(1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Correspondance de Voltaire avec la duchesse de Saxe-Golha et autres lettres de lui inédites, publiées par MM. Évariste, Bavoux et Alphonse François. Œuvres et correspondance inédites de J-J. Rousseau, publiées par M. G. Streckeisen-Moultou. — II » pp. 231-245
/ 1745
(1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Correspondance de Voltaire avec la duchesse de Saxe-Golha et autres lettres de lui inédites, publiées par MM. Évariste, Bavoux et Alphonse François. Œuvres et correspondance inédites de J-J. Rousseau, publiées par M. G. Streckeisen-Moultou. — II » pp. 231-245

II

Le plus curieux morceau du volume, et dont le passage principal était déjà connu par un écrit de M. Gaberel, est un songe allégorique sur la Révélation, qui nous montre Rousseau dans toute la ferveur de son enthousiasme religieux. Quelle est au juste la portée de cet essai ? N’est-ce qu’une répétition nouvelle, une reprise, sous forme poétique, des idées exposées dans la profession de foi du vicaire savoyard ? Est-ce, au contraire, une preuve que l’auteur a varié dans ses idées, et qu’il a fait un pas, au-delà de la profession du vicaire, vers un christianisme plus positif ? Je ne crois pas que la lecture du morceau dans toute son étendue autorise cette dernière conclusion ; il est cependant certain qu’on a droit, après l’avoir lu, de se prononcer plus fortement que jamais en faveur des tendances religieuses du philosophe, et qu’on peut le compter sans exagération parmi ceux qui, toute orthodoxie mise à part, ont été chrétiens d’instinct, de sentiment et de désir. Ce n’est pas jouer sur les mots que de dire qu’au milieu de son siècle et entre les philosophes ses contemporains, Rousseau a été relativement chrétien.

Le caractère le plus remarquable de ce morceau tout sentimental et poétique et nullement dogmatique, c’est peut-être qu’il ne conclut pas, et qu’il laisse conjecturer tout ce qu’on voudra sur la pensée finale de l’auteur ; il laisse chacun rêver à son gré sur l’état d’âme définitif que cela suppose. Le rêver est bien, en effet, ce que Rousseau préfère à tout et ce que le plus volontiers il suggère.

Buffon, dans un admirable récit philosophique, a supposé le premier homme s’éveillant à la vie et rendant compte de ses premiers mouvements, de ses premières sensations, de ses premiers jugements. Jouffroy, dans un récit moral célèbre, a fait parler le philosophe durant cette veille pleine d’angoisses, dans cette première nuit de doute et de trouble, où le voile du sanctuaire se déchire tout d’un coup devant ses yeux et où il cesse d’être un croyant. Rousseau, dans le récit qui nous occupe, s’est attaché à montrer, durant une belle nuit d’été, le premier homme qui s’avisa de philosopher et de réfléchir, et il a prêté à cette philosophie naissante tout le charme, au contraire, de l’admiration et de la foi, toute l’ivresse d’un premier ravissement :

Ce fut durant une belle nuit d’été que le premier homme qui tenta de philosopher, livré à une profonde et délicieuse rêverie et guidé par cet enthousiasme involontaire qui transporte quelquefois l’âme hors de sa demeure et lui fait, pour ainsi dire, embrasser tout l’univers, osa élever ses réflexions jusqu’au sanctuaire de la nature et pénétrer, par la pensée, aussi loin qu’il est permis à la sagesse humaine d’atteindre.

La chaleur était à peine tombée avec le soleil ; les oiseaux, déjà retirés et non encore endormis, annonçaient, par un ramage languissant et voluptueux, le plaisir qu’ils goûtaient à respirer un air plus frais ; une rosée abondante et salutaire ranimait déjà la verdure…

Ici une de ces descriptions naturelles dont il a le premier dans notre littérature donné le parfait exemple, mais où il a été depuis surpassé par ses grands disciples, par Bernardin de Saint-Pierre, par Chateaubriand, par George Sand, tous bien autrement particuliers, nuancés et neufs, et qui ne se contentent pas de peindre la nature en traits généraux devenus trop aisément communsy ; — et il continue :

À ce concours d’objets agréables, le philosophe, touché comme l’est toujours en pareil cas une âme sensible où règne la tranquille innocence, livre son cœur et ses sens à leurs douces impressions : pour les goûter plus à loisir, il se couche sur l’herbe, et appuyant sa tête sur sa main, il promène délicieusement ses regards sur tout ce qui les flatte. Après quelques instants de contemplation, il tourne par hasard les yeux vers le ciel, et à cet aspect qui lui est si familier et qui pour l’ordinaire le frappait si peu, il reste saisi d’admiration, il croit voir pour la première fois cette voûte immense et sa superbe parure…

Ici toute une description encore : spectacle des cieux, le couchant enflammé, la lune qui se lève à l’orient, les astres innombrables qui roulent en silence sur nos têtes, l’étoile polaire qui semble le pivot fixe de toute la révolution céleste ! D’où vient cet ordre ? d’où viennent ces mouvements ? qui donc les a établis ? Et sur la terre même, d’où vient la succession, la régularité des saisons ; et dans les végétaux, dans les corps organisés, cet ensemble de lois mystérieuses et manifestes qui y président et qui constituent la vie ; et ces mouvements d’un ordre supérieur et singulier, cette activité spontanée des animaux ; et nos propres sensations à nous, et ce pouvoir de penser, de vouloir et d’agir que je sens en moi ? Telle est la série de questions que s’adresse le premier philosophe. Il essaye, pour y répondre, d’hypothèses diverses : l’arrangement fortuit, la nécessité du mouvement de la matière, l’infinité de combinaisons possibles dont une a réussi… Il hésitait, il commençait à se troubler : placé entre des explications incomplètes et des objections sans réplique, il allait, s’il n’y prenait garde, trop accorder à la raison, au raisonnement ; il sentait poindre l’orgueil en même temps que s’accroître les obscurités, quand tout à coup… mais laissons-le parler lui-même sa plus belle langue :

Quand tout à coup un rayon de lumière vint frapper son esprit et lui dévoiler ces sublimes vérités qu’il n’appartient pas à l’homme de connaître par lui-même et que la raison humaine sert à confirmer sans servir à les découvrir. Un nouvel univers s’offrit, pour ainsi dire, à sa contemplation : il aperçut la chaîne invisible qui lie entre eux tous les êtres ; il vit une main puissante étendue sur tout ce qui existe ; le sanctuaire de la nature fut ouvert à son entendement, comme il l’est aux intelligences célestes, et toutes les plus sublimes idées que nous attachons à ce mot Dieu se présentèrent à son esprit. Cette grâce fut le prix de son sincère amour pour la vérité et de la bonne foi avec laquelle, sans songer à se parer de ses vaines recherches, il consentait à perdre la peine qu’il avait prise et à convenir de son ignorance plutôt que de consacrer ses erreurs aux yeux des autres sous le beau nom de philosophie. À l’instant, toutes les énigmes qui l’avaient si fort inquiété s’éclaircirent à son esprit : le cours des cieux, la magnificence des astres, la parure de la terre, la succession des êtres, les rapports de convenance et d’utilité qu’il remarquait entre eux, le mystère de l’organisation, celui de la pensée, en un mot le jeu de la machine entière, tout devint pour lui possible à concevoir comme l’ouvrage d’un Être puissant directeur de toutes choses ; et s’il lui restait quelques difficultés qu’il ne pût résoudre, leur solution lui paraissant plutôt au-dessus de son entendement que contraire à sa raison, il s’en fiait au sentiment intérieur qui lui parlait avec tant d’énergie en faveur de sa découverte, préférablement à quelques sophismes embarrassante qui ne tiraient leur force que de la faiblesse de son esprit.

Dans son ravissement, dans l’admiration qui le pénètre jusqu’au fond de l’âme et qui déborde, le philosophe, à ce moment, se prosterne la face contre terre et adresse à l’Être divin un hommage, un hymne ardent et pur, qui ne diffère en rien d’une prière. Il se relève le cœur plus embrasé que jamais, et cette joie épurée qu’il éprouve, cette clarté qui l’inonde, il veut la communiquer à ses semblables ; il a soif de les y faire participer et de leur porter, avec l’explication du mystère de la nature, la loi du maître qui la gouverne, loi de justice, de solidarité de fraternité, soumission dans les traverses de cette courte vie, espoir et foi dans une vie meilleure. La nuit paraît bien longue à son impatience ; il n’attend que le retour du soleil. Cependant, fatigué à la fin de tant d’émotions et de pensées, il s’est endormi, et durant son sommeil il a un songe. C’est dans ce songe qu’il va voir figurer les religions diverses, depuis les plus grossières jusqu’à la plus pure, depuis les formes les plus brutales du naturalisme et de la sensualité jusqu’à la révélation de la parole la plus simple, la plus divine, la plus humaine, celle du sermon sur la montagne. Qu’a prétendu signifier Rousseau par cette distinction de ce que son philosophe voit en songe et de ce qu’il avait conçu durant sa veille ? A-t-il voulu faire entendre qu’entre la première manière de comprendre l’Être divin et toutes les autres il y a précisément toute la distance de la vérité à la fiction, et qu’un seul et même voile d’illusion, sauf la juste différence du plus au moins, s’étendra indistinctement sur tout ce qui sera vu dans le songe ? A-t-il voulu simplement marquer que la nature humaine et l’esprit humain ne comportent la première manière de voir que chez un petit nombre d’individus, et que l’histoire n’admet point le triomphe de la philosophie pure ? Ce qu’on a droit de faire observer, c’est qu’en supposant que le morceau soit terminé (et j’aime à croire qu’il l’est), rien ne vient à l’appui d’une interprétation défavorable le moins du monde à la révélation dernière, et que la fin du songe, au contraire, s’élève et atteint à un tel degré de sérénité morale et de beauté, qu’il ne tient qu’à nous d’y voir le couronnement et le perfectionnement sublime, la divine transfiguration de la philosophie simple et nue. En un mot, Rousseau ne fait dans ce morceau que mettre en action et commenter sous forme dramatique cette parole de la profession de foi du vicaire : « Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu. » Et s’il conclut encore moins dans le songe que dans les pages de l’Émile, s’il n’éveille pas son philosophe pour tirer de lui un dernier mot, c’est qu’il n’a pas voulu le lui faire dire, c’est qu’il n’a pas osé conclure, et qu’il a reculé devant toute parole qui ne serait pas un hommage au Christ. Il a cru ce jour-là par le cœur, et il n’a rien voulu ajouter qui démentît ou affirmât cet acte de foi et d’effusionz. — Telle est du moins mon impression, qui s’accorde assez bien, ce me semble, avec l’interprétation de M. Gaberel.

Après cela, je ne veux pas exagérer le mérite littéraire du morceau. Le songe du philosophe, dans lequel il se croit transporté au milieu d’un édifice immense surmonté d’un dôme éblouissant que soutiennent sept statues colossales au lieu de colonnes, les sept statues représentant chacune la divinisation monstrueuse de l’un des sept péchés capitaux, — ce songe, dans tout son détail emphatique et concerté, me rappelle certaines allégories des Paroles d’un croyant. Il n’y a rien là qui doive étonner ; le maître, comme par anticipation, s’est mis cette fois à ressembler au disciple : cela arrive parfois aux maîtres. Rien ne ressemble à du mauvais ou à du médiocre Rousseau comme du bon Lamennais. Il y a tel passage du songe, celui-ci, par exemple : « L’autel qui s’élevait au milieu du temple se distinguait à peine au travers des vapeurs d’un encens épais qui portait à la tête et troublait la raison… L’appareil d’un continuel carnage environnait cet autel terrible… Tantôt on précipitait de tendres enfants dans des flammes de bois de cèdre, tantôt, etc., etc. », il y a, dis-je, tel de ces passages qui me fait m’écrier : Ô Rousseau, ô Lamennais, lequel des deux a imité l’autre ? L’entrée d’un petit vieillard d’assez chétive mine dans le temple, l’adresse qu’il met à se faire admettre, à se faufiler, les airs d’aveugle qu’il se donne, puis, tout d’un coup, dès qu’il se voit à portée de l’autel, son brusque élan, son attaque à la statue de la Superstition ou du Fanatisme dont il déchire le voile, tout cela est ingénieux et symbolise bien Socrate ; mais ce Socrate lui-même, en mourant victime de son zèle pour la vérité, n’adresse-t-il pas à cette statue odieuse qu’il n’a pu que dévoiler sans la renverser, une espèce d’hommage un vœu de sacrifice : est-ce ironie ? n’est-ce pas un reste de faiblesse ? — C’est alors que le vrai miracle commence : une voix se fait entendre dans les airs annonçant distinctement le fils de l’homme. Il apparaît, il est sur l’autel sans qu’on l’y ait vu monter :

Alors levant les yeux, il (le songeur) aperçut sur l’autel un personnage dont l’aspect imposant et doux le frappa d’étonnement et de respect : son vêtement était populaire et semblable à celui d’un artisan, mais son regard était céleste ; son maintien modeste, grave et moins apprêté que celui même de son prédécesseur (Socrate), avait je ne sais quoi de sublime, où la simplicité s’alliait à la grandeur, et l’on ne pouvait l’envisager sans se sentir pénétré d’une émotion vive et délicieuse qui n’avait sa source dans aucun sentiment connu des hommes, « Ô mes enfants, dit-il d’un ton de tendresse qui pénétrait l’âme, je viens expier et guérir vos erreurs ; aimez celui qui vous aime et connaissez celui qui est ! » À l’instant saisissant la statue, il la renversa sans effort, et montant sur le piédestal avec aussi peu d’agitation, il semblait prendre sa place plutôt qu’usurper celle d’autrui. Son air, son ton, son geste, causaient dans l’assemblée une extraordinaire fermentation ; le peuple en fut saisi jusqu’à l’enthousiasme, les ministres en furent irrités jusqu’à la fureur ; mais à peine étaient-ils écoutés. — L’homme populaire et ferme, en prêchant une morale divine, entraînait tout : tout annonçait une révolution ; il n’avait qu’à dire un mot, et ses ennemis n’étaient plus. — Mais celui qui venait détruire la sanguinaire intolérance n’avait garde de l’imiter, il n’employa que les voies qui convenaient aux choses qu’il avait à dire et aux fonctions dont il était chargé ; et le peuple, dont toutes les passions sont des fureurs en devint moins zélé et négligea de le défendre en voyant qu’il ne voulait point attaquer. Après le témoignage de force et d’intrépidité qu’il venait de donner, il reprit son discours avec la même douceur qu’auparavant ; il peignit l’amour des hommes et toutes les vertus avec des traits si touchants et des couleurs si aimables que, hors les officiers du temple, ennemis par état de toute humanité, nul ne l’écoutait sans être attendri et sans aimer mieux ses devoirs et le bonheur d’autrui. Son parler était simple et doux, et pourtant profond et sublime ; sans étonner l’oreille, il nourrissait l’âme : c’était du lait pour les enfants et du pain pour les hommes. Lui ployait le fort et consolait le faible, et les génies les moins proportionnés entre eux le trouvaient tous également à leur portée ; il ne haranguait point d’un ton pompeux, mais ses discours familiers brillaient de la plus, ravissante éloquence, et ses instructions étaient des apologues, des entretiens pleins de justesse et de profondeur. Rien ne l’embarassait ; les questions les plus captieuses avaient à l’instant des solutions dictées par la sagesse ; il ne fallait que l’entendre une fois pour être persuadé : on sentait que le langage de la vérité ne lui coûtait rien, parce qu’il en avait la source en lui-même.

Ainsi finit cet étrange et très éloquent morceau. Chacun reste juge. Une question s’est élevée, à laquelle on ne s’attendait pas. Un homme d’esprit dont j’entretenais assez récemment nos lecteurs, l’auteur de la Littérature française à l’étranger, M. Sayous, a cru voir dans cette dernière page une confirmation de la manie de Rousseau, qui consistait à se représenter comme la victime de persécutions sans nombre : « Dans ce fragment, dit M. Sayous, Rousseau trace de sa plume éloquente un tableau de la venue du Christ où la figure du Christ est peinte avec amour : pour ce portrait du juste persécuté, c’est Rousseau lui-même qui a posé devant le peintre ; on ne peut s’y tromper. » Mille pardons : Rousseau a pu être troublé dans sa raison et se montrer maniaque assez d’autres fois, mais il ne l’a pas été ce jour-là, et j’ai beau prendre tous mes verres de lunettes, il m’est impossible de voir dans la belle page de Rousseau autre chose que le plus sincère hommage rendu à ce qu’il a appelé ailleurs « la sainteté de l’Évangile ».

Ce volume nous offre ailleurs bien assez d’autres preuves de la disposition ombrageuse et du mal croissant de Rousseau. Ce mal était tout dans sa tête, non dans son cœur. À peine, dans sa vie errante, commençait-il à être installé quelque part, qu’il se croyait en butte à des poursuites, à des curiosités intéressées et malignes, à un espionnage continuel : la misérable compagne qu’il s’était donné avait l’art, selon qu’elle se déplaisait plus ou moins vite dans un lieu, d’entretenir et d’exciter ces inquiétudes qui avaient parfois des redoublements où toute la raison menaçait de périr. Mais aussi que de bons intervalles lucides ! Il revenait alors, il rétractait ses préventions et ses injustices, il demandait pardon à ceux qu’il avait soupçonnés. Plusieurs lettres, publiées ici, font foi de ce scrupule délicat : « M. d’Alembert m’a fait saluer plusieurs fois, écrivait-il à Watelet (1764) ; j’ai été sensible à cette bonté de sa part. J’ai des torts avec lui, je me les reproche ; je crains de lui avoir fait injustice, et je n’ai sûrement pas le cœur injuste ; mais j’avoue que des malheurs sans exemple et sans nombre, et des noirceurs d’où j’en craignais le moins, m’ont rendu défiant et crédule sur le mal. En revanche, je ne crains ni d’avouer mes erreurs, ni de réparer mes fautes… » Le sentiment qu’inspire la lecture suivie des lettres et pensées qu’on trouve ici rassemblées telles quelles, est celui d’une pitié profonde. Après sa fuite de Motiers, après sa tentative manquée d’établissement en Angleterre, revenu en France, réfugié pendant quelque temps à Trie sous la protection du prince de Conti, il s’alarme, il se figure que la main du maître est insuffisante à le soutenir contre le mauvais vouloir des subalternes ; déjà il lit dans la contenance des habitants que la conjuration tramée contre lui opère : ce ne sont qu’allées et venues souterraines ; que va-t-il sortir des conseils caverneux de ces taupes ? Pour lui, il ne demande au petit nombre d’amis qu’il conserve encore que de l’éclairer sur son état, de lui dire ce qu’il lui est permis ou prescrit de faire :

Puis-je me choisir une demeure au loin dans le royaume ? Ferais-je mieux d’en sortir ? On m’a laissé entrer paisiblement ; je puis du moins espérer qu’on me laissera sortir de même. Mais comment ? par où ? Je ne demande qu’à obéir ; qu’on me dise seulement ce que je dois faire, car, durant ma malheureuse existence, je ne puis pas m’empêcher d’être quelque part, mais rester ici ne m’est pas possible, et je suis bien déterminé, quoi qu’il arrive, à ne plus essayer de la maison d’autrui. Une circonstance cruelle est l’entrée de l’hiver pour aller au loin, dans mon état, chercher un gîte. Mon jeune ami (il écrit à son compatriote Coindet, employé à Paris chez M. Necker), mon jeune ami, plaignez-moi ; plaignez cette pauvre tête grisonnante qui, ne sachant où se poser, va nageant dans les espaces, et sent pour son malheur que les bruits qu’on a répandus d’elle ne sont encore vrais qu’à demi.

On le voit, lui-même il n’est pas sans avoir conscience d’une partie de sa folie. Il cherche par moments à mesurer le progrès de ce mal bizarre, qui entamait si avant sa raison sans altérer sensiblement son talent. Il voudrait bien pouvoir ne le reléguer que dans les dehors de la place, dans ce qu’on appelle humeur : « Mes malheurs, mon cher Coindet, n’ont point altéré mon caractère, mais ils ont altéré mon humeur et y ont mis une inégalité dont mes amis ont encore moins à souffrir que moi-même. » Avant d’en venir à se croire l’objet de cette conspiration générale qui paraît avoir été son idée fixe depuis 1764-1766, il avait passé par bien des degrés. Il y avait loin encore de l’âme tendre, jalouse, exigeante, susceptible, dévorée d’un immense besoin de retour, de celui qui disait : « J’étais fait pour être le meilleur ami qui fût jamais, mais celui qui devait me répondre est encore à venir », il y avait loin de cette âme seulement refoulée et douloureuse à celle qui devait tourner toute chose en poison, à ce Jean-Jacques, par exemple, qui, en apprenant la mort de Louis XV, s’écriait : « Ah ! mon Dieu ! que j’en suis fâché ! » Et comme on lui demandait pourquoi, et ce que cela lui faisait : — « Ah ! répliqua-t-il, il partageait la haine que la nation m’a jurée, et maintenant me voilà seul à la supporter ! »

Et cependant Rousseau eut jusqu’à la fin des moments de bonheur et d’intime jouissance ; il aimait, il sentait trop vivement la nature pour haïr la vie ; et s’il était besoin d’un témoignage pour prouver que la vie, somme toute, est bonne, si après le bûcheron de La Fontaine, après l’heureux Mécénas, après l’ombre d’Achille qu’Homère nous a montrée dans la prairie d’Asphodèle redésirant à tout prix la lumière du jour, il fallait quelqu’un qui renouvelât ce même aveuaa, ce n’est pas à un autre qu’à Rousseau, à cet aîné de Werther, à cet oncle de René, que nous l’irions demander. Écoutez-le, l’éloge dans sa bouche a tout son prix :

Consumé d’un mal incurable qui m’entraîne à pas lents au tombeau, je tourne souvent un œil d’intérêt vers la carrière que je quitte ; et, sans gémir de la terminer, je la recommencerais volontiers. Cependant, qu’ai-je éprouvé durant cet espace qui méritât mon attachement ? — Dépendance, erreurs, vains désirs, indigence, infirmités de toute espèce, de courts plaisirs et de longues douleurs, beaucoup de maux réels et quelques biens en fumée. Ah ! sans doute, vivre est une belle chose, puisqu’une vie aussi peu fortunée me laisse pourtant des regrets.

S’il ne haïssait point la vie à laquelle cependant il imputait tant de maux, il ne haïssait pas non plus la France, sa vraie patrie, celle qui était la plus faite pour le goûter et le comprendre ; il écrivait :

Les Français ne me haïssent point, mon cœur me dit que cela ne peut pas être. Je n’impute pas à la France les outrages de quelques écrivains que son équité condamne et que son urbanité désavoue. Les vrais Français n’écrivent point de ce ton-là, surtout contre des infortunés ; ils m’ont maltraité sans doute, mais ils l’ont fait à regret. L’affront même qu’ils m’ont fait m’a moins avili que les soins qui l’ont réparé ne m’honorent.

Aussi est-ce la France, est-ce Paris, le lieu du monde où il est le plus aisé de se passer de bonheur, qu’il avait choisi pour y achever de vieillir et de souffrir. Il y était l’objet des respects de tous et en particulier l’idole de la jeunesse.

J’aime, en tout sujet que je traite, à augmenter, quand je le puis, ne fût-ce que d’un grain, le trésor de la tradition. Voici à ce propos une jolie histoire sur Jean-Jacques à Paris, sur celui des toutes dernières années ; on me l’a contée, et je la raconte à mon tour dans les mêmes termes.

Un jeune homme faisait la cour à une jeune fille aussi distinguée par l’esprit que par le caractère. Il se destinait à la carrière des Eaux et forêts ; il devait acheter une charge. Elle lui dit un jour : « Connaissez-vous M. Rousseau ? » — « Non. » — Comment peut-on être homme, avoir vingt-cinq ans et ne pas connaître Rousseau ? »

Il résolut alors de tout faire pour connaître celui dont la vue était un gage d’estime auprès de celle qu’il aimait : il s’informe, il court rue Plâtrière, monte au quatrième et frappe. Un vasistas s’ouvre et une figure désagréable paraît. « M. Rousseau ? » — « Il n’y est pas. » Et le vasistas de se fermer.

Il raconte sa mésaventure. Mais, lui dit-on, M. Rousseau copie de la musique. Vite, il s’empresse de retourner rue Plâtrière, avec de la musique à copier. Même manège ; le guichet s’ouvre, la laide figure paraît. « C’est de la musique à copier. » On la lui prend : « Bien, vous repasserez dans huit jours. »

Ainsi pendant des semaines et des mois.

Il s’impatientait fort. Un jour il se présente : ô bonheur ! on lui dit : « C’est vous ; attendez, M. Rousseau a à vous parler. » La porte s’ouvre ; on l’introduit dans une petite chambre ; il y a deux chaises ; Rousseau le fait asseoir : « Monsieur, j’ai voulu vous parler ; il est arrivé un accident, je ne puis vous livrer la musique comme je vous l’avais promis. Voyez ce chat, il a renversé l’écritoire sur le cahier copié. » — « Ah ! Monsieur, cela n’y fait rien ; je prendrai tout de même… » — « Non, monsieur, je n’ai pas l’habitude de livrer de la musique en cet état ; j’ai voulu vous donner cette explication, car je ne manque jamais à ma parole. » — « Mais, monsieur… » — « Non, monsieur ; je vous demande seulement quelques jours pour refaire la copie. »

Le jeune homme avait peine à sortir : Rousseau lui-même s’oublie ; la conversation se renoue et s’engage. « Jeune homme, à quoi vous destinez-vous ? » — « Aux Eaux et forêts. » — « Ah ! c’est un bel état, bien intéressant et qui exige bien des connaissances. » — Et Rousseau énumère avec intérêt tout ce qu’il faut savoir. — « Mais, vous devez savoir la botanique ? » — « Certainement. » — « Eh bien ! nous pourrons herboriser ensemble. »

Le jeune homme est aux anges ; on prend jour, il herborise avec Rousseau, une première, une seconde fois et d’autres fois encore ; il devient son ami et gagne sa confiance au point que, lorsqu’il fallut quitter la rue Plâtrière pour Ermenonville, c’est lui que le philosophe chargea de vendre ses livres. Il y avait des notes en marge à plusieurs ; il hésitait à s’en défaire ; mais la nécessité l’y obligeait. Il désira qu’on les vendît en masse à un libraire et qu’on lui remît l’argent, la somme nette. M. Desjobert (c’était le nom du jeune homme) parle de cette masse de livres à un libraire, et, trouvant quelques difficultés, il pense qu’il est plus simple de les supposer vendus et d’envoyer une somme ronde. Mais Rousseau se méfie, il s’informe, il veut savoir à qui l’on a vendu ; il découvre la supercherie, et depuis ce jour il ne voulut plus avoir de relations avec le jeune homme, qui, disait-il, l’avait trompé41.

C’est bien le même qui écrivait à son ami Coindet, de qui il appréhendait quelque supercherie pareille : « J’aime à profiter des soins de votre amitié, mais je n’aime pas qu’ils soient onéreux ni à vous ni à vos amis… Je vous crois trop mon ami pour prendre le bon marché dans votre poche ni dans celle d’autrui. »

J’allais oublier de parler des lettres de Rousseau qu’on a recueillies dans ce volume. Elles ne sont curieuses qu’au point de vue biographique. Les lettres de Rousseau ne ressemblent en rien à celles de Voltaire. Il a besoin de temps et d’espace pour être éloquent. Ne cherchez avec lui ni la légèreté du ton ni l’élégance naturelle. Il parle à tout propos de ses ennuis, de ses tracas, de ses hardes, des ports de lettres, et il se formalise si l’on affranchit. Tout devient affaire avec lui ; avec Voltaire tout était plaisanterie et jeu. Rousseau ne rit pas, ou il n’a qu’une grâce compassée quand il se risque à badiner ; il est sérieux, consciencieux à l’excès. Comme la plupart de ces lettres qu’on donne aujourd’hui sont adressées à son compatriote Coindet, il se passe les locutions genevoises, et il en gardera dans son parler, même là où il y songera le moins. Enfin Rousseau, dans ses lettres, est aussi peu gentilhomme que possible. Mais prenez garde ! j’ai dit les défauts ; voyons les avantages. Si vous-même vous êtes né pauvre et assujetti, si, aux prises avec la vie commune, vous ne rougissez pas d’en nommer les moindres détails, et si vous ne vous rebutez pas aux misères mêmes de la réalité ; si, en revanche, vous ne faites pas fi des joies bourgeoises ou populaires, si les souvenirs de l’enfance n’ont pas cessé de vous émouvoir, si l’aspect de la vallée ou de la montagne natale, le seuil de la ferme où vous alliez, enfant, vous régaler de laitage et de fruits les jours de promenade, rit en songe à votre cœur, alors vous trouverez votre compte avec Rousseau, même dans ces quelques lettres qu’on nous donne ici ; vous lui passerez bien des préoccupations vulgaires en faveur des élans de sensibilité et d’âme par lesquels il les rachète ; vous l’aimerez pour ces accents de cordialité sincère que toute son humeur ne parvient pas à étouffer. Voltaire aime l’humanité, et il affecte en toute occasion de mépriser le pauvre : Rousseau s’étonne de cette inconséquence, et la lui reproche doucement. On n’a jamais à craindre avec lui, même dans ses écarts, de ces contradictions qui tiennent aux sources de l’âme et qui choquent dans le lecteur ami des hommes quelque chose de plus sensible encore que le goût42.