Préface
La science tend de nos jours à envahir tout le domaine intellectuel. L’humanité avait jusqu’ici vécu surtout de ces trois choses : la religion, la morale, l’art. Or l’esprit scientifique a presque entièrement détruit les bases des diverses religions ; il s’attaque aujourd’hui aux principes reçus de la morale ; — il n’est pas porté à respecter davantage l’art, ce dernier refuge du « sentimentalisme. »
Les grands artistes avaient cru de tout temps au caractère sérieux et profond de l’art ; ils l’estimaient plus vrai et plus important que la réalité même : ils lui vouaient leur vie, se dépensaient pour lui sans compter. Ce respect de l’art, chez les plus mystiques d’entre eux, devenait une sorte de culte : Beethoven, en écoutant intérieurement ses symphonies, croyait, nous dit-il, entendre Dieu même parler à son oreille, et sans doute, aux yeux de Michel-Ange, les fresques dont il couvrait la Chapelle Sixtine étaient une nouvelle consécration, aussi auguste que celle du prêtre. Nous sommes loin aujourd’hui de cet ordre d’idées, si l’on en juge par les théories sur l’art qui sont le plus en faveur auprès des savants, souvent même des philosophes. Une première théorie scientifique et philosophique ramène l’art, comme le beau même, à un simple jeu de nos facultés ; du reste, elle ne prétend pas le détruire, elle lui laisse même espérer une part croissante dans la vie humaine : car il est un exercice, assez vain sans doute, mais pourtant hygiénique, de nos facultés les plus hautes. — Jusqu’à quel point cette théorie est-elle vraie ? C’est là un premier et important problème, relatif à la nature même de l’art.
À cette théorie sur le jeu esthétique vient bientôt s’en ajouter une autre plus radicale : si l’art n’est que le jeu des hommes, il est infiniment au-dessous du travail sérieux de la science ; dès lors, a-t-il bien devant lui cet avenir qu’on lui promet ? Le jeu est plus nécessaire aux enfants qu’à l’âge mûr ; dès maintenant il y a un certain nombre d’hommes positifs pour lesquels l’art est un véritable enfantillage : l’humanité future ne leur ressemblera-t-elle pas ? L’art en apparence le plus ennemi de l’esprit scientifique, c’est la poésie : des objections particulières lui sont adressées. Le rythme compliqué du vers, la rime, cet arrangement délicat des mots qui semble si artificiel au premier abord, est ce qui déplaît le plus au rigorisme de l’esprit scientifique. On a comparé irrévérencieusement les poètes à ces joueurs de flûte qui distrayaient les oreilles des anciens pendant leurs repas ; aujourd’hui nous nous passons de joueurs de flûte en dînant, et nos repas n’en sont pas moins animés. Le banquet de l’humanité pourra ainsi, dit-on, se passer des poètes, mais non des savants, qui prépareront seuls le solide du festin et qui entendent le manger seuls. — Ainsi se pose▶ un second problème, relatif à l’avenir de l’art et de la poésie.
Enfin, les artistes eux-mêmes contribuent de nos jours à déprécier l’art en le réduisant à une pure question de forme, de procédés et de savoir-faire. Les peintres vantent ce qu’ils appellent, dans le trivial argot du métier, la patte et le chic ; les poètes vantent la rime riche. La forme devient l’unique objet de la préoccupation générale ; et non seulement en théorie, mais en fait, l’art semble un simple jeu d’adresse, où c’est une preuve de force que de tricher quelquefois, de savoir leurrer les yeux ou les oreilles. — De là un troisième problème, relatif à la forme de l’art et surtout de la poésie, l’art qui semble le plus abaissé depuis un certain nombre d’années.
Ces trois problèmes dont nous venons de parler sont essentiels ; ils sont, en conséquence, de tous les temps, mais ils ont une particulière « actualité » à notre époque de science positive. Sans vouloir attribuer à l’art le caractère mystique qu’on lui a donné quelquefois, nous nous proposons de rechercher s’il consiste simplement, comme l’affirment les philosophes et les artistes contemporains, dans un jeu de couleurs ou de sonorités. Le principe de l’art, selon nous, est dans la vie même ; l’art a donc le sérieux de la vie. L’objet de notre livre tout entier, c’est d’établir ce caractère sérieux de l’art et surtout de la poésie 1º dans son principe et son fond, 2º dans son développement futur, 3º dans sa forme même, qui doit emprunter à la pensée et au sentiment toute leur sincérité. Si nous parvenons à établir ces trois points, nous aurons ainsi défendu l’art et la poésie contre les philosophes et les savants ; ajoutons : contre les artistes et les poètes. Rien de moins compatible avec le sentiment vrai du beau que ce dilettantisme blasé, pour lequel toute impression se restreint à une sensation plus ou moins raffinée, se réduit à une simple forme intellectuelle, à une fiction fugitive, pur instrument de jeu pour l’esprit. Tout ce qui glisse ainsi sur l’être sans le pénétrer, tout ce qui laisse froid (suivant l’expression vulgaire et forte), c’est-à-dire tout ce qui n’atteint pas jusqu’à la vie même, demeure étranger au beau. Le but le plus haut de l’art, c’est encore, en somme, de faire battre le cœur humain, et, le cœur étant le centre même de la vie, l’art doit se trouver mêlé à toute l’existence morale ou matérielle de l’humanité. Que restera-t-il un jour de nos diverses croyances religieuses et morales ? Peu de chose peut-être. Mais, si on nous demande ce qui restera des arts, de la musique, de la peinture, et particulièrement de cet art qui réunit en lui tous les autres et qui mérite d’être étudié à part, la poésie, nous croyons qu’on peut répondre hardiment : — tout, — du moins tout ce qu’il y a de meilleur, de profond et, encore une fois, de sérieux.
Livre premier.
Principe de l’art et de la poésie
J’observais l’autre jour un très jeune enfant qui jouait dans une chambre : un rayon de soleil étant venu à passer au travers des volets fermés, l’enfant courut vers ce trait lumineux qui fendait l’air, pour essayer de le saisir entre ses mains ; à son grand étonnement, la clarté blanche se déroba à ses prises : elle était seulement dans son œil. L’humanité a fait, dans le cours des temps, bien des découvertes analogues. Le beau et le bien, après avoir été considérés longtemps comme des réalités métaphysiques, tendent pour ainsi dire à rentrer en nous ; ce ne sont plus, aux yeux des savants modernes, que les effets de notre propre constitution intellectuelle. Le beau, par exemple, selon l’école de l’évolution, se ramène à une certaine espèce de plaisir, lié comme tout plaisir au développement de la vie : supprimez les êtres vivants dans l’univers, vous en supprimez le beau, de même qu’en ôtant l’œil, vous ôtez la lumière et les couleurs. Toute la poésie de la nature est dans les cerveaux humains.
En esthétique comme en métaphysique, la critique de Kant a devancé sur plus d’un point l’empirisme anglais. Le premier, Kant opposa nettement — et même avec excès — l’idée de beauté à celles d’utilité et de perfection ; il ramena le beau à l’exercice désintéressé, au « libre jeu de notre imagination et de notre entendement »
. Schiller, formulant avec plus de clarté la même pensée, en vint à dire que l’art était par essence un jeu. L’artiste, au lieu de s’attacher à des réalités matérielles, cherche l’apparence et s’y complaît ; l’art suprême, c’est celui où le jeu atteint son maximum, où nous en venons à jouer, pour ainsi dire, avec le fond même de notre être : telle est la poésie, et surtout la poésie dramatique. De même, dit Schiller, que les dieux de l’Olympe, affranchis de tout besoin, ignorant le travail et le devoir, qui sont des « limitations de l’être »
, s’occupaient à prendre des personnages de mortels pour jouer aux passions humaines ; — « ainsi, dans le drame, nous jouons des exploits, des attentats, des vertus, des vices, qui ne sont pas les nôtres »
.
La théorie de Kant et de Schiller se retrouve chez Herbert Spencer et chez la plupart des esthéticiens contemporains, mais formulée plus scientifiquement et rattachée à l’idée de l’évolution1. Même en France, les disciples de Kant finissent par s’accorder avec ceux de M. Spencer sur l’analogie qui existe entre le plaisir du beau et le plaisir du jeu2. Enfin, en Allemagne, l’école de Schopenhauer considère aussi l’art comme une sorte de jeu supérieur, propre à nous consoler quelques instants des misères de l’existence et à préparer un plus entier affranchissement par la morale
Quelque complet que semble l’accord des écoles actuelles sur l’identité de l’art et du jeu, il est permis de se demander si la théorie, aujourd’hui en faveur, a bien saisi la vraie nature des sentiments esthétiques. En s’attachant d’une manière exclusive au plaisir de la contemplation pure et du jeu, en voulant désintéresser l’art du vrai, du réel, de l’utile et du bien, en favorisant ainsi une sorte de dilettantisme, n’a-t-elle point méconnu le caractère sérieux et pour ainsi dire vital du grand art ? C’est là un premier et important problème, sur lequel se porte aujourd’hui l’attention de tous ceux qui s’intéressent aux destinées de l’art en général et particulièrement de la poésie.
Chapitre premier.
Le plaisir du beau et le plaisir du jeu
I
Il est un point que l’école anglaise a eu le mérite de bien mettre en lumière : c’est le rôle du jeu dans l’évolution des êtres vivants. Les animaux très inférieurs ne jouent guère ; ceux qui, « grâce à une meilleure nutrition », ont un surcroît d’activité nerveuse, éprouvent nécessairement le besoin de le dépenser : ils jouent. Tout organe qui est resté longtemps en repos est comme une pile chargée d’électricité en tension croissante, qui demande à se décharger par l’action. M. Spencer cite l’exemple des rats rongeant même ce qui ne peut les nourrir, afin d’occuper l’activité de leur système dentaire ; — des chats qui, dans la vie tranquille où nous les avons réduits, éprouvent cependant le désir d’exercer leurs griffes et, à défaut de proie, égratignent une chaise ou un arbre ; — des girafes, habituées dans les hautes forêts à cueillir les branches d’arbres avec leur langue et qui, en captivité, continuent d’utiliser leur langue à tirailler les parties intérieures du toit ou à aplanir les angles supérieurs des portes. Des organes moins grossiers, comme les yeux et les oreilles, n’éprouvent pas un moindre besoin d’activité : de là cette gêne, cette souffrance vague que nous cause le silence absolu des hauts sommets ou des mines très profondes. On comprend donc que tout organe saisisse avec plaisir une occasion de s’exercer, même si cette occasion n’est pas utile et sérieuse. Le jeu, chez les animaux, consiste à simuler les actes ordinairement utiles pour leur existence ou pour celle de leur espèce : ces actes, en effet, par cela même qu’ils sont les plus habituels, offrent au trop-plein de force nerveuse une pente facile et des voies d’écoulement. Le chat et le lion guettent une boule, bondissent et la roulent sous leurs griffes : c’est la comédie de l’attaque. Le chien court après une proie imaginaire ou fait semblant de combattre avec d’autres chiens : il s’irrite par la pensée, montre les dents et mord à la surface. La lutte pour la vie, simplement simulée, est donc devenue un jeu. Il en est de même chez les hommes. Les jeux des enfants, celui de la poupée et celui de la guerre, sont la comédie des occupations humaines. Outre le plaisir de l’imitation, il faut voir là, selon M. Spencer, le plaisir de mettre en œuvre des énergies encore inoccupées, des instincts inhérents à la race. Dans presque tous les jeux, la satisfaction la plus grande est de triompher sur un antagoniste ; or l’amour de la victoire est, comme la victoire même, une condition d’existence pour toute espèce vivante ; aussi avons-nous un perpétuel besoin de le satisfaire. À défaut de triomphes plus difficiles, tel ou tel jeu d’adresse nous suffit. Sans le savoir, un pacifique joueur d’échecs obéit encore à l’esprit conquérant de ses ancêtres. Nous avons tous un certain besoin de nous battre, qui se traduit dans les salons par des traits bien aiguisés, comme ailleurs par des jeux de mains, comme chez les animaux par de petits coups de dents ou de griffes donnés et reçus sans fâcherie. Le combat est donc l’une des sources les plus profondes du jeu, et tout jeu, chez les peuples encore sauvages, tend à prendre ouvertement la forme d’un combat : leurs danses, leurs chants sont en partie une représentation de la guerre. On pourrait donc, en continuant la pensée de M. Spencer, aller jusqu’à dire que l’art, cette espèce de jeu raffiné, a son origine ou du moins sa première manifestation dans l’instinct de la lutte, soit contre la nature, soit contre les hommes ; il est resté même aujourd’hui, pour notre société moderne, une sorte de dérivatif ; c’est un emploi non nuisible du surplus de forces devenues libres par la pacification générale, et il constitue dans le mécanisme social comme une soupape de sûreté.
Nous pouvons comprendre maintenant comment le jeu nous cause du plaisir, en employant le superflu de notre capital de force. Passons, avec les partisans de l’évolution, à l’analyse du plaisir esthétique proprement dit. Ce qui le caractérise, suivant M. Spencer, c’est qu’il n’est pas lié aux fonctions vitales, c’est qu’il ne nous apporte aucun avantage précis ; le plaisir des sons et des couleurs, ou même celui des odeurs subtiles, naît d’un simple exercice, d’un simple jeu de tel ou tel organe, sans profit visible ; il a quelque chose de contemplatif et d’oisif : c’est une jouissance de luxe. Quand nous entendons à la campagne la cloche du dîner, ce son n’est pour nous qu’un appel, et, en
l’entendant, ce n’est pas à lui que nous faisons attention, c’est au repas qu’il annonce ; au contraire, un carillon flamand nous forcera à l’écouter pour lui-même ; il ne nous annoncera rien, il ne nous servira à rien, et cependant il nous sera agréable. M. Spencer, en analysant le sentiment du beau, finit par arriver à une conséquence assez curieuse, déjà exprimée par Kant : c’est que le sentiment du beau est plus désintéressé que celui même du bon et du juste. En effet, M. Spencer, comme Darwin et toute l’école évolutionniste, donne pour origine première aux sentiments moraux le besoin et l’intérêt ; les sentiments esthétiques, au contraire, se ramenant au jeu, sont plus purs de toute idée utilitaire. Le beau a tout ensemble cette infériorité et cette supériorité sur le bien, qu’il est inutile. « Ce n’est pas le cri du désir, avait dit Schiller, qui se fait entendre dans le chant mélodieux de l’oiseau. »
Tels sont les principes généraux qui dominent la théorie évolutionniste du beau.
Pour compléter cette théorie, nous ajouterons que, si l’art ne sert pas à la vie d’une façon directe et immédiate, il finit par en aider le plein développement ; selon nous, c’est une gymnastique du système nerveux, une gymnastique de l’esprit. Si nous n’exercions tour à tour tous nos organes de la manière la plus complexe, il se produirait en nous une sorte de pléthore nerveuse, suivie d’atrophie. La civilisation humaine, qui multiplie en chacun de nous les capacités de toute sorte et qui en même temps, par une véritable antinomie, divise à l’excès les fonctions, a besoin de compenser par les jeux variés de l’art l’inégalité de travail à laquelle elle contraint nos organes. L’art a ainsi son rôle dans l’évolution humaine : son extinction en marquerait peut-être la fin ; son progrès a coïncidé jusqu’ici avec celui de la vie et de la civilisation : quoi qu’on en puisse dire, il y a donc des raisons l’espérer que l’art jouera dans l’existence de l’homme au rôle de plus en plus considérable. Notre organisme, en se perfectionnant, en viendra à économiser toujours plus de force, comme le font nos machines ; de cette manière il en aura toujours davantage en réserve ; or, nous le savons, c’est l’art qui doit employer le surplus de force non utilisé dans la vie courante. L’art ira ainsi doublant et triplant notre existence : une vie d’imagination se superposera à l’existence réelle, et c’est en elle que se répandra tout le trop-plein de nos sentiments ; elle sera la perpétuelle revanche de nos facultés non employées. On peut concevoir que l’art, ce luxe de l’imagination, finisse par devenir une nécessité pour tous, une sorte de pain quotidien3.
II
Malgré la vérité que renferme, ainsi complétée, la théorie évolutionniste du beau, elle ne nous semble pas à l’abri de sérieuses objections.
D’abord, si tout art est un jeu et si tout jeu n’est pas de l’art, comment distinguerons-nous l’un de l’autre ? Selon M. Grant Allen, le jeu serait « l’exercice désintéressé des fonctions actives (course, chasse, etc.) »
, l’art,
celui des fonctions réceptives (contemplation d’un tableau, audition de la musique). Cette définition, qui enlève à l’action tout caractère esthétique, nous semble inacceptable. Il s’ensuivrait qu’un mouvement gracieux ne serait tel que pour les yeux des spectateurs et ne causerait aucun plaisir d’artiste à celui qui l’exécute. Les mouvements rythmés, la danse, perdraient en eux-mêmes toute valeur esthétique. Loin de contrarier ainsi le plaisir esthétique, le jeu des muscles, lorsqu’il est modéré, nous paraît y entrer comme élément. — En outre, distinguer la pure sensation de l’action est presque impossible : toute perception suppose un jeu de muscles et non pas seulement de nerfs ; l’œil juge la distance par des sensations musculaires ; l’organe vocal et les muscles de l’oreille nous fournissent des éléments essentiels dans l’appréciation du son. Il est impossible de dédoubler notre être, de supposer qu’en nous cela seul est esthétique qui est passif. Au contraire, dans les grandes jouissances de l’art, voir et faire tendent à se confondre ; le poète, le musicien, le peintre éprouvent un plaisir suprême à créer, à imaginer, à produire ce qu’ils contemplent ensuite. L’auditeur lui-même ou le spectateur jouit d’autant plus qu’il est moins passif, qu’il a une personnalité plus tranchée, que l’œuvre admirée est pour lui un sujet plus riche de pensées propres et comme un germe d’actions possibles. Lire un roman, c’est le vivre en une certaine mesure, à tel point que, si nous le lisons tout haut, nous tendons à mimer par le ton de la voix, quelquefois par le geste, le rôle des personnages. Dans une salle de théâtre, les acteurs ne sont pas les seuls à jouer la pièce ; les spectateurs aussi
là jouent pour ainsi dire intérieurement : leurs nerfs vibrent à l’unisson, et lorsque le principal héros épouse à la fin de la pièce quelque amante adorée, on peut dire que toute la salle ressent un peu de son bonheur. En général, la vivacité du plaisir esthétique est proportionnée à l’activité de de celui qui l’éprouve : un exécutant et un artiste inspirés jouissent donc eux-mêmes plus que leurs auditeurs.
Ainsi nous voyons s’effacer la distinction établie par l’école de l’évolution entre le jeu et l’art. Dirons-nous donc que tout jeu renferme des éléments esthétiques ? — Cette doctrine est plus conséquente, et elle est vraie. Le jeu, en effet, est l’art dramatique à son premier degré. Même quand il est purement physique, il est une mise en œuvre de la force et de l’adresse, deux qualités essentiellement esthétiques : l’impuissance et la gaucherie ont en elles-mêmes quelque chose de laid et de grotesque. Au fond, ce n’est pas sans raison que la supériorité dans les jeux de force ou d’adresse a été de tout temps considérée comme une qualité esthétique, un moyen pour un sexe de captiver l’autre. Le jugement féminin est peut-être sur ce point plus sûr que celui de nos savants.
Déjà nous avons beaucoup agrandi la définition du beau donnée par MM. Grant Allen et Spencer. Mais l’esthétique ne commence-t-elle vraiment qu’avec le jeu ? Tout ce qui est sérieux en nous cesse-t-il d’être beau ? Toute action qui a un but en dehors d’elle-même, toute action utile ne peut-elle nous apparaître comme belle sous le même rapport ? On se rappelle avec quel soin M. Spencer sépare le beau de l’utile. M. Grant Allen est plus précis encore : suivant lui, parmi les œuvres humaines, tout ce qui n’est pas expressément fait en vue d’un jeu de nos organes ou de notre imagination, tout ce qui n’est pas de l’art pour l’art, serait dépourvu de beauté ; on peut sans doute admirer une œuvre savamment adaptée à tous les besoins, comme une balle, une gare, etc. ; mais tout cela ne saurait être beau. L’industrie et l’art vont en sens contraire. En systématisant la pensée de MM. Spencer et Grant Allen, il faudrait dire que la caractéristique d’un objet beau, c’est de n’avoir pas de but ou d’avoir un but simulé et imaginaire. La beauté consisterait avant tout dans l’inutilité, dans une sorte de tromperie que nous nous ferions à nous-mêmes : le sculpteur s’amuse avec son marbre et son ciseau comme le jeune lionceau avec la boule de bois placée dans sa cage. Aussi un objet beau, en tant que beau, ne répondrait-il jamais à un véritable besoin et ne pourrait-il exciter en nous ni désir ni crainte. Si une statue nous rendait amoureux comme Pygmalion, le but de l’art serait manqué ; de même, toute la beauté d’un drame tient à la fiction, et si les grandes scènes en étaient réalisées sous nos yeux, elles nous épouvanteraient. Ce qui est réel et vital exclurait donc par soi-même la beauté.
Nous devons examiner avec soin cette théorie, partagée aujourd’hui par tant de penseurs.
Chapitre II.
Le plaisir du beau est-il en opposition avec le sentiment de l’utile, le besoin et le désir ?
Dans les objets extérieurs — par exemple un pont, un viaduc, un vaisseau — l’utilité constitue toujours, comme telle, une certaine beauté ; cette beauté se résout tantôt dans une satisfaction de l’intelligence, qui trouve la chose bien adaptée à sa fin, tantôt dans une satisfaction de la sensibilité, qui trouve cette fin agréable et qui en jouit. Le charme de l’utile est donc à la fois dans son caractère ingénieux et constamment agréable. Un voiturier passant sur un chemin s’écriera avec enthousiasme : « La belle route ! » Par cette épithète, il désignera tout à la fois l’art savant avec lequel elle a été construite et la facilité que rencontre sa voiture à glisser sur la chaussée unie, sans secousses et sans obstacles.
Sans doute ce charme de l’utile, que sentait si bien Socrate, n’est pas du genre le plus élevé. Dire, avec un certain réaliste, que les halles centrales de Paris sont le plus splendide monument de l’architecture moderne, c’est assurément aller un peu loin ; mais refuser, avec M. Grant Allen, tout caractère esthétique à la disposition des parties en vue d’une fin « confortable », c’est se rejeter dans un excès contraire. M. Grant Allen, sans peut-être le savoir, tombe dans l’erreur de Kant : ce dernier, à force de séparer le beau de l’utile, finissait par l’opposer entièrement au rationnel ; il en venait à dire qu’une arabesque capricieuse est vraiment plus belle qu’une jolie femme, parce que nous concevons et imposons à tout visage humain un type de beauté trop nécessaire et trop raisonné. L’architecture, un art que M. Grant Allen oublie trop dans son Esthétique physiologique, fut à l’origine tout utilitaire4. Même maintenant, pour qu’un édifice nous plaise, il faut qu’il nous paraisse accommodé à son but, qu’il justifie pour notre esprit l’arrangement de ses parties ; une maison ornementée avec beaucoup d’élégance, mais où rien ne semblerait fait pour la commodité de l’habitation, où les fenêtres seraient petites, les portes étroites, les escaliers trop raides, nous choquerait comme un non-sens esthétique. Au contraire, toute organisation de parties, par rapport à une fin, constitue un ordre, une harmonie, et depuis longtemps on a uni la beauté et l’ordre. De même que l’exercice facile de la vue offre par lui-même un caractère esthétique (c’est pour cette raison, nous le verrons plus tard, qu’on préfère les lignes courbes aux lignes brisées, plus difficiles à suivre), ainsi l’exercice aisé et rapide de ce qu’on a appelé « l’œil de l’esprit » est par lui-même agréable et beau ; or, cet exercice est toujours facilité par la disposition des choses en vue d’une fin et pour ainsi dire autour d’un centre conçu par la pensée. Nous aimons a retrouver dans les choses la manifestation de notre intelligence, à y voir marquée la trace de ce qu’il y a de supérieur en nous. En même temps, nous aimons à y reconnaître un caractère agréable fixé d’une manière définitive ; un objet qui semble toujours prêt à nous rendre service, à nous faire plaisir, et qui n’est lié d’ailleurs indirectement à aucune association désagréable, ne saurait tarder beaucoup à nous paraître beau.
Ainsi, dans les objets extérieurs, l’utilité semble être un premier degré de beauté. Passons maintenant des objets au sujet sentant. À l’utilité répond chez l’être sentant un besoin ; ce besoin, devenu conscient, donne lieu à un désir : recherchons donc si le désir peut être par lui-même la source d’émotions esthétiques.
Désirer, aimer (l’amour se réduit en partie au désir), n’est-ce pas dans une certaine mesure admirer ? — Pour notre part nous croyons qu’un désir, un amour quelconque produit dans tout notre être une excitation diffuse qui est agréable et tend à devenir esthétique, à condition que le désir ne soit pas trop violent.
Nous nous trouvons ici en butte à des objections importantes de M. Spencer. Ce dernier considère le besoin et le désir qui en naît comme excluant toute émotion esthétique. Défendant contre nous sa théorie5, il ◀pose▶ ce principe : « rechercher une fin comme servant à la vie — c’est-à-dire comme bonne et utile — c’est nécessairement perdre de vue son caractère esthétique »
. M. Spencer reprend ensuite l’exemple des halles de Paris et fait la supposition suivante : « Je suis en quête de nourriture, j’ai à trouver le marché des subsistances ; suivant des directions données, je découvre le marché central de Paris, et enfin, le reconnaissant comme tel, j’y procède à mes achats et commissions ; — je me sers alors de mes perceptions visuelles en vue de l’alimentation, pour des fins destinées à soutenir la vie. Quand j’use ainsi de mes pouvoirs visuels, j’en use d’une façon que je regarde comme en antithèse avec leur usage pour une action esthétique… Aussi longtemps que, dans de tels cas, l’esprit est purement occupé à guider des intérêts pour le maintien de la vie, il n’est le siège d’aucun sentiment esthétique. »
— Sans doute, répondrons-nous ; car, pour éprouver un plaisir esthétique, encore faut-il d’abord éprouver un plaisir quelconque ; il n’y a rien d’esthétique dans un état indifférent et neutre, et tel est précisément celui que M. Spencer prend comme exemple. Au lieu de supposer un besoin ou désir suivi d’un plaisir chez le personnage en quête des halles de Paris, il ne suppose qu’une suite d’efforts, de raisonnements et de calculs : or, le raisonnement est opposé au sentiment en général, à plus forte raison au sentiment esthétique. Acheter des aliments, faire des commissions, trouver son chemin, débattre des prix, n’est une besogne ni agréable ni belle ; mais aussi est-elle d’une utilité encore lointaine et générale, car elle ne produira son effet que quand l’heure du désir sera venue. Mais supposons qu’un voyageur, fatigué d’une longue course d’été, aperçoive aux halles un panier rempli de raisins ou de pèches savoureuses, capables, comme disait La Fontaine, de se faire par avance manger des yeux ; éprouvera-t-il, en avançant la main vers ces fruits, juste le contraire, juste « l’antithèse » du plaisir esthétique ? Nous ne le croyons pas ; nous croyons au contraire que certaines sensations de ce genre sont dignes d’être mises en comparaison de telle jouissance esthétique très élémentaire6.
« Aussi longtemps, continue M. Spencer, que ma conscience est occupée à la fin que je poursuis, les sentiments qui accompagnent les activités déployées dans cette poursuite ne sont qu’incidentellement reconnus, ils n’emplissent pas la conscience ; mais, quand on ne poursuit plus de fin servant à la vie, alors les sentiments qui accompagnent l’action des facultés consacrées à cette poursuite et les
plaisirs concomitants peuvent y être distinctement appréciés. »
— Mais, dirons-nous, tout plaisir intense est toujours « distinctement apprécié par la conscience »
; or, il n’est pas de plaisirs plus intenses que ceux qui répondent à la satisfaction d’un besoin vital : ils « remplissent la conscience »
beaucoup mieux que telle jouissance esthétique élémentaire, par exemple celle que nous donne la vue d’une tache lumineuse sur un fond obscur ou l’audition d’une note de musique isolée. Il nous paraît donc impossible, pour cette raison, de considérer le désir et sa satisfaction comme essentiellement antiesthétiques ; au contraire, en projetant toute la lumière de la conscience sur leur objet, ils peuvent le transfigurer et lui créer de toutes pièces une certaine beauté. Chaque fois qu’un désir est puissant et continu, il tend à grouper autour de lui toutes nos activités, à devenir, pour ainsi dire, le centre d’attraction de l’âme humaine : c’est le cas pour le désir sexuel, foyer perpétuel de nombreux sentiments esthétiques.
La vie humaine est dominée par quatre grands besoins ou désirs, qui correspondent aux fonctions essentielles de l’être : respirer, se mouvoir, se nourrir, se reproduire. Nous croyons que ces diverses fonctions peuvent toutes revêtir un caractère esthétique. La première semble indifférente au premier abord ; pourtant, il est peu d’émotions plus profondes et plus douces que celle de passer d’un air vicié à un air très pur, comme celui des hautes montagnes. Respirer largement, sentir le sang se purifier au contact de l’air et tout le système distributeur reprendre activité et force, c’est là une jouissance presque enivrante
à laquelle il est difficile de refuser une valeur esthétique. La ballade écossaise n’a-t-elle pas chanté avec raison « l’air, l’air libre, qui fouette le visage et fait courir le sang »
? — La fonction de nutrition, si intimement liée à la précédente, n’est pas plus exclusive de l’émotion esthétique. Le sentiment de la vie réparée, renouvelée, rejaillissant partout du fond de l’être, la sensation du sang qui court plus chaud dans les membres, le réveil de la vie saisi directement par la conscience, — tout cela constitue une harmonie véritable et profonde qui, en elle-même, a sa beauté. Pour bien le comprendre, il faut se rappeler ces convalescences où la prostration est si grande que le moindre aliment amène une sorte de renaissance physique et morale, une reprise de possession de soi. En l’état de santé, quand on écoute au fond de soi, on entend toujours une sorte de chant sourd et doux : se sentir vivre, n’est-ce pas là le fond de tout art comme de tout plaisir ? — De même, il est doux et esthétiquement agréable de manifester au dehors la vie intérieure. Bien avant la danse et les mouvements rythmés, la simple action de se mouvoir a pu fournir à l’homme des émotions d’un genre élevé. Le libre espace a lui-même quelque chose d’esthétique, et un prisonnier le sentira bien. On se rappelle ces vers de Victor Hugo :
Oh ! laissez, laissez-moi m’enfuir sur le rivage,Laissez-moi respirer l’odeur du flot sauvage !Jersey rit, terre libre, au sein des sombres mers...
Outre l’idée morale et politique (que nous négligeons), il y a dans ces vers une sorte d’épanouissement physique : c’est l’ivresse de la liberté en son sens à la fois le plus élevé et le plus matériel, l’ivresse de la fuite, de la course en plein vent, du retour à la vie presque sauvage des champs et des grèves. — Si, des fonctions de nutrition et de locomotion, nous passons à celles de reproduction, leur importance au point de vue esthétique nous paraîtra encore plus considérable. L’amour, même sous la forme du désir, n’est-il pas un élément qui, plus ou moins voilé, joua toujours un grand rôle dans la poésie ? Il entre aussi comme élément essentiel dans le plaisir que nous causent les belles formes ou les belles couleurs de la statuaire et de la peinture, les sons doux, caressants ou passionnés de la musique. Le type de l’émotion esthétique est l’émotion de l’amour, toujours mêlée d’un désir plus ou moins vague et raffiné. La beauté supérieure, quoi qu’en dise Kant, est la beauté féminine ; or, les qualités que nous trouvons les plus dignes d’admiration chez la femme sont aussi, en grande partie, celles qui sont de notre part l’objet du désir. Une belle femme, pour un homme du peuple, est une femme grande, vigoureuse, aux fraîches couleurs, aux formes amples, et c’est aussi celle qui peut le mieux satisfaire l’instinct sexuel. Si, dans les classes élevées de la société, l’idée du beau ne correspond plus aussi exactement avec les besoins primitifs de la race et de l’individu, c’est que ces besoins mêmes se sont modifiés d’une manière générale et épurés peu à peu. La plus belle femme, à nos yeux, est toujours celle qui correspond le mieux aux aspirations de notre être individuel, aux sentiments et aux tendances qui nous sont communes avec notre époque. Il y a longtemps qu’on l’a dit : aimer, c’est avoir le vague sentiment de ce dont on a besoin pour se compléter soi-même, physiquement ou moralement. Or l’amour, croyons-nous, est plus ou moins présent au fond des principales émotions esthétiques. L’admiration même n’est-elle pas un amour qui commence et n’a-t-elle pas dans l’amour son achèvement, sa plénitude ? Dira-t-on qu’aimer une femme, c’est cesser de la trouver belle ? Certes l’art est pour une notable partie une transformation de l’amour, c’est-à-dire d’un des besoins les plus fondamentaux de l’être. Considérer le sentiment esthétique indépendamment de l’instinct sexuel et de son évolution, nous semble donc aussi superficiel que de considérer le sentiment moral à part des instincts sympathiques, où l’école anglaise elle-même voit la première origine de la moralité.
Si les organes de la vue ou de l’ouïe, qui n’intéressent que peu les grandes fonctions vitales, nous fournissent pour cette raison des perceptions presque indifférentes et sans désir, ni douloureuses, ni très agréables en elles-mêmes, c’est plutôt là une infériorité qu’une supériorité au point de vue esthétique. Nous verrons plus tard comment, dans la littérature et la poésie, on s’efforce de suppléer à ce défaut de nos deux sens les plus intellectuels et les plus abstraits. Non seulement ces sens ne nous fournissent pas seuls nos émotions esthétiques, mais de plus nous croyons qu’ils n’ont pas été au début et ne sont pas toujours aujourd’hui les vrais juges du beau. Ce qui plaît à nos yeux par exemple, c’est bien souvent ce qui plaît à nos autres
sens, plus directement liés aux fonctions vitales. De même que le tact semble avoir appris à l’œil à juger des vraies dimensions de l’espace, de même, c’est le tact qui, aidé du goût, de l’odorat, de tous les sens vitaux, a enseigné le plus souvent aux yeux ce qu’il fallait admirer, rechercher, aimer. Les formes et les couleurs qui ont plu d’abord aux animaux ont dû être celles des choses propres à les nourrir7. Chez les gens du peuple et les hommes primitifs, l’œil et l’oreille, au lieu de décider immédiatement ce qui est beau ou laid, ne font qu’enregistrer le jugement des autres sens. « Quelle est cette jolie plante ? » demandais-je à une fillette des Pyrénées. — « Ce n’est rien, cela ne se mange pas. » — Le besoin et le désir, c’est-à-dire l’agréable, c’est-à-dire encore ce qui sert à la vie, voilà le critérium primitif et grossier de l’esthétique. Un beau pays est encore pour les gens du peuple un pays riche où l’on mange abondamment ; pour un marin la mer semblera belle lorsqu’elle sera sûre, et laide précisément lorsque le touriste admirera ses grandes vagues blanches ; pour un cultivateur les charmants coquelicots rouges et les bluets sont une tache et une laideur dans un champ de blé. Un Américain trouvait l’Angleterre bien plus belle que son pays, parce qu’on y peut faire des milles sans rencontrer un arbre ailleurs que dans les haies. M. Grant Allen cite un paysan d’Hyères qui, félicité sur la vue que sa maison offrait du côté de la mer, se tourne à l’opposé, vers la plaine plantée de choux, et s’écrie : « En effet, il y
a là une vue magnifique. »
Le beau semble en grande partie dérivé du profitable et du désirable ; pour faire la genèse du sentiment esthétique, il faut faire l’histoire des besoins et des désirs humains8.
Nous objectera-t-on que le désir est essentiellement égoïste et divise les êtres, tandis que le plaisir esthétique les rapproche toujours dans la même jouissance et les unit ? Nous n’admettons pas cet égoïsme irrémédiable du désir et des plaisirs qui y sont liés : tout est relatif. Il est des cas où le plaisir esthétique est lui-même exclusif ; ces cas sont seulement plus rares et ils le deviendront chaque jour davantage. Le pauvre peut-il connaître aujourd’hui, si ce n’est par hasard, tel ou tel chef-d’œuvre d’art que possèdent les riches amateurs ? Peut-il entrer gratis dans les salles de concert ? Si les beautés de la littérature et de la poésie sont plus à la portée de tout le monde, cela tient à l’invention de l’imprimerie. La vue même de la beauté féminine n’est pas libre dans tous les pays ; en Orient le propriétaire d’une jolie femme cache précieusement sous un voile cet objet d’art. La beauté a été assez rarement un moyen de rapprocher et d’unir ses divers amants. Si les Grecs firent jadis la guerre pour Hélène, ils ont failli se battre encore aujourd’hui, d’une bourgade à l’autre, au sujet de l’Hermès de Praxitèle, que plusieurs petites villes voulaient posséder à la fois. En Italie, on n’a pas encore pardonné aux Français d’avoir enlevé, dans les musées, un certain nombre d’œuvres d’art. Si de nos jours, sous l’influence de la civilisation, l’art tend, comme toute chose, à devenir généreux et à dépouiller l’égoïsme primitif, il ne faut pas en conclure que le désintéressement moral lui soit essentiel.
Il est sans doute un point, nous le verrons plus tard, où l’émotion esthétique la plus haute se confond entièrement avec le sentiment moral : alors beauté et moralité ne font plus qu’un. Mais cette parfaite identité ne se montre pour ainsi dire qu’au plus haut degré de l’échelle. Aux degrés inférieurs l’émotion esthétique ne diffère plus autant des autres émotions. Celles-ci ne demandent pas mieux que d’être partagées quand le partage ne les diminue pas et même les augmente. Jouir ensemble ou souffrir ensemble établit toujours un certain lien sympathique entre les êtres ; il est doux de sentir toute une foule traversée en même temps que soi par une même émotion, que cette émotion soit esthétique, morale, ou même simplement intéressée. Si on se réunit le soir pour faire de la musique, on se réunit aussi pour prendre le thé, pour dîner, pour causer politique ou affaires. L’humanité aime toujours à mettre en commun plaisirs et peines, à condition, encore une fois, que le plaisir même ne soit pas altéré par le partage. Et, Dieu merci, la rose sentie par plusieurs ne perd pas son parfum, l’ombre d’un jardin peut abriter bien des amis, un ruisseau peut calmer bien des soifs, un air pur enivrer bien des poitrines, un concert dans une salle sonore et vaste charmer bien des oreilles, un joli visage ou un beau tableau attirer bien des regards sans se déflorer.
En somme, rien de plus inexact que cette entière opposition établie par Kant et l’école anglaise, comme par Cousin et Jouffroy, entre le sentiment du beau et le désir : ce qui est beau est désirable sous le même rapport. La poésie des choses, suivant le mot d’Alfred de Musset, est faite tout entière de « crainte et de charme »
, de trouble et de désir. Il n’est pas d’émotion esthétique qui n’éveille en nous une multitude de désirs et de besoins plus ou moins inconscients ; quand nous sommes émus par une marche guerrière, nous éprouvons quelque impatience à être assis, nous avons besoin de marcher, de courir même, de chercher un ennemi à combattre. Certaines phrases musicales qui sont une sorte de caresse amoureuse font pour ainsi dire naître le baiser sur notre bouche. Quelqu’un a-t-il jamais lu ces vers de Musset :
Partons, nous sommes seuls, l’univers est à nousVoici la verte Écosse, et la brune Italie,Et la Grèce, ma mère, où le miel est si doux…
sans éprouver une vague nostalgie des pays poétiques et inconnus, un besoin d’horizons nouveaux ?
Il y a du plaisir dans le désir même et la période de désir nous reste souvent dans l’esprit comme plus délicieuse que la jouissance ; de là les grandes jouissances du poète, qui aspire à vivre à la fois la vie de tous les hommes et qui, par cette aspiration même, la vit jusqu’à un certain point. Néanmoins ce désir, toujours à demi trompé, implique une souffrance : c’est bien ce qui montre qu’il a un caractère sérieux et non simulé, qu’il demande réellement à être satisfait. Le désespoir de l’artiste et ce qui l’entraîne facilement au pessimisme, c’est de désirer ainsi démesurément et de ne pouvoir que dans une faible mesure satisfaire ses désirs.
Chapitre III.
Le plaisir du beau est-il en opposition avec l’action et avec le sentiment du réel ?
L’école évolutionniste, comme l’école Kantienne et criticiste, a tort, selon nous, d’intellectualiser à l’extrême le beau. Des trois éléments qui se trouvent dans tout état mental, sensibilité, intelligence et activité, l’élément sensible est notablement restreint par ces écoles dans l’émotion esthétique ; quant à l’élément actif, il est presque totalement exclu. Nous avons essayé de rétablir le premier de ces deux éléments négligés par l’école anglaise, d’agrandir ainsi le domaine du beau et de l’égaler même au domaine de la vie ; il nous reste à examiner le second.
Puisque l’émotion esthétique consiste en grande partie dans un ensemble de désirs tendant à se réaliser, l’action sort naturellement de l’art et de la contemplation du beau, et le sentiment esthétique est alors plus complet que jamais ; l’art est action non moins que passion, par cela même qu’il est désir non moins que plaisir, besoin réel non moins que jeu et virtuosité. Aussi l’art tend-il à produire des actions de même nature que celles qu’il exprime. Mais le plus souvent nous substituons à l’action indiquée d’avance telle ou telle autre mieux d’accord avec nos occupations actuelles, et qui décharge pourtant le trop-plein de force nerveuse accumulée par l’émotion. C’est ainsi que l’art cesse d’être dangereux ; tout en nous portant à agir, il ne fixe pas d’une façon catégorique l’action que nous devons accomplir. De là un nouveau sens possible de la Κάθαρσις d’Aristote, de la « purification des passions par l’art » ; l’art est un excitant des passions, mais cette excitation est trop générale pour qu’on ne puisse substituer une passion à une autre et traduire en un acte particulier, fort louable, l’émotion générale inspirée par tel sentiment esthétique de l’origine la moins pure. H. Beyle, ce profond observateur, raconte qu’un jour (il aimait alors je ne sais quelle personne) la musique le rendit plus enamouré que jamais ; il crut d’abord que cet art avait sur l’amour une influence particulière. Mais il se rappela que l’année précédente, où il songeait au moyen d’armer les Grecs, la même musique avait éveillé son ardeur avec la même intensité, mais en la tournant du côté de ses recherches d’alors. L’expression vive d’un sentiment, quand nous en sommes témoins, fait sans doute monter en nous le ton de ce sentiment, mais elle fait aussi monter par sympathie le ton de tous les autres ; par cela même nous sommes portés à agir en tous sens.
L’émotion esthétique la plus vive, la moins mêlée de tristesse, se rencontre chez ceux où elle se réalise immédiatement en actes et, par là, se satisfait elle-même : les Spartiates sentaient mieux toutes les beautés des vers de Tyrtée, les Allemands, ceux de Koerner ou d’Uhland, lorsque ces vers les entraînaient dans le combat ; les volontaires de la Révolution n’ont probablement jamais été plus émus par la Marseillaise que le jour où elle les souleva d’une haleine sur les collines de Jemmapes. De même, deux amoureux penchés sur quelque poème d’amour, comme les héros du Dante, et vivant ce qu’ils lisent, jouiront davantage, même au point de vue esthétique. C’est un exemple assez banal que celui de Joseph Vernet se faisant attacher à un mât pour contempler une tempête ; dira-t-on qu’il sentait moins la sublimité de l’Océan parce qu’il était acteur en même temps que spectateur ? Allons plus loin ; s’il avait pu engager lui-même la lutte contre l’Océan, mettre la main au gouvernail et diriger seul le navire sur la grande mer furieuse, loin que son émotion esthétique en eût été affaiblie, il eût mieux compris cette antithèse de l’homme et de la nature dans laquelle se résout, selon Kant, le sentiment du sublime. Pour mon compte, je n’ai jamais mieux saisi la sublimité du ciel qu’en gravissant avec effort une haute montagne, alors que je me sentais entrer pour ainsi dire dans le ciel même, le conquérir à chaque pas avec effort, et que le désir d’infini semblait devoir être rassasié sans cesse à mesure qu’il s’éveillait en moi plus intense.
L’importance de l’action dans le sentiment du beau a une conséquence qu’il faut remarquer ; c’est que la fiction n’est point, comme on l’a prétendu, une des conditions
nécessaires du beau. Schiller et ses successeurs, en réduisant l’art à la fiction, prennent pour une qualité essentielle un des défauts de l’art humain, qui est de ne pouvoir donner la vie et l’activité véritable. Supposez, pour prendre des exemples éloignés, les grandes scènes d’Euripide et de Corneille vécues devant vous au lieu d’être représentées ; supposez que vous assistiez à la clémence d’Auguste, au retour héroïque de Nicomède, au cri sublime de Polyxène : ces actions ou ces paroles perdront-elles donc de leur beauté pour être accomplies ou prononcées par des êtres réels, vivants et palpitants sous vos yeux ? Cela reviendrait à dire que tel discours de Mirabeau ou de Danton, improvisé dans une situation tragique, produisait moins d’effet esthétique sur l’auditeur qu’il n’en produit sur nous. Nous aurions plus de plaisir à traduire Démosthène que les Athéniens n’en ont eu à l’écouter ! De même, c’est à son marbre et à son immobilité que la Vénus de Milo devrait d’être belle ; si ses yeux vides se remplissaient de la lumière intérieure et si nous la voyions s’avancer vers nous, nous cesserions de l’admirer. La Mona Lisa de Léonard ou la Sainte Barbe de Palma le Vieux ne pourraient s’animer sans déchoir. Comme si le vœu suprême, l’irréalisable idéal de l’artiste n’était pas d’insuffler la vie en son œuvre, de créer au lieu de façonner ! S’il feint, c’est malgré lui, comme le mécanicien construit malgré lui des machines au lieu d’êtres vivants. La fiction, loin d’être une condition du beau dans l’art, en est une limitation. La vie, la réalité, voilà la vraie fin de l’art ; c’est par une sorte d’avortement qu’il n’arrive pas jusque-là. Les Michel-Ange
et les Titien sont des Jéhovah manqués ; en vérité La Nuit de Michel-Ange est faite pour la vie ; profonde sans le savoir était la parole inscrite au bas par un poète : « Elle dort. »
L’art est comme le sommeil de l’idéal humain, fixé dans la pierre dure ou sur la toile sans pouvoir jamais se lever et marcher.
On nous dira que l’imitation du laid et de l’horrible peut avoir sa beauté, précisément parce que c’est une imitation, une fiction et non une réalité. — Sans doute, mais alors nous admirons d’une part la valeur réelle de l’artiste, d’autre part quelque objet réel et vivant par rapport auquel l’imitation du laid n’est qu’un moyen d’expression. L’imitation du laid et de la douleur (au moins de la douleur physique, qui n’implique pas une grandeur morale) n’est point essentielle à l’art ; elle est, comme toute imitation et toute fiction, la conséquence même d’une certaine impuissance. La recherche du laid dans les arts s’explique en général par ce fait que l’artiste veut donner à ses conceptions plus de vraisemblance, ne pouvant leur donner la réalité même. Certaines laideurs sont nécessaires et forment pour l’œuvre d’art comme une condition de la vie. Elles ressemblent à ces froncements et à ces rides qu’impriment volontairement à leur visage les voyageurs traversant les pays polaires, pour ranimer leurs muscles et empêcher leurs traits de se figer sous le froid. Il faut que, dans les héros d’un drame, je puisse retrouver quelque chose de mes défauts et de mes laideurs même pour croire à leur existence : car l’essentiel, pour un personnage fictif, n’est pas de paraître beau ou laid, mais de paraître exister, tant le fictif en lui-même et par lui-même est peu esthétique.
Il existe dans l’harmonie intime de la vie, dans la solidarité qu’elle suppose entre tous les membres, une beauté profonde et vraie que l’art peut s’essayer à reproduire même au moyen de l’incorrection des formes ; mais il faut alors que l’artiste introduise en cette incorrection l’équilibre et la proportion méthodique sans lesquels la vie est toujours impossible : alors on pourra dans les dissonances mêmes retrouver un principe d’harmonie, sous la fiction la réalité, sous l’imitation la nature9. L’imitation du laid n’est donc pour l’art humain qu’un moyen nécessaire, un procédé ; ce n’est pas son but dernier et définitif. Nous sentons vaguement que le laid n’est pas fait pour vivre, que, dans la nature, les monstres tendent à disparaître sans se reproduire et ne sont que des erreurs passagères ; nous les supportons dans les œuvres d’art précisément parce que ces œuvres sont encore des fictions sans consistance, et que d’ailleurs on retrouve toujours la règle sous l’exception, la loi sous la monstruosité.
La science a, de nos jours, fabriqué des corps nouveaux ; si l’art humain pouvait ainsi produire des êtres vivants au lieu de peindre la vie, il ne songerait plus, en imitant encore les types fournis par la nature, qu’à les embellir. L’art deviendrait ce qu’il aspire à être, une sorte d’éducation de la nature. L’éducation, cet art supérieur qui agit sur des êtres vivants, n’a qu’un but, celui de produire les types les plus parfaits, les plus irréprochables : rendre plus beau et rendre plus heureux, tel serait aussi l’objet de l’art, si ses fictions prenaient vie. Le fond même de tout art, c’est l’effort pour créer, c’est la poésie (ποίησις), et si jamais cet effort pouvait entièrement réussir, si l’artiste pouvait être un véritable créateur, c’est la beauté et le bonheur qu’il voudrait toujours et partout réaliser. Au cas où les cariatides de Puget auraient dû vivre, il les eût sans doute débarrassées du poids énorme qui pèse sur elles, ou bien il leur aurait donné assez de force pour porter ce poids en souriant.
Dès maintenant, entre deux œuvres d’art qui semblent également animées et vivantes, c’est à la plus belle que nous donnerons d’habitude la préférence ; nous trouvons toujours le beau plus poétique, c’est-à-dire plus digne d’être créé. Il faut même une certaine éducation artistique pour comprendre ce que Rosenkranz a appelé l’esthétique du laid. En présence de certains drames de Shakespeare et de V. Hugo, les gens du peuple éprouveront des émotions violentes, presque pénibles, plutôt que des émotions vraiment esthétiques. L’intérêt qu’ils y prennent est brutal, analogue à celui d’un Espagnol devant une course de taureaux : « cela fait mal », diront-ils. Ils ne s’intéressent pas à l’analyse des caractères. Pour goûter dans l’art le plaisir de l’horrible ou le plaisir du laid — disons la beauté du laid — il faut qu’un intérêt scientifique s’ajoute à celui de l’imagination ; l’esprit moderne, avec son culte de la science, prend encore plaisir à l’anatomie des êtres dégradés comme à celle des cadavres ; mais celui qui n’a pas fait d’études préparatoires est aussi incompétent et aussi étonné devant certaines œuvres d’art que pourrait l’être un profane introduit brusquement dans une salle de dissection et contemplant, non sans horreur, les choses étalées à ses yeux, tandis qu’un médecin, tout entier à suivre le trajet d’une fibre dans un tissu à demi-décomposé, regarde, l’œil brillant de plaisir. Comprendre, c’est relier chaque chose à ses causes et à ses effets, c’est universaliser, c’est donc voir plus loin que telle ou telle laideur, c’est même ne plus la voir : le laid s’efface devant le vrai saisi et rendu par la pensée humaine. L’imitation du laid devient au fond une imitation du beau et de l’ordre universel ; l’imitation en général tend à devenir une création et la fiction tend à s’évanouir dans la vie. C’est donc, en dernière analyse, la vie qui est le but de l’art, et l’artiste ne feint que pour nous faire croire qu’il ne feint pas.
Chapitre IV.
Des conditions de la beauté dans les mouvements
Notre idée du beau, d’abord étroite et exclusive, s’est maintenant beaucoup élargie. Nous avons vu que tout ce qui est sérieux et utile, tout ce qui est réel et vivant peut, dans certaines conditions, devenir beau. Ce sont ces conditions qu’il nous reste à mieux déterminer.
Le beau peut se révéler tantôt dans les mouvements, tantôt dans les sensations, tantôt dans les sentiments. Le premier caractère de la beauté dans les mouvements est la force : nous éprouvons un plaisir esthétique à sentir notre vigueur, à exercer notre énergie sur quelque obstacle ou à voir les autres exercer la leur. Le second caractère de la beauté est l’harmonie, le rythme, l’ordre, c’est-à-dire l’adaptation du mouvement à son milieu et à son but. Tout mobile, traversant un certain milieu, y rencontre des résistances plus ou moins grandes ; de là résultent, comme l’ont montré MM. Spencer et Tyndall, des mouvements successifs en avant et en arrière, des lignes plus ou moins ondulantes qui produisent le rythme. Le rythme ou l’ordre n’est donc pas, à vrai dire, quelque chose de distinct de la force même : il est simplement un moyen pour la force de se conserver aussi grande que possible en face des résistances ; l’ordre est une économie de force. La troisième qualité du mouvement. la grâce, a été le mieux étudiée par M. Spencer, qui a complété par des vues scientifiques les doctrines trop métaphysiques de Schiller et de Schelling. Quel mouvement nous donne, quand nous l’exécutons ou quand nous le regardons, l’impression de la grâce ? C’est celui où tout effort musculaire semble avoir disparu, où les membres se jouent librement, comme portés par l’air10. De là la supériorité du mouvement curviligne ; la ligne courbe, formée d’une infinité de lignes qui se fondent sans interruption l’une dans l’autre, est comme le schema d’un mouvement dans lequel très peu de force se perd, où aucun effort inutile n’est demandé à aucun muscle. Au contraire un mouvement maladroit est celui qui implique un changement soudain de direction, quelque chose d’anguleux, une perte trop grande de force, l’excès dans l’effort musculaire. En somme, à ce premier point de vue, toute beauté dans les mouvements paraît pouvoir se ramener à l’économie de la force.
Si telles sont les qualités esthétiques du mouvement, ne semble-t-il pas tout d’abord que les mouvements du jeu, non ceux du travail, puissent seuls les réaliser et que la théorie anglaise se trouve ainsi confirmée ? — Selon nous, c’est là une pure apparence, et le travail s’accommode aussi bien que le jeu des mouvements esthétiques. Voyez sur une échelle une grappe d’ouvriers se passant une pierre les uns aux autres : la lourde pierre monte peu à peu, soutenue par tous ces bras qui la saisissent et la lâchent tour à tour ; n’y a-t-il pas en ce tableau une certaine beauté inséparable du but poursuivi et conséquemment du labeur accompli ? De même, des hommes tirant sur un câble pour soulever un madrier, des rameurs, des scieurs de long, des forgerons sont beaux dans le travail, même dans la sueur et l’effort. Un faucheur habile peut être aussi élégant en son genre qu’un danseur : un peintre représentera même plus volontiers l’un que l’autre. Un bûcheron attaquant un chêne et brandissant la cognée de ses muscles raidis peut éveiller presque le sentiment du sublime. Nous voici cependant bien loin du jeu, car tous ces hommes poursuivent une fin déterminée ; le rythme qui règle leurs mouvements et les assouplit ne s’explique lui-même que par la recherche du but et la tension de toutes leurs forces vers ce but unique. Par là le caractère esthétique du mouvement, loin d’être diminué, est agrandi, car il s’y ajoute deux éléments nouveaux. D’une part, l’intérêt est excité par la recherche d’un but : un mouvement dont nous connaissons la direction et dont nous pouvons constater la réussite ne nous intéresse-t-il pas toujours plus qu’un mouvement sans objet ? D’autre part, l’intelligence est satisfaite, car nous pouvons calculer la proportion entre la grandeur du but à atteindre et l’effort dépensé. Aussi l’effort ne nous choque-t-il plus : au contraire, il est une condition de l’intérêt que nous portons au travail. La tension des muscles, la fatigue poussée jusqu’à un certain point et même une certaine altération des traits, tout acquiert alors une valeur esthétique : c’est en proportion et en harmonie avec la fin voulue. Au contraire, si un jeu coûtait autant d’efforts, nous en serions désagréablement surpris ; il y aurait disproportion entre les moyens et la fin. C’est pour cela qu’un jongleur ne doit pas laisser voir la même fatigue qu’un athlète ; c’est pour cela qu’un poète ne doit pas laisser sentir la recherche de la rime, tandis qu’on prend un certain plaisir à suivre le travail de pensée d’un mathématicien ou d’un philosophe. En général, tout travail qui se justifie rationnellement renferme des éléments esthétiques, tandis qu’il déplaît à l’intelligence de voir l’inutile pris comme but par la volonté. Le jeu, l’exercice frivole de l’activité, loin d’être le principe du beau, a donc par lui-même quelque chose d’antiesthétique ; il a besoin d’excuse ; il faut qu’on y voie une expansion folle et passagère de l’activité, une sorte de détente nerveuse, utile elle-même à son heure.
— Mais, nous dira M. Spencer, si la beauté des mouvements n’exclut pas toute idée de travail accompli, du moins la grâce proprement dite l’exclut ; car elle se ramène à la facilité, et la facilité à la moindre dépense de force. — Nous
répondrons que, pour juger si la force n’est pas dépensée en excès, il faut toujours supposer au mouvement un but quelconque par rapport auquel il se trouve coordonné. La coordination, l’organisation des mouvements est ce qui leur donne un sens pour l’intelligence en ajoutant l’harmonie à la force déployée. Or, qu’est-ce que la coordination des mouvements par rapport à un but, si ce n’est la définition même du travail ? La grâce consiste donc le plus souvent dans une sorte de travail conscient ou inconscient, accompli avec moins d’effort, plus de précision et plus d’agilité11. Un patineur gracieux est celui dont tous les mouvements sont adaptés au patinage sans que rien puisse contrarier sa vitesse acquise. Une femme qui porte une cruche sur sa tête n’est gracieuse que si tous ses mouvements ont un certain rapport au but secret qu’elle poursuit, et sont disposés de manière à éviter tout heurt, toute secousse brusque. En somme, grâce, précision vraie, agilité vraie, peuvent également se définir : adaptation complète à un but réel ou fictif ; en d’autres termes, harmonieux équilibre entre la vie et son milieu. Ainsi la grâce même, bien qu’elle puisse se rencontrer simplement dans l’aisance et le naturel, n’est pas incompatible avec le travail en général ; elle l’est seulement avec le travail perdu, avec l’effort inutile. On rit par exemple d’Hercule au rouet, il est plaisant de se
figurer un colosse enfilant une aiguille ; c’est qu’alors la force déployée dépasse trop le mince résultat, elle s’use en vain, et la puissance même devient une cause visible d’impuissance ; mais un homme très vigoureux, souvent lourd quand il joue, devient gracieux quand il accomplit une besogne proportionnée à ses muscles. Nous arrivons par là, en ce qui concerne les mouvements, à une première conclusion, très différente de celle de M. Spencer : c’est que, si le jeu (exercice d’un organe sans but utile) est par lui-même esthétique, le travail (exercice d’un organe pour un but rationnel) l’est autant et parfois davantage. S’il a souvent moins de grâce, il peut avoir plus de beauté et de grandeur. « L’homme n’est complet que là où il joue »
, a dit Schiller ; il faut dire au contraire : L’homme n’est complet que là où il travaille. C’est le travail, après tout, qui fait la supériorité de l’homme sur l’animal et de l’homme civilisé sur le sauvage.
Une seconde conséquence, c’est que la beauté des mouvements ne peut pas se définir simplement l’économie de la force. Parmi les buts que le mouvement se propose, il en est d’assez élevés pour qu’auprès d’eux toute dépense de force devienne peu de chose ; il serait même mesquin de la calculer de trop près, et la plus haute beauté consiste alors non plus dans l’économie, mais dans la prodigalité de la force. Lorsque nous voyons sous nos yeux s’exécuter un mouvement, nous sympathisons, comme le remarque M. Spencer, avec le corps et les membres qui l’exécutent ; dans certains cas, nous aimons sans doute à ne pas sentir en eux la fatigue ; mais nous sympathisons bien plus encore avec la volonté qui meut le corps et les membres ; l’énergie de cette volonté peut donc nous séduire plus que le jeu facile des organes ; le but poursuivi par elle peut nous attirer plus qu’un mouvement sans but ; enfin il vient un instant où l’on compte presque pour rien les membres, réduits au rôle d’instruments, tendus et ployés comme l’arc qui doit lancer la flèche, parfois brisés dans leur effort même. Le messager de Marathon, représenté par les sculpteurs grecs, avait beau être couvert de sueur et de poussière et refléter dans ses traits l’épuisement de l’effort, l’agonie commençante : il avait, pour se transfigurer et devenir sublime, la branche de laurier qu’il agitait au-dessus de sa tête ; cet homme brisé, mais triomphant, est comme le symbole du travail humain, de cette beauté suprême qui n’est plus faite de parcimonie mais de largesse, d’aisance mais d’effort, et où le mouvement n’apparaît plus seulement comme le signe et la mesure de la force dépensée, mais comme l’expression de la volonté et le moyen d’apprécier son énergie intérieure.
Chapitre V.
Des conditions de la beauté dans les sentiments. — Principe moral de la grâce
L’école de l’évolution a eu raison de chercher dans les lois mécaniques du mouvement l’explication de ses qualités esthétiques les plus superficielles ; mais, nous venons de le voir, il ne faut pas s’arrêter là. On ne peut considérer les membres mus indépendamment du moteur, la force dépensée indépendamment de la volonté qui la dépense pour un but. La beauté supérieure des mouvements est donc d’emprunt ; elle vient de plus haut : c’est à la sphère de la volonté et des sentiments que nous devons nous élever pour en trouver l’explication.
Par l’effet de l’habitude et de l’association, tout mouvement a fini par représenter pour nous un sentiment, un état de conscience ; toute manifestation de la vie extérieure est devenue à nos yeux une manifestation de la vie intérieure. À ce nouveau point de vue, la beauté des mouvements résidera surtout dans l’expression, et elle grandira à mesure que le mouvement traduira au dehors une vie plus élevée, plus intellectuelle et plus morale. Le mouvement qui ne ferait que manifester une force brute nous laisserait froids : il pourrait nous plaire encore par les dessins géométriques qu’il réalise ; mais nous ne nous mettrions pas pour ainsi dire à la place du moteur, pour jouir sympathiquement de l’aisance des mouvements accomplis. En réalité un mouvement beau ou gracieux a toujours quelque chose de vivant, et nous ne pouvons nous empêcher de placer par derrière un moteur semblable à nous. Voir la nature et la trouver belle, c’est se la figurer vivante et, autant que possible, se la représenter sous une forme humaine. On pourrait dire en renforçant la parole de Térence : Je ne m’intéresse qu’à ce qui est humain. S’il n’y avait pour embellir l’univers que le poids, le nombre et la mesure, il nous laisserait presque indifférents.
La première qualité du mouvement, la force, est en somme invisible et cachée ; quand ce mot ne désigne pas une simple formule de mécanique abstraite, il désigne un déploiement d’activité ou de volonté qui ne nous est connu que par la conscience. La force, cette première beauté, se ramène donc à un simple état de la conscience, lié lui-même à des sentiments de toute sorte, par exemple la confiance en soi, l’assurance et le courage. Il y a un point où la force et le courage grossier se confondent : à peine les distingue-t-on chez certains animaux comme le bouledogue, ou chez le sauvage, courageux dans la mesure même où il est fort. La force physique est de l’énergie morale en germe ; si vouloir, c’est pouvoir, ne peut-on dire avec autant de raison que pouvoir beaucoup, c’est se sentir excité à vouloir beaucoup ? Aussi l’homme a-t-il fait en général de la force physique le symbole expressif de la volonté puissante ; à tort ou à raison, nous nous sommes accoutumés à établir partout une harmonie entre le physique et le moral ; nous nous figurerions difficilement Brutus ou Caton sous des traits mignards ; la sculpture représente Moïse avec une haute taille et des muscles en saillie. Les Samson et les Hercule sont tout ensemble des types de force, de courage et de bonté. La force, adorée par l’humanité primitive, a été, non sans quelque raison, considérée comme la première vertu, source de beaucoup d’autres ; elle implique d’ailleurs quelque chose de surhumain, et à ce titre encore appelle le respect. Elle a acquis ainsi une valeur expressive, qui entre aujourd’hui comme élément essentiel dans sa beauté.
L’ordre ou le rythme, seconde qualité du mouvement, est plus expressif encore ; par lui le mouvement, devenu régulier, offre prise à l’intelligence et semble lui-même la manifester. Le rythme n’est pas seulement, comme on l’a montré, la conséquence de la continuité du mouvement et de la persistance des forces, il est encore le signe de la persévérance du vouloir, et son harmonie symbolise à nos yeux l’accord de la volonté avec soi.
Quant à la grâce, elle est bien autre chose que la simple économie de la force, seule définition que M. Spencer en ait donnée ; elle exprime essentiellement, elle aussi, un état de volonté. Remarquons-le en effet, chez les êtres vivants les mouvements gracieux sont toujours plus ou moins associés à la joie et à la bienveillance, deux sentiments voisins l’un de l’autre. La joie est la conscience d’une vie pleine et en harmonie avec son milieu ; or, quand il y a harmonie, il y a par cela même tendance à la sympathie. La grâce est l’expression visible de ces deux états : la volonté satisfaite et la volonté portée à satisfaire autrui. La grâce, en effet, suppose une certaine détente des muscles, qui ne se produit guère chez l’animal qu’à l’état de repos, de vie expansive et d’intention pacifique. Que la douleur et la lutte surviennent, que l’hostilité et la colère éclatent, aussitôt les membres se raidissent. Tandis qu’un chien joue, faites un peu de bruit dans un buisson, et vous verrez la transformation soudaine de l’attitude : le cou se tendra, les oreilles, la queue, le corps tout entier sera en arrêt. Au contraire, la bienveillance se traduit d’habitude par des mouvements onduleux et légers, sans rien de brusque, sans angles, sans violence ; de tels mouvements, par la disposition sympathique dont ils sont le signe, tendent toujours à exciter chez nous une sympathie réciproque. Une attitude légèrement courbée, surtout la flexion du cou, le laisser-aller des bras, indique de plus la mélancolie et la tristesse, qui semble faire appel à la pitié d’autrui ; elle excitera donc un sentiment voisin de la pitié qui se retrouve jusque dans notre faible pour le saule pleureur. Enfin la grâce est toujours de l’abandon ; or on ne s’abandonne pleinement que quand on aime ; nous pouvons donc dire avec Schelling que la grâce est avant tout l’expression de l’amour, et c’est pour cela qu’elle l’excite ; la grâce semble aimer et c’est pour cela qu’on l’aime. Avant d’avoir ressenti quelque chose de l’amour, la jeune fille n’a point encore la suprême grâce, plus belle encore que la beauté. Elle peut avoir, comme l’enfant, la grâce de la joie, elle n’a pas encore celle de la tendresse.
Dans l’expansion impliquée par la grâce, on pourrait montrer aussi un nouveau sentiment qui s’associe souvent aux autres, et qu’on n’a jamais bien distingué, croyons-nous. Pour le découvrir, imaginons ce que peut ressentir l’oiseau ouvrant ses ailes et glissant comme un trait dans l’air ; rappelons-nous ce que nous avons éprouvé nous-mêmes en nous sentant emportés sur un cheval au galop, sur une barque qui s’enfonce au creux des vagues, ou encore dans le tourbillon d’une valse : tous ces mouvements évoquent en nous je ne sais quelle idée d’infini, de désir sans mesure, de vie surabondante et folle, je ne sais quel dédain de l’individualité, quel besoin de se sentir aller sans se retenir, de se perdre dans le tout ; et ces idées vagues entrent comme un élément essentiel dans l’impression que nous causent une foule de mouvements. L’Adam de Michel-Ange, qui s’éveille à la vie, allonge son bras démesurément en regardant devant lui, et ce seul geste traduit sous une forme visible toute l’infinité du monde qu’il aperçoit pour la première fois. Dans l’Assomption du Titien, le simple renversement de la tête et les yeux agrandis suffisent pour exprimer l’attraction immense du ciel ouvert. Ici la grâce proprement dite se fond avec l’émotion du sublime. Nous voyons des mouvements qui, physiologiquement, exprimaient la vie bien équilibrée et facile, devenir par l’association des sentiments l’expression de la vie morale la plus haute et la plus pleine, conséquemment de la plus grande beauté. En général, tandis que la force représente dans l’expression de la vie le côté viril, la grâce représente plutôt le côté féminin. Si donc la beauté suprême dans les mouvements est celle qui traduit la vie la plus riche, on peut dire qu’elle consisterait à ailier la force et la grâce, en leur faisant exprimer tout, ensemble la volonté la plus énergique et la plus douce. Cette volonté, remarquons-le, n’est pas seulement celle qui se joue à la surface des choses, mais celle qui, prenant au sérieux et les autres êtres et elle-même, met toute sa puissance au service de toute sa tendresse.
Si les mouvements empruntent la plus grande partie de leur beauté aux sentiments, en quoi consistera la beauté des sentiments eux-mêmes ? — Elle sera faite, elle aussi, de force, d’harmonie et de grâce, c’est-à-dire qu’elle révélera une volonté en harmonie avec son milieu et avec les autres volontés. Or ce sont là des caractères qui conviennent au bien en même temps qu’au beau, et nous sommes amenés à nous demander si, dans la sphère des sentiments, il y a une réelle différence entre ces deux termes. M. Spencer, lui, les sépare avec le même soin que Kant : c’est que l’identité du beau et du bien serait la ruine de sa théorie. Il est clair, en effet, que le bien ne peut être un « jeu » et que c’est au contraire la chose sérieuse par excellence ; si donc le beau est dans le jeu, il devra se séparer du bien : de là les efforts de M. Spencer pour distinguer les deux idées. — Dans le bon, dit-il, c’est la fin à réaliser que nous considérons ; dans le beau, c’est l’activité même qui la réalise. — Il nous semble au contraire que l’activité, la volonté, par exemple celle qui accomplit un acte de patriotisme, n’est pas seulement belle, mais bonne en la mesure même où elle est belle ; la fin, d’autre part, c’est-à-dire la patrie sauvée, n’est pas seulement bonne, mais belle en la mesure même où elle est bonne. Dans nos jugements esthétiques sur une action donnée nous ne faisons pas plus abstraction de la fin poursuivie que dans nos jugements moraux : par exemple, l’action de se jeter à l’eau et même de s’y noyer n’a rien de beau en elle-même, elle n’acquiert de valeur esthétique que dans la proportion où elle acquiert une valeur morale, lorsqu’elle se justifie par un but de dévouement. L’identité du bon et du beau n’est pas moins évidente pour les sentiments que pour les actions : la sympathie, la pitié, l’indignation, sont tout ensemble belles et bonnes. Aussi l’émotion artistique peut-elle être considérée souvent comme une simple forme dérivée de l’émotion morale. L’art, qui a pour condition essentielle la part sympathique que nous prenons aux peines ou aux plaisirs d’autrui, est une création sociale. En moyenne, un être est d’autant plus moral qu’il est plus capable de ressentir profondément une émotion esthétique.
— Mais, nous objectera M. Spencer, il est des sentiments auxquels l’art a toujours fait appel, la colère, la haine, la vengeance, etc., qui sont cependant immoraux ; donc, en admettant que tout ce qui est bon soit beau, tout ce qui est beau n’est pas bon. — Je réponds que, si vous prenez les termes de la comparaison sous les mêmes rapports et au même degré, les sentiments vous paraîtront bons par le côté et dans la mesure où ils vous paraîtront esthétiques. L’amour de la vengeance se confond chez les natures sauvages avec l’amour de la justice, la colère n’est qu’une forme inférieure de l’indignation, l’envie enveloppe un sentiment d’égalité ; la haine, qui a la même origine que l’esprit de vengeance, renferme aussi un grand nombre d’éléments où se retrouve comme une moralité déviée ; elle est d’ailleurs pour l’individu une condition d’existence au milieu des races barbares : aussi est-ce surtout dans ce milieu qu’elle plaît. En général, les sentiments énergiques, la volonté tenace, violente même, ont toujours quelque chose de bon et de beau, même quand leur objet est mauvais et laid.
Si tout sentiment moral est esthétique, et réciproquement, il ne s’ensuit pas, bien entendu, qu’une œuvre d’art d’intention morale soit nécessairement belle, ni que l’art se confonde avec la direction de la vie. Les sentiments les plus inoraux sont aussi pour l’artiste les plus difficiles à exciter et surtout à maintenir excités longtemps ; au contraire, un sentiment moins élevé, par cela même plus facile à stimuler, comme l’amour sensuel ou la vengeance, pourra fournir à l’art, surtout à l’art populaire, des effets beaucoup plus fréquents. Dans le sud de l’Italie, le peuple ne s’intéresse qu’aux histoires de brigands ; en France même, la littérature de cour d’assises est un régal pour beaucoup de personnes. C’est que les esprits de ce genre sont incapables de sentiments moraux et esthétiques très élevés, ou bien que de tels sentiments ne peuvent sans fatigue acquérir chez eux une intensité durable ; ils se contentent donc d’émotions plus grossières, mais plus intenses pour eux et plus appropriées à leur nature ; ils n’ont pas absolument tort à leur point de vue : une émotion, après tout, ne vaut qu’en tant qu’on la sent. Donc, malgré l’identité du sentiment moral avec le plus haut sentiment esthétique, l’art est tout autre chose que la morale : il s’y produit ce qui se produirait dans la musique si la musique s’adressait à des gens d’oreille un peu dure ; elle serait réduite à s’abstenir de toutes les nuances délicates, de toutes les mélodies fines et douces qui exigent pour être perçues une trop grande tension de l’oreille et de l’esprit ; au contraire, les effets bruyants et facilement saisissables fourniraient à ces tympans rebelles une agréable excitation. En morale, nous en sommes encore presque tous là : hélas ! sous ce rapport, nous avons tous l’oreille un peu dure.
Peut-être cependant l’émotion la plus esthétique qu’on puisse exciter en nous est-elle encore l’admiration morale ; Corneille l’a cru du moins ; dans les chefs-d’œuvre du roman ou du drame, les personnages auxquels nous nous intéressons le plus sont d’habitude ceux que nous admirons davantage. Au contraire, le mépris moral ne tarderait pas à produire le dégoût esthétique si, par une réaction nécessaire, il n’engendrait l’indignation, qui est encore un sentiment moral. L’art vit, en somme, par les sentiments mêmes dont vit la société, par ceux qui sont sympathiques et généreux. S’il est encore en nous tous des sentiments égoïstes et à demi barbares, endormis au cœur de notre être et qui aiment parfois à se réveiller un instant sans acquérir assez de force pour nous pousser à l’action, ces sentiments devront aller s’affaiblissant par degrés, s’engourdissant. L’évolution esthétique, des raisons que nous avons indiquées, est toujours en retard sur révolution morale : elle la suit pourtant. Aussi peut-on affirmer que les œuvres d’art qui font trop exclusivement appel à des sentiments égoïstes et violents sont inférieures et sans avenir. Que restera-t-il un jour de l’Iliade même ? La prière d’un vieillard, le sourire d’adieu d’une femme à son mari, c’est-à-dire la peinture de deux sentiments élevés. Pour être dans l’éternel, il n’est pas bon de se placer dans l’immoralité. Un art qui évoque en nous des sentiments trop grossiers et trop primitifs, nous rabaisse, pourrait-on dire, dans l’évolution des êtres en nous faisant vivre et sympathiser avec des types destinés à disparaître, qui sont comme les survivants des âges primitifs. Au contraire, le sentiment de l’admiration nous élève et nous donne un plaisir esthétique d’autant plus complet qu’il est plus étranger au plaisir du jeu, plus sincère. L’admiration, en effet, ne saurait être un jeu, elle n’a rien de fictif. Qu’elle soit suscitée par la légende ou par l’histoire, par une vision réelle ou imaginaire, il n’importe : elle correspond toujours à un jugement moral, chose sérieuse par excellence. Bien plus, elle marque en nous une sorte d’amélioration morale : nous sommes vraiment meilleurs quand nous admirons ; nous nous sentons soulevés au-dessus de nous-mêmes, et capables peut-être d’actions devant lesquelles nous reculerions en temps ordinaire : l’âme se porte à la hauteur de ce qu’elle admire. À ce point, l’art touche à la réalité, est la réalité même : dans le sentiment de l’admiration coïncident pleinement le réel et le fictif, l’être et le paraître ; je voudrais devenir ce que je contemple, et je le deviens dans une certaine mesure. Ici se réalise cette croyance platonicienne, que voir le beau, c’est tout ensemble devenir meilleur et s’embellir intérieurement.
Nous arrivons donc à des conclusions tout autres que l’école anglaise : au lieu de séparer avec elle, dans le domaine des sentiments comme ailleurs, le beau et le bien, le beau et le sérieux, nous croyons qu’ils s’y confondent. La beauté morale est le contraire même d’un exercice superficiel et sans but de l’activité. Au point de vue scientifique, un beau sentiment, un beau penchant, une belle résolution, sont tels en tant qu’utiles au développement de la vie dans l’individu et dans l’espèce.
Chapitre VI.
De la beauté dans les sensations
Nous n’avons analysé jusqu’ici que la beauté des mouvements et celle des sentiments ; mais c’est surtout sur la théorie des sensations que s’appuient MM. Spencer et Grant Allen pour ramener le plaisir esthétique à un simple jeu de nos organes excluant tout but utile. Les sensations esthétiques, en effet, par exemple la vue d’une belle couleur, d’un dessin, d’un feu d’artifice, semblent rester pour la plupart superficielles, sans influence visible sur le développement général de la vie. Au contraire, les mouvements expressifs, comme ceux de la joie ou de la bienveillance, et les sentiments de toute sorte, comme les diverses formes de l’amour, viennent du plus profond de notre être, qu’ils intéressent tout entier ; ils ressemblent à une onde venue du fond de la mer, qui marque une émotion sourde de toute la masse, tandis que les sensations esthétiques, comme celle de la vue et de l’ouïe, sont la ride passagère produite par un caillou jeté du bord. Ne semble-t-il pas alors qu’on ait raison de réduire les plaisirs de ce genre à un simple jeu ? Pour le savoir, analysons plus intimement la nature de la sensation.
En premier lieu, ce qui nous paraît résulter des importants travaux de MM. Spencer, Sully et Grant Allen sur ce sujet, c’est que la sensation même enveloppe l’action et le mouvement, c’est que la beauté des sensations est en grande partie constituée par un déploiement intense et harmonieux de la force nerveuse, où se réalise, comme dit M. Spencer, « le maximum d’effet avec le minimum de dépense »
. Pourquoi, par exemple, dans les objets perçus par la vue et le tact, préférons-nous les lignes flottantes et onduleuses aux lignes dures et anguleuses ? C’est que les premières, pour être perçues, exigent un moindre travail des muscles de l’œil : en les suivant, l’œil n’a pas besoin d’arrêter soudain son mouvement ou de changer brusquement de direction, comme lorsqu’il suit une ligne en zigzag. Remarquons d’ailleurs que tous les êtres vivants, animaux ou végétaux, présentent plus ou moins la ligne serpentine dans leurs mouvements et jusque dans leur structure. On peut expliquer aussi avec M. James Sully, par l’organisation même de la rétine, pourquoi nous aimons à voir les objets groupés soit autour d’un centre, — d’où notre préférence pour les formes circulaires, étoilées ou rayonnantes, — soit autour d’un axe, en forme d’arbres, de tiges et de fleurs : cette disposition économise de l’effort musculaire. Enfin les qualités de similitude que nous recherchons dans les formes, l’analogie des directions, l’égalité des grandeurs, la proportion, la variété réduite à l’unité, tout s’explique par les mêmes raisons :
ce sont là autant de moyens d’épargner, tout en la dépensant, notre force musculaire et nerveuse. Au sein du désordre apparent d’une église gothique, le constant retour de la même forme ogivale permet à l’œil comme à l’esprit de retrouver le connu dans l’inattendu même, de s’orienter : c’est le fil d’Ariane au milieu de la forêt. En somme, une forme est d’autant plus belle, dit avec raison M. Spencer, « qu’elle exerce efficacement le plus grand nombre des éléments nerveux intéressés à la perception, et ne surcharge que le plus petit nombre possible de ces éléments12 ».
Les mêmes considérations valent pour les sons et la musique, quoique le problème devienne ici plus complexe. Une des raisons qui rendent désagréable une voix monotone, c’est qu’elle exerce toujours l’oreille de la même manière et use ainsi les nerfs auditifs, comme une goutte d’eau qui tombe toujours au même point finit par user la pierre. Au contraire, la variété de ton et d’intensité repose l’oreille dans son travail même : par exemple, le piano succédant au forte, ou au contraire le forte succédant à des mesures piano, pendant lesquelles l’oreille s’est reposée et a recueilli ses forces. Le chant diffère de la parole en ce qu’il emploie une échelle de sons bien plus étendue et exerce ainsi successivement un bien plus grand nombre d’appareils auditifs. Suivant M. Grant Allen, les nerfs de l’oreille sont en perpétuelle vibration : quand les vibrations de l’air contrarient les leurs, il y a déplaisir ; quand, au contraire, elles les favorisent et s’y ajoutent, il y a jouissance. L’harmonie intérieure n’est qu’une traduction de l’harmonie entre le dedans et le dehors, qui assuré le jeu libre de l’organe. Ce qui fait que la plupart des bruits isolés sont désagréables, c’est que, si un corps est frappé une fois, les ondes excitées sont irrégulières ; si au contraire, il est mis en vibration continue, les ondes se régularisent : un coup de grosse caisse sec et subit est désagréable, tandis qu’un roulement rythmé commence à prendre un caractère esthétique. Si le rythme est essentiel au son musical, c’est qu’il permet à l’oreille de s’accorder pour ainsi dire aux vibrations extérieures, comme on accorde entre eux les instruments avant de les faire vibrer. Le rythme nous donne la possibilité de prévoir les sons, de nous y préparer : c’est un élément connu introduit dans l’inconnu des sensations auditives. Sous tous ces rapports, le rythme constitue une économie de force, et de là vient son caractère esthétique. Nous avons en nous une sorte d’orchestre intérieur qui a besoin, ainsi que tout autre, de se régler comme sur le bâton d’un chef d’orchestre. Le caractère agréable ou désagréable des consonances ou des dissonances s’explique lui-même par le principe de l’économie de la force. Ce qui rend les dissonances si désagréables, c’est que, comme l’a montré Helmholtz, elles sont produites par un croisement des ondes sonores, qui se détruisent mutuellement au point d’intersection ; de là des intermittences dans le son, qui produisent sur l’oreille un effet analogue à celui que produit sur l’œil la vacillation d’une lampe ou le passage derrière une claire-voie éclairée par le soleil. Dans ce cas, l’oreille ou l’œil sont perpétuellement surpris ; au moment où ils rentrent dans le repos et sont en train de réunir de nouvelles forces pour la sensation prochaine, une onde sonore ou lumineuse vient les frapper sans que le temps normal pour la réparation soit écoulé. Ici encore le caractère désagréable de la sensation vient de ce qu’elle est une dépense vaine de force, un labeur sans but.
En somme, la perception n’est point aussi contemplative qu’il le semblait d’abord : nous y sommes acteurs autant que spectateurs. Les formes senties ne sont en définitive que des mouvements sentis, et les mouvements sentis ne sont que des mouvements exécutés. Dans la perception nous déployons notre force, en harmonie ou en conflit avec les forces extérieures : s’il y a harmonie, il y a moins de force perdue : il y a par cela même sentiment d’une vie plus intense et plus facile, il y a beauté.
Dès lors, MM. Spencer et Grant Allen ne sont-ils point trop exclusifs et peu conséquents avec leurs propres principes quand ils soutiennent qu’une sensation ne saurait être esthétique si elle sert directement à la vie ? Ne pourrons-nous, malgré les philosophes anglais, maintenir entre la beauté et la vie même cette identité que nous avons établie jusqu’ici dans la sphère des mouvements et des sentiments ?
Il faut d’abord distinguer entre la vie de l’organe particulier qu’affecte la sensation et la vie générale de l’organisme. Selon M. Grant Allen lui-même, une sensation est désagréable quand elle tend à exercer sur l’organe une action destructive : une substance âcre (par exemple, la moutarde) est celle qui tend à désorganiser le tissu de la langue, une odeur âcre (par exemple, l’ammoniaque) est celle qui tend à altérer la muqueuse nasale ; un son antipathique à l’oreille est celui qui contrarie les vibrations propres de nos nerfs auditifs ; un assemblage de couleurs désagréable, celui qui épuise rapidement les nerfs optiques. Au contraire, les saveurs, les odeurs, les couleurs et les sons qui plaisent sont ceux qui stimulent légèrement chaque organe sans le fatiguer, et ainsi favorisent la vie sur un point donné de l’organisme. Seulement, pour rester esthétiques, il faut, selon M. Grant Allen, que les sensations s’arrêtent à ce point spécial et s’y localisent ; si elles rayonnent au-delà et intéressent l’organisme tout entier, si elles se trouvent liées à une excitation générale de la vie, à un besoin profond et durable de l’être, leur caractère esthétique s’affaiblit et même disparaît. Si le mélomane pouvait, comme les cigales de la fable, se nourrir vraiment de musique, la musique cesserait pour lui d’être belle. Le beau ne tiendrait ainsi à la vie que par un lien léger et extérieur.
En vertu de sa théorie, M. Grant Allen est porté logiquement à réserver le nom d’esthétiques aux sensations de l’ouïe ou de la vue, qui seules n’intéressent pas la vie en général. Pour nous, nous croyons que toute sensation agréable, quelle qu’elle soit, et lorsqu’elle n’est pas par sa nature même liée à des associations répugnantes, peut revêtir un caractère esthétique en acquérant un certain degré d’intensité, de retentissement dans la conscience. Aussi pensons-nous, contrairement à la doctrine habituelle, à celle de Kant, de Maine de Biran, de Cousin et de Jouffroy, que tous nos sens sont capables de nous fournir des émotions esthétiques. Considérons d’abord les sensations de chaud et de froid, qui semblent si étrangères à la beauté. Un peu d’attention nous y fera découvrir déjà un caractère esthétique. On sait le rôle que jouent la « fraîcheur » ou la « tiédeur » de l’air dans les descriptions de paysage. Ce n’est pas seulement la lumière du soleil qui est belle, c’est aussi sa vivifiante chaleur, qui n’est d’ailleurs elle-même que la lumière perçue par l’organisme tout entier. Un aveugle, voulant exprimer la volupté que lui causait cette chaleur du soleil invisible pour lui, disait qu’il croyait « entendre le soleil » comme une harmonie. Je me souviendrai toujours de la sensation extraordinairement suave que me causa, dans l’ardeur d’une fièvre violente, le contact de la glace sur mon front. Pour rendre très faiblement l’impression ressentie, je ne puis que la comparer au plaisir qu’éprouve l’oreille en retrouvant l’accord parfait après une longue série de dissonances ; mais cette simple sensation de fraîcheur était bien plus profonde, plus suave et en somme plus esthétique que l’accord passager de quelques notes chatouillant l’oreille : elle me faisait assister à une résurrection graduelle de toute l’harmonie intérieure ; je sentais en moi une sorte d’apaisement physique et moral infiniment doux. Peut-être aussi, dans la maladie, la délicatesse du système nerveux étant excessive, les moindres sensations nous ébranlent profondément et tendent ainsi à prendre une nuance esthétique qu’elles n’ont pas en temps ordinaire.
Le sens du tact, quoi qu’on en ait dit, est une occasion constante d’émotions esthétiques de toute sorte. Sous ce rapport il peut suppléer l’œil en grande partie. Si l’on poussait jusqu’au bout la doctrine de certains esthéticiens, on en arriverait à soutenir que les sculpteurs aveugles n’avaient pas le sentiment du beau en touchant de leurs mains les statues13. Si la couleur manque au toucher, il nous fournit en revanche une notion que l’œil seul ne peut nous donner, et qui a une valeur esthétique considérable, celle du doux, du soyeux, du poli. Ce qui caractérise la beauté du velours, c’est sa douceur au toucher non moins que son brillant. Dans l’idée que nous nous faisons de la beauté d’une femme, le velouté de sa peau entre comme élément essentiel. Les couleurs mêmes empruntent parfois quelque attrait à des associations d’idées tirées du tact. À l’image d’un gazon bien vert est associée l’idée d’une certaine mollesse sous les pieds : le plaisir que nos membres éprouveraient à s’y étendre augmente celui que l’œil ressent à le regarder. Au brillant des cheveux blonds ou noirs se lie toujours la sensation du soyeux que la main éprouverait en les caressant. Le bleu du ciel lui-même, si impalpable qu’il soit, acquiert parfois une apparence du velouté, qui augmente son charme en lui prêtant une douceur indéfinissable.
Chacun de nous probablement, avec un peu d’attention, se rappellera des jouissances du goût qui ont été de véritables jouissances esthétiques. Un jour d’été, après une course dans les Pyrénées poussée jusqu’au maximum de la fatigue, je rencontrai un berger et lui demandai du lait ; il alla chercher dans sa cabane, sous laquelle passait un ruisseau, un vase de lait plongé dans l’eau et maintenu à une température presque glacée : en buvant ce lait frais où toute la montagne avait mis son parfum et dont chaque gorgée savoureuse me ranimait, j’éprouvai certainement une série de sensations que le mot agréable est insuffisant à désigner. C’était comme une symphonie pastorale saisie par le goût au lieu de l’être par l’oreille. — Dans le même ordre d’expériences je mentionnerai encore quelques gorgées de vin d’Espagne qui me furent données généreusement par des contrebandiers en des circonstances analogues, — et même la simple trouvaille d’une source sur le flanc d’une montagne désolée. Peut-être en général la soif satisfaite fournit-elle un plaisir plus délicat, plus esthétique que la faim ; elle produit, en effet, une réparation plus immédiate ; lorsque toutes deux se trouvent jointes et sont contentées à la fois, le plaisir est porté à son maximum. Les sensations du goût ont si bien un caractère esthétique qu’elles ont donné naissance à une sorte d’art inférieur : l’art culinaire. Ce n’est pas seulement par plaisanterie que Platon comparait ensemble la cuisine et la rhétorique. La Fontaine a aperçu quelque chose d’esthétique jusque dans une huître ouverte, s’offrant à deux gourmets enthousiasmés, A. de Musset, jusque dans un pâté chaud, d’un aspect délectable. Un des personnages du même Musset compare la voix de son amie à un bon génie
Qui porte dans ses mains un vase plein de miel.
Le Cantique des cantiques, cette œuvre de poésie ardente qui a passionné de tout temps les mystiques, est pleine d’images de ce genre : « Le parfum de ta bouche est comme un vin excellent… Ton sein est une coupe où le vin parfumé ne manque pas… Comme ton amour vaut mieux que le vin !… Tes lèvres distillent le miel, ma fiancée ; il y a sous ta langue du miel et du lait… Mangez, amis, buvez, enivrez-vous d’amour. »
Toute la poésie des peuples
primitifs déborde de ces métaphores sensuelles, qui montrent que la jouissance la plus grossière de toutes, celle du manger et du boire, n’a rien en soi d’antipoétique : c’est l’allusion à cette jouissance qui semble, au contraire, éveiller le plus facilement le sentiment esthétique chez l’homme des premiers âges.
Les parfums saisis par l’odorat ont la même valeur que l’arôme saisi par le goût. La parfumerie, elle aussi, est une sorte d’art, qui d’ailleurs reste bien au-dessous de la nature même. Le principal reproche qu’on a adressé au goût et à l’odorat est le suivant : dans les impressions que ces sens nous donnent, l’intelligence ne peut saisir et distinguer le groupement des perceptions élémentaires ; une odeur ne se résout pas pour la pensée, comme un accord musical, en une série de notes distinctes, et d’autre part on peut difficilement combiner ou graduer les odeurs sans les confondre : ce sont les sensations où l’entendement peut le moins s’exercer et d’où ne peut jamais sortir une perception de forme. Sans doute, mais la perception de forme et de contour est si peu nécessaire à l’émotion esthétique qu’elle ne s’acquiert souvent qu’à la longue : pour un auditeur inexpérimenté les accords symphoniques les plus complexes restent indistincts et ne sont saisis que comme une seule note ; de même, pour quelqu’un qui n’a jamais regardé de tableau, la riche gamme de couleurs d’un Delacroix ne produira qu’une impression simple et confuse. Cependant, tous deux pourront goûter un charme esthétique dans cette symphonie de sons ou de couleurs où leur sensibilité non exercée ne saisit encore qu’un
unisson. Notre éducation esthétique à tous est peu avancée quand il s’agit des odeurs ou des saveurs : nous ne pouvons avoir que des perceptions informes et mal coordonnées ; l’émotion esthétique qui s’en dégage sera donc vague et aura un caractère moins intellectuel : elle n’en existe pas moins. — « A-t-on jamais dit : une belle odeur ? »
demande V. Cousin. — Si on ne l’a pas dit, du moins en français, on devrait le dire : l’odeur de la rose et du lis est tout un poème, même indépendamment des idées que nous avons fini par y associer. Je me rappelle encore l’émotion pénétrante que j’éprouvai, tout enfant, en respirant pour la première fois un lis. La douceur des jours de printemps et des nuits d’été est faite en grande partie de senteurs. S’asseoir au printemps sous un lilas en fleurs procure une sorte d’ivresse suave, et cet enivrement des parfums n’est pas sans analogie avec les jouissances complexes de l’amour. Notre odorat, malgré son imperfection relative, a encore un rôle considérable dans tous les paysages aperçus ou décrits : on ne se figure pas l’Italie sans le parfum de ses orangers emporté dans la brise chaude, les côtes de Bretagne ou de Gascogne sans « l’âpre senteur des mers »
, si souvent chantée par V. Hugo, les landes sans l’odeur excitante des forêts de pins14.
Les sensations auxquelles s’applique le plus exactement le mot beau sont celles de la vue : Descartes définissait même le beau ce qui est agréable aux yeux. Mais les poètes sont moins systématiques que les philosophes. Pour produire le maximum de l’émotion esthétique, loin de se servir exclusivement des termes empruntés au vocabulaire de la vue, les poètes préfèrent s’adresser aux sens inférieurs, où la vie est plus profonde et plus intense. Les mots beau, joli, gracieux, tous ceux qui expriment l’idée de forme et de surface saisie par les yeux, deviennent alors insuffisants : l’œil n’est pas assez directement affecté par ce qu’il voit ; c’est un sens trop indifférent. En général, dire qu’une chose est belle, c’est la qualifier encore superficiellement ; pour désigner ce qui nous pénètre, ce qui fait vibrer notre être tout entier, il faut chercher des termes moins objectifs et moins froids. Une belle voix touche moins qu’une voix douce, suave, chaude, pénétrante, vibrante. Peu de mots sont plus usités par les poètes que ces épithètes : âpre, amer, délicieux, embaumé, frais, tiède, brûlant, léger, mou, etc., toutes expressions empruntées aux sens du tact, du goût, de l’odorat15. — Remarquons-le toutefois, les sensations visuelles ne sont pas aussi superficielles qu’il le semblerait d’abord et que sont portés à le croire les esthéticiens anglais : de là vient qu’elles ont encore tant de valeur esthétique. L’œil est avant tout le sens de la lumière ; or, la lumière n’est pas moins nécessaire aux êtres vivants que la chaleur, elle active même davantage la croissance des plantes. Les vibrations lumineuses se rattachent d’ailleurs aux vibrations caloriques, et les perceptions visuelles ne sont qu’une spécialisation de la sensibilité générale dont l’organisme est doué par rapport aux vibrations de l’éther16. Aussi la joie que nous causent le passage de l’obscurité à la lumière, l’éclat du ciel bleu, la vivacité même de la couleur, marque-t-elle un bien-être total de l’organisme en même temps qu’une fête des yeux. La plante, quoiqu’elle n’ait pas le sens de la vue, pourrait éprouver quelque chose d’analogue en passant de l’ombre au soleil, elle qui se fane dans l’obscurité et se tourne toujours vers la clarté du soleil, comme si elle la voyait. Ici encore il faut se garder de ramener le plaisir esthétique au jeu d’un organe particulier. La poésie de la lumière vient de sa nécessité même pour la vie et de l’ardente stimulation qu’elle exerce sur tout notre organisme. Le plaisir que nous cause le lever du jour, par exemple, est bien plus que la satisfaction de l’œil : c’est avec notre être tout entier que nous saluons le premier rayon de lumière.
En outre, les sensations de la vue, qui sont de toutes les plus représentatives, acquièrent une nouvelle profondeur par les associations d’idées sans nombre dont elles sont devenues le centre. Autour d’elles se groupent des fragments entiers de notre existence : elles sont la vie en raccourci. Pour l’être doué du sens de la vue, le souvenir est une série de tableaux, c’est-à-dire d’images et de couleurs ; ces images se tiennent et s’appellent l’une l’autre. Regardez une rose dans un vase ; aussitôt il vous viendra à l’esprit, comme par une bouffée soudaine, le souvenir indistinct de toutes les sensations, de tous les sentiments liés d’habitude à la vue d’une rose : vous vous représenterez un jardin, des bosquets, une promenade, peut-être une promenade à deux, peut-être une main cueillant la fleur pour vous l’offrir, peut-être un corsage dont elle pourrait être la parure. Une simple couleur est déjà expressive. Ce n’est pas sans raison que les rhapsodes qui chantaient l’Iliade s’habillaient de rouge en souvenir des batailles sanglantes décrites par le poète ; au contraire, ceux qui déclamaient l’Odyssée portaient des tuniques bleues, couleur plus pacifique, symbole de la mer où erra si longtemps Ulysse. Qui pourrait se représenter, fait observer M. Fechner, Méphistophélès, cet habitant du feu éternel, vêtu d’azur, la couleur du ciel, ou un berger d’idylle drapé dans un manteau rouge ? Entre les perceptions de la vue et les pensées, il existe une secrète harmonie que les poètes et les peintres ont toujours respectée.
L’ouïe, qui a donné naissance aux arts les plus élevés (la poésie, la musique, l’éloquence), doit ses plus hautes qualités esthétiques à cette circonstance que le son, étant le meilleur moyen de communication entre les êtres vivants, a acquis ainsi une sorte de valeur sociale. Les instincts sympathiques et sociaux sont au fond de toutes les jouissances esthétiques de l’oreille. Pour l’être vivant, le plus grand charme du son, c’est qu’il est essentiellement expressif : il lui fait partager les joies et surtout les souffrances des autres êtres vivants. Aussi ce qu’il y a pour l’oreille d’esthétique par excellence, c’est l’accent, expression directe et vibrante du sentiment. Toute la puissance de l’orateur est dans le ton et l’accent ; c’est là aussi l’élément essentiel de l’art dramatique ; la douleur qui s’exprime par la voix nous émeut en général plus moralement que celle qui s’exprime par les traits du visage ou par les gestes. La poésie même n’est autre chose, au fond, qu’un ensemble de mots choisis pour pouvoir vibrer davantage à l’oreille et qui contiennent pour ainsi dire en eux-mêmes leur propre accent. — Quant au chant, M. Spencer l’a fort bien montré, il n’est qu’un développement de l’accent ; c’est la voix humaine modulant au contact de la passion. Cicéron avait déjà dit :
Accentus, cantus obscurior
. La musique instrumentale, à son tour, n’est qu’un développement de la voix humaine. Au fond de tout son musical qui plaît se retrouve sans doute quelque chose d’humain : les sons durs et rauques nous rappellent le son de la voix en colère, les
sons doux éveillent des idées de sympathie et d’amour17, etc.
Si toute sensation peut avoir un caractère esthétique, quand et comment acquiert-elle ce caractère ? — C’est là, nous l’avons déjà dit, une simple affaire de degré, et il ne faut pas demander des définitions du beau trop étroites, contraires par cela même à la loi de continuité qui régit la nature. Il faut dire aux adorateurs du beau ce que Diderot disait aux religions exclusives : Élargissez votre Dieu.
Toute sensation, croyons-nous, passe ou peut passer par trois moments : dans le premier, l’être sentant constate en lui-même ce que nous appellerons avec M. Spencer un choc léger ou violent ; il distingue plus ou moins vaguement l’intensité et la qualité spécifique de l’impression, mais rien de plus ; nous ne confondons pas une sensation faible avec une forte, ou une sensation de son avec une sensation de couleur, mais à ce premier moment nous savons à peine encore si la sensation sera douloureuse ou agréable : par exemple, un instrument tranchant qui pénètre dans les chairs ne produit tout d’abord qu’une vive sensation de froid18 ; la conscience sent la vivacité d’un coup avant d’être emplie par la douleur ; nous discernons un éclair fendant les ténèbres et nous en suivons de l’œil le zigzag un instant avant d’éprouver la souffrance de l’éblouissement. Dans le second moment la sensation se précise et prend, s’il y a lieu, un caractère clairement douloureux ou agréable, résultant de ce qu’elle est nuisible ou utile. Les psychologues allemands ont donné à ce caractère le nom de tonalité, devenu classique. On distingue la peine du plaisir comme on distingue le ton mineur du ton majeur, où les relations et les intervalles ne sont plus les mêmes. Enfin, lorsque la sensation de douleur ou de plaisir ne s’éteint pas immédiatement pour laisser place, soit à une action indifférente, soit à une autre sensation, il survient un troisième moment, appelé par l’école anglaise la diffusion nerveuse : la sensation, s’élargissant comme une onde, excite sympathiquement tout le système nerveux, éveille par association ou suggestion une foule de sentiments et de pensées complémentaires, en un mot envahit la conscience entière. À cet instant la sensation, qui ne semblait d’abord qu’agréable ou désagréable, tend à devenir esthétique ou antiesthétique. L’émotion esthétique nous semble ainsi consister essentiellement dans un élargissement, dans une sorte de résonance de la sensation à travers tout notre être, surtout notre intelligence et notre volonté. C’est un accord, une harmonie entre les sensations, les pensées et les sentiments. L’émotion esthétique a généralement pour base, pour pédale, comme on dirait en musique, des sensations agréables ; mais ces sensations ont ébranlé le système nerveux tout entier : elles deviennent dans la conscience une source de pensées et de sentiments. Le passage d’un bruit isolé à un accord, d’une voix solitaire à une symphonie, correspond au passage de la sensation simple à l’émotion esthétique. Au reste, il n’est pas de sensation qui soit vraiment simple, pas plus qu’il n’est de son simple ; il n’est pas de plaisir purement local dans lequel ne résonnent une foule de jouissances associées, comme résonnent dans une note les notes harmoniques dont l’ensemble constitue le timbre. Puisque les Allemands ont déjà appelé tonalité le caractère agréable ou désagréable de la sensation, on nous permettra d’appeler timbre la combinaison esthétique des plaisirs, les uns dominants, les autres éveillés par association, parfois mêlés de quelques douleurs ou tristesses confuses, comme de dissonances propres à relever l’harmonie de l’ensemble. C’est surtout dans ce timbre de la sensation que, selon nous, il faut placer le beau.
Chapitre VII.
Théorie générale du beau. — L’émotion artistique et la couleur dans les arts
Le résultat auquel nous arrivons, c’est que le beau est renfermé en germe dans l’agréable, comme d’ailleurs le bien même. L’agréable se ramenant à la conscience de la vie non entravée, c’est là aussi qu’on peut trouver le vrai principe du beau. Vivre d’une vie pleine et forte est déjà esthétique ; vivre d’une vie intellectuelle et morale, telle est la beauté portée à son maximum et telle est aussi la jouissance suprême. L’agréable est comme un noyau lumineux dont la beauté est l’auréole rayonnante ; mais toute source de lumière tend à rayonner et tout plaisir tend à devenir esthétique. Celui qui ne reste qu’agréable avorte pour ainsi dire ; la beauté au contraire est une sorte de fécondité intérieure.
Si ces considérations sont vraies, nous pourrons établir les lois suivantes : 1º quand une sensation vivement agréable n’est pas esthétique, c’est que l’intensité locale de cette sensation est de nature à en entraver l’extension, la diffusion dans le système cérébral, d’où il suit que la conscience, absorbée sur un seul point, semble sur les autres suspendue. Le plaisir reste alors purement sensuel, sans devenir en même temps intellectuel ; il n’a pas cette complexité de résonances, ce timbre qui caractérise selon nous la jouissance esthétique ; 2º quand un plaisir acquiert dans la conscience le maximum d’extension compatible avec le maximum d’intensité, il constitue alors le plus haut degré de satisfaction, à la fois sensible et intellectuelle, c’est-à-dire la satisfaction esthétique ; 3º le temps nécessaire à la diffusion nerveuse dans le cerveau et au retentissement dans la conscience explique pourquoi la perception du caractère esthétique n’est pas toujours immédiate ; le jugement Ceci est beau, doit en moyenne demander plus de temps que le jugement : Ceci est agréable ; ce dernier même exige plus de temps que la perception brute, qui demande en moyenne pour l’ouïe, 0″, 15, pour le tact, 0″, 20, pour la vue, 0″, 21. Le jugement esthétique ne devient presque immédiat que par l’accumulation des expériences chez l’individu ou chez la race19.
En somme, le beau, croyons-nous, peut se définir : une perception ou une action qui stimule en nous la vie sous ses trois formes à la fois (sensibilité, intelligence et volonté) et produit le plaisir par la conscience rapide de cette stimulation générale. Un plaisir qui, par hypothèse, serait ou purement sensuel, ou purement intellectuel, ou dû à un simple exercice de la volonté, ne pourrait acquérir de caractère esthétique. Seulement, disons-le vite, il n’est pas de plaisir si exclusif, surtout parmi les plaisirs supérieurs, comme ceux de l’intelligence. Rien n’est isolé en nous, et tout plaisir vraiment profond est la conscience sourde de cette harmonie générale, de cette complète solidarité qui fait la vie : l’agréable est le fond même du beau.
Il résulte de ce qui précède qu’en fait d’émotion, rien de ce qui est superficiel et partiel, rien de ce qui toucherait un organe spécial sans retentir jusqu’au fond même de l’être, ne mériterait vraiment le nom de beau. La théorie qui tend à identifier le plaisir du beau et le plaisir du jeu, malgré les éléments vrais qu’elle renferme, est donc dans sa direction même opposée à la vérité. Le propre du jeu, en effet, c’est de n’intéresser à lui que l’organe ou la faculté
qu’il exerce et de laisser indifférent le reste de l’être ; cette indifférence souveraine était précisément l’idéal proposé à l’artiste par Schiller sous le nom de liberté : « Les Grecs, les interprètes les plus éminents de l’art, dit-il, transportaient dans l’Olympe ce qui devait être réalisé sur la terre… Ils affranchissaient leurs divinités bienheureuses des chaînes de tout devoir, de toute fin à atteindre, de tout souci, et faisaient duloisir et de l’indifférence le lot digne d’envie de la condition divine : ce qui n’était qu’une expression tout humaine pour désigner l’existence la plus libre et la plus sublime… Ils effaçaient des traits de leur idéal et l’inclination et toute trace de volonté… Chez leurs dieux il n’est point de force luttant contre des forces, nul côté faible qui livre passage à la vie du temps. »
Cette théorie est celle du quiétisme dans l’art ; en voulant élever ainsi l’art au-dessus de la vie, au-dessus de la sphère de l’action et du désir, Schiller le rabaisse réellement au-dessous ; la prétendue liberté de ses dieux artistes et épicuriens, jouant sérieusement avec des apparences, ne vaut pas la dépendance où nous sommes par rapport aux émotions réelles et passionnées, aux souffrances ou aux joies de l’existence dans le temps. La comédie ne vaut pas la vie.
Loin d’être, comme le voulait Schiller, un signe nécessaire de supériorité, le jeu est le mouvement qui se rapproche le plus de la simple action réflexe ou instinctive, et, d’autre part, tout jeu, tout exercice facile et rapide d’un organe déterminé tend par l’habitude à se transformer en action réflexe. On connaît l’histoire de ce violoniste qui jouait dans un orchestre et qui, ayant perdu la conscience dans un accès de vertige épileptique, continuait néanmoins de faire exactement sa partie : tous ses organes, et probablement ses nerfs auditifs eux-mêmes, continuaient mécaniquement leur jeu ; tout vibrait encore en lui, excepté la vie et la conscience en leur profondeur, qui s’étaient désintéressées et endormies. Beaucoup d’artistes ressemblent à ce musicien qui ne jouait qu’avec les doigts ; beaucoup de dilettanti eux aussi, n’écoutent qu’avec les oreilles, ne voient qu’avec les yeux, ne jugent que d’après des habitudes machinales : l’âme en eux se désintéresse et vague autre part ; alors l’art devient en vérité un jeu, un moyen d’exercer tel ou tel organe sans faire tressaillir la vie jusque dans son fond. Mais ce n’est plus l’art, c’est son contraire même. Les émotions vraiment esthétiques sont celles qui nous possèdent tout entiers, celles qui, en nous faisant battre le cœur avec plus de force, peuvent précipiter ou ralentir le cours du sang dans tout notre être, augmenter l’intensité même de notre vie. Beethoven, en écrivant sa symphonie héroïque qu’il voulait dédier à Bonaparte, pouvait être aussi envahi et troublé par l’émotion esthétique que Bonaparte lui-même l’avait été par l’émotion de livrer telle ou telle bataille. Le véritable artiste se reconnaît à ce que le beau le touche, l’ébranle aussi profondément, plus peut-être que les réalités de la vie ; pour lui, c’est la réalité même.
La théorie de l’école anglaise, si on la poussait à l’extrême, aboutirait à des conséquences que nous venons de montrer. Elle a donc besoin, selon nous, d’importantes corrections. Résumons les principales. Selon M. Spencer et son école, l’idée du beau exclut : 1º ce qui est nécessaire à la vie ; 2º ce qui est utile à la vie ; 3º elle exclut même en général tout objet réel de désir et de possession pour se réduire au simple exercice, au simple jeu de notre activité. Selon nous, au contraire, le beau, se ramenant en somme à la pleine conscience de la vie même, ne saurait exclure l’idée de ce qui est nécessaire à la vie ; la première manifestation du sentiment esthétique, c’est le besoin satisfait, la vie reprenant son équilibre, la renaissance de l’harmonie intérieure, et c’est là ce qui fait la beauté élémentaire des sensations. De même, le beau, loin d’exclure ce qui est utile, présuppose l’idée d’une volonté accommodant spontanément les moyens aux fins, d’une activité cherchant à dépenser le minimum de force pour atteindre un but. De là résulte la beauté des mouvements. Pour être beau, un ensemble de mouvements a besoin qu’on lui reconnaisse une certaine direction dominante ; il faut donc qu’il soit d’abord l’expression de la vie, ensuite d’une vie intelligente et consciente Enfin le beau, loin d’exclure l’idée du désirable, s’identifie au fond avec cette idée. Beau et bon ne font qu’un, et cette unité, visible dans nos sentiments, se laisse pressentir dans les mouvements ou dans les sensations. Le beau, au lieu de rester quelque chose d’extérieur à l’être et de semblable à une plante parasite, nous apparaît ainsi comme l’épanouissement de l’être même et la fleur de la vie.
Les grandes émotions esthétiques sont en général très voisines, tantôt des sensations les plus fortes et les plus fondamentales de la vie physique, tantôt des sentiments les plus élevés de la conscience morale. Aussi pouvons-nous déduire des principes que nous venons d’établir la règle pratique suivante pour l’art et la poésie : l’émotion produite par l’artiste sera d’autant plus vive que, au lieu de faire simplement appel à des images visuelles ou auditives indifférentes, il tâchera de réveiller en nous, d’une part les sensations les plus profondes de l’être, d’autre part les sentiments les plus moraux et les idées les plus élevées de l’esprit. En d’autres termes, l’art devra intéresser indistinctement à l’émotion toutes les parties de nous-mêmes, les inférieures comme les supérieures. Il sera donc à la fois très matériel, très réaliste, et en même temps il fera la part la plus large aux sentiments et aux idées. Ce qui, dans l’art, est superficiel et blâmable, c’est le jeu de l’imagination pour l’imagination même, c’est-à-dire la succession d’images indifférentes, ne pouvant se traduire en sensations douloureuses ou agréables, ni en idées et en sentiments. Une pure fiction n’est pardonnable dans l’art que si elle est un symbole intellectuel ou moral, si par ce côté elle est réelle et fait penser ou sentir : mais rien de moins esthétique que le frivole. L’arabesque, au lieu d’être le principe générateur du dessin, de la poésie et de la musique, en est l’avortement. Quant à ce qu’on appelle la couleur en poésie et en littérature, c’est tout le contraire d’un assemblage de nuances provoquant un jeu indifférent de la vue, et les peintres en littérature, comme Th. Gautier et son école, qui prétendent avoir une palette au lieu d’une plume, se méprennent absolument sur leurs propres procédés. Dans la littérature, la couleur ne s’obtient généralement que par la représentation de sensations non indifférentes (qui n’ont quelquefois aucun rapport avec celles de l’œil). Un poète aveugle de naissance pourrait écrire des peintures très colorées, en se bornant à faire appel aux sens du tact, de l’ouïe, de l’odorat, au sens vital, aux sentiments et aux idées. Voici, par exemple un passage de Flaubert, où la puissance de couleur est extraordinaire et où cependant il n’y a pas une image empruntée directement au sens de la vue :
Elle sortit. Les murs tremblaient, le plafond l’écrasait ; et elle repassa par la longue allée en trébuchant contre les tas de feuilles mortes que le vent dispersait… Elle n’avait plus conscience d’elle-même que par le battement de ses artères, qu’elle croyait entendre s’échapper comme une assourdissante musique qui emplissait la campagne. Le sol sous ses pieds était plus mou qu’une onde… Elle ne se rappelait point la cause de son horrible état, c’est-à-dire la question d’argent. Elle ne souffrait que de son amour, et sentait son âme l’abandonner par ce souvenir, comme les blessés, en agonisant, sentent l’existence qui s’en va par leur plaie qui saigne.
Pour que la représentation par le poète d’une sensation visuelle, indifférente en elle-même, produise tout son effet sur l’esprit du lecteur, il faut alors que celle-ci soit environnée de sensations moins passives, et mêlée à des sentiments moraux. Voici par exemple, en trois vers, un tableau de V. Hugo (Stella) :
Je m’étais endormi la nuit près de la grève.Un vent frais m’éveilla, je sortis de mon rêve,J’ouvris les yeux, je vis l’étoile du matin.
Supprimez cette sensation vitale de la brise fraîche, cette action d’ouvrir les yeux en secouant le rêve ; le paysage lui-même se brouillera ; on ne verra plus l’étoile. C’est qu’en réalité on ne la voit pas seulement avec l’œil, tous les sens excités à la fois contribuent à la formation du tableau. Bien plus, un sentiment moral, une idée vient en hâte s’ajouter à l’image sensible : on pressent que, par cette clarté matinale de l’étoile, le poète entend autre chose qu’une simple lueur matérielle ; on entrevoit le symbole et la légende sous la réalité ; l’intelligence même aide alors l’imagination, et nous nous mettons pour ainsi dire tout entiers dans cette vision de l’astre dissipant la nuit et resplendissant « au fond du ciel lointain20 »
.
En somme, dans la poésie et la littérature, la faculté de peindre, de dessiner, le soin de la perspective, l’architectonique, tout cela n’a rien de commun avec ce que désignent ces mots quand ils s’appliquent à un art particulier, ayant pour fin la vue. Dans la poésie, l’image fournie est le produit de la coopération de tous nos sens et de toutes nos facultés. Dans les autres arts il n’en est pas ainsi. Cependant, remarquons aussi qu’un tableau, une statue, sont d’autant meilleurs qu’ils excitent par association les facultés les plus diverses de notre être. En général, tout chef-d’œuvre d’art n’est autre chose que l’expression dans le langage le plus sensible de l’idée la plus élevée. Plus l’idée est haute et intéresse la pensée, plus l’artiste doit s’efforcer d’intéresser aussi les sens ; rendre l’idée sensible et concrète, et, d’autre part, rendre la sensation féconde et en faire sortir la pensée, tel est donc le double but de l’art.
Tandis que l’art s’efforce ainsi de donner toujours l’amplitude la plus grande à toute sensation comme à tout sentiment qui vient ébranler notre être, la vie même semble travailler dans le même sens et se proposer une fin analogue. Puisque, croyons-nous, rien ne sépare le beau et l’agréable qu’une simple différence de degré et d’étendue, voici ce qui tend à se produire et se produira toujours davantage dans l’évolution humaine La jouissance, même physique, devenant de plus en plus délicate et se fondant avec des idées morales, deviendra de plus en plus esthétique ; on entrevoit donc, comme terme idéal du progrès, un jour où tout plaisir serait beau, où toute action agréable serait artistique. Nous ressemblerions alors à ces instruments d’une si ample sonorité qu’on ne les peut toucher sans en tirer un son d’une valeur musicale : le plus léger choc nous ferait résonner jusque dans les profondeurs de notre vie morale. À l’origine de l’évolution esthétique, chez les êtres inférieurs, la sensation agréable reste grossière et toute sensuelle ; elle ne rencontre pas un milieu intellectuel et moral où elle puisse se propager et se multiplier ; dans l’animal, l’agréable et le beau ne se distinguent pas. Si l’homme introduit ensuite entre ces deux choses une distinction d’ailleurs plus ou moins artificielle, c’est qu’il existe encore en lui des émotions plutôt animales qu’humaines, trop simples, incapables d’acquérir cette infinie variété que nous sommes habitués d’attribuer au beau. D’autre part, les plaisirs intellectuels eux-mêmes ne nous semblent pas toujours mériter le nom d’esthétiques, parce qu’ils n’atteignent pas toujours jusqu’au fond de l’âme, dans la sphère des instincts sympathiques et sociaux, ils ne produisent qu’une jouissance trop étroite. Mais nous pouvons, en nous inspirant de la doctrine même de l’évolution, prévoir une troisième et dernière période du progrès où tout plaisir contiendrait, outre les éléments sensibles, des éléments intellectuels et moraux ; il serait donc non seulement la satisfaction d’un organe déterminé, mais celle de l’individu moral tout entier ; bien plus, il serait le plaisir même de l’espèce représentée en cet individu. Alors se réalisera de nouveau l’identité primitive du beau et de l’agréable, mais ce sera l’agréable qui rentrera et disparaîtra pour ainsi dire dans le beau. L’art ne fera plus qu’un avec l’existence ; nous en viendrons, par l’agrandissement de la conscience, à saisir continuellement l’harmonie de la vie, et chacune de nos joies aura le caractère sacré de la beauté.
Livre II.
L’avenir de l’art et de la poésie
Il y a une quarantaine d’années, à la fin d’un repas chez le peintre anglais Haydon, le poète Keats leva son verre en proposant le toast suivant : « Honnie soit la mémoire de Newton ! »
Les assistants furent assez étonnés, et Wordsworth, avant de boire, demanda une explication. Keats répondit : « Parce qu’il a détruit la poésie de l’arc-en-ciel en le réduisant à un prisme. »
Et l’on but « à la confusion de Newton »
. — La poésie des choses est-elle donc réellement détruite par leur connaissance scientifique ? Toute poésie ressemble-t-elle en effet à ce voile multicolore et léger qui flotte entre terre et ciel, à cette écharpe brodée par la lumière, que les anciens avaient divinisée et dont Newton mit à nu la trame toute géométrique et terrestre ? Dès le dix-septième siècle, Pascal disait ne pas faire de différence entre le métier de poète et celui de « brodeur ». Cette définition, assez méprisante dans la pensée de Pascal, fut exagérée encore par Montesquieu : « Les poètes, dit-il, ont pour métier d’accabler la raison et la nature sous les agréments, comme on ensevelissait
autrefois les femmes sous leurs parures. »
Ces paroles, qui révoltaient Voltaire comme des crimes de « lèse-poésie », et auxquelles pourtant on n’attribuait pas plus d’importance alors qu’à des boutades, paraîtraient aujourd’hui à un grand nombre de savants et de penseurs l’expression exacte d’une vérité. La poésie, qui avait pour elle, au dix-septième et au dix-huitième siècle, la majorité des « honnêtes gens », n’aura bientôt plus, nous dit-on, que la minorité. La science est la grande obsession de notre siècle ; nous lui rendons tous, quelquefois sans en avoir bien conscience, un certain culte au fond de l’âme, et nous ne pouvons nous retenir de quelque dédain à l’égard de la poésie. M. Spencer compare la science à l’humble Cendrillon, restée si longtemps au coin du foyer pendant que ses sœurs orgueilleuses étalaient leurs « oripeaux » aux yeux de tous : aujourd’hui Cendrillon prend sa revanche ; « un jour la science, proclamée la meilleure et la plus belle, régnera en souveraine »
. — « Il viendra un temps, dit à son tour M. Renan, où le grand artiste sera une chose vieillie, presque inutile ; le savant, au contraire, vaudra toujours de plus en plus. »
M. Renan regrette quelque part de n’avoir pas été lui-même un savant, au lieu d’être une sorte de dilettante de l’érudition. Qui sait si, renaissant aujourd’hui, un Goethe n’aimerait pas mieux se consacrer tout entier aux sciences naturelles ? si un Voltaire ne s’appliquerait pas plus qu’autrefois aux mathématiques, dans lesquelles il a déjà autrefois montré sa force ? si un Shakespeare, ce grand psychologue, cet esprit de tempérament si scientifique sous son imagination puissante, ne
délaisserait pas les drames mesquins de l’humanité pour le grand drame du monde ? L’aïeul de Darwin consacra une partie de sa vie à écrire de mauvais poèmes ; son petit-fils, né cent ans plus tôt, en eût peut-être fait autant ; par bonheur, Charles Darwin est bien de son siècle : au lieu d’un poème des jardins, il nous a donné l’épopée scientifique de la sélection naturelle. Les poèmes meurent avec les langues, et les poètes, comme l’a écrit l’un d’eux, ne peuvent espérer pour leurs œuvres « qu’un soir de durée au cœur des amoureux »
; les toiles des peintres s’usent, et, dans quelques centaines d’années, Raphaël ne sera plus qu’un nom ; les statues et les monuments tombent eu poussière : seule, semble-t-il, l’idée dure, et celui qui a ajouté une idée au lot de l’esprit humain peut vivre par elle aussi longtemps que l’humanité même. Faut-il donc croire que l’imagination et le sentiment ne sont point vivaces comme l’idée, et que l’art finira par céder la place à la science ? Il y a là un nouveau problème digne d’attention, puisqu’il touche en somme à la destinée même du génie humain et à ses transformations dans l’avenir.
Chapitre premier.
L’avenir de l’art et de la beauté d’après la statistique et la physiologie
Les savants qui nous prophétisent que la poésie et les arts disparaîtront par degrés s’appuient sur un certain nombre de faits : les uns sont empruntés à la physiologie et à l’histoire, les autres à la psychologie. — Examinons d’abord ce que les sciences naturelles et historiques nous apprennent sur le milieu où l’art peut vivre.
L’art, pour arriver à son plein développement, exige autour de l’artiste comme chez l’artiste même un culte de la beauté dont le peuple grec nous a donné l’exemple. Les Grecs — M. Taine aime à le répéter — avaient pour la pureté de la forme, pour la proportion harmonieuse des membres, pour les belles nudités un amour poussé jusqu’à l’adoration ; la beauté offrait à leurs yeux un caractère sacré, et Sophocle, encore éphèbe, avant de chanter en public un hymne aux dieux de la Grèce vainqueurs à Salamine, jetait bas ses vêtements devant l’autel. Ce culte de la beauté se retrouve à la Renaissance, au moment de la grande éclosion de tous les arts en Italie : un membre, un muscle,
une omoplate suffisait pour transporter de plaisir ces générations d’artistes21. De nos jours, au contraire, la force et la beauté du corps ne sont plus notre idéal. Tout semble montrer d’ailleurs que la préoccupation trop exclusive des belles formes, et aussi des ornements, des parures, est le signe auquel on reconnaît les peuples primitifs. Chez ceux des peuples modernes qui sont encore à un degré inférieur de civilisation, comme les Arabes par exemple, le sexe masculin lui-même montre une grande coquetterie ; il cherche à plaire surtout par sa force et sa beauté physiques, par ses vêtements et sa parure. La civilisation détruit graduellement ces instincts primitifs, qui ont été pourtant, selon MM. Darwin et Spencer, le germe même de l’art. L’homme de nos jours ne se soucie plus guère, sous les vêtements commodes et disgracieux qui le cachent, d’avoir un torse bien proportionné, des muscles vigoureux. La coquetterie, que M. Renan appelle « le plus charmant de tous les arts »
, subsiste sans doute et subsistera longtemps encore chez la femme, mais elle tend souvent à dévier de son but, qui est de faire ressortir la beauté des membres : on a peur de montrer même ses mains ! Les femmes, qui devraient plus que d’autres tenir à conserver des formes pures et correctes, entravent de mille manières le développement de leur corps et la circulation de leur sang. Aussi n’est-ce pas seulement le culte antique de la beauté, mais la
beauté même qui, selon certaines inductions physiologiques, semble aujourd’hui en décadence ; de telle sorte que le principal objet des arts tendrait à disparaître. « La beauté, dit M. Renan, disparaîtra presque à l’avènement de la science. »
En fait, les statistiques constatent une diminution de la taille, une augmentation des infirmités et des maladies. Le corps humain est un instrument auquel nous demandons avant tout d’accomplir avec précision l’ouvrage particulier auquel le destine la division croissante du travail : s’il se déforme, peu importe ; l’industrie, les grands ateliers, le simple bureau de l’employé penché sur sa table, les salons où la femme du monde va dépenser le peu de force que lui laisse son sang appauvri, toutes ces servitudes ou ces jouissances de la vie moderne ont pour effet la décadence physique de la race et l’altération des formes. Ajoutez-y encore l’effort de la science pour conserver les malades et les infirmes, pour les aider à se reproduire ; la conscription, qui prend les hommes robustes en laissant chez eux les faibles ; l’agglomération des villes, qui épuise et flétrit si vite les générations : — vous en viendrez à comprendre qu’une sorte de sélection à rebours pourrait produire l’infirmité et la laideur. L’organe actif par excellence est et sera de plus en plus le cerveau ; c’est donc lui qui attire à soi toutes les puissances de l’être. Selon certains anthropologistes, le système nerveux de l’homme civilisé est plus vaste de trente pour cent que celui du sauvage ; il ira s’accroissant encore, et cela aux dépens du système musculaire. On peut donc ◀poser▶ la loi physiologique suivante comme règle de l’évolution humaine : le système nerveux, se développant de plus en plus, affaiblira le reste de l’organisme dans la mesure strictement compatible avec le maintien de la vie et avec les fonctions de reproduction. Si l’homme pouvait vivre et faire souche quoique étant tout nerfs et tout cerveau, il tendrait à devenir tel et à réaliser ainsi ce qu’imagine Diderot dans le Rêve de d’Alembert.
À ces spéculations, nécessairement hasardeuses, sur l’avenir de l’humanité, une première réponse se présente : un être comme celui que Diderot et M. Renan imaginent est physiquement impossible ; la race en disparaîtrait au profit d’une autre mieux équilibrée. En outre, si vous attribuez au cerveau humain dans l’avenir un développement aussi miraculeux, vous devez logiquement lui supposer assez d’intelligence pour s’apercevoir à temps de la décadence qui menacerait le reste du corps. La grande anomalie de notre époque, c’est que la science, qui envahit l’instruction, n’a pas encore réglé pratiquement l’éducation tout entière ; mais le propre de la science est de guérir les blessures qu’elle a faites elle-même : elle le peut par une éducation mieux réglée, par une meilleure entente de l’hygiène et de la gymnastique, en un mot par une application plus méthodique des lois qui règlent le développement harmonieux des organes. Mettons cependant les choses au pis ; même dans ce cas, l’avenir de la beauté et de l’art serait-il absolument compromis, comme l’affirme M. Renan, comme semble le craindre M. Taine regrettant les superbes et tranquilles Vénus, « fortes comme des chevaux »
?
Nous ne le croyons pas. Pour parler d’abord de la beauté, il y avait sans doute quelque chose d’admirable dans la pureté immobile des formes, dans la proportion, dans le parfait rapport des organes aux fonctions qui constitue la beauté plastique et « l’efflorescence de la chair » ; peut-être cependant la beauté suprême et vraiment poétique est-elle surtout dans l’expression et le mouvement. Pour un moderne, ce qu’il y a de plus beau dans l’homme, c’est encore le visage. Or le visage, par le développement du système nerveux, de l’intelligence et de la moralité, tend à devenir plus expressif22. En vertu de la dépendance mutuelle des organes, l’homme des siècles à venir, s’il continue de développer son système nerveux dans une mesure compatible avec sa santé générale, devra porter dans sa physionomie même le reflet toujours plus visible
de l’intelligence, « et, dans le fond des yeux, l’infini des pensées »
. Le corps fût-il moins fort et moins beau que celui des athlètes de Polyclète ou des géants charnus de Rubens, la tête aurait acquis une beauté supérieure. N’est-ce donc rien, même au point de vue plastique, qu’un front sous lequel on sent la pensée vivre, des yeux où éclate une âme ? Même dans le corps entier, l’intelligence peut finir par imprimer sa marque ; moins bien équilibré peut-être pour la lutte ou la course, un corps fait en quelque sorte pour penser posséderait encore une beauté à lui. La beauté doit s’intellectualiser pour ainsi dire ; il en est de même de l’art.. Si c’est surtout par l’expression que peuvent vivre l’art moderne et la poésie, si la tête et la pensée prennent déjà dans les œuvres de notre époque une importance croissante ; si le mouvement, signe visible de la pensée, finit par y animer tout, comme chez les Michel-Ange, les Puget et les Rude, l’art, pour s’être transformé, sera-t-il détruit ? On pourrait dire, en empruntant à la science contemporaine sa terminologie, que les anciens ont connu surtout la « statique » de l’art ; il reste à l’art moderne, avec le mouvement et l’expression, ce que nous appellerons la « dynamique » de l’art. Suivant dans son progrès l’évolution même de la beauté humaine, l’art tend à remonter, en une certaine mesure, des membres au front et au cerveau.
Chapitre II.
L’avenir des arts selon l’histoire. — L’art et la démocratie
L’histoire, comme la physiologie, a fourni contre l’avenir de l’art un certain nombre d’arguments spécieux. Le développement de tel ou tel art semble le plus souvent attaché à certaines mœurs et à un certain état social. Selon M. Taine, il est plusieurs arts dès aujourd’hui languissants, « auxquels l’avenir ne promet pas l’aliment dont ils ont besoin »
. « Le règne de la sculpture est fini, dit M. Renan, le jour où l’on cesse d’aller à demi-nu. L’épopée disparaît avec l’âge de l’héroïsme individuel ; il n’y a pas d’épopée avec l’artillerie. Chaque art, excepté la musique, est ainsi attaché à un état du passé ; la musique elle-même, qui peut être considérée comme l’art du dix-neuvième siècle, sera un jour faite et parachevée. »
L’art le plus compromis dans les temps modernes est la sculpture, et Victor Cousin avait dit avant M. Renan qu’il ne saurait y avoir de « sculpture moderne » avec les mœurs de nos jours. En admettant que cet art se
trouve à ce point en danger, les progrès de la science, qui caractérisent essentiellement l’esprit moderne, n’y sont pour rien ; au contraire, la sculpture antique vivait elle-même par la science : les artistes anciens étaient plus savants dans la technique de leur art que nos artistes modernes. À la Renaissance, les Léonard de Vinci et les Michel-Ange étaient de puissants génies scientifiques. Loin de tuer la sculpture, c’est peut-être la science moderne qui sera capable un jour de la rajeunir : rien de plus précieux pour l’art, par exemple, que les recherches commencées par des savants tels que Darwin sur l’expression des émotions. Le système nerveux et ses rapports avec le système musculaire renferment encore aujourd’hui, pour nous, quantité d’inconnues. « Il n’est pas permis au sculpteur, a écrit Ruskin, d’être en défaut soit pour la connaissance, soit pour l’expression du détail anatomique. Seulement, ce qui pour l’anatomiste est la fin, est pour le sculpteur le moyen… Le détail n’est pas pour lui une simple matière de curiosité ou un sujet de recherche, mais l’élément dernier de l’expression et de la grâce. »
La plastique et la science ne s’excluent donc point. Quant au changement des mœurs, qui ne date pas d’hier, il n’a point entraîné et n’entraînera pas, sans doute, la disparition de la statuaire. On ne refera point la Vénus de Milo ou l’Hermès de Praxitèle ; mais qui sait si le statuaire ne deviendra pas capable de fixer dans la pierre des idées, des sentiments poétiques que les Grecs, avec toute la perfection plastique à laquelle ils étaient arrivés, n’auraient pu rendre ni peut-être concevoir ? Praxitèle n’eût pas imaginé la Nuit ou l’Aurore de
Michel-Ange ; Michel-Ange ce poète de la pierre — et ce penseur — n’eût pu exécuter telle ou telle œuvre de Praxitèle23.
La peinture a plus de chances encore de durée et même de progrès. La couleur est une chose éternelle. Nul Newton, en expliquant la courbe aérienne de l’arc-en-ciel, ne pourra la briser ni la faire évanouir. Le sentiment de la couleur n’a même fait que croître depuis l’antiquité. Les Grecs, on le sait, ne possédaient pas de mots précis pour désigner une foule de teintes ; sans tomber à ce sujet dans les paradoxes de certains physiologistes comme H. Magnus, on peut cependant admettre qu’ils n’avaient pas de la couleur un sentiment aussi fort que nos Titien et nos Delacroix. L’humanité semble devenue de plus en plus sensible à la langue des nuances, à tous les jeux de la lumière ; il y a là une voie qui reste ouverte pour l’art.
De même, la langue des sons est inépuisable. Prétendre avec M. Renan que la musique, qui date de deux ou trois siècles, sera bientôt une chose faite, c’est comme si l’on avait affirmé que la peinture était finie et « parachevée » avec Apelle et Protogène. On croyait aussi la poésie épuisée vers l’an 1820. L’idée mélodique répond toujours à un certain état intellectuel et moral de l’homme, qui change avec les siècles ; elle changera donc et pourra faire de nouveaux progrès avec l’homme même. Certains musiciens comme Chopin, Schumann, Berlioz, ont exprimé des sentiments propres à notre époque et correspondant à un état du système nerveux dont Haendel, Bach ou Haydn auraient eu peine à se faire l’idée. La musique est, comme l’a montré M. Spencer, un développement de l’accent que la voix prend sous l’influence de la passion ; or, ces variations de ton, ces modulations naturelles à la voix humaine peuvent aller se raffinant à mesure que le système nerveux augmentera de délicatesse. Comparez la conversation d’une femme du peuple avec celle d’une personne distinguée, vous verrez combien la voix de la seconde a des modulations plus fines et plus complexes. La mélodie musicale, suivant les variations de l’accent humain, peut se nuancer de plus en plus comme les sentiments mêmes du cœur. Quant à la crainte que les combinaisons des notes de musique ne viennent à s’épuiser, elle n’est guère sérieuse, si on songe aux lois mathématiques des combinaisons ; grâce au rythme et au mouvement, la mélodie peut varier sans cesse ; d’autre part, l’harmonie a encore des ressources sans nombre. Le critique anglais lord Mount Edgaunbe reprochait autrefois à Rossini ses morceaux d’ensemble à diverses parties, ses chœurs, ses duos remplaçant les longs solos du bon vieux temps ; il lui reprochait l’introduction des rôles de basse-taille dans l’opéra, la multiplicité de ses thèmes mélodiques, alors qu’auparavant on se contentait d’un seul thème suivi de variations. Enfin, aux yeux de ce critique d’art plein d’autorité en son temps, la musique de Rossini était beaucoup trop complexe et « inintelligible ». Dieu sait pourtant combien elle nous paraît aujourd’hui facile à saisir et relativement peu compliquée pour l’harmonie comme pour le rythme ! Dès maintenant, nous ne pouvons plus nous contenter d’une mélodie simple soutenue par un accompagnement simple ; peut-être, dans quelques siècles, nous faudra-t-il un enchevêtrement de mélodies comme on en rencontre dans les symphonies de Beethoven et dans les belles pages de Wagner. Quoi qu’il en soit, la musique est bien plutôt en voie d’évolution que de dissolution.
Quant à la poésie, selon le rêve de Strauss elle constituerait, avec la musique, la religion de l’avenir. M. Renan, au contraire, désespère de sa vitalité ; il s’appuie sur ce que la poésie grecque est morte, l’épopée morte, la tragédie morte : la science, en inventant la poudre, les canons et les fusils à aiguille, nous a enlevé les Homère et les Virgile de l’avenir. — Peut-être, mais d’autres génies sont nés et peuvent naître, qui n’ont guère de commune mesure avec ceux du passé. Si l’on nous donnait à choisir entre Shakespeare et Virgile, il serait permis d’hésiter. La poésie lyrique a de nos jours remplacé l’épopée ; faut-il s’en affliger outre mesure ? L’épopée classique ne pouvait vivre sans le merveilleux ; le merveilleux se réduit à quelque chose d’impossible et de faux en soi ; même au point de vue purement esthétique, est-il probable que l’épopée constitue le « genre » suprême de beauté ? Si nos canons n’avaient jamais tué qu’elle, ils seraient plus innocents qu’ils ne le sont. Au reste, nous avons eu, même de nos jours et malgré nos canons, des équivalents modernes de l’épopée, comme La Légende des siècles. La tragédie grecque avec ses
chœurs, avec ses mouvements lyriques mêlés à la trame dramatique a également disparu ; mais ce qui a péri, c’est surtout ce qu’il y avait en elle de conventionnel. La tragédie du dix-septième siècle elle-même est déjà d’un autre âge ; les « tirades » des drames romantiques sont à leur tour usées ; mais du continuel dépérissement des formes particulières de la poésie l’historien n’a pas le droit de conclure, avec M. Renan, au dépérissement de la poésie elle-même. M. Taine, de son côté, a beau nous dire que les langues anciennes et méridionales, naturellement colorées, produisaient naturellement « poètes et peintres »
, tandis que les langues trop abstraites des modernes réduiront l’artiste à des « études d’archéologie »
; nous répondrons qu’en fait, les plus grands coloristes n’ont pas été les anciens, mais les modernes24. M. Taine lui-même trouve-t-il donc que son propre style, en comparaison de la langue d’Isocrate, n’est pas assez « haut en couleur »
, et que c’est la faute de la langue française ? D’ailleurs le style fleuri, auquel les langues du Midi semblent plus propres, ne doit pas être confondu avec le style poétique. Le vrai coloris ne vient pas des images qui se trouvent déjà toutes faites dans la langue et qui, fanées par l’usage, sont
plutôt une gêne qu’un secours ; il vient des images nouvelles et expressives que le poète, avec les mots les plus simples, sait évoquer devant l’esprit de son lecteur. Un langage uniformément imagé altère même la pensée au lieu de la faire ressortir ; c’est comme un tableau où toutes les couleurs seraient portées à leur plus haut éclat, sans dégradations et sans nuances.
Une dernière objection à l’avenir de l’art a été suggérée par l’histoire : c’est celle qu’on a tirée des faits politiques et économiques dont notre siècle est témoin. Les masses étant appelées à toutes les jouissances de l’art et devenant aujourd’hui les véritables juges du beau, l’art même ne tendra-t-il pas à s’abaisser pour se mettre au niveau de la foule ? On ne vulgarise pas le beau. L’art, selon M. Renan, ne pouvant rester le partage d’une petite élite aristocratique, ne sera pas. Même doctrine dans M. Scherer. « L’art est condamné, dit aussi M. de Hartmann, à n’être pour l’âge mûr de l’humanité que ce que sont le soir, pour les petits boursiers de Berlin, les farces des théâtres de notre capitale. »
Dans les raisonnements de ce genre, on oublie trop que le peuple a eu de tout temps comme de nos jours son art inférieur à lui, ses « farces », ses contes qui le charmaient à l’égal de certains romans contemporains. Parce que le peuple moderne aime ses théâtres plus ou moins grossiers, ses chansons gauloises, sa musique aux refrains sautillants, ses romans de cour d’assises, on dit que l’art s’abaisse ; au contraire, de la farce au vaudeville, il y a quelque progrès ; les paroles et la musique d’opérette sont encore de l’esprit « mis en gros sous » ; enfin les romans judiciaires sont le pendant des histoires de brigands qu’on se racontait jadis au coin du feu et qui défrayent encore l’imagination des Napolitains ou des Siciliens. Molière n’eût peut-être pas joué à Pézenas ses pièces les plus raffinées comme Le Misanthrope ; mais n’était-ce pas déjà une belle chose que de voir les habitants de Pézenas écouter Molière ? En notre siècle, une sorte de « division du travail » se fait parmi les artistes comme parmi les savants ; il y a un art pratique et productif, une science usuelle et terre à terre, qui n’empêchent point le grand art désintéressé ni la haute spéculation scientifique ; de même qu’il existe des ingénieurs pour les manufactures de tabac, il y a des dramaturges, des romanciers, des chansonniers qui écrivent pour les yeux et les oreilles populaires. La loi économique de l’offre et de la demande règle la production artistique comme toutes les autres ; seulement les demandes changent suivant le milieu d’où elles partent. D’un groupe du public littéraire à un autre groupe, il y a parfois autant de différence qu’entre un siècle et un autre siècle : chacun d’eux a son art, ses talents, ses réputations ; ces groupes ne peuvent guère plus se passer les uns des autres qu’un grand siècle historique ne peut se passer des périodes de fermentation sourde qui l’ont précédé et produit. Loin de blâmer l’existence des arts populaires, on peut s’en réjouir, car c’est précisément ce qui permet à un art plus élevé de se maintenir au-dessus d’eux ; le peuple a toujours eu besoin de passer par ces degrés pour arriver plus haut : ce sont les marches du temple. Il existe aujourd’hui toute une école d’historiens pessimistes : d’une part, cette école prévoit le triomphe universel de la démocratie comme une chose nécessaire, d’autre part, elle y trouve une cause inévitable de décadence pour l’art et en général pour l’intelligence humaine. Le raisonnement de ces pessimistes peut se formuler ainsi : l’idéal de la démocratie, c’est l’égalité politique et même économique entre les hommes ; cette égalité politique et économique tendra à produire une égalité intellectuelle, une élévation des petits esprits compensée par l’abaissement des grands ; cette universelle médiocrité tuera l’art, qui ne peut vivre que par la supériorité du génie et qui est ainsi, par essence, aristocratique, — Ce raisonnement, assez spécieux, est pourtant plus superficiel qu’on ne le croit ; ce que les adversaires de la démocratie devraient prouver en effet, et ce qu’ils ne prouvent nullement, c’est que l’égalité des droits politiques tende à produire l’égalité des cerveaux et des aptitudes. Examinons pourtant la question en détail.
Tout d’abord la démocratie peut-elle détruire les conditions organiques et physiologiques du génie chez l’artiste ? peut-elle réduire le nombre de ses circonvolutions cérébrales ou diminuer le poids de son cerveau ? — Cette thèse ne saurait se soutenir sans parti pris : il faudrait alors revenir à l’opinion de ce médecin, ennemi du suffrage universel, qui représentait l’« agitation électorale » comme devant s’étendre à l’esprit même des mères de famille, troubler le lait des nourrices et donner des convulsions aux électeurs encore naissants. Le jour où la démocratie produirait chez le peuple qui en aura fait sa forme de gouvernement une véritable dégénérescence cérébrale, ce peuple disparaîtrait ; la lutte pour la vie est, en effet, la loi des peuples ; la force la plus puissante dans cette lutte est l’intelligence, et si la démocratie déprime l’intelligence, supprime le génie, elle ne saurait triompher dans l’avenir : les peuples qui triompheront seront ceux qui auront le génie pour eux, conséquemment l’art. La vérité est que la forme des gouvernements n’a pas d’influence directe sur le cerveau de l’artiste. En aurait-elle d’une manière indirecte ? L’œuvre d’art a-t-elle besoin pour naître de certaines conditions civiles et politiques que la démocratie ne pourrait lui fournir ? Tel est le second point que nous devons examiner.
L’artiste demande avant tout, pour travailler et produire, la liberté : il l’a sous un gouvernement démocratique, il ne l’a pas toujours ailleurs, et le despotisme de l’État ou les entraves des castes ont certainement privé l’humanité d’une partie de ses grands hommes. — L’artiste a besoin aussi d’une demi-indépendance par rapport aux nécessités de la vie ; en d’autres termes, il lui faut ce morceau de pain quotidien que Berlioz allait manger, en l’assaisonnant de raisins secs, au pied de la statue de Henri IV : l’artiste pourra d’autant mieux rencontrer ce pain de chaque jour, que les conditions sociales seront moins inégales et que tout travailleur pourra compter sur un salaire. Sans doute, il n’aura point à espérer la modique pension donnée et retirée à Corneille par une main royale, ni l’aumône de 100 francs accordée à Camoëns par Sébastien ; mais aussi il n’aura point à faire l’office de courtisan, ce qui est après tout un métier aussi absorbant que bien d’autres, et moins digne ; dût-il donner des leçons comme Chopin, être professeur d’histoire comme Schiller, avocat comme Uhland, décorateur de navires comme Puget ou autrefois Protogène, agent d’affaires comme Cervantès, il ne vivra pas plus difficilement qu’il n’a jamais vécu jusqu’ici ; il aura même à l’avenir plus de chances d’acquérir quelque aisance et de se faire quelque part un nid pour dévider à l’aise, comme le ver à soie, le fil léger et brillant de ses fantaisies. — Ce n’est pas tout : il faut à l’artiste une part de louange, des amis et des admirateurs ; il en a quelquefois manqué : en manquera-t-il davantage désormais ? Jusqu’à présent, le génie, quand il existe, ne semble guère à plaindre en ce temps de démocratie ; il l’est moins qu’en aucun autre. Il est encore plus certain de trouver quelques échos dans tout un peuple que dans une petite société choisie, mais asservie à l’étiquette, facile à l’épouvante, et où d’ailleurs on se serre trop pour lui faire place. Nous ne rappellerons pas l’histoire de Corneille portant son Polyeucte à l’hôtel de Rambouillet, de Molière, de tant de grands hommes que le peuple découvrit de prime abord. Une aristocratie, même purement intellectuelle, une société d’élite, une académie est bien souvent portée vers la réaction ; en supposant qu’elle compte les esprits les plus capables de comprendre l’art au point précis où il est arrivé à leur époque, elle ne compte pas toujours ceux qui peuvent le mieux comprendre l’art du lendemain. Au lieu de se plier au goût plus ou moins altéré d’une époque, le génie entreprend de le réformer ; or, le goût d’une époque est souvent plus facile à réformer (Corneille en a été encore un exemple) que celui d’une académie.
De tout temps le génie a été plus ou moins incompris ; il n’en peut être autrement, puisque la nature même du génie est de se trouver en avant sur la moyenne des intelligences. Pour rencontrer un accueil plus sûr, il lui faudrait attendre la montée de la marée humaine, comme le pêcheur qui aborde au rivage attend, assis sur l’avant de sa barque, la vague qui doit le porter jusque sur le sable, se laisse soulever par elle et d’un bond saute gaiement à terre ; mais le génie est toujours pressé : en plein océan, il crie : « Terre ! » et s’élance pour aborder ; s’il arrive vivant, c’est une grande chance. Que lui importe ? il arrivera toujours ; au besoin il suscitera lui-même le flot qui doit l’apporter mort ou vif. Il faut le reconnaître, les génies et même les talents ont eu le plus souvent trop d’ennemis pour ne pas avoir, par compensation, un petit cercle d’admirateurs enthousiastes. De plus, si on trouve peu d’exemples de génies parfaitement compris de leurs contemporains, on en trouve moins encore de génies méconnus par l’avenir. Les fureteurs d’archives n’ont découvert jusqu’à présent les traces d’aucun génie de premier ordre qui serait passé inaperçu de tous. Le plus grand danger autrefois pour l’artiste ou pour le penseur, c’était de voir son œuvre anéantie par le feu sur place de Grève, privée ainsi de l’avenir, damnée pour ainsi dire à jamais. Rien de tel n’étant à craindre aujourd’hui, l’artiste peut faire bon marché de tout le reste. Le plus grand danger qu’il puisse courir, c’est l’obscurité, c’est de se débattre dans l’indifférence ; mais, pour les talents bien trempés et qui sont sûrs d’eux, l’insuccès même est un excitant.
Sans doute le génie poétique et artistique ne pourra jamais éclater aux yeux avec la violence de certains génies scientifiques. Un marbre sculpté avec un art infini ne peut faire tout de suite autant de bruit dans le monde qu’une nouvelle locomotive apparaissant toute haletante sur les rails ou une nouvelle forme de steamer beuglant dans la tempête. Les découvertes du poète ou de l’artiste sont toujours plus discrètes ; elles se sentent par le dedans plutôt qu’elles ne se touchent du doigt. Cependant elles finissent toujours, comme disait Pascal, par éclater « aux esprits »
. On nous représente la démocratie comme essentiellement « jalouse du génie » ; cette jalousie semble aussi platonique que l’a été bien souvent l’amour des gouvernements aristocratiques. Distinguons du reste entre les génies politiques et les génies de l’art : qui donc, parmi les démocrates les plus exaltés, a jamais eu peur de M. Gounod par exemple ? Qui a jamais voulu rabaisser le mérite littéraire de M. Renan ? Si les démocrates ont hésité à faire de M. Renan un sénateur, ils ont peut-être eu tort ; mais il faut bien convenir qu’ils avaient leurs raisons ; nul ne sait d’ailleurs si M. Renan eût été un bon politique, et lui-même, ce grand douteur, en douterait sans doute tout le premier. Quant aux génies proprement politiques, on s’est toujours défié d’eux, sous tous les régimes. Si la monarchie a eu ses Richelieu et ses Bismarck portés au premier rang, elle a eu aussi ses Turgot honteusement chassés. La démocratie moderne a su elle-même se servir, après tout, des hommes qu’elle a
rencontrés sur son chemin, des Washington, des Lincoln et des Thiers.
Reste un dernier argument, tiré des conditions morales que l’art a besoin de rencontrer pour éclore. L’art, nous dit-on, ne peut s’accommoder de cet amour du lucre qui nous envahit aujourd’hui ; l’art est le contraire de l’« américanisme » ; or c’est l’américanisme qui l’emportera : l’industrie tuera l’art. — Cette opposition à outrance qu’on établit entre les préoccupations trop pratiques de la vie et le désintéressement de l’art renferme une part de vérité. L’« américanisme », cette science toute terre à terre, tout industrielle et mercantile, n’est pas seulement l’adversaire de l’art, mais aussi de la vraie science : dans la science, malgré l’importance croissante des applications pratiques, les spéculations théoriques et désintéressées, sont toujours le premier moteur, le ressort de tout progrès. Aussi l’américanisme finirait-il par faire oublier non seulement l’art, mais la science : c’est donc l’ennemi commun. Il se détruirait d’ailleurs lui-même si jamais il triomphait complètement chez un peuple, parce qu’il se transformerait rapidement en routine, abaisserait l’intelligence et entraînerait la perte de la nation qui l’aurait, favorisé à l’excès. Nous devons donc lutter contre les tendances trop exclusivement utilitaires que peut prendre à certains moments l’esprit national, lutter contre l’enseignement trop « primaire » ou « spécial », cette forme mitigée de l’ignorance, maintenir enfin tout ensemble dans l’éducation la part de la science pure et de l’art, deux choses trop élevées pour se contredire. Quant à croire que l’« américanisme » tient à une forme particulière de gouvernement ou à une marche générale de la civilisation, c’est là une thèse vraiment inadmissible ; il tient simplement au caractère des peuples et s’est rencontré de tous temps dans l’histoire. Comme certains individus ne voient d’autre idéal dans la vie que le bien-être, certains peuples n’ont eu d’autre but que l’industrie et le commerce : tels les Tyriens et les Carthaginois. D’autres ont trouvé moyen de concilier le souci des intérêts matériels avec toutes les recherches de l’intelligence : ainsi les Grecs, ce peuple de marchands et de poètes, ont excellé dans tous les arts pratiques non moins que dans le grand art. De nos jours les Anglais ont à la fois créé l’industrie moderne et suscité, avec Shakespeare et Byron, la poésie moderne. Si les Américains n’ont pas eu jusqu’à présent de poète de premier ordre, il faut s’en prendre à eux, non à l’esprit démocratique qu’ils sont censés représenter. L’empire du Brésil est-il sous ce rapport plus avancé que la république des États-Unis ? D’ailleurs il est impossible de juger les peuples dont l’existence nationale date d’un siècle et qui sont pour ainsi dire en voie de formation, sortes de nébuleuses humaines. Ceux dont l’histoire est aujourd’hui achevée, et chez qui le développement excessif des goûts mercantiles semble avoir tué le grand art, doivent être plaints sans doute, mais rien ne peut faire prévoir qu’ils aient marqué d’avance la direction sans issue où s’engagerait l’humanité : parmi les nations comme parmi les individus il est des destinées incomplètes et avortées ; d’autres peuples au contraire pressentent l’avenir ; ils portent à leur front, comme certaines tribus de l’Afrique, une étoile qu’ils y ont eux-mêmes incrustée. On peut l’affirmer en toute certitude, un grand peuple est plus que jamais aujourd’hui incapable de se passer de la science, qui est une condition de vie dans la sélection nationale ; d’autre part la science ne peut se passer de la théorie pure, et enfin, partout où il y aura de la science pour la science, aucune considération morale ou historique ne peut faire prévoir que l’art pour l’art ne puisse apparaître.
En somme, l’histoire nous montre bien que l’art varie et que ses variations correspondent à celles des mœurs, de l’état social, des langues et même des formes politiques ; mais elle est loin de prouver que ces variations impliquent nécessairement une décadence actuelle ou future. Allons plus loin. Quel est le signe caractéristique du progrès pour un être sentant ? C’est de pouvoir, lorsqu’il est arrivé à un état supérieur, éprouver des sensations et des émotions nouvelles, sans cesser d’être encore accessible à ce que contenaient de grand ou de beau ses précédentes émotions. Or, c’est ce qui arrive à l’homme moderne pour les émotions de l’art. Tout en goûtant l’art propre à notre époque et à notre milieu, nous restons capables d’admirer les idées et les œuvres d’un autre âge. Nous pouvons avoir des préférences pour Alfred de Musset ou pour Victor Hugo, pour Beethoven, Chopin ou Berlioz ; nous sommes peut-être plus attirés par eux, ils nous racontent « notre propre rêve », comme disaient les anciens ; n’importe : nous pouvons comprendre aussi Racine, même Boileau, nous admirons
Haydn ; il est douteux que Boileau et Haydn eussent compris Victor Hugo et Berlioz. Notre sensibilité esthétique ne s’émousse donc point nécessairement par certains côtés en s’affinant par d’autres : elle devient seulement plus complexe. Cela tient à ce que notre intelligence même s’élargit : « Comme poète, disait Goethe, je suis polythéiste ; comme naturaliste, je suis panthéiste ; comme être moral, déiste ; et j’ai besoin, pour exprimer mon sentiment, de toutes ces formes. »
Progrès, ici, n’est pas destruction. Chaque art, dans un milieu nouveau, ne peut plus revivre comme il a vécu, mais il ne meurt pas pour cela. Les grandes œuvres d’art s’élèvent les unes à côté des autres, comme de hautes cimes, sans jamais pouvoir écraser et recouvrir celles qui se sont dressées les premières.
Chapitre III.
L’antagonisme de l’art et de l’industrie moderne
Suivant quelques esthéticiens, tels que MM. Ruskin et Sully-Prudhomme, l’industrie humaine deviendra de plus en plus incompatible avec l’art. Les machines inventées aujourd’hui offrent beaucoup moins de prise à l’imagination que celles d’autrefois ; les machines de demain en offriront moins encore : c’est que, suivant M. Sully-Prudhomme, les premières machines grossières inventées par l’esprit humain étaient bien plus « représentatives de leurs moteurs »
; un moulin à vent, par exemple, éveille aussitôt l’idée du vent qui doit le mettre en branle, un bateau à voiles de même. Au contraire, la vapeur, l’électricité sont des moteurs mystérieux dissimulés à l’intérieur de nos machines. Peut-être même viendra-t-il un jour où la force de la vapeur sera bien plus despotiquement gouvernée par le mécanicien, grâce à l’invention de quelque nouveau combustible moins volumineux et d’un métal plus résistant ; « alors la machine à vapeur se dépouillera de son énorme appareil extérieur pour se réduire à une forme de petites
proportions, très éloignée de représenter la puissance de son moteur »
. M. Sully-Prudhomme en conclut que nos machines à vapeur actuelles l’emportent autant, au point de vue esthétique, sur les machines de l’avenir que les « magnifiques vaisseaux à voiles d’autrefois »
l’emportent sur « nos laids bateaux à vapeur »
.
Ces considérations très ingénieuses renferment les conclusions les plus précipitées. Ce qui est esthétique dans une machine, ce qui frappe notre imagination, ce n’est guère la façon dont elle représente telle ou telle force de la nature. Nous songeons beaucoup moins qu’on ne pense à l’impulsion du vent, en voyant au loin errer sur la mer la voile blanche et légère d’un bateau ; le mouvement du bateau sera même d’autant plus gracieux qu’il aura l’air plus spontané, qu’il ressemblera mieux au battement d’ailes d’un oiseau, au glissement d’un goéland à la surface des flots. Ce n’est en aucune façon la représentation du vent que nous admirons dans le bateau à voiles, c’est surtout l’apparence de la vie sous sa forme la plus charmante, sous sa forme ailée. De même, un moulin à vent n’est beau qu’en mouvement et dans l’apparence de la vie : au repos et vu de près, c’est une assez laide machine. Un arc qui se détend pour lancer une flèche ne manque pas de grâce : pourquoi ? est-ce parce qu’il représente à nos yeux une force de la nature, l’élasticité ? non, mais parce que son mouvement, qui est le germe du mouvement réflexe, semble un signe et un commencement de vie. Moins une machine est représentative de la force extérieure la fait mouvoir, plus elle a de valeur esthétique. La machine qui ressemblera le mieux à un être vivant sera la plus belle. Aussi la question de savoir si les progrès de l’industrie sont antiesthétiques nous paraît se ramener à celle-ci : les machines les plus parfaites construites par l’industrie se rapprochent-elles ou s’éloignent-elles du type des êtres vivants ?
À cette question la réponse ne paraît pas douteuse : l’industrie, qui cherche à éviter toujours davantage les frottements et les dépenses inutiles de la force, cherche par cela même à produire la continuité et l’aisance dans les mouvements de ses machines, c’est-à-dire à les rapprocher du type des êtres vivants. Plus nous irons, plus nos mécanismes paraîtront vivre d’une vie propre et bien coordonnée ; plus le battement de nos balanciers se régularisera pour mieux ressembler à celui des cœurs ; plus la vapeur, l’eau ou l’air circuleront sans soubresaut dans les grandes artères de fer ; plus les mouvements visibles des bras d’acier prendront l’apparence de la spontanéité et de la facilité. En somme l’idéal de l’industrie, étant l’économie de la force, est bien la vie ; car c’est dans la vie que la force est le plus épargnée, c’est là le foyer qui produit le plus en dépensant le moins ; or la vie est l’idéal même de l’art.
S’ensuit-il que, dès maintenant, toutes les machines de l’industrie humaine offrent des types de beauté que puissent reproduire la peinture ou la sculpture ? Non, les œuvres actuelles de l’industrie paraissent vivre, mais à la façon des monstres. Leurs figures mêmes rappellent parfois les premières ébauches tentées par l’imagination de la nature, les mammouths et les plésiosaures. La principale beauté de nos machines est l’apparence de la vie, et cette beauté ne peut guère être saisie que si elles sont en mouvement ; or précisément la reproduction du mouvement échappe à nos arts représentatifs : ceux-ci doivent donc renoncer à peindre tous les mécanismes qui n’ont pas, en plus de la beauté du mouvement, une sorte de beauté plastique. Mais un grand nombre des machines de l’industrie possèdent déjà au plus haut degré une beauté poétique, parfois une véritable sublimité, qui tient précisément à ce que leur reproche M. Sully-Prudhomme, à ce que les puissances prodigieuses dont elles disposent sont condensées, cachées en leur sein, et se révèlent tout à coup par un apparent miracle. Les forces mécaniques de la nature sont si bien transformées en elles que, lorsqu’elles arrivent au point d’application, elles y aboutissent méconnaissables et éclatent à nos yeux comme une création nouvelle. Une sorte de surnaturel domine ainsi toute notre industrie et en fait la poésie ; cette apparence ne peut qu’augmenter avec le temps et le progrès des mécanismes : la locomotive grossière qu’un ingénieur anglais avait munie de béquilles pour la pousser en avant était grotesque, précisément parce qu’on assistait à chacun de ses efforts et à chaque transmission de la force. L’imperfection mécanique d’une machine est par elle-même une imperfection esthétique. Il ne faut pas voir les ficelles des polichinelles. En somme une locomotive d’aujourd’hui courant sur les rails de fer qu’elle fait trembler, puissante comme la volonté humaine, hardie et légère comme l’espérance, vaut bien les premières ébauches des locomotives routières ; elle vaut même, quoi qu’on en dise, une charrette qu’un cheval s’essouffle à traîner :
Ce qu’il y a de peu esthétique dans les chemins de fer, concédons-le vite, ce sont les travaux de la voie, non pas les grandes constructions (comme les viaducs, comme la gueule sombre des tunnels), mais l’uniforme ligne des remblais grisâtres. L’esthéticien anglais Ruskin a voué une véritable haine aux railways ; le poète Tennyson lui a répondu que l’art peut, comme la nature, recouvrir de ses fleurs les voies même et les talus des chemins de fer. La véritable réponse à faire, c’est que les railways sont un mal nécessaire qui tient plutôt à la nature de l’espace qu’à la faute de l’industrie : la plus belle statue a encore besoin d’un socle, et il faut tendre la toile d’un Raphaël sur un prosaïque châssis. Les railways du mont Cenis ou du Saint-Gothard ont pour compensation la Suisse et l’Italie mises à proximité de Paris ou de Londres. M. Ruskin lui-même connaîtrait-il aussi bien Venise, Rome ou les Alpes, sans ces chemins de fer qu’il maudit en les pratiquant, et qui sont une des conditions du progrès esthétique chez l’homme ? Peut-être un jour les moyens de locomotion deviendront-ils en eux-mêmes poétiques, si le problème de la direction des ballons est enfin résolu et si l’homme peut changer de lieu comme l’oiseau, en planant.
Ce que nous disons de la beauté des locomotives ou des ballons peut s’appliquer à une foule d’autres œuvres de l’industrie. M. Sully-Prudhomme fait cette remarque, que « nos armes à feu, beaucoup plus efficaces que celles de nos ancêtres, n’ont pas un aspect plus terrible »
. Il oublie que la
bouche des canons va grossissant suivant la masse du projectile : cette bouche béante, ce cou énorme, qui se tend au dehors des forts et des vaisseaux, cet acier qui a le brillant d’un œil au guet, fait la beauté des canons modernes, beauté où entre un vague sentiment d’effroi.
Une beauté du même genre se retrouve dans d’autres machines modernes d’un caractère plus pacifique. L’ancienne pompe à incendie manœuvrée avec les mains ne vaut pas la pompe à vapeur courant dans les rues et lançant sur les flammes un jet d’eau démesuré. Le simple marteau du forgeron n’a pas la sublimité du marteau-pilon, qui ressemble à une montagne mouvante se soulevant d’elle-même, pour retomber sur un incendie. Les bras décharnés de la grue primitive ne valent pas les tentacules énormes de la grue mobile à vapeur, qui tourne sur soi et se penche pour saisir dans le flanc même des vaisseaux les monceaux de blés ou les lourds tonneaux cerclés de fer. Notre télégraphe (qui disparaîtra peut-être un jour sous la terre) dépare quelquefois les champs par ses poteaux raides. Pourtant, dans les forêts de l’Engadine, les fils télégraphiques suspendus au tronc même des arolles, entre deux montagnes, n’ôtent rien à la majesté des vallées au-dessus desquelles ils se courbent en arc.
Enfin nos bateaux à vapeur, tant maltraités par M. Sully-Prudhomme, ont eux-mêmes leur beauté, bien plus leur grâce. Quand on en découvre un de loin, c’est d’abord un point sur la mer ; mais on distingue déjà nettement son panache de fumée, dont l’inclinaison marque sa vitesse, sa lutte contre le vent ; ce petit nuage qui le surmonte est plus aérien, plus ailé que la plus gracieuse voile. Quand le vaisseau approche, son énormité devient visible ; mais elle se meut avec tant d’aisance qu’elle effraye à peine ; tout alentour l’eau bouillonne, refoulée par l’hélice invisible ; bientôt ce sont des sifflets, des cris, des hurlements, des rugissements (comme ceux de la « sirène »), qui semblent les éclats de joie d’un monstre épouvantable et pourtant docile ; on le voit bondir, souffler, haleter dans l’écume blanche qui ceint sa masse noire. Pour trouver la représentation symbolique la plus saisissante de la puissance d’un peuple moderne, il faut regarder sa flotte de guerre voguant en ligne sur l’Océan, — troupe d’êtres gigantesques dont chacun cache au-dedans de lui des milliers de volontés distinctes, soumises à la même règle, se confondant dans le même corps monstrueux, se manifestant par un seul mouvement d’ensemble : chacun de ces vaisseaux ressemble au Léviathan de Hobbes ; c’est une société humaine personnifiée, qui passe sur la mer, en marche vers des dominations lointaines. On comprend fort bien l’influence morale qu’exerce l’apparition d’une flotte de guerre chez des peuples à demi primitifs. Parfois deux flottes modernes se rencontrent en pleine mer et se saluent pacifiquement : les immenses vaisseaux, lancés à toute vitesse les uns vers les autres, se ralentissent, se détournent par une courbe arrondie, puis tout d’un coup s’enveloppent de fumée et d’éclairs, échangent gaiement leurs effroyables saluts. Là encore on a une personnification, sous une forme étrange, non plus seulement des forces de la nature, mais des forces sociales unifiées, disciplinées, dirigées par un pouvoir invisible, et prêtes à se partager ou à se disputer le monde. Enfin la nuit, pour éclairer sa route ou pour faire fête aux yeux qui le regardent, le vaisseau à vapeur s’enveloppe quelquefois de lumière électrique : alors c’est un éblouissement dont peu de choses au monde peuvent donner l’idée, une vision fantastique, — une sorte d’astre descendu des cieux et qui flotte sur l’azur scintillant de la mer comme dans un autre firmament étoilé.
Chapitre IV.
De l’antagonisme entre l’esprit scientifique et l’imagination
Des conditions extérieures de l’art passons à ses conditions intellectuelles et morales ; ce sont les plus importantes. Il s’agit de savoir si l’esprit scientifique, qui pénètre peu a peu l’humanité et façonne les cerveaux de génération en génération, ne détruira pas à la longue ces trois facultés essentielles de l’artiste : imagination, instinct créateur et sentiment. C’est à la psychologie qu’il faut demander cette fois la solution du problème.
D’abord, selon certains savants et philosophes, le développement de l’esprit scientifique arrêtera celui de l’imagination poétique. Le règne de la science, succédant à celui des légendes et des religions, engendrerait, à en croire M. de Hartmann, le règne de la « platitude ». Lucrèce, en célébrant le triomphe de la science sur les croyances superstitieuses, célébrait en même temps son triomphe sur la poésie. Sans mystère point de vraie poésie, aiment à répéter les Allemands avec Schilling, Strauss et Wagner ; sans superstition, point de vraie poésie, ajoutait Goethe. Et, en effet,
l’imagination poétique semble avoir besoin à la fois d’une certaine superstition, au sens antique du mot, qui lui permette de ne pas toujours expliquer les événements par leurs raisons froides, et d’une certaine ignorance, d’une demi-obscurité qui la laisse se jouer plus librement autour des choses. Rien de moins poétique, pourrait-on dire, qu’une grande route blanche sans recoins et sans tournants, où le soleil tombe d’aplomb ; au contraire, les fourrés, les bosquets, les angles d’ombre, tout ce qu’on ne voit pas du premier coup, tout ce qui semble nous fuir, fait la poésie de la campagne. Le grand défaut des plaines nues, c’est qu’elles ne nous cachent rien, et nous n’aimons pas la ligne droite, parce qu’en ouvrant les yeux nous voyons ce qu’il y a au bout. Le charme indéfinissable du soir, c’est de ne montrer les objets qu’à demi. Au clair de lune qu’ont chanté Beethoven et toute l’Allemagne, les choses se transforment, les chemins les plus vulgaires se remplissent de poésie, les objets dont on ne distingue plus les contours nets prennent une beauté faite de mollesse : l’ombre est la parure des choses. Les rayons de la lune semblent faire flotter tous les objets dans une nuée transparente et douce : cette nuée, c’est la poésie même, cette nuée fine est dans l’œil du poète et c’est au travers qu’il voit toute la nature. Dissipez-la, vous ferez peut-être fuir ses rêves, et parmi eux ce rêve divin, la beauté ; peut-être n’y a-t-il de poésie que dans ce qu’on soupçonne sans le voir. La pudeur est la poésie de l’amour : elle fait ressortir ce qu’elle dérobe. Le poète qui demande ses secrets à la nature est comme l’amant qui presse une
honnête femme : il serait le premier désappointe s’il était satisfait trop vite, il veut avoir le temps d’espérer, de se plaindre, il aime mieux deviner que voir, imaginer que découvrir, parfois même désirer que jouir : « Je cherche le plaisir, dit Goethe, et dans le plaisir je regrette le désir. »
Alfred de Musset supplie son dieu de briser la voûte des cieux, de soulever les voiles du monde et de se montrer ; si Dieu avait répondu à son appel, est-il sûr que Musset l’eût adoré encore ? Peut-être toute la poésie de l’univers se serait-elle évanouie. Si les cieux ne nous cachaient plus rien, qui les distinguerait de la terre que nous foulons sous nos pieds ? Ce « tourment de l’infini » qui désole certaines âmes leur a donné aussi les jouissances les plus délicates, et peut-être auraient-elles hésité à l’échanger contre la science universelle. Pour ne prendre qu’un exemple, combien la science de nos jours, en analysant les métaux en fusion dans les étoiles, n’a-t-elle pas flétri ces « fleurs des cieux » où les anciens voyaient des êtres divins et immortels ! C’est ainsi, disent les esthéticiens mystiques, que la science fane ce qu’elle touche. M. Renan appelle quelque part la pudeur chrétienne une « charmante équivoque »
; on pourrait dire dans le même sens que toute la poésie mystique de la nature, toute la religion de l’art est aussi une équivoque ; mais ce sont ces équivoques qui font le prix de la vie. La nature n’est belle que voilée, et il faut peut-être se représenter l’art, comme l’amour même, avec un bandeau sur les yeux. Lorsque le beau nous aura révélé son nom, son histoire et tous ses secrets, qui sait si nous ne le verrons pas s’éloigner à
jamais, comme Lohengrin emporté par ses cygnes ? L’erreur même a sa poésie. « Ose le tromper et rêver »
, disait Schiller ; c’est la devise même de l’art.
Tels sont les arguments qu’on peut apporter en faveur de la poésie du mystère et du mysticisme dans l’art. Selon nous, l’opposition qu’on se plaît à établir ainsi entre l’imagination poétique et la science est plus superficielle que profonde, et la poésie aura toujours sa raison d’être à côté de la science. M. Matthew Arnold a dit, dans son Essai sur Maurice de Guérin : « La poésie comme la science est une interprétation du monde ; mais les interprétations de la science ne nous donneront jamais ce sens intime des choses que nous donnent les interprétations de la poésie, car elles s’adressent à une faculté limitée, non à l’homme entier : voilà pourquoi la poésie ne peut périr. »
Tous les efforts du savant tendent à abstraire des choses qu’il observe sa propre personnalité ; mais, après tout, le cœur humain est une partie maîtresse du monde ; entre lui et les choses doit exister une nécessaire harmonie : le poète, en prenant conscience de cette harmonie, n’est donc pas moins dans le vrai que le savant ; un sentiment vaut autant par lui-même qu’une sensation ou une perception. Ce n’est pas seulement la chose vue qui a une « valeur objective », c’est l’œil même qui voit. Nous ne pouvons pas plus abstraire notre cœur du monde que nous ne pourrions arracher le monde de notre cœur. Tous les théorèmes de l’astronomie n’empêcheront jamais que la vue du ciel infini n’excite en nous une sorte d’inquiétude vague, un désir non rassasié de savoir, qui fait la poésie du ciel Les
savants cherchent à nous satisfaire, à répondre à nos interrogations : le poète nous charme par l’interrogation même et quelquefois, comme le musicien, préfère nous laisser sur la note sensible, dans je ne sais quelle attente anxieuse, plutôt que de contenter entièrement l’oreille et l’esprit. Le célèbre monologue d’Hamlet ne fait que ◀poser▶ un problème insoluble pour la science ; une des belles pièces des Contemplations sur le sort de notre globe et de l’humanité a pour titre un simple point d’interrogation. Y a-t-il des découvertes qui n’aboutissent pas à de nouveaux mystères, et qui ne favorisent ainsi l’essor toujours plus large de l’imagination ? La science, qui commence par l’étonnement, finit aussi par l’étonnement, dit Coleridge, et c’est de l’étonnement que naît la poésie comme la philosophie. Il y aura donc dans la science humaine une suggestion éternelle, conséquemment une poésie éternelle.
Bien plus, le « besoin de mystère et d’inconnu » qu’éprouve l’imagination humaine, si on l’analyse jusqu’au bout, apparaît lui-même comme une forme déguisée du désir de connaître. Nous parlions tout à l’heure du charme propre aux petits chemins, aux bosquets, aux tournants ; mais la principale raison de ce charme, c’est qu’ils nous permettent de faire des découvertes à chaque pas, c’est qu’ils tiennent en haleine la perpétuelle curiosité de l’esprit ; leur poésie ne vient pas uniquement de ce qu’ils nous ferment l’horizon, mais plutôt de ce qu’ils nous en promettent sans cesse un nouveau. De même, si on peut dire que la pudeur est la poésie, de l’amour, on dira, avec non moins de raison, que c’est l’amour qui fait la poésie
de la pudeur ; ici encore, le charme du mystère n’est que le désir de le pénétrer. D’ailleurs, les beautés fardées et fausses sont les seules dont la poésie s’évanouisse au grand jour. Que la science change sans cesse les points de vue d’où nous étions habitués à regarder les hommes et les choses, qu’elle produise ainsi des effets de lumière nouveaux, nous étonne et nous chagrine même parfois, personne ne le niera ; mais qu’y a-t-il là d’inquiétant pour le poète ? Parfois, je l’avoue, j’ai envié la fourmi, dont l’horizon est si étroit qu’elle est obligée de monter sur une feuille ou sur un caillou pour voir à un demi-pas devant elle : elle doit distinguer une foule de choses charmantes qui nous échappent entièrement ; pour elle, une allée sablée, une petite pelouse, une écorce d’arbre sont pleines de poésies inconnues pour nous. Si on élargissait sa vue, elle serait tout d’abord dépaysée ; elle regretterait, devant nos forêts et nos montagnes, l’ombre mouvante de ses brins d’herbe. C’est ainsi que, si nous nous élevons assez haut, nous voyons avec regret disparaître la poésie des détails, se fondre toutes les petites choses, se niveler tous les recoins où se perdait notre pensée, se redresser tous les détours qui excitaient notre désir : rien, au premier abord, qu’une grande vue d’ensemble, nue, sans une ombre ; une lumière crue, uniforme ; mais quelle largeur ! Le regard plane. C’est un milieu immense auquel il faut se faire en s’agrandissant soi-même le cœur. Puis, au-delà du monde ainsi illuminé, que de perspectives sans fin, se perdant encore dans l’ombre ; quel besoin toujours croissant de regarder, de savoir et d’agir !
Il y a, d’ailleurs, un mystère que la science ne peut détruire et qui servira toujours de thème à la poésie : c’est le mystère métaphysique. Il n’est pas besoin, comme les religions et les théologies, d’ajouter encore de nouvelles obscurités à celle qui enveloppe éternellement le fond des choses ; arrivé là, le savant lui-même, réduit à s’arrêter, se laisse, suivant l’expression de Claude Bernard, « bercer au vent de l’inconnu, dans les sublimités de l’ignorance »
. La science peut faire disparaître, sans que la poésie les regrette, les mystères artificiels des religions, qui appliquent leurs symboles même à l’explication de phénomènes purement scientifiques ; mais la science ne détruira jamais le mystère métaphysique, celui qui porte non seulement sur les lois inconnues, mais sur l’essence peut-être inconnaissable de la réalité. C’est ce mystère qui suffira toujours à entretenir dans l’art, au-dessus du beau pur et simple, le sentiment du sublime.
L’obscurité qui prête un caractère mystérieux à certaines œuvres d’art peut tenir à deux causes bien différentes : tantôt au vague de la pensée, — comme il arrive dans Goethe, dans Shelley et dans Byron, — tantôt à la profondeur de la pensée, — et c’est ce qui arrive souvent chez le même Byron, chez Shelley et chez Goethe. — Dans le premier cas, le vague est un défaut, un signe de faiblesse, et ne constitue nullement la grande œuvre d’art ; dans le second cas, la profondeur, malgré l’obscurité du premier coup d’œil, offre une perspective plus ou moins lointaine sur des clartés que la science découvrira un jour. La poésie est elle-même une sorte de science spontanée. Le grand
art ne consiste pas dans des rêveries vides et à jamais stériles ; les pensées sublimes des poètes sont toujours des ouvertures sur le présent ou sur l’avenir ; si c’étaient de pures utopies, tout étrangères au réel, elles ne nous toucheraient point. Ce n’était pas une chimère, par exemple, que cette justice chantée par Sophocle dans un de ses plus beaux vers, cette justice « qui s’étend aussi loin que la voûte des cieux »
. Nous la poursuivons encore aujourd’hui, et nous cherchons à lui faire envelopper la terre. Le savant écrit l’histoire précise et détaillée du monde, le poète en fait pour ainsi dire la légende. Mais la légende elle-même n’en est pas moins un document pour l’histoire, elle est souvent plus vraie et, comme dirait Aristote, plus « philosophique » que l’histoire. L’histoire ne nous fournit que des faits bruts, souvent contestables, tandis que la légende nous fait connaître les sentiments profonds et durables qui dominent ces faits et ont contribué à les produire. Ne retrouve-t-on pas, exprimés dans les légendes des vieux peuples, tout leur caractère personnel, toutes leurs aspirations confuses, en même temps que celles de l’humanité entière ? Dans les périodes de travail et d’élaboration sourde, comme jadis aux Indes, en Grèce, à la Renaissance, c’est chez les poètes qu’il faut chercher le mot de l’avenir, les premières formules vagues et profondes des pensées qui viendront plus tard en pleine lumière. Le poète peut dire de lui ce que disait Héraclite, ce philosophe au génie de poète : « Je suis comme les sibylles, qui parlent par inspiration, et dont la voix retentit pendant les siècles des vérités divines. »
Certaines paroles d’Héraclite ou de Parménide, en effet,
certaines statues de Michel-Ange, certaines symphonies de Beethoven condensent des idées que le temps doit développer, et c’est de ces idées entrevues qu’elles tirent leur puissance. L’obscurité dans l’œuvre d’art vient alors de la largeur même des horizons qu’elle nous ouvre : c’est ainsi que le ciel, sur les hautes montagnes, paraît noir, par cela même qu’il verse directement sur nous toute la lumière des espaces infinis.
Pas plus que le mystère et l’ignorance, la superstition ne nous semble indispensable à l’essor de l’imagination poétique, quoi qu’en ait dit Goethe, ce grand superstitieux qui croyait aux présages et voyait l’annonce de Waterloo dans le portrait de Napoléon tombé à terre. « La superstition, écrivait-il, est la poésie de la vie. »
À l’origine, il est vrai, les mythes religieux ont eu leur poésie ; mais c’est qu’ils étaient, après tout, un premier essai d’explication. La superstition, en effet, consiste à placer dans les choses ou derrière les choses des volontés semblables aux nôtres : elle se réduit, comme l’a fait voir Auguste Comte, à une sorte de fétichisme. Les animaux ne sont pas superstitieux, parce qu’ils cherchent peu à comprendre ; l’humanité, au contraire, a voulu se rendre compte des phénomènes qu’elle apercevait, et pour cela s’est comme projetée en eux ; or cette première tentative pour systématiser l’univers avait sa grandeur, même au point de vue scientifique, et elle avait aussi sa poésie. Mais les mythes des anciens âges ne peuvent plus être pris au sérieux dans l’âge de la science. Faut-il le regretter au point de vue de l’art ? — Oui, nous dit-on, car il était plus poétique de placer derrière les objets
extérieurs des volontés semblables aux nôtres que de les soumettre aux lois dures de la science : une loi ne vaut pas un dieu. — En premier lieu, nous répondrons qu’une loi même a quelque chose de divin : le vrai caractère de la divinité, en effet, c’est l’infinité ; or une loi, reliant les phénomènes les uns aux autres et nous invitant à remonter sans arrêt la chaîne des causes, ouvre à l’esprit des perspectives immenses, et, pour qui l’approfondit, fait entrevoir l’infini sous le moindre objet, rend l’infini présent pour ainsi dire en chaque phénomène. Tandis que toute mythologie force l’esprit à s’arrêter dans sa recherche des causes, donne comme explication suprême la volonté mesquine d’un dieu et se réduit à l’Άγάγχη στηναι d’Aristote, la science enlève toute borne à l’intelligence et la place directement en face de la véritable divinité : l’infini. De là une nouvelle espèce de poésie, plus austère peut-être, mais bien plus profonde et plus durable, celle que Victor Hugo a essayé de symboliser dans le Satyre brisant l’Olympe. Quand Leibniz replaçait avec respect sur une feuille l’insecte qu’il y avait pris pour l’examiner au microscope, il ne le voyait plus du même œil qu’un ancien eût pu le voir. En cet atome il avait aperçu, comme Pascal dans le ciron, un raccourci de la terre entière, des cieux et des mondes. Toute l’immensité, a dit Victor Hugo, « traverse l’humble fleur du penseur contemplée »
. Cette idée de l’infini, identique à celle du divin, vaut bien le merveilleux classique et les décors fripés de l’Olympe. Si on peut faire un reproche à Victor Hugo, c’est d’avoir encore trop usé du merveilleux dans ses vers, où les fantômes blancs et noirs, les
spectres, les anges gardiens, les voix, les houris jouent un rôle si considérable et nous font malgré nous sourire. Cependant le monde des poètes, même chez Victor Hugo, tend à redevenir le monde vrai, non cet idéal de convention qui ressemble aux bergeries du dix-huitième siècle. On pourrait faire la même remarque, avec encore plus de vérité, pour l’un des meilleurs poètes de notre génération, malheureusement trop subtil et trop ingénieux. M. Sully-Prudhomme l’a écrit dans le Zénith, les anciens dieux n’ont plus de prêtres ; ce sont des astres qui portent aujourd’hui les noms sacrés de Jupiter ou de Vénus, — des astres que l’homme a découverts et pesés. Mais, faisant pressentir lui-même par une métaphore heureuse toute la poésie de l’astronomie moderne, il s’écrie :
Sous des plafonds fuyans, chasseresse d’étoiles,Elle tisse, Arachné de l’infini, ses toilesEt suit de monde en monde un fil sublime...
À cette transformation de l’univers par la science, le poète ne perd rien. M. Spencer, qui a défendu un jour la poésie de la science contre celle des « odes grecques », fait à ce sujet de justes remarques. Pour l’homme de l’antiquité ou pour l’ignorant de nos jours, une goutte d’eau n’est qu’une goutte d’eau : comme elle change aux yeux du savant lorsqu’il pense que, si la force qui réunit ses éléments était tout à coup mise en liberté, elle produirait un éclair ! Un simple tas de neige devient une merveille pour celui qui a examiné au microscope les formes si variées et si élégantes des cristaux de neige. Un roc arrondi, strié de déchirures parallèles, suffit pour évoquer aux yeux l’image d’un glacier glissant silencieusement sur lui, il y a un million d’années. Grâce à la complexité croissante de nos connaissances acquises, chacune de nos sensations ne vient plus maintenant au jour qu’enlacée, enveloppée par une multitude d’idées qui la pressent et la soutiennent de leurs replis sans nombre, comme ces lianes inextricables qui courent dans les forêts vierges et recouvrent tout de leurs branches légères. Une science prise à part ne peut sembler, au premier abord, ennemie de la poésie que parce qu’elle est spéciale, trop cantonnée dans un coin de la réalité. Au contraire, une science universelle et synthétique aurait une poésie venant de son immensité même. La science, parce qu’elle a l’œil fixé sur la nature, n’est pas nécessairement terre à terre : le ciel n’est-il pas aussi dans la nature ?
Non seulement la science nous inspire par elle-même un sentiment analogue à celui du divin, mais en outre elle ne préjuge rien sur le fond des choses, elle laisse le philosophe ou le poète généraliser dans leurs hypothèses les données certaines qu’elle nous fournit. Si le paganisme nous permettait de retrouver derrière les choses des volontés semblables aux nôtres, au fond la science maintient encore aujourd’hui cette conception. Elle ne supprime que le merveilleux et le miraculeux ; mais elle laisse dans le monde une vie sourde semblable à la nôtre, peut-être une conscience indistincte, peut-être une aspiration vague vers le
mieux, en tout cas quelque chose d’humain. Nous sommes bien loin aujourd’hui des idées cartésiennes, qui réduisaient tout dans le monde, sauf la pensée humaine, à un pur mécanisme. La science moderne a donné raison au poète La Fontaine défendant les animaux contre le savant Descartes (dont la doctrine fut d’ailleurs souvent mal interprétée) ; la science semble encore de nos jours, avec Darwin comme avec Goethe et Geoffroy Saint-Hilaire, donner un peu raison aux légendes hindoues et grecques sur les métamorphoses et les transformations des êtres animés : Plus nous allons, plus nous retrouvons cette « identité originaire entre l’homme et la nature »
sentie vaguement par les premiers poètes, et qui fait, selon Goethe, « l’objet même du génie »
; nous voyons se rouvrir plus abondantes les sources primitives de la poésie. Je me rappelle ce passage de la grande épopée hindoue où Rama, enivré d’amour, cherche dans la forêt silencieuse qui l’enveloppe une sorte de vague sympathie avec lui, une communauté de tendresse et d’amour : « Vois cette liane flexible ; elle s’est ◀posée▶ amoureusement sur ce robuste tronc, comme toi, chère Sita, fatiguée, tu laisses ton bras s’appuyer sur mon bras. »
Il y a plus que du symbolisme ici ; le poète hindou a entrevu cette réelle identité de nature entre tous les êtres animés qui permet au savant moderne, comme au brahmane antique, de se retrouver dans la plante et dans l’animal, et qui lui met au cœur une sympathie sans bornes pour la nature, frémissante comme lui-même de vie et de désir. Ainsi, la seule vraie poésie qui existât dans la mythologie ancienne subsiste encore
aujourd’hui ; l’imagination des Valmiki et des Homère serait plutôt excitée par un Darwin, et, de nos jours, Ovide pourrait assurément faire quelque chose de mieux que ses Métamorphoses fabuleuses, plus naïves qu’il ne croyait dans leur froide subtilité.
Chapitre V.
De l’antagonisme entre l’esprit scientifique et l’instinct spontané du génie
L’art n’a pas seulement besoin que la science laisse à l’imagination poétique son légitime domaine, celui de l’idéal, du mystère et même du rêve ; l’art ne peut réaliser au dehors ses conceptions sans le génie, qui n’est autre chose qu’un instinct créateur. Quoi qu’en pensent nos « parnassiens » modernes, le calcul, la patience, la méthode, la bonne volonté sont impuissants à produire une grande œuvre : dans la morale, la bonne volonté est tout, a dit Schopenhauer, dans l’art et surtout dans la poésie, elle n’est rien. Le raisonnement même, en tant qu’il précède la conception de l’œuvre, semble un signe de médiocrité : c’est l’opposé du génie. Schiller écrivait avec profondeur, dans une lettre à Goethe : « Chez moi, le sentiment commence par n’avoir pas d’objet déterminé et précis. Tout d’abord, mon âme est remplie par une sorte de disposition musicale ; l’idée poétique ne vient qu’ensuite. »
L’artiste est hanté par un véritable instinct de production ; il n’est pas absolument libre ni conscient ; il ne suit ce qu’il a voulu
faire qu’une fois l’œuvre accomplie. Un naturaliste le comparerait à l’abeille ou à l’oiseau construisant des édifices merveilleux dont ils ignorent encore l’usage futur ; au contraire, beaucoup de nos poètes contemporains ont « des rapports trop exacts avec un menuisier »
qui ajuste de propos délibéré les pièces d’un meuble. Maintenant, cet instinct spontané, qui semble seul constituer le vrai génie, ne subira-t-il pas de graves altérations lorsque l’homme, sous l’influence de la science, sera devenu un être de plus en plus réfléchi ? Que d’instincts ont ainsi disparu ! Les hommes préhistoriques, selon M. Bagehot, devaient avoir des sentiments et des impulsions que les sauvages actuels n’ont pas ; certains restes d’instincts qui les aidaient dans la lutte pour l’existence se sont effacés à mesure que la raison est venue. Des faits journaliers nous montrent encore cette influence destructive de la raison sur l’instinct. On connaît ces curieux enfants mathématiciens, ces prodiges en arithmétique qui, par une faculté innée, jouent de mémoire avec les sommes les plus effrayantes ; eh bien, ils perdent toujours quelque chose de cette faculté, et même ils la perdent entièrement, si on leur apprend à compter par règles comme les autres hommes. Un nouveau problème se ◀pose▶ donc : faut-il raisonner par analogie de l’instinct au génie poétique et affirmer avec M. Renan que l’art, ce produit spontané des premiers âges de l’espèce humaine, tombera peu à peu, comme tout le reste, « de la catégorie de l’instinct dans la catégorie de la réflexion »
, deviendra une affaire de méthode, de calcul, de science en un mot, et s’effacera, s’évanouira
par degrés, comme se sont déjà évanouis tant d’instincts primitifs ?
L’objection est fort spécieuse ; mais nous croyons qu’une loi fixe règle les rapports de la raison et de l’instinct, et nous allons chercher si cette loi menace l’humanité de voir disparaître peu à peu le génie. L’instinct a pour but de satisfaire un besoin de l’être plus ou moins déterminé ; si la raison peut satisfaire ce besoin avec une moindre dépense de force nerveuse et de volonté, elle se substituera nécessairement à l’instinct en vertu du « principe d’économie » qui régit la nature ; mais la raison ne détruit jamais un instinct que dans la mesure où il implique travail et peine et où elle peut le remplacer avec avantage 25. Maintenant la science et le raisonnement, dans l’art, peuvent-ils avec avantage remplacer l’instinct et le génie ? Peuvent-ils accomplir la même œuvre avec moins de dépense ? Non. Pour cela, il faudrait que l’art eût, comme le calcul, un objet parfaitement déterminé auquel on pût arriver par une voie régulière et méthodique. Si, par exemple, le beau était réalisé quelque part, ou si seulement c’était un idéal à jamais immobile, la science pourrait finir par fixer les règles exactes au moyen desquelles on reproduirait le type éternel de beauté : l’artiste serait alors réduit au rôle de l’artisan travaillant, avec plus ou moins d’adresse de main, selon un modèle donné ; la part de l’instinct et de la spontanéité serait bornée à l’exécution. Par malheur ou par bonheur, l’invention reste toujours dans l’art la chose essentielle. L’art se distingue de la science par un trait de première importance et qu’on a trop négligé de marquer : c’est qu’il a besoin de découvrir son objet même, le beau, au lieu d’avoir simplement à analyser, à décomposer cet objet par le raisonnement. De ce qu’une œuvre donnée est belle, par exemple une tragédie de Racine, on ne peut jamais conclure qu’une autre œuvre, construite d’après une méthode analogue, sera belle, par exemple une tragédie de Voltaire : la première œuvre, précisément parce qu’elle a réalisé certaines beautés, a permis d’en entrevoir d’autres par-delà ; elle a changé les conditions mêmes de la beauté. L’art ne pourra donc jamais devenir une affaire de pure science, parce qu’il est une sorte de création et que savoir n’est pas créer. L’instinct du poète ne pourra jamais être remplacé par la raison, comme l’instinct des jeunes mathématiciens dont nous parlions tout à l’heure : ici les rôles de l’instinct et de la raison sont trop divers, ils ne sauraient s’échanger.
La science même ne peut se passer du génie. Il y a quelque chose d’instinctif et d’inconscient dans la marche
de l’esprit toutes les fois que son objet n’est pas déterminé d’avance ; or la science, en sa partie la plus haute, ne vit, comme l’art même, que par la découverte incessante. C’est la même faculté qui fit deviner à Newton les lois des astres et à Shakespeare les lois psychologiques qui régissent le caractère d’un Hamlet ou d’un Othello. Comme le poète, le savant a besoin sans cesse de se mettre par la pensée à la place de la nature et, pour apprendre comment elle fait, de se représenter comment elle pourrait faire si on changeait les conditions de son action ; l’art de l’un et de l’autre, c’est de placer les êtres de la nature dans des circonstances nouvelles, comme des personnages agissants, et ainsi, autant qu’il est possible, de renouveler la nature, de la créer une seconde fois. L’hypothèse est une sorte de roman sublime, c’est le poème du savant. Kepler, Pascal, Newton, comme le remarque M. Tyndall, avaient des tempéraments de poètes, presque de visionnaires. Faraday comparait ses intuitions de la vérité scientifique à des « illuminations intérieures »
, à des sortes d’extases qui le soulevaient au-dessus de lui-même. Un jour, après de longues réflexions sur la force et la matière, il aperçut tout d’un coup, dans une vision poétique, le monde entier « traversé par des lignes de forces »
dont le tremblement sans fin produit la lumière et la chaleur à travers « l’immensité »
. Cette vision instinctive fut la première origine de sa théorie sur l’identité de la force et de la matière. La science, en face de l’inconnu, se comporte donc à beaucoup d’égards comme la poésie et réclame le même instinct créateur. Pour la faire avancer, il faut une puissance d’intelligence intuitive amassée par
plusieurs générations ; il faut cette « vue intérieure »
dont parle Carlyle,
insight
, qui pressent le vrai ou le beau avant d’en avoir la parfaite connaissance. Entendu de cette manière, l’instinct du génie n’est plus que la raison en son principe le plus profond et se retrouve à la source de la science même. Ce n’est donc pas le progrès de la raison et de l’intelligence qui peut le faire disparaître.
En fait, le dix-neuvième siècle est le siècle savant par excellence ; cependant ni Laplace, ni Darwin, ni Geoffroy Saint-Hilaire, ni Helmholtz n’ont entravé le développement de Byron, de Lamartine, de Victor Hugo ou de Musset. M. Taine, partisan trop exclusif de la théorie des milieux, a consacré presque tout son livre de la Philosophie de l’art à analyser les conditions dans lesquelles l’œuvre des Raphaël et des Rubens a pu se produire ; mais la plus essentielle de ces conditions, après tout, c’était le génie, et le génie peut se retrouver dans les temps et les lieux les plus divers. Pourquoi la Hollande, ce pays assez grossier, où le corps trop nourri disparaît sous de lourds vêtements, où tous les goûts semblent si peu esthétiques, et qui est à l’antipode de la Grèce ou même de l’Italie, pourquoi la Hollande a-t-elle été si féconde en grands peintres ? pourquoi, dans l’ancien duché de Bourgogne, est-ce la Flandre seule qui prit le goût de la peinture, alors que la prospérité commerciale, les fêtes et les pompes étaient les mêmes dans une bonne partie du duché ? Pourquoi l’Espagne, cette nation à la tête étroite et dure, a-t-elle aussi ses grands peintres, et parmi eux un Murillo, — un mystique, à qui les nudités semblent avoir fait peur ? —
Tous ces problèmes sont insolubles si on ne fait pas la part du génie, qui « souffle où il veut » et peut-être un jour soufflera de nouveau sur nous. M. Taine explique fort bien comment, le génie une fois donné, la peinture italienne ou flamande a été ce qu’elle a été ; mais il ne nous dit pas et ne peut nous dire pourquoi elle a été : ce n’est plus là une question de milieux, mais d’innéité, de penchants héréditaires, créés et développés par une série de causes trop complexes pour être analysées scientifiquement. Ces causes inconnues qui ont agi à un moment donné sur un peuple, puis, plus spécialement sur des individus privilégiés, rien ne peut nous faire prévoir qu’elles cesseront d’agir sur un autre peuple, à d’autres époques, et qu’on ne verra plus, par exemple, de Rubens ni de Vélasquez. De plus, quand les génies naissent, ils sont spécialisés d’avance : ils obéissent à une loi intime qui détermine leur direction26. Aurait-on pu empêcher un Mozart, un Haydn, un Rossini même, d’entendre, dès l’âge de dix ou douze ans, ses voix intérieures, de chanter comme l’oiseau et de composer d’instinct sonates ou opéras ? La science n’empêchera jamais le vrai génie de s’ouvrir lui-même une voie, comme les destins, et de trouver sa forme propre :
fata viam invenient
.
Chapitre VI.
De l’antagonisme entre l’esprit scientifique et le sentiment. — Évolution des sentiments humains
L’imagination et l’instinct du génie, pour produire, doivent être excités et fécondés par le sentiment : il faut aimer son idée pour éprouver le besoin de lui donner vie ; or, entre la science et le sentiment, on a encore établi un antagonisme. Stuart Mill lui-même, dans son espèce de confession morale (Autobiography), reconnaît que l’analyse a une « force dissolvante »
qui produisit en lui une crise bien connue de désespoir : « L’analyse tue le sentiment. »
À cette crise il ne trouva un remède que dans l’art le plus éloigné de l’analyse réfléchie et de la réalité positive : la musique. Cette troisième opposition entre l’art et la science est-elle donc plus profonde que les autres ?
Ce serait évidemment une erreur de se figurer les sentiments humains, même les plus primitifs, comme invariables à travers les siècles. Ils se transforment lentement, mais d’une façon continue, et M. Taine l’a très bien montré dans sa Philosophie de l’art. Essayons d’établir, ce qu’il n’a pas fait lui-même, la loi de cette évolution et ses conséquences pour l’art. En premier lieu, tous les sentiments, spontanés d’abord et irréfléchis, qui entraînaient l’homme primitif comme par une action des nerfs purement réflexe, deviennent par degrés plus conscients et plus réfléchis. M. Renan et M. de Hartmann ont eux-mêmes fait voir comment la conscience tend de nos jours à pénétrer tout de sa lumière. En second lieu, les sentiments ont un objet plus général et plus abstrait ; ils n’ont pas besoin, pour être excités, d’objets extérieurs présents et tangibles ; ils peuvent s’appliquer non seulement à des êtres réels, mais à de pures idées, à de simples possibilités, à des formes, à des lois ; par exemple un peuple entier peut se passionner pour une idée, pour une doctrine philosophique ou politique, pour un système social, à plus forte raison pour un poème, un drame, un roman où la doctrine sera mise en action. Plus nous allons, plus le sentiment, qui n’était d’abord qu’une sorte d’extension de l’action réflexe, devient le prolongement nécessaire de toute pensée forte ; il tend à se fondre avec la pensée, il est la pensée même, vue sous un autre aspect. Notre sensibilité s’intellectualise et ne reste étrangère à aucun progrès notable de la science, car toute haute découverte scientifique a des conséquences philosophiques et finalement morales.
Analysons les sentiments les plus importants, ceux qui se rapportent à la nature, à la divinité, à l’homme : nous verrons quel changement ils ont subi et combien à notre époque ils sont devenus plus rationnels ou plus philosophiques, sans pour cela perdre de leur force et de leur
poésie. Le sentiment de la nature, qui semblerait au premier abord devoir rester invariable, n’est pourtant plus aujourd’hui le même que dans l’antiquité. Comparez Homère, Lucrèce même ou Virgile avec Shakespeare, Milton, Byron, Shelley, Goethe, Schiller, Lamartine ou Hugo27. Comment la vue du ciel étoilé, par exemple, produirait-elle la même impression morale sur un moderne que sur un ancien, quand le moderne se représente l’immensité là où l’ancien ne mettait qu’une ou plusieurs sphères de cristal, limitées par des murailles flamboyantes :
flammantia mœnia mundi
? Les plantes, les insectes, les oiseaux, tous ces êtres dont l’organisation et la vie, presque inconnues des anciens, nous ont été révélées dans leurs merveilleux détails, ont pris aux yeux du poète moderne la même importance qu’aux yeux du savant : l’univers s’est peuplé pour ainsi dire, non de dieux ou d’entités, mais d’êtres réels pullulant dans ses profondeurs. Chaque
goutte d’eau, chaque souffle d’air est chargé de vies invisibles ; la nature qu’Orphée avait cru voir s’ébranler sur son passage, nous la sentons tous aujourd’hui palpiter émue sous nos pas, et l’antique légende devient une vérité scientifique : le roc vit, la forêt vit, des voix s’en échappent ; « J’entends ce que crut entendre Orphée »
, s’écrie V. Hugo. Pour la poésie moderne comme pour la science, les êtres les plus infimes acquièrent de l’importance. V. Hugo s’arrête devant une marguerite des champs pour voir le symbole d’un monde dans sa corolle disposée en rayons autour d’un centre ; il pousse même à l’excès le culte de la vie inférieure : il chante le crapaud, le crabe, la chouette, la chauve-souris ; ses vers, quelle qu’en soit la valeur intrinsèque, marquent toujours une importante évolution dans les sentiments modernes. Michelet, E. Quinet dans la Création, ont fait en prose de véritables épopées de la nature. Nous connaissons et nous connaîtrons de plus en plus les mœurs, les amours, l’histoire mêlée à la nôtre de tous les êtres qui nous entourent, et l’homme ne pourra plus se considérer à part de cette sorte d’humanité inférieure qui l’enveloppe.
Le sentiment du divin, lui aussi, a subi des changements si considérables qu’il est inutile d’insister à cet égard : quelle évolution depuis Homère jusqu’au christianisme ! Il y en a une non moins sensible du dix-septième siècle à nos jours, des vers de Racine père et fils sur le « Dieu caché »
dont le monde révèle « la gloire »
à la prière qui termine l’Espoir en Dieu, ou — pour parler des contemporains — aux doutes de M. Sully-Prudhomme, aux « anathèmes »
souvent déclamatoires de M. Leconte de Lisle ou de madame Ackermann. — Quant aux grands sentiments qui se rapportent à l’homme, on n’y trouve pas moins marquée l’influence croissante de l’intelligence sur la sensibilité. Ceux qui ont pour objet la cité, la patrie, les corps sociaux, sont, de l’aveu de tous, devenus moins étroits et moins exclusifs : la patrie, aux yeux du penseur moderne, est la partie d’un tout, l’humanité. L’amour exclusif et même farouche de la patrie, si puissamment exprimé par Corneille dans Horace, fait presque défaut dans les drames et les romans de Victor Hugo, ou bien il se fond alors avec l’amour de la multitude humaine. Plus d’un philosophe cesserait d’aimer le pays où il est né, et plus d’un poète hésiterait à le chanter si, par impossible, sa conservation leur apparaissait comme nuisible à l’humanité entière. Les sentiments de ce genre, quoique s’appliquant à des objets définis et réels, tirent leur justification dernière d’un raisonnement sur l’abstrait. — Même transformation dans les sentiments qui, au lieu de s’adresser à des êtres collectifs comme la patrie, ne se sont d’abord adressés qu’à des individus : telle est la pitié. De nos jours, la pitié est à la fois plus facile à exciter, plus intense et plus générale. Elle n’est pas pour cela moins propre à inspirer la poésie. Chez les poètes grecs, elle avait presque toujours pour objet une personne déterminée : Hector ou Priam, Antigone, Polyxène, Alceste. Un poète moderne procédera autrement : c’est tout une classe, un peuple, une foule pour laquelle il éveillera notre pitié. Déjà, au dix-septième siècle, tendait à se produire cette généralisation du sentiment,
non moins poétique que philosophique., Voyez, ce que devient le bûcheron d’Ésope dans le pauvre vilain « tout couvert de ramée »
que nous représente La Fontaine : nous sentons derrière lui toute une classe d’hommes courbée sous le même fardeau ; bien plus, quand le paysan de La Fontaine, en son style puissant et trivial, nous parle de la « machine ronde »
, nous croyons voir dans le même cercle éternel de souffrance tourner l’humanité entière. C’est ainsi que, avec moins de sobriété, mais autant de poésie, Victor Hugo peut, dans un misérable, nous faire pressentir les innombrables misères de la vie humaine et même de toute vie. Peint-il un cheval frappé par son maître (Melancholia), c’est d’abord une image nette, isolée, aux contours tranchés ; notre pitié s’attache uniquement à ce cheval au poitrail en sang qui « tire, traîne, geint, tire encore et s’arrête »
, tandis que le fouet tourbillonne sur son front. Puis le poète continue la « mélancolique »
histoire, en se demandant quelle loi livre ainsi « la bête effarée à l’homme ivre »
, et par degrés l’horizon du tableau s’élargit ; dans le pauvre être muet « dont le ventre nu sonne sous les coups de la botte ferrée »
, nous cessons de voir un individu, un cheval déterminé qui monte sur le pavé glissant ; l’image douloureuse a envahi tout le champ visuel, et notre pitié s’adresse à une multitude. De même, si Victor Hugo nous parle du travail des enfants dans les manufactures, il commence par nous montrer une grande usine où « tout est d’airain et de fer, où jamais on ne joue »
; puis, tandis que les machines tournent sans fin dans l’ombre sur la tête innocente des
enfants, il fait tout à coup, du sein même de la réalité, surgir devant l’esprit la terrible antinomie entre le perfectionnement des machines et l’abaissement intellectuel des travailleurs :
Progrès dont on demande : Où va-t-il ? que veut-il ?Qui brise la jeunesse en fleur, qui donne, en somme,Une âme à la machine et la retire à l’homme !
Nous retrouverions les mêmes procédés inconscients de généralisation chez Gustave Flaubert, ce poète sans le rythme : « Ainsi se tenait devant ces bourgeois épanouis ce demi-siècle de servitude. »
En la vieille paysanne que le romancier veut nous représenter se personnifie et apparaît à nos yeux la foule des hommes écrasés sous la même oppression séculaire. C’est encore une image qui devient une idée générale et philosophique : elle y gagne une beauté supérieure.
L’amour, lui aussi, le plus puissant et le plus concret de tous les sentiments humains, a subi avec les siècles des transformations sans nombre. Il est surtout sensuel dans l’antiquité, même dans la Bible : l’homme alors ne voit guère dans la femme que son sexe et sa beauté. Au moyen âge, il devient mystique : il prend je ne sais quelle douceur et quelle onction religieuses28. De nos jours, il se
transforme de nouveau : il acquiert une résonance profonde et douloureuse qu’il n’avait peut-être jamais eue à aucune époque de l’histoire. Ce n’est plus, ainsi que chez Sapho ou dans le Cantique des cantiques, un senti ment tout instinctif, naïf et borné comme ce qui est purement naturel ; la passion moderne, pleine du moderne « tourment de l’infini », déborde en idées philosophiques et métaphysiques ; c’est ce qui en fait l’originalité et la valeur, au point de vue même de l’art. « L’immense espérance » dont parlent nos poètes est, après tout, un espoir métaphysique ; Alfred de Musset mêle à tous ses amours cette soif d’idéal que ne peuvent éteindre les « mamelles d’airain de la réalité »
; il va jusqu’à la prêter à son don
Juan idéalisé ; il compare le désir cloué sur terre et aspirant toujours en haut à un aigle blessé qui meurt dans la poussière, « l’aile ouverte et les yeux fixés sur le soleil »
(Namouna). La conséquence, chez Musset, de cette recherche inquiète de l’au-delà, c’est que sa croyance en la réalité de ce monde s’affaiblit : « ce monde est un grand rêve »
, une « fiction »
, derrière laquelle on n’entrevoit rien qu’un « être immobile qui regarde mourir »
(Souvenir)29. Nous ne pouvons ni sortir pour toujours de « cette hideuse réalité »
,
ni nous satisfaire jamais avec elle : « Dieu parle, il faut qu’on lui réponde »
; la vérité nous adresse ainsi un grand appel, destiné à n’être jamais ni complètement entendu ni tout à fait trahi. Le seul moyen par lequel nous puissions nous arracher un moment à ce monde, la seule attestation suprême de l’au-delà, c’est encore la douleur et les larmes ; pleurer, n’est-ce pas sentir sa misère et ainsi s’élever au-dessus d’elle ? De là cette glorification raisonnée de la souffrance, qui revient si souvent dans Musset et qui eût fort étonné un ancien : « Rien ne nous rend si grand qu’une grande douleur »
(Nuit de mai) ; « Le seul bien qui me reste au monde / Est d’avoir quelquefois pleuré »
(Tristesse). La profondeur de l’amour, pour Musset, se mesure à la douleur même que l’amour produit et laisse en nous : aimer, c’est souffrir ; mais souffrir, c’est savoir.
Chez Victor Hugo, le sentiment de l’amour, trop souvent factice, n’atteint aussi toute sa force qu’à condition de prendre, pour ainsi dire, une teinte philosophique. Comme exemple d’un sentiment profond d’amour mêlé au vertige de l’immensité, nous citerons une petite pièce sans titre du Ve livre des Contemplations : « J’ai cueilli cette fleur pour toi, ma bien-aimée. »
La fleur dont il s’agit, pâle et sans autre senteur que celle des « glauques goémons »
, croissait aux fentes d’un rocher, sur la crête d’une falaise, au-dessus de l’immense abîme où disparaissent « le nuage et les voiles »
. — « J’ai cueilli cette fleur pour toi, ma bien-aimée »
, reprend le poète, et sa pensée, se tournant vers celle qu’il aime pour revenir encore une fois vers les flots assombris, hésitante entre les deux infinis de l’amour
et de l’océan, reste pour ainsi dire suspendue, comme la fleur même, au-dessus de l’immensité qui l’attire ; tout son amour finit par se fondre en une grande tristesse, tandis que le soleil disparaît lentement et que le gouffre noir semble « entrer dans son âme »
avec les frissons de la nuit.
M. Sully-Prudhomme, ce poète malheureusement inégal, développe lui aussi dans ses belles pièces, comme les Chaînes, une conception originale du sentiment de l’amour, et, par cela même, il y introduit une poésie nouvelle. Il voit à peine dans l’amour cette vive ardeur de la passion que les anciens y voyaient seule ; tandis que la plupart des autres poètes ont insisté sur les souffrances cuisantes du désir, il exprime plutôt cette souffrance sourde et profonde de l’attachement que déjà redoutait Pascal ; ce qui le frappe surtout, c’est le lien « frêle et douloureux »
qui retient et peut déchirer. Aussi l’amour humain ne lui apparaît-il plus que comme un effet de l’éternelle solidarité qui unit tout dans l’univers et qui joint l’univers à notre âme. De même que d’un sourire nous faisons la « chaîne de nos yeux »
et d’un baiser celle de notre bouche, ainsi de « longs fils soyeux »
unissent notre cœur aux étoiles, un « trait d’or frémissant »
au soleil, la « douceur du velours »
aux roses que nous touchons. Notre cœur se prend partout où notre intelligence s’applique ; nous nous trouvons ainsi enveloppés dans une sorte de réseau infini d’amour, et c’est avec cet amour même qu’est faite notre douleur, car tout point aimant du cœur est un point sensible et douloureux : la souffrance morale est la
conséquence de rattachement, elle se ramène à de la tendresse.
… Je suis le captif des mille êtres que j’aime.Au moindre ébranlement qu’un souffle cause en eux,Je sens un peu de moi s’arracher de moi-même.
Cette conception de l’amour se retrouve partout dans M. Sully-Prudhomme :
On a dans l’âme une tendresseOù tremblent toutes les douleursEt c’est parfois une caresseQui trouble et fait germer les pleurs.
Nul n’a senti mieux ce qu’il appelle la vanité des tendresses, c’est-à-dire l’impossibilité de retenir ceux qu’on aime, de se donner réellement à tous et de les avoir tous à soi. L’amour ne peut saisir ici-bas son objet ni, lorsqu’il croit l’avoir saisi, le garder : cet objet fuit toujours dans l’inconnu, sans laisser en nous autre chose qu’une blessure. Peut-être l’homme devrait-il, pour moins souffrir, se résoudre à aimer « comme on aime une étoile »
,
Avec le sentiment qu’elle est à l’infini...
En somme, tous les mouvements du cœur, quels qu’ils soient, deviennent à notre époque plus réfléchis et plus, philosophiques ; la poésie qui les exprime subit donc une transformation analogue. Cette intime pénétration de la sensibilité par l’intelligence est l’une des causes principales du progrès moral et esthétique. Ce qui amène en effet ce progrès, c’est la difficulté croissante pour la sensibilité d’éprouver du plaisir là où l’intelligence n’est pas satisfaite : nous avons besoin de penser pour jouir pleinement. L’homme intelligent en vient donc à dédaigner les jouissances trop grossières et trop animales, par exemple l’amour purement physique, non enveloppé et voilé sous la foule des idées morales, religieuses ou philosophiques. Les plaisirs plus intellectuels acquièrent au contraire une valeur croissante. Ainsi, à mesure que le domaine de l’intelligence s’agrandit, des espèces nouvelles de plaisir ou de peine sont créées : le poète leur donne une forme. L’idée, loin d’étouffer l’image, contribue souvent à la produire ; la science établit sans cesse entre les choses de nouveaux rapports qui donnent lieu à des apparences inattendues pour l’œil même : la palette de l’écrivain s’enrichit par l’enrichissement de la pensée. De même qu’à l’origine l’intelligence semble être sortie du pouvoir de sentir, de même, par une évolution en sens inverse, une sensibilité plus exquise sort de l’intelligence même : dans chacun de nos sentiments se retrouve notre être tout entier, si complexe aujourd’hui, et qui essaye de rendre sa pensée égale au monde ; dans chacun de nos mouvements, nous sentons passer un peu de l’agitation éternelle des choses, et dans une de nos sensations, quand nous prêtons l’oreille, nous entendons la nature entière résonner, comme nous croyons deviner tout le murmure de l’océan lointain dans une des coquilles trouvées sur sa grève.
Chapitre VII.
Dans quelle mesure la poésie peut s’inspirer des idées scientifiques et philosophiques
Nous avons vu que l’art tend aujourd’hui à s’inspirer de la science, des lois de la nature qu’elle découvre, des grandes doctrines morales, sociales, métaphysiques qui ont renouvelé le fond des idées en notre siècle. L’union de l’esprit scientifique et philosophique s’est déjà manifestée dans l’auteur de Faust et dans Schiller (dont les poésies philosophiques, selon Lange, ont une grande profondeur). Le problème métaphysique du mal n’a été ◀posé▶ nulle part avec plus de force que dans le Caïn de Byron, — son chef-d’œuvre peut-être en même temps que son œuvre la plus philosophique. Les vers qui ont illustré Léopardi sont des vers philosophiques. Les plus puissantes visions de la Légende des siècles et des Contemplations, où se trouve mêlé, comme dit Victor Hugo lui-même, Ézéchiel à Spinoza, ont toujours un sens moral, social ou métaphysique, d’où elles ne tirent pas leur moindre valeur. Mais il y a ici des écueils de diverses sortes auxquels les écrivains de la génération présente nous paraissent souvent se heurter ; il importe donc de déterminer dans quelles limites et par quelle méthode l’art peut ainsi s’inspirer de la science ou de la philosophie.
Une première méthode que nous trouvons parmi les artistes contemporains, c’est celle de nos « naturalistes ». Ceux-ci affichent la prétention de chercher comme la science la « vérité exacte », au lieu du mythe et des jeux de l’imagination, et ils croient trouver la vérité dans la réalité brute. Ils prétendent, comme dit le principal d’entre eux, « se passer de l’imagination »
et même du sentiment moral, c’est-à-dire de ce qui fait la poésie, pour s’en tenir à la pure sensation. Les romantiques demandaient autrefois à l’artiste d’avoir, comme disait Th. Gautier, le « sens du pittoresque »
ou de « l’exotique »
; aujourd’hui nos naturalistes lui demandent d’avoir la « sensation du réel ». On ajoute, il est vrai, que cette sensation doit être originale : une sensation originale en présence des choses, tel est, dit lui-même M. Taine, ce qui caractérise le grand artiste. — Mais, demanderons-nous, d’où vient cette originalité de la sensation ? Tient-elle seulement, comme M. Taine semble parfois le croire, à une perception plus facile, plus délicate et plus prompte que celle des autres hommes ? Non, elle s’explique en outre par une pensée plus large, plus systématique, conséquemment plus philosophique : l’originalité de la perception est dans l’intelligence encore plus que dans les sens. C’est le penseur qui fait le véritable artiste. M. Ruskin a eu raison de le dire, il y a deux classes de poètes : les uns sentent fortement, pensent faiblement et ont une vue inexacte de la vérité ; ce sont les poètes de
second ordre ; les autres sentent fortement, pensent non moins fortement et voient la vérité exacte, ce sont les poètes de premier ordre. — Même la puissance de sensation, chez le poète, s’explique en grande partie par une puissance d’induction, de généralisation, qui lui fait tirer de la chose perçue toutes les idées indistinctes et confuses qu’elle contenait. De là vient, comme le remarque encore M. Ruskin, que les génies montrent leur grandeur jusque dans la manière dont ils traitent le détail :
maximus in minimis
; « et cette grandeur de manière consiste à saisir par la pensée, en même temps que le caractère spécifique de l’objet, tous les traits de beauté qu’il a en commun avec les ordres plus élevés de l’existence »
. Cette perception de l’universelle analogie dans l’universelle différence n’est-elle pas identique à ce que Leibniz appelait le sens philosophique par excellence ? La qualité maîtresse qui distingue le grand poète se trouve donc être au fond la qualité essentielle du philosophe.
La plus notable partie des êtres vivants sentent en moyenne de la même manière ; la principale différence entre leurs sensations vient de l’étendue plus ou moins grande de leur intelligence, qui tantôt ne saisit que l’objet brut, tantôt devine en lui un monde. Celui qui voyage en Normandie aperçoit de longues files de bœufs, couchés paresseusement, les yeux grands ouverts, regardant le frais paysage aux lignes noyées que parfois un peintre est précisément en train de reproduire : une même image se reflète ainsi à la fois dans les yeux de l’homme et des animaux ; la différence, c’est que dans le cerveau des uns cette image glissera sans laisser de traces et mourra à peine née ; dans le cerveau de l’autre, elle pourra susciter des vibrations sans nombre, elle s’achèvera en des sentiments, en des pensées de toute sorte, qui finiront par se fondre avec elle, par modifier l’image même : c’est cette image ainsi modifiée, où a passé quelque chose d’humain, que le peintre ou le poète doit saisir, fixer sur la toile ou dans des vers. Il faut sans doute qu’il nous représente une nature réelle, de vrais arbres, des animaux vivants, mais tout cela vu par un homme et non par un bœuf. Tous ces objets, qui ont pour ainsi dire traversé son cerveau, doivent porter l’empreinte de sa pensée personnelle, et c’est de cette empreinte même (n’en déplaise aux naturalistes) que les objets tirent leur plus grande valeur. Les savants calculent une fois pour toutes leur « équation personnelle », puis tâchent de l’effacer désormais de leurs calculs ; la poésie doit sans doute, comme la science, reproduire le monde, mais elle doit aussi reproduire l’âme humaine tout entière, et en particulier l’âme du poète ; chez l’artiste, c’est « l’équation personnelle » qui fait le génie, c’est elle qui donne à l’œuvre son prix éternel. L’art ne saurait donc se réduire, pas plus que la science même, à la sensation pure et simple, à la couleur, aux sons, à la chair, à la superficie des choses. S’il prend de plus en plus pour but la réalité, ce ne sera pas seulement la réalité apparente et grossière qui, après tout, n’est point la complète réalité scientifique ; s’il s’essaye de plus en plus à reproduire la vie, ce ne sera pas seulement la vie matérielle et brutale. L’art, pour être vraiment naturaliste, devra procéder comme la nature même, qui d’abord nous fait respirer et vivre, mais ne s’arrête pas là et nous fait ensuite penser.
Nous croyons donc que l’art pourra être plus « scientifique » et plus philosophique sans que la poésie en souffre. Loin de nous d’ailleurs la pensée qu’un poète philosophe mette jamais en vers les catégories d’Aristote, ou qu’un romancier savant, voulant décrire une fleur, la range tout d’abord parmi les dicotylédonées ! Non, car l’exactitude la plus scrupuleuse et la plus terre à terre ne vaut pas le moindre élan de l’imagination et de la pensée : « Le mirage du désert, a écrit M. Ruskin, est plus beau que ses sables. »
Mais ce qui nous paraît infiniment probable, c’est que le poète, et en général l’artiste, acquerra de plus en plus, d’une part l’esprit scientifique, qui montre la réalité telle qu’elle est, d’autre part l’esprit philosophique, qui, dépassant la réalité actuellement connue, se ◀pose▶ les éternels problèmes sur le fond des choses.
Ceci nous amène à parler d’un autre excès que nos contemporains n’ont pas toujours évité. Si les naturalistes ont tort de vouloir s’en tenir à la pure sensation, certains de leurs adversaires n’ont pas moins tort de transporter dans leurs œuvres la pensée abstraite avec le style didactique. Le style proprement didactique et technique est devenu presque incompatible avec la vraie poésie. Si on peut faire un reproche à des poètes d’une réelle valeur, comme M. Sully-Prudhomme, c’est d’être tombés parfois dans ce genre, d’où nous étions sortis depuis Delille ; c’est d’avoir cru qu’on pouvait faire un cours plus ou moins régulier de philosophie et même de physique en sonnets, comme on avait voulu mettre jadis l’histoire en rondeaux ; c’est d’avoir décrit
l’échelle où se mesureL’audace du voyage au déclin du mercure (le baromètre),
c’est d’avoir parlé des « beaux yeux de la vérité »
dont le savant suit l’« amorce »
, — des « fougueux rouleaux de fer »
(les roues d’un train), — de « cette étrange nef pendue à sa voilure »
(un ballon), etc. Il vaut mieux ne pas parler en vers de choses dont on n’ose pas parler simplement dans le langage de tous. Simplicité et intelligibilité, tel est le premier mérite de la vraie langue poétique. Il y a donc ici une importante distinction à faire. « Les procédés de la science, — expérimentation, analyse, raisonnement inductif et déductif, — ne peuvent par aucun moyen devenir poétiques : ce sont leurs résultats seuls qui le peuvent30. »
La pure description n’a jamais été le plus haut genre de poésie, a fortiori la description de choses ardues, conséquemment ennuyeuses : décrire pour décrire, c’est trop souvent le contraire de penser, c’est donc l’opposé du véritable esprit philosophique et scientifique. Dans chaque nouvelle province conquise par la science, la poésie peut sans doute entrer et faire à son tour acte de possession, mais graduellement ; c’est là ce que semblent oublier plusieurs poètes contemporaine qui veulent immédiatement « mettre en vers » les
découvertes de la science ou les systèmes tout faits de tel ou tel philosophe, comme si on pouvait vraiment mettre en vers autre chose que sa propre pensée, en ce qu’elle a de plus personnel31. Rien d’opposé au rôle de poète comme celui de traducteur ou de compilateur. Les vérités scientifiques, pour devenir poétiques, ont donc besoin d’une condition essentielle : il faut qu’elles soient devenues assez familières au poète lui-même et à ses lecteurs pour pouvoir prendre la forme du sentiment et de l’intuition. Le poète peut être un penseur, non un maître d’école ; il doit suggérer, non enseigner. « Si le poète, dit M. Shairp, est obligé d’instruire préalablement ses lecteurs des faits qu’il veut traduire dans le langage de l’imagination, il se trouve force par là même de devenir froid et sans poésie. Ainsi Lucrèce n’est pas sans lourdeur dans les parties de son poème où il argumente et expose philosophiquement la théorie atomiste, mais il prend son essor dès que, laissant derrière lui l’enseignement, il s’abandonne à la contemplation des grands mouvements élémentaires et de la vaste vie qui pénètre l’ensemble des choses. »
Si Virgile, lui, a pu être didactique sans dommage pour la poésie, c’est qu’il
s’agissait des champs, des plantes, des paysans : le sentiment de la nature venait se mêler à la pure description d’un art et de ses procédés.
En résumé, la science, pour inspirer l’art, doit passer du domaine de la pensée abstraite dans celui de l’imagination et du sentiment : si on peut un jour écrire sur les idées universelles de la science, ce sera en prenant pour moyen les émotions qu’elles excitent. À ce prix seulement la science sera devenue poétique et, comme dirait Schiller, « musicale »
. La poésie, en effet, comme le croient les esthéticiens allemands, a de nombreuses analogies avec la musique, cette poésie des sons ; or nous avons vu que la musique, de plus en plus savante et complexe, cherche à mettre le monde entier dans ses symphonies : la voix humaine ne nous suffirait plus aujourd’hui si nous l’entendions isolée, à part de ce frémissement des choses qu’essaye de nous représenter l’orchestre. Ainsi en sera-t-il un jour pour la grande poésie, où ne pourront plus suffire les broderies mélodiques semblables aux « airs à roulades » de la vieille musique italienne ; on réclamera une harmonie plus ample, et le poète, s’inspirant de la science, qui est au fond la recherche de l’harmonie universelle, s’efforcera d’entendre et de traduire toutes choses à sa manière, sous forme d’accords. Rien n’y restera simple et pauvre, isolé, abstrait artificiellement du reste du monde. Selon un de nos savants contemporains, si nous avions une oreille infiniment délicate, nous pourrions, dans une forêt en apparence silencieuse, saisir les pas innombrables des insectes, le
balancement des brins d’herbe, la palpitation des feuilles, la vibration des rayons, le murmure continu de la sève montant et descendant dans les grands arbres : ce bruissement de la vie en toutes choses, cette montée de la sève universelle, c’est la philosophie et la science qui peuvent, par instants, les faire deviner à notre oreille encore grossière, c’est grâce à elles que nous saisissons les richesses harmoniques éparses dans le monde et que le poète condense dans son chant ; sans elles nous ne pourrions entrevoir le véritable univers, deviner le sens de la grande symphonie, avec toutes ses dissonances jamais résolues, où le poète retrouve encore, amplifiée à l’infini, l’accent d’une voix humaine.
Il y a, semble-t-il, trois périodes distinctes dans le développement de la poésie. Nous avons vu qu’à son origine la poésie ne faisait qu’un avec la science même et avec la philosophie de la nature. Que sont le Rig-Véda, le Bhagavad-Gitâ, la Bible, sinon de grands poèmes métaphysiques où la vision colorée de la, surface des choses s’allie à des vues profondes et mélancoliques sur l’au-delà ? Les Parménide, les Empédocle étaient des poètes ; les Héraclite, les Platon l’étaient aussi à leur manière. En même temps, c’étaient des savants. De même pour Lucrèce. À une période ultérieure, une sorte de division du travail s’est produite dans la pensée humaine. On a vu des poètes qui n’étaient pour ainsi dire que des êtres sentants ; on a vu des savants à l’intelligence tout abstraite. Dans un avenir plus ou moins lointain peut redevenir possible l’union de l’originalité)
poétique avec les inspirations de la science et de la philosophie. Poète a toujours eu le sens de créateur ; le poète a été jusqu’ici et sera toujours un créateur d’images, mais il peut aussi devenir de plus en plus créateur ou évocateur d’idées et, par le moyen des idées, de sentiments. N’est-ce pas Virgile lui-même qui a formulé la critique de tout art purement imaginatif et sensitif le jour où, quelqu’un lui demandant s’il existait un plaisir capable de n’inspirer jamais ni dégoût ni satiété : « Tout lasse, répondit le poète, excepté comprendre :
præter intelligere
»
? Cet acte de la pensée, que Virgile finissait par élever au-dessus de tout, est en lui-même une jouissance, au point qu’Aristote y plaçait la béatitude divine ; et cette jouissance que nous donne la science, le grand art doit aussi nous la fournir : « comprendre » et pénétrer, tout au moins mesurer des yeux la profondeur de l’impénétrable et de l’inconnaissable, tel est le plaisir le plus haut que nous puissions trouver dans la poésie, et ce plaisir est tantôt scientifique, tantôt philosophique. D’une part, nous l’avons reconnu, les vues d’ensemble de la science ont une largeur qui peut donner essor à l’imagination ; d’autre part, dans la série des grandes énigmes de l’homme et du monde que nous fait parcourir la philosophie, il existe un attrait indéfinissable et éternel, comme dans les longues allées de sphinx des temples égyptiens, se perdant à travers l’espace désert. Même pour qui laisse ces énigmes irrésolues, elles gardent encore une sorte de charme anxieux ; car l’intelligence, qui devient de jour en jour la partie la plus vivante et la plus exigeante de l’homme, demande moins encore
à être pleinement satisfaite qu’à être toujours excitée ; ce qui fait la douceur de « comprendre », c’est la douceur de penser, douceur qui subsiste encore là où le savoir a ses limites et où la pensée conçoit l’infinitude.
Livre III.
L’avenir et les lois de l’univers
Les instruments de musique qui ont été longtemps aux mains des grands maîtres en gardent à jamais quelque chose ; les mélodies dont a frémi le violon d’un Kreutzer ou d’un Viotti semblent avoir peu à peu façonné le bois dur ; ses molécules inertes, traversées par des vibrations toujours harmonieuses, se sont d’elles-mêmes disposées dans je ne sais quel ordre qui les rend plus propres à vibrer de nouveau selon les lois de l’harmonie : l’instrument purement mécanique est devenu à la longue une sorte d’organisme où l’art même du musicien s’est incarné ; il a pris l’habitude de chanter. Le vers ressemble à ces instruments presque vivants, créés peu à peu par le génie ; toute pensée, en passant au travers, prend une voix musicale et chante, et il semble qu’il n’y ait qu’à le toucher pour en tirer une mélodie. Cette belle résonance du vers, si puissante sur l’âme des anciens, si puissante encore aujourd’hui sur nous tous, continuera-t-elle longtemps à nous séduire et à tenter pour ainsi dire le génie ? Cet instrument merveilleux, qu’on ne peut plus refaire une fois brisé, est peut-être destiné, comme tous les autres, à se désorganiser lentement avec les années, à tomber en poussière. Si la poésie est éternelle, le vers le sera-t-il ? Le mètre, transformé depuis les Grecs et les Latins, bouleversé de nos jours mêmes par l’école romantique, a-t-il de longues chances de durée et de vie ? Déjà des poètes incontestés, comme Michelet, Flaubert, M. Renan, ont pu s’en passer. Autrefois, le vers régnait en maître dans la littérature ; les Grecs légiféraient même en vers ; aujourd’hui, quelle petite place il tient dans la diversité des genres littéraires ! Pourquoi le sentiment poétique resterait-il, comme il l’a été aux anciennes époques de l’histoire, nécessairement lié à une certaine forme rythmique et musicale ? En un mot, la poésie la plus haute a-t-elle besoin de la versification ?
Le problème qu’on ◀pose▶ ainsi n’intéresse pas moins le philosophe que l’écrivain. Il ne saurait être résolu que par une analyse vraiment scientifique du vers. Nous aimons presque tous le rythme et l’harmonie des vers sans trop savoir ce qui nous plaît en eux ; il faudrait le savoir. Il faudrait savoir si le vers n’est pas la seule forme de langage qui réponde complètement à certains états d’esprit par lesquels l’homme passera toujours, et si en conséquence le vers ne durera pas aussi longtemps que l’homme même, s’il n’est pas enfin, comme l’a dit le poète, ce
je ne sais quoi de frêleEt d’éternel, qui chante et plane et bat de l’aile.
Le vers moderne est constitué par deux éléments inséparables, d’abord le rythme ou la mesure (qui devient dans les grands vers le principe de la césure), puis la rime ; c’est à l’étude de ces deux éléments qu’on pourrait réduire toute la science du vers. Cette science a été l’objet, depuis quelques années, d’un certain nombre de travaux. Outre quelques pages très suggestives de M. Herbert Spencer, il faut mentionner particulièrement un ouvrage du savant éditeur d’André Chénier, M. Becq de Fouquières, où il a tenté de donner une théorie complète de la versification française32. Pour nous, nous croyons que, le vers étant à la fois un système de sons vocaux (c’est-à-dire de mouvements physiologiques) et un système de pensées ou d’émotions, la science du vers doit s’appuyer tout ensemble sur la physiologie et sur la psychologie. C’est donc à ce double point de vue, physiologique et psychologique, que nous nous placerons pour examiner la nature du rythme et de la rime, leur origine, leur importance relative et leurs chances de durée. Nous rencontrerons, chemin faisant, les doctrines poétiques du romantisme, exprimées avec beaucoup d’esprit et d’exactitude par M. de Banville, ce défenseur convaincu de la rime riche (et aussi de la cheville)33 : nous aurons à voir jusqu’à quel point le vers romantique — le vers du dix-neuvième siècle, avec ses enjambements et ses sonorités — fait réellement exception aux grandes lois qui réglaient l’ancien alexandrin français. La prétendue révolution accomplie par le romantisme dans la forme du vers est-elle autre chose qu’une évolution régulière, et où doit-elle s’arrêter ?
Chapitre premier.
Le rythme du langage et son origine. — Formation du vers moderne
Les adversaires du vers lui adressent une série de reproches souvent assez graves. En premier lieu, selon nos prosateurs « naturalistes34 », le vers ne conviendrait plus pour rendre la surabondance et la mobilité de la pensée moderne. Un beau vers, un beau poème paraissait aux anciens et aux classiques je ne sais quoi de parfait en son genre et de définitif, la seule forme capable de fixer à jamais l’idée ; mais ne comprenons-nous pas maintenant que l’idée ne peut ainsi se fixer, qu’elle est sans cesse en progrès et va brisant les moules les mieux ciselés où l’on a essayé de la retenir ? Le nom même de ποίημα, qui semble indiquer une chose créée une fois pour toutes, complète, où l’on ne puisse rien changer, répond-il bien à l’idéal de la pensée moderne ? On croyait jadis à la beauté absolue, comme on croyait au bien absolu, au vrai absolu ; de là, suivant un de nos « naturalistes », le culte classique et religieux de cette forme absolument parfaite qu’exige la poésie. Les vers avaient leur dieu, et il semblait qu’un beau vers fût l’incarnation même d’Apollon. Encore de nos jours, ce qui soutient dans leur tâche les derniers poètes, c’est l’illusion du parfait, de l’absolu, que ne peut donner la prose la plus limée. Croire qu’on a réalisé un ajustement d’idées et de mots que rien ne peut plus détruire, s’imaginer qu’on a trouvé pour eux l’équilibre éternel, ou plutôt le mouvement perpétuel du rythme soulevant les syllabes et les entraînant en cadence sans les heurter, quoi de plus séduisant et de moins vrai ? La prose, ce qu’il y a de plus relatif et de plus mobile dans le langage, semble mieux convenir pour l’expression de nos idées modernes, si changeantes elles-mêmes. Les grands poèmes des anciens âges ressemblent à ces pyramides dressées pour l’éternité, où les vieux peuples aimaient à inscrire leur histoire en caractères merveilleux et symboliques : aujourd’hui, les faits et les idées se succèdent si vite pour nos cerveaux fatigués que nous avons à peine le temps de les transcrire à la hâte, le plus simplement possible, sans symboles ni figures délicatement sculptées ; puis nous laissons s’envoler au gré du vent tous ces feuillets noircis : écrire n’est plus graver.
Une seconde supériorité de la prose, selon ses partisans, c’est d’être plus exacte que le vers dans la reproduction de la réalité, plus scientifique, plus impersonnelle, plus « objective » en un mot, comme toutes les choses moyennes ; d’autre part, elle a acquis de nos jours une souplesse telle qu’elle ne recule devant aucun des effets réservés jusqu’alors
à la poésie. La prose est une envahissante qui sans cesse tourne à son usage et s’approprie tout ce que le vers a créé : elle s’est enrichie d’une foule d’expressions figurées, de mots images que ce dernier avait contribué à produire. Ce sont des tempéraments de poètes qui ont accompli la révolution romantique ; ce sont aujourd’hui les prosateurs qui en profitent le plus et comptent les noms les plus illustres. La prose a accaparé la succession de la poésie épique et didactique ; peu s’en faut qu’elle n’ait pris déjà pleine possession du théâtre ; c’est elle qui a fait le roman moderne. De nos jours, combien d’écrivains dont chacun connaît les noms, combien de romanciers ou de critiques, après avoir commencé par le vers, l’ont presque abandonné plus tard35 ? Sainte-Beuve le constatait et s’en plaignait un peu, quoiqu’il eût lui-même prêché d’exemple ; il songeait avec peine à toutes ces idées jetées par lui et par tant d’autres au hasard de la prose, dans l’insouciance du travail quotidien, et il les comparait à « de la poudre d’or embarquée sur des coquilles de noix, au fil du courant »
. Il faut maintenant plus que de l’inspiration, il faut du courage pour écrire en vers, « Trouver six beaux vers ! s’écrie spirituellement M. Taine (encore un poète sans le rythme) ; mais j’aimerais mieux commander une armée… Il y a telle occurrence où les soldats tout seuls ont gagné la bataille. Mais trouver six beaux vers ! »
Dès aujourd’hui, la prose est la langue
triomphante auprès du plus grand nombre ; ne sera-t-elle pas, ou à peu près, le seul langage de demain ?
Selon nous, le vers n’est pas aussi artificiel que le prétendent les partisans exclusifs de la prose ; il a son origine dans la nature même de l’homme ; il a par conséquent des chances de durée indéfinie. D’après les données de la physiologie, la langue rythmée du vers, qui a pour but d’exprimer avant tout des émotions, a elle-même l’émotion pour cause première. C’est un fait que, sous l’influence des sentiments puissants, nos gestes tendent à prendre une allure rythmée. La loi de la « diffusion nerveuse » fait d’abord que l’excitation née dans le cerveau se propage plus ou moins loin à travers les membres, comme l’agitation dans l’eau auparavant tranquille. De plus, la « loi du rythme », qui, selon Tyndall et Spencer, régit tous les mouvements, change l’agitation en ondulation régulière. Dans la simple impatience ou dans l’inquiétude, notre jambe se remue et oscille ; dans la souffrance physique, parfois dans la souffrance morale, le corps entier s’agite et, si l’émotion n’est pas trop violente, il tend à se balancer d’avant en arrière et à régulariser sa propre agitation. Enfin une joie très vive porte à sauter et à danser. Mêmes lois et mêmes phénomènes dans les organes de la voix. Nous touchons ici au fait essentiel : la parole, par suite de l’excitation nerveuse, acquiert une force et un rythme appréciables ; un orateur, en s’échauffant, introduit par degrés dans son discours la mesure et le nombre qui manquaient au début : plus sa pensée devient puissante et riche,
plus sa parole devient rythmée et musicale. De même, si l’on pouvait surprendre et noter le langage passionné d’un amant, on y découvrirait aussi une espèce de balancement, d’ondulations régulières, de stances lyriques grossièrement ébauchées. A. de Musset a eu sans doute raison de dire, à propos de la langue des vers, qu’elle a cela pour elle, que le monde « l’entend et ne la parle pas »
; tous pourtant, à certains moments de notre vie, nous l’avons parlée, le plus souvent sans le savoir ; notre voix a eu de ces inflexions mélodiques, notre langage a pris quelque chose de ce rythme cadencé qui nous charme chez le poète ; mais cette tension nerveuse a passé : nous sommes revenus à la langue moyenne et vulgaire, qui correspond à un état moyen de la sensibilité. Le vers nous fait remonter d’un ton dans la gamme des émotions. Fixer, perfectionner cette musique de l’émotion, tel a été au début et tel est encore l’art du poète. On pourrait définir le vers idéal : la forme que tend à prendre toute pensée émue.
Le vers (au moins dans son principe premier, le rythme) n’est donc pas une œuvre factice. L’homme n’est point devenu poète ni même versificateur par une fantaisie plus ou moins passagère de son esprit, mais par un effort de sa nature et selon une loi scientifique. Il importait de ◀poser▶ dès le début ces principes de toute science du vers, principes dont M. Spencer a donné l’esquisse dans ses Essais, et que M. Becq de Fouquières a eu le tort de négliger dans son Traité de versification. Non seulement la plénitude de l’harmonie est le signe naturel de la profondeur du sentiment, mais encore, en vertu d’une autre loi physiologique, — la loi de la contagion sympathique, — elle tend à faire passer ce sentiment au cœur de l’auditeur. Ainsi, parler en vers, c’est déjà dire par la simple cadence de son langage : Je souffre trop ou je suis trop heureux pour exprimer ce que je sens dans la langue vulgaire. Le rythme du vers est comme le battement du cœur devenu sensible à l’oreille et réglant notre voix, si bien que les autres cœurs finissent par battre à l’unisson.
De même que le vers exprime naturellement l’émotion et la propage, il est aussi un moyen de concentrer sur elle, sans aucune perte de force vive, l’intelligence de l’auditeur. En effet, un langage où tout est rythmé et régulier économise l’attention, l’effort intellectuel. Nous n’irons pas jusqu’à dire avec M. Spencer que la prose, en sa complète irrégularité, exige toujours du lecteur une dépense plus grande d’« énergie mentale »
, qu’elle tend à le distraire davantage du développement des idées ou des émotions, et que le rythme, au contraire, nous permet d’économiser nos forces « en prévoyant la dose d’attention requise pour saisir chaque syllabe36 »
. — Les beaux vers sont souvent plus difficiles à comprendre que de la prose : cela tient tantôt à la condensation, tantôt à l’élévation plus grande de la pensée. Il faut reconnaître cependant que, par lui-même, le langage rythmé pénètre plus vite et laisse plus de trace dans le cerveau ; à ce point de vue, c’est un instrument plus parfait, dans lequel on a supprimé des
frottements qui dépensaient de la force vive. Le vers, avec la régularité de ses sons, l’absence de tout heurt entre les mots, le glissement léger et continu des syllabes, est une aide pour l’intelligence comme pour la mémoire. On ne demande plus au mot que de laisser voir la pensée sans y projeter d’ombre, sans troubler le regard qui la fixe ; il coule sur elle, comme un flot pur dont le mouvement n’empêche pas d’apercevoir le lit qu’il recouvre sans le voiler.
En même temps que le rythme épargne ainsi de l’effort pour l’intelligence, il produit un plaisir spécial pour la sensibilité. On sait l’importance capitale du rythme dans la musique : M. Gurney l’a montré récemment, le rythme forme l’ossature et comme le squelette de toute construction mélodique ; on a beau changer les notes d’un thème, si l’on conserve intact le rythme, l’impression musicale reste à peu près la même. Les musiciens le savent bien, et il est telle variation de Beethoven qui n’a pas une note commune avec le thème ; mais l’identité de rythme suffit amplement à maintenir la parenté des deux mélodies. Le langage rythmé du vers constitue donc bien une musique, quoique la hauteur des sons n’y varie pas autant que dans la musique habituelle et ne puisse y être notée avec exactitude.
Le plaisir sensible que nous donne le rythme s’accompagne toujours d’un plaisir plus mathématique et intellectuel, celui du nombre : rythmer, c’est compter instinctivement. Leibniz disait que l’oreille fait le calcul inconscient du nombre des vibrations musicales ; musica exercitium arithmeticæ ; tout au moins sentons-nous le nombre de temps qui constitue le rythme, et les rythmes qui se résolvent dans des nombres pairs ont quelque chose de plus pondéré, de plus stable, de plus pleinement harmonieux pour l’oreille que ceux qui vont par nombre impair. Aussi le vers magistral et typique des grands peuples poétique doit être rythmé selon des nombres pairs ; tels ont été le vers sanscrit et l’hexamètre grec ou latin : tel est maintenant encore l’alexandrin français.
Après avoir ◀posé▶ ces lois générales du rythme et du nombre, qui s’appliquent à presque tous les systèmes métriques de l’humanité37, nous devons en déduire les lois particulières qui régissent notre vers. On sait que, dans les langues antiques, il existait entre les syllabes brèves et les syllabes longues une différence de durée assez régulière pour que la longue fût considérée comme valant toujours deux brèves : c’est sur cette différence de durée parfaitement calculable que fut fondé le vers antique. Ce système, malgré les chefs-d’œuvre qu’il a produits, offrait des défauts très graves qui l’ont peu à peu compromis. Ces défauts, qui n’ont pas toujours été compris des amis de l’antiquité, tenaient à la nature même des langues anciennes. Elles étaient beaucoup plus rythmées que les nôtres, beaucoup plus chantantes ; or, selon les lois physiologiques, il est peu naturel, dans le langage courant, de rythmer ses syllabes et de chanter lorsqu’on n’est pas ému. On ne se figure guère M. Jourdain disant, selon le rythme et la mesure : « Nicole, apportez-moi mon bonnet de nuit. » Il y avait, dans le nombre et la cadence constante des langues antiques, un peu de cette exagération méridionale qui s’épanchait également en gestes, et qui, maintenant encore, fait qu’un Italien lève les bras au ciel en disant : « Il pleut aujourd’hui », ou les rapproche sur son cœur en disant : « Merci, madame. » Le rythme, comme le geste, est, nous l’avons vu, une conséquence de l’émotion ; il ne doit pas lui survivre, sans quoi il prend un caractère affecté. Les vraies syllabes brèves, dans une langue, doivent être celles qui n’ont pas grande importance au point de vue de la pensée ; les syllabes longues doivent être celles sur lesquelles on veut insister en lisant ou en parlant ; mais il est un peu artificiel et conventionnel de fixer d’avance et pour toujours à chaque syllabe, indépendamment du sens, une longueur déterminée et mathématique. Ce caractère conventionnel de la quantité prosodique fit qu’elle ne tarda pas à se perdre chez le peuple38.
Pourtant la métrique ancienne obéissait aux mêmes lois générales que la nôtre ; bien plus, l’hexamètre était régi par le même nombre que notre alexandrin (la somme de ses syllabes valait 12 longues). Ces vers puissants et touffus ressemblent aux fleurs dont les espèces ont maintenant disparu, et qui pourtant se sont nourries autrefois des mêmes rayons solaires et de la même terre que celles d’aujourd’hui ; on les retrouve en fouillant le sol ; la masse de leurs tiges noircies nous rend un peu de la chaleur qu’elles ont gardé depuis des siècles, mais rien de cette grâce, de cette lumineuse fraîcheur qui rayonnait jadis sur leurs feuilles et leurs corolles.
Si le vers antique, fondé sur la pure quantité, a disparu, c’est qu’il y avait, nous le répétons, un défaut essentiel dans sa constitution même : rien de tel dans le vers moderne ; ce dernier est d’une architecture un peu grossière au premier abord, mais solide et résistante. L’alexandrin, type du vers français, repose sur cette loi que, si l’on fait entendre douze syllabes, les unes brèves, les autres longues, une sorte de moyenne s’établit entre leur quantité devenue incertaine aujourd’hui ; elles se compensent l’une l’autre, elles se corrigent ; après avoir défilé devant l’oreille de leur pas sonore, les unes en courant, les autres avec une démarche plus grave, elles laissent l’impression de douze individualités distinctes, sur lesquelles on peut compter également pour composer le bataillon sacré du vers. Cette assimilation des syllabes les unes aux autres ressemble un peu à ce qu’on appelle en musique le tempérament, avec cette différence que c’est la durée et non la hauteur des sons qui est ainsi tempérée. Le vers français offre par là, en théorie, plus d’une analogie avec le piano, cet instrument imparfaitement juste et qui eût peut-être choqué l’oreille antique, mais dont la sonorité laisse bien loin la flûte double et la lyre à sept ou dix-huit cordes.
Maintenant pourquoi le nombre douze, qui régit l’alexandrin, est-il celui qui semble satisfaire le plus complètement notre oreille ? Nous croyons que sa supériorité, admise sans raisonnement par les poètes, peut se démontrer d’après les deux lois suivantes :
1º Toute succession de syllabes, surtout lorsqu’elle excède le nombre huit, ne peut être dénombrée facilement par l’oreille si elle n’est pas divisée au moins en deux parties, de manière à former une phrase musicale d’au moins deux mesures. Cette division se fera, comme elle se fait toujours en musique, à l’aide d’un temps fort que marquera la voix. Pour que la voix puisse marquer ce temps fort, il faut qu’il tombe sur une syllabe déjà sonore et portant un accent tonique. Le temps fort, multipliant ainsi l’accent tonique, constituera la césure.
2º Cette césure doit couper le vers soit en deux membres égaux, ce qui est l’idéal, soit en deux parties inégales dont les nombres offrent des rapports simples et soient divisibles par le même chiffre. Ces principes ◀posés▶, quelques vers seulement offraient à l’oreille humaine des conditions suffisantes d’harmonie pour que leur emploi se généralisât : celui de huit pieds, qui, par malheur, est manifestement trop court ; celui de dix pieds (c’est l’ancien vers français et le vers héroïque des Italiens, harmonieux, mais sans assez de puissance39) ; restent enfin l’alexandrin et le vers de quatorze ou seize syllabes. L’hésitation est impossible entre ces diverses formes du vers40. Le chiffre 12, seul divisible à la fois par deux, par trois, par quatre et par six, n’a rien de compact et de massif ; les rapports des divers membres entre lesquels on peut le diviser sont particulièrement faciles à saisir ; il offre prise de toutes parts à l’analyse. Enfin, pour emprunter ce qu’il y a de vrai, au point de vue physiologique, dans une remarque importante de M. Becq de Fouquières, l’alexandrin correspond à peu près au temps moyen de l’expiration ; or dans les vers plus longs il n’existait pas de beauté assez grande, pour justifier l’effort que demande toute phrase musicale dépassant ce temps normal.
Dès maintenant nous pouvons nous rendre compte de la constitution de notre vers français. Avec ses douze notes supposées égales en durée et qui se subdivisent en groupes de six, il forme une phrase de deux mesures à deux temps, ordinairement à 6/8, parfois à 2/4, souvent mixtes. Dans cette phrase la sixième note (hémistiche) tombe sur le temps fort de la première mesure, et la douzième sur le temps fort de la seconde. En notant ainsi deux vers à la suite l’un de l’autre, on obtient une phrase musicale parfaitement correcte et carrée 41. Il y manque encore la variété de rythme ; mais nous allons l’y introduire par degrés.
Remarquons d’abord que la syllabe de l’hémistiche et celle de la fin du vers, tombant sur un temps fort, tendent à gagner non seulement en intensité, mais en durée ; elles se prolongent et empiètent un peu sur les autres syllabes, dont les plus brèves deviennent des doubles croches. Dans ce vers de Racine par exemple :
Si je la haïssais, je ne la fuirais pas,
la voix, après avoir insisté sur le mot haïssais, tend à se précipiter sur le reste du vers et principalement sur les syllabes peu importantes : je ne la… Ainsi la césure allonge le sixième pied et en raccourcit d’autres par compensation. On a dit qu’elle marquait un repos, une suspension de la voix ; ce n’est pas très exact, car, si la voix insiste à cet endroit, elle peut fort bien ne pas se suspendre, et le doit même dans la plupart des cas. — À la première variété de rythme que nous venons de constater s’en joignent bientôt beaucoup d’autres. En effet, outre le temps fort marqué par l’hémistiche, les accents toniques qui peuvent se rencontrer dans les autres syllabes du vers leur donnent aussi plus d’intensité et plus de durée. Dans ce vers de Molière :
La pâle est aux jasmins en blancheur comparable,
la diction ne fait guère ressortir que pâle, jasmins, blancheur, comparable, et encore dans ces mots insiste-t-elle davantage sur les accents toniques â, in, eu, abl ; elle se plaît à faire entendre les accords vocaux que représente chacune de ces voyelles ou de ces diphtongues ; les autres syllabes du vers rentrent dans l’ombre : elles pourraient s’exprimer en doubles croches ou du moins en croches rapides et assourdies. Alors la phrase musicale de l’alexandrin, si monotone au premier abord, se varie et se nuance de toutes manières. Aucun vers bien fait ne doit ressembler de tous points à celui qui le suit ou le précède ; chacun a son individualité, chacun garde son rythme propre, parfois assez compliqué : on y rencontre entre les syllabes des différences délicates de durée et d’intensité qui parfois échappent aussi bien à la notation musicale que les différences de hauteur et de timbre42.
Ainsi rentre par degrés dans le vers moderne la considération de la quantité, qui en avait d’abord été écartée ; mais la quantité, telle que nous la concevons aujourd’hui, est variable, subordonnée à l’importance du mot et au sens de la phrase : il n’y a plus dans le vers de mot insignifiant auquel la diction assigne une durée et une intensité fixes ; seuls les mots placés à la césure et à la fin du vers se trouvent soulignés, et il est justement de règle qu’ils doivent toujours avoir de l’importance. Le rythme de l’alexandrin, bien compris et bien traité, n’est donc rien moins que monotone ; il a quelques-unes des qualités du vers antique sans en avoir les défauts. En général, les alexandrins très harmonieux se suffisent à eux-mêmes ; isolés, il gardent encore leur harmonie, comme le faisaient les vers antiques ; us portent une marque : bien avant la rime, quelque chose les a consacrés vers. Ce qui leur donne ce caractère musical, c’est : 1º le temps fort de la césure, qui coupe les douze temps du vers en deux parties égales ; 2º le temps fort de la fin du vers, qu’on pourrait appeler la césure finale ; 3º les accents toniques, qui subdivisent encore d’une façon plus ou moins irrégulière les deux membres de phrase ainsi obtenus, varient le rythme, brisent la raideur primitive de l’alexandrin43.
Dès qu’il possède ses douze temps divisés par deux temps forts, le vers moderne est organisé. Il reste à le grouper avec d’autres. Nous avons étudié isolément cet organisme délicat ; il nous reste pour ainsi dire à l’étudier en société avec d’autres organismes semblables. C’est ainsi que va intervenir un nouvel élément, la rime.
La rime est, au premier abord, ce qui semble le plus artificiel dans le vers moderne. Autant le rythme est l’expression naturelle de l’émotion, autant il semble étrange au premier moment de rimer sa joie ou ses douleurs. Aussi, pour comprendre la rime, faut-il y voir tout autre chose que la simple répétition du même son ; elle est un moyen de marquer la mesure, elle est la mesure devenue sensible et vibrante à l’oreille. Si on la considère sous ce nouveau point de vue, on verra qu’elle se déduit très bien des lois physiologiques et psychologiques qui règlent la formation du vers : rime vient de rythme, et Joachim du Bellay écrivait encore au seizième siècle la rythme. Lorsque plusieurs vers se suivaient, il fallait trouver un moyen de les distinguer nettement les uns des autres, et pour cela de marquer avec insistance le temps fort de la douzième syllabe ; la rime était ce moyen. Elle ne fut d’abord qu’une simple assonance, puis alla se perfectionnant avec le sentiment même de la mesure. C’est elle qui, aujourd’hui, donne son unité au vers et permet de le faire entrer, sans le détruire, dans l’organisme plus compliqué des périodes poétiques et des strophes : elle est son modérateur et son régulateur44. On pourrait la comparer à un balancier qui se lève et s’abaisse à temps égaux, et qui à chaque coup frappe le vers comme une médaille, en lui imprimant sa forme définitive. Sans la rime, cette durée incertaine des syllabes qui caractérise les langues modernes — et qui, nous le répétons, n’est pas en elle-même un défaut — rendrait incertaine et flottante la durée même du vers. S’il y a dans les vers blancs une harmonie incontestable, elle est encore trop vague : ils produisent sur l’oreille une impression très analogue à celle que nous fait éprouver une série de phrases musicales « carrées » et bien rythmées en elles-mêmes, mais jouées toutes tempo rubato par un musicien inexpérimenté ; l’oreille cherche les articulations des phrases sans pouvoir les découvrir, et, toujours déçue, elle pressent un chant mélodique qu’elle ne peut saisir. Par la rime s’introduit l’ordre et pour ainsi dire la lumière en cette harmonie encore obscure ; on entrevoit alors, dans la période poétique qui se développe, une correspondance et une dépendance mutuelle de parties ; une sorte de force attractive rapproche les vers les uns des autres et les fait désormais graviter ensemble dans la même orbite, avec une régularité de mouvements et un concert qui n’est pas sans rappeler par une lointaine analogie ce que les philosophes anciens nommaient la musique des sphères.
Au plaisir de nous faire sentir le rythme, la rime en ajoute un autre secondaire, que M. de Fouquières a tort de vouloir nier45, celui de nous faire entendre deux fois la même consonance, c’est-à-dire le même timbre, le même accord harmonique. On sait que dans le langage chaque voyelle a un timbre particulier, et que le timbre n’est autre chose qu’un accord entre la note fondamentale et les sons élémentaires appelés harmoniques 46. Tout langage est donc une suite d’accords ; mais dans la prose ils se succèdent irrégulièrement, dans le vers ils reviennent en nombre égal et à temps égaux : le vers, même considéré indépendamment de la rime, est déjà, en toute vérité et sans aucune métaphore, une organisation élémentaire de la musique renfermée dans le langage. En l’entendant, l’oreille éprouvera la satisfaction qu’elle éprouve en présence de toute musique : après chaque accord, elle attendra le suivant, sans crainte de surprise, sans que les vibrations harmonieuses qui s’éteignent en elle soient contrariées par celles qui renaissent à l’instant. La suite rythmée des voyelles, dont chacune est un accord sourd, forme une symphonie voilée, quelque chose comme la voix d’un orchestre entendue sur une plage de très loin, sans qu’on puisse nommer aucune des notes apportées par le vent. La rime complète l’harmonie par des accords de cadence sur lesquels on se repose ; elle est une sorte d’écho nous renvoyant non pas un simple bruit, mais un même son musical, et nous le renvoyant en mesure ; cet écho régulier, par lui-même, ne manque pas de charme. De plus, puisque les voyelles ont chacune leur timbre, les voyelles de la rime auront quelque chose du timbre varié des instruments ; les unes, comme les d, tiennent un peu de la contrebasse ; les autres, comme les i, ont l’acuité de la clarinette ou de la flûte ; chaque vers peut se reconnaître alors au timbre de sa dernière syllabe ; les uns sont pour ainsi dire accompagnés avec un instrument, les autres avec un autre, et nous éprouvons, en retrouvant dans la strophe ces différents timbres, un plaisir semblable à celui du musicien distinguant dans l’orchestre les divers instruments qui tour à tour se renvoient une phrase mélodique· Ce plaisir, que nous donne l’écho et la reconnaissance du timbre, a sa part dans la jouissance causée par la rime ; cependant il serait peu de chose à lui seul : la preuve, c’est que nous ne le recherchons jamais dans la prose, nous l’évitons même, et les anciens l’évitaient aussi. Le rôle essentiel de la rime est donc de fixer le rythme par son choc régulier ; c’est le métronome du vers. Telle est sa justification scientifique, et c’est par là qu’elle se rattache indirectement au principe premier de tout langage rythmé : l’émotion.
Chapitre II.
Les théories romantiques du vers. — Le rôle de la césure
Dans cette espèce de « morphologie » du vers que nous venons d’esquisser à grands traits, nous avons négligé tous les cas de développement mal équilibré et d’apparente monstruosité qui pouvaient se présenter. Nous devons les examiner à présent, montrer comment ils rentrent dans la règle, comment on peut les expliquer et jusqu’à quel point on doit les approuver. Ces monstruosités, aujourd’hui assez prisées, sont de trois sortes : 1º la suppression méthodique du temps fort à l’hémistiche ; 2º l’enjambement méthodique ; 3º par compensation, la rime recherchée et uniformément riche.
Le romantisme a tenté de renouveler l’alexandrin classique, et ses théories sont aujourd’hui acceptées de presque tous les poètes contemporains (nous exceptons M. Sully-Prudhomme). Autant en effet le romantisme a perdu de nos jours son influence sur les prosateurs, autant il a gardé sur les poètes une domination presque exclusive. La petite école dite parnassienne n’est elle-même qu’un
humble rameau du grand tronc romantique ; elle se rattache à Th. Gautier, l’admirateur et pour ainsi l’adorateur de V. Hugo, du
poeta soverano
, comme Dante disait d’Homère. Selon M. de Banville, qui a systématisé bien plus exactement qu’on ne pourrait le croire les principes esthétiques du romantisme, la Légende des siècles doit être « la Bible et l’Évangile de tout versificateur français »
.
C’est que la Légende des siècles n’est pas seulement un chef-d’œuvre de poésie, elle renfermerait, selon M. de Banville, un nouveau type de vers, inconnu au dix-septième et au dix-huitième siècle, un vers construit d’après des principes tout autres, le vrai, le seul vers français. Μ. E. Legouvé47, qui a pour lui son expérience de lecteur consommé, croit aussi à l’existence de deux types de vers distincts, qu’il tâche, il est vrai, d’unir dans la même admiration : ce sont « deux puissants dieux »
, dit-il en empruntant un vers Athalie, et il faut les servir tour à tour ; par malheur, il a toujours été difficile de maintenir le bon accord entre les dieux comme entre les rois. M. de Fouquières, par l’analyse scientifique, croît pouvoir en venir, lui aussi, à affirmer qu’il existe un vers romantique, construit sans césure à l’hémistiche, plus rapide et tenant en moins de mesures que l’alexandrin classique. Ainsi, s’il faut en croire tous les poètes contemporains et la plupart de ceux qui, de nos jours, se sont occupés de métrique, V. Hugo ne s’est pas contenté de varier à l’infini
le vieil alexandrin, il en a proprement créé un nouveau, il aurait créé une métrique nouvelle.
Notre oreille, en changeant, a changé la musique.
Nous allons rechercher quels sont, d’après V. Hugo lui-même et ses disciples, les principes de cette métrique originale, et jusqu’à quel point ils peuvent se soutenir. Les romantiques ne se trompent-ils pas eux-mêmes quand ils essayent de formuler les règles de leur art, et existe-t-il un seul beau vers de V. Hugo qui échappe aux lois du vers précédemment ◀posées▶ ?
V. Hugo aime à le répéter, il a supprimé la césure et fait basculer la « balance hémistiche »
. En même temps il a introduit l’enjambement et l’a fait « patauger »
au beau milieu du vers, « comme le sanglier dans l’herbe et dans la sauge »
. Quant à ses rimes, elles sont d’une sonorité inaccoutumée qui compense la liberté du rythme : le vieux Pinde frémit en les entendant « rugir »
comme des « bêtes fauves »
. La rime, écrivait-il jadis dans la préface de Cromwell, est le générateur même de notre mètre, et il ajoutait que le poète doit être toujours fidèle à la rime, cette « esclave reine »
. Grâce à elle et par la suppression de la césure classique, le vers est affranchi. Autrefois, dit-il encore dans les Contemplations, le vers était un volant sur le front duquel on voyait piquées « douze plumes en rond »
, et qui sans cesse sautait sur la raquette de la prosodie ; aujourd’hui, le volant se change en un oiseau battant de l’aile, il s’échappe de la « cage césure »
et s’enfuit au fond des cieux, « alouette divine »
.
Ces idées sur la métrique, chères à V. Hugo, ont été successivement reproduites par tous ses disciples. Dans ses jours d’enthousiasme romantique, Sainte-Beuve s’écriait : « rime, unique harmonie du vers ! »
Pour Th. Gautier, la poésie « est un art qui s’apprend »
; le fond de cet art est la rime riche, et il avait coutume de dire aux jeunes poètes qui venaient le consulter : « Commencez par vous faire un dictionnaire de rimes. »
Selon M. de Banville, qu’approuve presque entièrement M. Legouvé, le « secret » de l’art des vers est le suivant : « on n’entend dans un vers que le mot qui est à la rime »
. Cette formule résume très bien la théorie romantique. M. de Banville en déduit naturellement la suppression de toutes les « lois mécaniques et immobiles »
du rythme : le vers n’a d’autre loi que le « frein d’or de la rime »
. V. Hugo lui-même a donc fait une révolution incomplète en maintenant encore un reste de césure effacée après la sixième syllabe du vers alexandrin ; en réalité, la césure peut être placée après n’importe quelle syllabe du vers, ce qui revient à dire qu’il n’y en a plus. « Osons proclamer la liberté complète, s’écrie M. de Banville, et dire qu’en ces questions l’oreille seule décide. »
Il ajoute, il est vrai, cette objection : « Mais si je n’ai pas d’oreille ? »
Il n’y répond guère.
La rime remplaçant la mesure et constituant à elle seule le rythme, le vers sera toujours d’autant meilleur qu’elle sera plus « opulente ». D’abord la consonance des dernières syllabes du vers doit être parfaite : loups, jaloux, devise, divise, etc. « Le poète consentirait plutôt à perdre en route un de ses bras ou une de ses jambes
qu’à marcher sans la consonne d’appui. »
Mais il y a une chose meilleure que la consonance d’une syllabe : c’est la consonance parfaite de deux ou plusieurs syllabes et surtout de deux mots entiers ; de quel nom appelle-t-on cette identité de son, accompagnant la différence de sens ? C’est le calembour. Le romantisme devait arriver par la logique des choses à se proposer comme idéal « le vers calembour », et telle est en effet l’idée de M. de Banville. Qu’est-ce après tout que la rime, si on la considère scientifiquement, à part du rythme qu’elle marque et qui lui communique toute sa grâce ? Un calembour incomplet, avorté ; donc plus le calembour est complet, meilleure sera la rime, et aussi le vers, puisque la rime fait le vers. On ne peut contester la valeur de ce raisonnement ; on sait d’ailleurs la grande quantité de vers calembours que renferme déjà V. Hugo : souffre rimant avec soufre, Racine avec racine, Corneille avec corneille, j’ai faim avec génovéfain, etc. Ajoutons que l’impression produite par le rapprochement de mots disparates, rapprochement perpétuel dans les romantiques et qui constitue à leurs yeux le « pittoresque de la rime », a toujours beaucoup d’analogie avec la surprise excitée par le calembour. Il en est ainsi même quand ces mots n’ont pas un son tout à fait identique ; je citerai les rimes : Marengo, lombago ; gouine, baragouine ; affranchîmes, cacochymes ; prodige, callypige ; tonnez, tu n’es qu’un nez ; boyaux, royaux ; urêtre, prêtre, etc. Tous ces effets sont pour ainsi dire des ébauches de calembours. Selon M. de Banville, le calembour, qui n’est jamais déplacé dans la poésie sérieuse,
est l’avenir même de la comédie. Sans aller aussi loin, tout romantique conséquent reconnaîtra que l’alexandrin, une fois réduit à la rime « opulente et pittoresque », a pour type et pour tendance le vers calembour : le jeu de sons, accompagné d’un certain décousu lyrique ou comique dans les idées, tend à s’identifier au jeu de mots.
Le calembour complet ou ébauché étant le but, comment le poète romantique l’atteindra-t-il ? La langue du romantisme veut être la langue de tout le monde ; mais on sait combien, dans le langage usuel, le nombre des rimes riches est limité. V. Hugo, Th. Gautier, M. Leconte de Lisle, y ont suppléé par un emploi extraordinaire de noms propres (noms d’hommes, de villes, de pays, etc.), et de mots techniques. Les mots techniques, telle doit être encore aujourd’hui, selon M. de Banville, la grande ressource du poète : tant pis s’il ne les comprend pas d’abord lui-même ; avant tout il doit rimer. « Je vous ordonne de lire le plus qu’il vous sera possible des dictionnaires, des encyclopédies, des ouvrages techniques traitant de tous les métiers et de toutes les sciences spéciales, des catalogues de librairie et des catalogues de ventes, des livrets de musées, enfin tous les livres qui pourront augmenter le répertoire des mots que vous savez et vous renseigner sur leur acception exacte… Une fois votre tête ainsi meublée, vous serez bien armé pour trouver la rime. »
Oui, mais la raison ?… Pour M. de Banville, la raison du poète, c’est la rime ; le poète ne pense pas, à vrai dire, il entend des rimes ; aussi, quand il applique son esprit à un sujet donné, doit-il commencer par trouver d’abord « toutes ses rimes »
. Peut-être par
analogie M. de Banville conseillerait-il à un peintre qui commence un tableau de fixer d’abord sur sa toile un nez, une jambe, des favoris avant d’esquisser le visage, des lambeaux de toile bien drapés avant de dessiner le bras qui doit les retenir ou le genou qui doit les supporter. — Les rimes trouvées, comment le poète les ajustera-t-il ? Le problème du vers ainsi ◀posé▶, et c’est ainsi que le ◀pose▶ toute l’école moderne issue du romantisme, il n’y a rationnellement qu’une réponse possible, c’est celle que M. de Banville va faire avec une merveilleuse franchise. Le poète, dit-il, ajustera ses vers « en bouchant les trous avec sa main d’artiste »
, et, pour boucher les trous, il a toujours la « cheville »
, ce secours des dieux. Pas de vers sans chevilles ; car, si la rime est l’essentiel, tout l’art du poète ne consiste plus qu’à lier deux rimes ensemble : or, ici, la pensée seule est impuissante, il faut ce qu’Alfred de de Musset appelait la menuiserie. Tout cela est très bien déduit des principes mêmes du romantisme. « Ceux qui nous conseillent d’éviter les chevilles, dit M. de Banville, me feraient plaisir d’attacher deux planches l’une à l’autre au moyen de la pensée. »
La seule différence entre les mauvais poètes et les bons, c’est que les chevilles des premiers sont placées « bêtement »
, tandis que celles des bons poètes sont « des miracles d’invention et d’ingéniosité »
. En résumé, selon M. de Banville, le poète n’a pas d’idées dans le cerveau, il a simplement des sonorités, des rimes, des calembours ; ces calembours le hantent et lui fournissent des idées ou un semblant d’idées ; puis, toutes les fois qu’une solution de continuité se présente entre les
idées ainsi obtenues, le poète « bouche les trous »
avec la sérénité de conscience d’un bon ouvrier à la journée.
Il est impossible de tracer plus fidèlement l’idéal que devait finir par se proposer la poésie « parnassienne » ou « romantique », en s’inspirant non pas des vers mêmes de V. Hugo, mais de ses théories. Ajoutons que, si toute la poésie se réduit à la rime, elle doit pouvoir « s’apprendre »
, comme disait Th. Gautier48. M. de Banville sur ce point se montre moins logique que ce maître : selon lui, l’art de trouver la rime est un don surnaturel, divin (les athées, par parenthèse, en seraient exclus). C’est par ce côté que M. de Banville va relever son poète idéal et le grandir à nos yeux : la rime est le trépied d’Apollon. La rime, dit-il, se révèle par une sorte de coup de théâtre « surnaturel et inexplicable »
. « Si vous êtes poète, le mot type se présentera à vous tout armé, c’est-à-dire accompagné de sa rime. Vous n’avez pas plus à vous occuper de le trouver que Zeus n’eut à s’occuper de coiffer le front de sa fille Athéné du casque horrible et de lui attacher les courroies de sa cuirasse, au moment où elle s’élança de son front, formidable et sereine comme l’éclair qui déchire la nuée. »
Voilà de la mythologie et non de la science. Pourquoi donc M. de Banville, d’accord avec Th. Gautier, conseillait-il tout à l’heure à son apprenti poète de lire force catalogues de ventes, de musées, etc., et d’avoir une bonne mémoire ? Les dictionnaires et les catalogues de ventes ne seraient-ils pas encore plus féconds que la tête de Jupiter, et n’est-ce
pas de leurs feuillets jaunis que la rime a chance de sortir « horrible et formidable49 »
?
En somme la théorie romantique et parnassienne du vers, sauf ce grain de mysticisme qu’y ajoute M. de Banville, est très logique, très consciente d’elle-même et très raisonnée dans ses conséquences les plus paradoxales. Ses deux affirmations essentielles sur l’absence de césure et sur la richesse continue de la rime méritent donc examen.
Et d’abord existe-t-il vraiment, comme on le répète chaque jour, un vers tout nouveau, le vers romantique, caractérisé par l’absence réelle de césure à l’hémistiche ? Voici quelques lignes tirées des poésies de MM. Leconte de Lisle et Coppée ; ces lignes nous paraissent bien répondre au type nouveau de vers admis aujourd’hui :
Et les taureaux, et les dromadaires aussi…Et triomphant dans sa hideuse déraison...Comme des merles dans l’épaisseur des buissons... (L. de Lisle).
L’habilleuse avec des épingles dans la bouche…Des grisettes qui lui trouvaient l’air distingué… (Coppée.)
Et la fièvre lorsque tout à coup je remarque… Évidemment ce ne sont plus là des vers du type ordinaire ; mais peut-on dire que ce soient encore des vers ? Aucune de ces lignes offre-t-elle rien de musical, le moindre rythme saisissable à l’oreille ? Ne suffirait-il pas d’ouvrir un livre de prose pour y trouver un certain nombre de bouts de phrases analogues, offrant par hasard douze syllabes ? La rime ne peut pas plus les transformer en vers que l’artifice typographique par lequel on les imprime à la ligne, avec des majuscules au premier mot ; des vers blancs seraient préférables à ces phrases mal équilibrées où les consonances sembleront nécessairement produites par le hasard. Si le propre du vers, comme nous l’avons vu plus haut, est d’exprimer et de produire l’émotion, d’aller au cœur, il est clair que le calembour ou le demi-calembour de la rime ne saurait constituer le vers ; il nous faut donc, selon les lois psychologiques et physiologiques précédemment invoquées, chercher dans le langage rythmé l’essence même du vers ; or le rythme disparaît là où la césure est non seulement affaiblie, mais totalement supprimée, là où l’on ne peut plus battre en aucune façon la première des deux mesures à 6/8 formées par le vers. Les poètes rejetant la césure de l’hémistiche sont donc des musiciens qui veulent se passer du rythme, c’est-à-dire du fond même de toute musique et de tout vers. Des architectes qui voudraient se passer de pierres, ou tout au moins de pierres taillées, ne seraient pas plus étranges.
Si les prétendus vers « romantiques » que nous venons de citer ne sont pas des vers, s’ensuit-il que l’alexandrin conçu par Boileau soit le seul possible ? Bien loin de là ; dès le dix-septième siècle, il y avait un versificateur d’un génie très supérieur à Boileau (parfois à Racine) ; nous voulons parler de La Fontaine, qui a manié l’alexandrin comme les petits vers, avec une habileté merveilleuse ; plus tard est venu André Chénier ; plus tard enfin notre V. Hugo. Aucun n’a changé d’une manière fondamentale le rythme du vers français ; mais chacun d’eux, surtout le dernier, lui a fait subir des variations considérables. Pour comprendre ces variations et les apprécier à leur juste valeur, il faut de nouveau emprunter quelques données à la musique. Un des effets les plus importants de l’art musical, ce sont les contre-temps et les syncopes. Un rythme régulier étant considéré comme l’expression physiologique d’une certaine tension nerveuse, la rupture momentanée de ce rythme marquera une brusque rupture d’équilibre dans l’organisme et comme l’invasion d’une émotion nouvelle et tumultueuse, qui se transmettra à l’auditeur. Aussi, dans la musique passionnée des modernes, les contre-temps, les syncopes, tous les effets tirés du rythme jouent un rôle de plus en plus grand. Seulement, remarquons-le bien, le contre-temps ne supprime en aucune façon la mesure ; l’impression qu’il produit vient précisément de ce que l’oreille, ayant le sentiment exact de la mesure, devine où devait tomber le temps fort ; déçue d’abord dans son attente, elle éprouve un certain plaisir à le retrouver, quoique en retard. Appliquons ces principes de toute musique à la musique du vers. Les poètes qui se modelaient sur Boileau ressemblaient à des musiciens auxquels on interdirait tout contre-temps ; aussi leur phrase mélodique avait-elle fini par devenir d’une banalité, d’une monotonie extrême. Les effets de rythme devaient au contraire permettre aux La Fontaine, aux André Chénier et surtout aux V. Hugo de varier indéfiniment la mélodie du vers ; mais ces effets ne doivent en aucune manière déranger la mesure et rompre l’équilibre de la phrase musicale. Or, nous le savons, c’est la césure et la rime qui dans le vers marquent la mesure : elles ont le rôle du bâton de chef d’orchestre ; il faut donc qu’on les sente toujours, il faut que la division rationnelle du vers par groupe de six syllabes subsiste, même quand on ne veut pas souligner avec la voix cette division. L’inter valle du sixième au septième pied est le centre normal de l’alexandrin ; si, par exception, le temps fort oscille à droite ou à gauche de ce point central, il est pourtant nécessaire qu’on sente une certaine attraction de ce côté, une possibilité de s’y arrêter. Tout enjambement, qu’il se fasse d’un hémistiche sur l’autre ou d’un vers sur l’autre, doit coûter quelque effort : c’est la condition même de son effet. Je dois sentir que je franchis une ligne normale de démarcation. Si en musique le contre-temps supprimait la vraie mesure, ce ne serait plus un contre-temps ; c’est son irrégularité même qui explique son effet psychologique, et cette irrégularité n’existe que par comparaison avec la règle, c’est-à-dire la mesure toujours maintenue.
Nous arrivons à ce résultat que, s’il n’existe pas de vers « romantique » sans césure régulière, du moins le rythme du vers classique peut subir de très nombreuses variations, qui se justifient théoriquement. Nous avons écarté tout à l’heure, comme ne rentrant pas dans le type du vers, certaines espèces vraiment monstrueuses ; il reste à voir, par de nouveaux exemples, comment d’autres espèces peuvent prendre naissance et vivre sans faire exception aux règles générales de l’esthétique. On peut ici raisonner par analogie de l’architecture et de la musique à la poésie. Les esthéticiens d’Allemagne ont montré que, dans l’architecture, les proportions diverses des lignes sont régies par une règle qu’on a nommée règle d’or, et qui établit entre les lignes un rapport simple. Par exemple, une croix n’est élégante que si ce rapport simple existe entre le pilier et les bras. De même, en musique, les accords résultent, comme on sait, de rapports simples entre les nombres des vibrations. Il en est ainsi dans le vers, qui a, lui aussi, sa règle d’or et doit s’y conformer. Analysons ces vers empruntés à la Légende des siècles, où se trouve à la fois un enjambement et la suppression (apparente) de l’hémistiche :
… Et la voix qui chantait
Le premier vers, très bien coupé, a donné le sentiment net de la vraie mesure ; à l’hémistiche du second vers se trouve la diphtongue sonore eau qui porte accent tonique ; l’oreille sent que c’est ici le temps fort, la voix semble devoir y appuyer, s’y reposer longtemps : tout d’un coup elle glisse ; par un effet de rythme merveilleux se trouve représentée la courbe brisée du vol d’un oiseau ou d’une vibration mourant dans l’air. Aucune loi du vers n’a été violée ; la mesure de | a été conservée avec un simple contre-temps à la seconde mesure, et cependant quelque chose de nouveau se trouve dans ce vers : une image, une idée a été produite par un procédé tout musical, sans le secours des mots.
La porte tout à coup s’ouvrit bruyante et claire...Le preux se courbe au seuil du puits, son œil s’y plonge50…
Dans ces exemples, où le contre-temps produit au milieu du vers une harmonie nouvelle, nous observons déjà deux choses : 1º le temps fort de la césure, quelque affaibli qu’il soit, peut toujours se battre ; 2º le nouveau temps fort introduit à côté par substitution est placé d’une manière méthodique et coupe l’alexandrin, déjà divisé vaguement par la césure effacée, en deux tronçons nouveaux de 8 et de 4 pieds.
La première de ces deux règles a pu être niée fort souvent en théorie ; mais, dans la pratique, V. Hugo s’est presque toujours soumis à la césure ; il a aussi fort peu d’enjambements qui dérangent d’une manière durable l’équilibre des vers. Son oreille l’a généralement empêché de faillir là même où sa théorie était en défaut. Dans ses vers, comme dans la nature même des choses, tout contre-temps, par cela même qu’il est un effet, ne devient jamais une règle. Aussi, quoi qu’il en ait dit plaisamment
lui-même, rien d’habitude ne « patauge dans ses strophes51 »
. Les poètes et les esthéticiens modernes s’appuient sur une analyse inexacte du vers même de V. Hugo, quand ils font des alexandrins sans aucune césure au sixième pied. Le sixième pied doit toujours être pourvu d’une syllabe sonore, portant accent tonique, et sur laquelle la voix glisse parce qu’elle le veut bien, non parce qu’elle ne peut faire autrement. Donc, rien d’inacceptable comme ces mots placés à cheval sur l’hémistiche par les poètes contemporains, ou ces articles qui appellent le substantif retenu dans l’autre moitié du vers, ou ces que et ces qui cherchant en vain à se ◀poser▶, comme une jambe boiteuse. Tous les articles, pronoms ou conjonctions (surtout ceux d’une syllabe), tous les mots qui n’ont pour ainsi dire pas d’existence indépendante des mots suivants, ne peuvent être placés au sixième pied. Si encore un poète prenait une fois en passant des libertés pour introduire dans le vers une expression vraiment forte, qui le déborde et le brise pour ainsi dire, on pourrait le comprendre à la rigueur ; c’est au contraire
pour des vers faibles et mal venus qu’on se permet ces cacophonies, bien plus choquantes que les hiatus. Selon une théorie vraiment scientifique du vers, nous croyons ces licences injustifiables52.
La césure maintenue, il nous reste à examiner la place du nouveau temps fort introduit dans le vers par La Fontaine, Chénier et V. Hugo. Comme nous l’avons vu, ce temps fort se borne dans la majorité des cas à subdiviser le vers en deux parties, l’une de quatre et l’autre de huit pieds. En d’autres termes, sans faire disparaître entièrement pour l’oreille le rapport primitif des deux hémistiches (6 et 6), il introduit un rapport nouveau (4 et 8), qui rentre par sa simplicité dans ce qu’on pourrait appeler la règle d’or du vers. Aussi le vers de V. Hugo, bien compris, est-il supérieur au vers de Boileau, parce qu’il renferme deux harmonies de nombres au lieu d’une seule, et concentre, pour ainsi dire, le charme de deux vers en un53.
On voit combien la « révolution romantique » · est simple au fond, et combien ceux qui l’ont faite ont eu tort d’y voir eux-mêmes une sorte de bouleversement du vers. Au fond, c’est sa simplicité qui a fait sa fécondité. V. Hugo ne supprime pas la césure, il la multiplie, il en place une seconde après la première, et le vers y gagne au lieu d’y perdre. Donc, le « vers romantique » et le « vers classique », si souvent opposés par nos poètes, ne font qu’un ; l’alexandrin, tel que l’a conçu V. Hugo, n’est pas un vers nouveau ; c’est le vers classique arrivé à son plein développement, et possédant la plus grande complexité rythmique sans avoir perdu rien de son nombre ni de sa mesure. On a dit que l’avenir de la musique moderne était dans la variété des rythmes ; ainsi en est-il de la poésie,
Peinture qui se meut et musique qui pense54,
mais à la condition que la variété des rythmes n’altère jamais au fond la mesure.
Chapitre III.
Des mètres nouveaux. ― De l’hiatus
Les romantiques n’ont pas seulement modifié le rythme du vieil alexandrin ; ils ont essayé de créer des mètres nouveaux. Plusieurs poètes contemporains, renouvelant les tentatives du seizième siècle, ont écrit des vers de neuf, onze, treize, quatorze, quinze et seize pieds. Ces tentatives ont été généralement faites en dehors de tout esprit scientifique et sans méthode raisonnée.
Rappelons les principes établis plus haut et sur lesquels on doit se régler dans ce genre d’essais : 1º tout vers excédant huit syllabes55 doit avoir une ou plusieurs césures facilement saisissables à l’oreille ; 2º le vers peut être coupé par la césure en deux parties inégales si, dans ces deux parties, les nombres des syllabes offrent des rapports simples et sont divisibles par le même chiffre. C’est ce qui arrive pour le vers de dix pieds coupé en deux parties de quatre et de six syllabes :
L’amour forgeait ; au bruit de son enclumeTous les oiseaux, troublés, rouvraient les yeux (V. Hugo).
Malgré l’inégalité des deux hémistiches, l’oreille n’est pas choquée, parce qu’elle saisit sans effort le rapport des deux nombres pairs. Au contraire, au lieu des nombres 4 et 6, mettez 3 et 7, ou, en supprimant une syllabe, mettez 4 et 5 ou 5 et 4 ; vous obtiendrez des rapports mathématiques choquants pour l’oreille. Faute d’avoir connu cette règle, on a composé des vers de 9 syllabes qui sont vraiment inadmissibles :
En proie à l’enfer plein de fureur,Avant qu’à jamais il resplendisse,Le poète voit avec horreurS’enfuir vers la nuit son Eurydice (Th. de Banville).
Je n’aimai pas le tabac beaucoup (Sedaine).
Au contraire, coupez le vers de neuf pieds en parties égales, c’est-à-dire établissez deux césures, l’une après le troisième pied, l’autre après le sixième56, vous obtiendrez un des vers les plus harmonieux de notre langue, surtout lorsqu’il est disposé en strophes :
Oui, c’est Dieu — qui t’appelle — et t’éclaire !À tes yeux a brillé sa lumière,En tes mains il remet sa bannière,Avec elle apparais dans nos rangs. (Scribe.)
L’air est plein d’une haleine de roses. (Malherbe.)
Si un vrai poète s’emparait de ce rythme, il pourrait produire le plus grand effet ; car ces deux césures se succédant si rapidement à temps égaux donnent le sentiment d’une harmonie toujours présente, et l’oreille est bercée sans que rien d’inattendu ou de disproportionné vienne la surprendre. La monotonie serait le seul inconvénient de ce vers, si on voulait l’employer pour un trop long poème.
Quant au vers de onze pieds, l’impossibilité οù l’on est de le diviser en parties égales ou offrant des rapports simples, nous semble vraiment le condamner. Le voici sous ses deux types, avec la césure après la cinquième ou après la sixième syllabe :
Belle dont les yeux — doucement m’ont tué (Ronsard.)Et le ciel ne voit point — d’amant plus heureux (Voiture.)
Il a toujours l’air d’un alexandrin manqué ; l’inégalité des deux hémistiches produit l’effet d’une dissonance revenant sans cesse. Pour le comprendre, il suffit d’ôter une syllabe aux deux célèbres vers de Racine :
Ariane, hélas ! de quel amour blesséeTu mourus aux bords où tu fus délaissée.
Ce distique boiteux fait ressortir toute la différence qui sépare le vers de onze pieds d’un véritable vers. Il ne pourrait servir que là où le poète se donnerait à tâche de causer une sorte d’irritation, d’agacement du système nerveux.
Pour la même raison, le vers de treize pieds n’est pas justifiable :Le chant de l’orgie — avec des cris au loin proclameLe beau Lysios, — le Dieu vermeil comme une flamme. (De Banville.)
Il n’est pas moins boiteux, mais il l’est plus lourdement. De même pour le vers de quinze syllabes :
Ô des poètes l’appui — favorise ma hardiesse (Baïf.)
Restent donc les vers de quatorze et de seize pieds. On a essayé du vers de quatorze syllabes, divisé par la césure en deux tronçons de six et de huit :
Voici qu’elle reflue et que, l’une de l’autre écloses,Ses vagues sans fracas remontent vers leur lit de roses. (André Lefèvre.)
Quoique ces deux nombres offrent entre eux une proportion satisfaisante, ils représentent déjà un chiffre trop élevé pour que cette proportion soit facilement saisie par l’auditeur. L’harmonie de ce vers, réelle mathématiquement, tend donc à devenir nulle pour l’oreille. Plus harmonieuse est la division en deux tronçons égaux de sept pieds chacun :
Il fait meilleur à Paris — où l’on boit avec la glace (Scarron.)
Nous croyons que ce dernier type de vers serait possible ; mais en somme il se réduit à la juxtaposition de petits vers de sept pieds ne rimant que deux à deux : ces vers, s’ils rimaient tous entre eux, ne produiraient-ils pas meilleur effet ? Le vers de quatorze pieds est un alexandrin alourdi, et cependant le nombre impair des pieds dans chaque hémistiche lui donne quelque chose de sautillant qui étonne par contraste.
Quant au vers de seize syllabes, qui se rapproche du long vers sanscrit, il est incapable de se plier au mouvement de la pensée moderne ; c’est plutôt une période oratoire bien cadencée qu’un véritable vers :
Je me meurs vif, ne mourant point ; je sèche au temps de ma verdeur. (Baïf.)
La disposition 6 et 6 de l’alexandrin ou 4 et 6 du vers de dix syllabes demeure donc le type des arrangements agréables à l’oreille. Comme nous venons de le voir, l’intelligence ne reste jamais étrangère au plaisir de l’ouïe ; or, c’est le vers de 12 syllabes qui nous fournit et nous fournira longtemps encore les éléments les plus variés et les ressources les plus faciles pour cette mathématique inconsciente qui, en poésie comme en musique, constitue l’harmonie.
Comme les poètes contemporains ont tenté de briser le rythme et le nombre du vers français, ils ont voulu réformer les lois de l’harmonie des syllabes et rétablir l’hiatus. Cette question de l’hiatus nous paraît beaucoup moins importante que celle du rythme et du mètre, puisque le vers français a existé longtemps et peut encore exister avec des hiatus. Nous croyons qu’il est sur ce point peu de règles absolues ; pourtant il y a cette règle générale de mécanique qu’un mouvement s’accomplit avec d’autant plus d’aisance qu’il donne lieu à moins de frottements. La rencontre des voyelles est condamnable parce que c’est, au point de vue scientifique, une perte de force pour les organes vocaux et une fatigue pour l’oreille.
Comme l’a montré M. Becq de Fouquières, l’hiatus est une interruption brusque, une solution de continuité dans le son. Quand nous prononçons deux voyelles consécutives très distinctement et en les accentuant toutes deux, le courant d’air expirateur doit s’arrêter après la première pour attendre que la bouche soit prête à l’émission de la seconde : de là un temps de silence qui suspend la parole et toute sensation acoustique57. L’hiatus sera d’autant plus sensible que chacune des voyelles portera un accent tonique plus caractérisé : au contraire, si la première est plus faiblement accentuée, elle tendra à se fondre dans l’autre et à former un son composé, une sorte de diphtongue où tout hiatus disparaît : c’est pour cela que la rencontre des voyelles à l’intérieur des mots n’offre en général rien de choquant pour l’oreille : suavité, jouet, poète, Danaé, etc. Ces sons composés ont au contraire une expression caressante. Tout autre est la rencontre de voyelles qui appartiennent à deux mots distincts et qui ont ainsi une existence indépendante l’une de l’autre : cette rencontre ne peut avoir lieu dans la langue française sans un heurt vraiment désagréable. C’est que dans notre langue l’accent tonique porte précisément sur la dernière syllabe de chaque mot ; la voix, au moment où elle s’allongeait sur cette syllabe, se trouve donc arrêtée brusquement dans son extension : on a le sentiment d’un obstacle qui intervient, d’une sorte de choc. Le choc est d’autant plus violent que le sens de la phrase permet moins de s’arrêter entre les deux mots, ou que la voyelle du second mot est moins sourde : par exemple, cet hiatus : l’oiseau apparaîtra , est plus dur que cet autre : l’oiseau ami de l’homme, parce que la syllabe ap porte un accent tonique secondaire, tandis que la première syllabe d’ami n’en porte pas.
En somme, la langue française est infiniment plus susceptible d’hiatus que les autres langues : 1º à cause de la disposition de ses accents toniques ; 2º à cause de la prononciation distincte et indépendante de chacune de ses syllabes ; 3º à cause du son franc et simple de ses voyelles, qui peuvent plus difficilement que celles des autres langues se fondre l’une dans l’autre ; en anglais, au contraire, le son d’une voyelle consiste en général dans la fusion de deux ou trois sons divers, parfois d’une véritable gamme de sons : il suffit de prendre pour exemple la simple interjection : Ah !
La rencontre des voyelles ne pourra donc jamais être dans les vers français qu’une exception. De là à bannir du vers ces locutions adverbiales, ces dissonances consacrées par l’usage : sang et eau (Racine), folle que tu es (Musset), vingt et un (V. Hugo), etc., il y a loin. Certains hiatus, comme il y a, sont harmonieux à cause de la parfaite fusion des voyelles l’une dans l’autre. En général, la rencontre de la voyelle i avec les autres est peu choquante, parce qu’elle se rapproche du son de l’l mouillée ; mais la rencontre de l’é et de l’a, par exemple, est très dure58. Pour que l’hiatus puisse s’ériger en règle et en coutume dans le vers français, il faudra que notre prononciation actuelle se soit modifiée bien profondément, et nous sommes loin de cette époque, qui n’est pas après tout très désirable.
En résumé, le vers français tel qu’il est, avec les mètres qu’il possède et les syllabes choisies qu’il peut employer, offre des ressources de rythme et d’harmonie bien suffisantes pour un poète. Si, chez les poètes de second ordre, le rythme et l’harmonie manquent nécessairement, cela ne tient ni au vers français, ni même toujours à l’oreille de ces poètes : cela tient, nous le verrons plus tard, à la nature même de leur pensée, trop médiocre pour être harmonieuse ; cela tient, pour ainsi dire, à la démarche même de leur esprit : incessu patuit . Le rythme fondamental du vers n’est rien sans le rythme même du langage et de l’idée, qui n’est donné tout fait à personne et qui s’organise spontanément dans l’inspiration même.
Chapitre IV.
La rime riche
Nous avons vu que le vers est constitue avant tout par le rythme, le nombre et la mesure : il est la pensée à la fois pleine et mesurée, la pensée devenue chantante sous l’influence de l’émotion. Dans les lettres de G. Flaubert à G. Sand se trouve, au milieu de paradoxes, cette remarque qui confirme ce que nous avons dit sur les rapports du rythme et de la pensée : « Dans l’harmonie des mots, écrit Flaubert, dans la précision de leurs assemblages, n’y a-t-il pas une vertu intrinsèque, une espèce de force divine, quelque chose d’éternel comme un principe ? Ainsi, pourquoi y a-t-il un rapport nécessaire entre le mot juste et le mot musical ? Pourquoi arrive-t-on toujours à faire un vers quand on resserre trop sa pensée ? La loi des nombres gouverne donc les sentiments et les images, et ce qui paraît être l’extérieur est le dedans. »
Si la loi des nombres est le dedans de la prose même, à plus forte raison est-elle le dedans de la versification, qui ne fait que la rendre sensible et régulière. Quant à la rime, comme nous l’avons prouvé,
elle n’est scientifiquement que le moyen de marquer la fin du vers ; du moment où, grâce à elle, la mesure est devenue sensible, son rôle essentiel est terminé. Le prosateur qui renforce et resserre sa pensée n’arrive pas à la rime, mais il arrive au rythme. Si l’on demande à la rime de jouer un rôle plus important, ce peut être une question de préférence personnelle, mais la rime « opulente » n’a pas beaucoup plus d’importance dans une théorie scientifique du vers français que la rime annexée, batelée, etc., du quatorzième et du quinzième siècle. À aucune époque de l’histoire, la rime riche ne fut tenue en aussi grand honneur que pendant ces deux siècles. Des oreilles qui n’étaient pas encore assez délicates pour être choquées des hiatus trouvaient un plaisir extrême dans la répétition des mêmes sons accompagnée de la différence de sens ; à cette époque, les vers étaient bien proprement, selon l’idéal de M. de Banville, d’harmonieux « calembours ».
Pour dire vrai, au temps qui court,Cour est un périlleux passage ;Pas sage n’est qui va en cour,Court est son bien et avantage.
Non seulement les rimes annexées de cette manière, mais les enchaînées, les fraternisées, les batelées, les couronnées et tant d’autres, produisaient de charmantes surprises pour l’oreille et pour l’esprit. La rime batelée, par exemple (du vieux verbe bateler, faire des tours), qui ramenait la même consonance non seulement à la fin des vers correspondants, mais à l’hémistiche de tout autre vers placé entre eux, produisait de jolis effets d’harmonie, et en même temps elle compliquait le rythme même, ce que ne fait pas la rime riche. Quels « rimeurs » que Clément Marot et ses contemporains, et comme ils dépassaient nos parnassiens modernes ! C’étaient alors des combinaisons d’une ingéniosité sans égale, des problèmes d’une décourageante difficulté résolus en se jouant, des tours de force ou d’adresse dignes de ce temps où l’on faisait tenir l’Iliade entière copiée sur parchemin dans un œuf de pigeon. Que de petits poèmes contenant, comme cet œuf, des trésors de patience et de génie ! La difficulté vaincue était toujours sûre de provoquer l’admiration, tandis que la vraie beauté l’était beaucoup moins. Il est si commode d’avoir un « critérium » fixe pour juger l’œuvre d’art) Une femme du peuple disait au sortir d’un sermon : « Quel grand prédicateur ! Il a parlé pendant deux heures entières. » C’est ainsi, par le temps et l’effort, qu’on appréciait la poésie, et la rime permettait de supputer mentalement la longueur du travail. « Quels beaux vers ! ils sont si cherchés ! » Par malheur, ce genre de beauté passe bien vite : plus une œuvre d’art sent l’effort, plus elle est ingénieusement arrangée, frisée, pomponnée, plus tôt elle se démode ; rien ne se fane comme les papillotes : il n’y a d’éternel que ce qui est simple.
C’est pourtant vers cette époque d’effort stérile, de jeux de rimes et de jeux de mots que nos poètes contemporains, depuis Th. Gautier, ont tous essayé de revenir. Presque toujours, dans les périodes où l’art vieillit, il se produit un retour vers l’enfance même de l’art59. Tandis que les poètes contemporains, s’imaginant suivre l’exemple de Victor Hugo, montrent une oreille si peu difficile en ce qui concerne la césure, ils ont des recherches, des raffinements de toute sorte en ce qui concerne la rime. C’est que, selon eux, ce raffinement de la rime peut seul compenser les négligences dans la mesure du vers ; comme si on compensait une négligence par une affectation ! Selon une métaphore de Sainte-Beuve reprise par M. Legouvé, la rime est l’agrafe d’or attachant autour du sein de Vénus l’écharpe divine, toujours prête à retomber et qu’elle relève toujours ; de notre temps, Vénus se démène si bien que l’écharpe du vers court grand risque de se déchirer ; malgré la riche, agrafe de la rime, elle va s’envoler au vent. On comprend les inquiétudes de ceux qu’on appelait jadis les bons classiques. » Là où le léger affaiblissement de la césure est un effet de rythme (comme dans tous les bons vers de Victor Hugo), il· ne compromet nullement le vers et il n’a nul besoin d’être pour ainsi dire excusé par une rime plus riche que la rime classique. Voici des vers d’Eviradnus où le premier hémistiche enjambe sur le second, le second sur le vers qui suit ; la rime est loin d’être riche (quoique Hugo ait souvent rimé exactement même avec la terminaison anche) ; le rythme est des plus complexes ; l’effet d’harmonie est incomparable :
Zéno l’observe, un doigt sur la bouche : elle pencheLa tête, et, souriant, s’endort, sereine et blanche.
On pourrait trouver dans Victor Hugo et dans La Fontaine nombre d’exemples de ce genre avec des rimes masculines ou féminines. Là où l’enjambement est une qualité, il plaît par lui-même et à condition d’un retour rapide à la coupe typique du vers ; là où il est un défaut, la richesse des rimes ne pourra jamais y remédier, pas plus qu’elle ne remédierait à un vers de treize pieds. Une rime riche n’a jamais sauvé un mauvais vers.
Parmi les grands poètes, les uns ont eu une sorte de superstition de la rime, comme Victor Hugo ; les autres, comme La Fontaine ou A. de Musset (qui prenaient pourtant de grandes libertés de rythme) l’ont réduite au strict
nécessaire ; il est donc difficile d’établir empiriquement, d’après leur exemple, aucune règle prescrivant la rime riche. Ceux mêmes qui ont eu le plus de recherches à l’endroit de la rime font preuve soudain, par moments, d’une négligence extrême. On relèverait chez Victor Hugo des milliers de vers blancs ou qui sont bien près de l’être60. L’autorité des poètes n’a donc pas grande valeur, comme
toute autorité. L’appréciation du public en aurait davantage ; mais, en général, tout lecteur qui n’est point un rimeur lui-même n’attachera pas une importance exagérée à la richesse de la rime : c’est là une affaire de métier plutôt que d’oreille. Pures questions de métier, par exemple, que tels reproches adressés à A. de Musset par les parnassiens. Si vous rencontrez dans la rue un tailleur, il vous regardera moins vous-même qu’il n’observera la coupe de votre habit ; si c’est un coiffeur, il examinera la coupe de vos cheveux ; si c’est un cordonnier, vos chaussures : un étranger arrivant à Marseille est poursuivi aussitôt par de petits garçons qui, l’œil sur ses pieds, y découvrent quelque grain de poussière et mettent leur brosse à son service. Ainsi en est-il dans le monde des artistes : trop souvent, au lieu de saisir dans l’œuvre des Musset et des Hugo l’idée qui la dominait, on s’est attaché aux petites choses du métier, à tel grain de poussière. Th. Gautier, — qui ne pardonnait qu’un vers à Racine : « La fille de Minos et de Pasiphaé »
, — déclarait que le chef-d’œuvre de V. Hugo est l’énumération de noms sonores placée au début de Ratbert ; il reniait énergiquement Alfred de Musset, comme un « poète bourgeois »
, sans sonorité. À Théophile Gautier et aux parnassiens Musset eût pu répondre : « De grâce, ne regardez pas seulement mon pourpoint ou mes chaussures ; regardez-moi en face, droit au visage, et tâchez de lire ma pensée au fond de mes yeux. » La faveur croissante dont jouit Musset auprès du public, malgré le discrédit où il est tombé auprès des poètes contemporains, montre combien le chatouillement de la rime riche touche
moins l’oreille que la musique intérieure et profonde du rythme61.
Recherchons donc scientifiquement, en dehors de toute tradition classique ou romantique, ce qui distingue une bonne rime d’une mauvaise.
La rime est constituée par l’identité de timbre ; or, c’est la voyelle qui donne le timbre, et c’est elle en conséquence qui est l’essentiel dans la rime. La consonne, au contraire, comme l’a fait voir M. Max Müller, n’est qu’un bruit accompagnant l’émission de la voyelle ; elle n’a pas par elle-même de valeur musicale. La consonne est si bien au second rang dans la rime, que celle-ci a commencé par n’être qu’une simple assonance. Empruntons un point de comparaison à l’analogie établie par Helmholtz entre l’ouïe et la vue. Le timbre est la couleur du son ; c’est même ainsi qu’on le définit en allemand et en italien ; chaque voyelle représente ainsi pour l’oreille ce qu’est pour la vue l’une des couleurs du prisme : le charme de la rime consiste à ranger ces couleurs selon un ordre régulier, à les faire disparaître et revenir tour à tour, comme cela se produirait si l’on faisait tourner devant nous un disque bariolé de nuances disposées savamment. Les voyelles constituant ainsi comme la coloration du langage, les consonnes ou articulations ne sont que les lignes qui séparent les unes des autres les diverses bandes colorées et les empêchent de se confondre. Elles sont comme les nervures du langage, et on ne les distingue pas aussi facilement de loin : dans un massif d’arbres, on n’apercevra d’abord que la teinte des feuilles, non leur forme ; de loin, on n’entendra dans un chant que les voyelles émises, non les consonnes qui règlent leur émission. La voyelle étant le fond même de la rime et ce que l’oreille remarque d’abord, nous pouvons établir cette première règle, qu’avant tout la rime doit offrir l’identité des voyelles consonantes. Il faut donc condamner toutes ces rimes : couronne, trône ; râle, sépulcrale ; économe, homme ; bât, abat, etc., qu’on trouve sans cesse dans les romantiques et les parnassiens. L’identité de la consonne d’appui ne peut racheter la différence des voyelles.
Ce principe de la rime une fois ◀posé, nous comprendrons vite comment l’identité des voyelles tend à produire l’identité de la consonne qui suit. Si je prononce, par exemple, ces mots âne et âme, la différence de la consonne est en elle-même peu de chose ; seulement, l’oreille reste sur cette différence, qui, se produisant à la fin du mot, acquiert ainsi une importance soudaine et compense la ressemblance des voyelles. De là une seconde règle : les consonnes qui suivent la voyelle de la rime doivent toujours avoir un son identique. Il faut donc regarder comme inexactes ces rimes que V. Hugo a reproduites si fréquemment et dans lesquelles les consonnes dernières sont tantôt muettes et tantôt sonores : Vénus, nus ; Nil, chenil ; héros, rhinocéros ; tous, doux ; maïs, pays.
Maintenant, lorsqu’une voyelle et la consonne qui la suit sont identiques, faut-il demander encore davantage et exiger, avec M. de Banville, l’identité de la consonne qui précède, dite consonne d’appui ? Sans doute, cela est préférable ; mais on ne peut le déduire scientifiquement des principes du vers, parce que l’identité de la voyelle et des dernières consonnes suffit très bien pour marquer le rythme et remplir ainsi le but essentiel de la rime. La voyelle émise, avec l’accord qu’elle produit, l’esprit reste sur une idée de ressemblance plutôt que de différence ; lorsque la voyelle est longue ou suivie de consonnes sonores, la différence même tend à disparaître : c’est plus qu’il n’en faut pour constituer le vers. — Quant à la rime proprement « riche » ou superflue, formée par la double consonance de deux syllabes à la fois, elle vaut précisément parce qu’elle n’est et ne sera jamais trop fréquente. Il ne faudrait pas prendre pour modèles ces deux vers gravement comiques des chœurs de Racine :
Pour comble de prospérité,Il espère revivre en sa postérité.
L’abus des consonances serait mauvais en poésie comme en musique ; la dissonance même est un élément d’harmonie, qui acquiert une importance croissante dans la musique moderne et qui a sa valeur jusque dans la poésie. C’est ce qu’a compris V. Hugo dans certains de ses vers, comme La Fontaine et Musset. L’harmonie est
une chose relative ; rien de plus doux que le retour à l’accord parfait après une série d’accords de septième ; de même, rien ne produit plus d’effet que tel vers de Musset éclatant par sa rime riche au milieu d’harmonies plus sourdes. Quant à La Fontaine, par une étrange rencontre, c’est M. de Banville qui a le mieux caractérisé un jour ses rimes prétendues négligées en disant : « Il a fait de la rime, non pas un grelot sonore et toujours le même, mais une note variée à l’infini, dont le chant augmente d’éclat et d’intensité selon ce qu’elle doit peindre et selon l’effet qu’elle doit produire62. »
La préoccupation exclusive de la rime sonore, érigée en principe par tous les disciples du romantisme, a sur le poète une influence psychologique qu’il est curieux d’étudier ; elle produit sur son esprit plusieurs effets distincts, que nous analyserons successivement. D’abord la recherche de la rime, poussée à l’extrême, tend à faire perdre au poète l’habitude de lier logiquement les idées, c’est-à-dire au fond de penser ; car penser, comme l’a dit Kant, c’est unir et lier. Rimer, au contraire, c’est juxtaposer des mots nécessairement décousus. Si le soin de la rime absorbe uniquement le poète, il devient bientôt incapable de suivre une pensée jusqu’au bout ; son vers, sautant d’une idée à l’autre sur la « raquette » de la rime, perd ces ailes divines qui devaient, suivant Victor Hugo, l’emporter droit dans les cieux ; son vol en zigzag est celui de la chauve-souris. Le culte de la rime pour la rime introduit peu à peu dans le cerveau même du poète une sorte de désordre et de chaos permanent : toutes les lois habituelles de l’association des idées, toute la logique de la pensée est détruite pour être remplacée par le hasard de la rencontre des sons. D’un cerveau ainsi façonné les idées partent l’une après l’autre, comme les coups de feu de jeunes recrues qui ne savent pas tirer encore. La pensée n’est plus maîtresse d’elle-même, elle disparaît sous le bruit discontinu du mot sonore faisant explosion à la fin du vers. C’est le lyrisme tel que l’a réalisé Boileau, avec l’incohérence remplaçant l’inspiration.
À ce premier inconvénient du culte de la rime, qui est pour ainsi dire de désapprendre à penser, il faut en joindre un second : celui de désapprendre à parler simplement, à employer toujours l’expression propre et concise. Le poète épris de la rime est sans cesse forcé, quand il ne veut pas laisser sa pensée interrompue, de la gonfler et de la
distendre jusqu’à ce que, de vers en vers, il ait fini par découvrir la série de rimes riches qu’il demande. La périphrase et la métaphore sont la seule ressource pour bien rimer. De là, comme double conséquence, chez les parnassiens les périphrases ingénieuses « à la Delille », et chez les romantiques des métaphores souvent superbes, quelquefois fausses, comme celles qu’on trouve chez Victor Hugo lui-même. On a dit fort bien de Th. Gautier que c’était un « Delille flamboyant »
. Quant à Victor Hugo, il besoin de tout son génie pour se faire pardonner son habileté, et de toute la puissance de son art pour compenser les artifices où il se plaît trop souvent. Il est toujours resté en lui quelque chose de l’enfant-prodige, cherchant à « stupéfier les classiques » et parfois à les mystifier par quelque souplesse de son talent. Il éprouve du plaisir à montrer comment il sait jouer avec la rime, à nous présenter ses vers comme des solutions de problèmes insolubles ; semblable à sa Djali de Notre-Dame-de-Paris, il dispose et combine en un clin d’œil sur son tapis de magicien les lettres ou les syllabes les plus diverses ; seulement c’est une griffe de lion, souple et puissante, qui se glisse au milieu des mots, les pousse l’un contre l’autre et tout à coup les fait saillir en pleine lumière. On ne peut jamais assez l’admirer ; mais il y a quelque chose de supérieur encore à l’admiration : c’est l’émotion, et il ne la produit qu’en s’oubliant lui-même, en ne faisant plus sentir qu’il rime, en dépouillant tout à fait le magicien. Lorsqu’on faisait à Rossini l’éloge de ses opéras italiens, il répondait en hochant la tête : trop de roulades, trop de roulades ! « Trop
de rimes », pourrait dire aussi notre grand V. Hugo de certaines de ses œuvres.
L’impossibilité de rester simple en cherchant des rimes riches risque à son tour d’entraîner comme conséquence un certain manque de sincérité. La fraîcheur du sentiment pris sur le vif disparaîtra chez l’artiste de mots trop consommé ; il perdra ce respect de la pensée pour elle-même qui doit être la première qualité de l’écrivain. Il est bon quelquefois de parler par métaphores et par tirades ; il est bon aussi de dire tout simplement sa pensée, telle qu’elle est éclose au fond du cœur. Lorsque le poète décrit ou raconte, l’exagération du coloris est encore pardonnable : on peut charger un paysage, cela n’a qu’un demi-inconvénient ; la terre est grande, et il est généralement possible de localiser quelque part ce que le poète nous fait voir. Aussi est-ce dans la poésie descriptive que la recherche de la rime a le moins de danger : les parnassiens l’ont bien senti, et leur école est celle de la description à outrance. Le poète, lorsqu’il veut décrire, se trouve en présence d’une multitude d’images simultanées, qui lui sautent aux yeux suivant le hasard de son regard : il n’importe quelquefois guère de mettre l’une avant ou après l’autre. De plus, rien ne serait froid comme une description méthodique et raisonnée, qui ressemblerait à une estimation de commissaire-priseur ; il y a dans la nature même un certain désordre : il faut l’y laisser. L’association des mots et des rimes peut donc avoir ici le pas. Lors même que, poussé par la rime, le poète rapproche deux images qui semblent discordantes, il produit souvent ainsi des contrastes de couleur qui donnent un ton plus chaud à sa description. La recherche des rimes n’est pas étrangère à tel ou tel effet des Orientales, où le heurt d’images rapprochées par le simple hasard de la rime produit des couleurs crues comme certains paysages d’Orient. Lorsqu’on ne cherche dans la poésie absolument rien que des couleurs, on peut donc y mettre par surplus toutes les sonorités possibles : lorsque, avec certain héros de Th. Gautier, on ne rêve que trois choses dans l’existence, l’or, le marbre et la pourpre, on peut y ajouter ce quatrième idéal, la rime riche, et on sera parfaitement heureux à assez bon marché ! Mais la poésie descriptive n’est pas la vraie poésie. Comme l’a remarqué finement M. Sully-Prudhomme, « la palette du poète est si pauvre, comparée à celle du peintre, qu’il ne peut suppléer à l’insuffisance du vocabulaire descriptif qu’en associant toujours une émotion morale à son imparfaite copie de la ligne et de la couleur » ; or, dès que le sentiment et l’émotion reprennent le premier rang, les mots et les sonorités tombent aussitôt au second63. Si l’on songe que dans la seule manufacture des Gobelins se fabriquent quatorze mille nuances distinctes, on verra combien, sans l’idée et le sentiment, la langue des sons serait impuissante à côté de celle des couleurs ; de plus, la poésie ne peut guère figurer le mouvement, comme la peinture ou la sculpture. Pour peindre les choses, le poète est réduit à se peindre lui-même, à exprimer ses propres sentiments et les pensées où ils se formulent ; or, dès que le sentiment et l’idée interviennent, le mot doit perdre sa valeur pour lui-même, s’effacer. Il nous semble qu’un vrai poète devrait trembler à la pensée qu’un seul jour, dans un seul de ses vers, il ait pu changer ou dénaturer sa pensée en vue de la sonorité ; quelle misérable chose que de se dire : Cette larme-là ou ce sanglot vient pour la rime riche ! La position du poète rimant ses douleurs ou ses joies est déjà assez choquante par moments, sans qu’on en exagère encore l’embarras en demandant à la rime « une lettre de plus qu’il n’en fallait jadis ». Devant l’harmonie large de la pensée, l’auditeur oublie les raffinements de l’oreille et ceux des autres sens, surtout quand ces raffinements s’exercent non seulement au sujet de sons musicaux comme les voyelles, mais de simples bruits comme les consonnes. Il n’est pas plus nécessaire d’accompagner du « tintement » de la rime riche une pensée puissante, portant son rythme et sa musique en soi, qu’il n’est utile d’accompagner l’adagio de la sonate pathétique, comme certains airs de danse, avec des cymbales et des castagnettes. Pour prendre un autre exemple du même genre, fait-on attention à une porte qui grince ou à une mouche qui bourdonne quand on écoute une symphonie d’un maître ? On peut dire à ceux qui ont entendu tous les murmures confus de la salle : c’est que vous n’écoutiez pas, ou que, comme musicien, vous n’avez pas d’oreille.
Un dernier inconvénient, et non le moindre, du système poétique que nous examinons, c’est qu’il tend à appauvrir le cerveau du poète, à l’épuiser, à le vider par un procédé tout mécanique. Le nombre des idées, en effet, se trouve diminué par cela seul qu’est diminué le nombre des mots ; il y a relativement peu de mots aux rimes pleines. Déjà le vocabulaire de notre poésie est des plus pauvres. La langue de Racine se compose de quelques milliers de mots, tandis que celle de Shakespeare est huit ou dix fois plus riche ; n’est-il pas étrange de voir le mouvement romantique, après avoir pris d’abord modèle sur Shakespeare, en venir à trouver que Racine même a de trop grandes libertés, qu’il faut restreindre le nombre de mots rimant ensemble et par là restreindre la somme totale des mots composant le vers ? car la rime détermine toujours plus ou moins le reste du vers, et, quelle que soit l’ingéniosité du poète, la même rime ne peut en général s’adapter qu’à un certain nombre de pensées similaires. Aussi les poètes modernes, malgré l’enrichissement considérable de notre langue, ont des rimes tellement uniformes que, le plus souvent, si l’on connaît l’une, on peut prévoir l’autre : comment cette monotonie de la rime ne produirait-elle pas une monotonie, une banalité de la pensée64 ?
Avec cette forme trop pauvre, il devient tellement difficile d’être original en vers, qu’on comprend ceux qui cherchent l’originalité dans la fausseté des idées et des images, comme l’ont fait souvent Baudelaire et ses successeurs ; il y a un moyen suprême de tirer quelque chose de nouveau des vieux mots et des vieilles rimes : c’est de chercher entre eux des alliances impossibles et des rapprochements absurdes. Le poète supplée alors à sa pauvreté par de la fausse monnaie. — Quant à ceux qui veulent rester vrais et sincères, ils se trouvent réduits à l’impuissance ; on voit de beaux talents pleins d’espérance s’épuiser, se tarir, et la faute en est pour une certaine part à l’épuisement même de leur langue ; la source la plus féconde a encore besoin de trouver un lit qui lui convienne pour ne pas être absorbée et disparaître. Il est des cours d’eau de l’Afrique dont la nappe liquide roule ample et triomphante, comme prête à se frayer une route dans le sable ; pourtant ils n’avancent jamais, aspirés au fond par le sable même et bus par un abîme invisible.
En somme, c’est dans le sens de la liberté que se fait en général tout progrès ; c’est dans ce sens que doit se faire aussi le progrès du vers. La liberté du rythme était très insuffisante chez les classiques ; celle de la rime est très insuffisante chez les romantiques. Nous avons vu que la conséquence est l’appauvrissement, la croissante stérilité de la pensée même ; car la forme du vers réagit toujours sur le cerveau du poète. Le remède serait l’absence d’entraves sans but, la suppression de règles non raisonnées : liberté c’est fécondité.
Chapitre V.
La pensée et le vers
En littérature et en poésie, comme en toute espèce d’art, il ne saurait y avoir de révolution dans la forme sans une révolution dans les idées ; c’est ce qu’oublient trop nos prétendus novateurs d’aujourd’hui, et c’est pourtant ce qui ressort des pages précédentes. L’émotion, tel nous a paru être le principe psychologique du langage rythmé ; l’émotion, à son tour, a pour cause un sentiment ; le sentiment lui-même se résout pour la psychologie dans une pensée spontanée et encore confuse. Le principe dernier du langage rythmé, comme de tout langage, est donc la pensée, et c’est elle qui, en se modifiant, peut seule modifier profondément le rythme et l’harmonie du vers. Boileau ne pensait ni ne sentait de la même manière que V. Hugo et A. de Musset ; de là vient que les règles de la métrique étaient pour lui toutes différentes. La révolution poétique de la première moitié de ce siècle s’est faite dans la pensée bien avant de se faire dans la forme : des idées philosophiques, religieuses, sociales, inconnues jusqu’alors des poètes, éclataient au beau milieu de ces tranquilles alexandrins que Delille attachait deux à deux, le matin, couché dans son lit bien chaud, fenêtres closes, en attendant que sa nièce lui apportât ses vêtements. Certes ces pauvres vers monotones et vides, cadre commode pour une pensée qui cherchait à penser le moins possible — c’est-à-dire à décrire — devaient être disloqués à jamais par le progrès de l’art. Il fallait, pour les idées nouvelles, pour les sentiments nouveaux, une forme plus flexible et plus riche, quoique imaginée d’après les principes immuables du vers ; par la force des choses, cette forme naquit : c’était comme le bouleversement moral et politique du siècle précédent qui finissait par retentir dans le domaine de la métrique.
La grande supériorité des contre-temps et des enjambements vient de ce qu’ils peuvent, en condensant deux ou trois phrases dans le même vers, y faire tenir plus d’idées, plus de sentiments, y accumuler pour ainsi dire plus d’émotion latente, plus de force nerveuse. Lorsque l’alexandrin de Boileau, avec sa démarche solennelle, pouvait porter en lui et soutenir une idée, c’était déjà beaucoup ; celui d’André Chénier et de V. Hugo est tout ensemble plus plein et d’allure plus rapide. Les phrases courtes, sentencieuses, vibrantes, les longues périodes entraînant avec elles un flot d’images, tout entre dans ce vers, qui est toujours capable de contenir ce qu’y veut mettre une pensée riche. Les auteurs du dix-huitième siècle et du dix-septième avaient des vers lâches et traînants où ils délayaient leur pensée ; l’idéal nouveau est de la condenser dans la mesure où on le peut sans lui ôter rien de sa clarté, et tel est au fond l’idéal même de toute poésie. La puissance et la variété de la pensée font l’harmonie du vers. Un des caractères de la phrase poétique, en effet, c’est qu’elle doit être plus nerveuse que la phrase en prose ; les douze syllabes d’un vers doivent donner, nous l’avons vu, une idée de plénitude que douze syllabes du langage ordinaire ne sauraient donner : il faut donc qu’elles renferment et éveillent plus d’idées. Il faut que chaque mot porte, et que l’ensemble du vers vibre comme une corde d’instrument bien tendue. Le vers à coupe variée, qui, une fois dépouillé de ses défauts, permet plus qu’aucun autre cette concentration des idées, est bien celui qui convenait le mieux à l’époque où la pensée est le plus pressée, le plus vive d’allure, au dix-neuvième siècle. Tandis que notre langue vulgaire et même le vers des siècles précédents n’est souvent qu’une traduction diffuse de la pensée intérieure, le vers moderne essaye de rendre celle-ci dans toute sa puissance et sa vie ; c’est une traduction tellement proche du texte qu’elle donne parfois l’illusion de l’original : le poète semble se livrer à nous tout entier, et on croit sentir passer directement en soi l’âme même de nos grands hommes envolée avec leurs chants.
Alors que le romantisme marquait l’invasion d’idées nouvelles dans la poésie, on n’y a vu souvent qu’une innovation dans les mots, une réforme du vocabulaire, un retour au terme propre. Lui-même ne s’est guère mieux interprété ; attachant une importance essentielle à la rime,
il en vint à adorer le mot, qu’il confondit absolument avec l’idée ; le mot, « vie, esprit, germe, ouragan, vertu, feu65 »
. Le culte du « pittoresque », qui réside surtout dans les mots, remplaça celui de la beauté véritable, qui réside surtout dans la réalité et dans la pensée. De là, la recherche des termes « empanachés » et bruyants, qui laissent dans l’oreille une sorte de bourdonnement confus et dans l’esprit des images incohérentes, sans présenter aucune idée claire. Th. Gautier, doublement fier de son habileté dans l’art des mots et de sa force en gymnastique, aimait à s’écrier : « Moi, je suis fort, j’amène 520 sur une tête de Turc, et je fais des métaphores qui se suivent ! Tout est là. »
Des noms aux « triomphantes syllabes »
, sonnant comme des « fanfares de clairon »
, ou encore des « mots rayonnants »
, des « mots de lumière »
, voilà, selon Th Gautier, toute la poésie lyrique66. Quant au roman et au drame, il a besoin d’une autre espèce de mots, ceux qui offrent au palais une saveur excitante et épicée. « Les classiques ont pipé les niais de leur époque avec du sucre ; ceux de maintenant aiment le poivre : va pour le poivre !
Voilàtout le secret des littératures. »
Le romantisme touche ici de bien près au « naturalisme » d’aujourd’hui. G. Flaubert, qui se rattache si étroitement aux romantiques, n’avait pas un moindre culte du mot pour le mot même. Quoiqu’il n’eût jamais fait de vers, il émettait cette théorie singulière, en contradiction avec les paroles précédemment citées par nous, qu’« un beau vers qui ne signifie rien est supérieur à un vers moins beau qui signifie quelque chose »
. Si on prend au sérieux ces principes de poétique, il ne reste plus qu’à disposer en vers à rimes riches les belles sonorités empruntées à la langue turque du Bourgeois gentilhomme :
Marababa sahem, yoc salamalequi,Carbulath onchalla, croc, catamalequi.
On ne reprochera pas du moins à ces vers de signifier quelque chose.
De tels principes étant admis par les chefs du mouvement romantique, il était facile de déterminer d’avance où ce mouvement devait aboutir. Derrière les grands talents et les penseurs allaient venir ceux qui ne penseraient plus et qui, chose extraordinaire, s’en feraient gloire. À toutes les époques de la littérature, à la fin de la poésie grecque et latine ou de notre propre poésie classique, un fait analogue s’était produit : la recherche du mot avait remplacé celle de l’idée ; mais ni les Callimaque, ni les Stace, ni les Delille n’avaient raisonné aussi bien les principes de leur art. Pour trouver l’exact pendant du « Parnasse contemporain », il faut le chercher au temps où triomphaient « Ravisius Textor » et « Gradus ad Parnassum », et où fleurissaient les poètes pseudo-latins, dont se moqua Boileau lui-même. Nos parnassiens d’aujourd’hui, en croyant faire des vers français, font en réalité des vers latins : ce sont les mêmes procédés, — chevilles, épithètes ingénieuses, centons pris dans les bons auteurs, — avec le souci de la rime remplaçant celui du dactyle. Ils croient parler la langue de V. Hugo, comme Lebeau croyait parler celle de Virgile ; et en effet ils ont retrouvé la lettre, mais où est l’esprit ? Le vers ne peut pas vivre ainsi de sons et de mots vides. Même dans la musique, quoi qu’en aient dit MM. Hanslick et Beauquier, le simple plaisir de l’oreille ne nous suffit pas : nous voulons la profondeur du sentiment et de l’idée ; pourtant la musique, variant sans cesse la hauteur des sons, peut encore nous charmer par de simples roulades et des fioritures. Il n’en est plus ainsi du vers, qui tire son harmonie du rythme et de l’accent ; nous ne l’écoutons plus en simples dilettanti et pour ainsi dire avec notre oreille seule. Aussi peut-on moins aisément supporter la lecture de sots vers que de sotte prose. Un vers où la pensée est insuffisante et banale offre quelque chose de contradictoire et de choquant, puisque, fait pour produire l’émotion par sa forme rythmée, il tend à la détruire par son sens : c’est une sorte de monstruosité. Un vers bien scandé, sonore, qui semble tout frémissant d’émotion, prêt à chanter, et qui pourtant ne nous chante rien au cœur, ressemble à un rossignol mis en cage, dont la voix est tombée avec les ailes ; nous pensons à tout ce qu’il pourrait nous dire si un coup d’aile le soulevait tout à coup, s’il lui revenait quelque sentiment de l’air libre, et nous n’éprouvons plus devant lui que tristesse et pitié.
D’après ces principes, nous pouvons maintenant mieux apprécier à leur juste valeur les théories étranges de certains poètes contemporains sur le rôle des « chevilles » dans la poésie, où elles seraient destinées à remplacer la pensée. Ces théories ont leur origine, il faut le reconnaître, dans une observation historique ingénieuse : il s’agit de la façon différente dont on faisait autrefois et dont on fait aujourd’hui les mauvais vers. Les poètes du dix-septième siècle usaient peu de la cheville telle que l’entendent les modernes, c’est-à-dire de ces chevrons placés à l’intérieur du vers pour accrocher deux idées souvent disparates, mises en relief à la fin. Le point faible du vers était plutôt chez eux à la rime, sous la forme d’une épithète ou d’un substantif superflus :
Je sors et vais me joindre à la troupe fidèleQu’attire de ce jour la pompe solennelle.
Afin de pallier ce défaut si fréquent dans le vers du dix-septième siècle, on sait le procédé vanté par Boileau et qui consistait à faire passer la rime faible la première, pour que l’esprit restât de préférence sur l’idée saillante. Construisant ainsi ses vers deux par deux, il les comparait à ces moines que le prieur ne laisse pas sortir seuls, mais envoie de compagnie, afin qu’ils se surveillent l’un l’autre. Ce procédé était trop primitif ; de nos jours, le savoir-faire est beaucoup plus grand. C’est dans l’intérieur du vers qu’on
tâche d’introduire les mots de remplissage. L’imagination étant plus libre à notre époque, on craint moins la discontinuité dans la pensée : pour amener une rime riche, on se borne donc à inventer une métaphore plus ou moins baroque, une comparaison des plus inattendues, et par cette transition tout artificielle, qui dissimule la cheville au cœur du vers, on réussit à accoupler deux rimes surprises de se trouver ensemble. Aussi les vers faibles de nos jours ne ressemblent-ils en rien à ceux du dix-septième siècle : au lieu d’être simplement nuls, ils sont extravagants. Dans V. Hugo, remarquons-le, il y a peu de vers vraiment vides, mais des vers étranges, qui déconcertent. Par exemple, après avoir parlé dans les Contemplations de la toute-puissance du mot, cet être ailé « qui sort des bouches »
, V. Hugo ajoute aussitôt :
La terre est sous les mots comme un champ sous les mouches.
Cette comparaison est évidemment une cheville destinée à amener la rime ; mais le point faible n’apparaît pas à la rime même, qui est sonore et faite d’un substantif ; il est dans tout l’ensemble du vers et dans l’image d’assez mauvais goût qui le remplit. Ainsi de nos jours la cheville peut coïncider avec des rimes « pittoresques » ; ce qui était impossible au dix-septième siècle, lorsque la pensée du poète se déroulait logiquement dans sa nudité et que le mot mis pour la rime, honteux de lui-même, se gardait de faire trop de bruit. Parfois alors, on distendait sa pensée pour la mettre en vers ; maintenant on préfère la laisser divaguer tout à son aise. Y gagnons-nous ?… Par bonheur, l’esthéticien n’a pas à indiquer de procédés pour la construction des mauvais vers. Nous pouvons nous contenter d’établir cette règle générale : chaque vers doit contenir une idée de valeur qui lui soit propre et qui cependant se rattache aux idées exprimées dans les vers précédents et suivants ; en d’autres termes, il faut que chaque vers, d’une part se suffise à lui-même, soit fait pour lui-même, ait une vie propre (et en conséquence ne contienne pas un mot de remplissage) ; d’autre part il faut qu’il se lie intimement aux autres vers et soit fait pour eux.
Si la pensée est le fond de la musique du vers, s’ensuit-il que le poète pensera absolument de la même manière que le prosateur et suivra toujours les mêmes procédés de raisonnement ? Non, et Boileau, qui paraissait le croire, avait tort. D’abord la passion ne permet pas les longues séries de déductions savamment enchaînées : elle ne supprime pas pour cela le raisonnement, comme le croit M. de Banville, mais elle le raccourcit67. Ensuite, si l’émotion tend à produire un rythme dans le langage, elle tend à rythmer la pensée même, à y introduire une sorte de balancement harmonieux, à la rendre pour ainsi dire ondulante au lieu de la laisser aller droit son chemin. Nous avons le plus frappant exemple de cette pensée rythmée dans la poésie hébraïque. Il y a des strophes de pensées comme il y a des strophes de mots, et on ne peut écrire les secondes que si, avant de s’exprimer dans des mots précis, la série des idées poétiques s’est déjà organisée d’elle-même en groupes réguliers, se correspondant l’un à l’autre. Ce rythme, qui remonte jusqu’à l’intelligence et va régler pour ainsi dire jusqu’aux vibrations de nos cellules cérébrales, est, comme on le voit par l’exemple des Hébreux, tout à fait indépendant de l’action exercée par la rime. Il est certaines pensées qui naissent en nous toutes prêtes à être mises en vers, qui sont déjà des vers ; il y a une sorte de poésie sans paroles, d’harmonie délicieuse des pensées entre elles qui ne demande qu’à s’exprimer, à devenir sensible pour l’oreille. Cette belle jeune fille de la légende dont chaque parole faisait sortir un joyau de sa bouche, c’est la poésie ; la pensée du poète, vivante et frémissante encore, vient s’enchâsser dans l’or et le diamant : on ne peut plus l’en séparer sans la briser.
Bien avant de subir l’influence de la rime, la pensée du poète diffère donc en sa marche de celle du prosateur, l’une étant toute droite pour ainsi dire, l’autre ondulant à travers le flux et le reflux des strophes. La rime, nous l’avons vu, accentue encore cette différence. Il serait absurde de soutenir que la rime n’agit pas ou ne doit pas agir sur la pensée du poète (quoiqu’il soit encore plus absurde de voir en elle un moyen infaillible de fournir l’idée). La vérité est que, dans l’esprit du poète, la rime et la pensée s’influencent l’une l’autre, s’attirent et gravitent pour ainsi dire l’une autour de l’autre sans jamais confondre entièrement leur marche et sans jamais se heurter. L’association des résonances et celle des idées doivent aller de front ; mais c’est dans l’inspiration seule que ces deux tendances distinctes — rapprocher les mots et enchaîner les idées — se coordonnent parfaitement : alors elles réagissent l’une sur l’autre de la façon la plus heureuse. C’est ainsi que dans une symphonie, où le musicien doit adapter l’une à l’autre deux phrases musicales, il peut, soulevé quelquefois par l’inspiration, les écrire toutes deux ensemble et mettre dans chacune prise à part plus de beauté qu’elles n’en auraient eu si elles avaient été conçues séparément. La poésie est une sorte de symphonie de la parole et de la pensée. C’est ce qui explique l’impossibilité de bien traduire en vers une pensée déjà exprimée et en quelque sorte déjà refroidie. On ne peut jeter dans un moule que du métal en fusion. Les plus grands poètes échouent bien souvent lorsqu’ils veulent mettre en vers ou la pensée d’autrui ou même leur propre pensée déjà fixée dans la prose. Victor Hugo lui-même, le plus prodigieux versificateur qui ait jamais existé, ne pourrait maintenant mettre en vers Notre-Dame de Paris.
En résumé, le langage du vers correspond physiologiquement à une certaine tension du système nerveux, psychologiquement à une certaine puissance de la pensée émue ; une fois débarrassé de tout artifice, ce langage vibrant et fait pour ainsi dire de passion restera le langage naturel de toute émotion grande et durable. Les mots simples, primitifs, concrets, qui seuls conviennent à ce langage, sont le plus souvent vieux comme le monde ; le poète les force à recevoir et à rendre nos idées modernes, et malgré nous ils résonnent à nos oreilles d’un accent profond comme le passé, doux comme ces vieux refrains auxquels sont associés des souvenirs de jeunesse : nous sentons en les entendant se réveiller en nous l’antique nature humaine, tout instinctive et passionnée. L’émotion que la poésie nous donne a ainsi la puissance du souvenir.
En même temps elle a celle du pressentiment : ce n’est pas sans motif que l’antiquité voyait en l’inspiration des grands poètes une sorte de divination. Dans les cirques de montagnes se trouvent des recoins profonds où viennent coïncider tous les bruits des monts qui s’élèvent à l’entour ; un écho musical en sort qui résume en lui la vie de toute la montagne, depuis sa base jusqu’à son faîte : c’est ainsi que, dans le cœur des grands poètes, tout le cycle de la vie humaine vient pour ainsi dire aboutir et éveiller une voix ; le passé, le présent, l’avenir des générations qui s’accumulent autour d’eux et au-dessous d’eux viennent également y retentir. Les Homère et les Shakespeare ont senti tressaillir en eux le fond éternel de la nature humaine. « Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. »
Ils sont eux, ils sont nous, ils sont aussi l’avenir. La pensée qu’ils expriment, tout imprégnée de sensibilité, est ce qui, dans l’homme, ne passe pas, ce qui survit aux formes souvent fragiles où s’enferme l’intelligence abstraite. Nous savons que la poésie est à peu près par rapport à la prose ce que les cris et les plaintes sont par rapport au langage articulé ; or un cri, c’est la joie ou la douleur rendue présente et saisissable pour toute oreille, à toute époque de l’histoire, en tout pays : c’est donc un langage toujours sûr d’être compris et dont la prose ne saurait jamais acquérir l’universalité. Ajoutons que le principe de la poésie — la sensibilité, avec sa joie et ses peines — semble être aussi le principe premier de toute pensée comme de tout langage. S’il en est ainsi, si des
profondeurs du sentiment ont surgi à la fois la pensée et la parole, peut-être est-ce par la poésie qu’il nous est donné de pénétrer le plus près du point vivant d’où est sortie toute l’intelligence humaine.