Correspondance diplomatique du comte Joseph de Maistre, recueillie et publiée par M. Albert Blanc9
Je parlais il y a peu de temps et ici même de Joseph de Maistre, et j’en parlais d’après les jugements d’un esprit exact et rigoureux, d’un savant moderne, M. Scherer ; ainsi pressée et poussée dans ses résultats, serrée de près dans ses principes et ses déductions, la doctrine du grand théocrate se réduisait de beaucoup ; je ne voyais pas ce qu’en vérité on pouvait répondre à son ferme et froid contradicteur ; et pourtant l’homme en Joseph de Maistre me paraissait supérieur à ce qui ressortait de cette exacte analyse. Cet homme que j’ai tant lu et (je puis dire) tant connu autrefois à force de le lire, je viens de l’approcher de nouveau, je viens de l’entendre ; la Correspondance qu’on publie me l’a rendu au complet, vivant, parlant, dans ses jets et ses éclairs, dans ses éruptions et ses effusions de chaque jour, et je me suis senti de nouveau sous le charme, sous l’ascendant. Est-ce faiblesse de ma part, incertitude de jugement ? J’aime à croire que non, car le fond de mon opinion est le même ; mais j’aime tout ce qui est de l’homme quand l’homme est distingué et supérieur ; je me laisse et me laisserai toujours prendre à la curiosité de la vie, et à ce chef-d’œuvre de la vie, — un grand et puissant esprit ; avant de la juger, je ne pense qu’à la comprendre et qu’à en jouir quand je suis en présence d’une haute et brillante personnalité.
Ce n’est pas la première fois qu’on livre à la publicité Joseph de Maistre diplomate. Il y a deux ans que M. Albert Blanc avait commencé de donner les dépêches confidentielles écrites par le comte de Maistre pendant qu’il représentait le roi de Sardaigne à Pétersbourg. Cette première publication, je l’avoue, laissait beaucoup à désirer et à dire. Elle semblait avoir un but politique et de circonstance, un but oblique. On prétendait tirer à soi Joseph de Maistre contre ses adversaires menaçants. L’éditeur se piquait d’avoir découvert un Joseph de Maistre tout à fait inconnu avant lui ; il le libéralisait le plus qu’il pouvait, et le montrait surtout très national, antipathique à l’Autriche. Joseph de Maistre, qui distinguait toujours entre la cour et le cabinet autrichien, avait eu des paroles fort vives ; car il ne pouvait s’empêcher de les avoir fort vives, fort ardentes, sur tous les sujets qui lui traversaient la pensée. On s’emparait aussi de phrases étranges qui lui étaient échappées sur le pape à l’époque du couronnement ; était-ce pour faire une niche à l’illustre auteur du livre du Pape qu’on les publiait ? On pouvait se le demander vraiment. Mais dans les colères mêmes de Joseph de Maistre il y a fort à distinguer ; il y a la colère contre les amis, laquelle est d’une nature et d’une qualité particulière, ce qu’il appelle la colère de l’amour. Cette première publication de M. Albert Blanc, dans laquelle le savant docteur en droit de l’université de Turin intervient d’un bout à l’autre avec ses formules pour expliquer Joseph de Maistre, pour le transformer et l’approprier à sa cause, mériterait un examen plus impartial et plus sévère que celui qu’elle a généralement obtenu. On a loué M. Albert Blanc, on ne l’a pas discuté10. Le fait est qu’en nous présentant de Maistre diplomate, il le passait préalablement dans je ne sais quelle teinture de philosophie de l’histoire, il nous le préparait moyennant des recettes qui ont cours apparemment dans la patrie de Vico comme dans celle de Hegel. Quand vous voudrez nous donner du Joseph de Maistre, donnez-nous-en, nous vous en remercierons, mais ne vous mettez pas en travers et devant nous en guise d’écran avec votre opacité philosophique. Laissez parler l’homme. Joseph de Maistre est bien assez net, assez clair et vibrant, assez aigu de ton pour s’expliquer lui-même. Cette fois, M. Albert Blanc nous a donné du de Maistre tout pur, et nous lui en savons gré11.
La correspondance diplomatique actuelle ne commence qu’en 1814 ; la précédente, qui était composée d’extraits et morcelée, comprenait l’intervalle de 1803 à 1810 : elle pourra un jour, nous fait espérer l’éditeur, se rejoindre plus exactement à celle qui nous est aujourd’hui livrée tout entière. Nous avons ici les sept dernières années que le comte de Maistre passa à la cour de Russie. Ses débuts sont faits ; il est à cette cour, sur le pied où il a su s’y mettre en vertu de son propre caractère et de son mérite. Seul, sans mission réelle, jeté avec ce titre de ministre à l’extrême Nord par une royauté qui s’est réfugiée à Cagliari et qui se soucie très peu de lui, n’en recevant ni instructions ni directions, et à peine quelque traitement, n’ayant pas toujours de quoi prendre une voiture, n’ayant pas même de quoi payer un secrétaire, il a su par la noblesse de son attitude, par sa dignité naturelle, par sa probité parfaite, par l’éclat et les lumières de sa parole sitôt qu’il se montre, se faire estimer, considérer au plus haut point, pénétrer dans l’intimité des premiers personnages de l’empire, y compris l’empereur lui-même qui le goûte, qui l’écoute, qui lui demande des mémoires et des notes, et qui certainement a dû penser un moment à se l’acquérir. Mais le comte de Maistre, même mécontent, n’est pas de ceux qu’on détache. Cet esprit éminent, ardent, toujours en action, sobre, austère, chaste et fécond, enfermé dans son appartement, dans son étude ou son étuve, avec ses livres, ne dormant que trois heures au plus sur vingt-quatre, que voulez-vous qu’il fasse ? il pense, il fermente, il s’exalte, il prend feu, il amasse des mondes d’idées, le projets, des vues, des conceptions de toutes sortes sur les événements, sur les hommes et les choses ; et quand il lui vient un interlocuteur ou un écouteur, il déborde, il lance ses feux et ses flammes, ou quand il prend la plume, il se répand. Il se répand affectueusement quand il écrit aux siens dont il est séparé, à sa fille qui a grandi dans l’absence et qu’il ne connaît pas : on sait en quels termes imprévus de forte et charmante tendresse. Quand il écrit à son maître ou à quelque ministre, il ne peut se contenir davantage, il dit tout, il dit trop, c’est sa manière de s’exprimer et de marquer sa pensée. L’absence même d’un secrétaire est chose heureuse ; il n’a ni le temps, ni l’idée de se corriger, de se modérer, et nous avons à tout coup le premier jet du volcan.
Les événements de ces années étaient les plus grands qui pussent intéresser et passionner une intelligence attentive à méditer sur les destinées des empires. C’est à l’heure de la rupture et de la lutte gigantesque entre la France maîtresse du continent et la Russie que la Correspondance commence. On n’attend pas de Joseph de Maistre un jugement froid et des paroles mesurées : il a sur ces terribles combats dont l’issue tient le monde en suspens, sur ces grands revers et ces désastres inénarrables dont il est témoin, des attentes, des transes, des espérances et des cris de joie, qui nous étonnent, qui nous blessent. On souffre involontairement de voir un homme qui parle un si beau français exprimer des sentiments qui sont si peu nôtres ; mais enfin, pour peu qu’on y réfléchisse, il est dans son rôle, il est bien lui, le représentant d’un souverain à demi dépouillé, l’homme de l’ancien droit divin et l’ennemi de la Révolution, sous quelque forme qu’elle se montre. Et pourtant que de contradictions traversent ces jugements si absolus et si tranchants, à y regarder de près ! lui qui reproche à d’autres de s’être laissés séduire par Napoléon, n’avait-il pas désiré un moment se mettre à cette rude épreuve, et s’exposer au péril d’être séduit à son tour en se flattant de le persuader ! N’avait-il pas, en 1807, désiré obtenir par l’entremise du général Savary, alors envoyé extraordinaire à Pétersbourg, de venir à Paris pour y entretenir en particulier l’empereur des Français ? n’avait-il pas compté (quel plus grand hommage d’esprit à esprit !) sur l’effet de sa parole et sur le choc électrique direct qu’il aurait pu produire dans ce tête-à-tête, — que dis-je ? dans cette espèce de duel à armes égales avec le suprême antagoniste ? n’avait-il pas espéré tirer de lui je ne sais quelle étincelle sympathique ? On s’expose fort soi-même à être entamé quand on se flatte si fort de gagner les autres. Mais tout cela était bien loin en 1811 ; de Maistre était redevenu irréconciliable, et, à le prendre pour tel, rien ne saurait être plus intéressant que de saisir ses vues, ses impressions de chaque jour dans la terrible partie qui se joue sous ses yeux et où lui-même est en cause. « Depuis vingt ans, dit-il, j’ai assisté aux funérailles de plusieurs souverainetés ; rien ne m’a frappé comme ce que je vois dans ce moment, car je n’ai jamais vu trembler rien de si grand. » On tremblait, en effet, à l’heure où il écrivait cela, on faisait ses paquets là où était de Maistre, et la joie bientôt, et l’ivresse fut en raison de cette première crainte. En rabattant tout ce qu'on voudra des impressions de De Maistre, qui varient d’ailleurs au jour le jour au gré des nouvelles et des bruits divers, mais qui n’excèdent pas (car rien ne saurait les excéder) de pareilles réalités, il reste très curieux d’observer avec lui cette grande et unique année par le revers russe, de passer par toutes les vicissitudes d’émotions qui, là-bas, répondaient aux nôtres en sens inverse, et de connaître autrement que par nos bulletins ces physionomies singulières et expressives des Koutousov, des Tchitchagov, du Modenais Paulucci et de tant d’autres ; de comprendre enfin le génie russe dans son originalité, dans sa religion nationale et sa foi inviolable. De Maistre le sent presque comme ferait un patricien de vieille race moscovite, et il a de ces mots qui ne sont qu’à lui pour le caractériser, ne fut-ce que par contraste : « Qu’est-ce que Pétersbourg en comparaison de Moscou ? s’écrie-t-il quelque part : une grande maison de plaisance, pas plus et même moins russe que parisienne, où tous les vices dansent sur les genoux de la frivolité. » — Il dira comme un boyard de vieille roche : « J’en veux toujours à Pierre Ier qui a jeté cette nation dans une fausse route. »
La convenance, le sentiment patriotique interdisent de détacher, dans les pages toutes palpitantes où il les faut chercher et où il les sème à poignées, les mots perçants qui, sous une autre plume que la sienne, seraient outrageux et cruels. Encore un coup, il a des droits dans sa passion, dans sa haine. Cette haine même a des élans qui nous honorent. Oh ! comme il nous craint ! comme il redoute l’homme que le destin a marqué d’un signe au front et qui obsède toutes ses pensées ! Comme il a peur, même au milieu des résultats les plus implacables et du triomphe aveugle des éléments, que la grande proie ne s’échappe ! Un seul s’échappant, malheur ! tout est remis en question, tout recommence. Et puis, tout d’un coup, car nul esprit n’est plus sincère quand il est dans son premier bond, il a des hommages imprévus et des admirations pour cette nation française dont il est lui-même, bon gré, mal gré, avec son élément gaulois, et à laquelle il fait honneur.
Ce qui est étonnant, dit-il, parlant des Français faits prisonniers dans cette héroïque et lamentable retraite, c’est l’inébranlable fidélité de ces gens-là : nous ne voyons pas qu’un seul général ait, comme on dit, tourné casaque ; les simples soldats mêmes faits prisonniers sont très modérés sur le compte de Napoléon ; ils lui reprochent l’ambition, mais sans outrages et sans récriminations. C’est une étrange nation, qui fait depuis deux cents ans, par un instinct aveugle, tout ce que la plus profonde sagesse dicterait aux plus profonds philosophes, c’est-à-dire d’être fidèle à son gouvernement, quel qu’il soit, et de répandre tout son sang pour lui, sans jamais lui demander compte de ses pouvoirs…
Il peut haïr, il peut maudire, exécrer son grand adversaire, mais ce n’est pas lui qu’on pourra jamais soupçonner de le mépriser. M. de Maistre n’a rien de l’émigré en cela ; il voit l’ennemi en plein, dans toute sa grandeur : « Jamais, écrit-il en 1813, Napoléon n’a été plus grand militaire que dans la manière dont il s’est tiré de la catastrophe de 1812. » Mais ce qui le préoccupe le plus, c’est le tour et la trempe de l’esprit français : il revient à diverses reprises sur ce qu’il a dit tout à l’heure et qu’il a peine à s’expliquer.
Personne peut-être n’a été plus à même que moi de faire des observations directes on indirectes sur l’esprit français. Jamais je n’ai pu découvrir un seul signe de révolte contre Bonaparte : « Il est trop ambitieux, ou ambitionnairc, comme disait un soldat ; s’il veut que nous nous battions, il faut bien qu’il nous nourrisse. » Voilà ce que j’ai pu connaître de plus fort ; mais jamais un mot ni un geste contre sa souveraineté. L’impression que cet homme fait sur les esprits est inconcevable. — I… (un Piémontais prisonnier), qui était présent à la revue qui se fit avant de sortir de Moscow, m’a fait peur à moi-même en me disant : « Lorsque je le voyais passer devant le front, mon cœur battait comme lorsqu’on a couru de toutes ses forces, et mon front se couvrait de sueur, quoiqu’il fît très froid. »
Ici nous touchons au grand problème que de Maistre se pose▶ sans cesse, mais qu’il ne résout pas, ou du moins qu’il ne résout jamais que dans un sens exclusif, celui du passé. Il ne paraît pas supposer qu’il y ait des souverainetés qui recommencent, des dynasties nouvelles qui prennent racine, quand les anciennes dépérissent et sont rejetées. Il estime que ces anciennes souverainetés sont inviolables, immortelles, qu’elles doivent se considérer comme telles par nature, et ne pas trop faire pour se retremper. Dans un entretien confidentiel qu’il a avec l’empereur Alexandre, en mai 1812, il déconseille à ce monarque de faire la guerre en personne ; il faut laisser cela à l’usurpateur, dit-il : « Un usurpateur ne peut être tel qu’en vertu d’une volonté de fer et d’une force qui tient du miracle. Au contraire, un souverain légitime, en voulant combattre de sa personne, amènera à l’armée la cour, c’est-à-dire l’intrigue, les passions et la multiplicité des pouvoirs. » Dans le cas présent, le conseil pouvait être bon, Alexandre n’étant pas précisément un général ; mais la raison que donne de Maistre n’est point toujours et partout applicable. Il avait, d’ailleurs, des manières de l’exprimer qui étaient piquantes. Ce n’est pas un désavantage, remarquait-il ni une preuve d’infériorité pour un souverain légitime de ne pouvoir faire en cela ce que peut l’usurpateur : « L’or ne peut couper le fer, est-ce parce qu’il vaut moins ? C’est parce qu’il vaut plus. » « Ah ! que cela est bien dit ! » s’écriait à ce mot l’empereur Alexandre en l’interrompant. Nous frisons de même ; mais le bien dit ne suffit pas en telle matière ; nous ajouterons quelque chose.
Il y a un moment très difficile à fixer avec précision où, dans ces luttes du héros nouveau, de ce grand diable d’homme (comme il l’appelle) contre les souverains des vieilles races, le fer insensiblement se transmute et acquiert de l’or : laissons les figures ; il y a un moment où le fait devient droit, où l'utilité publique, la grandeur nationale, l’immensité des services rendus et à rendre, le prestige qui rayonne et ne se raisonne pas, se confondent pour sacrer un homme nécessaire et une race qui fait souche à son tour. Et voilà que quelque chose de ce qui s’est passé dans les temps antiques recommence sous nos yeux, au grand étonnement et au scandale de plusieurs. De Maistre ne put jamais s’y faire ; mais il faut lui rendre cette justice que, tout en résistant à la solution moderne qui, au fond, n’est autre que l’ancienne, sauf qu'elle est moins revêtue de mystère, il s’est toujours ◀posé le problème. Il s’est demandé, par exemple, comment Guillaume d’Orange étant (selon lui) un usurpateur, il n’en était pas moins vrai que Georges III régnait en souverain légitime : « À quel moment, se disait-il, entre ces deux points extrêmes la légitimité a-t-elle commencé ? » Car il admettait qu’elle était incontestable. Il est presque plaisant aujourd’hui d’assister aux étonnements de De Maistre, d’entendre ses exclamations d’homme scandalisé, ses cris d’effroi comme si tout l’ordre politique était bouleversé, quand il voit en 1812 le prince royal de Suède acquérir auprès des souverains des droits dont il lui sera tenu compte. Il y a des choses qui ne lui paraissent nullement possibles, qu’il déclare monstrueuses, plus monstrueuses que le règne de Robespierre, et qui sont arrivées tout simplement, qui ont été acceptées. Cela aurait dû l’avertir. Cet esprit perçant, élevé, reste trop absolument l’homme de la politique sacrée, d’un ordre de choses qui avait la prétention d’être établi une fois pour toutes et de ne plus avoir à se renouveler.
Un jour douze cents Espagnols incorporés dans la grande armée désertent et arrivent au camp russe gelés, affamés ; on les traite en amis, on les caserne par ordre de l’empereur de Russie, et dans les plaines de Czarko-Zélo, le ministre d’Espagne en résidence à Pétersbourg leur fait prêter serment à leur souverain Ferdinand VII, à la Constitution et au Roi, c’est la formule : le ministre d’Espagne, dans un discours très chaud, célèbre le prix inestimable de la liberté civile. Suivent des vivat pour tous les princes de la famille des Bourbons, pour tous ces rois légitimes plus ou moins dépossédés, et pour le roi de Sardaigne aussi. Il faut entendre de Maistre, témoin de cette scène qu’il raconte, et jouir de son étonnement. « Pendant ce temps, ajoute-t-il, Alexandre Ier proclame au milieu de la Germanie qu’il combat pour l’honneur et la liberté de l’homme. Ces proclamations sont bien plus terribles que celles des généraux qui proclamaient, il y a quinze ou vingt ans, la guerre aux trônes ; car de celles-là la probité se défiait. C’est donc une affaire finie, le monde est changé ; mais qu’y gagnera-t-il ? c’est un grand problème. » Il reconnaît donc le grand fait, bien que sans l’accepter : « Le monde que nous avons connu il y a trente ou quarante ans n’existe plus. » Philosophe politique, pourquoi se cabrer ainsi, pourquoi se roidir de toute la hauteur de son intelligence ? pourquoi ne pas s’emparer de ce qui se passe sous nos yeux, pour se rendre compte de la manière dont les choses ont dû se passer dans des temps hors de notre portée et qui nous fuient ? C’est le présent dont nous sommes les témoins intelligents, qui éclaire pour nous le passé ; c’est la vie présente et que nous vivons, qui nous apprend à bien lire dans l’histoire, dans cette histoire humaine qui n’a été qu’un perpétuel mouvement.
De Maistre n’est pas seulement religieux, il est mystique, il cherche le miracle. Je pourrais citer bien des preuves frappantes de cette disposition de son esprit dans ces volumes (tome i, pages 98, 108, 209, 237). Au lieu d’expliquer les événements de l’histoire par les causes secondes, naturelles, par le rapport exact des faits, et même quand il a cette explication sous la main, il passe outre, il veut quelque chose au-delà ; il s’y complaît. Je crois le voir : son œil s’enflamme, sa tête se redresse, un éclair caresse son front, un souffle agite sa coiffure à ses tempes ; il a du prophète, il ne peut s’en empêcher. C’est un instinct de haute nature, qui fait anachronisme de nos jours, qui se prend à de petits faits comme aux plus grands, qui s’expose à recevoir un démenti du jour au lendemain, à bout portant. L’espace et l’air lui manquent. L’Horeb est trop loin. Que devient le geste d’Isaïe dans un salon ?
Il sent bien tout le premier, et il se le dit assez souvent, que les temps sont changés ; il s’avertit de ne pas faire le prophète, de se contenter de dire : Nous verrons : « Depuis vingt ans, je vois les empires tomber les uns sur les autres sans se douter seulement de ce qu’il faudrait faire pour se sauver. J’ai vu les apparences toujours trompeuses et le bon sens ordinaire toujours trompé. Je suis donc timide, et je dois l’être. » Singulière timidité que la sienne ! mais il nous plaît comme cela, pourvu que ce soit à bâtons rompus que nous l’écoutions et non quand il dogmatise ; que de vues chemin faisant, que de paroles qui restent et qu’on emporte ! Quel causeur, quel contradicteur réjouissant pour l’esprit ! S’il lui arrivait bien souvent de dormir quand on essayait de lui répondre, s’il avait fort à propos alors ce qu’il appelait des coups de sommeil, c’est-à-dire de petits sommeils subits de quelques minutes, combien il était impossible de dormir en l’écoutant, et qu’il savait tenir l’attention en éveil, la piquer par de poignantes images, par des vérités relevées en paradoxes ! — La bataille de Borodino, l’immortelle Moscowa, est-elle perdue ou gagnée par les Russes ? Les Russes disent d’abord qu’ils l’ont gagnée. De Maistre est tout près de le croire, il va même au Te Deum qu’on chante pour célébrer la victoire prétendue ; mais il se ravise. Cette bataille est-elle réellement gagnée ? « Peu de batailles se perdent physiquement, c’est presque toujours moralement qu’elles se perdent. Le véritable vainqueur, comme le véritable vaincu, est celui qui croit l’être. » Il faut l’entendre développer spirituellement cette thèse : « Vaincre, c’est avancer ; par conséquent, reculer, c’est être vaincu. Ce n’est pas le jour d’une bataille qu’on la gagne, c’est le lendemain et quelquefois deux ou trois jours après. » Et il conclut que Koutousov n’a pas eu la force de gagner la bataille. — Sur tout sujet, en toute rencontre, on n’a pas plus de trait, de mordant. Sa correspondance est le contraire d’une correspondance effacée ; ce sont des saillies perpétuelles, des éclats de bon sens ou du moins qui tiennent le bon sens sur le qui vive. Ses outrances d’expression, quand elles frappent dans une pensée juste, l’enfoncent et la fixent comme avec des clous d’or ou d’airain. Il donne aux moindres choses un tour original. Je prends au hasard quelques-uns de ces mots, quelques-unes de ces pensées qu’on emporte après soi comme des flèches.
La Suède est une île lorsque la Russie est pour elle.
Le Piémont est un tout compacte qui ne peut être appauvri, tout comme il ne peut être augmenté sans devenir une simple province.
Il n’est pas nécessaire d’être bien fin pour deviner (en 1814) que l’Italie est une monnaie qui doit payer d’autres choses.
Après tout ce que la France a fait souffrir à nous et à l’Europe, le sentiment qui nous écarterait d’elle serait assez naturel ; cependant ce sentiment serait trompeur, et l’axiome prêché depuis dix ans semble plus vrai que jamais : « Point de salut que par la France ! » (Écrit en décembre 1812.)
La puissance de la nation française pour agir sur les autres, même sur les moins changeantes, même sur celles qui la haïssent, est un phénomène que je n’ai jamais cessé d’admirer sans le comprendre. (Ailleurs il nous appelle sans tant de façons la nation grimpante. Cela est vrai du moins les jours d’assaut.)
— Sur l’esprit européen, si entreprenant, par contraste avec l’esprit asiatique :
L’homme européen ; le fils de Japhet (audax Iapeti genus) veut changer, même sans profit. Sem est bon homme : pourvu qu’il ait une pipe, un sofa et deux ou trois femmes, il se tient assez tranquille ; mais Japhet est un terrible polisson !
— Sur Napoléon après son entrée à Moscou :
Imaginez un homme au sommet d’une échelle de cent échelons, et tout le long de cette échelle des hommes placés à droite et à gauche avec des cognées et des massues, prêts à briser la machine : c’est l’image naturelle de la situation où se trouve Napoléon.
— Sur l’incendie de Moscou :
Il faut l’avouer : ces flammes ont brûlé la fortune de Napoléon. Richelieu conseillé par Machiavel n’aurait pu inventer rien de plus décisif que cette épouvantable mesure.
— Sur la famille de Napoléon (octobre 1816) :
Sa personne seule a disparu, mais son esprit demeure. Il a fait des nobles, il a fait des princes, il a fait des rois, tout cela subsiste. Le roi de France porte son ordre. Il est tombé seul, et parce qu’il l’a bien voulu et parce qu’il devait tomber ; quant à sa maison, en possession de biens immenses, et liée par le sang aux plus grandes maisons souveraines, rien ne peut la faire rétrograder. Si c’est un mal, il fallait y penser plus tôt.
Les préjugés des peuples ressemblent à des tumeurs enflammées : il faut les toucher doucement pour éviter les meurtrissures.
Pourquoi deux grandes puissances ne feraient-elles pas une fois au profit de l’humanité la plus belle et la plus utile des expériences, celle d’une liberté de commerce de bonne foi, convenue pour un certain terme et sans aucun dessein de se circonvenir mutuellement ? Mais peut-être que c’est trop espérer. Ou je suis fort trompé, ou cette expérience découvrirait une grande vérité.
C’est ainsi qu’il pense en tous sens, même en avant, et de droite et de gauche, surtout de haut ; au risque de tirer parfois sur ses propres troupes. Il a des percées de vues qui, détachées, sembleraient vraiment justifier ses airs de prophète. Il a des parties et comme des débris d’ancien prophète. Mais n’oublions pas le fond, son arrière-pensée fixe : « Le monde est dans un état d’enfantement », répète-t-il souvent en ces années 1815-1816. Est-ce à dire qu’il attend de ce travail une vraie régénération ? espère-t-il que de cet état il va naître et sortir un enfant nouveau qui vivra ? nullement. Ce qu’il espère au fond, homme tout d’une pièce, joueur intrépide et buté qu’il est, c’est que par un vigoureux effort et je ne sais quel coup de collier ou quel coup de dé venu je ne sais d’où, toutes choses reprendront leur ancienne assiette ; on regagnera d’emblée tous les points. Au lieu de l’enfant miraculeux, on aura l’éternel vieillard, l’antique monde patriarcal soudainement réintégré ; il y compte ; c’est là le coin mystique : « Il viendra un moment, dont la date seule est douteuse, qui changera tout en un instant. »
Après tout, il n’y a pas trop d’hommes qui soient tout d’une pièce, surtout en ces époques de révolutions qui brisent souvent les meilleurs en plusieurs morceaux. Qu’il y en ait un au moins qui, pour l’exemple, n’ait jamais fléchi, et qu’il s’appelle de Maistre ! Qu’on le montre à jamais comme l’une des cimes de son austère pays, une de ces dents de rocher taillées en acier. Ce que de Maistre a de merveilleux, c’est sa langue ; avec toutes ses roideurs et ses tons cassants, elle est incomparable, et on lui rend forcément les armes chaque fois qu’on l’entend ou qu’on le lit. Il a dit quelque part, écrivant à quelque ministre de son pays :
Il y a, Votre Excellence le sait assez, deux langages ministériels. L’un est de convention et tout en compliments et en grands mots ; il ne parle que de confiance parfaite, de reconnaissance sans bornes, d’augustes amis, de hautes puissances, etc., etc. ; je sais cette langue aussi bien qu’un autre, et je la vénère comme bonne dans l’usage commun et extérieur. Mais il y a une autre langue sévère et laconique qui atteint la racine des choses, les causes, les motifs secrets, les effets présumables, les tours de passe-passe et les vues souterraines de l’intérêt particulier ; cette langue-là a bien aussi son prix.
Cette langue, c’est le plus souvent la sienne, et elle acquiert une vibration, une sonorité particulière sous sa plume et sur ses lèvres. Dès qu’il est là et qu’il parle, on l’entend de loin.
Les dernières années que de Maistre passa en Russie furent moins heureuses que ne l’avaient été celles de la grande crise ; le lendemain du triomphe fut presque partout le commencement de la désunion. En Russie, les questions religieuses acquirent beaucoup d’importance à partir de 1814. De Maistre était un personnage trop considérable et un esprit trop convaincu pour se borner à être un observateur, un témoin passif et désintéressé ; il prit parti pour une société célèbre qui porta bientôt ombrage à l’orthodoxie russe, et dont le zèle arma le zèle contraire. Des conversions opérées chez des personnes de la haute société firent éclat : de Maistre en avait été, de bonne heure, le confident ; on le soupçonna d’en avoir été l’instrument ou l’auxiliaire. Ce seul soupçon le compromettait comme ministre étranger, et lui qui, à la longue, s’était presque naturalisé Russe, il désira son rappel. À propos de ces conversions qu’on lui reprochait d’avoir favorisées, et dont l’une, celle de Mme Swetchine, est devenue littérairement un fait éclatant, il a de singulières paroles, et qui marquent bien l’esprit et l’accent d’aristocratie qu’il portait en tout. On avait mal traduit en français l’endroit de l’Ukase ou l’on parlait de ces conversions de quelques dames, de quelques personnes du sexe le plus faible, ainsi que le portait le texte officiel ; on avait mis dans la traduction, quelques femmes d’un esprit faible et inconséquent. De Maistre s’en indigne : « Ce qu’il y a de bon, dit-il, c’est que les dames que ce texte frappe, et que tout le monde connaît, sont bien ce qu’on peut imaginer de plus distingué en vertu, en esprit et même en connaissances, sans compter le rang qui est aussi cependant quelque chose. Mille badauds, en lisant cette traduction, croiront qu’il s’agit de quelques vendeuses de pommes. » Chrétiennement, on avait toujours cru que le rang n’était pas un titre, que c’était plutôt un obstacle, une circonstance aggravante. Ces vendeuses de pommes dont il parle de ce ton de mépris sur l’article de la conversion, n’ont-elles donc pas des âmes, et des âmes respectables aux yeux du chrétien, autant que d’autres ? Mais je ne sais pourquoi je fais cette remarque ; de Maistre ne serait pas lui-même, il dérogerait s’il ne s’exprimait ainsi. — Sa supériorité est dans le monologue politique : de ces deux volumes, il y a les deux tiers très intéressants. C’est un terrible rédacteur de bulletins ; il lui manquait cela pour le compléter.