sans disparate et sans oubli.
L’enthousiasme littéraire, le seul que nous remarquons d’abord en lui, cette espèce de religion du beau, qui de plus en plus, en avançant, se fondera sur l’histoire, sur la comparaison des littératures, sur l’expérience des hommes et de la politique, ce premier enthousiasme eut quelques inconvénients, quelques superstitions, comme tous les cultes. Je me hâte, comme on voit, d’entasser sur cette première période de M. Villemain toutes les critiques possibles, parce qu’en effet plus tard, bientôt, sa manière parfaite et achevée va échapper au jugement pour ne laisser que le charme. Un de ces inconvénients, c’est, en écrivant sur les auteurs ou en touchant certaines idées religieuses, sociales, d’être trop tenté de prendre les personnes ou les choses par leur surface embellie, par l’expression convenable et consacrée selon laquelle elles se produisent. On peut dire à certains égards qu’il y a deux littératures, comme dans les antiques écoles il y avait deux doctrines : une littérature officielle, écrite, conventionnelle, professée, cicéronienne, admirative ; l’autre orale, en causeries du coin du feu, anecdotique, moqueuse, irrévérente, corrigeant et souvent défaisant la première, mourant quelquefois presque en entier avec les contemporains. M. Villemain, plus que personne en ce temps, possède les deux. Dans sa première manière, il s’est gardé soigneusement de faire rien passer de l’une dans l’autre. Bayle et Voltaire n’en agissaient pas si discrètement. Bayle, il est vrai, qui, suivant la remarque de M. Villemain, exerçait sa critique sur l’érudition et sur la philosophie plus que sur le goût, n’y regardait pas de bien près en délicatesse, et Voltaire, par passion, se permettait souvent d’étranges familiarités. Toutefois, dans sa première manière, M. Villemain poussait trop loin le scrupule. L’habitude des discours académiques, qui consiste à revêtir, selon le précepte de Buffon, les choses particulières de termes généraux, se retrouve, à l’absence de certains détails, jusque dans le grand morceau sur Pascal des premiers Mélanges. L’anecdote de la conversation de Pascal avec M. de Saci, et celle de la roulette résolue pendant un violent mal de dents, sont indiquées par allusion et noblement, au lieu d’être expressément racontées ; ce qui pourtant mordrait bien mieux sur l’esprit du lecteur. Plus tard, dans d’admirables biographies, telles que celle de Fénelon déjà et celle de Byron enfin, dans ses cours animés d’intéressantes et nombreuses figures, dans ses deux leçons, par exemple, sur Bernardin de Saint-Pierre, M. Villemain n’a pas craint la propriété et le relief du détail ; il a semblé tout concilier. Après cela, un reste de convenance traditionnelle l’emporte encore par instants et continue de masquer certains endroits. Il s’est ressouvenu ainsi plus d’une fois qu’il parlait en Sorbonne (comme il disait), et il s’est détourné spirituellement là où son tact pouvait tout oser. Dans sa belle et récente biographie de Byron, il a évité de sonder chez le poëte la corruption du cœur et s’est rejeté vite sur la licence d’imagination, quand cette corruption trop certaine, plus approfondie, eût mieux donné à connaître, ce semble, l’abîme mystérieux du génie et les alliances contradictoires de la nature humaine. Peut-être a-t-il bien fait, et son goût supérieur l’a-t-il mieux guidé, après tout, que ne l’eût fait un amour insatiable de la réalité, lequel a aussi ses illusions et ses subtilités plus trompeuses que des explications simples. Peut-être encore est-ce devoir de ne pas tout dire sur les grands écrivains, de voiler un côté faible, petit, inutile, humain, contraire à la statue. Certes l’admiration, cette âme vivifiante de la critique et qu’il importe grandement de transmettre, y gagne ; la religion du génie n’est pas violée. Souvenons-nous que c’est dans un recueil dont la moitié appartient à la corruption et aux divulgations honteuses, que l’épigramme antique a pu dire : Hominem pagina nostra sapit.
La première partie de la carrière littéraire de M. Villemain s’étend assez naturellement jusque vers 1823 ou 1824, époque où il reprit son cours à la Faculté des lettres après diverses interruptions. En 1814, il avait quelque temps été suppléant de M. Guizot pour l’histoire moderne et avait professé sur le xve siècle. En 1815, il eut la chaire de littérature française et d’Éloquence. Le titre de sa chaire fut tout d’abord justifié par lui ; il introduisit dans la critique la vivacité, l’imagination, la biographie, l’histoire ; plus ses études s’élargirent et ses idées se fortifièrent, plus son élégante et vive parole, toujours passionnée du culte de l’esprit, grandit véritablement à l’éloquence. On n’a rien conservé des leçons de ces années. Le premier discours d’ouverture imprimé est une revue du xvie et du xviie siècle, de 1822. Engagé dans la politique avec M. Decazes, chargé en 1819 de la division des lettres au ministère de l’intérieur, et maître des requêtes, M. Villemain sortit des affaires avec son patron et donna des preuves alors de cette honorable fidélité à des amitiés politiques, qui est devenue bientôt de la fidélité à des principes115. Il ne perdit pourtant sa position de maître des requêtes qu’en 1826, destitué pour cause de manifestation au sein de l’Académie touchant la loi de la presse. Nommé conseiller d’État après la chute du ministère Villèle, il donna sa démission au 8 août. Il dut à cet apprentissage précoce des affaires sous M. Decazes ce que le grand usage du monde avait commencé de lui donner, cette merveilleuse faculté de garder, au milieu des distractions et des emplois divers, et à travers mille occupations graves ou épineuses, un esprit vif, alerte, détaché, toujours présent, jamais obscurci, tout au plus capricieux par moments et fugitif ; c’est, à lui, sa seule manière d’être préoccupé et appesanti. Ainsi rompu à tous les exercices d’intelligence et se jouant sous des contentions de divers genres, on le voit aujourd’hui à la Chambre des Pairs, au Conseil d’État, au Conseil de l’Université, dans l’administration du personnel qui lui est confié, à l’Academie enfin, être actif et suffire à tout, sans perdre une pointe de son agrément ni la moindre fraîcheur de sa littérature. Pour peu qu’on y pense, cette fleur gardée intacte n’est pas moins prodigieuse que la fermeté d’esprit d’un Cuvier écrivant de la science et de l’anatomie entre deux affaires. Chez les anciens, Cicéron, Sénèque et Pline le Jeune nous offrent seuls des exemples comparables d’une littérature à la fois si abondante et si délicate dans de pareils empêchements : frigidis negotiis, disait Pline, quæ simul et avocant animum et comminuunt. Mais Pline disait cela avec regret, avec doléance ; M. Villemain ne s’en plaint qu’à la légère, et sa littérature sans effort se joue de l’obstacle bien autrement que celle de Pline.
M. Villemain avait publié Cromwell en 1820 ; il fut reçu en 1821 à l’Académie116, y remplaçant à vingt-neuf ans M. de Fontanes. Mais c’est au pied de sa chaire que nous avons hâte de venir. Il y avait été suppléé dans ses absences par M. Jules Pierrot qui professait le seizième siècle avec sérieux et succès, et dont les leçons analysées ont été dans le temps recueillies. Une fois rentré dans ses fonctions d’enseignement, M. Villemain y demeura jusqu’en 1830. Des trois premières années, on n’a qu’un discours d’ouverture de 1824, imprimé ; vers 1826-1827, d’ingénieuses et transparentes analyses dans le Globe par M. Patin, et des souvenirs. On a gardé celui des brillantes excursions du professeur dans la littérature italienne, dans les jardins du Tasse, et, entre autres leçons, d’un dialogue supposé entre deux Italiens, dont l’un était académicien de la Crusca. M. Berryer assistait à cette plaidoirie d’un nouveau genre, et applaudissait à ces rôles singulièrement animés, à ces répliques piquantes et subtiles que se donnait tour à tour la même éloquence.
Vers 1827, par le silence à peu près absolu des autres chaires et la disette de toute parole publique dont on était affamé, par la gravité des circonstances qui allaient jusqu’à menacer l’expression de la pensée littéraire, et par les développements croissants du professeur, le Cours de M. Villemain avait pris une influence immense ; chacune de ses leçons était un événement et une fête. C’est peu après qu’on se mit à les recueillir par la sténographie. On en a cinq volumes, deux sur le moyen âge, trois sur le xviiie siècle ; un sixième volume qui complète ce siècle et en retrace le commencement, va paraître, refait de souvenir par l’auteur117. Chacun, dans cette lecture, peut apprécier la marche du critique, le procédé savant des tableaux, la nouveauté expressive des figures, cette théorie éparse, dissimulée, qui est à la fois nulle part et partout, se retrouvant de préférence dans des faits vivants, dans des rapprochements inattendus, et comme en action ; cette lumière enfin distribuée par une multitude d’aperçus et pénétrant tout ce qu’elle touche. Mais, malgré la révision de l’auteur, combien de qualités mobiles, de composés pour ainsi dire instantanés, ont disparu, ou du moins se sont modifiés en se fixant, et dont ceux qui ont assidûment entendu le maître peuvent seuls rendre aujourd’hui témoignage ! Il y a l’accent qui insinuait, le geste qui achevait, la saillie qui osait, qui se reprenait et s’apaisait aussitôt, qui, comme une vague échappée et prête à faire écume, rentrait tout à coup au sein du discours avec grâce, et la nuance de plaisir et de pensée, et l’impression née de cet ensemble ; il y a l’orateur, la merveille elle-même, comme disait moins poliment le rival vaincu du grand Athénien.
L’originalité de M. Villemain dans sa critique professée, ce qui lui constitue une grande place inconnue avant lui et impossible depuis à tout autre, c’est de n’avoir pas été un critique de détail, d’application textuelle de quatre ou cinq principes de goût à l’examen des chefs-d’œuvre, un simple praticien éclairé, comme La Harpe l’a été à merveille dans les belles parties de son Cours ; c’est de n’avoir pas été non plus un historien littéraire à proprement parler, et dans ce vaste pays mal défriché, dont on ne connaissait bien alors que quelques grandes capitales et leurs alentours, de ne s’être pas choisi un sujet circonscrit, tel ou tel siècle antérieur, y suivant pied à pied ses lignes d’investigation, y élargissant laborieusement son chemin, y instituant une littérature historique, scientifique en quelque sorte, ne reculant pas devant l’appareil de la dissertation, comme fait M. Fauriel pour prendre un excellent exemple, comme doivent faire et font les jeunes et savants professeurs qui, succédant dans la carrière à M. Villemain, veulent être originaux et utiles après lui. Son procédé est autre et tout complexe. M. Dubois dans le Globe 118 l’avait déjà très-bien démêlé. M. Villemain, nourri de l’histoire, de l’antiquité et des littératures modernes, de plus en plus attentif à n’asseoir son jugement des œuvres que dans une étude approfondie de l’époque et de la vie de l’auteur, et en cela si différent des critiques précédents qui s’en tiennent à un portrait général au plus, et à des jugements de goût et de diction, ne diffère pas moins des autres appliqués et ingénieux savants ; sa manière est libre en effet, littéraire, oratoire, non asservie à l’investigation minutieuse et à la série des faits, plus à la merci de l’émotion et de l’éloquence. L’histoire, chez lui, prête sa lumière à l’imagination, le précepte se fond dans la peinture. Cette admirable position, qu’il a tenue pendant six années ininterrompues, était singulièrement appropriée au cadre même de la Restauration, à ces générations mixtes, brillantes, excitées en tous sens, à cette jeune croisade empressée d’érudition hâtive et renaissante, d’imagination pleine d’espoir et de générosité trop tôt satisfaite ou déçue. M. Villemain, dans le domaine infini de sa connaissance littéraire, mena à sa suite et à côté de lui cette rapide jeunesse, ouvrant pour elle dans la belle forêt trois ou quatre longues perspectives, là même où les routes royales des grands siècles manquaient ; mais ces perspectives, si heureusement ouvertes par lui et qui suffisent à marquer son glorieux passage, se refermeraient derrière, si de nouveaux venus ne travaillaient à les tenir libres, à les limiter et à les paver pour ainsi dire : c’est l’heure maintenant de ne plus traverser la forêt, comme Élisabeth à Windsor, comme François Ier en chasse brillante dans celle de Fontainebleau, mais de s’y établir en ingénieurs, hélas ! et presque en géomètres, d’en mesurer les côtés et toutes les lignes.
Quel art chez M. Villemain construisait à chaque moment, soutenait et rendait vivante cette composition d’enseignement toujours libre et renouvelée ? comment cet assemblage indéfinissable de tant d’éléments divers et fugitifs ne faisait-il jamais faute, et, pareil aux divins trépieds, s’animait-il de lui-même ? comment se recréait-il sans cesse avec nouveauté et fraîcheur, après la sixième année comme au premier jour, aux regards émerveillés ? C’est là l’incomparable talent, le génie propre de M. Villemain, son art et son œuvre dans un sens aussi vrai qu’on le peut dire des poëtes.
M. Villemain, quand il écrit, gagne sans doute en perfection, en poli, en pensée plus nourrie et mieux ménagée, mais il y a quelque chose qu’il n’a plus ; quand il est lui écrivain, il n’est pas lui orateur. Le dirai-je ? il songe peut-être à trop de personnes en écrivant ; en voulant tout concilier, il se tient lui-même en échec, il s’émousse à dessein quelquefois. Le vif et le mordant de ce rare esprit, sa liberté tout entière ne se déploie ou que dans le tête-à-tête, ou que devant tous. Devant tous l’instinct l’emporte, la verve s’en mêle, le mot jaillit. Dans cette chaire où il monte avec une négligence qui, pour être extrême, n’est pas disgracieuse, dans cette chaire où il se courbe, sur laquelle il frappe, avec un manque apparent de gravité qui donne le démenti aux préceptes de Cicéron, et qui brave le deformitas agendi interdit à l’orateur, écoutez-le ! sa voix sonore et chantante avec agrément, mélodieuse et sachant les nombres, a dès l’abord tout racheté. Il se penche, il s’avance des lèvres vers l’auditoire : si le premier banc, légèrement reconnu, ne le préoccupe pas trop, ne le gêne point par quelques figures peu compatibles et contradictoires, sa parole se lance ; il s’inquiète encore de son auditoire sans doute, mais c’est de tous alors et non de quelques-uns. Son esprit alerte et souple donne sur tous les points à la fois de cette demi-circonférence qui ondule et frémit d’une rumeur flatteuse autour de lui ; il ne se tient pas serré au centre, ferme et ramassé en soi, comme Bossuet l’a dit quelque part de l’abbé de Rancé ; — non ; — il ne ramène pas à lui impérieusement son auditoire sur un point principal, autour de la monade moi, comme faisait dans sa manière différemment admirable M. Cousin : mais penché au dehors, rayonnant vers tous, cherchant, demandant alentour le point d’appui et l’aiguillon, questionnant et, pour ainsi dire, agaçant à la fois toutes les intelligences, allant, venant, voltigeant sur les flancs et comme aux deux ailes de sa pensée ; quel spectacle amusant et actif, quelle étude délicieuse que de l’entendre ! quelle révélation, pour qui sait les saisir, sur les secrets de naissance de la pensée littéraire ! Et là où il faut se souvenir, sa mémoire vaste, distincte, actuelle, et qui a un certain tour d’invention, devient un nouvel étonnement. De même que son érudition classique est sans calepin, sa mémoire d’orateur porte tout avec elle ; elle égale, je le parierais, celle d’Hortensius ; elle n’a pas l’air, je vous assure, de se rattacher du tout aux compartiments du plafond, comme Quintilien le raconte de Métrodore. Si le passage de l’auteur à citer ne se trouve pas assez tôt sous la main, elle le sait tout entier et le récite ; elle est inexorable aussi pour les mauvaises phrases et les citations moqueuses ; dans l’entraînement de la parole, à force de présence d’esprit, elle lui a joué plus d’une malice : car son irrésistible naturel s’échappe alors ; il a ce que les anciens appelaient les jeux de l’orateur (dicta, sales), l’anecdote aiguisée, la sortie imprévue, que son masque expressif et spirituel accompagne ; et si la saillie est trop forte, trop hardie (jamais pour le goût !), si elle a trop porté, il la ressaisit au vol, il la retire, et elle échappe encore ; et c’est alors une lutte engagée de la vivacité et de la prudence, un miracle de flexibilité et de contours, et de saillies lancées, reprises, rétractées, expliquées, toujours au triomphe du sens et de la grâce119.
M. Dubois, caractérisant dans le Globe cette sorte d’éblouissement causé par la parole de M. Villemain, ajoutait avec sa vivacité pittoresque de critique : « Mais lorsqu’on est aguerri au feu, si j’ose ainsi parler, c’est alors qu’on est frappé de la fécondité, de la sagacité, de l’étendue et de la justesse des vues du professeur. » Benjamin Constant, dans un charmant portrait de femme, a parlé de ces traits d’esprit, qui sont comme des coups de fusil tirés sur les idées, et qui mettent la conversation en déroute. S’il fallait s’aguerrir au feu spirituel et éblouissant de M. Villemain afin de bien saisir ce qui était derrière, l’idée et le sens du discours n’en souffraient jamais. Pour le prendre au complet et embrasser à fond toute l’étendue de ses ressources dans ce genre de composition oratoire si mobile et si mélangé, notons quatre points principaux, et comme quatre grands camps de réserve qu’il avait su asseoir à distances convenables et où il puisait sans cesse. Déjà maître de l’antiquité et des sources grecques si mal fréquentées en général, ayant derrière lui pour fond de scène ces cimes sacrées, il s’était fait dans l’étude des Pères un autre fonds d’antiquité plus rapproché, et d’une comparaison plus neuve. Introduit pour la première fois à cette lecture à l’occasion d’un Essai sur l’Oraison funèbre, qui complète l’Essai sur les Éloges de Thomas, il était tout d’abord allé, selon la nature de son esprit d’abeille, au miel contenu dans le tronc de ces vieux chênes. Il nous en a donné un extrait précieux dans d’éloquentes pages sur les Pères du Christianisme ; mais en ne cessant de les relire et de les étudier, il y découvrait chaque jour davantage, et peut-être une histoire des premières sociétes chrétiennes en pourra plus tard sortir. Voilà déjà deux belles et puissantes positions occupées par M. Villemain, l’antiquité classique et l’antiquité chrétienne : la troisième fut l’Angleterre, Milton, Shakspeare et les orateurs anglais. Ce nouveau choix est habile. L’Allemagne convenait peu à M. Villemain, il n’a pas mal fait de l’ignorer ou du moins de ne la savoir que par ouï-dire ; les questions sur ce terrain mouvant sont peu commodes à aborder ; on se perd dans des restes de Forêt-Noire. L’esprit net et concis du grand professeur y répugnait et avec raison. En transportant le débat en Angleterre, sur un sol circonscrit et autour de monuments irréguliers quelquefois, mais mesurables et visibles par tous les points, il pourvoyait à sa supériorité de critique, à sa sécurité de juge. Eh ! quel plus beau rendez-vous de discussion, quelle plus dominante vue sur les tournois littéraires du jour que les balcons de Shakspeare ! S’il n’y avait eu alors les Auger, Arnault et quelques autres, je pourrais ajouter : Quelle plus inviolable tour pour assister de haut et pour ne se mêler qu’à son heure au combat ! Enfin, comme quatrième et essentielle position, M. Villemain se porta au cœur du moyen âge par ses études sur Grégoire VII. La gloire historique, qui, d’après l’exemple d’Augustin Thierry, le tente noblement, et qui est en effet le seul vœu d’agrandissement légitime qu’il ait à former, lui suggéra ce sujet et ces travaux, d’où il retira incidemment tant de profit pour sa critique littéraire. On conçoit donc qu’avec ces quatre réserves ainsi ménagées sur une base étendue, M. Villemain, critique et professeur, pût se procurer à tout instant, de quoi qu’il s’agît, le secours de maintes comparaisons, de maints rapports piquants ou lumineux : sa célérité volait d’un camp à l’autre ; il s’y repliait sans peine au besoin, et, pour dire un mot qui n’est guère de sa langue choisie, il s’y ravitaillait toujours. Chez beaucoup de critiques de coup d’œil ferme d’ailleurs et pénétrant, les spécialités trop isolées ou trop ramassées ne donnent pas autant de champ et d’horizon. Si sur quelques-uns de ces points isolés, d’art principalement, M. Villemain ne nous semble ni assez prompt, ni assez formel, c’est que le parfait critique, comme Cicéron l’a dit de l’orateur, est impossible à trouver.
Dans le plein du succès de M. Villemain, un jour d’été de 1827, vers la fin du ministère Villèle, un auditeur s’était glissé dans la foule, quelques instants avant l’entrée du maître ; mais il s’était mal dérobé aux regards, en s’asseyant bien vite sous la statue de Fénelon. M. de Chateaubriand entendit M. Villemain parler de Milton, de ce Paradis Perdu qu’il traduit aujourd’hui, et qu’on attend. Une ou deux allusions bien naturelles et inévitables jaillirent du front du grand aveugle biblique et vinrent en plein se refléter sur celui du chantre des chrétiennes amours. Des applaudissements inextinguibles solennisèrent ce moment, où tant de jeunes yeux brillaient d’étincelles et de larmes ; c’était aussi un serment de liberté et d’avenir. La salle entière se leva, la statue de Fénelon dénonçait l’idole. Fontanes, de quelque endroit du plafond, regardait ses deux amis, et jouissait, mais s’étonnait de tant d’audace.
M. Villemain n’est pas poëte ; il a probablement fait autrefois de jolis vers latins. Je ne sais de lui que deux vers français, et encore, comme c’est un début en vers croisés, ils ne riment pas. Mais comme tous les grands critiques, il a son poëte, et ce poëte c’est M. de Chateaubriand. Après l’antiquité grecque ou chrétienne, après son moyen âge et Shakspeare, il est un lieu où M. Villemain, professeur, a toujours aimé toucher vers la fin du discours, comme on arrivait avec joie près du temple de Delphes, sur ce terrain sacré où cessaient les guerres. Tout ce culte de l’imagination, qui est la vertu, la foi, l’éloquence du critique, il le transporte, parmi les contemporains, sur M. de Chateaubriand. M. de Lamartine seul a partagé quelquefois les honneurs de ces citations toujours certaines et applaudies. M. Villemain aime donc M. de Chateaubriand, et c’est un trait de son talent de critique. On est heureux, dit-il, de le connaître, de vivre de son temps. On comparait je ne sais plus quel style de nos jours à celui-là : « Oh ! ne touchez pas, » s’écria-t-il, « aux armes de Roland. » Après quelque intervalle, quelque refroidissement peut-être, dû à la politique, à la première rencontre, en entendant de nouveau des accents de cette prose cadencée dont parla si bien Fontanes, tout est oublié, tout se ravive ; l’admiration refleurit plus jeune. Il dirait volontiers, comme Pline : « Mais ne serait-ce pas une indignité, qu’on ne pût admirer à son aise et tout haut un homme digne d’admiration, parce qu’il nous arrive de le voir, de le connaître et de le posséder ? »
Je ne crois pas inutile de noter quel fut le rapport exact de M. Villemain avec les jeunes écoles dites romantiques, qu’il côtoya sans trop les coudoyer jamais, et en les accostant quelquefois. Le Globe, par M. Dubois et quelques autres, épousait tout à fait M. Villemain, et paraissait s’entendre avec lui sur la mesure des renouvellements et le maintien de l’art. Mais M. Villemain se détachait nettement de ceux du Globe qui parlaient avec peu de révérence de la langue courtisanesque de Louis XIV, qui traitaient cavalièrement le grand style de Bossuet, et faisaient bon marché de l’originalité française. Il les a réfutés plus d’une fois indirectement, et, dans ses belles leçons sur le xviie siècle, il fut constamment préoccupé de parer à la familiarité de leurs paradoxes. Sa méthode en ces occasions était merveilleuse d’habileté et de goût : il avançait toujours en paraissant n’être que sur la défensive. Ses bons alliés les classiques n’ont jamais fait tant de chemin en un jour que quand il tient pour eux. Mais ses adversaires n’y gagnaient pas ; sa critique avisée et flexible s’emparait, se prévalait avec tant de célérité de ce qu’il y avait d’incontestable alentour, qu’elle semblait l’avoir pensé en même temps ; sa concession se dérobait derrière une objection presque toujours évidente et qui portait coup. J’ai remarqué cela ailleurs encore, dans sa causerie, à propos surtout des discussions du romantisme poétique. Quand il vous combat, magicien habile qu’il est, par un aimant secret et invisible, il attire à lui tout l’or de votre armure ; il ne vous reste, si vous n’y prenez garde, que l’étain et le cuivre. Toute la part de bonnes raisons que vous aviez a passé chez lui, tant il est prompt à entendre, à devancer, et vous êtes réduit à l’assertion absurde. Cette école du romantisme poétique ne fut d’ailleurs qu’à peine touchée dans son Cours ; il l’éluda dans sa charmante et judicieuse leçon sur André Chénier. Il l’a éludée depuis dans son article sur M. Nisard, où la question revenait se poser▶. Il fut d’ordinaire, à l’égard de cette tentative, non répulsif, attentif plutôt, bienveillant, légèrement douteur, ou même moqueur avec grâce. S’il lui arrivait de s’écrier comme Pline, dont j’aime à citer le nom près de lui : « Magnum proventum poetarum annus hic attulit. Cette année a fourni une ample moisson de poëtes, » ce serait avec un sourire d’aimable raillerie, et non en homme qui se pique de faire et de réciter à son tour des hendécasyllabes. La suite n’a pas donné tort à sa justesse prudente : mais n’aurait-il pu cependant se prononcer un peu plus sans mécompte ? Au reste, ce rôle de critique actuel, de journaliste contemporain, siérait mal à un maître illustre ; il a mieux à faire qu’à s’employer à ces fatigues d’éclaireur, à ces hasards d’avant-garde. Quand il a écrit dans les journaux, soit en littérature, soit en politique, il y a moins réussi qu’en tout autre genre. Il improvise en parole, mais il n’improvise pas au courant et à la pointe de la plume. Bien que la facilité d’exécution soit un des caractères de ses pages les plus achevées, la négligence forcée, et l’audace agressive, et le diagnostic décisif et souvent scabreux de la polémique politique ou de la critique littéraire courante, ne sont pas son fait. A lui la richesse qui ne trompe pas. Son inspiration, sa gloire, c’est d’étudier, de ranimer et d’éclairer les monuments accomplis des âges.
Je lui reprocherai pourtant, dans les belles routes où il marche, et sur un exemple récent, cette inclination partiale à guider son cortége vers les génies les plus fréquentés, et son faible de consulter d’avance, et de ne jamais étonner ni redresser, dans ses jugements sur les poëtes, les sentences de la faveur populaire. En son bel article sur Byron, déjà cité, il offense, il évince presque en deux mots du rang des vrais poëtes le tendre et profond Cowper, le sublime Wordsworth ; il les rejette négligemment parmi les esprits singuliers et maladifs, êtres sans puissance sur l’imagination des autres hommes. Pour nous, aux yeux de qui Byron, si nettement saisi par M. Villemain, ne semble pas moins singulier qu’eux et moins bizarre, nous souffrons d’une dispensation si inégale de la part du critique fait pour donner la loi à ces Ombres flottantes du public des poëtes, encore plus que pour la suivre. Non, l’auteur de Michaël ou du Vieux Mendiant du Cumberland (pour prendre au hasard de courts et enchanteurs poëmes) n’est pas inférieur à Byron en génie simple, en peinture naturelle et profonde, comme il l’est en gloire.
Non, dans les arts, dans la poésie, non plus qu’en diverses matières humaines, le succès n’est pas la bonne mesure, et l’applaudissement soudain, décerné à bon droit à quelques-uns, ne prouve pas contre la lutte ou l’isolement prolongé de quelques autres. Les beaux-arts et la poésie, dans toute une partie essentielle, sont et doivent être des industries singulières et par un coin secrètes, des initiations, à certains égards, d’esprits merveilleux, des savoir-faire dédaliens, où n’atteint pas le grand nombre, mais à quoi il finit par croire, sur la foi de son impression sans doute, mais de son impression dirigée et quelquefois créée par les critiques et connaisseurs. A cela M. Villemain, entre autres raisons plausibles, aura à répondre que de telles distinctions, en les supposant quelque peu vraies, sont du cabinet et de l’atelier bien plus que de la large scène de l’enseignement, et qu’elles s’adaptent mal au point de vue de la critique distribuable à tous et de l’amphithéâtre.
J’en finis avec ces chicanes qui ne portent, on le voit, que sur des détails très-secondaires dans le développement et l’œuvre si riche de M. Villemain. A qui conviendrait-il mieux d’en reconnaître l’influence et le profit, qu’à nous en particulier, qui de plus, dans notre faible rôle, l’avons rencontré toujours si ami, si indulgent ? Combien de fois, au temps même de ces Cours nourrissants où nous nous rafraîchissions avec toute la jeunesse, vers 1829, encore émus de sa parole que nous venions de quitter si éloquente, ne l’avons-nous pas retrouvé, esprit tout divers et inépuisable de grâce dans des causeries nouvelles ? J’ai souvenir de quelques promenades d’alors et de bien des discours sensés, fleuris, mélancoliques un peu, car il était triste, par ses yeux souffrants encore, par les désirs contrariés d’un bonheur qu’il a depuis trouvé dans le mariage, par les circonstances publiques enfin. Ce n’était ni verve ni saillie éblouissante, mais quelque chose de plus doux ; une pensée perpétuelle sans effort, de l’animation sans fumée ni flamme, la proportion juste des idées, chaque objet saisi à son point et avec détachement, tout le nonchaloir des loisirs. Des souvenirs bien assortis, des citations piquantes ornaient le sérieux sans le rompre. Rencontrait-on en passant des roses odorantes, il lui échappait quelque distique de Martial sur les roses120, et l’entretien reprenait, assez pareil, je me figure, si on avait su y donner la réplique, à ces belles formes de conversations morales, entremêlées aussi de vers, qu’affectionne Cicéron, pendant les intervalles du Forum, pendant les heures tristes de la patrie.
M. Villemain n’a pas fondé d’école, à proprement parler. Ce mélange, cette construction élégante et savante d’idées, de faits nombreux, d’aperçus et de rapprochements, n’avait d’unité qu’en lui, et s’est comme dispersée au moment où il s’est tu. Mais tous ceux qui en étaient dignes y ont participé par quelque endroit précieux, et quiconque l’a entendu est son élève. Parmi les hommes qui, presque contemporains de M. Villemain, semblent briller d’une nuance radoucie de son talent, je ne veux pourtant pas oublier ici un maître bien goûté de ceux qui l’approchent, et qui soutient une partie du difficile héritage. M. Patin, qui analysait le Cours de M. Villemain dans le Globe, qui débuta après lui par des couronnes académiques, a porté dans la poésie latine qu’il professe un sel délicat et rare, une urbanité élégante et simple, une aménité de parole où l’art disparaît, pour ainsi dire, dans une décence naturelle. On peut apprécier par lui certaines qualités fines de M. Villemain, qui se trouvent là comme séparées. Pour se dire combien M. Villemain tranche par sa critique avec la manière et le fond de l’école philosophique du xviiie siècle, qu’on essaye de comparer un moment M. Patin, dans sa fleur de Grèce et de Fénelon, avec les procédés et les inspirations de Victorin Fabre, dernier élève sérieux de l’autre école121.
Le discours que M. Villemain a mis en tête du Dictionnaire de l’Académie touche à une infinité de questions, les ◀pose▶ et les retourne sans avoir la prétention de les vider : ce n’est pas à dire pour cela qu’il les éclaire moins. Ce discours devra donc fournir matière à plus d’une discussion approfondie dont nous ne nous sentons pas ici le goût ni la force. Les uns trouveront que l’auteur a trop peu accordé aux conjonctures politiques dans la fixation d’une langue, et trop à un certain sens intérieur, à une âme formatrice, non définie. Les autres lui contesteront la préférence décidée qu’il décerne à la prose du xviie siècle sur celle du xviiie , et en général au premier grand siècle des littératures sur le second. Il y en a qui lui reprocheront d’avoir trop médit du fond actuel de la langue, de s’être trop méfié de ses ressources, d’avoir fait trop facile part à une dure nécessité de décadence. On pourra trouver encore qu’il s’est complu à élever un péristyle bien svelte et bien gracieux, en tête d’un Dictionnaire qui, par sa nature, est plutôt un produit et un meuble volumineux d’utilité qu’un monument. Ce qui demeure pour nous certain, c’est que si M. Villemain n’a pas fait une dissertation, mais un composé, comme l’est en général sa critique, de vues, de traits choisis, d’anecdotes significatives, d’inductions arrêtées à temps, il n’a jamais réussi mieux, et n’a nulle part plus ingénieusement combiné les connaissances de tous genres, les ménagements intelligents et les prévisions insinuantes. Il y a dans ce petit chef-d’œuvre quelque chose du secret des artistes, l’arrangement qui échappe à toute décomposition, cet enchâssement créateur que les anciens comparaient volontiers au bouclier de Minerve. L’impression que je tire de cette lecture, c’est que, quand le fond de la langue est chaque jour remué, grossi, déplacé, quand la synonymie inutile y abonde, quand les disparates de tous genres et mille affluents peu limpides s’y dégorgent, qu’importe ? l’exception est toujours possible, et il y a raison de plus, aux esprits qui ont le sentiment éveillé, de se garantir près des sources, et de combattre, non en prêchant, mais en pratiquant. Dix justes sauvaient une ville : un pareil nombre de bons, et, s’il se peut, d’excellents écrivains, ne suffirait-il pas à sauver une époque ? Travaillons donc, selon notre mesure, à approcher de ceux-là ; travaillons à en être, à garder l’art, le style, le bien-dire. C’est une belle tâche à remplir encore, sentant sur soi, comme on fait, le poids du passé, autour de soi la confusion et la cohue du présent, puis hors de là, en avant, au loin, les incertitudes d’un avenir également inquiétant et redoutable, soit qu’il aille en cela à un déclin qui saura mal discerner, soit qu’il doive ressaisir une gloire nouvelle qui éteindra son aurore.