(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « LXXXIII » pp. 332-336
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(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « LXXXIII » pp. 332-336

LXXXIII

agrandissement de format des grands journaux. — la revue de paris cesse de paraitre. — création de l’artiste. — m. arsène houssaye. — la revue des deux mondes reste aux mains de m. buloz. — les bretons, de brizeux. — poésies de théophile gautier. — orgueil de la vie.

Les dimensions des grands journaux se sont agrandies ; le système des annonces Duveyrier se déploie en long et en large ; les feuilletons nagent au milieu de tout cela comme de minces vaisseaux à travers un Océan, et l’œil du lecteur ne sait plus où se poser.

Voilà les journaux français aussi vastes que les journaux anglais et américains. Peut-être l’estomac du lecteur français se distendra à l’avenant.

Il y a eu ces jours-ci une autre révolution moins visible, mais non moins importante. La Revue des Deux Mondes a eu sa crise intérieure. Cette Revue et celle de Paris étaient depuis quelques années aux mains des mêmes propriétaires, MM. Buloz et Bonnaire. La dernière transformation de la Revue de Paris, qui visait à devenir un journal quotidien, n’ayant réussi qu’imparfaitement, il en est résulté entre les propriétaires un désaccord à la suite duquel la Revue de Paris a suspendu ses publications54. Quant à la Revue des Deux Mondes, M. Buloz, qui l’a créée et qui la dirige depuis quatorze ans, en est devenu l’unique acquéreur et propriétaire : il s’occupe à lui donner de nouveaux développements, à perfectionner les branches existantes, à les varier et à assurer à ce Recueil la supériorité qu’il s’est acquise déjà entre les meilleures Revues d’Europe. On dit qu’une société d’actionnaires composée de personnes considérables dans la littérature et la politique, et formée par les soins de M. Buloz, donnera désormais à la Revue des Deux Mondes un fonds plus consistant et prêtera un point d’appui plus solide et plus fixe à l’activité de l’habile directeur.

— Le poëme de M. Brizeux, intitulé les Bretons et composé de vingt-quatre chants, vient de paraître. Il serait prématuré de juger du premier coup une œuvre sérieuse que nous avons pu à peine parcourir. Le poëte a évidemment voulu peindre avant tout le pays et les mœurs ; la fable (si fable il y a), l’action romanesque qu’il a jetée à travers, n’est qu’un prétexte et tient peu de place, trop peu sans doute. Des paysages francs, naturels, des scènes prises sur le fait, une grande vérité de traits et un grand art d’expression dédommagent de l’action un peu absente, et recommandent, à première vue, cette étude qui est, du moins, une haute et noble tentative.

Voici un passage du chant second ; le poëte, qui vient de décrire la défense d’un troupeau de bœufs contre un loup, s’écrie tout d’un coup, exprimant cet amour un peu sauvage et forcené pour sa Bretagne qui fait l’inspiration de son poëme :

O landes ! ô forêts, pierres sombres et hautes,
Bois qui couvrez nos champs, mers qui battez nos côtes,
Villages où les morts errent avec les vents,
Bretagne, d’où te vient l’amour de tes enfants ?
Des villes d’Italie où j’osai, jeune et svelte,
Parmi ces hommes bruns montrer l’œil bleu d’un Celte,
J'arrivais, plein des feux de leur volcan sacré,
Mûri par leur soleil, de leurs arts enivré ;
Mais, dès que je sentis, ô ma terre natale,
L'odeur qui des genêts et des landes s’exhale,
Lorsque je vis le flux, le reflux de la mer,
Et les tristes sapins se balancer dans l’air,
Adieu les orangers, les marbres de Carrare,
Mon instinct l’emporta, je redevins barbare,
Et j’oubliai les noms des antiques héros,
Pour chanter les combats des loups et des taureaux !

— On vient de recueillir dans la Bibliothèque Charpentier les œuvres de Théophile Gautier ; son volume de vers, qui en contient un assez grand nombre d’inédits, aura un certain succès auprès de ceux à qui la grâce de la fantaisie et la vivacité de la couleur suffisen On peut citer comme une élégie d’un paganisme très-nu, mais très-gracieux (le genre admis), son Premier rayon de mai. D'autres petites pièces ont bien du relief et de la tournure. Quel dommage qu’une prétention presque continue gâte tout cela, et que la sensibilité simple et vraie manque sous ces vernis si souvent flatteurs ! — M. Gautier est parti pour l’Afrique où il va enrichir sa palette de nouvelles couleurs locales.

Voici de ce volume une des jolies pièces, une de celles qui se peuvent citer (car toutes à beaucoup près ne sont pas dans ce cas) ; le poëte qui l’a intitulée Fatuité ne fait qu’y exprimer bien sincèrement sa manière d’être le plus habituelle, sa façon de vivre, de porter la tête et de respirer ; on y sent déborder à chaque mot l’orgueil de la vie.

Je suis jeune ; la pourpre en mes veines abonde ;
Mes cheveux sont de jais et mes regards de feu,
Et, sans gravier ni toux, ma poitrine profonde
Aspire à pleins poumons l’air du ciel, l’air de Dieu.
Aux vents capricieux qui soufflent de Bohême,
Sans les compter je jette et mes nuits et mes jours,
Et, parmi les flacons, souvent l’aube au teint blême
M'a surpris dénouant un masque de velours.
Plus d’une m’a remis la clef d’or de son âme ;
Plus d’une m’a nommé son maître et son vainqueur ;
J'aime, et parfois un ange avec un corps de femme
Le soir descend du ciel pour dormir sur mon cœur.
On sait mon nom, ma vie est heureuse et facile ;
J'ai plusieurs ennemis et quelques envieux ;
Mais l’amitié chez moi toujours trouve un asile,
Et le bonheur d’autrui n’offense pas mes yeux.

L'orgueil de la vie, l’enivrement de la jeunesse et des sens, c’est là trop souvent l’inspiration unique de la poésie moderne, et il vient un moment où, poussée trop loin, prolongée au delà des termes, cette inspiration sans partage devient imprudence fatale, tourbillon et ruine.