(1920) Essais de psychologie contemporaine. Tome II
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(1920) Essais de psychologie contemporaine. Tome II

VI.
M. Alexandre Dumas Fils

Lorsqu’un homme de lettres a remué son époque au degré où l’a fait M. Alexandre Dumas fils ; lorsque dans ses romans, et à force de pénétrer profondément dans le vif et les entrailles de cette époque, il a créé des types devenus du premier coup populaires, que dans ses comédies il a transformé le moule du théâtre et marqué cet art difficile d’une ineffaçable empreinte, que dans ses brochures et ses préfaces il a jeté son mot, et un mot indépendant, sur vingt questions vitales de la société, — ce n’est pas dans un chapitre de livre que l’on peut avoir la prétention de résumer toute cette œuvre, d’étreindre toute cette esthétique, de ramasser toute cette psychologie… C’est assez dire que je ne dessinerai pas ici un portrait en pied de M. Dumas. Dans cette suite d’études consacrées aux conducteurs d’esprits, sous le second Empire, qui ont exprimé, propagé par suite, des nuances de sensibilité singulières, je devais arriver à ce maître exceptionnel et inquiétant qui a secoué plus qu’aucun autre les nerfs malades de notre génération. Fidèle à la méthode que j’ai suivie à l’occasion de Baudelaire, de M. Renan, de Gustave Flaubert, de Stendhal et de M. Taine, je voudrais examiner les écrits de cet homme, en tant seulement qu’ils sont un signe de quelques états, sinon tout à fait nouveaux, au moins très renouvelés, d’un certain nombre d’âmes françaises vers la fin du XIXe siècle. On ne s’étonnera donc pas si cette étude toute psychologique et morale néglige plusieurs problèmes de technique, tels que celui du réalisme au théâtre et celui du style dans le dialogue, ou bien encore quelques points d’histoire littéraire. L’analyse des étapes successives par lesquelles a passé l’esprit de M. Dumas et des causes probables de ces passages serait un de ces pointa A qui se proposerait d’épuiser cet ample sujet, un fragment de volume ne suffirait point. Il y faudrait le volume tout entier. On en trouvera ici quelques pages.

I.
Le moraliste

M. Alexandre Dumas fils a, dès le premier jour, possédé ce don précieux d’éveiller l’écho. Son premier grand roman et sa première grande comédie furent des événements publics. Aujourd’hui et après trente années, qu’il donne un nouveau roman et une nouvelle pièce, la curiosité du Paris mondain ou littéraire, aristocratique ou populaire, s’enflammera, aussi ardente. Ce don du retentissement immédiat, électrique, d’autres l’ont eu, qui n’avaient pas sa valeur d’artiste. Aussi bien cette valeur y est étrangère. La foule qui se passionne, mouvante et vague, autour d’un livre ou d’une pièce, et qui les met à la mode, n’est pas artiste, au sens où les initiés entendent ce terme. Elle est obtuse aux beautés de forme, les plus importantes au regard des cénacles, — les seules importantes, disait Flaubert, puisque la forme et le fond ne sauraient être considérés comme des choses distinctes, et que mal écrire, c’est toujours, et partout, en un certain cas, mal penser. La foule admire avec une égale sincérité de très médiocres et de très beaux vers, de la bonne prose et de la détestable, et cela pour des raisons qui tiennent à sa conception pratique et positive de la littérature. Elle est composée, cette foule à demi instinctive, de créatures qui agissent et qui pâtissent, pour lesquelles le dilettantisme et la contemplation n’existent point, qui vivent d’abord et qui veulent vivre. Il n’y a pas d’arbitraire dans ces âmes qu’une profonde et inconsciente logique conduit… à quoi ? uniquement, invinciblement, à la satisfaction de leurs besoins. Il faut, à cette foule, une littérature qui soit, pour son esprit et pour son cœur, ce que le pain et le vin sont pour sa chair. Ouvrière, elle demande des outils de l’ordre spirituel. Elle veut se servir du livre qu’elle lit, de la pièce qu’elle entend Pauvre foule, si obscure et qui va se quêtant une conscience, inquiète et qui mendie un apaisement : « Donnez-moi une parole dont je fasse usage demain, ce soir, quand je devrai me décider, diriger les miens, conduire ma pensée. J’ai des enfants, parlez-moi d’eux. J’ai une femme, parlez-moi d’elle. Tant de nuit pèse sur ce monde, soi-disant civilisé, mais qui n’a fait qu’épaissir ses ténèbres en éteignant les vieilles lumières ! Appelez-moi, vous qui savez. Est-ce par ici que je dois aller ?… » Si la voix de M. Dumas a tout de suite dominé cette plainte de la foule, cette domination n’a été due ni aux chefs-d’œuvre d’architecture dramatique, ni aux scintillements d’esprit qui assurent à l’auteur de la Visite de noces et de l’Ami des femmes un haut rang parmi les habiles de la scène. Non. Mais cette voix prononçait précisément les paroles dont cette foule avait le besoin. Elle disait sur l’amour, sur l’argent, sur l’adultère, sur les rapports des enfants et des parents, sur la plaie de la prostitution, des phrases qu’il était nécessaire qu’une bouche humaine jetât dans l’air de l’époque. La foule a couru vers cet homme, parce qu’il lui parlait d’elle, de ses misères secrètes ou publiques. Elle avait reconnu en lui l’Etre qu’elle préfère entre tous, parce que seul il peut la révéler à elle-même, lui formuler sa règle, la guérir du mal de l’incertitude : le Moraliste. C’est, en effet, le premier terme qui vient à l’esprit quand on cherche à définir le talent de M. Dumas. Il faut traduire ce mot pour bien comprendre et les qualités et les insuffisances de ce talent.

Dans la série des espèces intellectuelles, le Moraliste occupe une place nettement circonscrite. Il est très voisin du Psychologue par l’objet de son étude, car l’un et l’autre est curieux d’atteindre les arrière-fonds des âmes et veut connaître les mobiles des actions des hommes. Même, comme je l’ai remarqué, à propos de M. Taine, il est presque inévitable que la psychologie dérive dans la morale. Mais c’est une dérivation, et pour le Psychologue, tant qu’il s’en tient à la psychologie, cette curiosité suffit, cette connaissance a sa fin en elle-même. L’âme humaine est une machine que le Psychologue regarde fonctionner, ou, si l’on veut, une plante dont il considère les évolutions. Il voit la naissance des idées, leur développement, leur combinaison, les impressions des sens aboutir à des émotions et à des raisonnements, les états de conscience toujours en voie de se faire et de se défaire, une compliquée et changeante végétation de l’esprit et du cœur. Vainement le Moraliste déclare certains de ces états de conscience criminels, certaines de ces complications méprisables, certains de ces changements haïssables. Tant que le Psychologue reste purement Psychologue, il n’entend pas ce que signifient ces mots : crime, mépris, indignation. Est-ce qu’un chimiste s’indigne qu’un produit soit meurtrier, si ce produit est meurtrier d’après des lois fixes ? Est-ce qu’un naturaliste méprise une fleur d’être gonflée de poison ? Est-ce que le bras d’un homme qui assassine ne soulève pas le couteau avec un jeu normal de ses muscles, et l’anatomiste qui se représente ce geste, en tant qu’anatomiste, doit-il faire autre chose que décomposer son mécanisme, sans souci du dessein que ce geste a servi ? Même ce Psychologue pur — Mérimée et Beyle sont là pour l’attester — se complaît à la description des états dangereux de l’âme qui révoltent le Moraliste ; il se délecte à comprendre des actions scélérates, si ces actions révèlent une nature énergique et si le travail profond qu’elles manifestent lui paraît singulier. En un mot, le Psychologue analyse seulement pour analyser, et le Moraliste juge. Ce goût du jugement fait sa marque propre, et le distingue aussi du Philosophe, qui se renferme, lui, dans la spéculation désintéressée et ne sait même pas s’il est des conséquences pratiques de ses idées… Spinoza est assis, seul et chétif, au coin de son poêle, dans sa pauvre chambre. Combien d’après-midi a-t-il passés de la sorte, échafaudant les théorèmes de son Ethique ? Pour plus d’évidence, il adopte l’appareil de la géométrie. Propositions et démonstrations, définitions et axiomes, scolies et corollaires, il transcrit le tout en un latin lucide et recopie son ouvrage avec sa main de poitrinaire aux ongles recourbés. Paisiblement et minutieusement, il essaye de démontrer que Dieu ne saurait être tout ensemble infini et personnel, puisque toute détermination est une négation. Il établit que la nature ne poursuit aucun but ; car elle existe de toute éternité, car elle épuise tous les possibles, et ne peut rien acquérir qu’elle ne possède point, étant elle-même le tout. Il affirme que la liberté de nos résolutions est illusoire, que le Bien et le Mal sont des notions sans caractère positif, que la permanence du moi après la mort ne se concilie avec aucune des évidences reconnues… De semblables prémisses enveloppent de redoutables conséquences dont le Moraliste s’épouvante. « Qu’importent ces conséquences ? » dit le Philosophe ; « mon système est-il correctement construit, sur des bases solides et avec une logique impeccable ? » Tout le problème est là pour lui, et non dans le caractère bienfaisant ou périlleux de ses théories. — La distance est pareille entre ceux que préoccupe uniquement la question d’art et le Moraliste. Comme il jugeait tout à l’heure des passions et des doctrines par leurs effets, le Moraliste juge de la beauté par son influence. Il reconnaît une beauté coupable et dépravante en regard de la beauté purifiante et saine. Au contraire, l’Artiste admet qu’il est des vertus inesthétiques et de splendides corruptions, ou plutôt il fait fi des vertus et des corruptions. Il sait qu’il y a des belles choses et des choses laides, et il ne sait que cela. Dans un asile de débauche, et devant le corps délicieux d’une fille à vendre, il s’arrête, ravi. Et le lieu, et l’heure, et la sensation de l’avilissement s’en vont de sa tête, pour laisser la place à l’admiration devant les hanches souples, la gorge délicate, les fines attaches, la couleur ambrée ou nacrée de cette nudité. C’est là une personne humaine à jamais damnée, la victime des luxures brutales, celle, suivant la biblique expression d’un poète, « en qui vont les péchés d’un peuple », un crime inexpiable de notre civilisation de mensonge… « Sois charmante et tais-toi… », murmure l’adorateur de la beauté. Il n’est point de palais ni d’ordre social qui crée cette divine beauté là où elle n’est pas. Il n’est point de bouge ni de honte qui la détruise là où elle est.

Mais le Moraliste ? Ni les énergies de la passion, ni les raffinements de la pensée, ni les mirages de la beauté ne le contentent. De ces passions dont l’intense développement séduit le Psychologue, il aperçoit, lui, les lendemains inévitables, la bonne foi violée, le pacte social rompu, les influences funestes de l’exemple, qui s’étendent si loin autour de nous. « Une vie », a-t-il été dit éloquemment, « est une profession de foi. Elle exerce une propagande irréparable et silencieuse. Elle tend à transformer, autant qu’il dépend d’elle, l’univers et l’humanité à son image… » Elle tend à devenir une règle, et le Moraliste comprend cela. Pareillement, d’un système il aperçoit la règle qui se dégage. Qui donc étudiera ce système, sinon quelque homme vivant et mêlé à d’autres hommes vivants ? Et il demandera aux définitions et aux déductions de se résoudre en un conseil immédiat Oui, une créature se rencontrera » dans un coin de l’espace, dans une heure du temps, qui sera tentée et à qui ce système donnera ou enlèvera un élément de réparation, qui sera lasse et à qui ce système donnera ou enlèvera de quoi se consoler. Le Moraliste est comme le médecin qui lave et panse une plaie saignante. Que lui parlez-vous de théories sur l’histologie ? Les lèvres de la plaie sont là, béantes ; si votre théorie n’aboutit pas à un nouveau précepte de pansement, laissez-moi bander la blessure d’après ma vieille méthode, car il faut que la blessure soit bandée, comme il faut que les maladies de l’âme soient guéries. Il le faut, d’une nécessité qui n’attend pas ; car nous ne vivons pas deux fois la même heure. Que l’entretenez-vous encore, ce Moraliste, du songe inefficace que vous appelez l’art ? Il s’agit de la vie, vous dis-je, de cet instant qui s’en va et qui ne reviendra pas, de cette action qui, une fois accomplie, sera littéralement ineffaçable, et non pas de contemplation et de dilettantisme. Elle n’est ni belle ni laide, la vie, elle est la vie, c’est-à-dire quelque chose de tragique et de nécessaire, un douloureux effort parmi une effrénée concurrence que notre devoir est d’adoucir, d’abord. Nous contemplerons ensuite, si nous pouvons… C’est ainsi, me semble-t-il, que parle et que sent le Moraliste. Son premier besoin est celui d’une règle de conduite ou de redressement C’est à découvrir cette règle que son esprit est tendu, c’est à mettre ses actions en accord avec elle que sa volonté s’applique, c’est à déplorer le désaccord entre cette règle et ses actions que sa sensibilité se dépense. Une telle forme d’esprit, quand elle est innée chez un homme, est plus indestructible qu’aucune autre, parce qu’elle est plus tyrannique C’est un goût sans doute, et personnel comme tous les goûts, mais déguisé en obligation. Elle est aussi la plus puissante sur les autres hommes, parce qu’elle va au-devant d’eux et qu’elle aboutit très vite à l’apostolat. Il y aurait à étudier les conditions où elle se développe : on trouverait que le plus souvent le Moraliste a dû souffrir, très jeune, d’une grande injustice et ressentir le besoin d’une grande réparation. Mais, d’où qu’elle dérive, cette forme d’esprit est une des plus caractérisées que soient, et ce caractère si tranché se reconnaît du coup chez M. Dumas.

Examinez, en effet, toutes ses pièces, à partir du Demi-Monde jusqu’à la Princesse de Bagdad. Il n’y en a pas une au sortir de laquelle un utilitaire puisse répéter le « Qu’est-ce que cela prouve ? » du spectateur sceptique d’Athalie. Toutes ces comédies aboutissent à un enseignement évident et direct, de même que toutes sont fondées sur un drame de la vie morale. L’auteur le reconnaît lui-même, et s’en fait gloire. A ses yeux, le théâtre qui ne démontre pas ce que l’écrivain croit être la vérité n’est qu’un jeu de patience, indigne d’occuper un artiste sérieux. Il est revenu sur cette théorie à maintes reprises, dans les remarquables préfaces qu’il a mises à ses comédies, lors de l’édition dernière. Celle surtout qui précède la Femme de Claude, la plus significative à mon sens, contient une déclaration de principes dont les termes valent qu’on les commente. S’adressant à M. Cuvillier-Fleury et se justifiant d’avoir discuté sur la scène une question de morale, M. Alexandre Dumas s’écrie : « Ce droit que je n’ai pas, selon vous, je le prends… Pourquoi ? Je vais vous le dire. Parce que, comme dit tout bonnement le proverbe, l’habit ne fait pas le moine. Il ne s’agit donc pas d’avoir reçu de la société mission de faire tels ou tels actes. Ce n’est qu’une fonction, cela. Il s’agit d’avoir reçu de sa conscience ordre de faire telle ou telle action… » J’ai souligné ces deux expressions, parce qu’à elles seules elles contiennent toute la formule de la littérature, telle que la comprend le Moraliste. Remarquez le terme dont il se sert pour résumer les motifs qui lui mettent la plume en main. « C’est un ordre », dit-il. C’est le terme aussi, qu’employait Kant : « L’impératif catégorique de la moralité, n’étant subordonné à aucune condition, étant absolument, quoique pratiquement nécessaire, peut être justement appelé un ordre1… » Le Moraliste n’écrit point pour donner une fête à sa fantaisie, comme le poète ; ni pour être ailleurs, comme le visionnaire ; ni pour redoubler en lui le sentiment de la réalité, comme le faiseur de mémoires ou le romancier d’observation directe. Non. Il obéit à sa conscience, et ses livres deviennent des « actions ». M. Dumas a raconté, dans une sorte d’autobiographie intellectuelle des plus franches, comment il fut conduit à écouter cet ordre de sa conscience et à exécuter les actions qui sont ses livres : « On ne saurait avoir », dit-il, « sans être fou, la prétention de faire, à soi tout seul, une réforme générale, mais il est probable que cette réforme doit s’opérer graduellement On choisit donc, lorsqu’on traverse ce monde et qu’on a la volonté du bien, un point quelconque où se manifestent d’ailleurs, car ils sont visibles partout, les symptômes de l’imbécillité quasi universelle. On y devient incessamment attentif et on la combat. » Par suite on n’écrit jamais une ligne sans s’interroger sur le retentissement de cette ligne et sur l’idée qu’elle propage dans la volonté des autres, « Emettre une idée, formuler une théorie, soutenir une opinion devant le public, soit que l’on parle du haut d’une chaire, d’une tribune ou d’une scène, me semblent chose si grave, que mon esprit, je dirai même ma conscience, n’a de repos que lorsque je me suis bien assuré que j’ai agi en toute sincérité… » Cette phrase de la préface de la Princesse Georges est un aveu d’une véracité qui paraît absolue lorsqu’on a vécu dans la familiarité de cette pensée toujours préoccupée du Bien et du Mal. Dans la préface du Bijou de la reine, où il parle de la poésie comme en doit parler un observateur qui préfère aux plus beaux vers quatre maximes de La Bruyère ou de La Rochefoucauld, il se vante d’avoir dit, au cours de ses ouvrages, « absolument et uniquement ce qu’il voulait dire. » Et il a raison. Quand un écrivain considère toutes ses pages comme autant d’actions, ou bonnes ou mauvaises, et dont il est la cause responsable devant la conscience de ses lecteurs, il se doit de les vouloir toutes. Il ne peut arguer, comme d’autres, qu’il a écrit pour lui seul ou pour les initiés, délicate élite. « Je n’écris que pour cent lecteurs ; et de ces êtres malheureux, aimables, charmants, point hypocrites, point moraux, auxquels je voudrais plaire, j’en connais à peine un ou deux… » C’est le début d’une préface aussi, ces quelques lignes, mais signée par Stendhal, et mise en tête de ce livre d’analyse sans conclusion, qui est l’Amour. Et justement Stendhal n’était qu’un Psychologue, et M. Dumas est un Moraliste.

Ce qui constitue à M. Dumas une originalité singulière, c’est qu’il possède, en même temps que ce sens aigu de la vie morale, cet autre seps que, faute d’un mot plus précis, j’appellerai le sens du théâtre. Cette intelligence qui aperçoit partout des problèmes de conscience, les aperçoit sous l’angle spécial qui est l’optique de la scène. C’est là un don qui paraît purement technique. A l’analyse on reconnaît que ce don en suppose plusieurs autres, et qu’il entraîne avec lui tout un cortège de facultés. Et d’abord c’est un don, entendez par là quelque chose d’irréductible, un tour d’imagination natif, essentiel à l’auteur dramatique comme une conformation particulière de l’oreille ou de l’œil est nécessaire au musicien et au peintre : « On ne devient pas un auteur dramatique », dit M. Dumas dans la préface du Père prodigue ; « on l’est tout de suite ou jamais, comme on est blond ou brun, sans le vouloir. C’est un caprice de la nature qui vous a construit l’œil d’une certaine façon, pour que vous puissiez voir d’une certaine manière qui n’est pas absolument la vraie et qui cependant doit paraître la seule, momentanément, à ceux à qui vous voulez faire voir ce que vous avez vu. » Le premier élément de cet esprit dramatique est l’imagination du dialogue. Je n’ai pas dit la transcription, car les reparties d’une causerie, soigneusement notées et mises à bout, ne procureraient en aucune manière l’illusion de la vie Quand deux personnes, en effet, causent ensemble dans un coin de salon, à une table de dîner, au détour d’une rue, les mots qu’elles prononcent représentent une portion assez faible de ce qu’elles se disent réellement. Elles se connaissent par avance, elles ont l’une sur l’autre un ensemble de notions acquises, en sorte que l’effet direct de chaque parole est modifié, pour l’une et pour l’autre, par la somme des impressions préalables. Chacun des deux interlocuteurs fait, des phrases qu’il entend, une traduction involontaire et immédiate, conforme à ces impressions. En outre, ils sont l’un en face de l’autre. Ils voient la physionomie l’un de l’autre. Leur accent souligne, leur geste nuance leurs discours. C’est un commentaire continu et qui, indépendant du texte strict, ajoute une valeur spéciale à tous les mots. Imaginer un dialogue, c’est donner le substitut littéraire de tous ces sous-entendus ; c’est noter cette physionomie, cet accent, ce geste ; c’est rendre sensible la situation réciproque des deux personnages, marquer d’un trait leur attitude, leur tempérament, leur métier, leur passé. Il y faut un pouvoir de raccourci totalement contraire au pouvoir analytique du romancier, lequel montre ses personnages comme les professeurs d’anatomie montrent le corps humain, par planches successives et détachées. Mais cette imagination du dialogue en suppose une seconde. Par cela seul que deux personnes se trouvent en présence et qu’elles se parlent, elles sont l’une avec l’autre dans un certain conflit ou dans un certain accord. Dans tous les cas, elles agissent l’une sur l’autre. Imaginer un dialogue, c’est donc imaginer deux personnages au moins en action, et le drame naît, le drame qui est action, comme l’étymologie seule l’indique. Or l’action n’est intéressante que si les personnages engagés sont eux-mêmes dans une heure intéressante de leur vie. Il faut qu’il y ait, derrière ce dialogue et son conflit, une crise d’âmes, et en dernière analyse l’imagination dramatique nous apparaît comme l’imagination des crises. On vérifierait cette théorie à l’occasion de tous les chefs-d’œuvre du théâtre. Le Danois Hamlet et le Maure Othello, l’Espagnol Rodrigue et la Crétoise Phèdre, Arnolphe et Alceste, ces Parisiens, sont tous, à un égal degré, des personnages de théâtre, parce qu’ils sont également conçus et posés dans un moment critique de leur vie et de leur caractère. Le père Grandet, Goriot, Madame Bovary, Madame Gervaisais, sont tous des personnages de roman, parce qu’ils sont conçus et posés comme des créatures d’habitude, et dans le petit détail quotidien de leur existence.

Il y a une psychologie des crises, que les auteurs dramatiques adoptent par instinct, tout naturellement, avant de la pratiquer par réflexion. Pour qu’il y ait une crise, et une crise importante, il est nécessaire que des passions soient en présence, très nettes, très vives, et des caractères très marqués. Un être de méditation, de dialectique intime et d’atermoiements, comme cet Amiel dont j’étudierai plus loin le journal avec ses documents si précieux sur les maladies de l’âme à notre époque, ne saurait entrer dans une combinaison dramatique. Un écrivain qui possède le don de l’optique théâtrale se gardera bien de le représenter. C’est une exception prodigieuse, à ce point de vue, que l’Hamlet de Shakespeare ; et encore Shakespeare a-t-il employé mille ruses pour faire passer les interminables hésitations du prince rêveur. C’est une habileté incomparable, par exemple, d’avoir introduit dans cet esprit inquiet des doutes religieux sur la véracité du fantôme : « Le spectre que j’ai vu est peut-être le diable. Or le diable a le pouvoir de revêtir une forme aimable aux yeux. Oui, et peut-être veut-il tirer parti pour me damner de ma faiblesse et de ma mélancolie, car il est puissant avec des âmes de la nature de la mienne. Il me faut marcher sur un terrain plus solide que celui-là… » Et Hamlet se trouve ainsi agir, tout en cédant à son goût passionné de l’analyse, par cela seul qu’il s’essaye à vérifier les paroles de l’indéfinissable fantôme. Mais Hamlet, paradoxe audacieux du génie de Shakespeare, n’a pas eu de frères au théâtre. Son caractère d’une part est trop nuancé, d’autre part il subit trop aisément les influences extérieures. Pour qu’une crise apparaisse, aiguë et saillante, il faut que les personnages voient une idée fortement, et qu’ils n’en voient qu’une seule. Il ne suffit pas que leur âme soit énergique, elle doit être simple. Aussi un domaine immense de sensations et de sentiments ne ressortit pas au théâtre. Rien de plus fréquent dans la vie que des amours incertaines, qui doutent de leur propre sincérité, qui tantôt aiment et qui tantôt n’aiment pas. Les amoureux qui sont sur les planches ne connaissent pas ces complexités. Ils sont bien certains de leur amour, comme à côté d’eux tous les ennemis sont bien certains de leur haine, tous les vicieux de leur vice, tous les vertueux de leur vertu. Ce qui est demi-teinte, clair-obscur psychique, ce qui est inconscient, comme disent les philosophes, n’a pas droit de cité sur la scène, parce que rien de tout cela n’aboutit à l’action intense, et, hors de cette action, pas de drame.

Qu’on se représente maintenant l’union intime de ce sens dramatique et du sens de la vie morale, on aura l’explication de bien des contrastes qui se rencontrent dans le talent de M. Alexandre Dumas. Les exigences du second de ces sens sont tout près d’être précisément le contraire des exigences du premier. Ces raisonnements, que l’auteur dramatique exclut, le Moraliste en éprouve le besoin profond. Ces nuances et ces incertitudes, cette dégradation de lumière dans le monde intérieur, n’est-ce pas la vie morale elle-même ? L’auteur dramatique se précipite vers l’action qui, seule, lui importe ; et ce sont les délibérations, les conséquences, les alentours de l’action qui préoccupent le Moraliste. Il semble que les qualités de l’un proscrivent les qualités de l’autre, et M. Dumas l’affirme à peu près dans la préface de l’Etrangère : « Donnez-vous la peine d’étudier attentivement Corneille, Molière et Racine, vous reconnaîtrez bien vite que leurs premières pièces, au point de vue du métier, sont aussi bien construites que les dernières, quelquefois mieux. Car ce don naturel du mouvement, de la situation, de l’effet, de la clarté, de la vie enfin, nous le perdons presque toujours, à mesure que nous avançons en âge, et en raison inverse de ce que nous gagnons comme connaissance du cœur humain. Nous voulons alors pousser trop loin l’étude des caractères et l’analyse des sentiments. »  Il a donc compris lui-même la dualité de sa nature. Il a souffert des contradictions que la présence simultanée, du grand écrivain de théâtre et du moraliste font coexister en lui. Il est possible qu’en effet le second se soit, dans certaines de ses pièces, développé aux dépens du premier. Il y a toujours une heure dans l’histoire d’un esprit où quelque puissance s’exagère et atrophie le reste. Mais le défaut de la fin était la qualité du commencement, et M. Dumas a dû aux antithèses de sa double disposition native d’écrire des pièces sans analogue, d’un attrait singulièrement suggestif et saisissant. Les contradictions mêmes de sa pensée lui ont servi de méthode pour découvrir et mettre en lumière certaines idées sur l’amour, sur la jeunesse contemporaine et sur la nostalgie mystique particulière à notre siècle. Ce sont les trois séries d’idées que je voudrais examiner tour à tour.

II.
L’analyse de l’amour

Je cherchai le point sur lequel la faculté d’observation dont je me sentais ou me croyais doué pouvait se porter avec le plus de fruit, non seulement pour moi, mais pour les autres. Je le trouvai tout de suite. Ce point, c’était l’amour… » Cette phrase de la préface de la Femme de Claude enferme la substance même et la matière une de l’œuvre multiple de M. Alexandre Dumas. Comédies, romans et brochures, il n’a rien écrit qu’il n’ait consacré à l’étude des rapports entre l’homme et la femme. C’est qu’aussi bien cette étude mettait en jeu sa double faculté de moraliste et d’auteur dramatique. De moraliste d’abord. Est-il une passion qui s’infiltre plus profondément que l’amour jusqu’aux sources de la vie morale, pour les rafraîchir ou pour les empoisonner ? Légitime, l’amour est l’élément premier de la famille, partant des vertus que la famille exige, partant de la société entière, dans ce que cette société a de réel et de solide. Illégitime, il occasionne les plus dangereuses anomalies de la conduite et de la destinée. Nous n’étions pas encore, qu’il se préparait à nous imposer sa redoutable influence. De la qualité de l’amour qui a uni nos générateurs a dépendu, avec notre hérédité physiologique, la valeur de notre hérédité d’âme, en même temps que notre condition de mise au jeu sociale. Nous grandissons, et la qualité de l’amour qui survit à notre naissance entre nos parents amène la floraison ou l’avortement de toute une portion de notre Idéal. Nous devenons homme, et, de la qualité de notre premier amour, que de conséquences découlent pour notre développement sentimental, ou salutaires ou irréparablement funestes ! Nous devenons père, et la qualité de l’amour qui nous attache à la mère de nos enfants augmente ou diminue les chances de déviation ou de droite existence pour ceux à qui nous infligeons l’être. Tout au long de nos années, il s’est donc enrichi ou appauvri, au hasard de cette passion souverainement bienfaisante ou destructive, le trésor de moralité acquise dont nous sommes les dépositaires, — infidèles dépositaires trop souvent, et qui préparons la banqueroute de nos successeurs parmi des caresses et des sourires ! Ainsi nous le conseillent les prophètes inspirés de l’amour, les poètes auxquels il se révèle comme un oubli de tout ce qui a été, de tout ce qui sera, dans l’extase partagée de deux cœurs qui battent à l’unisson, dans le frémissement de deux bouches qui joignent leurs lèvres. Le Moraliste, lui, ne se laisse pas prendre à ce mirage de bonheur. Il est trop dominé par l’idée de la règle pour ne point traduire ces enivrés de l’heure qui passe à la barre du Bien qui ne passe pas. Il est trop convaincu du sérieux de la vie pour s’amuser, comme a fait Stendhal, à décrire les cristallisations de ces rêves, d’une manière détachée et simplement curieuse. L’amour pose des problèmes sans nombre et que le Moraliste ne saurait, lui, le discuteur de tous les problèmes humains, négliger ou résoudre légèrement. Il ne s’intéresse même à l’amour qu’à cause de ces problèmes. De la passion en elle-même, de sa beauté ou de ses complications intrinsèques, il ferait bon marché sans les conséquences du lendemain, — mais elles sont si graves, ces conséquences, si fécondes en cas de conscience infiniment variés ! Il y a de quoi y dépenser toute une vie de confesseur et de directeur d’âmes, — et qu’est-ce qu’un Moraliste, sinon un confesseur et un directeur laïque, auquel il manque seulement la robe du prêtre — et souvent sa religion ?

En revanche, si le Moraliste n’est pas un prêtre, il est parfois un auteur dramatique, — c’est le cas de M. Dumas, — et ; il aperçoit dans l’amour la cause la plus féconde en crises aiguës où se décèle la secrète énergie des caractères. Par cela seul que l’amour rapproche si étroitement les personnes, plus étroitement qu’aucune autre passion, c’est aussi la passion qui donne le plus souvent naissance à des duels entre ces personnes, — duels intimes, duels implacables, où la sauvagerie de l’animal primitif, mâle et femelle, reparaît comme aux jours d’avant la civilisation ; car le premier effet de l’amour est de supprimer, entre ceux qu’il domine, les lois et les convenances de cette civilisation. Tous les autres appétits sont plus ou moins contenus par les barrières sociales. Nous nous battons bien pour le pain, comme nos ancêtres des forêts séculaires se battaient pour un morceau de viande crue, mais c’est sous l’œil du gendarme, et d’après les conditions fixes du Code. Nous nous battons pour la prééminence, mais c’est sous l’œil du gendarme encore et du public, et d’après d’apparentes conventions de jurisprudence ou de chevalerie qui interdisent certains procédés. L’amour seul est demeuré irréductible, comme la mort, à ces conventions sociales. Il est sauvage et libre, malgré les codes et malgré les modes. La femme qui se déshabille pour se donner à un homme dépouille avec ses vêtements toute sa personne sociale. Elle redevient, pour celui qu’elle aime, ce qu’il redevient, lui aussi, pour elle, la créature naturelle et solitaire dont aucune protection ne garantit le bonheur, dont aucun édit ne saurait écarter le malheur. Le monde du cœur et le monde des sens — ces deux domaines où l’amour habite — restent inaccessibles au législateur II s’accomplit là des infamies qu’aucune sanction humaine n’atteindra jamais ; il s’y manifeste des héroïsmes qu’aucune gloire humaine ne couronnera. Chacun des deux amants ne peut en appeler, de ce qu’il subit, qu’à la nature ; car il en est réduit, vis-à-vis de l’autre, aux seules forces du tempérament et du caractère. S’il se fait aimer, il ne le doit qu’à lui-même. S’il cesse d’être aimé, la faute en est à lui-même. Les voilà donc face à face, cet homme et cette femme, dans la nudité de leur personne physique et de leur personne morale, qui s’affrontent et s’étreignent, comme s’il n’y avait ni sciences, ni arts, ni progrès des lumières, ni adoucissement des mœurs. Conflit mystérieux parce qu’il n’est point régi par des lois, conflit farouche parce que la nature s’y montre avec son sérieux tragique ! La nature ne connaît ni le rire ni la fantaisie. L’être qui aime, comme l’être qui a faim, comme l’être qui meurt, sort du mensonge pour rentrer dans cette réalité invinciblement, indiciblement grave, qui accompagne tous les faits essentiels de l’existence. L’arrière-fond de l’homme se dévoile alors, et les crises qu’il subit l’émeuvent jusque dans la racine de sa force. Les auteurs dramatiques n’ont donc pas si tort, cherchant des passions qui aboutissent à des crises, de toujours et partout mettre en scène le vieil et à jamais jeune amour, mais ils ne voient en lui qu’un moyen d’obtenir des effets de théâtre. M. Dumas y a vu autre chose. Son imagination dramatique lui indiquait, ainsi qu’à tous les faiseurs de pièces, l’amour comme le producteur des plus terribles duels entre les créatures ; son imagination de Moraliste lui a révélé le retentissement de ces duels dans la vie intérieure. Il a vu nettement, douloureusement, ce que cet amour — le « dur amour », disait le poète ancien — fait jaillir dans les cœurs de férocité contenue. Le mâle et la femelle lui sont apparus se dévorant l’âme parmi leurs baisers, et il a pris la plume pour écrire la sinistre vision de ce combat étrange, où les bouches disent des paroles tendres, où les yeux fondent en larmes, où les bras se tendent passionnément… Et à la fin, il y a une morte ou il y a un mort, — quelquefois l’un et l’autre.

Et il les a d’abord montrées, les hideurs de ce combat du mâle et de la femelle, dans ce que la politesse désigne du terme élégant de galanterie, et qu’il appelle, lui, avec vérité, du terme cruel de prostitution. Il n’a pas eu à dénoncer la haine et les férocités dans la prostitution patentée, affichée, ouverte. De celle-là, le Moraliste n’a pas à dire qu’elle est une guerre. Elle-même se charge de le proclamer. Pourquoi donc, sinon pour faire la guerre à l’argent de l’homme et pour subir les assauts de sa brutalité, sont-elles réunies dans le boudoir infâme de la maison de plaisir, ces filles en bas de soie bleue ou rose, dont les lèvres sont passées au rouge, les yeux soulignés au khol, les cheveux lavés à l’auréoline, et qui drapent dans un peignoir transparent leur corps souillé, — ce triste corps que des mains chrétiennes ont tenu sur les fonts du baptême, et qui, virginal et jeune, fut vêtu de blanc pour servir d’habitacle mystique au Sauveur, le matin de la première communion ? Araignées de luxure ramassées au fond de la toile tendue, elles guettent la proie, plus misérables encore dans leur parure frelatée que les louves du trottoir, lancées parmi les promeneurs, le regard aigu, la bouche provocante, — et ces affamées attestent la cruauté des fièvres de la chair par le mal qu’elles font et celui qu’elles subissent — Ce que M. Dumas a démasqué, c’est une prostitution poétique et sentimentale, et d’où ces duretés du combat semblent si bien absentes. Celle-là saisit l’homme, non plus violemment par l’appât du plaisir immédiat, mais par la séduction de la tendresse. Au second étage d’une maison pareille aux maisons bourgeoises des quartiers riches, un appartement, sans aucune enseigne, développe ses pièces intimes, meublées de meubles honnêtes et peuplées de ces menus brimborions de fine élégance où se trahit le goût d’une femme distinguée. La personne dont la délicatesse a disposé le détail de ce coquet intérieur ne s’est jamais appelée Margot-la-blonde, Irma-Canot ou la Glu, ni même la Dame aux Camélias. Elle porte, sur les cartes de visite qui garnissent son carnet de cuir anglais ou viennois, le nom de Mme Albertine de la Borde ou celui de la baronne Suzanne d’Ange2. Elle a été mariée, ou elle le dit. Elle est séparée, ou elle le raconte. Sa maison est parfaitement tenue, et un galant homme, au courant des convenances et qui ne saurait rien des dessous de l’existence parisienne, se tromperait, sans nul doute, à la correction de cette attitude La dame du logis a des rentes sur l’Etat, une comptabilité irréprochable, et, si elle se pique de quelque chose, c’est de considération. Seulement, — il y a toujours un seulement lorsqu’il s’agit de la femme, — c’est avec son corps, tout comme ses sœurs du lupanar et du trottoir, que cette créature gracieuse, et qui coupe avec un mince couteau d’or les feuillets du livre à la mode, a gagné le droit de s’asseoir légalement dans ce milieu de luxe et de décence. L’observateur flaire, dans ce home irréprochable, la soumission à de séniles caprices, la comédie devant des niais qui se sont crus aimés pour eux-mêmes, les complaisances tacites du proxénétisme. Des femmes qui n’étaient que déclassées ont achevé de se perdre en causant, vers les cinq heures du soir, comme dans le monde, sur les dos-à-dos de cet honnête salon… C’est ici encore la toile tendue, et l’araignée est tapie, qui veille. Dévoratrice ou de fortune ou de cœur ou d’honneur, quelquefois des trois, lorsqu’elle peut, la drôlesse a fait de sa pudeur, de sa distinction et de son désintéressement même les tentacules destinés à saisir la proie certaine, le Raymond de Nanjac3, loyal et passionné, qui s’engage dans le piège sans comprendre quelle est la bête qui s’y cache Aimer cette femme, c’est être trahi. Dormir auprès d’elle,

Près de ce compagnon dont le cœur n’est pas sûr4, c’est renoncer à quelque chose de votre âme, qu’elle vous prendra pendant le sommeil, comme la Dalila de la mélancolique légende prit les cheveux de Samson, sa bouche près de votre bouche, son souffle mêlé à votre souffle. Lutter contre elle, même si vous ne le voulez pas, ce sera vous montrer féroce. Et Olivier de Jalin, avec tout son esprit et tout son honneur, ne peut pas s’empêcher de l’être. La prostituée avilit même le courage qu’on déploie contre elle, même l’amour profond qu’on lui apporte. Et pourquoi non ? Cette femme fait sa partie dans le duel des deux sexes l’un contre l’autre. Vous demandiez une tendresse et vous rencontrez une haine, une amante et vous rencontrez une ennemie, un abandon et vous rencontrez une bataille. C’est la loi, cela, et comme dit Lebonnard dans la dernière Scène de la Visite de noces : — « A quoi bon alors ?… »

Mais que la prostituée, ou insolente, ou rusée, traite les hommes en adversaires qu’il s’agit de garrotter et de rançonner, cœurs et biens, cela prouve seulement qu’il y avait un marché au fond de cet amour. La vénalité détruit le sentiment, nous le savons trop, et l’argent et l’amour n’ont jamais pu vivre de compagnie. Qu’est-ce que cela prouve pour le cas contraire, où le désintéressement est si absolu que l’idée d’un calcul ne saurait entrer dans l’esprit des deux amants, même pour en être repoussée ? L’amour dans la prostitution est une guerre. Soit Mais l’amour dans l’adultère ?… Ecoutez le de Ryons de l’Ami des femmes répondre à Jane de Simmerose. « Vous allez voir ce qu’il y a au fond de toutes ces grandes passions qui poursuivent une femme mariée. Quand vous l’aurez vu, vous pourrez le dire à d’autres… M. de Montègre va vous faire du mal, puisqu’il vous aime… » C’est à peu près le mot du même Lebonnard dans la Visite de noces : « Ça finit par la haine de la femme et le mépris de l’homme… » En se donnant, la femme adultère sait qu’elle trompe. En la possédant, son amant sait qu’il trompe. Et voici déjà voltiger autour des premiers baisers échangés par ces deux êtres qui roulent ensemble dans la faute le tragique essaim des remords, et aux remords se mêlent bientôt les rancœurs : « Elle a menti pour moi, elle me mentira », songe-t-il. « Que pense-t-il de moi ? » songe-t-elle. « Quels droits je lui ai donnés sur ma personne ! » Et, suivant le cas, elle entrevoit les hontes de la liaison passagère ou celles de l’irréparable, s’il ne méritait pas d’être choisi par elle… Et aux rancœurs s’ajoutent les soupçons : « Que fait-elle loin de moi ? Qu’a-t-elle fait avant moi ? » songe-t-il. « Il a dit à d’autres les mots qu’il me dit », songe-t-elle. Et pour l’un et pour l’autre surgissent, du fond d’un passé qu’ils ne connaîtront jamais tout entier, des images, abominables d’exactitude, où ils contemplent, torturés par la plus impuissante des jalousies, la réalité physique des anciennes tendresses. Le châtiment de l’adultère est là, non pas dans la vengeance d’un mari, — c’est si facile de mourir, — non pas dans la dureté de l’opinion, — c’est si facile d’oublier le monde, — mais dans ces inavouables et douloureux secrets du cœur, que chacun des deux amants sait trop bien exister chez l’autre, et qu’ils ne traduisent pas avec des paroles. Des ferments de douleur sont toujours des ferments de haine. Ceux-là lèvent peu à peu et finissent par produire ces nausées insoutenables, à la suite desquelles les deux complices de tant de furtives caresses et de délirants embrassements deviennent deux mortels ennemis. Il la fuira comme son mauvais destin. Elle le fuira comme le génie de sa perdition, comme celui surtout qui, par un mot, par un sourire, par un silence, peut empêcher qu’elle ne soit aimée de nouveau et idéalisme par un autre. Car elle aimera encore, comme il aimera, pour traverser les mêmes tortures… — A quoi bon alors ? A quoi bon ?… reprend le Moraliste, surtout si vous songez que vos fautes retombent parfois sur des têtes qui ne sont pas les vôtres. « Quand on est une honnête femme », dit de Ryons, « il n’y a qu’une chose à faire, quoi qu’il en coûte, c’est de rester honnête. Autrement il y a trop de gens qui en souffrent plus tard… Je pense à ma mère, qui m’a abandonné quand j’avais deux ans, et à mon père, qui en est mort5… »

Vous rappelez-vous le couplet de Perdican au second acte d’On ne badine pas avec l’amour, et comme il répond à Camille : « Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels. Toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées. Le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange. Mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent trompé et souvent malheureux, mais on aime ; et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière, et on se dit : J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui… » Il faut le lire et le relire, ce morceau magnifique où le poète le plus éloquent de cet âge a dit son mot suprême sur notre pauvre âme humaine, — après avoir subi la dictature de la logique de M. Dumas. Rien que par le contraste, le véritable sentiment de l’auteur de l’Ami des femmes éclate et se dévoile. Ce n’est pas aux vilenies du demi-monde, ce n’est pas aux tristesses de l’adultère qu’il en veut Ah ! s’il croyait, comme Musset, à la divinité de l’amour, qu’il aurait bientôt, comme Musset, fait bon marché de ces vilenies et de ces tristesses, rançon d’une perle qu’on ne saurait payer trop chèrement ! Qu’importent ces misères, si l’on court par elles la chance d’aimer ? Qu’importe que Manon soit une gueuse et que son chevalier triche aux cartes, si dans cette infamie et cette friponnerie un peu du souffle céleste a passé ? Qu’importe que l’adultère commence sur un mensonge et finisse sur une haine, si, quelques années durant, moins que cela, quelques journées, moins que cela, quelques minutes, les deux coupables ont connu sur le cœur l’un de l’autre le sentiment de l’Idéal réalisé ? M. Dumas a bien vu la force de cette objection et que son analyse du demi-monde et de l’adultère le menait tout droit à combattre l’amour lui-même. Il a discuté cette question dans la préface de la Visite de noces, et il s’en est tiré en distinguant un véritable et un faux amour. « Le vrai amour », dit-il, « est rare comme le vrai génie, comme la vraie vertu, comme le vrai bon sens, comme tout ce qui est vrai enfin. Il y a là beaucoup d’appelés, peu d’élus, et tous n’y sont pas propres… » Lisez entre les lignes. Vous comprendrez que ce religieux, cet exalté respect pour l’amour sublime, capable de suffire à toute une vie et de purifier toute une âme, ne fait que donner à celui qui le professe le droit de mépriser davantage notre tremblant et chétif amour humain. Celui-là vacille et passe, — comme nous-même. Il est pétri de chair et d’esprit, — comme nous-même. Il est entaché de la souillure originelle, — comme nous-même. Est-ce une raison pour dire qu’il n’existe pas, ce seul trésor que nous ayons ? Nous ne pouvons pas aimer comme des anges, sommes-nous condamnés à aimer comme des bêtes ? Le Moraliste de la Visite de noces ne se laisse pas attendrir par cette plainte, et une fois mis en règle avec l’Idéal par la petite phrase que j’ai citée, il continue son oeuvre d’analyse. Il a montré l’acharné combat du mâle et de la femelle dans la prostitution et dans l’adultère, il le montre maintenant dans le mariage, et il écrit la Femme de Claude, un de ses plus beaux drames, et où son génie intime s’est manifesté le plus hardiment. Il n’avait jamais témoigné d’une foi bien vive à l’égard de cette conception optimiste, l’amour dans le mariage. « Et pourquoi s’insurger contre les institutions sociales ? » disait déjà Leverdet dans l’Ami des femmes ; « des hommes très intelligents ont cherché le moyen de transporter le plus confortablement possible, de la vie à la mort, à travers toutes sortes d’embarras, les sociétés désordonnées et tumultueuses. Le mariage est un des moyens de transport, dont personne n’a encore trouvé l’équivalent. Quand vous descendez du chemin de fer en pleine campagne, vous montez dans l’omnibus qui vous attend à la station. On est un peu les uns sur les autres, on est secoué, on se fait du mauvais sang, mais on s’y habitue, on s’endort, et on arrive pendant que les autres se fatiguent ou se perdent dans les mauvais chemins. Faites comme tout le monde, prenez l’omnibus… » Traduite en termes abstraits, cette boutade signifie que le mariage est, au regard du Moraliste, un pis aller. C’est une trêve dans ce duel ininterrompu de l’homme et de la femme, à moins que ce ne soit, comme le voulait Schopenhauer, « un piège que la nature nous tend. » L’aventure de la Femme de Claude est là pour le prouver sinistrement, et alors le duel devient d’autant plus implacable que les deux adversaires ne peuvent pas se fuir, attachés l’un à l’autre par la chaîne de l’union indissoluble. Le « Tue-la » de l’Homme-Femme trouve ici sa sinistre application, et quand la femme ne serait pas la Messaline qu’a épousée Claude, quand elle serait l’honnête mère de famille qui fait des enfants et garde le foyer, la lutte, pour ne plus aboutir au sang et aux larmes, serait-elle supprimée ? Ecoutez ce que dit M. Dumas au jeune époux assis au chevet de la jeune accouchée : « Tu baisses la tête. Te voilà vaincu, à ton tour, par le féminin, l’éternel féminin. Il s’est servi de toi pour l’œuvre qu’il a à faire. Il t’attire, il te séduit, il t’utilise, il t’éloigne, il te reprend ou il t’élimine, selon ses exigences de destinée et de fonction. Et sache bien, en passant, que c’est toujours la même chose, quel que soit le plan sur lequel tu te rencontres avec la femme. Elle ne te prend jamais pour toi. Elle ne te prend jamais que pour elle. »

J’ai rappelé le nom de Schopenhauer. A mesure qu’on avance dans l’étude des théories de M. Dumas, l’identité paraît de plus en plus grande entre l’esprit qui les a inspirées et celui qui se manifeste dans le grand ouvrage du philosophe allemand : le Monde comme volonté et comme représentation. Comme Schopenhauer et par des chemins à peine différents, M. Dumas aboutit à cette conclusion : qu’il y a dans le mirage de l’amour quelque chose de décevant, une duperie mystérieuse qui conduit ceux qui s’y laissent prendre au pire malheur, à travers l’espérance du plus grand bonheur. Changez un mot à la phrase que je viens de citer et qui se trouve dans l’Homme-Femme. Au lieu de cette expression : le féminin, lisez : le génie de l’espèce, et vous aurez la formule même du misanthrope de Francfort, celle qu’il débitait devant M. Challemel-Lacour à la table d’hôte où ils prenaient leurs repas, dans la fumée des pipes et la senteur des choucroutes : « Les hommes ne sont mus, quand ils aiment, ni par des convoitises dépravées ni par un attrait divin. Ils travaillent pour le génie de l’espèce sans le savoir, ils sont tout à la fois ses instruments, ses courtiers et ses dupes. » La métaphysique amène Schopenhauer à cette négation. Une vision dramatique et morale à la fois y conduit M. Dumas. En dernière analyse, le résultat est le même : à savoir que l’ivresse de l’amour est un leurre torturant et que « le fond de la bouteille est trop amer ». Comme ils se multiplient, les symptômes de pessimisme dans notre Europe occidentale, écœurée de raffinements, malade de civilisation, impuissante à étreindre ses chimères, et si toursaires de l’amour. Et qu’il est naturel que les hommes contre inattendue entre des pensées parties de points aussi éloignés, que celle de ces deux adversaires de l’amour. Et qu’il est naturel que les hommes de ce temps-ci aient reconnu leur goût de la vie à cette amertume de litharge que M. Dumas leur faisait boire à même ses pièces ! Comme ils en ont savouré l’âcre brûlure ! Comme ils ont compris ce qu’il y avait de vérité moderne dans cette dénonciation du mensonge de nos plus beaux désirs ! Cette impuissance d’aimer, que M. Dumas racontait et montrait si audacieusement, c’était bien là le mal du siècle, tel que l’avaient ressenti Chateaubriand et Sainte-Beuve, Benjamin Constant et Gautier. René non plus ne peut pas trouver le bonheur dans l’amour, ni Adolphe, ni le d’Albert de Mademoiselle de Maupin, ni l’Amaury de Volupté. Mais, chez M. Dumas, c’était le mal du siècle à la date de nos jours. Les jeunes gens de ses comédies si nouvelles, c’était l’auteur, c’était nous tous. Cette femme surtout, cette impudique au fond des yeux de laquelle passe un éclair de cruauté, que l’homme sent si redoutable même quand elle lui sourit avec sa bouche tentante, nous l’avons vue hier s’accouder sur le velours rouge d’une loge, nous la rencontrerons demain dans un salon ou dans un coin d’une exposition d’art. Ces dégoûts dont parlent de Ryons et Lebonnard, nous les avons ressentis au sortir de tous les mauvais gîtes. Le résidu de l’expérience de ces ironiques nihilistes, c’est le résidu de notre propre expérience. Littérature malsaine, disent les naïfs, les hypocrites, ou simplement les croyants. Non. Ce n’est pas cette littérature qui est malsaine ! Hélas ! c’est notre société, c’est toute société peut-être, c’est la nature elle-même, au cœur de laquelle se cache un principe inguérissable de péché, de douleur et de mort.

III.
L’impuissance d’aimer

C’est notre pessimisme que nous retrouvons et que nous goûtons dans le pessimisme de M. Dumas. Mais, nous comme lui, nous ne faisons, en voyant la société et la nature sous un jour de mélancolie, que projeter la couleur qui est dans nos yeux. Il ne faut pas se lasser de le répéter, l’optimisme et le pessimisme ne sont jamais que des états personnels, et ce qu’il y a d’intéressant dans la doctrine, c’est beaucoup moins cette doctrine elle-même que le chemin suivi par l’homme, et qui l’a conduit à une conclusion générale sur les choses, en le conduisant d’abord à une conclusion particulière sur lui-même et sur les événements de sa vie. Quand nous disons que le monde est mauvais, cela signifie que nous avons longtemps et beaucoup souffert. Quand nous disons que l’amour est un piège, c’est que nous ne pouvons plus goûter ses délices, et que nous redoutons ses angoisses, hors de proportion pour nous avec ses bienfaits. Il y a dans tout désir amoureux, et dans la nuance d’enchantement qui raccompagne, une part énorme de création personnelle, si l’on peut dire. Aimer une femme, c’est surtout aimer le rêve que le cœur a su former à l’occasion de cette femme. Il arrive pourtant que ce cœur n’a plus la force de former ce rêve, et que c’en est fini pour lui d’aimer entièrement. Un pareil tarissement des énergies intimes de la sensibilité n’est pas un phénomène rare dans les civilisations vieillissantes. Il me semble que le pessimisme spécial de M. Dumas a pour cause directe cette impuissance d’aimer, et les personnages les plus nouveaux de ses comédies sont précisément ceux qui, en incarnant ce pessimisme, incarnent aussi ses raisons profondes. Comme tous les auteurs dramatiques, M. Dumas possède le don de mettre sur pied des êtres indépendants de lui-même, bien qu’ils soient, ou plus ou moins, inventés à son image. Seulement, il en est qu’il a dessinés du dehors, et il en est qu’il a créés par le dedans. Ces derniers, desquels il peut dire, comme dans l’Ecriture, qu’ils sont des fils chéris et qu’il s’est complu en eux, sont plus particulièrement : dans la Visite de noces, Lebonnard ; dans le Demi-Monde, Olivier de Jalin ; dans l’Ami des femmes, de Ryons. Ce dernier même est montré d’une façon si intense et avec un relief si vigoureux, qu’il résume les autres et les explique. C’est lui aussi que M. Dumas a chargé de dire le plus de ces mots inoubliables où un système de philosophie pratique se ramasse en une expression familière et définitive. Remarquez bien que ces mots, prononcés par de Ryons, sortent des entrailles mêmes de son caractère. Il les produit, ces mots et les théories qu’ils représentent, par toute la logique de sa personne. Il n’est pas le moins du monde le déclamateur des comédies de moeurs, chargé de débiter les tirades que l’auteur a composées en dehors de son personnage. Non, son esprit est tout à lui et tient à sa nature entière. M. Dumas l’a merveilleusement doué de ce côté-là, et il ne lui a pas ménagé les autres mérites. De Ryons n’est pas seulement spirituel comme l’était Rivarol, il est observateur comme un médecin, brave comme un soldat, fin comme un diplomate et généreux comme un gentilhomme. Avec cela, des muscles de fer, une sage hygiène, la pratique du monde, un nom qui sonne bien, une opulente indépendance et de la séduction personnelle. « Vous êtes décidément très fort », lui dit Leverdet à la fin de la pièce, et tous les lecteurs le disent avec lui « Oui », répond de Ryons, — car il sait sa force, — « mais je ne suis pas heureux… » Cette formule, si simple qu’elle en est banale, revêt une signification d’affreuse mélancolie pour ce même lecteur qui comprend que cet homme ne peut pas aimer. On entend bien qu’il n’y a pas là, comme dans l’Armance de Stendhal, un cas de défaillance physiologique. Non. De Ryons a eu et aura des maîtresses. Mais, en amour, posséder n’est rien, c’est à se donner que consiste le bonheur, et de Ryons ne le peut pas. La claire vision de la duperie du sentiment est en lui pour toujours. Elle le condamne à ce pessimisme qui peut satisfaire son intelligence et son orgueil. — Et son cœur ? Eh bien ! son cœur est malade… Avec de l’ironie on cache ces maladies-là, et avec de la sensualité on les trompe ; elles ne guérissent jamais. — Et d’où ce pessimisme ? d’où cette maladie ? La valeur de chef-d’œuvre que Taine reconnaissait à cette pièce réside justement dans l’indication très nette, quoique à peine appuyée, comme il convient au théâtre, de la genèse psychologique d’un tel état de l’âme.

Une première influence apparaît, qui a contribué, plus qu’aucune autre, au pessimisme de cet homme singulier, influence qui a détruit les puissances du bonheur chez tant de nobles créatures de la vie moderne : c’est l’abus de l’esprit d’analyse. J’ai marqué déjà au cours de ces Essais et dans une étude sur Stendhal comment cet esprit peut au contraire aviver la sensibilité. Mais c’est à la condition qu’il se rencontre dans un homme à la ressemblance de Beyle, dépourvu de sens moral et qui analyse sans juger. Qu’importe à cet homme que les mobiles de l’ordre le plus personnel s’entrelacent continuellement en nous aux motifs désintéressés, pour produire des actions soi-disant généreuses ? Que lui importe encore que la vie animale soit le terreau où plongent les racines de notre vie supérieure ? Les origines ne lui gâtent point les résultats, par la simple raison qu’il ne caractérise aucun phénomène du corps ou de l’âme d’après les idées du Bien et du Mal. Il n’en va pas ainsi quand l’analyse est entre les mains d’un Moraliste, et de Ryons en est un comme M. Dumas lui-même. Ce de Ryons, si hardi avec les faits, ne l’est plus du tout avec les principes. Il n’est peut-être pas chrétien, mais à coup sûr il l’a été. Il le redeviendra un jour. En attendant, il a gardé du christianisme, et sa vie morale, et, qu’il s’en rende compte ou qu’il l’ignore, son Idéal. C’est bien à cause de cela qu’il est dans la vérité moyenne de toute sa classe sociale et de tout son temps. Le christianisme nous a pénétrés, nous tous qui avons grandi dans cette vieille France, catholique malgré qu’elle en ait, et nous portons dans notre arrière-fond de cœur un germe spiritualiste qui se trahit sans cesse et à notre insu. Mais surtout dans notre rêve de l’amour, ce germe se manifeste avec une vigueur particulière. Il produit le culte de ce que ce même Schopenhauer appelle ironiquement la Dame. — La Dame — c’est-à-dire l’être supérieur et charmant, principe de sécurité inébranlable, objet de foi profonde, source d’énergie dans l’effort et de consolation dans la peine, de qui toute noblesse émane et toute douceur, et que les lèvres puissent nommer sans blasphème de ce beau nom d’ange ! La phraséologie sentimentale n’est ici que la traduction vulgaire des songes de tous. L’analyse arrive qui étudie la femme vivante, celle dont le cœur romanesque voudrait faire sa Dame Elle y reconnaît d’abord une créature physiologique, très faible, très fragile, soumise aux plus humbles nécessités d’un organisme sans cesse endolori. Cet être idéal, c’est « l’enfant malade et douze fois impur » dont parle Vigny ; et ces nécessités de l’organisme sont tellement puissantes, que les vertus ou les vices de l’éternelle blessée dépendent, dans la plupart des cas, de simples désordres physiques. Que faire là contre ? Si l’on est tendre soi-même jusqu’à la maladie, s’agenouiller devant la sœur douloureuse et l’adorer d’être douloureuse. Si l’on est un psychologue, ne pas plus s’irriter des imperfections de la chair que l’on ne s’irrite que la somme des angles d’un triangle soit égale à deux droits. Mais le Moraliste, en qui surnage un peu de la haine féroce du christianisme pour la nature, ce Moraliste qui croit au fond le péché originel et répugne par instinct aux conditions de la vie, comment ne subira-t-il pas une pénible diminution de son rêve en constatant que les magnifiques phrases de la passion et de la tendresse enveloppent des exigences de physiologie, raffinées et sublimées, certes ; mais que lui font ces déguisements ? il les écarte, et ses dissections médicales s’achèvent par un vague et irrésistible mépris. L’analyse continue son travail et découvre que cette femme, en raison même de sa faiblesse, est un être de contradiction, d’ondoiement et de ruse. Il y a des passages subits et des volte-face sans fin dans ce système nerveux toujours à la veille d’être faussé, comme les touches d’un instrument trop délicat. Il y a des reploiements qui déroutent dans cette personnalité qui oppose la finesse à la force, et dont la puissance consiste surtout à se rendre insaisissable Pour les artistes purs, le charme suprême de l’être féminin réside précisément dans ces sinuosités incertaines et dangereuses de caractère. Ils sont ravis que le sphinx dissimule si profondément son énigme, parce que cette énigme double d’infini les prunelles de l’inaccessible créature, capable d’être l’ange et capable d’être le démon, et l’un et l’autre tour à tour. C’est ainsi que Shakespeare a dépeint avec une égale complaisance de l’imagination Desdémone et Cléopâtre, Juliette et Cressida, en leur donnant, à toutes les quatre, ce je ne sais quel air de famille, cette douceur trop séduisante du regard, cette mobilité du sourire et des larmes, cette grâce à se blottir contre la poitrine de l’homme, comme en implorant pitié… Le Moraliste, lui, reconnaît cet air de famille et s’en épouvante. C’est un sentiment d’une charité délicieuse qui a rendu Desdémone amoureuse du Maure. N’importe. Elle a bel et bien trahi son vieux père, « la brebis blanche », et pour courir « après son noir bélier ». La petite Juliette n’a pas non plus la conscience très pure, car elle n’a pas mis beaucoup de temps à oublier ses devoirs de fille au profit de son Roméo. Le Moraliste constate ainsi la faiblesse du ressort intérieur dans ces deux âmes. Elles ont cédé à leur passion, et cette passion s’est trouvée poétique et noble. Elles y auraient cédé de même si cette passion eût été déshonorante et criminelle, tout comme leur sœur Cressida, qui parle d’amour à Diomède, bien qu’elle vienne de jurer à Troïlus qu’elle l’aime, — et elle est sincère. Le voilà enfin sous sa vraie lumière, l’être fugace ! C’est la femme à la fois tendre et légère, qui vous trompe, avec votre nom dans le coeur, parce qu’elle aime à plaire, parce qu’on lui parle un langage troublant, parce qu’elle est femme, et que faire fond sur elle, c’est faire fond sur de l’eau. Mais comment aimer sans confiance ? Et de Ryons, qui a perdu le sentiment de la confiance, a du même coup perdu l’amour : « Tout obscur et inutile que je sois », s’écrie-t-il, « je me suis promis de ne donner jamais ni mon cœur, ni mon honneur, ni ma vie à dévorer à ces charmants et terribles petits êtres, pour lesquels on se ruine, on se déshonore, on se tue, et dont l’unique préoccupation, au milieu de ce carnage universel, est de s’habiller tantôt comme des parapluies et tantôt comme des sonnettes… » Il n’était pas besoin de vous faire cette promesse, de Ryons. Vous auriez voulu manquer à ce programme que vous ne le pouviez point.

Il y a une seconde raison pour que ce jeune viveur n’aime pas, c’est qu’il a eu trop de maîtresses et qu’il s’en souvient Aux désenchantements de l’analyse s’ajoutent en lui les désenchantements du libertinage. Il a, sur ce point, une phrase singulièrement triste et profonde. Mme Leverdet a répondu à ses théories : « Tout cela parce qu’une femme vous aura trompé pour un homme inférieur à vous ! » — « Non », fait de Ryons ; « mais parce que plusieurs femmes ont trompé d’autres hommes pour moi, et, sur l’honneur, je ne valais pas ceux qu’elles trompaient… » Lorsqu’un amant arrive à ce degré de vision cruelle, et que les sacrifices de sa maîtresse et ses baisers la lui font seulement moins estimer, il peut goûter auprès d’elle et lui procurer des sensations savantes à la fois et vives, mais éprouver pour elle un sentiment complet, mais, tout simplement et bonnement, l’aimer, il ne le peut pas. La multiplicité des expériences galantes conduit l’homme qu’elles blasent à cette conclusion : qu’une femme, si séduisante soit-elle, a toujours son équivalent, qu’aucune aventure n’est sans analogue, aucune ivresse sans lendemain, et qu’en définitive toutes se ressemblent d’entre ces chercheuses d’émotions sur les pas desquelles le hasard nous jette. Oui, le hasard, et si ce n’avait pas été nous, ç’aurait été un autre. Notre amour-propre a beau s’insurger là contre, nous ne sommes le plus souvent que des prétextes, et combien d’amants pourraient dire de leur maîtresse ce que Rivarol disait de sa chatte : qu’elle ne les caresse pas, mais qu’elle se caresse à eux !… Il fallait quelqu’un à cette femme. Je passais. Elle m’a pris… Ce petit raisonnement du libertin est d’autant moins fait pour l’exciter au grand amour que le feu des sens est singulièrement amorti en lui. Il y a deux fécondes sources d’illusion qui nous amènent à trouver l’infini dans un baiser. L’une vient du cœur, et c’est l’Idéal. L’autre vient d’ailleurs, et c’est la Volupté. Un Parisien de trente-cinq ans, tel que de Ryons, qui a vécu en braconnant de tous côtés, comme il le raconte, a pu garder son Idéal. Il ne croit pas que cet Idéal puisse jamais être habillé par le couturier à la mode, porter les chapeaux et les petits souliers de ses contemporaines, ni même s’incarner dans aucune femme, fille de la femme. Il a pu garder aussi sa puissance nerveuse, et même la raffiner étrangement ; mais il a mesuré, avec une exactitude presque scientifique, au cours de ses observations personnelles, l’intensité du plaisir qu’il peut goûter. S’il continue à croire que ce plaisir est un des plus complets de ce monde, il sait aussi que ce n’est qu’une épilepsie de quelques secondes et qui se retrouve dans bien des conditions diverses. Voilà pourquoi ce cérébral préfère aux exaltations du cœur et aux spasmes passagers des sens les lucides bonheurs de la curiosité : « Votre maison est originale », dit-il à Mme Leverdet ; « je suis fâché de ne pas y être venu plus tôt. Il y a à faire ici pour un collectionneur comme moi, et voilà, je crois, un sujet que je n’ai pas encore catalogué. » C’est tout ce que lui inspire la vue de Jane de Simmerose, avec ses beaux grands yeux de vierge effarouchée, avec son mince profil busqué de jeune Grecque, avec son charme de naturel et de distinction, — ce qui ne l’empêchera pas tout à l’heure de la sauver d’une façon toute chevaleresque. Il peut et la respecter, et la défendre, et se battre pour elle, et mourir, — il ne pourrait pas l’aimer.

Et plus que l’analyse, plus même que le libertinage, ce qui a endurci cette âme, au demeurant très élevée, mais incapable d’un entier abandon, c’est l’habitude trop prolongée du combat. A la manière dont de Ryons se masque d’ironie, aux coups d’esprit qu’il porte de droite et de gauche, toujours en garde et toujours armé, à cette attitude de bretteur moral qui est la sienne en toute rencontre, qu’il aborde une femme ou un homme, une jeune fille ou un vieillard, il est aisé de voir que, pour ce misanthrope, la vie sociale a été trop dure. Il n’avoue pas ses froissements et il ne s’en plaint pas ; il est trop fier. Mais le ton seul de chacune de ses phrases, ce ton persifleur et volontiers féroce, mais ce soin de dompter son interlocuteur dès les premiers mots et d’imposer sa supériorité, mais l’évidente défiance de chaque phrase et de chaque geste, tout cela représente une sorte d’aveu et une sorte de plainte… Je l’aperçois, aussi nettement que si je le voyais des yeux de ma tête, cet homme qui a eu ses vingt ans au commencement du second Empire, et à cette époque de triomphe indiscutable du fait dont nous nous plaisons à reconnaître aujourd’hui les symboles dans l’action politique de M. de Morny, dans l’action philosophique de M. Taine, dans l’action littéraire de Gustave Flaubert Les grandes avenues de la vie politique sont barrées pour longtemps aux ambitions hâtives. D’ailleurs, aux lendemains de si douloureuses banqueroutes, quelle foi profonde entraînerait de ce côté une âme noble ? La société se pacifie peu à peu. Elle réalise le programme prêté à l’un des ministres du dernier règne, prophétique ce jour-là, et qui aurait crié aux foules cette devise de la croisade moderne : enrichissez-vous. L’âpre concurrence des intérêts est donc en pleine vigueur. Les Jean Girault abondent sous les colonnes de la Bourse et dans les salons. Il y a dans l’air du temps une épaisse vapeur de positivisme, et la dure loi de la lutte pour la vie apparaît, comme à toutes les époques de désillusion nationale, avec la brutale netteté de ses exigences. La famille ne s’est pas dressée entre de Ryons et la société pour lui adoucir les premiers coups. Ni son père ni sa mère n’ont veillé sur lui. Sa mère était loin ; son père était mort Sont-ils plus favorisés du sort, ceux dont le père existe et passe ses jours chez sa maîtresse ou au club ; ceux dont la mère existe et songe uniquement à courir le monde et à se parer ? Bref, de Ryons a grandi solitaire, comme presque tous les jeunes garçons de la haute société française que leurs parents envoient au collège sans se douter que c’est l’école par excellence de la grossièreté, du cynisme et de la précoce dépravation. Après tout, le collège a ceci de bon qu’il habitue l’enfant qui pense à considérer la malveillance et l’injustice, la sottise et l’impudicité, comme les manières d’être habituelles à l’animal humain. Dans l’entre-deux des cours, le collégien apprenait que les femmes, prétendues de plaisir, seraient, comme les camarades et les maîtres, des ennemies jurées de sa personne. « Je filais du collège », dit-il, « pour aller voir Ellénore, et je vendais mes dictionnaires à la mère Mansut, rue Saint-Jacques, pour lui porter des bouquets de violettes. Je lui faisais des vers par-dessus le marché… Elle m’a pris ma montre… » C’est sous cette forme désintéressée que lui est apparu l’amour. Il est sorti de ces premières épreuves avec la vague idée que l’homme est toujours, comme aux temps anciens, un loup pour l’homme, et la femme quelque chose de pire. Car d’homme à homme, il est des garanties, quand ce ne serait que l’honneur qui empêche que nos ennemis ne nous portent certains coups. Au regard de la fille qui exploite le mâle et qui vit de cette exploitation, ni l’honneur ni la probité n’existent dans le sens où nous interprétons ces mots. De Ryons s’est donc habitué à se méfier. En d’autres temps, il aurait vécu la main sur la garde d’une épée. La Vie moderne n’exige pas d’autres armes que l’esprit et la bravoure. De Ryons a fourbi son esprit et sa bravoure ; mais, à cette défiance continuelle, il a perdu l’habitude de s’abandonner, le don charmant de la sympathie ouverte, l’exquise facilité des épanchements intimes. Il est demeuré capable de pitié, c’est une vertu de combattant. Il est devenu incapable de tendresse. A ceux ou celles qui lui demandent son amitié, il pourrait répondre comme à M. de Montègre : « Un ami de la veille… mais nous avons l’avenir pour nous… » Chamfort disait : « Convenons que, pour être heureux dans le monde, il y a des côtés de soi-même qu’il faut entièrement paralyser. » Hélas ! ce sont ces côtés mêmes qui seuls vous rendraient capables de ressentir le bonheur…

Elles coulent, elles bouillonnent tout autour de nous et en nous-mêmes, ces trois sources du pessimisme sentimental, que M. Dumas a fait confluer et jaillir en gerbe dans l’âme de ce jeune homme, le plus profondément creusé de ses personnages. Et ces sources ne sont pas près d’être taries, car l’eau empoisonnée qui les alimente filtre de trop haut, et c’est un immense mouvement du terrain social qui, seul, pourrait empêcher cette infiltration et ses conséquences. Pour que l’esprit d’analyse cessât de dévorer la substance de nos cœurs, il faudrait que l’équilibre de la vie intérieure fût restauré, l’abus de la compréhension corrigé par le développement de la volonté, le sens de la certitude rétabli. Nous sommes malades d’un excès de pensée critique, malades de trop de littérature, malades de trop de science — Pour que le libertinage cessât de fatiguer de ses secousses égoïstes les nerfs et le cœur de la majorité des hommes qui ont plus de quinze ans et moins de quarante, il faudrait que l’équilibre de la vie privée fût, lui aussi, restauré, que le mariage tardif parût l’exception, et que le mariage avant vingt-cinq ans devînt la règle, que l’éducation de la femme fît vraiment d’elle la compagne de l’homme, que les relations entre les jeunes gens se transformassent, et que l’enfant ne se gâtât point précocement les sens et l’imagination entre les murs des collèges, sentines d’infection morale qu’aucune voix autorisée, sauf celle peut-être de M. Dumas lui-même, dans les premières pages de l’Affaire Clemenceau, n’a dénoncées à la conscience publique — Pour que l’âpreté de la concurrence autour des places et autour de la fortune s’adoucît un peu, il faudrait un retour à une vie moins artificielle et moins surchauffée, que l’homme s’attachât davantage à sa province, à sa terre natale, que le séjour à Paris ne fût pas l’objectif de toutes et de tous, que la mêlée démocratique se fît moins brutale. — Ces conditions ne seront jamais réalisées. Bien au contraire, c’est vers un affinement de plus en plus aigu des intelligences, c’est vers une séparation de plus en plus marquée des deux sexes, c’est vers une centralisation de plus en plus condensée, que se dirige la France contemporaine. A mesure que les efforts dans cette triple voie s’exagéreront, les observateurs verront s’exagérer aussi quelques-unes des conséquences inévitables de semblables tendances, et le mot profond de l’observateur continuera d’être vrai : tandis que les classes pauvres souffriront du manque de pain, les classes riches souffriront du manque d’amour. Les vérités indiquées sur la psychologie des générations nouvelles par M. Dumas ont donc beaucoup de chances de continuer à paraître exactes à ceux qui ont le sentiment de la vie morale. Il est à craindre seulement qu’elles ne soient bientôt trop douces. Les temps ne sont pas bien lointains où l’Ami des femmes sera donné comme un drame optimiste.

IV.
Sources de mysticisme

Il semble qu’à l’extrémité de ces analyses volontiers cruelles et qui brutalisent ceux-là mêmes, ceux-là surtout, qu’elles séduisent le plus, l’auteur de l’Ami des femmes et de la Visite de noces devait rencontrer le nihilisme métaphysique, comme il avait rencontré le nihilisme sentimental. Voilà que, tout au contraire, cette œuvre à demi physiologique, et d’une si implacable dureté, s’achève dans un sens idéaliste jusqu’à la vision, et confine soudain au mysticisme. Elle ne se contente pas d’y confiner, elle y pénètre. On trouve dans l’Homme-Femme, par exemple, des morceaux entiers qu’on croirait écrits par une sorte de saint Jean du monde moderne, illuminé comme l’autre, et, comme lui, révélateur. Lisez, pour vous en convaincre, le fragment qui commence : « Dans cet Eden nouveau, le serpent ne doit pas avoir de prise sur la femme, la femme ne doit pas avoir d’influence sur l’homme et lui faire devancer son heure… » et cet autre : « Dégagé de toute préoccupation et de toute influence terrestre, je suis là au centre même de la vie universelle, et la Création tout entière me parle, à moi atome, tout comme elle a parlé à Noé sur le mont Ararat, à Moïse sur le mont Sinaï, à Jésus sur le mont des Oliviers… » La préface de la Femme de Claude va plus loin encore et renferme une évocation apocalyptique de la luxure, où les formules de la chimie se mélangent étrangement aux métaphores orientales : « Et, des bases mêmes de la matière composée, sortit une Bête colossale qui avait sept têtes et dix cornes… » La Femme de Claude est-elle d’ailleurs autre chose que la transcription humaine d’un drame ultra-terrestre, ainsi que l’indique le commentaire de l’auteur : « Au coup de fusil du dénouement, Césanne tombe, Cantagnac s’esquive, Antonin se prosterne. L’être de rébellion est précipité dans le néant, l’être de ruse est jeté dans le vide, l’être d’impression et de repentir est rappelé dans le bien… La loi de Dieu éclate et triomphe… » ? Dieu paraît aussi dans l’Etrangère, s’il faut en croire la « Vierge du mal », madame Clarckson : « Dans la partie que je joue avec le destin », dit-elle, « chaque fois que je sens Dieu contre moi, je baisse la tête et je jette mon jeu… » A propos de ces passages, et d’autres en très grand nombre qui se rencontrent dans d’autres préfaces ou d’autres brochures de M. Dumas, il y a deux questions à se poser. Quelle est la lettre exacte de ce mysticisme et sa valeur ? Ce n’est point ici le lieu de répondre à cette première question. Cette étude, pour être fidèle à son programme, doit demeurer strictement psychologique. La seconde question est de psychologie pure et se formule ainsi : quelles raisons d’âme et d’esprit ont conduit M. Dumas du côté du mysticisme, et ces raisons lui sont-elles communes avec beaucoup de ses contemporains ?

Ce mysticisme de M. Dumas s’éclaire d’un jour singulier lorsqu’on se représente que M. Dumas est surtout un lutteur, un homme d’action vigoureuse et d’énergie intense. La logique, cette qualité dominante de sa pensée, l’avait conduit sur la frontière du nihilisme. Il a vu ce pays désolé où le Nirvâna, célébré par les sages de l’Inde, apparaît comme l’idole monstrueuse et funéraire, dans l’adoration de laquelle toutes les douleurs s’endorment, mais aussi toutes les joies. Il a respiré l’odeur de mort qui flotte sur l’immense steppe, et il a éprouvé un frisson d’horreur. Tandis que Schopenhauer, enivré par l’opium de sa métaphysique et n’hésitant pas à conclure comme il a commencé, prêche le renoncement définitif et la suppression de la volonté de vivre, le Parisien lucide et décidé qui est dans M. Dumas se révolte. « La nature », s’écrie-t-il, « ne veut pas la mort. Elle veut la vie. La mort n’est qu’un de ses moyens. La vie est son but… » Mais comment concilier ce goût et ce culte de la vie avec les négations de tout à l’heure, avec cette impuissance d’aimer qui transforme l’âme en un sépulcre sans réveil ? C’est alors qu’accablé par l’évidence du monde réel, l’homme aperçoit confusément, derrière les indiscutables détresses de l’heure présente, un au-delà indéfini Les phénomènes actuels sont bien durs, mais sont-ils autre chose qu’une apparence ? N’y a-t-il pas, en dehors et au-dessus de nous, quelque puissance cachée, capable de réparer ce qui s’écroule, de racheter ce qui se perd, de régénérer ce qui se meurt ? N’y a-t-il pas une source d’amour invisible, à laquelle s’étancheront les soifs qu’aucune eau d’ici-bas ne saurait satisfaire ? Et surtout ne sommes-nous pas jetés et comme suspendus entre deux univers, celui des sens qui nous étouffe le cœur, et celui de l’âme dans lequel nous respirerons peut-être un jour ? C’est dans les ténèbres de pareilles hypothèses que nous nous acheminons vers le mysticisme. M. Dumas a suivi cette route, mais comme il était à la fois un Moraliste et un auteur dramatique, il a donné à son mysticisme un tour en rapport avec les doubles exigences de sa nature Croire au Bien et au Mal d’une façon absolue, c’est déjà faire profession de foi mystique, car c’est affirmer la réalité du monde spirituel. Une imagination tournée au drame a bientôt fait de personnifier ce Bien et ce Mal, et de les voir engageant un duel implacable dans le cœur de l’homme. Ainsi a procédé, semble-t-il, l’auteur de la Femme de Claude, et il s’est réveillé en plein Manichéisme sans presque s’en être douté. L’Ormuzd et l’Ahriman des anciens Perses lui sont apparus dans leur immortel combat, et, à la clarté de cette apparition, la nuit douloureuse de notre société s’est illuminée. Ç’a été là un passage beaucoup plus facile et plus naturel que la première impression ne le ferait supposer. Qui osera dire qu’en effet l’hypothèse des deux principes est certainement fausse ? Il n’y a qu’un petit nombre de solutions, qu’il est également impossible d’établir et de réfuter, au problème du monde L’hypothèse dualiste est une de ces solutions. Quoi d’étonnant qu’elle ait hanté souvent un esprit que les questions de morale ont torturé toujours, et qui, par métier, conçoit les êtres en conflit ?

La vision d’un au-delà qui soit la raison d’exister de l’univers et de nous-même, tel est l’aboutissement suprême de cette pensée, et aussi d’un certain nombre des pensées de cette époque, en dépit de la marée montante du positivisme. Oui, nous sommes tous, à des degrés divers, positivistes de raison. Nous demandons à l’art d’être fondé sur l’étude positive du fait, à la politique de reposer sur l’exploitation positive du fait ; nous avons des mœurs de jour en jour plus positives, elles aussi, et les complications de notre confort augmentent chaque année… Avec cette intelligence et ce maniement du fait, on contente beaucoup des appétits de l’homme. Il en est un pourtant qui demeure inassouvi et dont les doctrinaires de notre âge scientifique ne daignent point s’occuper, quoique la science démontre que cet appétit doit exister en nous, irrésistible. Je veux parler précisément de ce besoin de l’au-delà qui nous est arrivé à travers les âges, cultivé, amplifié de générations en générations par les croyants de toutes les religions. Réfléchissez en effet que, pendant des siècles et des siècles, nos aïeux, ces hommes dont les énergies s’additionnent dans notre énergie présente, se sont agenouillés matin et soir pour adorer la cause inconnue. Songez que le frémissement du mystère a couru sur toutes les têtes où s’est élaborée la pensée qui actuellement habite notre tête Dites-vous que les convictions sur les choses de l’autre vie ont été pour ces innombrables ancêtres, non point des objets de dilettantisme et de littérature, mais des réalités d’après lesquelles ils luttaient et mouraient, qui se mêlaient pour eux à tous les actes de la vie, à la naissance et au mariage, à la guerre et aux funérailles. Chacun de nous peut affirmer qu’il a eu des martyrs par fanatisme religieux parmi ses ascendants. Comment une accumulation de tant d’années n’aurait-elle pas produit une tendance héréditaire ? Est-ce qu’une faculté si passionnément et si continûment développée par tous ceux dont nous sommes issus ne doit pas nous avoir été transmise avec nos facultés, léguées, elles aussi, au jour de notre naissance ? Et, contre la pesée sur notre âme d’une acquisition de tant de siècles, que peuvent les raisonnements appris ou inventés entre notre quinzième et notre vingt-cinquième année, période où nous choisissons parmi les systèmes notre philosophie ? Cette faculté de l’au-delà, nous la possédons à notre insu, et quand nos idées, notre milieu, nos habitudes nous empêchent de l’exercer, elle ne meurt pas pour cela. Elle est comprimée et mutilée. Un jour vient où elle se redresse, un jour où elle veut vivre et fonctionner, et, faute d’une vie et d’un fonctionnement normal, elle se dépense en d’étranges excès.

Il est aisé de le constater, ce besoin de l’au-delà, quand il ne rencontre pas une satisfaction idéale et noble, se rabat sur le domaine de la sensation et demande aux aberrations du système nerveux le frémissement surhumain que les véritables mystiques obtenaient par les ferveurs de la prière. Il y a ainsi une sorte de mysticisme physique, si l’on peut dire, qui est, par exemple, celui de cette femme au teint étrangement maladif, à la pupille trop dilatée, au sang décoloré par l’anémie. Son médecin a beau lui défendre de s’abandonner, comme elle fait, aux dangereuses piqûres de la morphine ; au prix même de sa vie, elle continuera de poursuivre dans les délices de la mortelle liqueur une impression de spiritualité suprême et d’apaisement extatique. — C’est un crucifix dont elle a le réel, l’insatiable désir. C’est une vie religieuse qu’il lui faudrait, et les effusions au pied de l’autel. Ce je ne sais quoi dont la nostalgie la tourmente et dont elle se procure le simulacre à travers les énervements de son organisme et la destruction de sa chair, c’est tout uniment l’émotion pieuse ; — mais est-il un procédé pour faire comprendre cela au pâle troupeau de ces infortunées qui, voulant fuir le monde des sens, s’y précipitent plus avant, créatures de désordre et cependant de délicatesse et de poésie, dans la race desquelles se sont jadis recrutées les saintes, et parmi lesquelles se recrutent aujourd’hui les détraquées ? — A un degré plus haut, c’est le mysticisme esthétique. Ce que la malade d’esprit et de cœur implorait sous l’aiguille morphinée, sa sœur, aussi malade, mais plus heureuse, le demande au piano dont les blanches touches, fraîches sous les doigts brûlants, recèlent un trésor d’indicibles rêves. C’est alors, et pendant des heures, la révélation du monde de sentiments indéfinis et sans paroles où certains musiciens modernes se complaisent. Les phrases douloureuses et presque pâmées de Chopin, les alanguissantes mélodies de Mendelssohn, les solitaires, les obscures ardeurs de Schumann ravissent l’âme déjà troublée, loin, bien loin des sensations bornées et mesquines de la vie réelle. L’au-delà se fait palpable et prend corps à travers les sons. Le flot tari de la tendresse ruisselle de nouveau dans le coeur qui se dilate. De cette musique à la prière il y a si peu de distance, que tous les cultes mélangent l’harmonie des chants et des orgues à leurs cérémonies sacrées. C’est bien la même faculté intérieure qui se déploie dans le boudoir où une femme toute frémissante joue un Nocturne parmi les fleurs entêtantes, et dans l’église où les fidèles courbent la tête devant le geste du prêtre… Seulement de cette exaltation mystique, le prêtre fait de la vertu, de l’énergie, de la santé, et l’art sans Dieu n’en fait que de la maladie.

Parfois cependant le besoin de l’au-delà ne rencontre même pas, pour se donner carrière, ces voies détournées, — quoiqu’elles soient nombreuses, et que le mysticisme physique ou le mysticisme esthétique revête bien des formes autres que celles de la morphine ou de la musique. Il arrive que l’âme éprouve un indescriptible malaise, une inquiétude inexpliquée. La vie la fatigue, l’excède, lui répugne. Elle sombre tout entière dans l’ennui. Mais l’ennui moderne, c’est exactement l’ennui Oriental, la stagnation du cœur qu’aucune espérance de volupté ou de félicité ne fait plus vibrer, la torpeur croupissante qu’aucun désir n’émeut, la mort intime dans le mouvement machinal. Oui, ce sont des morts, et des mortes, ces hommes et ces femmes qui vont et viennent, s’habillent et se déshabillent, mangent et dorment, et dont les yeux, noyés d’une langueur indifférente, attestent qu’ils n’attendent rien. Cet ennui, certes, n’est pas un mal tout à fait vulgaire, il n’est pas non plus un mal continu. Il procède par accès et noie d’une vapeur de détresse les victimes, souvent grandioses, de ses funèbres atteintes. Toute sa vie durant, Gautier s’est essayé à tromper cet ennui-là, Flaubert aussi, et ce Baudelaire que nous avons vu décrire avec une effroyable lucidité cette agonie secrète de la puissance du bonheur, sa propre agonie :

Rien n’égale en longueur les boiteuses journées
Quand, sous les lourds flocons des neigeuses années,
L’ennui, fruit de la morne incuriosité,
Prend les proportions de l’immortalité !…

À cet ennui morbide, il est bien des causes diverses, et la plupart du temps une exorbitante dépense de forces en est l’origine. Il s’y mêle aussi le sentiment que cette vie d’ici-bas, réduite à elle-même, ne vaut pas la peine d’être vécue. L’auteur des Fleurs de mal, dans un de ses plus beaux poèmes, s’écrie avec désespoir qu’il préférerait

La douleur à la mort, et l’enfer au néant,

et par la bouche de saint Antoine, Flaubert dépeint en ces termes l’impression qui se dégage du monde muet tel que le matérialisme nous amène à le concevoir : « Un froid horrible me glace jusqu’au fond de l’âme. Cela excède la portée de la douleur. C’est comme une mort plus profonde que la mort… » Ce sentiment de l’inutilité de notre vie présente, s’il n’y a point une transcription mystique et durable de nos actes passagers, s’accompagne du souvenir des croyances anciennes. A une époque, pour nous bien lointaine quoiqu’elle soit toute voisine, le monde apparaissait comme l’œuvre d’un père. Une âme, non pas semblable à la nôtre, mais la comprenant, faisait flotter son souffle à l’horizon de notre existence. C’est parce que ce souffle ne passe plus sur nos fronts que la fleur de notre pensée se fane mélancoliquement dans la vanité de sa grâce et de sa force. Mais qu’y faire ?…

Ah ! qu’y faire ? Il est bien difficile à l’homme de ce temps d’apercevoir dans l’univers visible la trace d’une volonté particulière, alors que toute la science semble se résumer dans cette affirmation : qu’une telle volonté n’existe point Oui, cela lui est difficile, — par la raison. Ce n’est pourtant pas impossible, car la raison et l’expérience sont-elles les seules méthodes révélatrices de ce qui est, — elles qui s’arrêtent sur le bord de l’absolu et rangent toutes les causes dans le domaine fermé de l’inconnaissable ? La foi se retrouve ainsi conciliable avec la science. Quand l’agnostique admet qu’il ne peut pas scientifiquement connaître des causes, il admet du même coup qu’il ne peut pas scientifiquement réfuter les hypothèses de la révélation sur ces mêmes causes. Voilà qu’une porte est ouverte au mysticisme. Il est là, comme une tentation éternelle, prêt à recevoir ceux que cette science n’a pas contentés, et quelques-uns s’y jettent éperdument parmi ceux-mêmes qui ont poussé le plus avant au cœur de l’impuissante et vaine science. Ils font à leur manière ce que M. Dumas a fait à la sienne. De la constatation purement positive, ils passent à l’intuition purement visionnaire. C’est ainsi qu’en obéissant aux exigences secrètes de sa nature, l’auteur de la Femme de Claude s’est trouvé accomplir une évolution d’esprit qui est dans la logique de l’époque. Cette évolution aura-t-elle un résultat définitif ou bien est-elle condamnée à ne jamais aboutir, — qu’importe ? Elle n’en sert pas moins à démontrer que la conscience humaine de ce temps-ci est mise dans la nécessité de choisir entre les conclusions du pessimisme et la foi au surnaturel. C’est la crise d’aujourd’hui et celle de demain. Quelle en sera l’issue ? Qui peut dire : c’en est fait des religions ? Qui peut dire, par contre, qu’une religion nouvelle va nous naître ? En tout cas, c’est la marque d’une âme profondément sérieuse et sincère, d’apercevoir ce problème et d’essayer, dans la mesure d’une action personnelle, de le résoudre. Mais comment M. Dumas ne serait-il pas arrivé à cette hauteur de vues, lui qui a si sérieusement et si sincèrement étudié son temps ? Ecrivain très peu préoccupé des questions de l’art et très préoccupé des questions de la vie de chaque jour, il aura dit sur l’époque beaucoup de paroles essentielles, et son œuvre devra être étudiée de très près par l’historien de la sensibilité française au XIXe siècle. — C’est tout ce que l’on a voulu démontrer ici.

Appendice J
Le moraliste : — À propos de Francillon

L’analyse de la nouvelle pièce que M. Alexandre Dumas vient de donner à la Comédie française n’est plus à faire. Personne qui n’ait vu, qui n’ait lu cette Francillon, bien hardie dans ses dessous physiologiques : relisez la série où se trouvent indiquées si finement les vraies causes de la séparation des deux époux ; — plus hardie encore dans ses intentions satiriques : connaissez-vous rien de plus méprisant pour une certaine classe d’hommes que le rôle du mari ? — téméraire enfin dans sa structure scénique. Car, si l’on a considéré comme un tour de force que la Nuit de noces ait, pendant un demi-acte, laissé le public dans l’incertitude sur la délicatesse ou l’infamie de l’héroïne, que dire de cette comédie, où, durant deux actes pleins, le spectateur ignore si Mme de Riverolles ne s’est pas vengée de son mari en le trompant avec le premier venu, dans un cabinet verrouillé d’un restaurant de nuit, — comme on se jette à la Seine de n’importe quelle pierre du quai ? — Ainsi construite, cette Francillon devait monter aux nues ou sombrer du coup. Si le public n’était enlevé, il se cabrait. Il a été enlevé. Voilà qui m’a ravi, moi, qui tremblais, je l’avoue, au sortir d’une des dernières répétitions et qui aime dans M. Dumas l’un des plus pénétrants psychologues de ce temps-ci. D’autres peuvent écrire et décrire avec un art infini nos mobiliers et les détours de nos rues ; d’autres coudre ensemble des notes savamment prises et reproduire à merveille toute la physionomie ambiante de notre civilisation, le quotidien de nos moeurs et jusqu’aux gestes et aux tics de l’homme de notre époque ; c’est une besogne précieuse assurément et qui sera d’un grand secours aux historiens de l’avenir. Est-ce un travers de mon esprit, peu soucieux du pittoresque, et qui donnerait tout Salammbô pour deux phrases de Madame Bovary. Est-ce indifférence pour ce gros à peu près d’observation qu’on appelle l’étude de mœurs ? J’avoue que je préfère à tous les autres un écrivain qui sait déchiffrer un coin du cœur de ses compatriotes à la date où il a vécu. Chaque génération a sa psychologie, nouvelle par certains traits. Avoir contribué à démêler quelques-uns de ces traits me paraît la plus haute ambition du romancier et de l’auteur dramatique. Inférieurs tous les deux au poète dans la création de la beauté, — comment rédiger en une prose comparable aux vers de Lamartine ou de Vigny le budget de César Biroteau ou le détail du passé de Mme d’Ange ? — incapables d’égaler l’économiste en exactitude dans le tableau du jeu des classes sociales, ils prennent leur revanche quand ils emploient l’instrument admirable de l’analyse, avec le souci de découvrir sur la façon de sentir de leurs contemporains quelques-uns de ces « petits faits vrais » dont raffolait Stendhal. Le Rêve et l’Analyse, voilà les deux pôles entre lesquels oscille l’esthétique littéraire, et ces termes sont contradictoires en apparence seulement. Il n’y a pas de contradiction réelle là où ne se trouve aucun point de contact.

On a beaucoup discuté déjà sur la thèse soutenue et développée dans Francillon. Il me semble, à moi, que M. Dumas n’a pas eu l’intention de démontrer quoi que ce, soit, dans l’ordre spéculatif. Il sait aussi bien que personne que l’adultère de la femme et l’adultère du mari ne sauraient être choses égales qu’au regard de l’amour, ta preuve en est que Mme de Riverolles ne commet pas réellement cet adultère dont elle s’accuse. L’eût-elle commis, nous n’aurions pas supporté l’atroce de cette souillure. L’auteur n’a pas davantage voulu établir qu’un mari doit s’occuper de sa jeune femme sous peine de la voir malheureuse et vraisemblablement coupable. Il n’est pas besoin d’une comédie pour corroborer des vérités de cette évidence. Non. Ce qui me semble avoir séduit l’analyste souvent cruel de l’Ami des femmes, c’est le désir de mettre à nu le fond moral d’un ménage moderne et d’en étaler la misère intime. Voilà une femme jeune, jolie, riche, noble, passionnée, pure, — enfin la filleule de toutes les fées, — qui épouse un homme du monde, à la douzaine, loyal de la loyauté du monde, brave de la bravoure du monde, incapable de laisser protester une dette de jeu, mieux que cela, fidèle ami, fils respectueux, enfin un échantillon moyen, mais très significatif, d’un milieu et d’une classe. Après deux ans de mariage, qu’est devenue cette femme entre les mains de cet homme ? Une créature encore honnête de fait et, par chance unique, de cœur, mais qui a tout appris de ce que l’expérience de la vie a pu révéler à son mari. Aucune confidence sur les maîtresses qu’il a eues ne lui a été épargnée, aucun propos n’a été trouvé trop déflorant pour être prononcé devant elle. A l’heure des jalousies suprêmes, quelle idée lui traverse la tête ? Une idée de fille. Si elle ne la pousse pas jusqu’à son exécution dernière, c’est que l’espèce de dégoût où l’a jetée la détresse morale, plutôt devinée qu’aperçue chez son mari, lui tient lieu de bon sens. Telle est son œuvre, à ce correct et parfait gentleman, comme nous disons aujourd’hui, et, encore un coup, il n’est ni méchant ni même corrompu. Seulement, savez-vous le secret de cet homme ? Il est d’un âge et d’un peuple où le mot amour a perdu sa signification véritable. M. de Riverolles, qui est un médiocre, est atteint du même mal que M. de Ryons de l’Ami des femmes, qui est un robuste : — il ne sait plus aimer. — Lorsque sa femme vient s’accuser devant lui, trouve-t-il un mot qui parte du cœur et qui aille au cœur ; une seule de ces phrases où se révèle la commotion profonde d’une âme bouleversée par la vue d’un irréparable désastre, le « quel dommage, Yago, quel dommage !… » ce cri poignant d’Othello à l’agonie ? — Une enquête et la minutieuse recherche du fait, — voilà où s’applique aussitôt cet irréprochable mondain. — Mais, malheureux, qu’elle mente ou non, ta femme, ta femme et que tu prétends aimer, est si malheureuse ! Ne le sentiras-tu pas une heure, une minute ? Il ne s’agit pas du qu’en dira-t-on, ni des formalités légales, ni des convenances, ni de rien, sinon de ceci qu’une âme est au martyre, et ce que c’est que l’âme, tu le comprends si peu que ce martyre est précisément la seule chose à laquelle tu ne penses pas.

Ces idées ne sont pas neuves dans l’œuvre de M. Dumas. Il les a exposées avec une éloquence enflammée dans la préface de la Femme de Claude. C’était en 1873, deux années après la cruelle guerre II disait, s’adressant au Français de la bourgeoisie riche et de la noblesse, et parlant de la vie morale dans ce qui la constitue par essence : « Dieu, la patrie, le travail, le mariage, l’amour, la femme, l’enfant, — tout cela est sérieux, très sérieux, et se dresse devant toi. Il faut que tout cela vive ou que tu meures. » M. de Riverolles avait vingt-deux ou vingt-trois ans alors. Il a été sans doute de ceux qui ont sifflé la pièce et souri de la préface. Aujourd’hui la prédiction est accomplie. L’homme est bien réellement mort, pour avoir méconnu la voix, non pas du Moraliste, mais de la patrie, — car le Moraliste n’avait fait ce jour-là que répéter ce que la France nous disait à tous par chacune de ses blessures : « Mon fils, refais ton cœur pour me refaire. Guéris-moi en toi… » Qui ne l’a entendu, ce soupir profond de la grande vaincue, parmi ceux qui entraient dans la vie par la porte de la sinistre année ?… Les jours et les jours ont passé. Où en sont ces hautes classes de qui devait descendre la lumière de l’exemple ? Où le mariage ? où la famille ? où le sens intime de l’âme ? — Regardez le ménage Riverolles, entre mille. Vous n’avez pas voulu autrefois de cette sombre tragédie symbolique qui était la Femme de Claude. On vous servira à votre goût, roulée dans de l’ironie légère et de la gaieté parisienne, cette amère pilule de la vérité. Il y a dans Francillon une scène où l’un des personnages s’écrie : « Oui, nous sommes tous comiques, extrêmement comiques ; tu es comique, ta femme est comique, je suis comique… » Oui, l’auteur a ri, nous avons ri, — mais, sachez-le bien, ce rire-là emporte avec lui une tristesse profonde, et, si vous en étiez capable, un enseignement.

Appendice K
Souvenirs personnels sur Alexandre Dumas

J’ai connu Alexandre Dumas fils en 1879. C’était alors un homme de cinquante-cinq ans, d’une maturité admirable, mince et souple, avec des épaules d’athlète, et dont l’aspect révélait une force demeurée intacte à travers une vie si chargée d’œuvres. Ce qui frappait d’abord dans cette physionomie d’une énergie singulière, c’étaient les yeux, un peu à fleur de tête, et très bleus. Pris dans des paupières longues et qui les emboîtaient comme d’un étui, leur regard vous enveloppait, vous pénétrait, vous auscultait, — un regard chirurgical de médecin ou de confesseur. On devinait chez cet écrivain si moderne, si Parisien dans tous les sens de ce mot, un don de divination, plus encore que d’observation. J’ai su des femmes qui ne pouvaient pas supporter sa présence, tant elles éprouvaient de gêne devant ces claires et dures prunelles de sorcier qui semblaient devoir percer jusqu’au fond du fond de toutes les âmes. Dumas se rendait compte de ce pouvoir divinateur, et il en jouait volontiers, mais avec une ironie toujours bénigne. Une de ses fantaisies habituelles, à l’époque dont je parle, était de lire les caractères dans les mains. Je le revois, dans un angle de salon, un lorgnon sur la pointe de son nez busqué, déchiffrant, dans de blanches paumes qui en frémissaient d’effroi, toutes sortes de secrets qu’il savait par cœur, et, quand il avait bien donné la petite mort à ses jolies pénitentes, il riait de ce beau rire sonore que j’entendrai toujours. On s’apercevait, à ce rire, que ce Moraliste amer avait gardé, à travers la vie, mieux que la force, la bonté. Il causait, et l’on retrouvait cette même bonté dans ce redoutable diseur de mots. Ce visionnaire, qui connaissait tous les dessous vrais de la comédie mondaine, restait cordial dans sa misanthropie, sensible à la moindre marque de sympathie, reconnaissant de la moindre déférence, prêt à pardonner aux pires ingrats, et c’était cela, ce mélange unique de désenchantement et d’indulgence, d’ironie et de belle humeur, qui donnait à cette conversation une saveur incomparable. Je n’en ai rencontré qu’une seule qui la valût, celle de Barbey d’Aurevilly, dans les jours où il voulait, comme il le disait de l’Anglais Gordon partant pour Karthoum : « se plaire à lui-même. »

Il y eut pourtant entre ces deux grands causeurs une différence. D’Aurevilly n’a pas su transcrire tout son « esprit » dans son œuvre. Il n’a mis dans ses livres que son pittoresque sans sa gaieté. L’esprit de Dumas, — au contraire, — cet esprit à vigoureux, si aigu et si jovial, vous le retrouverez entier dans, les deux personnages qu’il a le plus exactement modelés à sa ressemblance, l’Olivier de Jalin du Demi-Monde et le de Ryons de l’Ami des femmes. Cette dernière œuvre, malgré son dialogue prestigieux, n’avait pas réussi sous sa forme première. Dumas n’en voulait pas au public. Il ne lui en voulut jamais. Que de fois je l’ai entendu me développer cette idée qu’un écrivain a toujours tort par un point, quand le public n’est pas avec lui ! Mais s’il considérait cette comédie comme mal venue, il avait un faible pour elle.

Ce fut, je crois, la raison qui lui rendit particulièrement agréable le chapitre des Essais de psychologie que l’on vient de lire, où je mettais cette pièce au premier rang de son théâtre. Il avait gardé de mon enthousiasme de jeune homme pour la comédie dédaignée un souvenir si précis qu’il m’écrivait, lors de la brillante reprise de cette œuvre : « Je vous ai bien regretté à la représentation d’hier. Vous auriez été heureux de voire succès. » Il avait de ces grâces de mémoire qui révélaient combien cet homme si fort était demeuré tendre. Qui a pu lui être agréable une fois et ne pas éprouver qu’il ne l’oubliait jamais ? Durant cette période de début à laquelle ces souvenirs me reportent, je n’ai pas eu d’ami qui ait accompagné mes travaux d’une sollicitude plus active. Un de mes romans commençait-il de paraître dans un journal ou une revue, il m’écrivait, de partie en partie, de feuilleton en feuilleton quelquefois, m’encourageant, m’avertissant, me montrant l’écueil. Il avait une qualité bien rare chez un maître : — il vous aimait sans engouement, avec une virilité de critique qui ne reculait pas devant l’épigramme. Il me disait, se moquant de la manie d’analyse dont j’étais alors atteint :

« Vous me faites l’effet d’un homme à qui je demande l’heure, qui tire sa montre et qui la casse devant moi pour me montrer comment marchait le ressort… »

Que répondre, sinon qu’il avait trop raison ? Il excellait à ces formules qui ramassent en un mot ce que les critiques de profession développent en vingt-cinq pages. Je l’entends encore, comme nous déjeunions avec Maupassant, — c’était le premier jour où ils se rencontraient, — disant de Flaubert et de son immense effort ce mot que j’ai cité déjà :

« C’était un géant qui abattait une forêt pour fabriquer une boîte… » Il ajoutait : « La boîte est parfaite, mais elle a vraiment coûté trop cher. »

Il était très sincère dans son admiration pour Flaubert, — aucun écrivain de génie n’a connu plus que lui le plaisir de louer ses rivaux, — il l’était aussi dans le réel chagrin que lui causait l’idée de ce colossal effort du romancier autour du style. Cette recherche de la perfection lui paraissait un peu inutile et, pour tout dire, puérile. L’artiste était très grand chez Dumas, mais l’homme d’action était au moins égal, sinon supérieur, à l’artiste. Il n’était pas besoin de causer avec lui souvent pour comprendre qu’il n’admirait la littérature qu’efficace et volontaire. Personne ne resta plus étranger que lui aux jeux du dilettantisme et de la virtuosité. Me parlant de ce même Maupassant et de ses rapports avec Flaubert, il me disait : — « Ah ! si j’avais eu entre les mains ce jeune homme, une pareille valeur ! » — et il ne cachait pas son regret que l’auteur de Madame Bovary eût enseigné à l’auteur d’Une Vie une doctrine uniquement artistique. Parmi les hérédités qui avaient façonné cette nature complexe, celle du grand-père, de l’héroïque général, était très reconnaissable, dans un je ne sais quoi de militaire répandu sur toute sa personne, dans son infatigable combativité, dans ce goût de l’action par la plume, qui se retrouve d’un bout à l’autre de ses pièces, de ses romans, de ses préfaces, de ses brochures. Rien d’abstrait en lui, rien qui sentît le livre, l’analyse spéculative, le cabinet d’étude. Ce théoricien était par-dessus tout et avant tout un réaliste, au sens philosophique du mot Le plus naturel des hommes, le plus spontané, il était en même temps le plus exact à s’appliquer à lui-même les principes qu’il avait une fois reconnus vrais. Cette exactitude allait du grand au petit. Dans ces années-là, il se prêtait encore au monde. Mais avant onze heures vous pouviez le voir qui s’en allait de la maison où il avait dîné, quelle qu’elle fût. Il voulait rentrer assez tôt pour être debout à six heures du matin. Il déjeunait et dînait volontiers dehors, mais il ne touchait jamais qu’aux plats simples. Il s’abstenait totalement d’alcool. Il avait été grand fumeur, puis il avait supprimé le tabac complètement, à la suite de vertiges. Il ne cessait de combattre les petites inconséquences de régime physique chez ceux auxquels il s’intéressait — « Ma santé ? » me disait-il un jour que je le complimentais sur sa mine. « Si vous saviez ce qu’il y a de façade dans cette affaire-là !… Je n’ai pas plus de santé qu’un autre, j’ai un peu plus de sens commun et de régime. Ce sont de si grandes sottises que ces petites bêtises !… » — et il me montrait un passant en train de fumer. La préface générale qu’il a mise à son théâtre et qui se termine par des conseils à la manière arabe fournit un document bien significatif de cette discipline. Elle commence par des avis de la plus modeste hygiène : « Marche deux heures tous les jours. Dors sept heures toutes les nuits. Couche-toi, toujours seul, dès que tu as envie de dormir… » ; et, dix lignes plus loin : « Attends pour nier Dieu que l’on t’ait bien prouvé qu’il n’existe pas. » Après avoir lu cette série de maximes qui vous enseignent, sur le même ton et avec la même sérénité impérative, des devoirs de santé et des devoirs de piété, prenez la Bible, et parcourez les versets de l’Exode, du Lévitique et du Deutéronome. Vous reconnaîtrez cette même disposition d’esprit qui met sur un plan unique les minuties des soins corporels et les plus hautes exigences de notre nature spirituelle. Puis relisez quelques fragments des préfaces, et de nouveau quelques fragments de ces livres de Moïse, vous demeurerez frappé d’une ressemblance plus profonde encore. Vous apercevrez dans le dramaturge contemporain, dans cet homme de lettres, moderne entre les modernes, un tour d’intelligence analogue, que dis-je ? identique, par-delà des différences prodigieuses d’époque, de milieu et d’éducation, au tour d’intelligence du prophète hébreu. Si là-dessus vous voulez reprendre les notes de Rœderer sur les séances du Conseil d’Etat et les propos de Bonaparte lors de la rédaction du Code civil, vous serez confondu de retrouver la même forme de pensées, qui, égalisant la plus humble réglementation à la plus haute, révèle le législateur.

C’est là le trait qui distingue Alexandre Dumas parmi les moralistes. Il est essentiellement un découvreur et un promulgateur de lois. Il a, comme un Moïse, comme un Napoléon, le coup d’œil social à la fois et individuel. L’Empereur disait : « Quand on me parle d’un projet au Conseil d’Etat, je vois le paysan, le bourgeois, le noble auquel le décret va s’appliquer. » Et il voyait en effet un paysan, un bourgeois, un noble, avec leur caractère d’individu, vivant et respirant, voulant et sentant. De là cette vitalité du code issu de cette vision concrète. Ce code peut s’être trompé sur le degré de bienfaisance de telle ou telle prescription. Il a du moins édicté des prescriptions viables, susceptibles d’être appliquées à des créatures réelles. Examinez de même les œuvres de Dumas. Il n’en est point qui ne pose quelque problème d’ordre collectif, et qui ne le pose dans des conditions précises de vie quotidienne et individuelle. Il n’en est point non plus qui ne vous donne de ce problème une solution — erronée ou juste — mais viable, mais susceptible d’être appliquée, dès aujourd’hui, par vous, par vos amis, par les Français du dix-neuvième siècle qui appartiennent à une certaine classe et possèdent une certaine culture. Visiblement, les solutions de cet ordre intéressaient seules cet esprit. Certes, il aimait d’un amour passionné cet art du théâtre où il excellait. Pourtant, j’imagine qu’il a dû connaître à maintes reprises le regret de ne pas travailler à même la nature humaine, comme ont fait ces grands pétrisseurs de peuples qui sont les vrais hommes d’Etat. Ainsi s’explique la singulière mélancolie intellectuelle dont il était atteint dans ses dernières aimées. S’il avait été uniquement un artiste, le triomphe définitif de son esthétique et de ses œuvres l’eût empli de toutes les joies de l’orgueil satisfait. Ses comédies, reprises les unes après les autres, s’étalent retrouvées aussi vivantes qu’au premier jour. Il pouvait, à chaque pièce nouvelle d’un auteur nouveau, dire de lui-même ce que Chateaubriand disait de Rabelais : « Rabelais, d’où découlent les Lettres françaises… » C’était de lui, à travers le Demi-Monde, l’Ami des femmes, la Question d’argent, et surtout la Visite de noces, que découlaient toutes ces œuvres. De même qu’il y a eu une poésie avant Hugo et une poésie après Hugo, un roman avant et après Balzac, il y aura eu un théâtre avant et après Dumas. Certes, il était sensible à cette mainmise sur la pensée contemporaine. Mais son ambition avait été plus haute. Il avait rêvé — la préface de la Femme de Claude en fait foi — d’une résurrection des mœurs nationales après la grande épreuve de 1870. Il avait souhaité d’être un des ouvriers de cette résurrection. Il y avait travaillé de tout son cœur, de toute sa volonté, de tout son génie, et il apercevait distinctement son impuissance, comme la nôtre à tous, devant la mystérieuse maladie qui consume ce pays-ci, en attendant qu’elle gagne l’Europe entière. Trois mois avant sa mort, il m’écrivait, en réponse à une question sur son travail : « Je me suis remis à la Route de Thèbes, mais je n’en vois pas la fin, et je crains bien de ne la voir jamais. L’enthousiasme et l’emballement n’y sont plus. Je sais bien ce que je veux dire, mais je me répété sans cesse : à quoi bon dire quelque chose ? La vérité est que j’en sais trop long sur la nature humaine. Quand vous aurez pioché votre cœur humain encore une vingtaine d’années, vous verrez quelle lassitude. Quand je fais le compte des années que j’ai vécu — et vécues — j’arrive au chiffre de cent quarante à cent cinquante mille… » Et encore : « Depuis l’âge de sept ans je me bats avec la vie, et quand je fais allusion à mon départ prochain, ce n’est pas de la mélancolie qu’il faut voir dans le ton que je prends, c’est de la fatigue. Il y a des moments où j’en ai assez, vraiment assez, où je me coucherais volontiers le nez contre le mur pour ne plus entendre parler de rien, et surtout pour ne plus entendre parler de moi… » Rappelez-vous maintenant, par contraste, l’allègre et vigoureuse apostrophe au Français de 1873 : « Sois attentif, sois recueilli, sois résolu, sois implacable. Quelle que soit la tentation qui t’appelle hors de ta route, repousse-la. Quel que soit l’obstacle qui se dresse devant toi, brise-le, sinon tu disparaîtras du nombre des vivants… » Ce que le Dumas de cet éloquent appel pensait sur le pays, le Dumas de 1895 le pensait toujours. Ce que le premier avait espéré, le second ne l’espérait plus. Voilà pourquoi l’un des meilleurs d’entre nos aînés, sinon le plus grand par le talent, le plus génial à coup sûr et le plus glorieux, s’en est allé dans ce qu’il appelait lui-même, « l’à quoi bon des derniers jours… »

VII.
M. Leconte de Lisle

De tous les poètes de talent apparus en France depuis la fin du mouvement romantique de 1830, aucun n’aura eu plus que M. Leconte de Lisle une destinée singulière ni qui montre mieux quel abîme sépare aujourd’hui le goût du public en littérature et celui des purs artistes. Voici trente années que les Pointes antiques ont révélé dans l’auteur de Midi, de la Fontaine aux lianes, de Cunaçèpa, un incomparable écrivain en vers. Et depuis lors M. Leconte de Lisle, bien qu’il n’ait donné que deux recueils nouveaux, les Pointes barbares et les Poèmes tragiques, n’a pas cessé d’être considéré comme un maître par tous les fervents de la Muse. Son prestige sur eux a été si grand qu’il domine l’effort de renaissance poétique du Parnasse contemporain, — renaissance où se trouvèrent mêlés tant de poètes divers, depuis M. Sully-Prudhomme jusqu’à M. François Coppée. Il semble qu’un tel poète devait occuper devant l’opinion de notre pays une place unique, analogue à celle que nos voisins d’outre-Manche ont faite à Tennyson. Mais l’esprit français, qui subit en cela l’inévitable rançon de ses qualités, n’arrive guère à la sensation de la vraie poésie, à moins d’y être entraîné par des raisons étrangères à l’essence même du principe poétique. Si Hugo et Lamartine furent populaires dès leur début, c’est que le caractère religieux de leur première inspiration correspondait bien au néo-catholicisme d’alors. Si Alfred de Musset, malgré son indifférence politique, se trouve avoir conquis une telle vogue, c’est que le poète chez lui se double d’un orateur ; son éloquence a sauvé sa poésie M. Leconte de Lisle, lui, a composé une œuvre où la poésie n’est mélangée d’aucun alliage, et qui ne saurait être comprise et sentie que par les lecteurs qui aiment la Beauté pour la Beauté. Aussi n’a-t-il pas rencontré, parmi la foule, l’accueil qu’elle réserve à ses favoris. La disproportion est forte entre le rang qu’il occupe devant le public et la place que lui décernent les artistes. Son influence, pour être ainsi restreinte, n’en est pas moins profonde, car elle se retrouve, présente et durable, chez presque tous les poètes de notre époque. Indirectement elle s’étend jusqu’à ceux qui ne la subissent qu’à travers un ou deux d’entre ces poètes. Celui qui étudie dans les écrivains de la génération précédente les origines de quelques-unes des tendances et des idées de la génération, actuelle doit donc se préoccuper de M. Leconte de Lisle comme de Charles Baudelaire et de Gustave Flaubert, et l’auteur de Qaïn et des Erinnyes a son rang marqué dans la série de ces esquisses, où l’on essaie de noter plusieurs traits épars de la changeante physionomie contemporaine.

I.
Du moderne

Précisément, c’est ce caractère contemporain, — ou moderne, pour employer un terme d’école, que beaucoup de personnes refusent à M. Leconte de Lisle, et cela, depuis la publication de son premier recueil de vers. Il a bien fallu lui reconnaître la magnificence de la forme poétique, le pouvoir d’évocation visionnaire, la solidité du verbe, l’ampleur de la période, la justesse impeccable de l’image. Mais les adversaires du poète ont voulu ne voir dans ces qualités que l’effort d’une rhétorique supérieure, et ils ont nié cette flamme de la vie sans laquelle l’art d’écrire se réduirait, en effet, à un jeu de patience intellectuel. La vertu vraie d’une oeuvre ne réside-t-elle pas dans la partie nécessaire et inévitable, celle que l’artiste a composée, comme il respire, comme il marche, comme il aime, sous la pression d’une force intérieure qui le contraignait à prolonger son rêve dans de certaines formes de phrases, de même qu’elle le contraint à faire de certains gestes, à éprouver de certaines émotions à vivre enfin une certaine vie ? Etant donnée la nature humaine et son imbrisable unité, il est évident que l’œuvre de littérature ou d’art conçue et produite ainsi par une nécessité profonde doit manifester tout l’homme qui la conçoit et qui la produit, avec son sens particulier du monde et de lui-même, avec sa façon ou tendre ou amère de goûter le réel, avec son être enfin dans ce qu’il a de plus intime et de plus vrai. Mais cet être tient à son milieu par d’invisibles racines, comme une plante au coin de sol dont elle absorbe la sève. Donc, en se transcrivant dans son œuvre, l’artiste se trouve avoir du coup transcrit quelque chose de ce milieu, une portion de cette grande âme contemporaine dont il est une des pensées, un peu du vaste cœur de sa génération, dont les battements retentissent en lui. Il résulte de là que, si la poésie d’un poète se trouvait absolument en dehors de toute date et de toute époque, elle serait une œuvre de mort, simple curiosité d’école, bonne à divertir des scoliastes, mais incapable de servir de pâture vivante à des hommes vivants.

Ceux qui n’ont pas reconnu chez M. Leconte de Lisle cette puissance de vie, personnelle à la fois et contemporaine, se sont laissés, me semble-t-il, abuser par une erreur d’analyse qu’il importe de définir avec netteté, non pas seulement pour éclairer d’un jour complet la figure de l’auteur des Poèmes barbares, mais surtout pour mieux étudier un problème d’esthétique générale qui se pose devant beaucoup d’artistes de nos jours et les obsède d’une préoccupation incessante. Je veux parler de cette question du Moderne dans l’art et dans la littérature qui inquiétait déjà les romantiques. Par quels procédés en effet secouer le joug de la tradition, si pesant sur l’esprit de ceux qui arrivent tard dans une civilisation épuisée de littérature ? André Chénier répondait par son conseil célèbre :

Sur des penseurs nouveaux faisons des vers antiques.

Il plaçait donc essentiellement le Moderne dans le choix des sujets. Stendhal, lui, donnait un conseil contraire, car, avec une inintelligence tout à fait indigne de son rare esprit, il proscrivait les anciennes formes et n’hésitait pas à condamner d’une façon absolue la langue des vers. De nos jours, les écrivains naturalistes qui se sont plus particulièrement attachés à ce problème du Moderne le résolvent par la théorie de la nouveauté dans le fond et dans la forme. « Copiez ce que vous voyez, comme vous le voyez », disent les peintres qui veulent amener leurs élèves à faire ce que l’on appelle dans les ateliers de la peinture sincère. Pourquoi le littérateur n’agirait-il pas de même ? La vie ondoie autour de lui, opulente et changeante. S’il est à Paris, il a sous les yeux le décor des rues, des magasins, des salons, la cohue des intérêts rivaux, la mêlée des passions, une masse énorme d’hommes et de femmes qui vont et qui viennent, tous marqués au sceau des mœurs de l’époque. Qu’il reproduise sur le papier, et par le moyen de mots adaptés, ces mœurs et ce décor, consciencieusement, exactement, n’aura-t-il pas exécuté le programme d’un art tout contemporain, par suite aussi vivant qu’original ?

S’il est en province, il a devant lui le paysage rustique, l’âme villageoise et ses coutumes à transcrire, la riche réalité d’un monde instinctif à faire passer dans ses livres, avec sa couleur ou tragique ou heureuse, — et c’est bien ainsi que procède toute l’école actuelle, depuis MM. Emile Zola et Alphonse Daudet jusqu’à MM. Huysmans et Paul Alexis, depuis M. Paul Arène jusqu’à M. Emile Pouvillon.

En toute matière, les solutions simples ont beaucoup de chances d’être incomplètes. En esthétique surtout, les problèmes aux données multiples exigent des solutions multiples aussi. Examinons cette phrase d’apparence si modeste ; « Copiez ce que vous voyez » ; nous trouverons qu’elle recèle une complication singulière. Il faut, pour la traduire, tenir compte de deux éléments : le premier, c’est que toute réalité se présente à la réflexion comme quelque chose de touffu et de mouvant qu’il est impossible de saisir en son entier. On doit donc de toute nécessité la découper en fragments afin de la faire passer dans l’art, et le choix du fragment à découper ainsi est déterminé par la nature même de l’esprit Car, et c’est là le second élément du problème, l’instrument de vision et d’analyse varie d’un artiste à l’autre : Il existe, par exemple, un groupe de faits qui s’étiquette du nom de Paris. Assurément il est légitime de voir cette immense ville comme M. Emile Zola dans sa Page d’amour ou son Ventre de Paris, et de peindre, avec l’imagination des masses, les vastes mouvements de la foule dans les vastes quartiers. Il ne l’est pas moins d’apercevoir que derrière cette agitation visible fonctionnent des causes invisibles, et que, par-dessous les mœurs, travaillent les idées. Dans le cerveau de ces hommes qui se hâtent, poussés par la nécessité de gagner leur pain, sous un certain climat et d’après de certaines habitudes, il se remue des conceptions abstraites, ou plus ou moins nettes, ici grossières et là raffinées. Ces conceptions sont un fait, comme l’étalage de ces marchandises devant ce comptoir, comme la poussée de ces voitures dans ce tournant de rue. La preuve en est que ce passant qui court à ses affaires s’arrête à lire ce morceau de journal, à discuter avec son compagnon sur un point de politique. Ce Parisien a une théorie de la religion et une théorie de la nature, une théorie de l’état et une théorie du devoir, — obscure doctrine, humble reflet, déformé dans ce misérable miroir, des grands feux d’artifice intellectuels qui se tirent là-haut, parmi les philosophes, les écrivains et les savants. N’importe. Une secrète unité rattache les généralisations maladroites et rudimentaires des illettrés aux spéculations des maîtres. Il suit de là que, si l’écrivain entreprend de reproduire la société par les idées, il sera aussi vrai que celui qui entreprend de la peindre par les mœurs. Il peut à son gré choisir le décor dans lequel il évoquera ces idées. Si le symbolisme antique est le plus capable de se prêter à cette évocation, l’artiste sera, en remployant, aussi actuel, aussi contemporain que le plus scrupuleux nomenclateur d’un quartier nouveau de Paris ? C’est ainsi que la Colère de Samson d’Alfred de Vigny, qui emprunte son mythe à la Bible, est moderne au même degré que le Nabab ou que les Fleurs du mal, tout simplement parce que l’idée de l’amour traduite dans ces vers morbides est aussi profondément essentielle à notre temps que l’élégance d’un duc de Morny et le libertinage analytique d’un Baudelaire. Ce n’est donc ni dans le décor ni dans la date du sujet qu’il convient de chercher le caractère de modernité d’une œuvre, et, si l’on se met au point de vue de l’esprit, ce n’est pas non plus dans la méthode employée On dit souvent que notre époque est scientifique, et beaucoup d’excellents artistes ont essayé en effet d’appliquer aux travaux de l’imagination les méthodes de la science. Ils ont réussi à créer un art d’une singulière nouveauté. A côté d’eux il y a place pour ceux dont l’intelligence a, comme pôle naturel, non pas l’analyse, mais le rêve. Ce dernier n’est-il pas un fait, lui aussi, et à ce titre n’est-il pas légitime — autant que la vie ? Que dis-je ? Pour certaines têtes il est la vie elle-même, et c’est la vie qui est un mauvais songe. Tel fut le cas de Flaubert, que son instinct poussait à composer des fresques de légende comme sa Tentation de saint Antoine, et qui s’astreignait, par doctrine, à la copie du quotidien des choses. Tels sont aujourd’hui MM. Gustave Moreau et Puvis de Chavannes, aussi sincères dans leur chimérique vision de Galatée et de Doux Pays que M. Degas dans sa copie d’un foyer de danse ; et comme ces rêveurs sont des hommes de ce temps-ci, leur rêve est un rêve de ce temps, un phénomène moderne au plus haut degré. Les milieux, en effet, n’agissent-ils point sur nous par réaction autant que par action ? Un écrivain se promène sur le boulevard, et le tumulte de la foule l’enivre. Le voilà qui épouse, par son intelligence, toutes les formes de cette vie chatoyante et bariolée ; qui suit les inconnus, comme Balzac le raconte de lui-même dans le début de Facino Cane. « Je pouvais », dit le grand romancier, « me sentir les guenilles de ces passants sur le dos, marcher les pieds dans leurs souliers percés ; leurs désirs, leurs besoins, tout passait dans mon âme, ou mon âme passait dans la leur… » Supposons qu’au contraire l’écrivain soit de ceux dont la nature trop frêle répugne aux violences de l’effort animal ; au lieu de l’exalter, le spectacle de cette rue le brutalise ; les visages apparus une minute lui révèlent les plaies intérieures et l’obsèdent. Il ferme les yeux pour ne pas voir ce tableau de la douloureuse réalité, et il élabore en lui-même le songe d’un autre univers. Ce faisant, que manifeste-t-il, sinon la sensibilité que lui a façonnée son temps ? La preuve en est que ceux de ses contemporains qui lui ressemblent trouvent en lui de quoi satisfaire leur appétit de certaines sensations. N’hésitons pas à briser les étroites barrières des écoles et à reconnaître que le second de ces deux écrivains est aussi moderne que le premier. La seule différence consiste en ce qu’il est moderne autrement ; mais y a-t-il deux feuilles qui se ressemblent dans une même forêt ? Et pourquoi n’y aurait-il qu’une seule poussée et de talents identiques dans cette luxuriante végétation qui est la littérature d’un même âge ?

Si les réflexions qui précèdent sont exactes, l’objection d’archaïsme et d’artifice dirigée contre l’auteur des Poèmes antiques par ses adversaires, à cause du choix de ses sujets, n’a pas de valeur. Elle serait forte, s’il était démontré que M. Leconte de Lisle n’est pas arrivé à ce choix de sujets par une nécessité de sa nature. Une lecture, même superficielle, de ses œuvres démontre que son genre d’imagination le conduisait inévitablement vers le pays du songe religieux et cosmogonique. Aucune intelligence n’est plus nettement caractérisée que la sienne par le goût et le pouvoir des larges conceptions d’ensemble. Ce qui le frappe dans l’humanité, ce sont les vastes formes de la vie collective, les grands symboles pieux ou métaphysiques. Il n’en est guère auquel il ne se soit intéressé, qu’il n’ait compris et qu’il n’ait chanté. Ce qui, au contraire, le laisse indifférent jusqu’à l’oubli, c’est l’individu, la personne isolée et séparée. A ses yeux toutes les créatures, y compris son être propre, semblent n’être que des accidents passagers, j’allais dire négligeables, d’une substance qui les précède, qui leur survit et qui seule importe. Peu d’écrivains sont demeurés plus muets que lui sur le roman intime que chacun de nous porte dans sa mémoire sentimentale. Cette réserve prouve simplement qu’une telle confession ne lui a pas été un irrésistible besoin. Il considère sans doute que les idées seules sont réelles et que les faits, aussitôt évanouis qu’apparus, ne valent pas qu’on essaye de construire un monument avec leur poussière. Reconnaissez-vous à ces signes cet esprit philosophique dont la direction naturelle est la spéculation pure, et qui réside essentiellement dans la puissance et le désir de penser par généralisations ? Spinoza, auquel nous revenons toujours quand nous cherchons un exemplaire accompli d’une tête métaphysicienne, avait trouvé la formule même de cet esprit : « Il faut », disait-il, « concevoir les choses sous le caractère d’éternité. » Traduisez cette phrase, elle signifie que vous ne comprenez un phénomène quelconque de la nature qu’en déterminant sa loi, c’est-à-dire en le classant dans une série, ou encore que la conception des groupes est l’effort suprême de la pensée. M. Leconte de Lisle n’a jamais donné d’expression abstraite à sa tendance intellectuelle, mais il en a fait une méthode dont il ne s’est pas départi ; et s’il n’était un poète, il est certain qu’avec cette disposition native, il aurait abouti à quelque effort de philosophie explicative. Sa sensibilité seule l’en a détourné.

Un poète, terme presque mystérieux à force d’avoir été employé, presque indéfinissable pour être trop connu ! Il en est de ce mot comme de tous ceux qui servent au langage usuel. Tant de significations finissent par s’y introduire, et de si diverses, de si contradictoires, que l’on à peine à découvrir l’essentielle, la primitive, celle qui fait tige et supporte la frondaison des sens secondaires. Il est bailleurs des sortes bien différentes d’âmes poétiques, entre lesquelles c’est une difficulté grande que de discerner les traits communs. Théophile Gautier, par exemple, est un poète, et M. Sully-Prudhomme en est un aussi. Mais le premier fait consister la poésie dans l’or et dans la pourpre, dans les déploiements de la vie luxueuse et magnifique, tandis que le second, uniquement tourné vers le monde intérieur, situe cette même poésie dans le scrupule de la conscience, la subtilité du désir, la délicatesse de l’émotion. L’un et l’autre pourtant ont cette ressemblance, qu’ils chérissent la Beauté d’un amour égal, et qu’ils ont reçu le don de traduire cet amour avec des rythmes et des formes de phrase. C’est là, dans ce pouvoir d’exaltation devant le Beau, que l’on pourrait trouver la marque propre du poète. Tandis que la plupart des hommes laissent, avec l’habitude, s’abolir la fleur et le charme de l’impression, l’âme poétique, grâce à un mystère d’organisation intime, demeure invinciblement capable de frémir, comme au premier jour, devant la sublimité ou la douceur des choses : « Le propre du poète », a dit un psychologue célèbre, « c’est d’être toujours jeune et éternellement vierge. » Jamais la vie ne lui arrive insipide et décolorée. Jamais il ne perd ce don, qui persiste si rarement après la vingtième année, de vibrer au contact des autres hommes et de la nature, avec ravissement ou avec souffrance ; et, même quand la source du cœur est tarie en lui, l’imagination demeure qui lui permet de concevoir cet état sensitif s’il n’est plus capable de l’éprouver réellement. De là cette habituelle habituelle efflorescence d’images qui foisonnent sans cesse en lui, car, la machine nerveuse remuée une fois profondément, tous les ordres de sensations s’éveillent aussitôt, les comparaisons jaillissent, les associations d’idées se multiplient. Que M. Leconte de Lisle soit doué au plus haut degré de cette faculté de l’âme poétique, il suffit, pour s’en convaincre, de constater quelle vertu d’exaltation ses vers possèdent d’une part, et, de l’autre, comme l’image jaillit chez lui, naturelle, spontanée et continue. Avec quelle ardeur et avec quelle couleur il a célébré l’héroïsme, les violentes et douloureuses secousses de l’homme courageux parmi les pires dangers et devant l’approche de la mort, et l’enthousiasme des martyrs, et la fureur sacrée des grands fanatismes ! Comme il a gardé intact le sens des vastes aspects de nature, et comme la forêt vierge, la mer immense, le ciel profond, apparaissent aisément dans l’arrière-plan de ses poèmes ! De l’âme poétique il a encore l’adoration pure de la femme, et cette nostalgie qui faisait dire au pauvre Shelley : « J’ai aimé Antigone dans une autre vie. » Lisez seulement dans les Poèmes tragiques l’admirable Epiphanie :

Elle passe, tranquille, en un rêve divin,
Sur le bord du plus frais de tes lacs, ô Norvège !
Le sang rose et subtil qui dore son col fin
Est doux comme un rayon de l’aube sur la neige.

Ce svelte et gracieux fantôme évoqué sous le ciel du Nord, dans ces paysages comme spiritualisés par la blancheur de la neige, l’azur pâle de l’horizon, la froideur des eaux, l’immobilité des immortelles verdures, — cette femme idéale qui ne tient à la vie que par sa forme et dont les yeux ouverts se lèvent vers l’inconnu,

Purs d’ombre et de désir, n’ayant rien espéré
Du monde périssable où rien d’ailé ne reste,

cet être de délicatesse et d’ineffable douceur, c’est le songe de l’artiste ayant pris corps dans une vision à la fois réelle et symbolique. Une telle ferveur d’extase suffit à révéler la présence en lui d’une sensibilité toujours ardente et toujours froissée, la palpitation d’un coeur dont la souffrance n’a pu triompher, — et ne sont-ce pas là les signes mêmes du poète ?

Avec une intelligence de cet ordre et cette sensibilité, comment M. Leconte de Lisle devait-il apercevoir le monde actuel ? En sa qualité de philosophe, il était nécessaire qu’il saisît de ce monde les idées cachées sous les phénomènes sociaux, et en sa qualité de poète, il était nécessaire que ces idées, après avoir éveillé en lui des cortèges d’images, produisissent une impression du cœur très particulière. En fait, son œuvre a pour principe intellectuel quelques-unes des théories philosophiques les plus nouvelles de ce temps ; et de ces théories, en même temps que du contact avec la civilisation présente, il a tiré une mélancolie d’une rare noblesse. J’essaierai de marquer ces deux points l’un après l’autre. Ils suffiront pour expliquer comment cette poésie, en apparence si objective et si peu moderne, se trouve correspondre intimement à la vie personnelle de ceux qui ont subi des crises analogues. Cela revient à étudier comment des théories élaborées par des savants se réfractent dans une imagination, puis dans une sensibilité de poète.

II.
Science et poésie6

La question des rapports de la science et de la poésie se trouve étroitement liée à celle de l’art moderne. Elle aussi a été résolue, de la façon la plus exclusive, en deux sens contradictoires. Plusieurs excellents esprits ont jugé qu’il était possible de donner une expression rythmique aux vérités les plus exactes. Ils ont invoqué l’exemple des grands poètes grecs, et, parmi les lapins, de Lucrèce. De nos jours, M. Sully-Prudhomme, à plusieurs reprises s’est attaqué au poème scientifique. Son plus considérable ouvrage, la Justice, est une tentative de cet ordre : D’autres, au contraire, pensent qu’il, y a un antagonisme irréductible entre l’instinct de vérité d’où émane la science et l’instinct de beauté, source première de la poésie. Ils considèrent ces deux pouvoirs comme si radicalement opposés que le développement de l’un entraîne toujours le dépérissement de l’autre, et chez les individus et chez les peuples. Les partisans de l’union de la science et de la poésie s’appuient sur cette thèse indiscutable : que les plus hardis efforts de l’imagination ne sauraient égaler la splendeur de l’univers réel. Quelle fantaisie en effet aurait jamais rêvé les magnificences que la précision de l’astronomie dénombre dans le firmament ? Les adversaires de cette union de la science et de la poésie invoquent l’expérience. L’argument est souverain en esthétique comme en politique, et il est bien certain que jusqu’ici tous les poèmes fondés sur la science, depuis le De natura rerum jusqu’à la Justice, leur donnent raison puisque les portions poétiques de ces œuvres sont celles où l’auteur a exprimé, non pas ce qu’il croyait être la vérité, mais ses émotions, mais ses songes, l’afflux de ses visions et de ses désirs, en un mot son âme. C’est le mouvement seul de cette âme qui fait la beauté de ces vers ; et que ce mouvement ait eu pour principe la conviction la plus erronée ou la plus correcte, qu’importe ? On peut aller plus loin et soutenir qu’une loi quelconque de la physique ou de l’astronomie ne saurait être exprimée en beaux vers. Une impression de beauté n’est pas compatible avec une impression de tour de force, et, nécessairement, il y a du tour de force dans, l’exécution de ce raccourci qui consiste à emprisonner sous les douze syllabes d’un alexandrin une idée dont la transcription naturelle est autre ; — disons plus, la transcription nécessaire. Mettre cette idée en vers, qu’est-ce alors, sinon un jeu de difficulté vaincue ?

On concevra, semble-t-il, qu’une conciliation est possible entre ces deux doctrines opposées, si l’on étudie d’un peu près la nature de l’esprit scientifique et celle de l’esprit poétique. Les théories que nous venons de résumer sacrifient tour à tour l’un à l’autre. Pourtant n’y a-t-il pas des occasions où l’un et l’autre esprit fonctionne à l’aise, et sans que le travail du premier entrave le second ou réciproquement ? Dans le domaine immense et confus de la réalité, l’esprit scientifique s’efforce de recueillir et de grouper des faits du même ordre, dont il détermine les conditions. Ces conditions sont des faits plus généraux qui se subordonnent eux-mêmes à des faits plus généraux encore, si bien que le savant arrive à ramasser dans un petit nombre de formules, qu’il appelle lois, d’innombrables files de phénomènes. Mais ces formules expliquent ces phénomènes, elles ne les représentent pas. Or, cette représentation colorée et vivante des choses est précisément le caractère propre de l’esprit poétique. Son procédé habituel n’est pas la notation abstraite, c’est la vision évocatrice. — Evocatrice ? Et de quoi, sinon de cette même réalité que la science résume dans ses formules ? Voici trouvé un terrain d’union pour les deux puissances rivales. Imaginons qu’un poète contemple une des lois découvertes par le savant Sera-t-il en contradiction avec cette loi s’il aperçoit derrière elle, et à l’état d’images, les faits que le savant a décomposés, puis réunis pour en dégager une sorte de résidu tout intellectuel ? Non, certes ; et Lucrèce en a fourni une preuve saisissante lorsqu’il a esquissé dans son quatrième livre une théorie de l’amour fondée sur les hypothèses du sensualisme. Au lieu de dessiner, comme un psychologue pur, seulement la ligne extérieure et la formule abstraire de ces faits qui sont les sensations, il évoque ces sensations elles-mêmes, il les éprouve, il les traduit avec leur saveur entière. C’est bien la doctrine de ses maîtres qu’il expose, mais il a laissé s’accomplir en lui un travail de poésie, une résurrection intégrale de l’élément vivant sur lequel ils ont spéculé. Dans l’espèce, les idées sur lesquelles il a exécuté cet effort sont inexactes ; mais qui ne comprend qu’un tel travail peut aussi bien s’attaquer aux vérités démontrées de la science actuelle ? Et justement M. Leconte de Lisle a écrit la plupart de ses poèmes d’après cette méthode.

Des yeux de poète ouverts sur des hypothèses de science, — c’est presque la genèse entière des Poèmes antiques et des Poèmes barbares. Deux idées surtout paraissent avoir dominé l’intelligence de l’écrivain : l’une empruntée aux théories les plus récentes de l’histoire des religions, l’autre à la doctrine évolutionniste de l’unité des espèces dans la nature. Exprimée sous sa forme rationnelle, la première se ramène à concevoir que toute religion fut vraie à son heure, c’est-à-dire qu’il y a chez l’homme une catégorie de l’Idéal, laquelle s’est satisfaite par une série d’hypothèses sur l’origine et la fin des choses, en harmonie avec la série des développements de la civilisation. Les savants de notre époque ont tenté de fixer les conditions de naissance, de floraison et de caducité des dogmes successifs. Ils se sont servis pour cela de l’analyse des textes, étudiant des nuances de vocabulaire et de syntaxe, et ramenant à des questions de grammaire ce qui fût le drame ineffable de l’humanité mystique. M. Leconte de Lisle, lui, s’empare de cette idée : — toute religion fut vraie à son heure, — et voyez ce qu’elle devient pour son imagination de poète. Elle fut vraie. Cela signifie qu’elle était une chose vivante, adaptée aux besoins d’âmes vivantes. L’historien traite aujourd’hui ces dogmes défunts comme le botaniste traite les fleurs séchées : une étiquette dans un herbier, une corolle pâlie, une tige vidée de sa sève, un cadavre, voilà tout ce qui reste de la plante colorée et parfumée. Mais au souffle magique de la Muse, la fleur se ranime, ses pétales décolorés et roidis se teintent de rose, s’assouplissent, ses feuilles reverdissent, palpitent Elles aspirent l’air bleu et la lumière du jour. L’œuvre de la mort s’abolit. Le poète aperçoit l’intérieur de ces âmes humaines où grandissait jadis, où frémissait le dogme aujourd’hui fané. Halluciné par ce mirage rétrospectif, qui est sa faculté propre, il ne se contente pas de penser que ces dogmes ont été vrais ; il les sent vrais, parce qu’il recrée en lui les états des sens et du cœur qui nécessitèrent ces éclosions de la foi religieuse. Ne dites pas que c’est là un simple archaïsme, car il se dégage, de ces dévotions d’autrefois, une réponse à certaines exigences de l’être intime qui persistent en nous, dans cette créature à plusieurs personnalités que nous a façonnée l’héritage des siècles. Ne dites pas que c’est là un artifice de rhétorique, car le poète subit l’entraînement fatal de sa sorte d’imagination, et, si vous voulez suivre celui-ci à travers ses poèmes d’évocation pieuse, vous trouverez qu’à chacun des avatars auxquels il s’est ainsi complu correspond quelque nécessité intérieure qui lui est commune avec bien des hommes de notre temps.

Accompagnons donc l’auteur des Poèmes antiques et des Poèmes barbares dans son pèlerinage d’éruditions visionnaires. C’est la presqu’île de l’Inde et ses dévotions mystérieuses qui ont tenté d’abord sa rêverie. La formule de ces dévotions se trouve dans beaucoup de livres savants. Ce qui ne s’y rencontre pas, c’est la sensation physique et comme palpable du paysage grandiose de cette terre. M. Leconte de Lisle fait surgir devant ses yeux ces horizons lointains, avec quelle intensité — les débuts de Bhagavat et de Cunaçépa 7 suffisent à l’attester :

Le grand fleuve, à travers les bois aux mille plantes,
Vers le lac infini roulait ses ondes lentes,
Majestueux, pareil au bleu lotus du ciel…

Quelle large et puissante évocation du Gange sacré, puis, tout de suite, quelle chaude peinture des hôtes dangereux ou gracieux de cette rive !…

Parfois un éléphant songeur, roi des forêts,
Passait et se perdait dans les sentiers secrets,
Vaste contemporain des races terminées,
Triste, et se souvenant des antiques années.
L’inquiète gazelle, attentive à tout bruit,
Venait, disparaissait comme le trait qui fuit.
Au-dessus des nopals bondissait l’antilope,
Et, sous les noirs taillis dont l’ombre l’enveloppe,
L’œil dilaté, le corps nerveux et frémissant,
La panthère à l’affût buvait leur jeune sang…

Enfin, comme un trait lui suffit pour conclure et montrer l’intime union de cette nature et du panthéisme primitif !

Telle la Vie immense, auguste, palpitait,
Rêvait, étincelait, soupirait et chantait.
Tels les germes éclos et les formes à naître
Brisaient ou soulevaient le sein large de l’Être…

A ce degré de vision, la loi scientifique qui établit la liaison de l’esprit et du climat cesse d’être une simple affirmation abstraite. Elle s’anime. Nous sentons peser physiquement sur nous la formidable pression sous laquelle le cœur de l’homme a ployé dans ces contrées d’une fécondité prodigieuse et meurtrière La volonté individuelle s’est fondue à ce torride soleil, comme un métal dans un brasier trop ardent, et la doctrine du nirvâna, de la dispersion anéantissante et divine au sein de cet univers trop vaste est apparue, conséquence inévitable de l’écrasement de l’être chétif sous la démesurée, la monstrueuse poussée de la création.

La vie est comme l’onde où tombe un corps pesant.
Un cercle étroit s’y forme et va s’élargissant,
Et disparaît enfin dans sa grandeur sans terme,
La Mâya te séduit, mais, si ton cœur est ferme,
Tu verras s’envoler comme un peu de vapeur
La colère et l’amour, le désir et la peur,
Et le monde illusoire aux formes innombrables
S’écroulera sous toi comme un monceau de sable…

Ainsi parle le vieux Viçvamitra, debout dans sa clairière depuis des années ;

Et gardant à jamais sa rigide attitude,
Il rêvait comme un Dieu fait d’un bloc sec et rude…

Oui, c’est bien l’attitude, ce sont bien les paroles, ce sont bien les rêves qui conviennent à l’homme enveloppé, emporté, roulé par la formidable marée des phénomènes. Il se comprend impuissant, chétif, misérable, vaincu d’avance, et n’espère plus rien que d’abolir en soi la conscience de son pauvre atome. C’est de là qu’est issu le bouddhisme, et le poète se retrouve bouddhiste à son tour pendant un éclair. Mais n’y a-t-il pas dans cette foi, apaisante et libératrice, de quoi satisfaire le cœur d’un des derniers venus de la race aryenne aussi bien que des antiques aïeux ? Ce n’est pas seulement par la production des formes que la nature peut écraser l’âme. N’y a-t-il pas une effrayante production des idées, une Inde aussi de la pensée, aux végétations multiples et monstrueuses, et l’effréné déploiement de la vie intellectuelle dans le domaine des systèmes, des arts et des rêves, ne peut-il pas produire sur un esprit moderne cette sensation d’accablement et d’impuissance finale que le paysage des bords du Gange infligeait aux fidèles de Çakya-Motini ? Un bouddhiste sommeille, caché dans toute âme de civilisé trop assiégé d’idées. M. Leconte de Lisle n’a eu qu’à laisser parler ce bouddhiste en lui pour célébrer avec sincérité « les inertes délices », et l’affranchissement par la renonciation. — De même, il ne lui a pas fallu un effort factice pour se retrouver païen avec les fidèles de l’Olympe hellénique. Son imagination voyageuse a évoqué l’azur clair du ciel méditerranéen, les rivages des îles entourées par cette mer si bleue qu’on dirait du saphir en fusion, les plaines blanchissantes d’oliviers, la douceur de vivre éparse dans l’air léger, et il a senti l’accord entier, l’harmonie heureuse de l’homme et de la nature :

Sous le ciel jeune et frais, qui rayonne le mieux,
De la Sicilienne au doux rire, aux longs yeux,
Ou de l’aube qui sort de l’écume marine ?
Qui le dira ? Qui sait, ô Lumière, ô Beauté,
Si vous ne tombez pas du même astre enchanté
    Par qui tout aime et s’illumine8 ?…

Voilà le profond instinct d’équilibre qui a soulevé l’âme grecque vers une théologie d’un naturalisme heureux. Les Dieux défilent sur les plages lumineuses, jeunes et nobles comme aux jours d’Homère. Le poète n’a pas besoin des livres des commentateurs pour comprendre, pour prier Zeus et Aphroditè, Iakkhos et Apollon. Et comment ne croirait-il pas à la vérité de ces Dieux, puisqu’ils correspondent intimement à un désir si mutilé, mais si indestructible, de l’âme moderne, celui de contempler le travail de la vie sous une forme de Beauté ? C’est l’inévitable réaction contre un âge vieilli qui a fait de chaque fonction de ce travail une laideur en même temps qu’un esclavage. — Pareillement, il lui a suffi de promener sa fantaisie dans le désert pour sentir la vérité du Dieu d’Israël, de se configurer les brumes du Nord pour adorer les divinités scandinaves, et de contempler les arceaux des cathédrales pour retrouver la mysticité triste du moyen âge. Sommes-nous étrangers d’ailleurs aux émotions qui ont suscité ces ardeurs religieuses ? N’y a-t-il pas, dans la fièvre révolutionnaire de notre âge, de quoi nous associer aux fureurs de Qaïn contre Iahveh9 ?

Dieu triste, Dieu jaloux qui dérobes ta face,
Dieu qui mentais disant que ton œuvre était bon,
Mon souffle, ô pétrisseur de l’antique limon,
Un jour redressera ta victime vivace.
Tu lui diras : adore ; elle répondra : non…

N’avons-nous pas, immortel en nous, le sentiment de l’indicible mystère de la nature propre aux visionnaires du Nord ? Devons-nous remonter bien loin dans notre passé pour nous souvenir du temps où, agenouillés devant le crucifix, nous laissions, nous aussi, s’envoler notre prière vers les plaies d’où jaillit le sang réparateur ?

Car tu sièges au sein de tes égaux antiques,
Sous tes longs cheveux roux, dans ton ciel chaste et bleu.
Les âmes, en essaim de colombes mystiques,
Vont boire la rosée à tes lèvres de Dieu10

Oui, l’arrière-fond de toute religion est un état moral que nous pouvons retrouver en nous à une heure donnée, et à cette heure-là, ce qui fut un dogme pour nos frères des siècles lointains nous devient un symbole. Mais ce serait une erreur de considérer le symbolisme comme une opération artificielle de notre esprit. Qu’est-il autre chose que l’union de l’image et de l’idée, de la forme et du sentiment ? Même, à proprement parler, dans cet univers où nous ne saisissons aucune essence, vivons-nous d’autre chose que de symboles ? L’histoire elle-même n’est-elle pas la succession des symboles par lesquels s’est manifestée l’infatigable Psyché, cette âme humaine toujours en route vers le mirage illusoire du bonheur suprême et du progrès ? Qui soutiendra qu’en refaisant par la pensée quelques-unes de ces étapes, l’auteur des Poèmes antiques soit sorti de la vie pour entrer dans la ! froide rhétorique, lui qui a célébré la nostalgie de cette Psyché dans ces vers si tendres :

Sombre douleur de l’homme, ô voix triste et profonde,
Plus forte que les bruits innombrables du monde,
Cri de l’Ame, sanglot du Cœur supplicié,
Qui t’entend sans frémir d’amour et de pitié11 ?…

La seconde idée que M. Leconte de Lisle a empruntée à la science, et qui se développe dans ses poèmes parallèlement à la première, est celle de l’unité des espèces de la nature. Celle-ci encore lui a permis de satisfaire, d’une part, son goût des ensembles, et de l’autre, sa faculté de vision évocatrice. Il est curieux de constater que cette même hypothèse servit de point de départ à Balzac pour sa Comédie humaine : « Il n’y a qu’un animal », disait le romancier dans sa Préface générale ; « le Créateur s’est servi d’un seul et même patron pour tous les êtres organisés. L’animal est un principe qui prend sa forme extérieure, ou, pour parler plus exactement, les différences de sa forme, dans le milieu où il est appelé à se développer… Je vis que la société ressemble à la nature… » Balzac, écrivain psychologique par excellence, tira de là une conception nouvelle du caractère, par suite du roman. Etudions dans M. Leconte de Lisle ce que cette idée devient pour un poète. — S’il n’y a vraiment qu’un animal au monde, et si toutes les formes de la vie, emboîtées les unes dans les autres, ne sont que les différents moments d’une même force, nous sommes autorisés à croire qu’il n’y a qu’une seule sorte d’âmes éparses à travers ces formes. Dans cette hypothèse, les facultés spirituelles qui s’agitent en nous ne sont pas distinctes de celles qui frémissent, plus obscures et plus inconscientes, dans les cerveaux rudimentaires des bêtes inférieures. Il nous est donc loisible de nous représenter par l’imagination les ténébreux songes, les confuses aspirations, le cœur inachevé de ces créatures, dans lesquelles la pensée palpite et se débat, — dormeuse qui soupire après son éveil, Psyché encore et qui s’efforce vers la lumière à travers des organes grossiers. C’est ici l’épopée de l’âme à travers la nature, comme tout à l’heure c’était son épopée à travers l’histoire. Le même besoin de songe qui inclinait le poète à reproduire l’une de ces deux épopées l’entraîne vers l’autre. Il évoque en imagination la seconde après la première, pour satisfaire d’abord un appétit intellectuel, puis un appétit sentimental. Car de même qu’il lui faut des visions par-delà les formules, il lui faut et surtout une exaltation interne de la flamme de la vie. Il goûte une volupté à participer quelques minutes au débridement d’instincts sauvages des bêtes de proie, lions et tigres :

Voici ton heure, ô roi de Sennaar, ô chef
Dont le soleil endort le rugissement bref.
Sous la roche concave et pleine d’os qui luisent,
Contre l’âpre granit tes ongles durs s’aiguisent12

Il a connu l’ivresse de l’infini libre, avec l’oiseau,

Qui dort dans l’air glacé, les ailes toutes grandes13

Il a ressenti la sérénité nostalgique des éléphants, ces rois dépossédés de notre globe, et suivi la morne chasse du famélique requin :

Il ne sait que la chair qu’on broie et qu’on dépèce,
Et, toujours absorbé dans son désir sanglant,
Au fond des masses d’eau lourdes d’une ombre épaisse
Il laisse errer un œil terne, impassible et lent14

Il a connu la mélancolie de l’animal, germe douloureux de la grande tristesse humaine devant l’abîme de l’inconnaissable, et compati au sanglot des chiens, près de la mer, dans la nuit :

Devant la lune errante aux livides clartés,
Quelle angoisse inconnue, au bord des noires ondes,
Faisait pleurer une âme en vos formes immondes ?
Pourquoi gémissiez-vous, spectres épouvantés15 ?…

Aperçue sous cet angle, la nature se révèle en sa tragique magnificence. Ce n’est plus telle ou telle créature que nous contemplons, c’est l’esprit infini dont toute forme est la forme, dont toute pensée est la pensée, et qui s’efforce à travers les violences de la vie primitive comme parmi les raffinements de la vie civilisée. Et nous qui souffrons de ces raffinements et de cette civilisation, ce nous est une étrange ivresse que de nous plonger au jaillissement sauvage et brutal de cette source d’universelle activité. C’est une métempsycose à rebours, qui nous repose des lassitudes de la pensée réfléchie en nous ramenant à la nuit, déjà traversée, de l’inconscience. Pour avoir ressenti et traduit ce farouche retour vers l’existence instinctive, M. Leconte de Lisle est un peintre d’animaux admirable et d’une intuition saisissante. Il les comprend comme un naturaliste, il les évoque comme un poète, et il s’incarne en eux, comme une sorte de Protée moderne, par cette double vertu de la science et de la poésie.

En mariant ainsi dans une œuvre d’un caractère de nouveauté incomparable ces deux pouvoirs si souvent dissociés, l’auteur des Poèmes barbares n’a pas seulement créé une nuance de Beauté spéciale ; il a de plus, et c’est bien ce qui le rend cher aux artistes, résolu avec un extrême bonheur un des problèmes qui s’imposent à nous tous, écrivains de cette époque érudite et réfléchie. Il a su passer de l’idée à l’image, ou, pour parler d’une façon plus conforme à la langue habituelle, de la critique à la création. C’est par la critique, en effet, déplorez-le ou non, que l’éducation de tout esprit commence aujourd’hui, puisque le premier enseignement reçu est celui du travail des autres. Pour la plupart d’entre nous, l’analyse de la pensée de nos prédécesseurs précède la formation de notre propre pensée, et c’est nécessairement à travers les sensations des maîtres d’autrefois que nous arrivons aux nôtres propres. Aussi la spontanéité irraisonnée qui animait, qui soutenait les premiers poètes devient-elle chez nous une exception de plus en plus rare. Nous avons des théories avant d’exécuter nos œuvres, et c’est d’après ces théories que nous essayons de produire ces œuvres. Est-il possible, dans des conditions pareilles, d’arriver à cette couleur de la vie, qui fut le privilège inné des artistes moins intellectuels que nous ne sommes, et surtout que ne seront nos successeurs ? La réflexion, en un mot, ne répugne-t-elle point, par un antagonisme invincible, à la création ? Il semble que cette antinomie de l’idée et de l’image ait déjà préoccupé Léonard de Vinci, le plus hardi précurseur de cette époque. A coup sûr, la grande affaire de l’existence de Gœthe fut de concilier ces deux éléments. Aujourd’hui, l’antagonisme de la critique et de la création reparaît sous toutes les formes, et il provoque des actions en sens contraire Les uns, parmi les artistes, se tournent du côté de l’impression directe et brute Les autres s’efforcent vers le raffinement de plus en plus compliqué. Mais tandis que les premiers aboutissent le plus souvent à la pire des barbaries, celle de la vulgarité volontaire, les autres se dessèchent dans les subtilités morbides, dans le tourment du byzantinisme, dans les puérilités serviles de l’excessive recherche. M. Leconte de Lisle aura été un des rares producteurs de notre âge chez qui réflexion et spontanéité, critique et création se soient fait équilibre d’une manière presque constante C’est de quoi expliquer la haute estime où le tiennent tous ceux qui ont regardé de près aux conditions de naissance de l’œuvre d’art. C’est de quoi faire comprendre aussi le charme singulier d’achèvement dont ses poèmes se trouvent comme revêtus. L’esthétique dont ils émanent est une des plus complètes qui se puissent imaginer, allant ainsi de l’un à l’autre des deux pôles entre lesquels oscille la pensée contemporaine.

III.
Sources de pessimisme

Les deux hypothèses que nous avons reconnues comme les génératrices de son œuvre suffisent, pour quiconque a l’habitude de ces spéculations, à classer M. Leconte de Lisle parmi les philosophes du « devenir ». La nature doit lui apparaître et lui apparaît comme constituée par une série de formes qui s’engendrent les unes les autres et qui s’écoulent aussitôt qu’apparues.

Éclair, rêve sinistre, éternité qui ment,
La Vie antique est faite inépuisablement
Du tourbillon sans fin des apparences vaines16

C’est, exprimée en d’autres termes, la doctrine que nous avons déjà vue exposée par M. Taine dans la préface de l’Intelligence : « Une infinité de fusées toutes de même espèce, qui, à divers degrés de complication et de hauteur, s’élancent et redescendent incessamment et éternellement dans la noirceur du vide, voilà les êtres physiques et moraux ; chacun d’eux n’est qu’une ligne d’événements dont rien ne dure que la forme, et l’on peut se représenter la nature comme une grande aurore boréale… »

Maya ! Maya ! torrent des mobiles chimères17,

s’écrie le poète phénoméniste, avec autant de conviction que le philosophe. Mais une certitude une fois adoptée par l’esprit va plus avant et s’attaque au cœur. Il y a un rapport intime et inévitable entre l’intelligence et la sensibilité ; ou plutôt, ces deux termes ne désignant rien qui soit différent en essence, penser est toujours sentir. Il suit de là que des états définis du cœur sont enveloppés dans des états correspondants de l’intelligence, et que toute doctrine philosophique suppose un cortège d’émotions qui raccompagne. On peut considérer, par exemple, que la foi spiritualiste dans le Dieu personnel, le mérite et l’immortalité, enveloppe en elle des trésors de joie lucide et de vaillance, tandis que la foi panthéiste dans la communion de l’âme et de la nature produit, elle aussi, une joie profonde, mais enivrée et comme passive dans son extase. Au contraire, la conception de l’irrévocable écoulement de toutes choses roule dans ses replis d’étranges germes de tristesse, — une tristesse épouvantée devant la fuite inutile de ce monde illusoire.

L’Universelle Mort ressemble au flux marin,
Tranquille ou furieux, n’ayant hâte ni trêve,
Qui s’enfle, gronde, roule et va de grève en grève
Et sur les hauts rochers passe, soir et matin18

Il serait inexact cependant de dire que le lien de conscience est toujours identique entre les doctrines et les sentiments. Le bien-être et le mal-être admettent d’autres conditions que les intellectuelles, et de même que l’on est en droit de citer des spiritualistes désespérés, à commencer par Pascal, on rencontre l’union des doctrines les plus obstinément négatives avec la plus entière félicité. Le doute moral qui fut pour un Jouffroy, pour un Musset, le tonneau de supplice hérissé de pointes meurtrières, ne s’est-il pas prêté à l’indolence d’un Montaigne comme un mol oreiller où reposer une tête bien faite, — ce Montaigne à qui même l’incertitude sur l’au-delà du tombeau fut une douceur ? Aussi, pour expliquer comment la poésie de M. Leconte de Lisle, si abondante en visions sublimes des dieux anciens et de la nature vivante, cache en son fond une psychologie de détresse, il ne suffirait pas de constater le phénoménisme de sa philosophie. Il est nécessaire de montrer comment le germe pessimiste déposé en lui par cette philosophie a été fécondé par d’autres sources amères de mélancolie qui infiltrent, hélas ! leur eau empoisonnée dans bien d’autres cœurs.

Et d’abord cette philosophie de l’universel phénoménisme a rencontré dans M. Leconte de Lisle une âme essentiellement, uniquement poétique. Ces âmes-là sont celles qui éprouvent le plus ardent besoin d’une solution humaine de la vie humaine. Nos exigences sont en raison directe de nos facultés ; et l’âme poétique, possédant plus qu’aucune autre le pouvoir de sentir, subit plus qu’aucune autre le désir effréné de sentir toujours. Elle veut durer, fût-ce afin de souffrir encore. Au fond de toutes les théories sur Dieu et l’autre monde, c’est bien ce désir de garder le pouvoir d’impression qui se retrouve sans cesse. C’est le « moi sentimental » qui se refuse en nous à mourir. Spinoza, qui fut un psychologue aussi délicat qu’il était un puissant métaphysicien, invitait le Sage idéal de son Ethique à se réfugier dans le « moi intellectuel », — car ce « moi intellectuel » est seul capable de se renoncer lui-même. Ne le fait-il pas chaque fois qu’il comprend et qu’il s’identifie à l’objet de sa pensée ? S’abîmer dans l’univers par l’intelligence et annuler ainsi sa personne dans l’infinie nature, c’est le conseil encore de Marc-Aurèle. Mais le cœur, lui, cet affamé de vie individuelle, le cœur pour qui ne plus se sentir sentir est une destruction totale, tandis, que pour l’esprit ne plus se sentir penser est un épanouissement, que répond-il ?

Ah ! tout cela, jeunesse, amour, joie et pensée,
Chants de la mer et des forêts, souffles du ciel,
Emportant à plein vol l’espérance insensée,
Qu’est-ce que tout cela qui ri est pas éternel 19 ?…

Voilà le cri de la sensibilité qui frémit de se perdre et qui s’en épouvante, — voilà le cri surtout du poète, chez lequel cette sensibilité s’exaspère dix fois plus vite que chez les autres hommes. Et comment cet affamé d’émotions supporterait-il sans torture la théorie qui représente précisément le monde comme la fuite indéfinie de toutes choses et de nous-mêmes ? Cette torture se retrouve constamment chez M. Leconte de Lisle, exprimée en des vers d’une magnificence extraordinaire ou d’une poignante mélancolie. Il faut lire, dans la Fontaine aux lianes, l’apostrophe au jeune homme qui est venu mourir sous les eaux d’un étang perdu parmi des arbres séculaires.

Tel je parlais. Les bois, sous leur ombre odorante
Épanchant un concert que rien ne peut tarir,
Sans m’écouter, berçaient leur gloire indifférente,
Ignorant que l’on souffre et qu’on puisse en mourir 20

Il faut étudier en son détail le merveilleux morceau intitulé le Vent froid de la nuit, avec ce final d’une tragique éloquence :

Encore une torture, encore un battement,
Puis rien. La terre s’ouvre, un peu de chair y tombe,
Et l’herbe de l’oubli, cachant bientôt la tombe,
Sur tant de vanité croît éternellement21

Et ailleurs, se représentant notre globe tel que les inductions scientifiques nous prédisent qu’il sera un jour, dépourvu d’atmosphère, privé d’eau, dépouillé de végétation, vide d’habitants, — cadavre d’astre pareil à la froide lune, — avec quelle ardeur désespérée il jette ce sanglot :

Vertu, douleur, pensée, espérance, remords,
Amour qui traversais l’univers d’un coup d’aile,
Qu’êtes-vous devenus ? L’Ame, qu’a-t-on fait d’elle ?
Qu’a-t-on fait de l’esprit silencieux des morts22 ?…

Le poète gémit ainsi ; mais ce gémissement autorise-t-il la critique à le ranger dans la troupe des pessimistes, c’est-à-dire de ceux qui soupirent vers le gouffre noir du néant ? C’est ici le cas de marquer une contradiction singulière de l’âme poétique. Cette âme, qui possède comme faculté maîtresse l’imagination du sentiment, fait effort pour exalter en elle au plus haut point cette faculté. Comme toutes les créatures, elle tend à persévérer dans son être. Il en résulte qu’elle s’essaye à prolonger toutes ses sensations, ou heureuses ou douloureuses, et qu’elle finit par se complaire aussi bien dans ses tortures que dans ses joies. Chez le poète de la Fontaine aux lianes, cette impression du néant, après avoir été une souffrance, devient un besoin. Une sorte de culte de la mort s’établit en lui. Il devient un apôtre de cette invincible nuit dans laquelle il aime à se plonger malgré son horreur ; et, à son tour, il se fait le prophète, comme Baudelaire, du nihilisme final et suprême :

Si la félicité de ce vain monde est brève,
Si le jour de l’angoisse est un siècle sans fin,
Quand notre pied trébuche à l’abîme divin,
L’angoisse et le bonheur sont le rêve d’un rêve23

Et de nouveau, dans Requies :

Rentre au tombeau muet où l’homme enfin s’abrite,
Et là, sans nul souci de la terre et du ciel,
Repose, ô malheureux, pour le temps éternel24

Et dans Si l’aurore :

J’ai goûté peu de joie et j’ai l’âme assouvie
Des jours nouveaux non moins que des siècles anciens.
Dans le sable stérile où dorment tous les miens,
Que ne puis-je finir le songe de ma vie25 ?…

Et encore, dans le Vent froid de la nuit, s’adressant aux morts :

Oubliez, oubliez, vos cœurs sont consumés ;
De sang et de chaleur vos artères sont vides.
Ô morts, morts bienheureux, en proie aux vers avides,
Souvenez-vous plutôt de la vie, et dormez.
Ah ! dans vos lits profonds quand je pourrai descendre,
Comme un forçat vieilli qui voit tomber ses fers,
Que j’aimerai sentir, libre des maux soufferts,
Ce qui fut moi rentrer dans la commune cendre26 !…

Mais, à cette fureur d’accent, d’autres blessures se devinent Celles des idées sont bien profondes ; elles n’ont pas cette âcreté lorsque aucun poison ne les envenime. Il n’est pas malaisé de comprendre quelles causes de pessimisme M. Leconte de Lisle a dû subir, en dehors de celles que nous venons d’analyser. Si enveloppée qu’elle soit dans une atmosphère d’intelligence, l’âme poétique ne saurait éviter tout contact avec le monde social qui l’environne, et ce contact a beaucoup de chances d’être meurtrier. Le noble et nostalgique Vigny a raconté dans son Chatterton, dans son Moïse, dans ses Destinées, le heurt du poète qui n’est que poète contre les nécessités de la civilisation actuelle. Notre monde, en effet, démocratique, scientifique et utilitaire, comme il l’est, ne se prête pas à l’emploi complet des facultés que suppose la création des beaux vers. L’âme poétique est brillante et généreuse, mais il lui faut aussi les conditions d’une vie exceptionnelle, les longues paresses, la volupté des songes, le raffinement du décor, les complications du sentiment. Comme elle est, naturellement, héroïque à la fois et enfantine, elle souhaite la gloire ; et, comme elle est tendre, elle souhaite la, sympathie. Être soi, le plus possible, dans l’admiration des autres, tel est son rêve. Ce désir d’être soulevé par l’applaudissement des foules et d’en devenir le porte-parole inspiré n’a-t-il pas précipité un génie comme celui de Lamartine dans les misères de la politique quotidienne ? D’autre part, le sens exact du réel n’est pas souvent uni aux grands pouvoirs de l’imagination. Shelley l’a trop attesté, ainsi que Musset, ainsi que ce même Lamartine et que tant d’autres. Il suit de là que le poète, avec ce besoin de susciter l’enthousiasme de son milieu, éprouve d’ordinaire une extrême difficulté de s’accommoder à son milieu, — et cette difficulté devient presque invincible si ce milieu est pénétré, comme le nôtre, d’idées contraires à celles qui gouvernent la production poétique. Le poète cependant a-t-il tort ou raison de se trouver en déséquilibre avec l’ensemble des forces inévitables qui fonctionnent autour de lui ? Autant vaudrait lui demander s’il a tort ou raison de subir une certaine manière de sentir. Il n’y a pas de sagesse qui puisse briser la tyrannie de notre propre nature. Les résignations de cet ordre ressembleraient à des suicides. Quoique M. Leconte de Lisle n’ait rien exprimé directement des malaises que la vie moderne a pu lui infliger, à plusieurs reprises il a donné des signes, évidents pour qui sait lire, d’un froissement personnel du coeur et d’une disproportion douloureuse entre son génie et sa destinée. On en trouvera la preuve dans quelques petits poèmes d’une révolte exaspérée et presque frénétique, tels que les Montreurs, la Mort d’un lion, le Vœu suprême, le Dies iræ, l’élégie A un poète mort, où il est parlé de « la honte de penser » et de « l’horreur d’être un homme », et surtout dans le sonnet Aux modernes, imprécation outrageante contre notre âge de « tueurs de dieux » :

Vous vivez lâchement, sans rêve, sans dessein,
Plus vieux, plus décrépits que la terre inféconde,
Châtrés, dès le berceau, par le siècle assassin,
De toute passion vigoureuse et profonde.
Votre cervelle est vide ainsi que votre sein,
Et vous avez souillé ce misérable monde
D’un sang si corrompu, d’un souffle si malsain,
Que la mort germe seule en cette boue immonde27

Il y a dans cette colère plus que la crispation de la sensibilité brutalisée par les circonstances hostiles. Nous y reconnaissons le haut-le-coeur de l’artiste devant les déformations et les trivialités.

L’âme poétique n’est pas seulement une assoiffée de bonheur ; elle est amoureuse de la beauté, — maladie singulière dont la Mademoiselle de Maupin de Gautier nous trace une si pénétrante monographie. Déjà, par une loi étrange de notre nature, cet amour ne va pas sans une inexprimable mélancolie. Tout ce qui est souverainement beau ravit à la fois et torture, exalte et accable. Cet accablement empire lorsque le contraste est trop fort entre la beauté ainsi aimée dans la solitude du cœur et le monde visible. Et réellement notre civilisation moderne ne nous inflige-t-elle pas ce contraste au tournant de chaque rue ? Sortez seulement dans Paris et considérez les passants. Toute leur personne ne porte-t-elle pas l’empreinte des lassitudes du travail héréditaire et quotidien ? Combien peu de ces physionomies expriment la libre félicité de la vie animale ? Combien moins encore le développement puissant de la vie morale ? Les costumes, dépourvus de tout caractère pittoresque et de toute originalité individuelle, laissent le plus souvent deviner des constructions du corps où se manifeste une double usure : celle du métier et celle du plaisir. L’historien des mœurs demeure effrayé devant la dépense humaine que représentent ces dépressions du plaisir qui, dans nos grandes villes, continuent et redoublent par une fatigue nerveuse l’épuisement nerveux du labeur. Dans les rides des visages, dans le regard des yeux, dans la contraction des gestes, transparaît la complexité impuissante d’une pensée jamais reposée, d’une activité morcelée, foulée, presque affolée. Le décor des maisons s’harmonise à ce peuple. La coquille s’est façonnée sur l’animal. Elle et lui sont une œuvre incohérente et manquée ; — mais la beauté, où donc se rencontre-t-elle, si ce n’est par l’effort du raisonnement qui réunit en un faisceau toutes ces agitations éparses et se figure la poussée gigantesque de l’effort total ? Beauté souillée et malheureuse !… Qui nous rendra les jours de la grâce antique et ceux de l’adorable Renaissance avec la fête enivrée des sens et du cœur, avec les sentiments exaltés parmi les costumes somptueux et les architectures grandioses ? On nous dit que la vie a du moins gagné en adoucissement Ce progrès même est un mensonge. La lutte pour l’existence est aussi âpre, aussi implacable de nos jours qu’aux temps les plus durs d’autrefois. Elle est enregistrée dans les mairies, surveillée par les gendarmes, contrôlée par l’administration ; mais l’homme n’a pas cessé de chasser à l’homme, parce que les appétits sont demeurés identiques. On peut même penser que l’injustice du pacte social, cette affreuse et inévitable injustice qui reproduit l’injustice de la nature en ajoutant à l’inégalité des naissances celle des fortunes, est plus hideuse aujourd’hui, parce qu’elle comporte moins d’énergie et plus d’intrigue, moins de danger courageux et plus de basse finesse. Laideur au dedans ! Laideur au dehors !

Oui, l’impure laideur est la reine du monde,
Et nous avons perdu le chemin de Paros28 !…

C’est alors qu’apparaît le consolateur, le rêve qui montre de son doigt tendu la Paros idéale où se dresse le peuple des visions consolatives, et l’âme se laisse aller à écouter cette invitation aux pèlerinages lointains ; — elle s’y décide ; mais le rêve est aussi trompeur qu’il est séduisant, aussi perfide qu’il paraît tendre. Il ne guérit du réel que pour quelques heures, quelques minutes, et l’âme se retrouve plus dénudée encore, plus vulnérable. Et puis, elle sait trop que le rêve n’est qu’un rêve, le jeu d’un fantôme, une ombre vaine. Ainsi placée entre ce qu’elle aime et comprend être un mensonge, entre ce qu’elle hait et comprend être une vérité indestructible et meurtrière, que lui reste-t-il que de tout maudire, excepté la bonne Déesse, la seule qui offre aux vaincus la coupe remplie de l’eau du Léthé ?…

Et toi, divine Mort où tout rentre et s’efface,
Accueille tes enfants dans ton sein étoilé.
Affranchis-nous du temps, du nombre et de l’espace,
Et rends-nous le repos que la vie a troublé …

De tels éclats de désespoir, leur ardeur et leur humanité suffiraient à justifier M. Leconte de Lisle du reproche de rhétorique impassible que lui ont adressé les ennemis de son œuvre. Ces éclats chez lui abondent. Sa poésie est, pour qui s’y abandonne, l’une des plus passionnées et des plus vivantes de notre âge. Le mal du siècle, sous sa forme dernière, qui est le nihilisme moral, aura rencontré peu d’interprètes de cette âpreté d’accent. Mais c’est le mal du siècle tombé dans une nature intellectuelle, et c’est une poésie dont le tissu premier est une trame d’idées. Cela suffit à expliquer pourquoi les Poèmes antiques et les Poèmes barbares n’ont jamais obtenu de vogue parmi les lecteurs qui sont emprisonnés dans le domaine de la sensation, et pourquoi leur place est très haute parmi ceux qui pensent ; — si haute, que la poésie contemporaine en reste dominée tout entière. Ne devons-nous pas à ce fier poète cet inestimable présent : une révélation d’une nouvelle nuance de beauté ?

Appendice L
Science et poésie : à propos des Trophées

I

Cette question de la science et de la poésie mérite d’être reprise à chaque occasion nouvelle. N’est-ce pas une de celles d’où dépend tout l’avenir de l’art des vers ? Je voudrais la poser de nouveau à propos d’un des plus remarquables recueils parus depuis vingt-cinq ans : les Trophées, de M. de Hérédia. Le hasard a voulu que je fisse, à propos de ce livre, une épreuve singulière. Je l’ai lu à Olympie, au cours d’un voyage en Grèce. L’impression en fut très forte sur moi à un moment et dans un endroit où j’avais sous les yeux les objets et dans l’esprit les idées les plus capables de me rendre sévère, sinon injuste, pour une évocation moderne de l’antiquité, et précisément ce volume des Trophées s’ouvre sur une série de sonnets grecs. Il commence par un poème sur un temple en ruine. Or j’étais assis au milieu de l’enceinte sacrée de l’Altis, sur les marches du sanctuaire voué à Zeus, qu’encombrent les tambours des hautes colonnes brisées, les colossaux fragments d’architraves, les énormes chapiteaux doriques, avec la ligne puissante de leur austère tailloir sans volutes. Ce n’étaient, aussi loin qu’allait mon regard, que débris épars de tout ce qui fit, dix siècles durant, la gloire de cet Altis, de ce bois d’oliviers vénérable entre tous. Ici l’Héraion, le plus ancien des temples doriques connus, montrait les bases tronquées de ses piliers posées d’après la règle, sévèrement, simplement, à même le stylobate. Plus loin, je discernais l’enceinte du Philippeion, de cet édicule circulaire où brillaient jadis les statues d’or de Philippe et d’Alexandre. Par-delà les colonnes encore debout de la Palestre, où s’exerçaient les athlètes, je distinguais les murs de l’église byzantine, qui a remplacé l’atelier de Phidias, puis ceux du Bouleuterion, où se réunissaient les juges des jeux, puis les douze chapelles alignées sur une même terrasse dans lesquelles étaient renfermés les trésors voués aux dieux par des villes qui s’appelaient Syracuse, Métaponte, Gela, Sicyone, Sybaris, Sélinonte, Mégare. Entre ces monuments, plus reconnaissables que les autres, s’étendait une masse confuse, indéterminée et chaotique, piédestaux découronnés de leurs statues, portiques effondrés, palais en décombres, — et, à travers cet immense écroulement de splendeur humaine et caduque, la nature manifestait sa gloire immortelle par une profusion d’iris sauvages dont l’éclat violet alternait avec la couleur nuancée des larges anémones mauves, roses et rouges. Une brise passait, légère et molle, comme une caresse du printemps nouveau à ces fleurs. Et voici qu’en relisant le sonnet du poète :

Le temple est en ruine au haut du promontoire,
Et la mort a mêlé dans ce fauve terrain
Les Déesses de marbre et les Héros d’airain
Dont l’herbe solitaire ensevelit la gloire…

et, plus loin,

La terre maternelle et douce aux anciens Dieux
Fait à chaque printemps, vainement éloquente,
Au chapiteau brisé verdir une autre acanthe…

j’éprouverai cette émotion singulière de retrouver, traduite en vers qui s’adaptaient exactement à la beauté des choses, le frisson même dont j’étais rempli. Je l’éprouvai de nouveau, cette émotion rare, dans le petit musée de cet endroit perdu où se voient le fronton de Paeonios, celui d’Alcaménès et une série de métopes unique au monde, étonnants fragments d’une sculpture héroïque et fruste, dans lesquels les maîtres péloponésiens ont représenté le combat furieux des Centaures et des Lapithes, ainsi que les travaux d’Héraclès, Ces légendes se trouvaient servir de matière aux sonnets qui suivent dans les Trophées celui sur Le Temple :

La foule nuptiale au festin s’est ruée :
Centaures et guerriers, ivres, hardis et beaux.
Et la chair héroïque, au reflet des flambeaux,
Se mêle au poil ardent des fils de la nuée…

Les vers que je lisais et le tableau que je contemplais s’harmonisaient d’une manière telle qu’entre le rêve des sculpteurs hellènes et l’évocation du poète d’aujourd’hui, malgré toutes les différences de la matière employée, — ici la pierre taillée d’un ciseau primitif, là une langue savante jusqu’au plus subtil artifice, — l’identité était presque complète. Et pour que l’épreuve fût plus entière encore, en continuant de feuilleter le livre, j’y rencontrai un sonnet, une stèle funéraire plutôt, dédiée à la mémoire de cette Regilla que son mari l’Athénien Hérode voulut immortaliser en bâtissant sur le bord de l’Altis un exèdre où le nom de sa femme idolâtrée se distingue encore :

Passant, ce marbre couvre Annia Regïlla,
Du sang de Ganymède et d’Aphrodite née.
Le noble Hérode aima cette fille d’Énée.
Heureuse, jeune et belle, elle est morte, plains-la…

Cette expérience que la fantaisie d’une excursion en Elide m’a permis de faire involontairement pour les sonnets d’ouverture de ce recueil de vers, les souvenirs d’autres voyages et des inductions aisées me la démontrent également possible pour les poèmes des Trophées qui suivent ces Essais grecs : Rome et les Barbares, le Moyen Age et la Renaissance, l’Orient et les Tropiques, la Mer de Bretagne, le Romancero. Les titres disparates sous lesquels sont groupés ces divers morceaux en attestent la variété. Ils vont, comme on peut voir, d’une extrémité à l’autre du monde et de l’histoire. Il faut donc admettre qu’il y a là, dans ce pouvoir d’évocation, ou mieux de métamorphose intérieure, autre chose que le caprice d’un coloriste en quête de mots pittoresques et d’images gracieuses ou grandioses. Il y a une méthode de travail, et, derrière cette méthode, une doctrine d’art. Cette doctrine d’art est justement celle que je viens d’essayer de dégager à propos de M. Leconte de Lisle. Elle consiste à réconcilier la science et la poésie en n’arrivant à la seconde qu’à travers la première.

II

Un des premiers caractères de cette réconciliation de la science et de la poésie se discernait déjà dans les vers de M. Leconte de Lisle. Une preuve que ce caractère est essentiel à cette méthode, c’est qu’il se retrouve dans ceux de M. de Hérédia. Ce caractère est celui d’une objectivité absolue. On est tenté de s’excuser lorsque l’on applique un terme de cette barbarie à des sonnets aussi élégamment ouvrés que ceux des Trophées. C’est pourtant le seul qui définisse cet art violemment, intensément concret, où la phrase arrive à une telle saillie de formes, presque à un tel relief de choses. Ce relief et cette saillie, c’étaient déjà les qualités de M. Leconte de Lisle. Ce sont aussi celles de M. de Hérédia, et chez l’un comme chez l’autre elles sont voulues. Ils appartiennent à cette école d’artistes pour qui l’œuvre, une fois composée, doit exister, en effet, comme un objet indépendant de celui qui l’a composée. Elle doit vivre par elle-même, d’une vie propre, d’une vie étrangère à la destinée personnelle de celui qui l’a créée. Ajoutons-le aussitôt : cela ne veut pas dire, comme les adversaires de cette esthétique l’ont prétendu, que l’œuvre d’art ainsi projetée hors du cerveau du poète ne puisse être ni tendre, ni passionnée, mais ce sera d’une tendresse et d’une passion qui courent en elle comme les ondes de notre sang courent dans notre corps, invisibles et brûlantes. Un bon exemple de cette objectivité dans la peinture de la passion nous est donné par M. de Hérédia, lorsqu’il nous représente Antoine penché sur Cléopâtre et pressentant la défaite. Le poète a voulu que la vision de ce groupe suffît, et sans une phrase qui trahît le commentateur, à vous remuer du même frisson que si vous aviez réellement assisté à cette scène :

Tournant sa tête pâle entre ses cheveux bruns
Vers celui qu’enivraient d’invincibles parfums,
Elle tendit sa bouche et ses prunelles claires.
Et sur elle courbé, l’ardent Imperator
Vit dans ses larges yeux, étoilés de points d’or,
Toute une mer immense où fuyaient des galères.

Quel besoin, en effet, d’un commentaire ? S’il doit ajouter à l’impression, c’est que le tableau n’était pas peint d’un pinceau assez évocateur ; alors c’est à l’artiste de reprendre l’œuvre et de la pousser jusqu’à son extrême intensité. Si le tableau a été peint d’un pinceau qui reproduise toute la mélancolie grandiose du modèle, le commentaire ne peut que diminuer l’impression en mêlant la chétive individualité contemporaine du peintre à l’individualité séculaire du héros. Nous avons déjà vu cette idée prise et reprise dans ces lettres de Flaubert à George Sand où se trouvent exposées si complètement les portions fortes et les portions faibles de cette théorie de l’objectivité. Nous avons constaté qu’elle s’accompagne nécessairement — et c’est ce qu’elle a d’aristocratique — d’un mépris sans appel pour l’anecdote mesquine, pour le « fait-divers » local et personnel, pour les confidences puériles qui trahissent un si vulgaire abus du « moi », pour tous les ragots de vie sentimentale et volontiers confraternelle dont sont infestées trop souvent les œuvres des artistes de l’autre école, ceux qui, ne sachant pas ou ne voulant pas s’effacer devant l’objet, cherchent dans la réalité une matière seulement à montrer leur cœur. Ce n’est pas que cette seconde forme d’art ne possède pas sa magnificence, quand ce cœur vaut la peine d’être montré. A prendre les œuvres d’un poète de la qualité d’émotion d’un Musset ou d’un Sully-Prudhomme, l’art subjectif révèle sa puissance profonde qui est d’être si vrai, si sincère, si capable d’une beauté humaine, — la beauté d’un visage et d’un regard. — Et puis l’on reprend un livre comme les Trophées et l’on trouve que la poésie des évocations impersonnelles est bien mâle, bien rassérénante par l’ampleur de sa vision, bien pénétrante aussi dans ses virils attendrissements. D’une touche, d’un mot, elle fait jaillir en nous et sur nous — c’est le cas de lui appliquer le plus célèbre et le plus heureux des contresens — ces « larmes des choses » dont parle Virgile. — Connaissez-vous une élégie qui vous serre le cœur plus délicatement que ces vers sur le Marbre brisé :

La mousse fut pieuse en fermant ses yeux mornes ?…

Quelle caresse dans cette épithète et quelle pitié dans ces vers sur la chute de deux villes les plus ravagées du monde :

Le temps passe. Tout meurt. Le marbre même s’use.
Agrigente n’est plus qu’une ombre, et Syracuse
Dort sous le bleu linceul de son ciel indulgent !

Aucun musicien de rimes a-t-il jamais surpassé en mélancolie le sonnet à la jeune morte :

Qui que tu sois, vivant, passe vite parmi
L’herbe du tertre où gît ma cendre inconsolée ?

Il faut en conclure que l’une et l’autre méthode a sa puissance et sa légitimité naturelle, comme elle a d’ailleurs sa sincérité. C’est que, derrière chacune, il se cache toute une philosophie. A creuser très avant, peut-être trouverait-on que cette philosophie est une en son fond. L’esprit d’analyse qui se manifeste dans les Solitudes et dans les Fleurs du mal ne se rattache-t-il pas, lui aussi, à la vaste enquête scientifique instituée par notre siècle ? Mais c’est par un lien un peu indirect et à coup sûr involontaire, au lieu que nos écrivains objectifs, comme je le disais plus haut, ont voulu délibérément leur forme d’art.

III

Ce qui marque bien encore ce caractère de volonté réfléchie, c’est le choix des sujets où ces écrivains se sont complu. Si vous examinez, dans la poésie, dans le roman, dans le théâtre, leurs œuvres principales, vous remarquerez que, presque toujours, ils appliquent leur esprit à des thèses d’histoire, et d’une histoire très éloignée d’eux. C’est ainsi que Flaubert a écrit Salammbô, la Tentation, Hérodias, et qu’il méditait, quand il mourut, un Léonidas aux Thermopyles. Pareillement, M. Leconte de Lisle s’est appliqué à reconstituer des civilisations hindoues et barbares, et le maître du chœur, l’Olympien Gœthe, a, tour à tour, fait revivre le moyen âge dans Gœtz et dans Faust, l’antiquité classique dans ses Iphigénies, l’Arabie et la Perse dans son Divan. Il semble que, pour ces artistes, les siècles les plus morts aient été les plus vivants. Cette formule paradoxale n’est que strictement vraie si l’on parle de cette vie particulière qui est celle des images dans notre intelligence, et sur ce point encore ces artistes ressemblent à des savants. Il est certain que l’époque contemporaine et que nos propres destinées nous fournissent la matière la moins susceptible d’être intellectualisée, si l’on peut dire. Nous ne saurions nous en former qu’une représentation partielle et partiale, incomplète et troublée, qui ne nous permet pas d’en dégager sûrement, nettement, les lignes durables et comme l’essence idéale et nécessaire. Nous subissons notre temps et notre personne, nous ne les comprenons pas, Gœthe, qui n’a pas seulement pratiqué cette méthode avec le plus de suite par une tendance naturelle de son esprit, mais qui a le plus tourné autour afin d’en mieux dégager la philosophie, employait, quand il parlait de sa propre vie, un terme singulier. Il traduit bien cette sorte de disposition : « J’étais habitué », dit-il quelque part, « à me considérer, moi et les événements de ma propre vie, d’une maniéré historique… » Quand un de ces écrivains aborde le monde contemporain, il s’efforce donc d’établir d’une manière factice ce recul de l’histoire. Ainsi Tourguéniev, lorsqu’il composait Pères et Enfants, Terres vierges, avait mis des lieues et des années entre lui et la Russie. Elle lui apparaissait comme un pays presque étranger. Ainsi Mérimée allait chercher dans la Corse et dans l’Espagne le cadre de ses scènes les plus saisissantes. Ainsi Flaubert s’appliquait à copier dans Madame Bovary, dans l’Education, dans Bouvard, les bourgeois français les plus différents de l’homme de lettres exaspéré qu’il était lui-même, tout en s’écriant brutalement que peindre de pareils grotesques lui « puait au nez ». Nul mieux que lui, que ce créateur de Mathô et d’Homais, de Spendius et de l’abbé Boumisien, n’a fait saillir le contraste singulier auquel aboutit la logique de ce principe objectif poussé à l’extrême : la recherche, tour à tour et au nom d’une même doctrine, du plus extrême réalisme et de la plus étrange, de la plus exotique beauté.

Voilà une des contradictions que les écrivains de cette école rencontrent nécessairement Ils retrouvent là cette antinomie de l’Art et de la Science contre laquelle ils sont en lutte. Ils se reprocheraient comme un défaut de probité de ne pas employer l’outil de suprême et scrupuleuse exactitude que l’esprit humain s’est forgé depuis trois cents ans. Ce regard historique qu’ils prétendent jeter sur les choses n’est sincère chez eux qu’à la condition d’être en même temps scientifique. Quand Shakespeare évoquait la Rome de l’antiquité, il en ignorait presque tout. N’ayant pas le moyen de la restituer dans sa vérité, il pouvait de bonne foi l’imaginer d’après sa fantaisie. Cette fantaisie serait chez l’artiste moderne le plus condamnable manque de conscience. Veut-il s’occuper des siècles passés, cet artiste moderne doit le faire en archéologue ou en philologue ; des pays lointains, en naturaliste et en géologue, — de même que, voulant peindre tels ou tels milieux sociaux en eux-mêmes, et comme des objets, le romancier doit aborder cette peinture avec des scrupules de greffier, de notaire et de médecin. Mais à quoi bon ajouter à ce travail d’exactitude une recherche de beauté, et comment surtout ? Les uns et les autres, Flaubert comme Leconte de Lisle, Mérimée comme Tourguéniev, ont bien senti que la difficulté pour eux gisait, ici, dans ce passage de la recherche documentaire à l’esthétique. Ils ont cru résoudre le problème en poussant les qualités d’exécution jusqu’au dernier raffinement Ils ont voulu sauver à force de splendeur technique, celui-ci les minuties, celui-là les lourdeurs du détail. Et, en même temps, le choix de ce détail est devenu pour eux de plus en plus important et difficile. L’abondance des données positives leur a rendu la sélection plus nécessaire. Ainsi s’explique la patience que ces maîtres ont dû apporter à leurs œuvres. L’un, Flaubert, a subi les affres du travail que l’on sait L’œuvre d’un autre, celle de Mérimée par exemple, tient en quelques volumes. M. Leconte de Lisle n’a pas écrit autant de vers dans sa longue vie de travail que Victor Hugo ou Musset avant leur trentième année, et voilà plus de vingt-cinq ans que l’auteur des Trophées aura travaillé à ce recueil qui a deux cents pages.

IV

Cette perfection du « faire » technique et cette supériorité dans le choix du détail significatif, tels sont les deux traits par lesquels l’auteur des Trophées manifeste encore une des conséquences de la doctrine d’art dont il est un des adeptes. Cette vertu d’achèvement est poussée chez lui à un degré que peu d’artistes en vers ont dépassé. Il n’est pas un mot d’un seul de ces quelque cent vingt ou cent trente sonnets qui puisse être changé sans que l’effet total en soit diminué, et l’on ne saurait trouver un mot qui puisse y être ajouté de manière à ce que cet effet soit accru. Le poète a, d’un bout à l’autre de ce livre, presque réalisé entièrement ce rêve de panthéisme, terme suprême de cette fusion de l’Art et de la Science : — une intelligence toute peuplée, toute composée de formes émanées des choses, si bien que la vie universelle semble aboutir à chacune de ces visions et palpiter dans cette pensée comme déprise de sa propre existence. J’ai dit « presque » et j’ai dit « qui semble », car cet effacement total de la personne devant la nature n’est pas plus possible que cette fusion absolue de l’Art et de la Science. De même que les artistes les plus repliés et retournés sur eux-mêmes sont contraints d’être impersonnels sur quelque point et de devenir objectifs par le seul fait qu’ils deviennent documentaires, de même ceux qui prennent le soin le plus jaloux à dissimuler leur sensibilité dans leurs œuvres la dévoilent par des signes particuliers et indestructibles. Par-dessous le poète tout en images que voudrait être l’auteur des Trophées, on devine l’homme qu’il est, rien qu’au caractère des visions où il se complaît. Une sensibilité d’une hérédité singulièrement complexe se révèle à chaque page : sensibilité amoureuse de l’action brillante ou lointaine, et cependant toute contemplative, — sensibilité de curieux amusé aux joliesses d’un bibelot japonais ou à la ciselure d’une poignée de dague, et cependant éprise de grandeur, — sensibilité de philosophe en proie à cette mélancolie devant la fuite irréparable des choses humaines que l’historien Tacite a si énergiquement traduite quand, parlant des légionnaires qui traversent un champ de bataille, il les montre troublés par la grande incertitude du sort : Incerta rerum humanarum. Les artistes objectifs ne peuvent s’échapper à eux-mêmes. Leur âme finit par transparaître dans leur œuvre et par nous intéresser plus que cette œuvre encore. J’ai déjà marqué cette loi inattendue, que les Trophées permettent de vérifier une fois de plus, à propos de Leconte de Lisle et de Flaubert. Les livres de ces écrivains me font penser par analogie à ces vitrines du Musée d’Athènes où l’on peut voir les objets précieux trouvés dans les tombeaux de Mycènes par cet illuminé de Schliemann. Il y a parmi ces objets une suite de masques d’or qui moulaient les visages des princes inconnus, ensevelis dans cette nécropole, voici trois mille ans. Certaines pages des Poèmes barbares et de Salammbô, certains sonnets aussi de M. de Hérédia sont pareils à ces masques d’un or si pur. C’est une piété qui les a fait ciseler par l’artiste et c’est une piété qui demeure empreinte dans leur reflet de métal insensible.

VIII.
Edmond et Jules de Goncourt29

La fortune des livres composés par les frères de Goncourt aura été particulière comme leur paient, ce mystérieux talent, d’une si absolue, d’une si intime unité en dépit de sa double origine Comment en effet comprendre que ces analystes, après vingt années de labeur obscur et d’insuccès, aient soudainement conquis le public, soulevé l’enthousiasme et l’imitation, fait école enfin ? Personne, depuis Balzac, n’avait modifié à ce degré l’art du roman. L’auteur de l’Assommoir dérive d’eux en partie, et d’eux davantage encore l’auteur du Nabab. A eux se rattache une lignée de rares artistes en style, qui va de M. Huysmans, ce morbide aquafortiste, à ces fins ouvriers de prose ; Mme Julia Daudet, les Rosny, les Margueritte, combien d’autres ? D’ordinaire ces très grands retards dans la renommée et dans l’influence ont pour raison la nouveauté d’esprit de l’écrivain. Il a simplement, et dès le début, poussé à leur extrême quelques états de l’âme dont le plein développement n’apparaît que dans la génération suivante. Ce fut le cas de Stendhal, qui outra tout de suite le sens d’analyse et de cosmopolitisme propre à notre âge. Il nous semble, à nous, un contemporain, et il déroutait ceux qui vivaient le plus près de lui, même le sagace Sainte-Beuve. Les frères de Goncourt, si différents d’ailleurs de Beyle, lui ressemblent par ce paradoxe d’une imagination antidatée. En plein milieu du second Empire, ils étaient l’un et l’autre des hommes de lettres de 1880. Chez eux commençait de s’accomplir l’influence de l’objet d’art sur la littérature, et cette influence est aujourd’hui un fait capital, qui tient à toutes sortes de causes éparses dans nos moeurs, depuis des théories de critique jusqu’à des habitudes d’ameublement Sous cette influence ils créaient une forme particulière de roman, qui se trouve capable d’exprimer mieux qu’aucune autre les maladies morales de l’homme moderne, et, pour écrire ce roman, ils inventaient et mettaient en pratique une méthode de style si entièrement neuve que les meilleurs juges de leur époque en furent étonnés. Ce style sert encore de prétexte aux objections les plus ardentes que leurs adversaires dirigent contre les Goncourt. On ne saurait nier qu’il ait sa raison d’être dans quelques-uns des plus vifs besoins de notre génération, puisque tant de prosateurs, et de si différents, en ont accepté le principe. Ce point de départ tout artistique de la littérature des Goncourt, leur procédé de composition, leur méthode d’écrire, — tels sont les trois aspects sous lesquels je voudrais les considérer.

I.
L’objet d’art et les lettres

En présence d’un écrivain qui apporte une note très originale, une question se pose tout d’abord : est-il allé aux lettres directement, ou bien a-t-il subi en premier lieu les séductions d’un autre goût que celui d’écrire, les exigences d’un autre métier ? Si cet autre goût a été passionné, si cet autre métier a violemment brutalisé l’homme, cet homme en demeure frappé pour la vie, et comme la nature dans ses créations utilise les éléments les plus contraires, cette marque spéciale pénètre jusqu’au talent, qui s’en trouve modifié parfois dans le sens le plus heureux et le plus nouveau. C’était la théorie de Gœthe, et qui circule d’un bout à l’autre de Wilhelm Meister : les plus diverses expériences profitent en dernier ressort à notre génie personnel. Les exemples abondent qui témoignent en faveur de cette hypothèse, vraiment large et féconde. Balzac avait débuté, comme on sait, dans une étude d’avoué. Imprimeur ensuite, et imprimeur ruiné, il connut les pires angoisses du négociant malheureux. Que découvrez-vous dans ses romans sous le philosophe perspicace, sous le magicien évocateur, sous le poète ivre de fantaisie ? Précisément cet homme d’affaires endetté qu’il fut à vingt-cinq ans. C’est l’homme d’affaires qui dicte au poète, à l’évocateur, au philosophe, César Birotteau et Eugénie Grandet, la Maison Nucingen et Gobseck, récits où la lutte moderne pour l’argent se hausse jusqu’à l’épopée. Stendhal avait, très jeune, porté l’épaulette et fréquenté la cour de l’empereur. Il y a du soldat et du diplomate dans chacun de ses livres. La Madame Bovary de Gustave Flaubert dégage comme une odeur d’hôpital, et la brutalité directe de l’analyse, le débridement impassible des plaies morales, la netteté de la phrase, brillante et coupante comme un instrument de chirurgie, révèlent aussitôt le fils de médecin, grandi parmi les salles d’amphithéâtre. Théophile Gautier avait manié, au sortir du collège, la palette et le pinceau, et son œuvre, prose ou poésie, serait inexplicable sans cette éducation initiale de son œil par l’atelier. « Critiques et louanges », disait-il, « me louent et m’abîment sans comprendre un mot de ce que je suis. Toute ma valeur, ils n’ont jamais parlé de cela, c’est que je suis un homme pour qui le monde visible existe. » Dans l’intelligence de ces différents écrivains, le critique découvre un filon caché, parfaitement étranger à la littérature, et d’où ils ont tiré pourtant une portion du métal dont est faite leur gloire littéraire. La vertu spéciale de leur esthétique dérive ainsi de facultés primitivement acquises et développées dans une fin très opposée à cette esthétique, — tant il est vrai que nous sommes étrangement obscurs à nous-mêmes, et que notre vraie personne s’agite, s’ingénie, s’accroît, dépérit en nous à notre insu.

Les frères de Goncourt, eux non plus, ne furent pas des hommes de lettres de la première heure. L’ambition de leur début les dirigeait vers un autre pôle. En 1849, partaient, le sac au dos, pour faire à pied un tour de France. Ils voulaient en rapporter une suite de dessins et d’aquarelles. Les notes de leur carnet de voyage, qui devaient relater seulement les menus des repas et le nombre des kilomètres, se changèrent bientôt en impressions écrites. « Au fond », dit quelque part M. Edmond de Goncourt, « c’est ce carnet de voyage qui nous a enlevés à la peinture et a fait de nous des hommes de lettres. » Ailleurs, dans la préface de leur Théâtre, il décrit ainsi leur intérieur commun. « Sur une grande table à modèle, aux deux bouts de laquelle, du matin à la tombée du jour, mon frère et moi faisions de l’aquarelle dans un obscur entresol de la rue Saint-Georges, un soir de l’automne de 1850, en ces heures où la lumière de la lampe met fin aux lavis de couleur, poussés par je ne sais quelle inspiration, nous nous mettions à écrire ensemble un vaudeville avec un pinceau trempé dans de l’encre de Chine… » C’est donc par des études de peinture que les deux romanciers ont débuté ; mais, en cela très différents des auteurs dont je citais les noms, ils n’ont jamais entièrement abandonné leurs premières études. S’ils n’ont pas été des artistes proprement dits, l’œuvre d’art n’en a pas moins continué d’occuper et de préoccuper leur imagination. La preuve en est dans leur critique, toute consacrée à cette œuvre d’art et qu’ils ont exécutée, les seuls peut-être parmi les écrivains de ce genre, à un point de vue non pas de littérateurs, mais de peintres. Leurs pages sur le xviiie  siècle, sur Watteau et sur Boucher, sur La Tour et sur Fragonard, ne renferment ni des aperçus de philosophie, à la manière de M. Taine, ni des variations de prose lyrique, à la manière de Paul de Saint-Victor. Ce sont des analyses techniques et consciencieuses qui supposent un regard d’ouvrier. S’ils parlent de Chardin, c’est ainsi que le pourrait faire un apprenti peintre extasié devant des procédés : « Comme il réjouit le regard avec la gaieté de ses tons, la douceur de ses réveillons, sa belle touche beurrée, les tournants de son pinceau gras en pleine pâte, l’agrément de ses harmonies blondes, la chaleur de ses fonds, l’éclat de ses blancs glacés de soleil, qui semblent dans ses tableaux les reposoirs de la lumière !… » Et sur le divin Watteau, quelles phrases dont on dirait qu’elles émanent d’un rival éperdu d’admiration : « Il a une sanguine qui semble lui appartenir en propre, une sanguine de ton de pourpre, qui se distingue de la sanguine brunâtre des autres et qui prend sa couleur charmante et son incarnat de vie à l’habileté des oppositions du gris et du noir… » Ils savent, du reste, d’où elle vient, cette incomparable sanguine : « Je la croirais cette sanguine d’Angleterre dont les manuels technologiques vantent la supériorité, et dont une boîte se vendait comme une rareté à la vente du peintre Venenault… » Voilà des remarques qui attestent une entente pénétrante et quotidienne du métier, une fréquentation, non pas superficielle, mais profonde et de toutes les heures, avec l’objet d’art ; et, de fait, à défaut d’un travail de création, les frères de Goncourt se sont établis collectionneurs. Le mot n’est que juste. Dans les deux volumes intitulés la Maison d’un artiste, nous pouvons constater avec quel amour ils ont ramassé les dessins et les eaux-fortes, les bronzes et les porcelaines, les meubles et les tapisseries, jusqu’aux foukousas et aux kakémonos du Japon, Ils ont vécu dans un musée sans cesse agrandi, et ils en ont vécu. De cette familiarité ininterrompue avec ces choses rares et suggestives, ils ont tiré une façon spéciale de voir, qui s’est insinuée de proche en proche jusqu’au plus intime de leur talent ; et pour bien comprendre ce talent, c’est cette subtile influence qu’il est nécessaire de démêler d’abord et d’expliquer.

Il y a pour l’œuvre d’art deux manières très diverses d’agir sur l’homme et comme deux conditions d’existence. Imaginez qu’un tableau d’un peintre pieux, une Ascension du Pérugin, soit appendu au mur d’une chapelle et qu’un fidèle s’en approche dans une heure de recueillement Pour peu que ce fidèle joigne à sa dévotion un pouvoir de sentir la beauté, nul doute qu’il ne soit touché du caractère esthétique de la noble et fervente peinture. Il goûtera, lui aussi, avec délices, le charme qui se dégage de ces têtes penchées, de ces mains jointes, de ce paysage lumineux et paisible comme les profondeurs d’une conscience pure. Il comprendra la science de composition du maître qui, pour augmenter la puissance de mysticité de son tableau, a réuni là des personnages de mondes si divers qu’ils ne peuvent agir les uns sur les autres, si bien que cette vision inefficace d’archanges immobiles et de saints en prière, d’enfants souriants et de vieillards songeurs, se résume en une extase peinte, d’une languissante et morne douceur. Tout alentour de cette peinture de rêve, les objets s’harmonisent presque surnaturellement. L’ombre fraîche de l’église et son silence, le mystère de repentir épars dans les rideaux du confessionnal où passèrent les soupirs de la faiblesse humaine, l’auguste nudité de l’autel où tant de fois descendit le Sauveur, — cette inexprimable poésie du décor catholique est la même que celle dont l’âme s’enivre à travers les formes évoquées par le peintre. Ainsi transportée par sa foi intime et ces puissants symboles, cette âme trouve en elle de quoi recréer l’état du cœur où vécut l’artiste. Elle arrive à sentir son œuvre par le dedans, comme elle a été produite. Elle se l’assimile comme de l’air qu’on respire ; Elle en fait, pour un instant, une portion nécessaire d’elle-même et de son être habituel. Elle en jouit, elle en souffre comme de ses passions propres. Les Magnifiques de Venise ont dû goûter de la même manière la splendeur aisée des grandes toiles du Titien ou de Bonifazio, qui prolongeaient sur les murailles de leurs palais la fête héroïque de leurs voluptés quotidiennes. Les jeunes hommes de la Grèce ont dû aimer d’un amour semblable les statues de leurs Dieux, agiles et fortes comme eux-mêmes et d’une sérénité où ils retrouvaient l’image exacte de leur personne. Une telle disposition semble entièrement contraire à celle de l’amateur qui se promène dans un musée, de même que le musée est par nature différent d’une église chrétienne, d’un palais de la Renaissance, d’un temple antique. L’œuvre d’art est ici comme détachée du coin spécial, comme déracinée du monde pour lequel l’artiste l’avait conçue et créée. Elle se trouve isolée, par suite, du cortège d’impressions analogues qui, en expliquant sa nécessité, lui constituaient une vivante atmosphère. Il en est d’elle ainsi que d’une plante coupée et mise, entre vingt autres, dans un bouquet : les œuvres d’art placées à côté d’elle luttent contre elle, si l’on peut dire, et la modifient Entre les baguettes d’un cadre tient le raccourci de tout un Idéal, une conception complète, systématique et distincte, d’un certain ordre de choses du cœur. Ces conceptions se battent sur les murs, se disputent l’esprit du visiteur, qui passe de toile en toile et se prête à ces influences contradictoires, non plus comme à des impressions de nécessité, mais comme à des caprices de son intelligence amusée. Il s’identifie, dans sa complaisante fantaisie, à toutes sortes de tempéraments et de nuances diverses de civilisation. Au lieu que l’œuvre d’art devienne un prétexte au développement de sa personnalité particulière, elle n’est plus pour lui qu’un moyen d’entrée dans des personnalités étrangères. Il la comprend, comme une langue qu’il ne parle pas, au lieu de penser par elle comme dans sa langue maternelle. Ce n’est plus le domaine du génie et de la création, c’est celui du dilettantisme et de la critique.

Les frères de Goncourt ont été des hommes de musée, et en cela des modernes, dans toute la force du mot, car cet esprit de dilettantisme et de critique s’est développé chez nous à ce point qu’il a étendu le musée bien au-delà des collections publiques et privées, en l’introduisant dans le moindre détail de l’ameublement et en créant le bibelot. Le bibelot, — ce minuscule fragment de l’œuvre d’art, qui met sur un angle d’une table de salon quelque chose de l’extrême Orient et quelque chose de la Renaissance, un peu du moyen âge français et un peu du XVIIIe siècle ! Le bibelot, — qui a transformé la décoration de tous les intérieurs et leur a donné une physionomie d’archaïsme si continûment curieuse et si docilement soumise que notre XIXe siècle, à force de colliger et de vérifier tous les styles, aura oublié de s’en fabriquer un ! Le bibelot, — manie raffinée d’une époque inquiète où les lassitudes de l’ennui et les maladies de la sensibilité nerveuse ont conduit l’homme à s’inventer des passions factices de collectionneur, tandis que sa complication intime le rendait incapable de supporter la large et saine simplicité des choses autour de lui ! A son regard blasé il faut du joli, du menu, de la bizarrerie. Les formes imprévues de l’art japonais flattent ses yeux, qu’une éducation trop contrastée a rendus pareils, dans un ordre différent, à un palais de gourmand dégoûté. Et, de proche en proche, ce goût singulier du bibelot gagne même ceux que l’œuvre d’art laisse indifférents et qui ne possèdent pas la fortune nécessaire à une acquisition de quelque valeur. La contrefaçon et le bon marché s’emparent de cette passion générale, pour l’exploiter. Aux devantures des grands magasins de nouveautés, qui forment comme le colossal résumé des habitudes d’un peuple, puisqu’ils offrent une réponse anticipée à tous ses désirs, que rencontrez-vous ? Le bibelot encore, et encore le bibelot dans les brasseries d’étudiants où le fils du bourgeois de province accoude sa flânerie sur une table de style, devant un verre de façon ancienne, sous une lumière tamisée par des vitraux coloriés. Le bibelot, — vous le rencontrez dans le salon du médecin où vous attendez votre tour, comme dans la boutique du papetier où vous commandez vos cartes de visite, comme chez l’ami auquel vous rendez visite en passant C’est une mode, et qui s’en ira comme une autre ; mais l’analyste de notre société contemporaine ne peut pas plus la négliger que l’historien du grand siècle ne saurait laisser sous silence le paysage taillé du parc de Versailles. La noble poésie de Racine est en rapport étroit avec l’horizon qui se voit de la terrasse du vieux palais, et une grande portion de notre littérature actuelle demeure inintelligible sans l’aspect de magasin de bric-à-brac habituel à nos installations.

Jusqu’à quel point cette présence continue de l’œuvre d’art modifie-t-elle un esprit d’ordre inférieur, il est malaisé de le savoir. Les Goncourt nous offrent un exemple accompli de ce que devient, grâce à cette présence, la sensibilité intellectuelle de créatures très distinguées, qui se livrent au goût de la collection non point par élégance, ou par mode, ou par intérêt, mais par un invincible et profond besoin de leur être. C’est d’abord une aperception de plus en plus nette de la vie des choses. Considérez comme l’œil physique, le plus spirituel d’entre nos sens, s’affine et s’avive par cette habitude Dans la Maison d’un artiste, il est parlé « du charme qu’ont, dans la chambre où l’on couche, des murs de tapisseries… du joli éveil de l’aube sur le velouté de ces couleurs, qu’on dirait des couleurs de fleurs légèrement malades, et du doux et imperceptible allumement, dans la blancheur gorge de pigeon de la trame, des tendres nuances, des tons coquets… Et comme, dans le premier rayon de soleil, ce qui n’était tout à l’heure que taches diffuses et riantes se profile en des corps élancés de chasseurs à l’habit rouge et culottés de jaune, en des silhouettes de bergères poudrées, au corsage bleu de ciel, assises sur des tertres dans de la verdure blonde !… » C’est ici l’impression suprême, presque morbide, à laquelle se rattachent des jouissances et des douleurs connues des seuls initiés. Cette éducation du regard aboutit bientôt à une sorte d’analyse particulière. Même pour les personnes douées d’un sens artistique médiocre, la face d’une chambre, la forme d’un objet, sa couleur, sont des prétextes à sympathie ou bien à antipathie. Les hommes qui savent regarder comprennent les causes profondes de cette sympathie ou de cette antipathie. Les objets leur apparaissent comme des signes d’une infinité de petits faits. Derrière un mobilier, ils aperçoivent la main de celui qui l’a disposé, son tempérament, sa physionomie. Les plis d’un vêtement leur révèlent les secrètes particularités et la physiologie d’un corps. Ils ont des associations d’idées interminables à propos de chaque objet rencontré, manié, contemplé. « Un temps dont on n’a pas un échantillon de robe », ont dit les Goncourt, « l’histoire ne le voit pas vivre… » Et ailleurs : « La misère a des gestes, le corps même à la longue prend des habitudes de pauvre… » C’est une analyse externe, très différente de l’analyse interne, propre aux esprits repliés et retournés sur eux-mêmes. Ces derniers arrivent, à force de réflexion personnelle, à une entente savante de leur propre caractère, et, par suite, quand ils se sont comparés, des autres caractères. Les analystes qui procèdent par le dehors saisissent merveilleusement les mœurs, l’allée et la venue, le pas et le port de l’animal humain. Les premiers peuvent être incapables de discerner le métier d’un individu qu’ils observent Les seconds, qui reconnaissent du premier coup d’œil la singularité de ce métier, n’auront pas en revanche des notions nouvelles sur le détail des mouvements de l’âme de pet individu. Pour préciser cette différence, les curieux de contrastes n’ont qu’à mettre en regard un recueil de pensées composé par un écrivain d’imagination psychologique, La Rochefoucauld, Vauvenargues, Joubert, — et le recueil de notes intitulé par les Goncourt Idées et Sensations. Dans ce dernier livre, vous ne trouverez pas dix de ces remarques, comme les moralistes proprement dits les prodiguent, qui éclairent soudain une longue série de rouages intérieurs, de ces phrases qui se rencontrent par centaines dans l’Amour de Stendhal : « La cristallisation ne peut pas être excitée par des hommes-copies, et les rivaux les plus dangereux sont les plus différents… » Ou encore : « Le vrai malheur de Mme de Rénal était l’absence de Julien. Elle l’appelait, elle, le remords… » En revanche, ce qui abonde dans Idées et Sensations, comme dans le journal de Charles Demailly, ce sont les fines impressions nerveuses. On y devine une prodigieuse mobilité du regard, et, derrière la nouveauté incomparable du pittoresque, par-delà les frémissements du mot, une vibration presque inquiétante de tout l’être : « On voyait dans cette pièce, à la fin, un ballet charmant, un ballet d’ombres couleur de chauve-souris, avec un loup noir sur la figure, agitant de la gaze autour d’elles comme des ailes de nuit. C’était d’une volupté étrange, mystérieuse, silencieuse, ce doux menuet de mortes et d’âmes masquées se nouant et se dénouant dans un rayon de lune… » Pour imposer à la langue française des effets de cette qualité-là, il faut un affinement des sens avoisinant la maladie. Mais les Goncourt l’ont dit eux-mêmes : « Pour les délicatesses, les mélancolies exquises d’une œuvre, les fantaisies rares et délicieuses sur la corde vibrante de l’âme et du cœur, ne faut-il pas un coin maladif dans l’artiste ? »

Et la maladie saisit les deux romanciers, — une étrange maladie que celle-là, faite d’une hyperacuité des sensations : « Je m’aperçois », est-il dit dans Idées et Sensations, « que la littérature, l’observation, au lieu d’émousser en moi la sensibilité, l’a étendue, raffinée, développée, mise à nu… On devient, à force de s’étudier, au lieu de s’endurcir, une sorte d’écorché moral et sensitif, blessé à la moindre impression, sans défense, sans enveloppe, tout saignant… » C’est que l’homme, en multipliant à l’infini ses émotions d’art, exagère à l’extrême la délicatesse de son système nerveux. Il finit par transporter cette excitabilité de sa nature esthétique dans les rencontres quotidiennes de l’existence. Il a ramassé et comme condensé toute sa vie dans des émotions d’art ; elles ne lui permettent plus la libre et facile jouissance, et plus simple ment encore l’indifférence recommandée par le sage qui disait : « Il faut glisser la vie et non l’appuyer… » Ajoutez à cette cause permanente de destruction l’hygiène défectueuse de l’écrivain moderne, chez lequel le grand exercice physique ne combat plus la prédominance de l’élément cérébral. Depuis Balzac, qui donna au monde des artistes l’exemple presque monstrueux de sa Comédie humaine, mise sur pied en vingt années, c’est à qui parmi nos hommes de lettres fera des débauches de volonté dans le travail. « Quand nous composions », avoue une lettre de M. Edmond de Goncourt citée par M. Henry Céard au cours d’une pénétrante étude, « nous nous enfermions des trois et quatre jours sans sortir, sans voir un vivant… » Ce que les deux frères recherchaient ainsi, c’était « la forte fièvre hallucinatoire ». Remarquez le mot : il indique bien la conception spéciale qui a cours aujourd’hui sur les procédés du talent. Nous semblons ne plus l’admettre que douloureux, que mortellement trempé de nos larmes, comme certains libertins n’admettent l’amour qu’uni à la torture. A ce régime, la machine animale se détraque bientôt. La santé réside dans le pouvoir d’équilibre qui nous permet d’arrêter nos impressions avant qu’elles ne s’amplifient, qu’elles ne s’exagèrent jusqu’à dépasser notre force. Cet équilibre, les frères de Goncourt l’ont toujours haï. De ce point de vue-là, ils peuvent être considérés comme le type des artistes opposés à Goethe. Nous allons voir que du moins leur maladie volontaire, dernier effort du raffinement esthétique, leur a permis de créer un roman très nouveau et de renouveler aussi d’une façon saisissante cette prose française dont ils ont joué comme les tziganes jouent de leur violon — douloureusement et passionnément — not wisely, but too welly disait Shakespeare.

II.
Les romans des frères de Goncourt

La marche suivie par MM. Edmond et Jules de Goncourt dans l’éducation de leur esprit explique, mieux que toute autre hypothèse, la théorie spéciale qu’ils se sont formée du roman, — je dis qu’ils se sont formée, car ils ne sont pas des romanciers nés, comme un Walter Scott, un Dickens, ou chez nous une George Sand. Mais c’est un signe de la grande vitalité d’un genre littéraire qu’il se prête à toutes sortes de tentatives exécutées par toutes sortes d’écrivains. Nous continuons à garder cette vieille étiquette de roman, et nous l’appliquons également aux feuilletons qui se trouvent au bas des journaux ou bien aux livres des Goncourt. Il est trop évident néanmoins, et à première vue, qu’en dehors de toute comparaison de talent, la conception même de ce qu’il faut entendre par roman est différente chez un conteur qui conte pour amuser l’imagination de ceux qui le lisent, et chez les analystes singuliers de Madame Gervaisais et de Germinie Lacerteux. Ces derniers, jetés à la manie de la collection par leur goût passionné de l’objet d’art, furent préoccupés d’abord par l’histoire. Quand on examine habituellement et par le menu les meubles et les costumes, les dessins et les tapisseries d’un temps, tous les brimborions qui firent le plaisir et le besoin des hommes de ce temps, la coquetterie et le charme de leurs femmes, on est bien tenté, pour peu que l’on ait quelque poésie dans la tête, de se représenter ces hommes et ces femmes. De là au travail d’étudier leurs mœurs il n’y a qu’un pas. C’est ainsi que les frères de Goncourt se trouvèrent portés, presque sans efforts, à devenir pour le XVIIIe siècle les historiographes de ce que les historiens négligent communément : les habitudes de chacun et de chacune, dans la façon de poursuivre et le plaisir, et le confort, et l’élégance. Michelet, qui possédait à un rare degré la vision des changements de l’animal humain à travers les âges, s’est plu à reconnaître aux Goncourt un don de résurrection analogue au sien… Mais qui ne comprend que cette résurrection du passé, à coups de documents, si scrupuleuse et si habile qu’on la suppose, n’est jamais qu’une hypothèse ? Il y a là une portion de hasard que les plus savantes méthodes ne sauraient éviter, par cette seule raison qu’à la distance de cinquante années les goûts et les idées d’une génération passée sont presque inintelligibles à la génération présente. Pour arriver à écrire l’histoire de mœurs d’une façon vraiment indiscutable, ne suffirait-il pas de supprimer cette cause d’erreur, inhérente à la perspective du temps ? De là pour l’amoureux de l’exactitude une nouvelle tentation, celle de s’attaquer à la seule peinture qui se puisse exécuter d’une manière directe : celle des moeurs de notre âge.

Une nouvelle difficulté surgit cependant. Ici, les documents de première main abondent, et nous n’avons qu’à ouvrir les yeux pour les recueillir. Certes, notre propre existence, les meubles de notre salle à manger et de notre cabinet de travail, les costumes des passants rencontrés sur le boulevard, la physionomie d’un coin de rue, d’un angle de salon, d’une devanture de boutique, le mot que je vous dis, celui que vous me répondez, autant de petits faits, en apparence insignifiants, et que je peux ramasser pour cette histoire des moeurs contemporaines. N’est-ce pas à se représenter des faits analogues d’autrefois que travaille un Michelet ou un Sainte-Beuve ? Mais d’une part précisément l’extrême foisonnement de ces faits, et de l’autre leur caractère privé, rendent presque impossible leur exposition directe C’est alors que le roman apparaît comme un moule tout façonné où couler ce métal de l’observation quotidienne. « Le roman », ont écrit quelque part les Goncourt, « c’est de l’histoire qui aurait pu être. » Creusez cette définition ; vous y trouverez en germe toutes les théories esthétiques des deux frères. Et d’abord elle ramène un art d’imagination à une tentative de science exacte. Réunir par le moyen d’une intrigue inventée, et inventée de telle sorte « qu’elle aurait pu être », une quantité de menues remarques sur notre vie à tous ; distribuer autour de ces remarques une atmosphère et un jour qui les illuminent ; et ne se servir de cette intrigue et de mise au point que dans une vue de vérité stricte, — voilà le programme que cette définition du roman se trouve envelopper. Tant valent les renseignements fournis, tant vaut le livre. Nous sommes ici bien loin du roman à thèse que pratiquait George Sand, car une thèse soutenue nuit à l’exactitude des constatations ; — bien loin du roman romanesque de Walter Scott, qui prétend raconter un rêve ennobli de l’humanité ; — bien loin du roman épique de Hugo, où tout est grandiose parce que tout personnage y devient un type. La poésie et le grandissement sont des principes de déformation. Nous entrons dans le domaine de l’observation pure. Ce qu’il faut au romancier d’après ce programme, ce sont des facultés de critique beaucoup plus que de créateur ; et le roman de constatation, d’analyse minutieuse, de nomenclature et de petits faits, est aussi celui qui convient le mieux à notre âge d’universel recensement.

Il est indispensable de préciser ce terme d’observation, qui paraît d’abord si simple. Il est au contraire si compliqué, si vaste même qu’il peut servir de point de départ à des efforts très opposés. Balzac et Stendhal ont eu la prétention, eux aussi, d’écrire des romans d’observateurs, et bien d’autres encore, tels que George Eliot parmi les Anglais, le comte Tolstoï parmi les Russes ; — je prends au hasard deux noms parmi les plus grands. Qu’on relise les chefs-d’œuvre de ces maîtres : Eugénie Grandet, le Rouge et le Noir, Silas Marner, Anna Karénine, après avoir lu Charles Demailly et Manette Salomon, par exemple. On constate aussitôt que l’esthétique des divers romanciers que j’ai cités différé profondément de celle des frères de Goncourt et de celle de leurs élèves. Cette différence réside, me semble-t-il, en ceci : que Balzac comme Stendhal, George Eliot comme Tolstoï, font surtout porter leurs observations sur les caractères, au lieu que les Goncourt, ainsi que je l’ai marqué tout à l’heure, sont plus particulièrement des peintres de mœurs. Or il est aisé de comprendre pourquoi l’une et l’autre peinture exige des procédés différents30. Le caractère résume les traits par lesquels un homme se distingue des autres ; les mœurs résument les traits par lesquels il ressemble à toute une classe. Représenter des caractères, c’est donc peindre des personnages en saillie ; représenter des mœurs, c’est peindre des personnages de facultés moyennes. Aussi, quand les Goncourt ont voulu composer un roman sur les hommes de lettres, se sont-ils bien gardés de donner à leur héros le génie exceptionnel, quoique possible, les aventures exorbitantes, quoique réelles, des écrivains de Balzac : un Daniel d’Arthez, un Raoul Nathan, un Rubempré. Leur Demailly a exactement la destinée et les passions ordinaires de la classe dont il relève. Le sort de ses comédies présentées, l’effet produit par ses articles, ses amours auprès d’une femme de théâtre, la fatigue inhérente à ses procédés de composition, — tout cela est le lot commun de l’homme de lettres. Les comparses qui s’agitent autour de lui sont également choisis parmi la masse commune de la profession. Leur esprit est celui qui court les bureaux de rédaction et les cafés du boulevard. En se tenant dans cette moyenne, les frères de Goncourt ont été fidèles à leur programme. S’ils avaient à peindre la guerre, ils choisiraient de même un capitaine et un soldat, plutôt qu’un général de grand talent à la Napoléon. Ce dernier, en effet, par l’énergie de son individualité, constitue, dans la classe à laquelle il appartient, comme un univers excentrique. Il est précieux au suprême degré pour celui qui étudie le caractère et qui rencontre là un exemplaire supérieur de l’ambitieux ; il est presque négligeable pour celui qui étudie les mœurs et qui n’a aucune raison de décrire une personne isolée, sans analogue avec ses contemporains. Peut-être l’art suprême consiste-t-il à égaler la richesse de la nature, laquelle produit en même temps des groupes entiers d’hommes semblables et des génies exceptionnels. Les Goncourt et leurs élèves ont uniquement visé les groupes. Ainsi s’explique la tendance marquée de l’école qui se réclame d’eux à choisir comme personnages principaux des hommes et des femmes d’une personnalité de plus en plus atténuée. Celui qui voudrait étudier chez ces auteurs des types d’âmes différents et curieux ne les rencontrerait pas dans leurs livres. En revanche, l’historien de l’avenir y trouvera, réunis et déjà classés, d’innombrables documents sur les habitudes de notre vie quotidienne, sur les singularités de nos métiers, sur nos manières spéciales de nous amuser et de nous vêtir, de travailler et de dépenser notre argent Ce n’est pas les passions du XIXe siècle, mais c’en est les mœurs, et les mœurs ne forment-elles pas le tout des hommes vulgaires, la moitié de ceux mêmes qui sont hors cadre ?

Ces réflexions aideront à expliquer les procédés employés par MM. Edmond et Jules de Goncourt dans leurs romans. De ces procédés quelques-uns sont entièrement nouveaux, les autres sont renouvelés avec une rare logique. Ils ont tout d’abord porté à son extrême le développement de la partie descriptive. Cela tient, d’une part, à ce qu’ils sont eux-mêmes habitués à regarder minutieusement autour d’eux, et, de l’autre, à leur hypothèse de l’influence du milieu sur l’homme. Il y a une vue profondément philosophique dans cette hypothèse. Les choses que nous avons pétries et maniées deviennent des sortes de créatures, capables de transmettre l’esprit dont elles sont l’œuvre. Qui n’a constaté sur soi-même des suggestions de cet ordre ? Les règles des maisons religieuses, ces merveilles d’entente psychologique, ne tiennent-elles pas un compte essentiel de cet élément de direction ? Les Goncourt ont donc augmenté dans leurs livres ces pages descriptives, et ils ont réduit de leur mieux la portion réservée à l’intrigue, à ce que le langage appelle du mot très bien choisi de drame. Le drame, l’étymologie l’indique, c’est de l’action, et l’action n’est jamais un très bon signe des mœurs. Ce qui est significatif dans un homme, ce n’est pas l’acte qu’il accomplit à tel moment de crise aiguë et passionnée, ce sont ses habitudes de chaque jour, lesquelles indiquent non pas une crise, mais un état. — Entre parenthèses, on éclairerait d’une forte lumière bien des discussions de littérature si l’on étudiait avec soin cette antithèse des états et des actions. Elle explique pourquoi les romanciers contemporains et les auteurs de théâtre sont arrivés à l’étrange degré d’hostilité qui les fait se méconnaître si profondément les uns les autres. — Mais comment rendre perceptible la formation des habitudes, qui, de nature, est presque imperceptible ? Justement au moyen d’une minutieuse peinture d’états successifs. C’est pour cela que les frères de Goncourt déchiquettent leurs récits en une série de petits chapitres dont la juxtaposition montre la ligne totale d’une habitude, comme les petits cailloux d’une mosaïque, placés les uns à côté des autres, forment les lignes d’un dessin. Un nouveau problème se rencontre ici. L’écrivain qui se propose de peindre des actions doit faire rapide ; celui qui se propose de peindre des états doit au contraire donner l’impression de la durée. Il s’agit pour lui d’exécuter un raccourci de cette durée, pareil à ces raccourcis d’espace, tourment et gloire du dessinateur. Les frères de Goncourt ont imaginé, dans cette intention, un emploi de formules singulières. C’est ainsi qu’ils utilisent dans ce but certains temps des verbes, par exemple l’imparfait, qui procure le mieux l’idée de l’événement indéfini, en train de se réaliser et cependant inachevé. Pour me servir d’un terme de métaphysique allemande, l’imparfait est le temps du « devenir ». En outre, comme les mœurs ne sont pas un cas d’exception, mais bien un moment dans une série, les Goncourt se sont ingéniés à commencer leurs romans presque sans exposition et à les finir presque sans dénouement, sur des scènes qui ont pu se produire hier, qui pourront se reproduire demain. Ces brusques débuts et ces fins comme inachevées font trompe-l’œil. La vie n’est-elle pas ainsi, lorsqu’elle n’est pas dominée par une personnalité à fortes réactions, quelque chose qui ne commence ni ne finit, qui n’a pas de bord, pour ainsi parler, comme la mer vue d’un bateau quand les côtes ont disparu ?

Pareils à tous les artistes de notre maladive époque, les deux Goncourt ont bien vite poussé à l’extrême les conséquences de leurs principes. Ils se trouvaient, de par leur souci d’historiens des mœurs, condamnés à peindre des personnages qui subissent la vie sans la dominer, c’est-à-dire des créatures d’une volonté médiocre. Ils ont été entraînés à peindre des hommes et des femmes de volonté nulle, et presque toute leur œuvre est une longue étude des maladies de la personnalité. Eux-mêmes ont compris ainsi leur rôle littéraire, et l’un des deux frères écrivait à M. Emile Zola dès 1870 : « Songez que notre œuvre, et c’est peut-être son originalité, originalité durement payée, repose sur la maladie nerveuse. » En cela, ils ont suivi la logique de leur point de départ. Sur qui, en effet, se gravent le plus profondément les impressions émanées des choses, de l’air ambiant, du milieu coutumier ou momentané ? Sur des énervés qui, plus capables de sentir vivement, sont moins capables d’arrêter, de circonscrire leur sensation. Chez quels êtres les influences quotidiennes opèrent-elles le plus aisément une déviation du caractère primitif ? Chez des énervés encore, car l’absence de fixité intérieure ne leur permet pas de se soustraire à la métamorphose inconsciente que provoque une émotion répétée. Voyez maintenant défiler la légion de leurs personnages, de leurs héros, si toutefois ce mot peut s’employer à l’endroit de ces âmes désorbitées qui sont justement le contraire de l’héroïsme. C’est d’abord Charles Demailly, dans le roman de ce nom, homme de lettres infortuné, sous le masque duquel, visiblement, les Goncourt ont incarné leur sensibilité propre. Celui-là se tient devant la vie comme le saint Sébastien des vieilles fresques, lié au poteau et offrant sa chair à quiconque veut y enfoncer une flèche. Tout ce qu’il a en lui d’existence sert d’occasion à des douleurs. Sur ce délicat, le moindre attouchement brutal fait blessure, et l’intelligence qui lui montre cette misère de son tempérament augmente ce martyre au lieu de le soulager. Cette lucidité n’est qu’une souffrance de plus. Il méprise ses confrères sans honneur intellectuel : « Pour lui, toutes les autres trahisons de conscience, tous les reniements de foi politique et religieuse ne sont que des peccadilles auprès de l’apostasie littéraire… » Pourtant un cruel article d’un de ces apostats méprisés lui arrache une goutte de son sang. Il en sourit et il en agonise. Il sait par avance les injustices du public, l’envie innée des camarades, les déceptions que l’amour réserve à ceux qui pensent ; et de ne pas arriver à la notoriété lui est une fièvre, de deviner des épigrammes de ses envieux une amertume ; et il va s’éprendre d’une actrice dont il ne voit pas la vraie nature, uniquement parce qu’elle a le profil d’une ingénue qu’il rêve pour sa comédie de l’Ut enchanté. La perfidie de cette femme, dont il eût dû percer le caractère dès la première heure, le trouve à ce point désarmé, usé, vaincu par la torture continue de sa sensibilité blessée, que sa raison se perd et qu’il entre dans la folie comme dans le seul asile où la vie, l’implacable vie ne l’atteindra plus. — Naz de Coriolis, dans Manette Salomon, est bien le frère du malheureux Charles Demailly. Ce peintre aux yeux aigus, aux belles passions désintéressées, à la palette vibrante et chaude, semble avoir pour lui toutes les chances. Il est jeune, il est libre, il est riche ; avec cela peu ou point romanesque. La femme lui paraît une entrave dangereuse pour une existence d’artiste et il redoute l’amour comme le pire ennemi de sa chère peinture. Hé bien, cet homme ainsi cuirassé pour la lutte ne tient pas debout contre une belle Juive, une maîtresse prise au hasard de la vie d’atelier. Ce vulgaire modèle, sans autre pouvoir que l’instinct féminin, finit par briser chez son amant même cette foi dans l’art qui avait été le noble roman de sa jeunesse. Ses amis, elle les consigne à la porte ; ses goûts d’élégance, elle les lui interdit ; ses tableaux, elle en fixe le prix. Elle ose davantage : elle contracte les traités avec les marchands et fait du libre coloriste un serf à gages. « Elle eut avec lui des ordres brefs, sans phrases, sans explication, sans réplique, comme avec quelqu’un qui n’a pas le droit de demander plus. Elle prit, d’un air dégagé, l’assurance et le commandement d’une volonté nette et tranchante. De sa voix se dégagea un ton impératif, froid, posé, coupant. Ce fut si brusque, si décisif, que Coriolis en reçut comme le coup d’une soudaine interdiction. Il resta bras cassés, accablé, assommé… — Encore ce misérable Coriolis et ce nostalgique Demailly sont-ils vaincus par des êtres. Il y a eu bataille, attaque et résistance. Ils ont eu à soutenir une lutte contre des volontés. Mais la pauvre Madame Gervaisais, dans le livre auquel elle donne son titre, par quoi est-elle terrassée, brisée, tuée ? Par des choses. Toute sa jeunesse s’est écoulée parmi des réflexions et des raisonnements. Quoique femme, son intelligence énergique s’est haussée jusqu’à l’analyse abstraite. Elle a lu et compris les grands maîtres de la psychologie moderne, depuis les candides et sincères Ecossais, Dugald-Stewart et Reid, jusqu’au terrible Kant the world-shattering, comme l’appelle Quincey, « le briseur de mondes. » Elle est libre penseuse, comme pouvait l’être Théodore Jouffroy, sans fanatisme de haine et par honnêteté d’esprit Elle arrive à Rome, et voici que l’atmosphère de la vieille cité catholique l’enveloppe, la pénètre, l’enivre. Sa raison est assiégée minute à minute par la piété que dégagent les murs des églises et les cérémonies, les musiques et les peintures, les statues et le paysage. L’écrasement invincible de ce milieu sacré pèse sur elle, jour par jour, heure par heure. Rome la conquiert, et non pas la Rome humaine, mais la ville, mais les pierres des chapelles, mais la flamme des cierges sous l’ombre froide des cryptes. Cet étrange roman, le meilleur à mon sens de ceux qui sont dus à la collaboration des deux frères, résume merveilleusement leur conception de l’âme avec ses agonies, ses décompositions de volonté. Ils ne sont jamais allés plus loin dans leur système. Tous leurs défauts et toutes leurs qualités tiennent dans ce livre, à un degré qui fait comprendre que ces pages étaient une fin. Elles furent en effet celle du plus faible des deux artistes qui ne survécut pas à cette analyse suraiguë d’une maladie trop semblable à la sienne, justifiant ainsi ce que devait dire le survivant : « Ces peintures de la maladie, nous les avons tirées de nous-mêmes… »

Oui, d’eux-mêmes ; et ils ont subi l’ironique loi qui domine les activités humaines. Ils ont visé un but, ils en ont touché un autre. Ils se proposaient d’être des historiens des mœurs, des collectionneurs de documents, et il se trouve qu’ils ont représenté, en quelques-uns de ses traits essentiels, leur âme et par suite celle de leur époque, cette inquiète, cette énigmatique âme moderne, où il semble que toute supériorité fasse plaie, toute complication douleur, toute richesse misère et pauvreté. Cet affaiblissement de la volonté, habituel objet de l’étude des frères de Goncourt, c’est vraiment la maladie du siècle. On employait ce terme, il y a cinquante ans ; on a parlé ensuite de grande névrose ; on parle aujourd’hui de pessimisme et de nihilisme. Sous ces termes divers, qui désignent tantôt des effets et tantôt des causes, se dissimule une même constatation, à savoir qu’il y a quelque chose d’atteint dans l’énergie morale de notre âge, la présence chez beaucoup d’entre nous d’un élément morbide et l’absence d’un élément réparateur, si bien que la créature humaine devient de plus en plus incapable de suffire vaillamment et joyeusement au travail de la vie. La personnalité, cette vertu première de l’être qui veut se tenir debout contre le sort, se trouve cernée, envahie, débordée de toutes parts. L’éducation inaugure ce siège en introduisant dans notre esprit une énorme quantité d’idées adventices, résultat de l’expérience d’autrui, que l’enfant doit s’assimiler, au lieu de créer ses propres idées d’après son expérience propre et ses besoins intimes. Au sortir du collège, le jeune homme a fait de tels efforts pour s’accommoder à des conceptions étrangères, que la notion de son « moi » véritable en est rendue toute incertaine et troublée31. Ajoutez à ce premier ébranlement moral l’ébranlement physique produit par la mauvaise hygiène, par la lassitude de la race, par la privation du libre exercice, enfin, dans un très grand nombre de cas, par la précoce fatigue du plaisir. Chez la femme, des causes analogues produisent un effet semblable. Une personnalité douteuse, un premier détraquement nerveux, tels sont les deux faits auxquels s’adjoint la diminution des certitudes religieuses et philosophiques. Un scepticisme presque universel sur le principe et le terme de la vie laisse cet homme et cette femme désarmés de tout secours supérieur, moins capables que jamais de se construire un asile inviolable dans la conscience, tandis que d’autre part la société plus comblée multiplie les excitations. Les grandissements soudains de fortune, les tapages du luxe, les débridements de la sensualité et de la vanité entourent de tentations des êtres déjà dépourvus du pouvoir de refréner en eux la convoitise. Les gens s’y abondonnent et deviennent les esclaves de l’événement. Les circonstances finissent par être la raison dernière des vices et des vertus, comme elles sont de plus en plus la raison dernière des opinions. A lire de près le compte rendu des procès de notre époque, à suivre par le détail l’existence de ses politiciens et de ses artistes, on demeure convaincu que la faculté de réagir a subi de nos jours une déperdition singulière, et à cette déperdition correspondent des jugements nouveaux sur les actes. A mesure que l’homme moderne devient d’une volonté plus chétive, il sent croître son indulgence pour les erreurs et les fautes de la faiblesse. Les excuses qu’il trouve dans les fatalités de l’impulsion, du tempérament, de l’hérédité, eussent paru inintelligibles à nos pères. Il est vrai d’ajouter qu’une certaine science s’est faite la complice de cet affaiblissement de l’énergie morale, en vulgarisant la doctrine du déterminisme. En admettant que cette doctrine fût vraie, il ne serait pas moins vrai qu’elle va contre la nature. Si notre sentiment de notre liberté n’est qu’une illusion, c’est une illusion aussi nécessaire que celle qui nous force à voir le soleil se lever et se coucher, bien que nous sachions d’ailleurs que ce mouvement de l’astre n’est qu’une erreur de nos yeux Quoi qu’il en soit de ce problème, cas particulier du grand problème de la valeur de la vie, on ne peut nier que tout concourt, dans les analyses pathologiques de l’esprit qui se multiplient, à diminuer notre faculté de croire en notre personne. — L’autre principale force de notre époque, la démocratie, agit dans le même sens. Elle procède par vastes actions générales qui annulent à peu près la part de l’action individuelle. Ainsi s’expliquent tant d’abdications de la volonté qui se produisent en nous et autour de nous. Aucun homme de bonne foi ne saurait douter de ce mal, qui arrachait à Michelet vieilli son cri de découragement : « Ce siècle, riche et vaste, mais lourd, tend vers la fatalité. » Et il faisait un mélancolique retour sur cet allègre XVIIIe siècle, si criminel, mais si hardi de confiance intime et d’espoir, qui a mis au jour les héros de la Révolution et de l’Empire.

Ce que Michelet, le croyant passionné du progrès, sentait et formulait avec cette précision beaucoup en ont l’aperception vague. Ils souffrent d’un mal qu’ils ne sauraient définir ni désigner. C’est pour avoir correspondu à cet obscur sentiment de fatalité que les frères de Goncourt se sont trouvés les maîtres de la jeune génération de romanciers. Cet affaiblissement de la volonté que leurs livres avaient deviné, caractérisé, montré, menace de devenir un phénomène si général qu’il s’est imposé à l’observation de presque tous les écrivains préoccupés d’exactitude. C’est devenu le thème habituel de l’école dite naturaliste, qui vit sur le même fonds de psychologie que les frères de Goncourt La maladie de la volonté sert de manière à toute l’œuvre de M. Emile Zola, qui a édifié ses Rougon-Macquart sur l’hypothèse d’une névrose héréditaire. Pour M. Alphonse Daudet, esprit plus sensitif que philosophique, mais parvenu, à force de finesse dans la vision, jusqu’à la psychologie la plus aiguë, qu’est-ce que l’homme ? Une machine mise en mouvement par des sensations, et, ces sensations, il les montre morbides, douloureuses, suprêmement lancinantes et inquiètes. Tous les livres de MM. Huysmans et Paul Alexis, depuis Marthe jusqu’à Lucie Pellegrin, en passant par En ménage et les Femmes du père Lefèvre, sont des monographies de l’impuissance d’agir, et des monographies semblables les romans de M. de Maupassant, le plus robuste cependant et le moins maladif, du moins dans sa facture, de tous les romanciers qui se sont révélés ces dix années. Lorsque ces auteurs imaginent une volonté saine, comme la Denise du Bonheur des dames, cette santé même n’est qu’une réussite passive, pour ainsi dire La rencontre des circonstances acceptées paisiblement a créé ici un peu d’équilibre. La personne n’a pas produit cet équilibre. Elle s’y est soumise comme elle se fût laissée aller à des conditions meurtrières. Aperçue sous cet angle de fatalisme absolu, la vie humaine n’est plus qu’une aventure triste et dangereuse, un effort inutile et condamné par avance. Pour les frères de Goncourt, en particulier, elle se réduit presque à une série d’attaques d’épilepsie entre deux néants. Il s’exhale de leurs livres, comme de ceux de leurs disciples, une pénétrante impression de mélancolie découragée En cela encore ils se rattachent au pessimisme général de notre civilisation française actuelle. Mais leur pessimisme à eux se ressent, comme leur œuvre entière, de leur nature de collectionneurs et de contemplateurs. C’est un pessimisme qui recueille des documents sur lui-même et se complaît dans le minutieux catalogue de sa misère. Plusieurs de leurs personnages se regardent mourir, morceau par morceau, et font comme un inventaire de la dure banqueroute de facultés qu’il leur faut subir. Ils sont ainsi bien de leur temps, qu’ils ont séduit par ce trop de ressemblance, car la curiosité, dernière passion des vieilles gens, est demeurée celle de notre siècle caduc Avec sa littérature d’enquête, ses journaux remplis du détail de ses infamies, son art de déformation et de laideur patiemment ramassées, ce siècle me rappelle parfois un homme que je vis un jour, dans une visite à l’Hôtel-Dieu, tirer de son chevet une glace à main et y regarder, entre deux pansements, sa bouche dévorée d’un cancer. Seulement la glace que les Goncourt présentent à nos plaies est taillée en biseau et placée dans un cadre d’argent ciselé où sourit la grâce des Amours de l’autre siècle, de ce siècle qui, avant sa tragédie politique, vieillissait aussi gaiement que le nôtre vieillit tristement, — avant quelle tragédie sociale ? Qui le dira.

III
Questions de styles

« Maintenant si, avec ce sens artiste, vous travaillez dans une forme artiste ; si, à l’idée de la forme vous ajoutez la forme de l’idée… Oh ! alors, vous n’êtes plus compris du tout… » Ainsi parle dans le bureau du Monde des arts, — lisez sans doute l’Artiste, — Masson, — lisez Théophile Gautier, — s’adressant à Charles Demailly, au cours d’une discussion. A maintes reprises, les frères de Goncourt sont revenus sur le caractère singulier de leur style, sur cette recherche d’art, volontaire chez eux et systématique, grâce à laquelle ils ont tant déplu depuis le premier jour à ceux qui n’ont pas ce sens artiste dont les louait Gautier. Ce terme d’artiste passe et repasse dans leurs préfaces, dans leurs notes, dans les conversations de leurs personnages. Ils ont écrit à une des pages d’idées et Sensations : « Malheur aux productions de l’art dont la beauté n’est que pour les artistes… Voilà une des plus grandes sottises qu’on ait pu dire. Elle est de d’Alembert… » Il y a toute une profession de foi dans ces deux lignes, Sainte-Beuve les avait, déjà relevées, — ce Sainte-Beuve que les lettres de Jules de Goncourt nous représentent bien tel qu’il fut dans ses quinze dernières années, passionnément curieux de la nouveauté, mais trop riche en comparaisons pour s’abandonner sans réserves à l’ivresse des engouements, très hardi dans la chasse aux talents inédits, mais trop traditionnel, trop voisin de la grande école de la prose française pour n’être pas choqué des audaces révolutionnaires de ses « jeunes amis libertins ». C’est ainsi qu’il appelait souvent Baudelaire et sans doute les deux Goncourt, prenant le mot dans son vieux sens d’indépendance révoltée et un peu sacrilège. Aussi bien, cette prose des Goncourt offre un contraste, surprenant jusqu’à la déplaisance, au lecteur habituel de nos classiques. Ce que ces classiques recherchent par-dessus tout, c’est la belle ordonnance régulière et nette. Cette prose de Manette Salomon, de Madame Gervaisais, d’Idées et Sensations, se brise en mille petits effets de détail, en mille singularités de syntaxe et de vocabulaire. Elle se complaît dans des saillies et des alliances de termes qui produisent un sursaut chez le lecteur, tandis que la prose classique s’efforçait qu’aucun mot de la phrase ne se détachât de la trame solidement tissée de tout le style. L’une souligne et enlumine aux mêmes places où l’autre atténuait et ombrait. La prose classique, dans son besoin d’analyse et de logique, fuyait l’inversion et le contournement, comme elle évitait, dans son besoin de clarté, le néologisme, et, dans son besoin de généralité, le terme technique et individuel. La prose nouvelle, pour suivre de plus près la sensation, renverse l’ordre de la phrase ; pour égaler la singularité de cette sensation, elle crée des termes nouveaux ; pour en reproduire la vérité minutieuse, elle multiplie les emprunts aux dictionnaires de métiers. Plus la notation sera précise et rare, plus l’écrivain sera satisfait Ces tendances, portées à leur extrême, aboutissent à une langue sans analogue et qui déroute trop les habitudes de notre goût latin pour être jamais admise sans résistance. D’excellents esprits, et très épris de littérature, ne peuvent en supposer l’énervante impression. Pour ma part, et c’est, je crois, l’histoire de beaucoup des partisans des frères Goncourt, j’ai traversé trois phases très distinctes à l’endroit de ce style d’une si courageuse originalité. Au sortir du collège et tout voisin des pages du solide Salluste et du mâle Tite-Live, il m’a paru intolérable. Plus tard et sous la première impression de la vie parisienne, aperçue nerveusement, il m’a séduit au point de me faire trouver insuffisante toute prose étrangère à cette rhétorique. Aujourd’hui j’aperçois plus nettement, me semble-t-il, la théorie d’art que cette prose des frères de Goncourt enveloppe, — plus nettement et aussi plus froidement. Ce style a sa limite dans ce qui fait sa raison d’être et sa légitimité. Il correspond d’une manière merveilleuse à certains états de l’esprit, et, pour ce motif même, il ne correspond pas à d’autres. Les frères de Goncourt ont eu raison de l’employer, parce que c’était pour eux l’instrument de notation nécessaire. Flaubert a eu raison d’écrire une prose de qualités et de défauts tout opposés, parce que sa façon de voir et de sentir n’aurait jamais pu se traduire par le même moyen. Il en est des rhétoriques comme des métaphysiques : chacune a son âme de vérité que le psychologue doit reconnaître. Tout au plus, cette reconnaissance une fois faite, sera-t-il permis de chercher un principe de classement qui permette, non pas d’assigner des rangs, mais de distribuer en groupes les différentes formes de la pensée, comme les naturalistes distribuent en groupes les différentes formes de la vie animale. Mais le principe de classement reste à trouver, et bien longtemps encore les soi-disant conflits des doctrines ne seront que des heurts de goûts et de tempéraments.

Il y a dans la Faustin une scène de souper, traversée par la causerie de vingt convives, où se trouve la tirade suivante, attribuée par l’auteur à un écrivain étranger. Visiblement, elle traduit des réflexions toutes personnelles : « La langue française », — disait l’étranger, un géant à douce figure, — « la langue française me fait l’effet d’une espèce d’instrument dans lequel les inventeurs auraient bonassement cherché la clarté, la logique, le gros à peu près de la définition, et il se trouve que cet instrument est, à l’heure actuelle, manié par les gens les plus nerveux, les plus sensitifs, les plus chercheurs de la notation des sensations indescriptibles, les moins susceptibles de se satisfaire du gros à peu près de leurs bien portants devanciers. » Pour comprendre les raisons d’être du style des Goncourt, il suffirait de méditer sur ce passage. Le style d’un écrivain, c’est l’expression et comme le raccourci de toute sa manière habituelle de penser et de sentir. Se découvrir un style, c’est tout simplement avoir le courage de noter les mouvements de son moi. Qu’on se rappelle maintenant d’où dérive le développement intellectuel et sentimental des frères de Goncourt : — de l’œuvre d’art, c’est-à-dire de toute cette éducation de l’œil que donne la contemplation continue des peintures et des dessins, des tapisseries et des bibelots. « Je réfléchis », soupire Charles Demailly, « je réfléchis combien un de mes sens, la vue, m’a coûté. Combien dans ma vie aurai-je tripoté d’objets d’art, et joui par eux ?… » Les Goncourt sont donc des artistes éperdument amoureux du pittoresque, et par suite, quand ils écrivent, leur besoin est de faire passer dans les mots des sensations de pittoresque. La première de ces sensations est la forme. A regarder indéfiniment des œuvres d’art, ils ont développé en eux l’impression du contour, de la saillie que tout objet projette sur un fond d’atmosphère. Pour qu’une phrase où ils décrivent cet objet leur paraisse exacte, elle doit reproduire ce contour et cette saillie. C’est pour cela qu’ils procèdent par inversions, espérant ainsi donner comme un renflement à leur prose, comme une ligne qui marque le modelé. C’est pour cela qu’ils adoptent de ces idiotismes inattendus, dont la singularité entre, pour ainsi dire, dans l’œil du lecteur. Ils parleront, à propos des vierges peintes par les primitifs Italiens, de leurs fronts « bombés d’innocence ». D’autre part, ils ne sont pas des plastiques à la manière de Théophile Gautier. Ils ont bien vite reconnu que la forme n’est qu’un cas particulier de la couleur, et que la saillie des objets résulte d’une dégradation des teintes. C’est donc la couleur qu’ils s’ingénient à reproduire. Ce tour de force a paru impossible à tous les écrivains prudents. Mérimée, dans la notice qu’il a consacrée à Stendhal, en donne la raison : « Notre langue, et aucune autre, que je sache, ne peut décrire avec exactitude les qualités d’une œuvre d’art. Elle est assez riche pour distinguer les couleurs ; mais, entre deux nuances qui ont un nom, combien y en a-t-il, appréciables aux yeux, qu’il est absolument impossible de déterminer par des mots ? » Les frères de Goncourt ont pensé autrement. Je transcris ici un morceau, choisi au hasard entre cinq cents, où ils ont essayé de montrer un paysage. Cela pourrait s’appeler sur un catalogue : Un Effet de soir à Paris. « Le ciel est devenu d’un bleu sourd, d’un bleu de linge, mettant comme un reflet déteint sur le luisant des parapets polis par la main du passant… L’eau de la Seine va, une eau qui paraît ne pas aller ; elle est d’un ton vert, décoloré, du vert neutre qu’ont les eaux aveugles dans un souterrain. Là dedans, un peu de rose tombe d’une arche de pont rouillée, et une ombre se noie, une grande ombre descendue du haut de Notre-Dame comme un grand manteau dégrafé qui glisserait par derrière… » Avec des répétitions, bleu et bleu, eau et eau, ombre et ombre, — avec des verbes et des adjectifs qui se raccordent les uns et les autres : déteint, décoloré, neutre, aveugle, tombe, se noie, — avec la décomposition du rapport entre l’épithète et le substantif : le luisant des parapets, — enfin avec l’allure de la période entière, agencée suivant les réflexions d’un art subtil, cette phrase arrive à rendre comme palpable une atmosphère où vibre une certaine lumière. Cela ne suffit pas encore au curieux qui a minutieusement étudié les complications de sa faculté visuelle. Il sait qu’un ébranlement intérieur et un petit frisson moral correspondent à chaque sensation du regard. Une série d’associations d’idées, pénibles ou délicieuses, délicates ou violentes, est éveillée par la couleur. Il faut donc que le style parvienne, lui aussi, à rendre cette indéfinissable physionomie de la sensation par cette indéfinissable magie qui constitue la physionomie des mots. En voici un exemple qui me paraît très significatif. Que le lecteur rassemble les souvenirs qu’il peut avoir sur la tristesse d’un bal public, et qu’il dise si cette tristesse épileptique et luxurieuse n’est pas empreinte dans cette demi-page d’idées et Sensations : « Ces femmes, enfarinées de poudre de riz, blanches comme un mal blanc, avec les lèvres toutes rouges peintes au pinceau, ces femmes maquillées d’un teint de mortes, le sourire saignant dans une pâleur de goules, l’œil charbonné, avivé de fièvre, avec leurs cheveux pareils à un morceau d’astrakan, frisottants et laineux, leur mangeant le front et les yeux, avec leurs figures de folles et de malades, semblent des spectres et des bêtes du plaisir… » Ecrire de la sorte est une besogne d’une infinie complication ; et comme, par une loi vérifiable d’un bout à l’autre de l’histoire littéraire, la complication appelle la complication, l’artiste qui pratique de tels procédés devient de plus en plus difficile sur le choix de ses effets. Suprême surcroît à toutes les recherches que j’ai essayé d’expliquer, il s’éprend de la nouveauté, il poursuit ce rêve de n’employer que des mots qui mordent sur une intelligence blasée de littérature : Il s’amuse alors aux bizarreries de la syntaxe, aux curiosités du néologisme. Comme Baudelaire, il se sait décadent et il le proclame : « S’il est vrai que les langues aient une décadence », dit un des hommes de lettres, amis de Charles Demailly, « mieux vaut être Lucain que le dernier imitateur de Virgile qui n’a pas de nom. » Peut-être les Goncourt, en citant l’auteur de la Pharsale, n’ont-ils pas très adroitement choisi leur homme. A coup sûr, ils ont nettement exprimé une théorie, pratiquée par la jeune école, avec un tel parti pris qu’elle ne semblera une hardiesse à aucun des écrivains nouvellement venus dans la littérature.

J’ai rapproché le cas des Goncourt de celui de Charles Baudelaire. On aurait tort de croire, en effet, que les deux frères constituent dans notre monde intellectuel une exception sans analogue. Si originaux soient-ils, et quelque outrance qu’ils aient mise dans le déploiement de leur individualité, ils n’en appartiennent pas moins à une tradition. Ils relèvent directement de ce romantisme contre lequel leurs élèves ont levé le drapeau avec une si violente énergie. Mais n’en va-t-il pas ainsi toujours ? La génération nouvelle a besoin, pour s’affirmer mieux, de nier celle qui la précède et dont elle dérive, en attendant qu’elle soit niée à son tour par les successeurs qu’elle aura formés. Nulle époque n’aura, plus que la nôtre, fait campagne contre les idées de l’époque antérieure. C’est néanmoins de ces idées que nous vivons, comme Victor Hugo et ses disciples vécurent, eux, les ennemis du XVIIIe siècle, du mouvement révolutionnaire issu de ce siècle qu’ils détestaient Le romantisme, parmi les caractères complexes et contradictoires de son programme, semble avoir compris surtout quel pouvoir de rajeunissement résidait dans la transposition des procédés d’un art dans un autre. Il se passionna pour l’exotisme et il essaya de transposer en langue française les imaginations du nord, du midi et de l’orient. Il essaya pareillement de transposer en littérature les beautés propres aux arts plastiques, comme il essaya de transposer en ces derniers les beautés propres à la littérature. Victor Hugo et Théophile Gautier, dans Notre-Dame et dans Albertus, luttaient de « rendu » avec les architectes gothiques et les peintres flamands. Leur plus hardi contemporain, Eugène Delacroix, ce grand poète incomplet, faisait passer sur ses toiles le frisson des strophes de lord Byron. Cette invasion des arts dans les lettres fut reconnue dès le premier jour par Balzac, dont les vues théoriques attestent qu’il possédait, comme tous les vrais créateurs, un profond génie de critique. Il distinguait les écrivains de notre XIXe siècle en deux groupes, suivant qu’ils avaient repoussé ou accepté cette rhétorique nouvelle. Il appelait des « écrivains d’idées » ceux qui se rattachaient, comme Mérimée, Stendhal, Mignet, Benjamin Constant, à la tradition de la prose abstraite du XVIIIe siècle. Il nommait « écrivains d’images » ceux qui, à la suite de Chateaubriand, s’efforçaient de se façonner un style tout en formes et en couleurs. Petit à petit, la seconde école l’a emporté sur la première, et la rhétorique de l’image est entrée dans les mœurs intellectuelles du temps, au point que, pour l’école actuelle, cette expression : avoir du style, se trouve être le synonyme de cette autre : écrire avec pittoresque. C’est pour avoir négligé le pittoresque de la phrase que Stendhal, ce psychologue d’une si fine justesse de notation, et par conséquent cet admirable écrivain, est traité par M. Edmond de Goncourt, dans la Maison d’un artiste, de « pauvre styliste… ». Cette rhétorique, issue de la peinture et de la sculpture, est un instrument merveilleux pour reproduire certains états, par exemple les troubles du système nerveux. Sous l’influence de ces troubles, l’émotion morale est accompagnée d’un cortège de fortes impressions physiques. Comme cet énervement est la maladie même de l’époque, les frères de Goncourt ont employé leurs procédés de style avec un bonheur rare dans les fortes études de détraquements qui s’appellent Manette Salomon, Madame Gervaisais, Germinie Lacerteux. Ces monographies de névroses n’auraient jamais pu être rédigées dans la langue de Voltaire, — lucide et sèche prose faite pour suivre le dévidement de l’idée dans le cerveau d’un homme équilibré, chez qui la machine physique ne trouble pas la raison. Relisez dans Renée Mauperin tous les chapitres à partir du quarante-sixième jusqu’au dernier, où se trouvent étudiées les sensations d’une jeune fille agonisante, et dites si le français de Manon Lescaut eût convenu à cette étude. D’autre part, ce même style, ainsi que le prouvent tous les livres des écrivains de ce groupe, devient d’un maniement difficile lorsqu’il s’agit de peindre, non plus des nuances de sensation, mais des séries d’idées, les raisonnements qu’une âme fait avec elle-même, les volte-face d’un esprit qui se modifie, les évolutions intérieures d’un cerveau qui réfléchit et qui travaille. La psychologie de ces romanciers est singulière, mais elle est courte. Ils n’ont pas la curiosité des situations nouvelles du cœur. Eussent-ils fait de ces découvertes auxquelles excellent les grands romanciers étrangers, un Tourguéniev et un Henry James, ils n’eussent pas eu à leur service un bon outil d’enregistrement Les amours de têtes, ces enthousiasmes coupés de haines qui unissent Mathilde à Julien dans le Rouge et le Noir, n’auraient jamais pu être décrits avec la prose de Madame Gervaisais. Il y fallait l’algèbre morale créée par Beyle, à son usage et d’après Montesquieu, Condillac et les prosateurs abstraits d’il y a cent ans. Un autre inconvénient de ce style, c’est qu’il met autour des personnages un décor regardé par des yeux d’artiste. Théophile Gautier disait, et le propos est rapporté par les Goncourt eux-mêmes : « Sur vingt-cinq personnes qui entrent dans un salon, il n’y en a peut-être pas deux qui voient la couleur du papier. » Il y a ainsi, dans la perception que ces gens se forment des choses, une insuffisance continue ; et comme le milieu agit sur nous, non pas en raison de ce qu’il est, mais en raison de ce que nous en percevons, la peinture vraie de ce milieu est celle qui tient compte de cette insuffisance dans la perception. Il me semble que les romanciers préoccupés surtout de transcrire les aspects de la vie dans une prose très soulignée méconnaissent cette loi. Ils évoquent un intérieur, un paysage, une rue, avec une imagination d’écrivain aiguisé. Or l’homme qu’ils placent dans ce cadre ne pouvait pas voir ainsi. C’est là, dans les romans de mœurs composés avec la prose si vibrante des Goncourt et de leurs disciples, le point faible, le paradoxe premier, l’erreur initiale. On y reconnaîtra un cas particulier de l’irréductible antithèse signalée si souvent au cours de ces études entre l’Art et la Science. Le premier, qui cherche l’expression, interprète forcément la réalité en la déformant, afin de produire un certain effet ; au lieu que la Science n’admet que cette réalité nue et s’efforce d’en éliminer toute nuance personnelle. Qui dit exactitude absolue dit absence de style, et qui parle de style suppose une part nécessaire d’inexactitude.

Il y a, comme on voit, de grands avantages et de grands inconvénients au procédé de style adopté par les frères de Goncourt. Mais que des artistes de leur conscience aient hardiment employé cette langue si inventée et si neuve, que de nombreux disciples se soient rencontrés pour la reproduire, c’est, en même temps qu’un accident particulier de notre histoire littéraire, un signe social que l’analyste des mœurs ne saurait négliger. Lorsqu’il s’agit d’une société d’il y a deux cents ans, on veut bien reconnaître l’importance de l’œuvre d’imagination, considérée comme un indice certain de la conscience publique. En revanche, lorsqu’il est question des plus distingués parmi nos auteurs contemporains, on leur fait, semble-t-il, un trop grand honneur en leur appliquant la même méthode qu’aux plus médiocres auteurs d’autrefois. Les prendre au sérieux comme des représentants significatifs de leur époque, c’est pourtant le moindre des égards que nous leur devions. Qu’on aime ou non les frères de Goncourt, il est puéril de nier que leur place ait été considérable dans les préoccupations des jeunes écrivains actuels ; et c’est une preuve, parmi beaucoup d’autres, du divorce irrémédiable qui tend de plus en plus à s’établir chez nous entre la langue parlée et la langue écrite, c’est-à-dire entre le public et les artistes. En dépit de quelques énormes succès de vente, dus à des raisons d’à côté, le style des Goncourt et de leurs disciples reste en contradiction directe avec les habitudes intellectuelles du bourgeois français moyen, qui est aussi le lecteur ordinaire des romans et des nouvelles. Ce bourgeois moyen en est demeuré à la prose traditionnelle. Cela se voit bien au théâtre, où la langue de la comédie continue de demeurer réfractaire aux hardies tentatives des stylistes nouveaux. Ces derniers en arrivent alors à écrire, non plus dans le but de communiquer leurs pensées, mais à la seule fin d’exciter et d’aviver en eux des sensations qu’ils savent inaccessibles au plus grand nombre. La radicale différence entre la littérature contemporaine et celle du XVIIe siècle réside peut-être dans ce point L’artiste de nos jours, se sentant seul et emprisonné dans une sorte de pays de haschisch, par ses théories d’esthétique, ne s’inquiète plus de la portée immédiate de son œuvre. Il ignore, en composant, quel retentissement ses idées raffinées, ses phrases subtiles pourront avoir sur un peuple qu’il considère comme inintelligent et brutal. Un artiste comme Racine, au contraire, avait devant lui, en travaillant, les regards des honnêtes gens de son époque, parmi lesquels régnait une tradition de goût pareille à celle qui lui dictait ses vers. Notre démocratie a fait sa besogne d’éparpillement là comme ailleurs. L’homme moderne, qu’il veuille construire sa fortune ou écrire un livre, n’a plus de vaste organisme héréditaire où prendre place. Il en résulte un cruel abandon, mais aussi une farouche indépendance. Les frères de Goncourt ont incarné en eux, avec une rare intensité, ce caractère de l’écrivain de nos jours, et leur fascination sur tant de jeunes hommes de talent a pour principe cette vertu de l’intransigeance absolue qui a été la leur. Ils ont été des hommes de lettres accomplis. Ils l’ont été jusqu’au martyre ; et celui des deux que nous respectons aujourd’hui dans sa noble fidélité à la mémoire de son frère a pu dire de ce frère cette phrase mélancolique et orgueilleuse, où se résume tout ce qui donne un si fier caractère à leur œuvre commune : « Jules de Goncourt est mort de travail. »

Appendice M
Note sur le Faustin.

Le roman nouveau que M. Edmond de Goncourt vient de donner en librairie, la Faustin (1882), atteste de nouveau l’extraordinaire unité d’inspiration qui demeure l’énigme de sa collaboration avec son frère. Ce livre pourrait, comme Germinie, comme Renée Mauperin, être signé de tous les deux. C’est l’étude, circonscrite et poussée avec la patience et la conscience que le nom seul de l’auteur indique, d’un tempérament de grande actrice. Décomposer fibre par fibre cet instrument mystérieux qui est l’âme d’une tragédienne de génie, suivre heure par heure le travail d’ensorcellement qui fait de la femme la Possédée d’un rôle, puis, quand la grande artiste descend des planches dans la vie, retrouver l’infiltration dans l’existence réelle de l’existence imaginaire, et démêler cet étrange conflit des deux sensibilités coexistantes en un même cœur, telle est, dans sa simplicité idéale, la matière de cette Faustin qui soulèvera, par les audaces et les singularités de la facture, des discussions passionnées.

Passionnante matière, en effet, et qui enveloppe ce problème des conditions de naissance du talent, vraisemblablement impossible à résoudre en son entier ! Qui dit talent, dit création, et qui dit création, dit mystère. Pourquoi telle intelligence, placée dans les plus efficaces circonstances et les mieux choisies de développement, aboutit-elle à une évidente médiocrité de résultats, et pourquoi telle autre recueille-t-elle la moisson d’idées la plus fournie, à travers les événements les mieux disposés en apparence pour tout stériliser de ses efforts ? C’est, dans les lettres, Balzac obligé de composer ses romans pour payer ses dettes, trois ou quatre à la fois, et cela coup sur coup pendant vingt années. Au cours de ce travail de manœuvre, voici que le magnifique pouvoir d’insuffler des âmes aux personnages de ses récits s’éveille en lui, tandis que ce pouvoir diminue chez l’opulent et laborieux Gœthe, vainement placé par le hasard et le calcul dans le plus suggestif milieu d’habitudes qui se puisse aménager. Les exemples abondent qui démontrent, d’une façon humiliante pour notre philosophie volontiers déterministe, la vérité de l’antique adage : l’esprit souffle où il veut. Nulle part, comme au théâtre, l’énigme ne se pose, obscure jusqu’à en être irritante. Une fille a grandi, née on ne sait où, on ne sait de qui, ayant roulé, de-ci de-là, au flux et au reflux de la houle vivante de Paris. Des amours de rencontre ont ajouté en elle aux impressions de la misère physique l’impression plus cuisante de l’indigence morale. Aucune instruction que prise au vol des causeries ou des lectures, causeries de passage, lectures interrompues. Cependant, sur des scènes inférieures, devant des publics populaires, la fille a joué un rôle de drame ou de comédie. Elle travaille.

Son métier la tente. Un rôle plus important la met en vedette. Les feuilletonistes lui donnent des conseils. Quatre, cinq années se passent. Elle est couronnée une des reines du drame, ancien ou moderne. La gloire est venue, avec la fortune, et une façon de génie, à la fille sans orthographe qui maintenant fait monter des fauteuils d’orchestre aux premières loges ce frisson de plaisir plus admiratif que les plus bruyants battements de mains. Est-il besoin d’écrire les noms fameux de celles qui ont ainsi connu l’une et l’autre extrémité de la destinée : le délaissement de la créature hors la loi, puis l’apothéose de la comédienne idolâtrée ? L’observateur se demande longuement : d’où cette fleur merveilleuse du talent est-elle éclose ? Est-ce malgré cette existence désorbitée, est-ce à cause d’elle que la fleur a grandi ? Posant une question toute semblable à l’endroit des peintres italiens du XVe siècle, Stendhal disait : « Pourquoi la nature, si féconde pendant ce petit espace de quarante-deux ans, depuis 1452 jusqu’en 1494, que naquirent ces grands hommes, a-t-elle été depuis d’une stérilité si cruelle ? C’est ce qu’apparemment ni vous ni moi ne saurons jamais32… »

Si le don, cette force d’expansion du germe dont nous sommes issus, demeure inexplicable en son principe, il est du moins possible de raconter cette expansion elle-même et de montrer l’artiste en train de créer son œuvre. C’est ainsi qu’un naturaliste incapable d’expliquer pourquoi l’araignée est l’araignée, montre du moins comment elle dispose les fils de son piège tremblant Du temps que M. Edmond de Goncourt travaillait avec son frère, cet ordre de questions l’avait déjà tenté. Charles Demailly et Manette Salomon sont l’étude des procédés par lesquels l’homme de lettres et le peintre absorbent, pour en sécréter la quintessence en livres et en toiles, les menus éléments de l’existence quotidienne. La Faustin est l’étude des procédés par lesquels un système nerveux d’actrice s’assimile le monde qui l’environne. Et ce n’est pas une fantaisie qui pousse M. Edmond de Goncourt à persévérer dans cette voie de la micrographie romanesque, si l’on peut dire. Par nature et par éducation, cet écrivain possède une intelligence, aiguisée jusqu’à la maladie, de la nuance infiniment ténue et de la créature infiniment raffinée. Il n’aperçoit pas, comme Balzac ou Zola, de vastes ensembles, et il n’a pas davantage la vision de la personne saine et ample, au fonctionnement normal, aux sensations coordonnées, que montrent avec un art exquis certains romanciers anglais ou russes. En revanche, il est incomparable dans l’analyse, par le menu, d’une suite de modifications nerveuses ou dans la peinture d’un de ces tourmentés comme la civilisation moderne en produit trop. S’il morcelle ses récits en petits chapitres courts, c’est pour mieux rendre sensible cette analyse. S’il énerve son style jusqu’à faire se pâmer sa page, c’est pour rendre sensible ce tourment. C’est de la nosographie, objectera-t-on. Mais cette objection ne peut pas être celle du psychologue qui, semblable en cela au physiologiste, ne fait pas de différence entre la santé et la maladie. C’est au moraliste et à l’esthéticien que le jugement du bien et du mal, du beau et du laid est réservé. Le psychologue se soucie du document et ne se soucie que de cela, et les romans des frères de Goncourt lui apparaissent comme un incomparable trésor de notules spéciales sur la vie cérébrale et sensuelle des artistes du XIXème siècle.

De petits chapitres posés l’un à côté de l’autre et faisant mosaïque, ou, mieux encore, faisant atlas, comme la suite des planches d’un traité d’anatomie ; un style tout en notations délicates et décomposées, tels sont les procédés d’art habituels aux frères de Goncourt, et c’est bien aussi ceux-là que le survivant applique à la dissection du caractère de cette Faustin, la tragédienne de génie qui donne au roman son nom de guerre, à la fois masculin et féminin, — comme pour mettre en lumière ce qu’il y a de volonté virile dans la femme artiste qui conquiert son talent à force d’énergie constante. Tout se tient dans un livre comme dans un organisme. De certains moyens d’analyse commandent certaines façons de concevoir ce que l’on est convenu d’appeler la fable d’un récit L’auteur de la Faustin est donc dans la logique de son talent lorsqu’il réduit cette fable à sa moindre importance. De fait, les événements sur la trame desquels se développe la broderie du style de M. de Goncourt se réduisent à un fait-divers de journal. Des trop nombreux romans de son aventureuse et mélancolique vie d’amour, Juliette Faustin n’a gardé qu’un souvenir heureux autour duquel son imagination s’en revienne avec l’attendrissement de l’inguérissable regret : celui d’un jeune lord anglais. Elle a été séparée de son amant par la volonté du père, et ne sait rien de lui, sinon qu’il est aux Indes. Elle a joué Phèdre à la Comédie française avec d’incomparables éclats de passion, et elle est entrée dans la gloire, quand lord Annandale — c’est le nom de l’Anglais — reparaît, beau comme autrefois, libre maintenant et l’aimant toujours. Juliette Faustin sacrifie à lord Annandale sa passion pour le théâtre, donne sa démission de sociétaire, et les deux amants s’établissent au bord du lac de Constance, dans un château de rêve où pourtant la nostalgie de la scène envahit sourdement l’actrice, nostalgie qui triompherait peut-être de l’amour si un coup de foudre n’épargnait une fin si banale à cette poétique liaison. Lord Annandale est frappé d’une attaque nerveuse. « Il n’est pas de bonne manière de mourir », a écrit un philosophe. La mort de l’amant de la Faustin est particulièrement cruelle. Il est en proie aux affres de l’agonie sardonique, c’est-à-dire qu’il râle au milieu d’éclats de rire automatiques et terribles, — si terribles que la Faustin, cédant à une perversité irrésistible de comédienne, s’essaye à les imiter ; ce que voyant, lord Annandale retrouve assez de force pour sonner ses domestiques et leur crier : « Turn out this woman. — Jetez dehors cette femme ! » Dénouement qui achève dans le cauchemar cette aventure, demeurée jusque-là délicieuse, d’une tendresse plus forte que tout, même que l’art !…

Mais, au long de cette histoire, alternativement très simple et tout à fait sinistre, voici surgir des réponses à quelques-unes des questions que la curiosité se pose à l’endroit de toute grande actrice. Comment la tragédienne étudie-t-elle ses rôles et découvre-t-elle, ignorante comme elle est, derrière la littéralité des textes, l’esprit des temps anciens et l’âme des poètes morts ? Et M. de Goncourt nous raconte les nerfs de la Faustin à la veille de jouer le personnage si difficile de Phèdre, C’est d’abord des lectures comme mécaniques des vers de Racine ; puis des épouvantes devant l’étendue de la tâche ; puis comme le lent développement en elle d’un moi distinct de son moi de tous les jours, sorte de dédoublement très analogue à celui qui s’exécute dans un rêve lorsque nous agissons en sentant que c’est bien nous et que cependant ce n’est pas nous. La création est vivante maintenant. Il reste à la rendre parfaite dans son détail, et c’est, dans les ténèbres des salles de répétition, des prises et des reprises du rôle, vers à vers, mot à moi, jusqu’à ce que, parvenue aux derniers moments qui précèdent la représentation, l’actrice, par un suprême effort, incruste héroïquement son personnage fictif dans sa vie vraie. Elle adresse les vers de tendresse que sa bouche prononce à celui qu’elle aime, si elle aime, — qu’elle a aimé, si elle traverse une crise d’indifférence. Ce n’est plus d’Hippolyte qu’elle parle, c’est de celui qui est ou qui a été tout son bonheur et tout son malheur. Le mystère meurtrier s’accomplit, dont parle Musset dans les stances à la Malibran, l’absorption de toutes les forces vives de l’être par le rôle :

Ne savais-tu donc pas, comédienne imprudente,
Que ces cris insensés qui te sortaient du cœur
De ta joue amaigrie augmentaient la pâleur ?…

Le rôle pourtant n’empêche pas la vie. Il faut bien remplir l’entre-deux des représentations. Comment la tragédienne subit-elle les trivialités de l’existence journalière quand elle se heurte là contre avec ses nerfs surexcités jusqu’à une demi-folie ? M. de Goncourt répond en nous promenant, à la suite de la Faust in, parmi les contrastes des milieux que l’actrice doit traverser. Tantôt c’est les plaisanteries infamantes des cyniques de l’exploitation théâtrale qu’elle écoute, d’une oreille amusée au souvenir des voix anciennes, ces voix qu’un poète évoque si tendrement dans ce vers :

L’inflexion des voix chères qui se sont tues !…

Tantôt c’est des heures d’un invincible spleen, affreuse rançon des trop grandes dépenses du fluide nerveux :

« Elle avait le dégoût de son chez soi et le dégoût de la sortie au dehors, et l’appréhension de la visite de ceux qu’elle aimait le mieux… » C’est le sombre et momentané désenchantement de l’existence, le reploiement lassé sur soi-même d’un animal traqué, à bout de forces. Et puis c’est d’étranges fantaisies d’amour. « Les heures sonnaient voilées de dentelle… » dit M. de Goncourt en racontant que la Faustin a jeté sa fanchon sur la pendule de la chambre où elle reçoit lord Annandale. Et c’est encore, à travers cette vie luxueuse, passionnée et maladive, des réapparitions de l’enfance, misérable mais singulière, qu’a subie la fille de hasard : « Il y avait en elle la saveur âpre et sui generis qui se dégage d’une créature du peuple… De cette origine elle avait gardé des mouvements de l’âme moins disciplinés, des impressions plus rapprochées de la nature, des sensations plus extérieures, et un entrain, et un montant, et une gaieté de pauvre diable conservée dans l’existence heureuse… une vie si vivante que sa fréquentation avait je ne sais quoi de capiteux pour les autres et les faisait parlants, causants, spirituels… » Le malheur est que la nature artiste constitue une exception et que par suite les livres qui la peignent sont toujours des livres d’exception. La Faustin, telle que je viens de l’analyser, demeure une monographie dont il est impossible de conclure une classe entière d’individus. C’est une certaine tragédienne qu’à peinte M. de Goncourt, ce n’est pas la Tragédienne. Il ne pouvait pas plus la montrer que, dans Charles Dematlly, son frère et lui n’ont pu montrer l’Ecrivain, ou dans Manette Salomon le Peintre. Tout artiste puissant est « créé comme un monde ». Ce mot saisissant de Joseph de Maistre sur le bourreau est strictement vrai de ces univers nerveux que sont les grands poètes, les grands peintres ou les grands acteurs. Mais n’est-ce pas assez de nous introduire dans le détail d’un de ces univers et de nous associer pour quelques heures à la vapeur d’invention qui s’en dégage, — comme une atmosphère d’ivresse flotte au-dessus d’une cuve de raisins déjà tout foulés par le pressoir ?

IX.
Ivan Tourguéniev33

Nous nous formons aujourd’hui des œuvres de littérature une conception qui rend difficile, si ce n’est inabordable, à l’analyste la tâche de juger un écrivain étranger dont il ne connaît ni le pays ni la langue. Ces œuvres de littérature nous apparaissent en effet comme un aboutissement et comme un résumé. Des milliers de circonstances privées et nationales se trouvent ramassées dans le raccourci d’un livre ; et il nous faut nous les représenter pour bien comprendre ce livre, c’est-à-dire, car toute intelligence est en un certain sens une création, pour le créer à nouveau en nous. C’est là un travail infiniment compliqué, auquel se trouve mieux préparé celui qui conserve dans son souvenir les lignes des horizons regardés par l’auteur, les types divers des hommes de sa race, le détail quotidien de leurs mœurs. Qu’à ces renseignements de tous ordres vienne se joindre la perception de la physionomie vivante des mots dont cet auteur se servait, voici que les pages s’animent Voici que les états de l’âme dont elles furent la transcription ressuscitent. Voici que s’accomplit la sorte de métamorphose intérieure par laquelle toute critique doit commencer. J’entends la critique impersonnelle et objective. Mais n’en est-il pas une autre, toute personnelle et d’impression, celle-là, et qui n’a pas besoin de cette sûreté dans ses procédés parce qu’elle n’a point cette ambition d’une exactitude scientifique dans ses résultats ? Cette seconde critique est seulement la confidence d’un esprit qui raconte les réflexions suggérées en lui par une lecture. N’ayant qu’une valeur de document individuel, rien n’empêche qu’elle ne s’exerce sur des livres traduits. Ses erreurs et ses insuffisances mêmes ont leur intérêt, pourvu qu’elles soient sincères. — Je voudrais tenter un essai de ce genre à l’occasion du grand romancier dont j’ai mis le nom en tête de cette étude. Des écrivains familiers avec les choses de la Russie : Mérimée autrefois, de nos jours M. Eugène Melchior de Vogtié, ont donné d’Ivan Serguiévitch Tourguéniev des portraits d’une saisissante réalité. Je me propose ici d’analyser, non pas ce que fut l’homme, mais l’impression que ses romans procurent à un lecteur français, qui retrouve en eux quelques façons de sentir et de penser particulières à notre monde Tourguéniev, qui vécut beaucoup parmi nous et qui goûta très profondément nos lettres modernes, — le journal des Goncourt en fait foi, — avait adopté un certain nombre de nos idées, mais en les adoptant il les avait modifiées et interprétées dans le sens de sa nature originelle. Cette âme de gentilhomme moscovite, soumise au contact de notre société dans ce qu’elle a de plus avancé, fut comme un champ d’expérience, institué par le hasard, pour la contre-épreuve de plusieurs de nos théories contemporaines. Dans cette série d’études sur les tendances de la littérature dans la génération d’où la nôtre est issue, la rencontre d’un cas pareil est une bonne fortune. On y saisit l’action de ces tendances sur un poète d’une race tout à fait différente de la nôtre et l’on mesure mieux leur énergie par cette comparaison. C’est donc uniquement le Tourguéniev occidental, pour me servir de l’expression russe, sur lequel on trouvera ici quelques notes.

I.
Du cosmopolitisme

Il suffisait de rencontrer Tourguéniev et de l’écouter causer, ne fût-ce qu’une soirée, pour constater combien le Russe était demeuré intact dans ce grand vieillard à la longue barbe blanche, au nez trop fort, au regard simple, et aussi pour apercevoir qu’un autre personnage s’était comme greffé sur ce premier homme : le cosmopolite. Ses souvenirs se promenaient d’une extrémité à l’autre de l’Europe, rappelant ici un paysage de l’île de Wight, là une rue d’une ville d’université allemande, puis un horizon d’Italie, le tout exprimé dans un langage d’une excellente tradition française, qui, à lui seul, trahissait un très long et très intime séjour dans notre pays. Ces vagabondages de sa mémoire ont d’ailleurs laissé leur trace évidente dans les vagabondages des héros de ses romans. On compterait ceux de ses récits qui n’évoquent pas autour des personnages quelque décor d’un pays étranger. C’est le Lavretsky de la Nichée de gentilshommes, qui passe en France les premières années de son malheureux mariage. C’est le Paul Petrovitch Kirsanof de Pires et Enfants, qui achève de mourir en parfait gentleman sur la terrasse de Brühl, à Dresde. Les Eaux printanières ont pour théâtre les places de Francfort ; Annouchka, un village des bords du Rhin. Le magnifique roman qui porte comme titre ce mot mystérieux et mélancolique : Fumée ! s’ouvre sur une minutieuse description de la vie à Bade. C’est à Paris, au pied d’une barricade, que tombe, pour ne plus se relever, l’éloquent et impuissant Dimitri Roudine, de la nouvelle de ce nom. Et ne voyez pas là les simples hasards d’une fantaisie romanesque. Toutes les fois que Tourguéniev mentionne ainsi quelque pays étranger, il donne sur ce pays des détails exacts, qui témoignent d’une observation directe. Il connaissait avec une égale supériorité de renseignement les paysages et les mœurs, les philosophies et les littératures. La preuve en est à chaque page de ses livres et dans ses précieux morceaux de critique. Je citerai en première ligne le profond essai sur Hamlet et Don Quichotte34. Le cosmopolitisme n’est chez Tourguéniev ni une rencontre ni une attitude. C’est un trait marquant de sa figure intellectuelle ; c’est un procédé constant de son esprit, et qu’il importe de caractériser tout d’abord.

Le cosmopolitisme semble, par cela seul qu’il est toujours un raffinement individuel, comporter une très grande variété de nuances. Elles se ramènent cependant, et par définition même, à deux principales. Il peut arriver que l’homme soumis ainsi à l’influence des pays étrangers appartienne à une race d’une civilisation très avancée. Dans ce premier cas, il demandera aux mœurs nouvelles qu’il étudiera d’être plus simples que les mœurs nationales. C’est un rajeunissement de ses sensations qui lui est nécessaire, un retour vers une autre nature moins compliquée. Cet homme éprouvera pour l’exotisme cet attrait spécial que les femmes de la fin du XVIIe siècle ressentaient pour les rudesses de la rusticité. J’ai eu l’occasion de décrire dans le cinquième de ces Essais cette nuance de cosmopolitisme et d’après un exemplaire très significatif. : Stendhal. Le goût passionné de cet Epicurien philosophe pour l’énergie de la vie italienne n’eut pas d’autre cause que le besoin de s’associer, lui, le disciple des idéologues desséchés Helvétius et Tracy, à une existence instinctive, sincère, à demi animale. C’est le désir d’un voluptueux, fatigué de ses plaisirs habituels et qui s’invente un sursaut nouveau des nerfs. Mais changeons seulement les données du problème. Imaginons que le cosmopolite appartienne à une nation moins fatiguée par un long héritage de pensées que la société aux mœurs de laquelle il s’initie. Pour un tel homme, le cosmopolitisme ne sera plus uniquement un plaisir, ce sera une éducation. Il demandera aux milieux nouveaux, non plus des sensations, mais des idées. Dans une âme neuve et qui aperçoit soudain des formes de la vie plus complexes, il s’éveille un étonnement, irrité parfois, parfois enthousiaste, qui ne ressemble guère au badinage frivole du dilettantisme. Un adolescent qui s’approche d’un vieillard célèbre, et qui ouvre ses yeux tout grands sur lui comme pour surprendre une révélation suprême sur l’art de vivre, telle est l’image fidèle de ce cosmopolitisme des voyageurs venus d’un monde encore primitif. Il semble qu’il y ait là quelque chose de respectable comme une foi religieuse, de profondément sérieux, de pathétique presque, et c’est l’honneur de la Russie d’avoir donné de nombreux exemplaires de cette disposition de l’esprit, si noble dans son ingénuité.

Comme il se comprend d’ailleurs que ces âmes slaves aient abordé l’étude de notre Occident avec une angoisse infinie et une attente passionnée ! Il y a en elles, au moins cela nous semble à distance, un je ne sais quoi de toujours incertain, de toujours obscur, de toujours mobile. On dirait que le vent qui traverse indéfiniment leurs steppes sans montagnes a laissé dans ces âmes un peu de son éternel va-et-vient Cette incertitude les fait souffrir jusqu’à l’agonie. Que racontent ceux de leurs romans qui sont venus jusqu’à nous ? Les tourments de la volonté inachevée, l’angoisse de la créature sans certitude précise, à laquelle il manque le pouvoir de diriger le flot jaillissant de sa magnifique énergie. Ils recommencent, sans jamais s’en lasser, l’épopée de l’inquiétude, l’odyssée douloureuse de l’être enthousiaste et désorbité. Que révèle l’histoire générale de leur patrie ? La tentative encore pour imprimer une forme nette à une nation puissante et chaotique ; et quoi d’étonnant si le premier espoir de cette race, comme amorphe et toute en virtualités inconscientes, s’est tourné vers l’Europe séculaire ? Depuis l’empereur Pierre qui a importé de force l’administration occidentale dans son pays encore vierge de gouvernement, jusqu’aux jeunes gens qui s’établissent comme étudiants à Heidelberg ou à Paris, que de ferventes ardeurs sont venues de là-bas demander à l’Ouest une révélation ! Et, comme toutes les grandes espérances ont un lendemain triste, que de généreux esprits ont souffert ensuite du contraste entre le développement qu’ils s’étaient donné durant leurs voyages et l’obscurité sociale qu’ils retrouvaient à leur retour sur la terre natale ! Voyant que les formules importées du dehors ne guérissaient pas les maladies de leur patrie, quelques-uns ont renié cette foi décevante dans la civilisation de l’Occident D’autres ont continué de croire que l’alliance du génie russe et de cette civilisation serait un jour féconde en résultats bienfaisants, et ils ont essayé de réaliser cette alliance dans la mesure de leur puissance personnelle. Tel fut le cas de Tourguéniev.

Ce n’est pas dans le sens des idées sociales que le romancier me paraît avoir rêvé l’alliance dont je parle. Il était un trop profond connaisseur de la nature humaine pour avoir jamais cru à la souveraine influence des théories sur le perfectionnement des peuples. Non, il a borné son effort au domaine de l’esthétique, et son ambition a été surtout de mettre au service de l’art de sa patrie les plus délicats procédés de notre art. La matière même de son œuvre n’a pas varié depuis les années où il composait ses Récits d’un chasseur. C’est toujours la vie morale de la Russie qu’il s’est proposé de peindre, et de la Russie seulement ; mais cette peinture est devenue toujours plus industrieuse et plus réfléchie. Si l’on compare la facture de ses divers romans, en allant de ses premiers contes à Terres vierges, on constate qu’une complexité de plus en plus calculée préside à la composition de ces tableaux. Or, et c’est le point qu’il ne faut jamais oublier quand on examine le développement d’un esprit d’artiste, les faits d’esthétique sont toujours des faits de sensibilité. Une manière d’écrire est une manière de sentir, et, à chaque évolution dans la forme, correspond une évolution dans le cœur. C’est parce que l’homme intérieur se modifie que l’expression se modifie de son côté. Il en résulte qu’il y a une philosophie de la vie derrière toute philosophie de la composition littéraire. C’est pour cela aussi que tant vaut la personne, tant vaut la doctrine d’esthétique. De même que chaque fidèle d’une religion en fait, malgré lui, une sorte de poème solitaire où se retrouve son individualité intime, la palpitation unique de son cœur, de même les dévots d’une foi littéraire la pratiquent avec le plus original de leur nature propre, et l’identité des principes fait mieux ressortir encore la diversité des tempéraments.

Nous connaissons quelles furent les tendances de l’art de Tourguéniev par le choix de ses amitiés intellectuelles dans la dernière portion de sa vie. Son compagnon préféré, au sens où les ouvriers prennent ce terme, fut Gustave Flaubert. Il ne cachait pas son admiration profonde, quoique lucide et corrigée par des réserves, pour les principaux disciples de ce maître, pour Zola surtout et pour Maupassant. Il est indiscutable qu’en effet les uns et les autres étaient partis du même point. Leur but dernier était exactement le même. La préoccupation constante de Tourguéniev fut d’introduire de plus en plus l’observation exacte dans le roman. De ce point de vue il mérite d’être classé à côté des écrivains tour à tour appelés réalistes et naturalistes. D’autre part, il se rencontrait avec Flaubert et toute l’école dans un pessimisme appuyé sur le pressentiment de l’inutilité finale de l’effort moderne. Terres vierges peut être considéré comme le pendant moscovite de l’Education sentimentale ; et, pour l’amertume de l’analyse, Fumée est régal de Madame Bovary. Enfin, comme les autres romanciers de ce groupe, Tourguéniev a eu l’ambition de peindre le grand drame de toute vie humaine, l’amour, d’une façon précise et réfléchie, en étudiant la nature féminine dans sa vérité. Par cela seul il se distinguerait d’une manière tranchée des romantiques et des lyriques. Nous apercevons donc chez lui, qu’elles soient nées spontanément ou par influence, trois au moins des principales tendances de notre pensée contemporaine. Il reste à montrer comment le romancier russe a interprété et pratiqué d’une façon très spéciale les procédés inhérents à la littérature d’observation, par quelles nuances son pessimisme diffère de celui des écrivains français ses amis, de quelle originalité singulière sont revêtues ses figures de femmes, — en un mot ce que sont devenues les idées de notre monde en traversant cette âme de Slave, si intacte encore et divinement vierge.

II. L’esthétique de l’observation35

S’il est une théorie d’art qui doive répugner aux plus intimes besoins d’une race encore neuve, c’est assurément celle qui assigne comme fin première et dernière à la littérature l’observation exacte, et la réduit à n’être plus qu’une forme rédigée de la science. Il en est des jeunes peuples comme des jeunes hommes : la libre expansion leur est naturelle ainsi que la naïve efflorescence de la rêverie ou du sentiment La réalité leur apparaît sous un jour de féerie, transformée qu’elle est par la magique vertu de l’imagination. Rien qui s’éloigne davantage de l’état d’esprit, tout composé de désabusement et de lucidité, auquel doit se mettre d’abord l’observateur. Aussi, quand la littérature d’une nation débute, que rencontrons-nous ? La poésie épique et lyrique, celle qui aperçoit la vie humaine à travers le mirage d’une exaltation. C’est seulement sur le tard de cette littérature et de cette nation que se développe le goût de la stricte analyse, que la minutie réaliste remplace l’invention opulente, et que les artistes préfèrent la laideur significative aux mensonges de l’embellissement « Voir clair dans ce qui est », cette formule de Stendhal est la devise même de l’école de l’observation. Mais, pour obéir à un tel programme, il faut que l’écrivain se considère seulement comme un miroir chargé de nous montrer le plus grand nombre d’objets possible, et cela sans les déformer. En d’autres termes, il faut que cet écrivain s’attache à posséder en première ligne le pouvoir de l’objectivité. Chaque fois donc qu’un romancier ou un poète s’efforce de dissimuler tout à fait sa personne derrière celle de ses héros, il est probable que son esthétique se relie à la doctrine réaliste. Si, avec cela, il prétend ne jamais conclure, s’il débarrasse son œuvre de tout caractère de thèse, en un mot, s’il manifeste cette ambition de placer le lecteur devant les scènes qu’il raconte comme devant la nature elle-même, le doute n’est pas permis sur ces tendances. Ce fut le cas pour Tourguéniev, on le sait. Il disait souvent à son ami M. Taine, qui me l’a répété, employant une métaphore brutale mais bien expressive : « La grande affaire, lorsque l’on compose un roman, est de couper le cordon ombilical entre ses personnage et soi. » Or, la littérature d’observation a, comme les autres, son esthétique spéciale, subordonnée au but qu’elle poursuit, et créée par lui. Tourguéniev n’a pas échappé aux lois de cette esthétique, dont le fonctionnement nous est rendu sensible aujourd’hui par tant d’exemples de nos romanciers.

Le réalisme — et je prends ici ce terme dans son acception la plus haute — paraît devoir aboutir très vite à l’emploi habituel de deux procédés. De fait, nous avons vu à propos des Goncourt que ces deux procédés sont par excellence ceux de nos conteurs contemporains. Le premier consiste dans l’importance extrême accordée à la description, le second dans la préférence donnée au personnage moyen sur le personnage héroïque ou simplement grandiose. Du moment que l’écrivain se propose de montrer clairement ce qui est, ne doit-il pas d’abord noter avec exactitude le milieu où se meuvent ses personnages ? Ce milieu est une cause à la fois et un résultat : une cause, car les choses ambiantes influent profondément sur les caractères, et, depuis l’ameublement jusqu’au climat, il n’est rien qui n’entre pour une part dans la série infinie des petites impressions dont un homme dit : moi ; — un résultat, car la personne humaine tend à se représenter dans les choses qui l’entourent, parce qu’elle tend à s’y prolonger. La chambre où vit un homme devient aussitôt la figure extérieure de ses habitudes et de ses gestes. Les romanciers d’observation sont donc logiques en décrivant avec minutie tout le décor, en apparence indifférent, de l’existence. Ils ne le sont pas moins en s’efforçant de prendre, comme types des classes sociales qu’ils veulent peindre, des personnages moyens. Il y a, en effet, dans toutes les créatures distinguées, une vie d’exception, qui diminue ce que l’on peut appeler leur valeur représentative. A l’être d’un métier ou d’une classe s’adjoint chez elles une personnalité rare et solitaire. Il n’en va pas ainsi du personnage de second ordre. Celui-là s’est soumis à toutes les circonstances générales de son métier et de sa classe, sans avoir l’énergie de réagir contre elles. Il manifeste donc ces circonstances avec plus de netteté. Qu’on se souvienne que l’écrivain d’observation tend à formuler un très grand nombre de petits faits vrais sur la vie humaine, et l’on comprendra que l’objet propre de son analyse doit être cette nature de niveau médiocre, mais qui, par cela même, peut être donnée comme un exemplaire de beaucoup d’autres.

L’un et l’autre procédé a ses avantages, l’un et l’autre a son défaut. Nous assistons aujourd’hui à l’évidente démonstration de ce défaut. Je l’ai déjà marqué, à l’occasion des Goncourt, mais il importe d’y insister : l’abus du procédé descriptif a pour inconvénient d’introduire dans le récit, par un singulier détour, précisément ce caractère personnel, subjectif et déformateur, que l’école de l’observation se propose avant tout d’éliminer. L’écrivain qui entreprend d’exécuter la peinture d’un milieu devrait, en effet, montrer de ce milieu uniquement et précisément ce que ses personnages peuvent en saisir, puisque son ambition est de mettre à nu le lien qui unit ces choses à ces hommes. Pour être plus exact, il regarde lui-même ce milieu avec beaucoup de soin, et, ce qu’il copie ensuite, c’est sa vision d’artiste. Or, il n’est rien de plus différent que cette vision-là de l’incomplète, de la vague hantise d’images qui traverse la tête obscure de l’homme ordinaire. De là dérive, dans la plupart des romans dits réalistes, un étrange déséquilibre que le lecteur réfléchi comprend sans le bien définir. La cause en est simple : si les personnages de ces romans avaient les sens aiguisés et endoloris que supposent les descriptions faites par l’auteur, leur psychologie générale serait tout autre. A un certain état des nerfs qui seul permet certaines perceptions, correspond un état de l’intelligence et de la volonté, et c’est cette correspondance que nos réalistes sensitifs méconnaissent sans cesse. — Semblablement, la mise en scène du personnage moyen ne va pas sans de nombreux dangers. Le principal est que ce personnage moyen finit, entre des mains maladroites, par n’être plus du tout un personnage.

Il serait intéressant de suivre à travers les romans contemporains les dégradations successives, grâce auxquelles cette figure de l’homme ordinaire, choisie d’abord à dessein comme plus significative, est devenue parfaitement insignifiante, et, chose étrange, presque aussi abstraite que celles des personnages de la mauvaise tragédie au XVIIe siècle. A diminuer de plus en plus la part de l’exception et de la singularité, nos romanciers soi-disant réalistes en viennent à détruire dans leurs personnages jusqu’au dernier élément d’une existence propre La suppression des événements rares les conduit à la suppression même des événements quotidiens. C’est l’histoire commune de toutes les théories d’art, fussent-elles d’ailleurs excellentes, quand elles aboutissent au dernier excès de leur principe. Elles l’annihilent en l’outrant. Balzac, dans son Chef-d’œuvre inconnu, a donné le symbole saisissant de cette loi dans ce Frenhofer qui finit, maniaque de sa propre esthétique, par ne plus rien mettre sur sa toile et par y voir tout.

Tourguéniev a pratiqué, lui aussi, d’une manière habituelle, les deux procédés principaux de la littérature d’observation. Il aura dû à ses facultés propres d’abord, puis à la nature même de la société qui lui servit de modèle, d’échapper au double danger que je viens de signaler, — danger que de nos jours de très grands écrivains français n’ont pas entièrement évité. Le charme supérieur de ses descriptions, soit qu’il esquisse un paysage, soit qu’il dessine la physionomie d’un individu, réside en ceci qu’une profonde identité unit sa vision à celle des héros de ses récits. Je me rappelle qu’un jour, et chez M. Taine justement, il résumait ses théories sur ce premier point par un exemple. Le talent descriptif lui paraissait tenir tout entier dans le choix du détail évocateur. Il voulait que la description fût toujours indirecte, et suggérée plutôt que montrée. C’étaient ses termes mêmes, et il nous citait avec admiration un passage de Tolstoï où cet écrivain a comme rendu perceptible le silence d’une belle nuit au bord d’un fleuve, en mentionnant un simple trait : une chauve-souris s’envole. On entend le bruit que font, en se touchant, les pointes de ses ailes… C’est par de semblables détails que Tourguéniev décrit toujours. J’en rapporterai au hasard quelques modèles. Voici d’abord, dans le Roi Lear de la steppe, le tableau d’une forêt en septembre : « Le calme était si grand, qu’on pouvait entendre à plus de cent pas un écureuil sautiller sur les feuilles sèches qui déjà jonchaient le sol, ou bien une branche morte qui, se détachant du faîte d’un arbre, heurtait faiblement d’autres branches dans sa chute, et tombait, tombait, pour ne jamais bouger, dans l’herbe fanée… » Et dans la même nouvelle, je détache ce croquis d’un pêcheur : « Il était assis, immobile, sur la terre nue, tellement immobile qu’à mon approche un petit cul-blanc partit de la vase desséchée, à deux pas de lui, et traversa l’étang à petits coups d’aile en sifflotant. Il fallait donc bien que rien n’eût bougé dans son voisinage… » J’indiquerai encore la série de descriptions qui se trouve dans une nouvelle intitulée ; Apparitions, et ce morceau que Mérimée rappelle quelque part, où les étangs de la campagne romaine, entrevus dans un voyage aérien, sont comparés aux fragments d’un miroir brisé, épars sur un parquet Ces exemples, qu’il serait très intéressant entre parenthèses de rapprocher des descriptions de Flaubert36, suffisent pour faire comprendre le procédé habituel à Tourguéniev. Il laisse la vision ressusciter en lui, puis il note le trait qui surgit le premier et qui est toujours le détail essentiel, celui auquel les autres font comme cortège. Mais pour que cette sorte de résurrection intérieure du détail essentiel s’accomplisse, la volonté n’y doit point avoir de part. Sinon nous sommes obligés de chercher ce détail essentiel par la réflexion et nous risquons de nous tromper. Il faut que les sens aient leur mémoire instinctive, car l’instinct seul est infaillible. Cette mémoire instinctive n’existe que pour des sens vraiment jeunes. Voilà ce qui distingue Tourguéniev des écrivains de notre race : cette jeunesse de la sensation qui lui venait de son sang, de son existence aussi, de ses goûts de chasseur. Il avait vu les lieux et les hommes qu’il décrivait, et il les avait vus pour vivre avec eux, il ne les avait pas regardés afin de les décrire. Il n’avait donc pas à travailler les réminiscences de son système nerveux, il les constatait simplement, et il se trouvait que c’étaient aussi celles qui hantent les songes d’un paysan russe, d’un gentilhomme du steppe, d’une fille de barine. Voilà pourquoi la fusion est complète entre le romancier et ses personnages. Ils ont le même genre d’imagination que lui, car cette imagination est primitive, elle est naïve et spontanée. En décrivant ce qu’il voit des choses, l’auteur se trouve n’avoir fait que copier ce que ses héros en voient Ces héros et lui sont des frères par la virginité, par la simplicité, par l’inconscience de leur mémoire physique.

Cette même jeunesse du tempérament et de la race a préservé Tourguéniev de l’insignifiance, écueil redoutable pour les romanciers qui veulent peindre l’humanité par des personnages moyens.

La différence du regard des peintres s’explique ici par la différence des modèles. Ce qu’un écrivain qui habite Paris rencontre le plus souvent comme échantillon de l’espèce humaine, c’est la créature avortée et flétrie, telle qu’une civilisation vieillissante en produit à foison. Un des pénétrants observateurs de notre époque, Alphonse Daudet, a donné droit de cité dans le langage à ce vilain terme de raté par lequel s’exprime une des notions les plus modernes qui soient Ce malheureux qu’on appelle le raté ne peut apparaître que dans une civilisation très intelligente à la fois et très meurtrière, c’est-à-dire très avancée. Il a dû, en effet, concevoir d’abord un idéal d’existence assez élevé, et en même temps subir une irrésistible, une définitive dépression sous le poids des circonstances. Dans notre société occidentale, la double usure du travail et du plaisir produit aisément ce triste résultat J’en ai indiqué quelques caractères à l’occasion de Madame Bovary et de l’Education sentimentale. Ils se ramènent d’abord à ceci que la multiplicité des petites positions mal rétribuées d’une part, de l’autre l’abondance des plaisirs à bon marché, font de nos grandes villes de prodigieuses machines à fatigue. Ajoutez que ce tarissement des énergies corporelles par la mauvaise hygiène s’accomplit d’une façon d’autant plus complète que la lace a déjà derrière elle un long héritage de labeur. Remarquez combien les âpretés des ambitions déçues et les répétitions des mornes habitudes épuisent vite la sève humaine, et combien manquent d’autre part les sources de renouvellement. Vous comprendrez pourquoi ce type du raté se trouve reproduit avec tant de complaisance par nos peintres de mœurs. Déjà leur esthétique les prédisposait à ne représenter la vie que dans son quotidien, son terre à terre, son médiocre. Il y a une cruelle vérité qu’ils entrevoient à travers cette peinture, à savoir que dans les conditions physiques et morales de nos grandes villes, neuf fois sur dix l’homme moyen est un finissement. La vérité aperçue par Tourguéniev, c’est que, dans une race encore vierge, neuf fois sur dix cet homme moyen est un commencement.

Les principaux exemples qui peuvent servir de preuve à cette thèse sont, à mon avis, le Lavretsky de la Nichée de gentilshommes, le jeune Arcade de Pères et Enfants, le Litvinof de Fumée, le Babourine de Pounine et Babourine et le héros du Journal d’un homme de trop. Pas un de ces personnages dont on doive dire qu’il est hors de la moyenne. Lavretsky est un mari assez piteusement trompé par sa femme, et cela sans éclat, sans coup de théâtre, sans rien qui dramatise son infortune. Assez imprudemment il devient amoureux d’une jeune fille, qu’il ne veut pas séduire, qu’il ne peut pas épouser, et ce second rêve lui fait défaut après le premier. — Arcade est un étudiant naïf qui s’essaye, par suggestion, à devenir le disciple du nihiliste Bazarof, puis il finit par reconnaître son caractère « d’animal apprivoisé » et il épouse la première jeune fille dont les yeux se font un peu tendres pour lui. — Litvinof, que l’auteur nous présente d’abord comme un sage, s’est organisé en effet une destinée heureuse et calme de propriétaire russe. La rencontre d’une femme aimée autrefois l’exalte et le bouleverse jusqu’à l’affoler. Il brise un mariage, depuis longtemps arrangé, de la manière la plus triste ; et ce mariage une fois rompu, il n’a pas la force de déterminer chez celle dont il s’est de nouveau épris un sentiment assez fort pour qu’elle lui consacre sa vie. Il serait à jamais perdu si son ancienne fiancée ne lui pardonnait. — Babourine, esprit étroit et enthousiaste, incarne en lui toutes les inintelligences du révolutionnaire impuissant — L’« homme de trop » est défini par ce seul surnom. C’est un de ces comparses éternels qui ne seront jamais assez énergiques pour imposer leur volonté même dans les plus humbles événements. Il passe à côté de toutes choses sans rien faire que mettre au jour une insuffisance initiale et irrémissible… Certes, ce sont bien là des personnages tels que les exige le roman d’observation, des êtres sans saillie excessive, des créatures à la douzaine, si l’on peut dire, et comme un habitant de Karkow ou de Poltawa en connaît ou en peut connaître beaucoup chaque jour. Pourtant pas un seul de ces personnages ne procure cette impression d’une vie absolument manquée qui s’exhale de l’Education sentimentale de Flaubert. Même quand ils ont pour toujours échoué dans les faits, une puissance intacte demeure en eux qui leur permet de sentît leur souffrance avec une étrange intensité. Ils sont vaincus. Ils ne sont pas usés. Ce sont des inachevés, ce ne sont pas des ratés.

En effet, pour des raisons très profondes, qu’elles soient dues à une intégrité de la puissance vitale, ou bien à une organisation plus simple de la société, tous ces personnages gardent en eux ce qui manque aux médiocres que peint notre roman moderne, — une solitude. Telle qu’elle se présente, ou douloureuse ou mesquine, leur existence n’est pas une œuvre d’opinion. Ils sont ainsi par eux-mêmes. Ils ne se conforment point à un programme d’effet social. Ils ne se comparent point à celui-ci et à celui-là. Si l’on creuse plus avant encore dans la psychologie de l’être avorté, on découvre que cet avortement n’est irréparable que dans l’impression produite sur autrui. Tant qu’un homme respire, il peut agir, s’il veut n’agir que pour lui seul et sans aucun souci de la figure extérieure de ses actes et du jugement porté sur eux. C’est la poésie du Robinson de Daniel de Foë que cette action toute cachée, toute personnelle de la volonté qui se détermine et qui s’efforce en dehors de la réussite d’orgueil ou de vanité. Cette poésie du « quant à soi », les héros de Tourguéniev la conservent invinciblement. Il se trouve que, somme toute, ils ont vécu non pas une vie prescrite par d’autres, mais leur propre vie, et cela les empêche d’aboutir à l’annihilation d’un Frédéric Moreau ou d’un Deslauriers. Ici-bas, la grande affaire n’est pas d’être apprécié ou d’être méconnu, c’est d’avoir goûté par soi-même la saveur amère ou douce des passions, directe et sincère, d’avoir été, en un mot, pendant quelques années, au milieu de l’écrasante nature, cet empire dans un empire dont parle le philosophe, fût-ce un empire destiné à la défaite, — et, en un certain sens, il n’est de destinée manquée que celle de l’homme qui a existé seulement dans l’image que les autres se formaient de lui.

III.
Pessimisme et tendresse

Si Tourguéniev se rattache ainsi à l’école de nos romanciers contemporains par son réalisme et s’il s’en distingue par l’originalité de son esthétique, il est certain qu’il s’en rapproche encore, par son pessimisme et qu’il s’en distingue de même par une nuance nouvelle dans ce pessimisme. Ce mot de pessimisme risquerait de paraître excessif si l’on ne précisait pas dans quel sens il peut être prononcé à l’occasion de Tourguéniev. A prendre ce mot dans sa signification étroite, il est évident qu’il ne saurait s’appliquer à l’auteur de Pères et Enfants. Mais s’appliquerait-il davantage à aucun homme ayant écrit, c’est-à-dire ayant agi ? Le pessimisme total et définitif est incompatible avec une activité quelconque, même la plus faible, puisqu’il implique la conviction que tout est pour le pire dans le plus mauvais des mondes possibles, et qu’une telle conviction aboutit nécessairement au nirvâna des sages de l’Inde ? Des adeptes d’une telle intransigeance de doctrine, vous n’en trouverez pas plus que des fidèles de l’optimisme absolu. Nous ne saurions trop insister sur ce point. Quand nous disons d’un écrivain qu’il est pessimiste, nous signifions par là que son œuvre se résume dans une impression décourageante, comme nous étiquetons du nom d’optimiste celui dont les livres produisent sur nous une impression exaltante. Si l’on examine en son essence tout écrit, roman, drame ou poème, de la lecture duquel on sort angoissé, abattu, dévirilisé enfin, on trouvera au fond cette idée que la vie humaine se termine par une banqueroute et qu’il y a un désaccord intime entre l’âme et la loi des choses. Toute œuvre de poésie qui réconforte s’appuie au contraire sur l’affirmation, inconsciente ou réfléchie, que l’effort sincère a toujours son fruit, en d’autres termes qu’il y a une harmonie initiale et finale entre l’es exigences de l’âme et les nécessités de l’univers. Pour préciser ces formules par des exemples, Hamlet de Shakespeare peut être considéré comme le type d’un drame pessimiste, et le Wilhelm Meister de Gœthe comme le type d’un roman optimiste, quoique d’ailleurs ni Shakespeare ni Gœthe n’aient prétendu rapporter leur travail de création à une doctrine précise. C’est que toute théorie philosophique, même à l’insu du philosophe, enveloppe une certaine sensibilité, et, d’autre part, à toute sensibilité, même chez les plus instinctifs, correspond une hypothèse sur le monde. Par la nuance de ses sentiments, l’artiste se rattache toujours à une métaphysique. Il le sait ou il l’ignore. C’est la grande différence entre les artistes critiques et les autres.

Il est aisé de comprendre pourquoi la littérature fondée sur l’observation abonde nécessairement en oeuvres pessimistes. Cela tient à ce que la sensibilité de l’observateur est presque toujours, et pour des raisons qu’on déduirait à priori, celle que façonnerait le pessimisme théorique, s’il s’imposait à un cœur à travers une intelligence. Et d’abord, qu’une époque ait pour principe de son esthétique l’observation, cela seul suppose que dans cette époque les énergies créatrices sont singulièrement affaiblies. Observer, n’est-ce pas sortir de la vie inconsciente et féconde pour entrer dans l’analyse, dans la réflexion et dans la critique, signe certain que la poussée instinctive diminue ? Et comme à toute diminution de notre force correspond une tristesse, c’est aussi un gage assuré de mélancolie. Si des époques nous passons aux individus, ne trouvons-nous pas que le goût de l’observation apparaît chez eux à l’heure même où les espérances sont moindres ? A l’homme jeune, et qui vit ardemment, ses sensations suffisent Elles se remplacent les unes les autres avec une intensité si continue qu’il n’a pas le loisir de les étudier en détail, ni la curiosité de considérer celles de ses voisins. Plus tard seulement, lorsque le flot des émotions vives commence à tarir, partant lorsque l’aptitude au bonheur s’affaiblit, l’esprit d’analyse installe en nous sa prédominance. Il arrive bientôt que cet esprit d’analyse devient, par son exercice même, une cause de malheur. La sensibilité sociale qui sert à l’observateur d’instrument d’expérience s’affine en lui à mesure qu’il l’emploie. L’œil d’un peintre, grâce à une pratique quotidienne, s’exaspère jusqu’à saisir les plus délicates nuances de la couleur, toute cette impalpable population lumineuse de l’ombre qui flotte dans les scènes de nuit de Rembrandt. L’oreille d’un musicien en arrive à percevoir les distances les plus ténues qui séparent deux sons. Il en va ainsi de toutes nos facultés physiques et morales. Leur fonctionnement exagère leur acuité. L’observateur n’échappe point à la loi commune. L’habitude qu’il prend de suivre en pensée les invisibles détours des motifs, ce qu’il faudrait appeler les clairs-obscurs de l’action humaine, ne fait qu’augmenter en lui le malaise que procure la constatation des vilains égoïsmes et des compromis odieux de conscience. Les confidences que nous ont laissées sur l’état de leur âme, durant leurs derniers jours, des psychologues comme Stendhal et comme Flaubert nous révèlent jusqu’à quel degré d’excitabilité maladive ces contemplateurs étaient parvenus. Et comment n’en serait-il pas ainsi ? Observer l’homme, est-ce autre chose que se démontrer à soi-même le désaccord constant de nos ambitions et de nos efforts, de notre attente et de notre œuvre, de nos prétentions extérieures et de notre indigence intime ? C’est le lieu commun de toutes les philosophies que ce désaccord ; pour l’observateur, cette loi mélancolique cesse d’être une vérité vague et générale, car il en trouve la vérification dans une expérience de tous les jours. Quoi d’étonnant si le pessimisme se rencontre à l’extrémité d’un tel travail ?

Aussi la littérature d’observation a-t-elle abouti chez nos romanciers actuels à un morne désespoir, et il en est de même chez Tourguéniev. Tous ses grands romans, depuis Fumée jusqu’à Terres vierge, et depuis la nichée de gentilshommes jusqu’à Pères et Enfants, depuis les Eaux printanières jusqu’à Dimitri Roudine, se terminent sur une impression d’accablement. La matière habituelle de ses récits est l’histoire de l’avortement d’une espérance. Nul n’excelle plus que lui à tirer un effet d’irrésistible tristesse du contraste entre l’illusion qui s’évanouit et la réalité qui s’impose. Nul n’a mieux saisi et rendu plus perceptible la minute même où ce contraste se découvre. Dans combien d’œuvres de littérature rencontrerez-vous une page plus navrante que celle où se trouve décrite la fuite du héros de Fumée, Litvinof, loin de Bade et de tout ce qu’il a aimé ? Sa fiancée est perdue pour lui et par sa faute, puisqu’il l’a trahie pour Irène, et voici qu’il a été trahi par la trop faible Irène : « Fumée ! Fumée ! répéta-t-il à plusieurs reprises, et soudain tout ne lui sembla que fumée : sa vie, la vie russe, tout ce qui est humain, et principalement tout ce qui est russe. Tout n’est que fumée et vapeur, pensait-il, tout paraît pour éternellement changer. Une image remplace l’autre. Les phénomènes succèdent aux phénomènes, mais, en réalité, tout reste la même chose, tout se précipite, tout se dépêche d’aller on ne sait où, et tout s’évanouit sans laisser de trace, sans avoir rien atteint ; le vent a soufflé d’ailleurs. Tout se jette du côté opposé, et là recommence sans relâche le même jeu fiévreux et stérile… » Ne croirait-on pas entendre les lamentations d’un disciple du vieil Héraclite sur l’universel écroulement de la nature ?… Et, ailleurs, dans la Nichée de gentilshommes, quelle apparition d’une poignante vérité que celle de Lavretsky parmi les arbres du jardin où il s’est cru aimé ! C’est une matinée de printemps. Les feuilles frémissent Le ciel est bleu. Des jeunes gens s’amusent, et, du passé, il ne reste rien qu’un fantôme qui va s’effacer avec la mémoire où il est conservé… — Quel morceau encore que celui où se trouve raconté le suicide de Nedjanof, dans Terres vierges ! Le malheureux s’est affilié, sans trop y croire, à une association politique. Son aristocratie native l’avait dégoûté de sa tâche pendant même qu’il l’accomplissait. Tout est découvert, et il se décide à mourir : « Si quelqu’un me voit, pensa-t-il, peut-être que je remettrai… Mais nulle part ne se montra un visage humain. Tout semblait mort. Tout se détournait de lui, s’éloignait pour toujours, le laissant seul à la merci du destin… Seule, la fabrique lui envoyait sa puanteur et son vacarme stupide, et une petite pluie froide commençait de tomber en gouttelettes très fines et très aiguës. » C’est tout le symbole de la vie sociale au regard du vaincu que ce paysage d’usine, et tout le symbole de la nature que cette pluie glaçante… — Ainsi s’en va encore le Bazarof de Pètes et Enfants. Une piqûre anatomique l’a empoisonné. La femme qu’il a aimée sans en être aimé se tient debout à son chevet ; « Soufflez sur la lampe qui se meurt et qu’elle déteigne, dit-il… Mme Odintsof posa ses lèvres sur le front du mourant… Assez, reprit-il, et sa tête retomba… Maintenant les ténèbres ! » Sans doute l’écrivain semble avoir peur devant cette impression de désespoir final. Il lui arrive alors d’ajouter comme un post-scriptum à son livre. Dans les toutes dernières pages de Fumée, Litvinof se rapproche de sa fiancée. Dans Pères et Enfants, les fleurs qui poussent sur la tombe de Bazarof parlent à ses vieux parents d’une espérance d’au-delà. N’importe ; la couture est trop visible entre ce petit fragment d’après coup et le reste du récit. Ce sont des corrections sans effet de retour en arrière, et qui ne corrigent rien. L’effet total est produit, et il faut avouer qu’il est désespérant.

Mais voici qui distingue profondément le pessimisme de Tourguéniev de celui du premier de nos romanciers actuels, du grand et sombre Gustave Flaubert. Le sentiment de l’inutilité de l’effort humain n’aboutit pas chez l’écrivain russe à la haine de l’homme. Son pessimisme est parfois bien intense, jamais il ne se termine en misanthropie. Il devrait, ce semble, en être ainsi, toujours, car tout pessimisme est une condamnation de la nature qui repose sur un contraste entre l’Idéal et le Réel ; et comme d’autre part l’Idéal est le produit de l’âme humaine, il faudrait, pour être logique, exalter cette âme afin d’avoir le droit de maudire le monde. Il n’en est rien cependant, et les contempteurs de l’univers sont le plus souvent des contempteurs de l’homme. On s’en étonnera moins si l’on réfléchit que le pessimisme est rarement une doctrine raisonnée. C’est un malaise général de la sensibilité, comme un flot de bile injecté dans l’esprit et qui teinte d’une morne couleur tous les objets. Tourguéniev nous présente un spectacle différent et dont l’analogue se trouve en Angleterre dans les romans de George Eliot. Il est pessimiste et il est tendre. La Vision de la fatale caducité de toute existence l’amène à plaindre comme des victimes les pauvres créatures auxquelles a été infligée la vie. Ce n’est point pair des sourires sarcastiques qu’il accueille le troupeau de ses personnages vaincus, c’est par des larmes de pitié. Il ne se moquera ni des égarements de Litvinof, ni de la stérile éloquence de Roudine, ni des infortunes conjugales de Lavretsky, ni des inconséquences de Bazarof. Non ; il les aime, ces écrasés, d’avoir commencé par concevoir un Idéal supérieur de l’existence. Certes, cet Idéal les a déçus, mais le poète les en plaint davantage. Il les écoute. Il les comprend. Il les pénètre. Il se met vis-à-vis d’eux à ce point de vue intérieur qui est aussi celui de chacun de nous quand nous nous jugeons dans la vérité de notre conscience ; et qui de nous ne comprend que, malgré tout, il valait mieux que sa destinée ? Tourguéniev arrive ainsi à envelopper son lecteur d’un attendrissement inexprimable. C’est presque celui dont un amant est possédé devant la confidence d’une femme aimée, qui lui raconte quelque inguérissable malheur de sa vie. A de certains passages de ces romans, l’émotion est si intense qu’il faut fermer le volume et s’interrompre de cette lecture pendant quelques minutes. Le romancier, à travers votre imagination, a : touché la place malade du cœur, et, si légère que soit cette pose de son doigt sur la blessure, on ne saurait la supporter bien longtemps.

A ce frémissement de l’humanité retrouvée par-delà les analyses, à cette sympathie profonde même dans la mise à nu de la misère humaine, à ce don des larmes conservé jusqu’au bout, vous reconnaissez la présence constante ; chez Tourguéniev, de la flamme divine de l’amour. Il est si difficile de la garder intacte, cette flamme réchauffante et tremblante, à travers les dégradations de l’existence moderne ! Que de causes conspirent à l’éteindre en nous ! L’abus de la littérature, la précocité des expériences libertines, l’âpreté de la concurrence sociale, la flétrissure des ironies de conversation, voilà quelques-unes de ces causes, dont la trace est reconnaissable dans l’œuvre de tant d’écrivains de notre époque. Ces cruelles influences furent épargnées à Tourguéniev, grâce à la franchise de ses impressions premières, grâce à la rusticité d’une partie de sa vie, grâce aussi à sa fortune et aux longues années de sa solitude parmi ses paysans. Mais surtout ce qui maintint haute et droite en lui cette flamme de l’amour, ce fut la pensée continue de sa Russie. Tous ses livres semblent avoir été composés pour elle uniquement et dans le but de la servir. Tourguéniev ne fut jamais l’artiste pur, celui au regard duquel la belle phrase est la seule réalité, — sentiment très sage peut-être, mais au fond duquel se dissimule en fait l’horreur de la réalité. Plus que son art encore, il chérit d’une infinie tendresse cette vie russe dont il a décrit, avec une complaisance émue, les songes obscurs, les rêveries inachevées, les décevantes ardeurs. Ce n’était pas là du patriotisme au sens exact où nous entendons ce terme ; c’était une sorte de communion mystique avec le cœur de sa race. Aussi la pitié singulière qu’il manifeste pour ses personnages provient-elle de ce que les uns et les autres portent en eux une étincelle de cette âme russe qu’il aime si étrangement Et lui-même est à ce point éloigné de notre monde occidental par cet arrière-fond de son être, qu’en constatant chez lui le mélange du pessimisme intellectuel et de l’effusion profonde, on se prend à se ressouvenir des religions asiatiques et de cette évolution du bouddhisme qui fit jadis sortir, du nihilisme philosophique le plus absolu, un flot jaillissant d’inépuisable charité.

IV.
Les femmes de Tourguéniev

Ces indications, qui marquent les points par où Tourguéniev se sépare de nos romanciers, seraient incomplètes si l’on n’évoquait ici le peuple charmant de ses femmes. Pour un écrivain d’imagination, c’est d’ailleurs là une épreuve nécessaire. C’est toujours par la création de ses héroïnes que cet écrivain manifeste avec le plus d’évidence le tour particulier de son esprit. Ne sont-elles pas, en dernière analyse, son rêve du bonheur, animé, vivant, rendu réel pour quelques minutes ? L’écrivain se complaît-il à flétrir les figures des femmes de ses romans, à les dévêtir de poésie, à montrer sous la mobilité de leur fantaisie les désordres de leur physiologie, et, dans le fond de toutes leurs tendresses, les exigences de leur système nerveux, tenez pour probable que cet homme a souffert des mensonges de l’amour. Son mépris de la nature féminine est la confession mystérieuse de son cœur. Rencontrez-vous au contraire dans un roman quelqu’un de ces visages dessinés avec une sympathie songeuse, où toute la grâce du doux esprit féminin se joue dans un décor attendri, soyez assuré que l’auteur a conservé à travers sa vie ce respect de l’amour qui dictait à Balzac cette phrase de sa Correspondance : « N’aurai-je donc jamais auprès de moi un de ces doux esprits de femme pour lesquels j’ai tant fait ?… » et quelques années plus tard, accablé par l’expérience, mais non désabusé, il disait : « Je me déshabituerai peut-être de mes idées sur la femme, et j’aurai passé sans en avoir reçu les choses que je lui demandais… » Balzac cependant, comme Tourguéniev, était un romancier d’observation. Tous deux ont essayé de peindre les femmes qu’ils mettaient en scène, avec exactitude et sans lyrisme. Ce n’est ni l’ange ni le démon des romantiques qu’ils nous représentent. C’est la créature vraie et que nous avons vue nous-même, hier, dans le monde ou dans la rue, avec ses gestes menus et ses idées souvent pareilles à ses gestes, avec ses préjugés d’enfant capricieuse, avec ses ruses d’être trop faible, l’étrange compagne, toujours à la veille de devenir ou l’incomparable amie ou l’ennemie invincible… Mais de ce que l’écrivain d’observation traite la femme comme un sujet d’étude sans lyrisme, il ne suit pas qu’il puisse l’étudier ainsi sans émotion propre. Nous supposons aisément que l’observateur abdique tout à fait sa personnalité pour mieux comprendre celle des autres hommes, ses semblables. Il n’en saurait être de même quand il s’agit d’analyser cette subtile, cette décevante nature des filles d’Eve, si éloignée de nous par tant de caractères, et que nous connaissons surtout par notre expérience sentimentale. Oui, la femme que nous avons aimée, celle qui nous a fait souffrir ou qui nous a prodigué le bonheur, nous sert involontairement de type et de modèle quand nous essayons de formuler quelques vérités sur ses sœurs du même sexe. C’est pour cela que les figures féminines esquissées par chaque écrivain lui sont plus personnelles encore que les figures masculines. On pourrait à la rigueur concevoir un Macbeth ou un Othello créé par un autre que Shakespeare ; mais l’Imogène de Cymbeline, mais la Rosalinde de Comme il vous flaira, mais la Miranda de la Tempête, sont des créations sans analogues dans l’œuvre de la poésie humaine. La gloire de Tourguéniev est qu’on puisse dire la même chose des femmes qui traversent ses romans.

Quand on veut résumer la sorte de charme dont ces héroïnes de l’écrivain russe sont parées, c’est le terme de mystère qui vient aux lèvres tout de suite. Cela seul lui donne une place unique parmi les analystes contemporains. Il a gardé devant l’être féminin l’impression de l’inconnu, de la charmante et tendre énigme, qui s’en va du cœur de l’homme avec la chimère des belles, des nobles amours. Tout autour de leurs joues minces il fait flotter cet inexprimable sourire que le plus moderne des peintres de la Renaissance, Léonard de Vinci, promène lui aussi sur la bouche de ses Jocondes, — sourire sur lequel tant de commentaires ont été donnés, et qui ne sera jamais défini, tout simplement parce qu’il est du mystère copié. Il faut, a dit profondément un philosophe, comprendre l’incompréhensible comme incompréhensible. Pareillement, il n’y a pas une des femmes de Tourguéniev dont on ne puisse dire la phrase que prononce un de ses personnages à l’occasion de Lise dans la Nichée de gentilshommes : « L’âme d’autrui, vois-tu, c’est une forêt obscure. » Jamais il ne lui arrive de résoudre ce mystère en une simple analyse de physiologie. Précisément parce qu’il considère cette nuance de demi-teinte comme la marque propre de l’âme féminine, Tourguéniev respecte la pudeur de ses héroïnes ainsi que le ferait l’amant le plus tendrement passionné : Cette pudeur lui apparaît comme un fait psychologique d’une importance souveraine, et il lui semble que de ne pas en tenir compte serait comme une erreur de perspective dans une peinture. Aussi n’y a-t-il pas d’écrivain plus chaste, quoiqu’il ait, lui aussi, montré avec une hardiesse de savant les égarements des adultères et des séductions. Mais nommer avec des mots certaines choses secrètes de l’amour, c’est les flétrir, et Tourguéniev a toujours reculé devant cette flétrissure. Les conversations rapportées par Edmond de Goncourt dans son Journal nous prouvent que cette délicatesse ne se bornait pas à ses livres.

Examinez-les maintenant, les unes après les autres, les femmes dont il les a peuplés ces livres, et voyez comme une ombre demeure dans l’arrière-fond de leurs yeux, cachant la pensée criminelle ou l’infinie douceur, mais toujours impénétrable. Trois types principaux passent et repassent dans ces romans. Voici d’abord celui de la femme perverse, de la Diabolique, comme l’appelait Barbey d’Aurevilly, curieuse et dangereuse créature qui s’empare de l’homme à la manière d’une possession et le conduit par les chemins coupables au déshonneur et à la mort. C’est, dans les Eaux printanières, Marie Nicolaïevna qui s’amuse à ensorceler Dimitri Pavlovich Savine, simplement parce qu’elle le voit rempli d’un véritable amour pour une autre. C’est, dans la Nichée de gentilshommes, Mme Lavretsky, l’adultère souriante, hypocrite et heureuse. Mais nulle part comme dans Fumée, et à l’occasion du personnage d’Irène, le romancier n’a fixé ce caractère de la coquette avec tous ses ondoiements et ses contradictions. Irène n’est pas ici la femme uniquement méchante, car elle aime sincèrement à plaire ; elle a besoin d’être aimée, quoiqu’elle ne soit pas capable d’aimer elle-même jusqu’au don définitif et entier de son être intime. Elle est sincère, même dans ses mensonges, car c’est à elle-même qu’elle ment d’abord. Elle a soif tout ensemble et horreur de trop sentir. Que veut-elle ? Que ne veut-elle pas ?… Elle a connu Litvinof quand elle était jeune fille, elle l’a aimé, puis elle s’est mariée avec un autre, en proie à un appétit de la haute vie qu’elle ne peut vaincre Elle retrouve son ancien ami et se reprend à lui faire la cour. Oui, c’est elle qui va vers lui, prodiguant les aveux, prodiguant les espoirs, jusqu’à ce qu’il lui sacrifie la jeune fille qu’il allait épouser. Elle lui doit sa vie maintenant, et il lui demande de fuir avec lui. Mais ce sacrifice suprême, elle ne veut pas le faire Que dis-je ? Elle ne peut pas. Une obscure influence est sur elle qui l’empêche d’aller jusqu’au bout de la passion, et son désir s’arrête à mi-chemin de l’amour qu’elle sacrifie de nouveau, à quoi ? à la misère de luxe… On pose le livre, on ferme les yeux, on voit apparaître la créature adorable et dangereuse, avec son sourire qui promet la tendresse, avec ses regards qui révèlent une âme effrénée, avec sa pâleur qui dit l’émotion sincère, — et cependant elle n’aime pas, elle ne peut pas aimer. Et une question se pose, un pourquoi auquel le romancier ne répond pas, auquel il ne doit pas répondre, car cette créature est une énigme pour elle-même, et on ne la montre telle qu’elle est qu’en ne montrant pas tout ce qu’elle est, puisqu’elle s’ignore et s’ignorera toujours, âme incertaine et mouvante comme l’eau, troublée comme elle, et comme elle insondable au songeur qui se penche sur elle et ne sait plus s’il n’y a pas un mort dans cet abîme. — En regard des coquettes, il faut placer les mystiques. Elles sont rares dans les romans de nos écrivains, elles abondent dans ceux de Tourguéniev. Les plus saisissantes sont la Sophie Vladimirovna d’Etrange histoire, la Machourina de Terres vierges et la Clara Militch d’Après la mort. Celles-là sont des âmes religieuses qui ont besoin de mettre leur existence en accord avec un Idéal et qui vont cherchant la paix du cœur : la première, dans le dévouement insensé à un prophète de carrefour, mi-féroce, mi-idiot ; la seconde, dans les héroïsmes criminels d’une conspiration politique ; la troisième, dans le suicide ! Jamais on n’a montré avec plus d’intensité le pouvoir d’enthousiasme qui fait les saintes et les martyres, et la sorte d’égarement désespéré dont il s’accompagne. « Paix à ton cœur, pauvre être incompréhensible », dit le romancier à propos de Sophie Vladimirovna. Un désordre organique suffit-il en effet à expliquer cet appétit déréglé du sublime ? N’y a-t-il pas, dans la fièvre exaltée de ces victimes, dans leur besoin de l’au-delà, un je ne sais quoi de plus réel peut-être que notre science, de plus raisonnable que notre raison ? — Et de même encore, il y a de l’incompréhensible dans les plus touchantes de ces femmes de Tourguéniev, dans ses Antigones, car, lui aussi, comme le poète Shelley, il a aimé cette divine image de la pitié, du courage, de la pureté. C’est une Antigone que la Marianne de Terres vierges qui suit Nedjanof si simplement, si noble ment. C’en est une que Lise, dans la Nichée de gentilshommes. Ces deux jeunes filles apparaissent comme le symbole adorable de tout ce qui peut tenir de sincérité dans un cœur délicat et fragile. Mais toujours, même dans le fond de ces êtres charmants, le romancier montre quelque chose d’inexprimable et d’inaccessible. Ou dépravée, ou égarée, ou sublime, la femme est ainsi à son regard : un univers à part de nous, une personne solitaire en son essence et inabordable à notre analyse, peut-être à notre amour, si ce n’est dans de rares minutes et par un de ces hasards de la destinée qu’il ne faut pas même souhaiter. Ils ne durent pas. Et comment se consoler d’avoir vu, d’avoir étreint le bonheur, pour le perdre ensuite, à jamais ?

Cette vision si particulière de Tourguéniev s’explique par deux raisons. La première réside dans la nature même de la femme russe, que le romancier a copiée de son mieux et que tous ceux qui l’ont connue s’accordent à représenter comme une créature déconcertante, énigmatique, aussi malaisée à définir qu’à oublier. La seconde raison doit être cherchée dans l’âme même de l’écrivain. A travers toutes les analyses que nous venons de faire, comment se montre-t-elle à nous, cette âme du grand artiste ? Nous l’avons vue à l’extrémité de toutes ses idées rencontrer le vague, l’indéfini abîme du rêve. C’est ce goût du rêve qui a inspiré à ce réaliste des nouvelles comme Apparitions et comme le chant de l’Amour triomphant, dont la mysticité rappelle la Ligeia ou la Morella d’Edgar Poe. C’est ce pouvoir du rêve qui l’a sauvé des misanthropies desséchantes du pessimisme. C’est lui encore qui le fait demeurer en présence de la femme avec cette émotion, ce respect, cet étonnement. Le rêve, ainsi compris, n’a rien de commun avec les songeries heureuses de l’adolescent à qui ses désirs teintent la vie de couleurs roses37. C’est bien plutôt le frémissement tragique et douloureux de l’homme qui sent que notre univers est un miracle continu, que toute réalité plonge dans une nuit ténébreuse. C’est, si l’on veut, la vision constante de ce que les positivistes appellent l’inconnaissable, aperçu comme source et comme aboutissement de tout ce qui est.

Une telle vision se retrouve à l’origine de chaque race, mais l’œuvre de la vie sociale est de nous en distraire. Eparse dans mille curiosités de détail, la pensée du civilisé se soucie peu que le monde soit ou non explicable en sa racine, et que chaque vie humaine soit une comédie jouée sur le bord d’un gouffre de mystère. C’est en ce sens-là qu’on peut dire que l’esprit d’analyse est justement le contraire du rêve. Chez Tourguéniev, ces deux éléments se rencontrent cependant et se mélangent, et il arrive que le second, celui qui n’est pas acquis, transforme insensiblement le premier. Les idées sont bien puissantes par elles-mêmes. Il y a quelque chose de plus puissant qu’elles : c’est l’esprit qui les admet, qui se les assimile et qui les tourne en sa substance propre. Il y a quelque chose de plus puissant encore que l’esprit : c’est la race, dont cet esprit n’est que l’ouvrier d’un jour. Heureux les hommes qui peuvent, comme Tourguéniev, se rendre, en mourant, cette justice, qu’ils ont été de bons serviteurs de l’œuvre à laquelle leur race travaille ! Heureux surtout s’ils ont vu justement quelle était cette œuvre !

Appendice N
L’esthétique de l’observation : — Sous l’œil des Barbares 38.

I

Dans l’école de l’observation, le roman que M. Maurice Barrès publie avec ce titre : Sous l’œil des Barbares, appartient au groupe du roman d’analyse. Mon goût est vif pour ces sortes d’ouvrages. J’avouerai même qu’aujourd’hui je n’ai de goût véritable que pour eux, peut-être parce que ce sont les seuls dont je ne crois pas que l’on puisse donner une rhétorique. J’y retrouve, en outre, l’emploi de toutes les qualités qui circulent à travers notre littérature, et auxquelles nous devons les chefs-d’œuvre de notre art vraiment national. Qu’étaient-ce que les tragédies de Corneille et de Racine, que les comédies de Molière, sinon des morceaux d’analyse dialogués et dramatisés ? Imaginez que La Bruyère eût mis en action tel ou tel de ses portraits, La Rochefoucauld telle ou telle de ses maximes, le roman d’analyse eût seul satisfait leur besoin de vérité morale, leur curiosité des motifs secrets des actions humaines, leur goût d’y voir clair dans les rouages compliqués du sentiment. Si Pascal, celui des Pensées et celui surtout des Discours sur les passions de l’amour, avait consenti à s’engager sur le frivole et dangereux chemin de la littérature d’imagination, c’est encore vers le roman d’analyse que ses facultés de psychologue subtil et visionnaire l’auraient entraîné. Que sont la plupart de ces Mémoires dont nous sommes à juste titre si fiers, sinon des matériaux tout trouvés pour le roman d’analyse, depuis ceux du cardinal de Retz jusqu’à ceux de Mme Roland, en passant par le livre de la Grande Mademoiselle, où se rencontre une histoire de la séduction de la princesse par Lauzun, digne des Liaisons dangereuses ? Et puisque j’ai nommé ce dernier ouvrage, quels sont presque tous les chefs-d’œuvre du roman français avant Balzac ? Des livres d’analyse. Jugez plutôt : la Princesse de Clèves, Manon Lescaut, ces mêmes Liaisons, Marianne, et puis René, Obermann, Adolphe, le Rouge et le Noir. C’est la portion la plus originale peut-être de notre héritage littéraire, celle qui ne doit rien ni au profond rêve du Nord, ni au pittoresque lumineux du Midi, le produit propre d’une race raisonneuse et sensible, lucide jusque dans la passion, et trop sociable pour ne pas attacher une importance extrême au détail des caractères. Moralistes et conteurs, nous le sommes par toutes les traditions de notre moyen âge. Nous le demeurerons malgré toutes les métamorphoses de notre art national, tant qu’il y aura des hommes pour écrire en français, et par conséquent pour penser français.

Il y a eu cependant depuis cinquante ans une apparente éclipse du roman d’analyse, et par un contraste inexplicable au premier abord, cette éclipse a coïncidé avec un développement extrême, presque exclusif, du genre romanesque. La raison de cette anomalie me paraît résider dans l’influence d’un artiste très exceptionnel, Balzac. Pareil à tous les génies très puissants, il a donné à la forme d’art choisie par lui une telle ampleur, une si riche variété, qu’elle a momentanément jeté de l’ombre sur tout ce qui n’était pas elle, si bien que l’école de l’observation a paru s’absorber tout entière dans le roman de mœurs. Il importe de se souvenir, quand on parle de Balzac, qu’il est arrivé au roman à travers Geoffroy Saint-Hilaire et Walter Scott. Le conteur écossais lui donna l’idée d’écrire des romans qui fussent des chroniques, et dans les confidences que Daniel d’Arthez fait à Rubempré (Illusions perdues) on trouve ce projet d’une histoire des mœurs françaises à travers les âges distribuée en une série de récits imaginaires. Le livre sur Catherine de Médicis demeure, dans la Comédie humaine, comme un témoignage de cette curieuse ambition, qui se transforma, sous l’influence du savant naturaliste, en un rêve d’écrire la chronique de la vie française au XIXe siècle. Voici par quel étrange détour : Geoffroy Saint-Hilaire avait proclamé la théorie de l’unité de composition, et Balzac raconte dans la préface générale de la Comédie humaine les conclusions qu’il sut tirer de cette doctrine : « Il n’y a qu’un seul animal. Le créateur ne s’est servi que d’un seul et même patron pour tous les êtres organisés. L’animal est un principe qui prend sa forme extérieure, ou, pour parler plus exactement, les différences de sa forme, dans les milieux où il est appelé à se développer. Les espèces zoologiques résultent de ces différences… Je vis que, sous ce rapport, la société ressemble à la nature. La nature ne fait-elle pas de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie ?… » Ces variétés humaines, ces espèces sociales apparurent au grand écrivain comme une matière à une peinture aussi variée qu’elles-mêmes. Il accepta d’être leur chroniqueur au lieu d’être celui des époques passées, et il conçut la transformation du roman de mœurs, à la lumière de ces idées. Seulement, intelligence trop riche, imagination trop féconde pour s’emprisonner dans un genre, il introduisit dans le moule du roman de mœurs la poésie avec Séraphita, la physiologie avec la Cousine Bette et la Femme de trente ans, l’analyse enfin, et incomparable, dans Louis Lambert, dans la Muse du département, dans vingt de ces livres qui déconcertent l’esthétique par le paradoxe d’art qu’ils réalisent. Le génie est seul capable de concilier ainsi toutes les contradictions. Napoléon, qui fut le premier des généraux, ne se montra-t-il pas un législateur de premier ordre ? Quel peintre surpassa en talent plastique Léonard, ce mathématicien ? Quel poète fut plus poétique et plus songeur que Gœthe, cet administrateur et ce philosophe ? Ces glorieuses exceptions attestent que la complexité de l’esprit égale parfois celle de la nature. Il ne s’ensuit pas que nous puissions les ériger en lois ni méconnaître les différences profondes qui séparent les formes diverses de l’art, comme les catégories du talent.

Pour nous en tenir au problème du roman d’observation, il est certain qu’en dépit de la Comédie humaine, il y a un roman de mœurs d’une part, un roman d’analyse psychologique de l’autre, et, sans même recourir à de trop faciles exemples, un peu de réflexion l’atteste. Il suffit de constater que toute créature humaine est, par quelques côtés, le produit d’un milieu et d’une classe qu’elle représente, — par d’autres, une personne solitaire dans cette classe, originale dans ce milieu. En un mot, nous appartenons à une société et nous possédons un caractère. Suivant que l’écrivain se propose de peindre les côtés par lesquels nous ressemblons aux autres échantillons de notre groupe, ou ceux qui nous en distinguent, il devra procéder d’une manière très différente. Dans le premier cas, il lui faudra choisir des personnages moyens, parce qu’ils sont les plus représentatifs des habitudes d’un milieu, engager ces personnages dans des situations telles qu’il s’en rencontre beaucoup, multiplier les types pour mieux rendre les variétés diverses de la classe, — et voilà quelques-unes des règles du roman de mœurs toutes posées. Nous les avons vérifiées, au cours de ces études, à propos de Flaubert, des Goncourt et de Tourguéniev. Si, au contraire, le romancier se propose d’éclairer des nuances du cœur et du caractère, de montrer à nu le travail intime qui s’accomplit dans la genèse des passions, dans les conflits des sentiments, il devra choisir les personnages chez lesquels cette vie intérieure soit la plus ample, ceux dont l’individualité ait su demeurer plus forte que le milieu. Il préférera les situations rares, les crises singulières, parce que l’arrière-fond de l’homme s’y montre plus complètement. Il évitera la multiplicité des types, parce que la forte vie inférieure suppose que notre sensibilité se concentre sur un très petit nombre d’êtres. Comparez maintenant Adolphe et l’Education sentimentale, l’œuvre de l’écrivain le plus résolument analytique à l’œuvre de l’artiste le plus intransigeant d’entre ceux qui oui suivi Balzac, et dites si ces deux types du roman d’analyse et du roman de mœurs ne font pas apparaître aussitôt l’antithèse qui sépare l’un et l’autre genre ?

Dans ces trente dernières années, comme je le disais tout à l’heure, il est indiscutable que le roman de mœurs a fleuri chez nous avec une abondance telle que la littérature d’observation a paru s’absorber en lui tout entière. Il y a eu à cela d’autres raisons encore que l’influence de Balzac. La première, c’est que des talents de premier ordre ont adopté cette formule et en ont tiré de très beaux livres. Ce sont là des hasards qui font de l’histoire d’une littérature quelque chose de très illogique, un continuel démenti infligé aux plus sagaces prévisions. Si MM. Zola et Daudet ne s’étaient pas rencontrés dans la même génération, supérieurement doués l’un et l’autre, et l’un et l’autre convaincus de l’excellence du roman de mœurs, la tradition du roman d’analyse aurait sans doute repris sa part d’influence sur les jeunes écrivains. Mais des œuvres aussi complètes, aussi fortes que l’Assommoir et que le Nabab exercent une inévitable propagande d’imitation, d’autant plus que le roman de mœurs est aussi le genre qui semble convenir le mieux à une époque démocratique et très civilisée, où les vigoureuses individualités se font rares, où la culture moyenne est l’habitude, où radoucissement de l’existence se résout en banalité. C’est de quoi expliquer la vogue extrême que cette forme d’art a obtenue dans la génération d’après la guerre de 1870, vogue trop passionnée pour qu’elle ne fût pas suivie d’une réaction. Il est à remarquer, en effet, que tout genre littéraire succombe par son succès comme toute chose vivante. Accomplissement et achèvement sont synonymes. Cela tient-il à une loi générale de l’évolution ? Faut-il voir là simplement une preuve de l’inguérissable inquiétude qui pousse l’âme humaine à toujours changer ? Ou bien chaque forme d’art ne comporterait-elle qu’un certain nombre d’œuvres à réaliser, et une fois ces œuvres réalisées, la nécessité de renouveler cette forme pour fuir la manière s’imposerait-elle aux esprits vraiment créateurs ? Ou bien encore les nouveaux venus désespérant d’égaler leurs aînés sur un certain terrain, s’en choisissent-ils un autre par ambition, sur lequel ils ne trouveront pas à côté d’eux ces trop redoutables rivaux. Quoi qu’il en soit, nous commençons d’assister à une renaissance du roman d’analyse dans la génération nouvelle. Cette renaissance se manifeste par de nombreux symptômes, dont le plus remarquable est l’adhésion à cette formule d’un grand artiste, le plus remarquable qui ait paru depuis MM. Zola et Daudet, j’ai nommé Guy de Maupassant. Après avoir, dans Une Vie, dans Bel-Ami, dans Mont-Auriol, donné des exemplaires très vivants du roman de mœurs, il a écrit Pierre et Jean, montrant ainsi combien est souple cette forme du roman d’analyse et comme elle se prête aux tentatives les plus hardies, les plus dramatiques. Cela ne veut pas dire qu’il ne se publiera pas dans l’avenir de nouveaux romans de mœurs ni que l’enquête entreprise par les historiens des espèces sociales ait fini son œuvre. L’une et l’autre forme peuvent et doivent prospérer côte à côte. Mais il est bon que l’observation interne, celle qui se préoccupe du détail singulier, des caractères originaux, de la psychologie et, par suite, des problèmes moraux reprenne sa place à côté de l’autre, de cette observation qui s’attache uniquement aux effets, à la couleur de la vie sans chercher les causes. L’une et l’autre forme ont des défauts. Le roman d’analyse a pour écueil l’abstraction, le roman de mœurs aboutit trop aisément à l’absence de pensée. L’exemple de l’un ne peut qu’aider au redressement de l’autre.

II

Le livre de M. Maurice Barrès, Sous l’œil des Barbares, est certainement un des plus remarquables parmi les essais de rajeunissement de cette vieille forme du roman d’analyse. J’ajouterai tout de suite qu’il est gâté par un défaut, suffisant pour que le lecteur ait presque le droit de ne pas en apercevoir les qualités. Il n’est pas clair, de cette clarté que nous devons introduire même dans les plus compliquées et les plus subtiles de nos études, de cette clarté qui se rencontre dans les pages les plus savantes de Pascal et de La Rochefoucauld, de Stendhal et de Benjamin Constant. En outre, l’auteur, qui est jeune encore et dont c’est le premier long ouvrage, traverse cette phase inévitable de la préciosité dans l’expression. Il ne lui suffit pas d’écrire juste, il veut écrire d’une manière rare. Il en résulte que parfois il écrit d’une manière contournée. Mais il convient de faire crédit au talent qui débute et de reconnaître que celui-ci semble infiniment subtil et distingué. Ce que j’aime, pour ma part, dans ce premier volume, c’est un souci passionné de la vérité morale, une acuité surprenante dans la vision intérieure, une saveur de pathétique intellectuel qui rappelle par instants l’Amaury de Volupté. Dîtes si Sainte-Beuve, le Sainte-Beuve à la fois âcre et mystique, sensuel et frémissant, des premières années n’aurait pas reconnu une âme de sa race dans le jeune homme capable de peindre de cette manière l’ami rêvé, le confident souhaité de sa détresse intime : « Je voudrais pleurer, être bercé ; je voudrais désirer pleurer. Le vœu que je découvre en moi est d’un ami, avec qui m’isoler et me plaindre… Le soir, tous soirs, sans appareil, j’irais à lui. Dans la cellule de notre amitié, fermée au monde, il me devinerait, et jamais sa curiosité ou son indifférence ne me ferait tressaillir. Je serais sincère, lui affectueux et grave. Il serait plus qu’un confident, un confesseur. Je lui trouverais de l’autorité. Ce serait mon aîné, et pour tout dire, il serait à mes côtés, moi-même plus vieux. Telle sensation dont vous souffrez, me dirait-il, est rare, même chez vous. Telle autre que vous prêtez au monde vous est une vision spéciale. Analysez mieux. Nous suivrions ensemble du doigt la courbe de mes agitations. Vous êtes au pire, dirait-il, l’aube demain vous calmera. Et si mon cerveau, trop sillonné par le mal, se refusait à comprendre, et, cette supposition est plus triste encore, si je méprisais la vérité par orgueil de malade, lui, sans méchantes paroles, modifierait son traitement. Car il serait moins un moraliste qu’un complice clairvoyant de mon âcreté… Dans mes détestables lucidités et expansions, il saurait me vêtir d’ironie pour que je ne sois pas tout nu devant les hommes. La sécheresse, cette reine écrasante et désolée qui s’assied sur les cœurs des fanatiques qui ont abusé de la vie intérieure, il la chasserait. À moi qui tentai de transfigurer mon être en absolu, il redonnerait peut-être l’ardeur si bonne vers l’absolu… Ah ! quelque chose à désirer, à regretter, à pleurer, pour que je n’aie pas la gorge sèche, la tête vide et les yeux flottants, au milieu des militaires, des curés, des ingénieurs, des demoiselles et des collectionneurs !… » Je ne sais si je me trompe, mais il me semble trouver dans cette page, à côté de quelques détails d’un énervement trop volontaire, — ainsi la dernière ligne, — une notation d’une finesse remarquable et d’un accent si personnel qu’à lui seul il définit toute une sensibilité.

La genèse d’une sensibilité, — tel est, en effet, l’objet de ce roman dont le titre énigmatique résume bien toute l’inspiration. Les barbares, — ce sont tous ceux que Flaubert appelait avec fureur des bourgeois, Henri Heine des philistins, — les êtres qui, n’étant pas de la même race morale que l’artiste très raffiné, constituent cependant la société dans laquelle cet artiste doit se développer. Ces barbares font des mœurs que l’artiste doit subir, ils élaborent une opinion publique à laquelle son amour-propre malade ne lui permet pas d’échapper. Il les méprise et il souffre de leur déplaire. Ce mépris et ces souffrances constituent, avec le tableau des incertitudes intimes qui en résultent, la matière du livre de M. Barrès. Résumer un ouvrage de ce genre est toujours une tâche difficile. Ce résumé est rendu impossible ici par la facture même du roman. L’auteur a supprimé de parti pris tout fait extérieur, toute précision individuelle. Chacun des chapitres étudie un état de l’âme, et, sous le titre de Concordances, quelques lignes le précèdent qui établissent de la manière la plus sèche l’événement d’où est né cet état de l’âme. D’un bout à l’autre, le héros demeure anonyme. Nous savons qu’il est un jeune homme de ce temps-ci, qu’il a été élevé dans un lycée de province où il a lu beaucoup de livres, puis qu’il est venu à Paris et qu’au moment où nous sommes il a environ vingt-cinq ans. De sa famille, de son hérédité, de ses camarades, des menus détails circonstanciés qui forment l’état civil d’un caractère, nous ne connaissons rien. Visiblement le romancier a été préoccupé par l’Imitation, qui nous donne, en effet, la psychologie minutieuse d’une âme de moine, sans s’inquiéter des circonstances spéciales parmi lesquelles a grandi cette âme. Mais, et c’est là une première réserve à faire sur le livre de M. Barrès et qui explique cette absence de clarté parfaite que je signalais tout à l’heure, si un tel procédé est excellent lorsqu’il s’agit de la sensibilité d’un solitaire, retiré hors du siècle et soustrait aux influences du dehors, il n’en va pas ainsi lorsqu’il s’agit d’un jeune homme de nos jours, lancé en plein courant de vie extérieure, surtout lorsque ses souffrances intimes ont pour cause un conflit habituel avec cette vie extérieure. D’ailleurs, et d’une manière générale, un état de l’âme n’est-il pas comme une fleur qui suppose une tige, des racines, un terrain ? Le botaniste des esprits ne saurait expliquer la fleur sans nous montrer ces causes profondes. Nos maîtres n’ont jamais manqué à ce principe. Sainte-Beuve a justifié de la sorte son Joseph Delorme, Fromentin son Dominique, M. Taine son Graindorge. Le roman d’analyse, disais-je, a comme danger l’abus de l’abstraction ; il risque de perdre aisément la couleur de la vie. Il importe donc de marquer avec une force, plutôt exagérée, le dessin des circonstances réelles qui ont rendu possible, nécessaire même, la nuance du caractère ou du cœur, objet de notre analyse. C’est pour avoir négligé de parti pris ce dessin que le roman de M. Barrès peut revêtir des allures d’énigme au regard de ceux qui se représentent mal ce que doit être un lettré de vingt-cinq ans, en 1888, à Paris.

Cette erreur d’artiste est, à mon sens, d’autant plus regrettable que la psychologie du roman demeure, en son fond, d’une grande justesse, et qu’elle jette le jour le plus vif sur une maladie morale assez habituelle dans notre âge d’extrême civilisation. C’est un cas entre vingt autres du dangereux abus de la littérature, ou mieux, comme il a été dit au cours de l’essai sur Flaubert, de la pensée. Un adolescent imaginatif et ardent, de sensibilité précoce et facilement désordonnée, se trouve mis en présence des livres qui expriment toutes les nuances de passion élaborées par les plus séduisants génies, et les plus troubles. Ce jeune homme dévore tour à tour Balzac et Musset, Shakespeare et Henri Heine, Stendhal et Baudelaire, Benjamin Constant et Renan, Pascal et Laclos. Les hasards des lectures d’un enfant avide ont de ces contrastes. Il promène son intelligence à travers les conceptions les plus subtiles et les plus coupables de la souffrance et du bonheur, de l’amour et de la mort, de l’homme et de la femme, de la nature et de la société. Cette promenade n’est pas seulement intellectuelle. L’adolescent possède en lui les germes de tous les sentiments dont il rencontre la description. Par l’imagination il force ces germes à éclore. Il devance l’expérience de la vie et il s’attribue les passions qu’il n’a pas éprouvées encore, avec une énergie d’imitation qui parfois outre le modèle. Il est libertin, sceptique et romanesque avec Rolla, lucide et cruel avec Adolphe, religieux et dilettante avec Renan, ambitieux et philosophe avec Balzac, mystique et dégradé avec Baudelaire. En attendant il quitte son auteur préféré pour composer un discours, étudier la géométrie, préparer un examen. Il mène comme deux existences, l’une où il se pavane parmi les pires hardiesses des passions viriles, l’autre où il s’applique à des besognes d’écolier. La première, l’irréelle, absorbe toutes les forces de son cœur. La seconde, la réelle, n’atteint pas le vif de cet être, arraché à lui-même par la chimère. Dans cet étrange état de dédoublement, la sensibilité vraie, celle qui nous attache à des créatures particulières, que nous voyons, que nous connaissons, à des objets concrets et précis, cette sensibilité naturelle et qui est celle du paysan comme du grand seigneur, ne se développe plus. A la place, grandit la sensibilité factice, acquise et comme greffée, qui nous fait jouir et souffrir comme l’autre, mais dans des conditions tout imaginaires. La personne solide, active et utile, que nous pourrions, que nous devrions être, se trouve comprimée, et une personne artificielle et composite grandit en nous, qui n’a pas de milieu ni d’atmosphère, si l’on peut dire, et qui, cependant, est contrainte d’agir et de vivre.

III

Cette rencontre entre l’âme artificielle et l’action a été souvent peinte depuis la première monographie qu’en a donnée dans Werther ce connaisseur averti des périls de la trop grande culture qui fut Gœthe. L’originalité du roman de M. Maurice Barrès réside en ceci qu’il a montré cette âme artificielle, non seulement comme incapable de vouloir, mais comme incapable de produire en elle-même un sentiment complet. Déjà, le journal intime de Benjamin Constant nous avait étalé le spectacle, presque tragique, d’une sensibilité décomposée, dans laquelle toutes les puissances de l’amour sont mortes et toutes les puissances de la douleur vivantes de la vie la plus intense. Ce n’est pas l’égoïsme, ou du moins c’est un égoïsme bien spécial, puisque l’homme ne saurait s’aimer lui-même et qu’il peut tant souffrir par autrui. C’est la plus affreuse sécheresse pourtant et la plus détestable, puisqu’il ne peut pas se donner, se complaire dans cet autrui. On trouvera dans le livre de M. Barrès des pages d’une acuité singulière sur une décomposition semblable du cœur. Comme le Benjamin Constant du journal, son héros anonyme est un affamé d’émotion chez lequel toutes les émotions avortent, un sentimental qui ne sait pas aimer. Comme Benjamin, il est lucide dans son martyre, il reconnaît la cause première de sa maladie, qui vient d’avoir toujours été préoccupé de ses sentiments propres beaucoup plus que des êtres qui les lui inspiraient : « À vouloir me comprendre, dit-il, les plus subtils et les plus bienveillants ne peuvent que tâtonner, dénaturer, ricaner, s’attrister, me déformer enfin, comme de grossiers dévastateurs, auprès de la tendresse, des restrictions, de la souplesse, de l’amour, enfin, que je prodigue à cultiver les délicates nuances de mon moi… » Et ailleurs : « Je fus trop acharné à vérifier de quoi était faite mon ardeur. Pour m’éprouver, je me touchai avec ingéniosité de mille traits aigus d’analyse, jusque dans les fibres les plus délicates de ma pensée. Mon âme en est toute déchirée. Je fatigue à la réparer… » Et encore : « Ah ! lui disait son amie en gémissant, tu sais trop de choses avant les initiations. Je pense que tu écoutas ce qui monte du passé et les morts t’auront mangé le cœur… — Mais, voyez donc, répondit-il, que je suis las, las avant l’effort, et que j’ai peur. Bercez, calmez mes caprices, amie, et souffrez que je ne ni échappe pas à moi-même. » Ces phrases douloureuses, dans ce qu’elles renferment d’idolâtrie pour ce « moi » à la fois impuissant à se renoncer et à se satisfaire, contiennent le dernier mot du mystère que présente une pareille sensibilité. L’âme artificielle a déployé tant de subtilité dans la construction et la complication de son artifice, qu’une fois reconnu son mal, cette impuissance à rien aimer vraiment, elle préfère ce mal de distinction et de raffinement à la guérison. Les Adolphes — pour généraliser le nom du type le plus caractérisé de l’espèce — sont comme des Narcisses de leur propre misère, toujours en train de suivre leur agonie dans le miroir que leur offre leur analyse, et cependant ils meurent vraiment. Cette agonie n’est pas une attitude. Ce ne sont pas des comédiens, car ils ne se préoccupent pas d’un effet à produire. Ce sont des martyrs sans Dieu et sans foi, et pourtant des martyrs. L’orgueil et la curiosité, ces deux grands péchés intellectuels, les détournent de chercher la fin de leur tortures morales, et la sincérité de ces tortures n’est pourtant pas douteuse. « Il n’y a qu’un remède à la tristesse », disait un Père de l’Eglise, c’est de ne pas l’aimer. » Le psychologue qui a écrit Sous l’œil des Barbares n’a pas négligé de marquer ce trait : « Tristesse ! tu m’intéresses aujourd’hui plus que les fabricants de pilules qui te vaincront par la chimie !… » Et, en fermant cette monographie douloureuse d’une maladie qui n’est pas nouvelle, mais qui a été peinte par M. Barrès avec une saisissante couleur contemporaine, je pense par contraste aux Mémoires de ce Gœthe, dont je citais le nom tout à l’heure, et à son entrevue avec le jeune Plessing, dont le cas, à travers des différences sans nombre de temps, de race et de pays, offre avec celui-ci une étonnante analogie, ce qui prouve, entre parenthèse, que si cette pauvre âme humaine s’évertue à se compliquer, elle ne change guère. « Il n’avait », dit Gœthe, « jamais pris garde au monde extérieur. Formé par des lectures, il avait tourné sur lui-même toute sa force et tout son amour. De la sorte, ne trouvant dans les profondeurs de son être aucune jouissance productive, il s’était porté comme une mortelle atteinte. » Gœthe, qui s’était guéri lui-même d’une détresse analogue, essaya de communiquer son hygiène intime à ce jeune homme trop pareil à ce qu’avait été son Werther :

« Je lui affirmai que l’on ne se guérissait d’un état moral douloureux, d’une sombre hypocondrie, que par la contemplation de la nature et par un intérêt sincère au monde extérieur. Je lui fis observer que déjà le rapport le plus général avec la nature, l’activité du jardinier ou du laboureur, du chasseur ou du mineur, arrachait l’homme à lui-même. L’application de l’esprit à des phénomènes réels nous procure peu à peu le contentement, la clarté, l’instruction. C’est ainsi que l’artiste qui s’attache fidèlement à la nature, tout en travaillant à son développement intérieur, est dans la voie du salut… »

Gœthe est obligé de convenir que ses discours restèrent sans effet sur le malade qui l’écoutait et qui, ne comprenant pas l’admirable profondeur de ce simple conseil, y apercevait une diminution de sa personne. C’est qu’il n’existe pas ici-bas, hors de la vie vulgaire, de thérapeutique morale et que l’œuvre de notre perfectionnement intérieur est chose personnelle à chacun de nous. Voilà pourquoi je ne reprocherai pas à l’auteur de Sous l’œil des Barbares de n’avoir pas terminé son livre par l’indication d’un salut possible. D’ordinaire, le sort se charge d’imposer ce salut aux malades de cet ordre en leur imposant l’action. L’action mène l’homme au réel, et le réel finit par le forcer à sentir vraiment. Ce jour-là, les mélancolies desséchées s’évanouissent, et le cœur renaît en nous, vivace et jeune, comme la volonté. Mais il est des âmes — nous allons en voir dans Amiel un douloureux exemple — chez lesquelles cette évolution n’a jamais lieu. Souhaitons qu’il n’en soit pas ainsi de l’analyste précoce dont ce roman est le remarquable début, et, poux invoquer encore une fois le souvenir du maître de Faust, puisse s’être réalisée pour lui la formule de Gœthe : « Poésie, c’est délivrance. »

X.
Henri-Frédéric Amiel

Henri-Frédéric Amiel fut, de son vivant, professeur à l’Université de Genève. Il y enseigna, sans grand éclat, l’esthétique d’abord, puis la philosophie. Il publia, sans grand succès, quelques volumes de vers lyriques. Il mourut dans l’avril de 1881, âgé de soixante ans et persuadé que son nom sombrerait, avec sa vie, d’un irréparable naufrage, dans cet immense marais de l’oubli qui épaissit son eau immobile sur des millions et des millions d’âmes humaines disparues. Le hasard, cet ironique hasard qui se complaît à parer de lauriers les tombes insensibles des morts et à meurtrir de blessures les cœurs tendres des vivants, en a décidé autrement Amiel avait gardé de sa jeunesse le goût, voire la manie du journal intime. Jusqu’à son dernier mois, jusqu’à ses toutes dernières heures, il avait noté minutieusement les moindres passages de sa pensée, les caprices de son humeur, les changeantes nuances, ou claires ou sombres, de son ciel moral. Cela faisait une longue et diffuse monographie de l’existence d’une âme, mais une monographie d’un caractère d’authenticité incomparable ; et comme cette âme était très haute et très noble, l’intérêt du drame qui s’est joué en elle parut assez général aux amis du mort pour qu’ils fussent tentés de donner au public quelques fragments au moins de ce journal. Ainsi parurent coup sur coup deux volumes accompagnés d’une remarquable préface de M. Scherer. Il n’y a pas beaucoup plus d’un an que cette publication est achevée, et voici qu’Amiel se trouve célèbre. Il a eu l’honneur de provoquer de nombreuses études, quelques-unes signées du nom des plus fins moralistes de notre époque, une de M. Caro, une autre de M. Emest Renan. Une élite de lecteurs s’est rencontrée pour refaire avec lui en pensée le chemin mélancolique de son âge mûr et de sa vieillesse. Oui, le professeur obscur de Genève, le poète inconnu de Jour à jour et des Etrangères est célèbre. Il le restera, comme il l’est devenu, d’abord à cause de la sincérité inexorable de sa confession, et aussi parce qu’il présente un exemplaire accompli d’une certaine variété d’âmes modernes. Cet homme supérieur et paralysé, capable des plus hardies spéculations et inhabile au moindre effort quotidien, exalté tout ensemble et incertain, frénétique et pusillanime, cet Hamlet protestant, malade d’hésitations comme l’autre et de scrupules tragiques, représente un des innombrables cas du duel entre l’intelligence et la volonté. Il incarne, avec une intensité surprenante, cette maladie du siècle qui sembla guérie vers 1840 et qui réapparaît aujourd’hui sous des formes nouvelles, parmi des accidents plus compliqués. Pour celui qui va étudiant à travers la littérature actuelle les traits épars de la sensibilité contemporaine, ce journal d’Amiel constitue une expérience psychologique toute notée et de la valeur la plus précieuse. Les influences, en effet, qui pesèrent sur cet isolé sont parmi celles qui pèsent encore sur beaucoup de Français de notre temps. Comme M. Taine et comme M. Renan, il fut imbu des idées germaniques et il tenta de les accommoder aux exigences de son éducation toute latine. Comme Stendhal, comme Flaubert, comme Baudelaire et tant d’autres moins illustres, il abusa de l’esprit d’analyse et s’en empoisonna tout le cœur. Comme M. Leconte de Lisle et comme Baudelaire, il tenta de s’enfuir dans le rêve, ayant trop souffert de la vie. Seulement, des conditions spéciales, de milieu et de tempérament firent que ces tendances diverses n’eurent dans Amiel aucun contrepoids, en sorte qu’il laissa s’exagérer chez lui jusqu’à la maladie, et l’esprit germanique, et l’analyse, et le goût du songe. On peut étudier par son journal, comme au moyen d’un verre grossissant, quelques-unes des conséquences extrêmes que portent en elles ces forces qui fonctionnent de toutes parts autour de nous à l’heure présente, comme on a pu étudier à propos de Tourguéniev d’autres conséquences et d’autres forces.

I.
L’influence germanique

L’esprit germanique, — il faut croire que cette formule est mieux que commode, qu’elle est nécessaire, car elle tend à passer dans le langage commun de la critique, au même titre que cette autre : l’esprit latin. L’une et l’autre résument en effet d’innombrables, de presque indéfinissables nuances qui se ramassent et se résolvent en deux types différents de pensée. J’imagine qu’un lecteur philosophe, habitué à raisonner ses impressions, relise coup sur coup une tragédie de Racine et un drame de Shakespeare, — un roman de notre vieille tradition française : la Princesse de Clèves, Manon Lescaut ou Adolphe, et le Wilhelm Meister de Gœthe, — le Discours de la méthode de Descartes et un fragment du Sartor resartus de Carlyle. Les volumes une fois fermés, que le lecteur compare ses sensations successives les unes aux autres. N’apercevra-t-il pas qu’entre la simplicité idéale de Phèdre et la végétation touffue du Roi Lear, entre le récit uni des aventures de Des Grieux et le détail incohérent des expériences variées de Wilhelm, entre le procédé prudent de Descartes et les confuses intuitions de Carlyle, il y a une différence constante ? Cette différence n’est donc point passagère. Elle dérive d’une cause initiale et constitutive. Il semble que cette cause soit une autre différence, plus irréductible encore et qui réside dans la façon même de former les idées. D’un côté, appliquée à l’art dramatique, au conte, à la métaphysique, c’est la même méthode ordonnatrice et volontiers déductive qui emploie de préférence l’analyse, la simplification et la succession ; de l’autre, c’est la même vue des choses, complexe et synthétique, désordonnée et divinatrice, qui embrasse à la fois plusieurs objets. Racine, l’abbé Prévost et Descartes semblent considérer la vie comme une réalité définie, fixe et nette en ses lignes, tandis qu’au regard de Shakespeare, de Gœthe et de Carlyle, cette même vie paraît un je ne sais quoi de mouvant et d’indéterminé, peut-être un songe, toujours en train de se faire et de se défaire. La première de ces deux méthodes s’est surtout développée chez les peuples de tradition gréco-latine qui lui ont dû leur art de logique et de belle clarté. La seconde a porté ses meilleurs fruits chez les Allemands et les Anglais, qui lui doivent leur art de suggestion et de profondeur. Faut-il attribuer à des influences héréditaires de climat la diversité de ces deux types d’esprits, et reconnaître là un des nombreux exemples de l’antagonisme entre le Midi et le Nord ? Faut-il remonter à des causes politiques et considérer que l’esprit latin, legs suprême de la vaste organisation romaine, voit par suite les choses comme organisées, tandis que l’incohérence mouvante et chaotique d’un monde barbare a façonné à sa ressemblance l’esprit des Germains ? Toujours est-il qu’à l’heure actuelle l’un et l’autre esprit existent, que chacun s’est manifesté par des œuvres puissantes, et que tous les deux, par cela seul qu’ils vivent, se trouvent soumis à cette loi inévitable de la vie, la concurrence.

La nature, en effet, dont on a pu dire avec tant de justesse qu’elle est une infatigable recommenceuse, n’emploie pas dans le monde spirituel d’autres procédés que ceux, dont elle est coutumière dans le monde physique. Toutes ses créations offrent ce double caractère d’être des organismes, et des organismes en lutte. Quand on examine à ce point de vue la suite des littératures, n’apparaît-elle point comme l’histoire d’un struggle for life entre ces espèces intellectuelles qui sont les genres littéraires ? Oui, ces espèces vivent réellement les unes des autres, et au dépérissement d’une ou de plusieurs d’entre elles correspondent le développement et la prospérité d’une ou de plusieurs de leurs rivales. C’est ainsi que le poème épique et la tragédie, la comédie de mœurs en vers et le drame historique peuvent être aujourd’hui considérés comme des espèces à demi vaincues, tandis que le roman, par exemple, et le poème lyrique sont des espèces triomphantes. C’était précisément le contraire au cours du XVIe siècle anglais et du XVIIe siècle français. Cette loi de la concurrence vitale est tout aussi vraie pour ces créations plus vastes encore que l’on appelle les esprits des diverses races. Il est visible qu’au XVIIe siècle et au XVIIIe l’esprit latin l’emportait dans la lutte pour la vie sur l’esprit germanique. La preuve en est que toutes les nations du Nord n’ont fait, pendant cette période, que repenser des idées émises par nos écrivains. Il est visible que, dans notre XIXe siècle, l’esprit germanique possède au contraire une énergie supérieure, c’est-à-dire un plus grand pouvoir de production d’œuvres, car la plupart de nos grands écrivains n’ont presque fait, depuis cinquante ans, que repenser les idées émises de l’autre côté du Rhin ou de la Manche. La vision de la beauté poétique particulière à Baudelaire ne lui vient-elle pas en droite ligne de la poésie anglaise ? Les théories de critique religieuse propres à M. Renan ne dérivent-elles pas de l’exégèse allemande ? N’est-ce pas de l’hégélianisme qu’est issu le système de M. Taine, d’où découle par voie de conséquence toute la doctrine de M. Emile Zola et de ses disciples ?

Un problème se pose aussitôt : jusqu’à quel point cette invasion est-elle bienfaisante ? En d’autres termes, dans quelle mesure l’esprit latin peut-il admettre des idées d’origine germanique sans souffrir dans sa constitution intime ? Parmi ces idées, ne s’en trouve-t-il pas quelques-unes qu’il est incapable de repenser ? Car c’est de cela qu’il s’agit, d’un travail d’absorption, de métamorphose, et non pas seulement d’une copie servile et d’une imitation littérale. Quand on dit que la critique religieuse de M. Renan procède de la critique allemande, on entend signifier que l’auteur de la Vie de Jésus s’est assimilé la méthode des exégètes d’outre-Rhin, et qu’il en a su tirer des résultats conformes au génie de sa propre race. De fait, il suffit de comparer ses livres à ceux du docteur Strauss pour apercevoir la différence entre le germanisme pur et son interprétation latine. Pareillement, l’hégélianisme, en traversant l’imagination lucide de M. Taine, s’est éclairé d’un jour très nouveau, de même que la vague suggestion, principe insaisissable de la poésie du Nord, s’est unie dans les sonnets de Baudelaire à ce dessin solide et précis qui reste le don unique de nos poètes, depuis Villon et Malherbe jusqu’à Théophile Gautier et Leconte de Lisle. De tels exemples suffisent à démontrer la fécondité de cette fusion entre les deux types de pensée. Ce sont là quelques cas heureux et réussis du cosmopolitisme contemporain. D’autres démontreraient par contraste le danger possible de tentatives analogues. Remarquons bien que cette inoculation, ou, si l’on aime mieux, cette greffe d’idées germaniques s’est accomplie, dans le cas d’un Taine, d’un Renan ou d’un Baudelaire, parmi des circonstances exceptionnellement favorables. Ces trois écrivains avaient subi d’autre part une si forte discipline classique et latine, et ils continuaient de vivre dans un milieu lui-même si latin, qu’ils ont été plus forts que les idées venues du Nord. Ils ont pu les dominer et les transformer. Tout au contraire, nous voyons dans Amiel un homme moins fort que les idées qui lui sont arrivées du dehors, un penseur envahi lui aussi par l’esprit germanique, mais qui, n’étant ni un philosophe ni un écrivain de premier ordre, n’a pu arriver à cette métamorphose heureuse d’un type d’esprit en un autre.

Pour mieux comprendre combien cette métamorphose était particulièrement difficile au professeur de Genève, il faut lire les premières pages de son journal et constater à quel degré de profondeur l’influence germanique avait agi sur lui Amiel avait passé à Heidelberg, puis à Berlin, cinq des années qui vont de la vingtième à la trentième. C’était un peu avant 1848, à une époque où l’Allemagne, encore libre, quoique promise déjà au despotisme militaire de la Prusse, donnait au monde le magnifique spectacle de la plus multiple activité intellectuelle, et semblait renouveler la face des sciences. Amiel, durant son séjour d’étudiant parmi les maîtres de la pensée moderne, éprouva les délices d’une initiation sacrée. Il raconte qu’en ces temps-là, se lever avant le jour, allumer sa lampe de travail, s’asseoir à son pupitre, lire, méditer, écrire, lui paraissaient des actions augustes, presque religieuses, comme les gestes d’un prêtre à l’autel, « Il n’est pas de joies si profondes », s’écriait-il après son retour, « que je ne les aie traversées… » Il était ivre de la poésie allemande, de la métaphysique allemande, de la musique allemande, de la langue allemande, et il sortait de cette ivresse pour s’installer dans sa patrie et y utiliser les connaissances acquises dans cet apprentissage extatique. — Utiliser ?… Quel vilain mot déjà et quel triste réveil pour un homme qui vient de se griser d’idéal et d’absolu. Mais surtout comment supporter ce réveil à Genève, dans cette ville qui, n’étant ni l’Allemagne ni la France, ne pouvait ni satisfaire complètement les tendances germaniques de l’étudiant d’Heidelberg, ni corriger l’excès de ces tendances par l’acuité d’une critique vraiment française ? M. Renan, qui a gardé de son éducation ecclésiastique une rare entente des lois de la santé morale, a écrit sur Amiel qu’il lui avait manqué d’être venu à Paris. Ce n’est pas que Paris marque le centre du monde spirituel, comme se l’imaginent naïvement beaucoup de Français, mais c’est la capitale de l’esprit latin, sous sa forme la plus récente, — esprit plus analytique et plus négatif que poétique et créateur, esprit d’ironie, souvent meurtrier pour les personnes chez lesquelles la vie intérieure n’est pas très intense, mais aussi très bienfaisant pour ceux qui souffrent, comme Amiel, d’un trop-plein de cette vie intérieure, d’une trop assidue complaisance dans leurs points de vue personnels. Vivre à Paris, et dans une société choisie, c’est subir l’épreuve de beaucoup d’opinions malignes, volontiers hostiles, c’est traverser une critique continue et fine, se sentir jugé par beaucoup d’intelligences adverses. Il y a un inconvénient à cette sorte d’existence, on l’a signalé sauvent, le manque de solitude morale, et ainsi s’explique la pauvreté psychologique de tant d’œuvres littéraires françaises. Rien de rare à Paris comme une pensée vraiment indépendante, c’est-à-dire qui ne soit ni soumise à l’opinion, ni révoltée contre elle. Se révolter, c’est subir encore une influence, à rebours, il est vrai : mais la profonde, la grande originalité ne se laisse dominer ni dans un sens ni dans l’autre. Amiel, lui, n’avait rien à redouter des périls de cet obsédant et destructif Paris, Il avait à en attendre une bienfaisante correction de ses tendances. Faute de ce contrepoids, il versa tout entier du côté où il penchait, s’isolant à Genève parmi ses propres songes, si bien que la sorte d’intoxication dont l’Allemagne l’avait frappé se développa en lui de jour en jour, et que sa pensée d’abord, puis sa sensibilité, puis son talent d’écrivain, en furent peu à peu rongés, torturés et finalement paralysés.

Lorsque Amiel revint dans son pays en 1849, il avait déjà au plus haut degré le goût et le souci des vastes théories d’ensemble. « Juger notre époque », disait-il, « au point de vue de l’histoire universelle, l’histoire au point de vue des périodes géologiques, la géologie au point de vue de l’astronomie, c’est un affranchissement pour la pensée… » Voilà, dessinée en quelques lignes très significatives, la méthode compréhensive d’où sont issus tant de systèmes, depuis celui de Schelling jusqu’à ceux de Hartmann et Nietzsche, en passant par Hegel et Schopenhauer. Ce goût de penser par larges ensembles se manifeste par l’aptitude à concevoir des idées générales, c’est-à-dire qui représentent, non plus tel ou tel objet, mais des groupes entiers et des séries. Nous l’avons constaté à l’occasion de M. Taine, ceux qu’une telle aspiration possède, s’ils s’y abandonnent exclusivement, préfèrent de plus en plus, parmi ces idées générales, les plus générales, celles qui s’appliquent non plus à des effets, mais à des causes, non plus à des accidents, mais à des substances ; — et l’esprit métaphysique apparaît, « il faut ne s’attacher qu’à l’éternel et à l’absolu… » c’est la huitième ligne de la première page du journal d’Amiel, et presque aussitôt il ajoute : « Il n’y a de repos pour l’esprit que dans l’absolu, pour le sentiment que dans l’infini, pour l’âme que dans le divin. Rien de fini n’est vrai, n’est intéressant, n’est digne de me fixer. Tout ce qui est particulier est exclusif. Tout ce qui est exclusif me répugne. Il n’y a de non exclusif que le tout… » Ces formules expriment bien la profonde disposition germanique rapportée de ses cinq ans d’étude par le Genevois. Elles marquent aussi l’écueil contre lequel il fut précipité. Il est possible que rien de fini ne soit intéressant, mais il est certain que nous ne sommes entourés que d’objets finis, ou plutôt nous ne pouvons penser lucidement et positivement à un objet qu’en le circonscrivant dans des limites précises. Il est possible que le repos de l’esprit soit dans l’absolu, mais il est certain que nous ne rencontrons par notre analyse que des phénomènes contingents. L’homme qui veut rompre toute relation intellectuelle avec le fini et le contingent se condamne à n’avoir plus d’objet positif de sa pensée. Il sort de la réalité pour entrer dans l’abstraction. Les idées trop générales deviennent des moules où il ne coule plus aucun métal, de vaines formes sans matière : « Le monde n’est qu’une allégorie, l’idée est plus réelle que le fait… » cet aveu d’Amiel éclaire d’un jour singulier révolution qui s’accomplit en lui et qui transforma en un vice d’intelligence une méthode par elle-même excellente. A partir du moment où il aboutit à ce singulier renversement d’esprit, sa pensée commença de fonctionner à vide. Il fut atteint d’une impuissance étrange, qu’il a décrite avec une rare précision et qui consistait à ne pouvoir plus rien étreindre de solide. « Mon esprit », disait-il, « est le cadre vide d’un millier d’images effacées. Stylé par ses innombrables exercices, il est tout culture, mais il n’a presque rien retenu dans ses mailles. Il est sans matière, il n’est plus que forme. Il n’a plus le savoir, il est devenu méthode. Il s’est éthérisé, algébrisé… » M. Scherer avoue dans sa notice qu’Amiel semblait à ses meilleurs amis une énigme. Comment le rare outillage spirituel dont cet homme était muni ne s’employait-il pas à une production continue et vivante ? Le secret résidait dans cette incapacité de plus en plus grande à saisir un objet réel. C’est ainsi que ce profond rêveur était un professeur médiocre, un poète de troisième ordre, un essayiste hésitant Le fait positif échappait sans cesse à cette pensée trop ouverte. Il n’y en a pas un dans ces deux volumes. Pas une anecdote, pas un portrait, par un raisonnement concluant ne se détachent, qui donnent une impression de quelque chose de précis et d’individuel. C’est une atmosphère d’algèbre, en effet, noyée et confuse, où un esprit erre parmi des ombres, ombre lui-même, et ne vivant plus que pour raconter son impuissance à vivre.

Telle est notre pensée, tel est aussi notre amour. Un étroit lien rattache notre vision des personnes et des objets à notre sensation de ces objets et de ces personnes. Si les gens du peuple montrent, d’ordinaire dans la passion une énergie qui ne se rencontre guère dans les classes cultivées, c’est qu’ils se représentent avec plus de force tout ce qui les entoure immédiatement Ils sentent les choses plus réelles, et, par suite, ils les aiment ou les haïssent davantage. Ils se sentent eux-mêmes plus réels, et c’est là encore un principe d’intensité dans rattachement ou la répulsion. La Rochefoucauld et ses élèves ont reconnu que l’amour-propre se trouve à la racine de toutes nos affections. Ils s’en sont indignés sans s’apercevoir qu’ils commentaient avec plus ou moins de finesse cette trop indiscutable vérité : que, pour sentir, il est nécessaire d’exister, et que l’existence comporte une impression du moi. Les âmes dans lesquelles cette impression de la vitalité personnelle est diminuée devraient être en théorie les plus dépourvues d’égoïsme. Ce sont, en fait, les moins capables d’aimer. Tel fut, semble-t-il, le cas de ce pauvre Amiel, chez qui l’abus des idées générales et de la pensée métaphysique avaient aboli le pouvoir de saisir la réalité, fût-ce la sienne propre : « Rentrer dans ma peau », disait-il, « m’a toujours paru curieux, chose arbitraire et de convention. Je me suis apparu comme boîte à phénomènes, comme lieu de vision et de perception, comme personne impersonnelle, comme sujet sans individualité déterminée, comme déterminabilité et formalité pures, et par conséquent ne me résignant qu’avec effort à jouer le rôle tout arbitraire d’un particulier inscrit dans l’état civil d’une certaine ville et d’un certain pays… » II aurait pu ajouter : — d’un particulier aimant une certaine femme, attaché à une certaine cause, absorbé par certains sentiments. — Je ne sais si les parties de son journal demeurées inédites contenaient des confidences de tendresse. Il est permis d’en douter lorsque l’on voit, par les fragments publiés, combien les autres êtres procuraient une sensation de fantômes à ce philosophe pour qui son être propre était un fantôme illusoire. Il dit quelque part qu’il a rencontré en visite deux jeunes filles et qu’il s’est caressé les yeux à leurs frais visages. Il a peut-être caressé de même son cœur à de fraîches rêveries d’amour. A coup sûr, il n’a jamais connu la passion complète ; celle qui nous rend la personne aimée présente à l’imagination jusqu’à la douleur, jusqu’à la folie. Et, par un détour bien étrange, l’impersonnalité d’Amiel le conduisait insensiblement au plus inconscient, mais au plus complet égoïsme. Sous le prétexte qu’il se considérait, suivant son expression, comme une boîte à phénomènes, il finit par ne plus s’inquiéter que de ses propres états d’âme, et, somme toute, à ne voir que lui dans le monde, lui, avec ses hésitations et ses langueurs, lui, avec ses efforts incertains et ses insuffisances, mais lui uniquement, et lui toujours. Son long journal, et nous n’en avons qu’un extrait choisi, est l’interminable monologue d’un Narcisse psychologique, infatigablement penché sur sa propre conscience pour y discerner sa changeante image. Sous cette influence particulière, les sentiments avortent en nostalgies et en effusions indéterminées. Comme nous le voyions s’agiter tout à l’heure parmi des ombres d’idées, nous l’apercevons s’attardant maintenant parmi des ombres d’émotions. Lui-même il s’écriait avec désespoir : « Le résumé : Nada ! — Rien !… Et, pour dernière misère, ce n’est pas une vie usée en faveur de quelque être adoré, ni sacrifiée à une future espérance… »

S’il existe un étroit rapport entre la pensée et le sentiment, entre la pensée et le style d’un auteur il existe mieux qu’un rapport, — une identité. En étudiant la phrase d’Amiel, on aperçoit plus encore à quel degré le germanisme l’avait possédé. On constate aussi combien certaines idées de formation allemande sont irréductibles au verbe français. A maintes reprises Amiel se plaint d’une difficulté d’écrire. Il attribuait à toutes sortes de raisons compliquées l’extrême effort qui lui était nécessaire pour traduire ses conceptions avec des mots : « Ton défaut principal », se disait-il à lui-même, « est le tâtonnement. Tu recours à la pluralité des locutions, qui sont autant de recherches et d’approximations successives… » Il voulait voir dans ces défaillances de sa forme tantôt une timidité, d’autres fois un excessif amour de la perfection. Il disait : « L’expression unique est une intrépidité qui implique la confiance en soi et la clairvoyance. » Il allait jusqu’à ériger en vertu de délicatesse cette impuissance cruelle : « Le talent d’écrire », prétendait-il, « comporte une espèce d’effronterie confiante qui me manque. » Il se trompait, car son journal atteste qu’il avait au moins, et à un degré rare, la plus audacieuse d’entre les audaces littéraires, celle du néologisme et de l’invention grammaticale. En réalité, il se heurtait à un problème vraisemblablement insoluble, celui de traduire avec les mots d’une race les idées créées par l’extrême génie d’une autre race. Les lecteurs ont pu remarquer dans quelques citations l’étrangeté de formules qui lui est habituelle et nécessaire. On en multiplierait les exemples. En voici deux assez caractéristiques : « Je suis », disait-il, « une nature de protée, essentiellement métamorphosable, polarisable et virtuelle, qui aime la forme et n’en prend aucune définitive, esprit subtil et fugace, qu’aucune base ne peut absorber ni fixer tout entier, et qui, de toute combinaison temporaire, ressort volatil, libre et désolément indépendant… » Un humaniste, admirateur de Tite-Live et de Pascal, doit tressaillir d’effroi à la lecture d’une période hérissée de termes pareils. Quelle sera son impression devant ce morceau : « L’âme est alors dans sa totalité et en a la conscience. Elle goûte sa propre substance. Elle n’est plus teintée, colorée, vibrée, affectée, elle est en équilibre… La paix psychologique, l’accord parfait et virtuel n’est que le zéro, puissance de tous les nombres ; elle n’est pas la paix morale, victorieuse de tous les maux, éprouvée, réelle, positive et pouvant braver de nouveaux orages… » Il suffirait de rencontrer quelques expressions de ce genre — et elles abondent dans le journal d’Amiel — pour conclure que l’écrivain capable de les découvrir n’appartient pas à la tradition française. Amiel d’ailleurs se rendait un compte si exact de son propre tempérament, qu’il répugnait d’instinct et de théorie à certaines vertus dont nos prosateurs nationaux sont les plus fiers, la clarté de notre langue et aussi sa logique : « Tout s’y fige, s’y solidifie, s’y cristallise », s’écriait-il ; « la langue française ne peut rien exprimer de naissant, de germant, elle ne peint que les effets, les résultats, le caput mortuum, mais non la cause, le mouvement, la force, le devenir de quelque phénomène que ce soit. » Peut-être sa critique y voyait-elle juste, mais quand on pense de la sorte, le pire malheur est de se vouloir un bon écrivain français. On ne saurait jamais le devenir ; et, si Amiel prend place dans notre littérature, c’est à titre d’auteur de décadence, en dehors de toute hérédité classique, pour s’être créé une prose composite et à demi barbare, destinée à noter des nuances d’âme d’une extraordinaire complication. Ce sont des nuances de maladie ; mais cette maladie est une des formes du vaste cosmopolitisme contemporain. Ce dont Amiel a souffert fait la joie et la santé actuelles comme aussi le péril probable de beaucoup d’autres, qui le comprennent à travers eux et goûtent en lui la transposition douloureuse de leurs propres tendances, et si ce n’est pas la grande gloire, c’est une gloire encore et une immortalité.

II
L’esprit d’analyse dans la pensée

Quand un homme est le produit d’éléments assez contradictoires pour que le courant de son activité soit tout mêlé de teintes diverses, comme les eaux d’un fleuve à son confluent avec une autre rivière, il est à désirer pour son bonheur qu’il ne se doute pas de sa propre complication, mais qu’au contraire il admette sa façon d’être, si multiple soit-elle et si composite, comme une sorte spéciale de nature. Il arrivera ainsi à la seule spontanéité dont il soit capable. Une telle illusion sur soi-même fut refusée au pauvre Amiel. Il possédait à un degré rare le pouvoir fatal de se voir toujours d’une vue exacte, qui constitue l’esprit d’analyse C’était là un don si caractérisé que, de bonne heure, il fut tenté d’en faire la base de sa vie. Dès l’année 1849, c’est-à-dire en pleine jeunesse, il écrivait : « Tu ne dois pas vivre, parce que tu n’en es maintenant guère capable. — Tiens-toi en ordre, laisse les vivants vivre, et résume tes idées. Fais le testament de ta pensée et de ton cœur, c’est ce que tu peux faire de plus utile… » S’appliquer à se connaître, sans autre but que de se connaître, voilà donc le programme qu’Amiel s’imposait à lui-même avant sa trentième année, dans cette période de virile espérance où l’homme d’action souhaite se tailler sa place dans le vaste monde à coups d’énergie et par la force de sa personne. Il fallait que cette acuité du sens intime fût vraiment extrême et constante chez lui, car il demeura fidèle à ce funeste programme. Jusqu’à ses dernières heures, comme je le disais en commençant cette étude, il remplit la mission qu’il s’était imposée, notant, détail par détail, les progrès de sa maladie et les ravages qu’elle faisait, non pas dans ses traits, non pas dans l’intérieur de sa vie, mais dans son âme, dans sa manière de voir et de juger, de jouir et de souffrir. Pour Amiel, penser et se regarder penser, sentir et se regarder sentir, ne furent jamais qu’une seule et même chose. C’est le signe évident que l’esprit d’analyse est chez un homme une faculté innée et non acquise ; mais cette faculté n’est plus exceptionnelle, voici qu’elle se multiplie autour de nous, et elle explique bien des différences entre les littératures d’aujourd’hui et d’autrefois.

Les anciens, en effet, ne le connaissaient guère, ce dangereux esprit d’analyse. Du moins ils ne l’attribuent jamais comme trait de caractère aux personnages qu’ils mettent en scène. Leurs héros réfléchissent parfois aux circonstances qui les oppriment, et parfois aussi, chez Euripide par exemple ou chez Virgile, formulent d’un mot quelque vue philosophique sur la destinée. On se rappelle le discours du vieux Mézence à son cheval : « Rœbe, diù, res si qua diù mortalibus ulla est, — Viximus… Nous avons vécu longtemps, s’il est un long temps pour des mortels… » cri d’une mélancolie sublime et qui rappelle le mot célèbre : « Tout ce qui doit finir est court… » Puis l’action reprend. L’homme ne s’arrête pas davantage pour s’examiner et se complaire dans la contemplation minutieuse et étonnée de ce qui se passe en lui. Il est probable que l’esprit d’analyse s’est développé beaucoup depuis l’antiquité par l’habitude de la confession. Nous serions ainsi redevables à la discipline catholique de ce pouvoir qui nous a permis de renouveler le roman et la poésie intime. D’ailleurs, ceux qui se complaisent à déchiffrer l’étrange palimpseste qui est la littérature moderne n’y découvrent-ils pas à chaque moment des traces écrites par la religion dans l’âme de notre race ? Même quand cette religion a cessé de régner sur notre intelligence, elle domine encore et gouverne notre sensibilité. La conception de l’amour exprimée par Alfred de Vigny dans la Maison du berger par Baudelaire dans quelques pièces, comme celle qui débute :

J’implore ta pitié, toi l’unique que j’aime…

par Leconte de Lisle dans Epiphanie, n’a-t-elle pas pour origine le culte du pur esprit de la femme, incorporé sous la figure de la Madone ? La mélancolie révoltée devant l’impassibilité de la nature, ce thème commun de nos déclamations poétiques, est-elle autre chose qu’un ressouvenir du Pater noster qui es in cœlis  ? Seulement le poète moderne soupire : « Notre Père qui étiez aux cieux… » et ces cieux lui paraissent plus implacablement vides parce qu’il y cherche le regard du Père céleste, et qu’il ne l’y trouve pas. Mais de tous les besoins mystiques dont la survivance trahit la longue hérédité pieuse, celui de l’examen de conscience est le plus impérieux. Nous sentons se remuer en nous les âmes des femmes qui furent les aïeules des mères de nos aïeules, des mortes qui s’agenouillaient en murmurant : « C’est ma très grande faute… » dans l’ombre de l’église, — ombre fraîche comme le bain de repentir où elles plongeaient leur cœur lassé. C’est pour satisfaire cet appétit de confession que beaucoup de modernes ont contracté l’habitude du journal intime qui aurait semblé à un païen la preuve d’une fatuité singulièrement insolente. Ne suppose-t-elle pas que notre vie intérieure a de l’intérêt par elle-même, en dehors de nos actions réelles ? Ces modernes, qui se rattachent à la foi chrétienne par la sensibilité, sont d’avis en effet que cette vie intérieure a un prix infini. Le psychologue aperçoit dans ce retour de la pensée sur la pensée, propre à notre civilisation, le principe de nouveaux états de l’âme. Il ne faut pas croire que l’on avive impunément sa conscience de soi-même. Il arrive qu’à nous regarder de très près vivre et sentir, nous rendons permanentes chez nous des nuances de cœur et d’esprit qui eussent été transitoires si nous les eussions négligées. Ce phénomène se produit surtout lorsque nous constatons nos propres complexités, car se reconnaître compliqué, c’est une complication ajoutée aux autres.

Amiel en est le plus instructif exemple. Il vit avec une netteté parfaite de quels fils divers était tissée sa personne, et son principal souci fut de mieux faire ressortir encore cette diversité. C’est ainsi qu’il parvint à mettre à nu non seulement le contraste initial que j’ai caractérisé, mais plusieurs autres contradictions de détail, lesquelles lui sont d’ailleurs communes avec trop de nos contemporains pour que son journal ne s’offre pas à nous tous comme une sorte de miroir personnel.

J’ai montré qu’Amiel sentait se heurter en lui un penseur allemand et un écrivain français. Cette dualité déjà suffisait à troubler son entier développement Il se trouva de plus que, pris à part, ni le penseur n’était d’accord avec lui-même, ni l’écrivain. — Protestant de naissance et d’éducation, établi dans la vieille cité calviniste et mêlé aux disputes intérieures de cette cité, Amiel n’arriva jamais à considérer les questions de dogme d’un point de vue extérieur et désintéressé. Les obscurités morales le préoccupèrent toujours, et en particulier le problème du péché. « La question capitale », disait-il, « est celle-là. La question de l’immanence, du dualisme, est secondaire. La Trinité, la vie à venir, le paradis et l’enfer peuvent cesser d’être des dogmes, des réalités spirituelles, la forme et la lettre peuvent s’évanouir ; la question humaine demeure : qu’est-ce qui sauve ? » Il reprochait à M. Renan son indifférence transcendantale à cet endroit, et il écrivait ces phrases qu’aucun fanatique ne désavouerait : « Il n’est nullement nécessaire que l’univers soit, mais il est nécessaire que justice se fasse. » Et encore : « Les cieux et la terre peuvent s’anéantir, mais le bien doit être, et l’injustice ne doit pas être. Tel est le credo du genre humain. La nature sera vaincue par l’Esprit L’Eternel aura raison du Temps… » D’autre part, cet affamé de justice et de moralité avait subi la discipline de la philosophie moderne, qui se ramène, tant que l’on s’en tient à la méthode uniquement rationnelle, à l’hypothèse de l’universel déterminisme. Considérée d’après les théories les plus récentes de la science de l’esprit, l’âme humaine tout entière serait un produit, et, comme telle, nécessitée dans ses moindres mouvements par des causes profondes que le plus souvent elle-même ignore. Une telle doctrine, en dépit des plus ingénieux efforts, est exclusive de la notion du bien et de celle du mal, de même que les théories nouvelles sur l’histoire des croyances religieuses seraient exclusives de toute révélation si elles étaient démontrées, de même que les théories évolutionnistes sur la nature apparaissent d’abord comme exclusives de toute foi au surnaturel. Ce sont ces diverses théories, enveloppées dans l’hégélianisme, qu’Amiel avait rapportées d’Allemagne. Cinquante passages de son journal attestent chez lui l’existence de cette conception déterministe de l’âme et de la nature, qu’il considérait, d’accord en cela avec son époque, comme exclusivement scientifique. Comment concilier de telles tendances avec cet appétit de moralité religieuse qu’il avait gardé si intense et si complet ? Ce conflit n’est pas rare dans notre âge de métamorphose profonde. Beaucoup le résolvent, ou bien par la destruction de l’une des deux tendances, ou bien par une volontaire ignorance de leur propre contradiction. Il en est qui se proclament déterministes en théorie, et qui dans la pratique continuent à parler de vice ou de démérite, à reconnaître une valeur absolue aux sanctions sociales. D’autres s’attachent du plus ardent embrassement à la foi ébranlée et ne veulent pas discuter les objections que dirigent contre leurs plus chères croyances les négateurs de l’école nouvelle. C’est la preuve que ni les uns ni les autres ne sont possédés de ce besoin de voir clair en eux, première marque de l’esprit d’analyse Amiel, lui, se sentait incapable de résoudre le conflit dont il souffrait, et incapable de ne pas en suivre à la loupe les moindres péripéties. Il ressemblait, sur ce point, à un physiologiste qui étudie en détail une maladie dont il doit mourir. Il n’hésitait pas à écrire : « La science de la nature laisse-t-elle debout les révélations locales qui s’appellent mosaïsme, christianisme, islamisme ? Ces religions fondées sur un cosmos enfantin et sur une histoire chimérique de l’humanité peuvent-elles affronter l’astronomie et la géologie contemporaine ? L’échappatoire actuelle qui consiste à faire la part de la science et de la foi, de la science qui dit non à toutes les anciennes croyances et de la foi qui, pour les choses ultra-mondaines et invérifiables, se charge de les affirmer, cette échappatoire ne peut pas tenir toujours… La science est implacable. Supprimera-t-elle toutes les religions ? Celles qui conçoivent faussement la nature, sans doute… » Et presque au même moment il ajoutait : « Mon Credo a fondu, mais je crois au bien, à l’ordre moral et au salut… » C’était dire à peu près : « J’ai cessé de croire et pourtant je continue de croire. » C’était affirmer la présence en lui de deux états inconciliables l’un avec l’autre ; mais Amiel était trop véridique et trop lucide pour reculer devant une constatation semblable ; et il demeurait ainsi, un pied dans l’église, un pied dans la science, impuissant à servir et à trahir l’une ou l’autre, voyant nettement son ambiguïté, l’exagérant à force de s’en rendre compte, homme double et sincère tout ensemble, moderne s’il en fut par cette dualité si cruellement, si complaisamment consciente.

L’écrivain non plus n’était pas un et simple en lui. Même s’il n’avait pas eu à lutter contre des difficultés de style, la direction de son effort se fût trouvée indécise. Car cet homme, à la véritable nature de protée, ne devait jamais cesser d’être à la fois un poète et un critique. Ce n’est pas que la contradiction soit aussi grande que le préjugé courant l’imagine, sous cette réserve cependant que les doctrines du critique concordent parfaitement avec la nature du poète. Ce n’était pas le cas pour Amiel. Oui, poète, il l’était, et puissamment et profondément, bien que ses vers publiés paraissent médiocres. Le génie du poète se reconnaît à certaines phrases de son journal, d’une intense suggestion de beauté. Quelle formule digne de Shelley que celle-ci sur un sentier : « Ce petit sentier, royaume du vert ! » Quelle merveilleuse page que celle où il se montre, couché sur une grève sablonneuse du Nord, pendant la nuit, contemplant les astres et en proie à ces « rêveries grandioses, immortelles, cosmogoniques, dans lesquelles on porte le monde dans sa poitrine, dans lesquelles on touche aux étoiles, on possède l’infini ! » Quelle admirable entente de la mysticité de la nature que celle qui lui a permis de dire : « Tout paysage est un état de l’âme ! » Qu’a fait Wordsworth que de voir sous cet angle les horizons de son district ? Sans aucun doute, Amiel va devenir un Shelley ou un Wordsworth du bord de son lac, de ses montagnes et de ses glaciers. Mais non. Lorsque le poète se met à sa table pour noter son panthéisme ingénu, les commotions intimes de ses extases, la fantasmagorie de sa vision du monde, l’esthéticien apparaît avec sa doctrine, et il faut bien reconnaître que cette doctrine avait été conçue sous l’influence du jugement d’autrui Si solitaire par certaines portions de son être, Amiel se trouvait, par d’autres, engagé dans un cercle d’amis très instruits auxquels, dans sa magnanimité intellectuelle, il donnait raison contre ses propres aspirations. Lorsqu’il commençait de composer, il apercevait d’avance leur jugement. C’est la plus déplorable condition pour écrire. Stendhal disait que, de confrère à confrère, les éloges sont des certificats de ressemblance. Sans aller jusque-là, il est permis d’affirmer que les plus subtils et les plus désintéressés de nos amis peuvent se tromper du tout au tout sur le rôle que joue chacune de nos compositions dans le développement de notre esprit. Le talent, pareil en cela aux créatures de chair et d’os, traverse de profitables maladies desquelles il doit sortir mieux armé, plus capable d’atteindre à une forme supérieure. Il s’abandonne à des erreurs qui lui seront utiles, il tente des expériences dont l’insuccès fera son éducation. Ces maladies, ces erreurs, ces expériences, qui donc est assez avant dans le secret de notre existence spirituelle pour en comprendre la nécessité ? Qui donc nous les conseillera ou nous les déconseillera en pleine connaissance de cause ? Aussi, le meilleur parti à prendre pour un artiste est-il de tenir comme non avenues les critiques faites sur son œuvre, de s’abandonner entièrement à son démon, comme disait Gœthe, à cet instinct de conservation qui le pousse tantôt dans un sens, tantôt dans un autre. Cet instinct-là lui révèle des besoins profonds de sa pensée en travail, inconnus de lui-même et à plus forte raison des autres. Son esthétique sera d’autant plus féconde qu’il l’aura réduite à la mesure de son pouvoir créateur. Il y a dans toute énergie productrice quelque chose de mystérieux et de sacré qu’il importe de considérer comme au-dessus de la discussion et du jugement Amiel ne paraît pas avoir procédé de la sorte. Il se demandait, une fois un livre achevé : « Qu’en pensera celui-ci et celui-là ?… » Par suite, il se le demandait en composant son livre. Il y a certes une place inguérissable de l’amour-propre à laquelle peuvent nous frapper tous ceux qui le veulent. Il leur suffit de nous appliquer la méthode de la critique négative, qui consiste à chercher ce qui nous manque au lieu de voir ce que nous avons. Du moins que notre intelligence ne subisse pas le contre-coup de cette mesquine douleur ! Amiel, avec sa trop lucide analyse, fut la victime d’une trop complète vision des jugements portés sur son œuvre écrite. Il composait, non point pour se faire plaisir, comme il écrivait ses confidences, mais pour obéir à des règles d’art issues d’autrui. C’est la cause de l’étonnante différence qui se constate entre ses travaux volontaires et le travail spontané de cet incomparable journal.

Pourrait-on cependant imaginer que son développement eût été autre ? Hélas ! nos facultés exercent sur nous une tyrannie qui ne permet même pas à ceux qui étudient notre existence de concevoir des hypothèses réparatrices. Ce dont il aurait fallu guérir Amiel pour le sauver de tous ses malheurs était précisément la vertu de supériorité qui le rend si passionnément intéressant. Cet esprit d’analyse qui l’a conduit à exaspérer les contradictions de sa destinée l’aurait conduit à exaspérer les contradictions de toute destinée. C’est qu’il y a, en définitive, un antagonisme foncier entre cet esprit d’analyse et la vie, puisque toute vie repose sur une base d’inconscience et que précisément l’esprit d’analyse tend à détruire de plus en plus cette inconscience chez ceux qu’il domine. Il arrive parfois que la poussée de la sève intérieure est plus forte, et alors l’esprit d’analyse se trouve impuissant à l’attaquer. Souvent même il l’active. Stendhal en a fourni un surprenant exemple, qui s’explique mieux si l’on songe au genre d’habitudes que sa jeunesse lui avait imposées. Il ne faut jamais oublier, quand on parle de lui, qu’il avait fait la guerre et suivi des armées quinze années durant. Vraisemblablement, la nécessité d’agir beaucoup, de se résoudre, de manier les hommes, de pratiquer ses observations, fit équilibre à cette manie de l’analyse, et empêcha que la Némésis ne triomphât tout de suite, cette cruelle déesse qui veut que nous mourions de ce dont nous avons vécu et que nos supériorités avortent sans cesse en défauts. Chez Amiel, personnage sédentaire et qu’aucun sursaut brutal ne tira violemment hors de lui-même, l’équilibre n’exista jamais. Ce contemplateur acharné de son propre esprit se trouve ainsi démontrer d’une façon effrayante le caractère meurtrier que peut revêtir le sens intime. Son journal, que nous lisons avec un si vif intérêt, fut l’instrument quotidien du meurtre. Il ne se soulageait pas en y décrivant sa misère. Il s’y blessait. Il s’y envenimait, comme aux pointes d’une ceinture de pénitence. Il s’y retournait dans son sang répandu. « L’analyse », s’écriait-il, « tue la spontanéité. Le grain moulu en farine ne saurait plus ni germer ni lever… » métaphore frappante et qui, d’une image, explique mieux que tous les commentaires la pulvérisation de volonté dont il fut la victime.

III
La maladie de la volonté

Il semble qu’il y ait dans la vie spirituelle comme une loi de balancement des organes et que l’impuissance de certaines de nos facultés produise un développement intense de certaines autres. L’Amiel faible et vaincu que nous venons de voir, écrasé par le réel, incapable de se concentrer en une volonté affirmative et créatrice, cet Amiel hésitant, vacillant, morbide, eut son royaume autre part. Cette victime de la vie fut, plus que Tourguéniev, un des princes de cet étrange empire où les triomphateurs d’ici-bas ne pénètrent guère : — le Rêve. Il fut pareil sur ce point encore au prince danois dans lequel Shakespeare, avec la divination magique de son génie, a incarné par avance toutes les âmes de cette race. Il ne sait pas agir, lui non plus, cet Hamlet maladif que le fantôme de son père va pourtant prendre par la main sur la terrasse d’Elseneur. La funèbre apparition n’a pu déterminer la volonté de ce jeune homme ; et comme ils souriraient de pitié devant lui, le Maure Othello et le roi Lear, eux chez qui toute pensée se résout en acte et qui n’hésitent pas à condamner l’un sa femme, l’autre sa fille chérie, sur un simple soupçon qu’une parole a éveillé ! Leur machine nerveuse ignore les complications infinies. Le brusque passage de l’idée au fait s’accomplit trop vite en eux pour qu’ils aient jamais temporisé. Ils voient une image et ils marchent droit sur elle. Chez Hamlet, au contraire, c’est le fait qui devient une occasion d’idée. Mais aussi avec quelle facilité ce temporisateur éternel découvre derrière le décor changeant de la vie les causes profondes, l’inconnaissable principe, l’obscur abîme de mystère et de silence qui se dissimule dans tout être et dans toute chose ! Je l’imagine, tandis qu’Ophélia se jette dans la rivière qui va la noyer, assis sur la berge de la rive à cent pas plus haut, les yeux fermés, écoutant la rumeur de l’eau qui passe et comprenant la parole d’ineffable mélancolie ainsi soupirée à travers les joncs penchants. Tourguéniev, dans le très curieux morceau de critique dont j’ai déjà parlé, a écrit qu’Hamlet tenait certainement son journal intime. C’est qu’aussi bien il a dans sa malheureuse tête de quoi noircir autant de pages qu’en a griffonnées son frère moderne Amiel. L’inassouvi don Juan, l’inquiet docteur Faust, sont les types de l’infatigable activité qui pousse l’homme énergique à changer sans cesse, même à travers les enivrements de l’amour et les extases du savoir. Hamlet demeure le type de l’irrésistible invasion du rêve, qui, même à l’heure des épées tendues, du poison versé, du furieux combat, immobilise soudain le visionnaire dans une hallucination captivante, dont rien ne l’éveillera jamais tout à fait.

Mais quel rêve ? Il ne s’agit pas ici de ce romanesque et charmant pouvoir de refaire sa vie par l’imagination qui déborde en nous durant l’adolescence et nous console presque du mal d’exister. Pas une seule fois Hamlet ne se surprend à concevoir une suite d’événements autre que celle dont il est victime, un monde enchanté à la place de ce « dur monde », — où il aimerait Ophélia sans défiance, où il embrasserait sa mère sans horreur. Sa destinée est devant lui, comme une tête de Méduse. L’épouvante le pétrifie à ce spectacle. Mais d’imaginer des boucles de cheveux là où il entend siffler des vipères, il ne l’essaie même point. De même Amiel ne se complaît pas au recommencement idéal d’une fortune qu’il sait à jamais manquée. Il connaît la misère dont il meurt et ses causes profondes, « son indifférence pour sa personne, pour son utilité, son intérêt, son opinion du moment… son impuissance à conserver le préjugé d’une forme, d’une nationalité et d’une individualité quelconques… » Mais il ajoute aussitôt : « Qu’importe tout cela ? » Et encore : « Se gendarmer contre le sort, se débattre pour échapper à l’issue inévitable, c’est presque puéril. » Et encore : « Tu auras vécu, et la vie consiste à répéter le type humain et la ritournelle humaine comme l’ont fait et le feront aux siècles des siècles des légions de tes semblables… » Non, le rêve qui hante Amiel n’est, pas plus que celui qui hantait Hamlet, une vision réparatrice. C’est le dangereux et singulier pouvoir qui se trouve à la racine de toutes les métaphysiques et de tous les mysticismes. Il consiste dans une sorte d’identification instinctive de notre esprit avec l’esprit de la nature. Voici comment on peut se représenter le dessin de ce phénomène psychologique et s’en expliquer la naissance. — Un objet quelconque étant donné, il est certain que sa réalité implique le concours d’une quantité indéfinie d’événements. Une fleur qui pousse sur une haie suppose tout l’univers, de même un animal qui paît dans un champ, de même encore l’homme qui regarde cette fleur, cet animal, cette prairie. Ce sont des effets que supportent des causes innombrables. Le savant qui raisonne délimite sa recherche aux plus prochaines d’entre ces causes, et il emploie pour les découvrir les procédés des méthodes de précision. Certaines intelligences, au contraire, se plaisent à se représenter les plus lointaines d’entre ces causes. Elles s’abandonnent, devant l’objet qu’elles contemplent, à d’interminables associations d’idées. Ces intelligences-là ne raisonnent pas, elles rêvent. — Cette première étape conduit bientôt à une disposition d’esprit plus compliquée. Cette innombrable suite d’idées qu’un objet quelconque éveille en nous ressemble, par analogie, à l’innombrable suite de formes que la nature a dû produire pour amener cet objet au jour. Nous pouvons donc nous représenter que la pensée cachée à l’intérieur du monde, et dont tous les êtres sont des moments, procède comme notre propre pensée. Il nous suffit, pour nous assimiler à elle, de nous laisser aller à cette efflorescence continue d’images que suscite une contemplation vague et prolongée. Le temps s’abolit pour nous et l’espace. La chaîne indéfinie des causes se déroule dans un éclair, et nous nous trouvons affranchis des limites de notre propre personne par la vue soudaine de l’universelle connexité. — Nous entrons alors dans un troisième état, consécutif au précédent, et qui consiste à sentir que, prises en leur substance, les formes qui peuplent le monde n’ont guère plus de solidité durable que les images qui peuplent notre cerveau. Ne sont-elles pas, comme ces images, sans cesse en train de s’effacer pour être remplacées par de nouvelles ? Que restera-t-il, après un peu de temps, des unes et des autres, sinon le même résidu d’ombre et de nuit ? A ce moment, le rêve a fini son travail d’intoxication spirituelle ; tout s’évanouit et se confond dans l’intelligence, que noie une vapeur et qui s’abîme dans un néant à la fois torturant et délicieux.

Amiel a connu ces trois étapes et les trois états qui leur correspondent. Il en a donné des descriptions qui demeureront un document essentiel pour quiconque se préoccupera du problème si mal étudié de la sensibilité intellectuelle. Ces pages éclairent d’une lueur incomparable les limites psychiques où s’élabore le germe des vastes chimères d’un Hegel et d’un Spinoza. Le malheureux Amiel appartenait à la grande race de ceux que tourmente la sensation palpable de leur identité avec l’univers. Voulez-vous comprendre sous quel angle lui apparaissait le plus petit, le plus vulgaire détail, lisez le passage où il décrit une fête de nuit sur l’esplanade d’une ville de bains de mer en Hollande. Vous devinez la scène : un orchestre de casino ronfle bruyamment, les promeneurs fument, les promeneuses bavardent, une béatitude animale flotte dans l’air, où monte la rumeur monotone de l’océan. « Mille pensées », dit Amiel, « erraient dans mon cerveau. Je songeais à ce qu’il fallait d’histoire pour rendre possible ce que je voyais : la Judée, l’Egypte, la Grèce, la Germanie et tous les siècles, de Moïse à Napoléon, et toutes les zones, de Bata via à la Guyane, avaient collaboré à cette réunion. L’industrie, la science, l’art, la géographie, le commerce, la religion de tout le genre humain, se retrouvent dans chaque combinaison humaine, et ce qui est là sous nos yeux sur un point est inexplicable sans tout ce qui fut. L’entrelacement des dix mille fils que tisse la nécessité pour produire un seul phénomène est une intuition stupéfiante. » — Reconnaissez-vous la profonde justesse de l’épigramme de Stendhal, qui disait que, sur un Allemand en train de rêver, une feuille qui tombe et la chute d’un empire produisent la même impression ? — Et voyez comme aussitôt la seconde étape est atteinte, celle où l’homme ne distingue plus le jeu de sa pensée du jeu de la nature : « Si l’histoire de l’esprit et de la conscience est la moelle même et l’essence de l’être, alors, être acculé à la psychologie, même à la psychologie personnelle, ce n’est pas être sorti de la question, c’est être dans le sujet, au centre du drame universel. Tout peut nous être enlevé ; Si la pensée nous reste, nous tenons encore par un fil magique à taxe du monde. » — Suivez maintenant le passage de cette étape à la troisième ; Tout se vaporise dans Amiel et autour de lui : « La nature », dit-il, « n’est qu’une Maïa… Chaque civilisation est comme un rêve de mille ans, où le ciel et la terre, la nature et l’histoire apparaissent dans une lumière fantastique et représentent un drame que projette l’âme enivrée, j’allais dire hallucinée. » Et il trouve des formules pour décrire les inertes délices de cette vision, égales en éloquence à celles que Quincey rencontrait pour peindre l’étrangeté de ses songes d’opium : « La fantasmagorie de l’âme me berce comme un yôghi de l’Inde, et tout devient pour moi fumée, illusion, vapeur, même ma propre vie. Je tiens si peu à tous les phénomènes, qu’ils finissent par passer sur moi comme des lueurs et s’en vont sans laisser d’empreinte. La pensée remplace l’opium. Elle peut enivrer tout éveillé et diaphanéiser les montagnes et tout ce qui existe… »

Celui qui s’accoutume à considérer ainsi et l’univers et lui-même dans un pareil brouillard de songe ne saurait s’empêcher d’aboutir à une mélancolie inguérissable. A ses yeux, toutes les choses apparaissent comme vides et vaines, tout s’écoule, tout s’efface, rien n’existe d’une existence réelle. A quoi bon continuer indéfiniment à jouer un rôle inutile dans cette comédie dépourvue de sens qui est la vie ? Pourquoi prolonger cette vanité douloureuse ? En dépit des préoccupations morales qui font contrepoids à ce dégoût, le journal d’Amiel laisse deviner un penchant de plus en plus prononcé pour le bouddhisme, et, il faut bien écrire le mot, pour le pessimisme. Je dis un penchant, car Amiel n’est pas un pessimiste déclaré, systématique et dogmatique. Mais peut-être n’y a-t-il de pessimisme véritablement sincère que celui qui se résume dans une disposition d’âme et non dans une doctrine. Le problème de la valeur du monde et de la vie est avant tout un problème sentimental qu’il faut résoudre par une solution sentimentale. C’est au nom du « moi » que nous pouvons conclure à la bienfaisance ou à la malfaisance de la nature, car ce n’est pas une existence abstraite dont nous discutons la bonté ou la cruauté. C’est notre existence qui est en jeu, et celle de nos semblables. Précisément parce que le pessimisme relève du cœur bien plutôt que de la raison, il ne saurait guère avoir le caractère absolu des solutions rationnelles. Comme toutes nos émotions, il est variable et susceptible d’une infinité de nuances et de degrés. Il y a, si l’on veut, pour emprunter une expression aux mathématiques, un pessimisme idéal, limite suprême des pessimismes particuliers, dont tous se rapprochent et que pas un n’atteint. Ainsi s’expliquent bien des inégalités d’énergie dans l’affirmation que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, et bien des différences dans la manière d’interpréter cette affirmation. Un pessimiste peut n’être pas un révolté. Dans une prison qui enferme des condamnés à mort, il y a place pour vingt manifestations de caractères. Entre ces vaincus qui attendent l’échafaud, les uns se lamentent et les autres jouent. Il en est qui rêvent et qui se souviennent, d’autres qui boivent et qui oublient. Dans le cachot moral où le pessimisme verrouille ses victimes, un libre champ est donné de même aux divers tempéraments. Amiel, lui, fut un pessimiste doux, comme Schopenhauer fut un pessimiste féroce. Le penseur de Genève aboutit de bonne heure à un renoncement triste et tendre, qui fait songer à une languissante agonie dans une chambre remplie de fleurs. Il se disait bien qu’il allait se perdre « dans les sables, comme le Rhin ». Les mots de satiété, de lassitude, d’accablement, d’abdication se retrouvaient chaque matin sous sa plume quand il cherchait à rendre son état intérieur. Cela n’allait pas sans une volupté vague, celle qu’on imagine à des mânes paisibles, la volupté des fantômes que Virgile nous montre enveloppes du silence et du crépuscule élyséens. Amiel n’a-t-il pas dit : « Je suis fluide comme un fantôme que l’on voit, mais qu’on ne peut saisir. Je ressemble à un homme, comme les mânes d’Achille, comme l’ombre de Creuse, ressemblaient à des vivants. Sans avoir été mort, je suis un revenant. Les autres me paraissent des songes, et je suis un songe aux autres. »

Encore sur ce point, par cet amour de la volupté du songe, cet étrange solitaire, exemple saisissant de ce que peuvent produire plusieurs influences éparses dans notre atmosphère, nous présente le type extrême d’une des maladies de l’âme contemporaine. Dans notre âge de science et d’industrie, l’appétit de l’au-delà subsiste toujours. Il se fait seulement plus rare et plus morbide par sa difficulté à se satisfaire. Le signe le plus extraordinaire de l’intensité actuelle qu’a prise ce goût du rêve est la prédominance de la musique chez nous depuis ces dernières années. Pourquoi ? sinon parce qu’elle est le plus vague des arts, le plus capable de conduire l’imagination dans l’incertain et l’indéterminé de sa fantaisie Nous avons vu à l’occasion de M. Dumas, cet énergique et ce volontaire, que le mysticisme était le terme de beaucoup de pensées modernes, — et voici que nous retrouvons le même mysticisme chez Amiel, le moins volontaire des hommes, le moins semblable à l’auteur de l’Ami des femmes, et voici que, plus près de nous, une génération se lève dont les chefs de file sont plus voisins du mysticisme qu’on ne l’a été en France depuis le commencement du siècle. Le livre que M. J.-K. Huysmans publiait l’autre année, sous le titre significatif d’À rebours, ne saurait être considéré comme un simple paradoxe par ceux qui lisent de près les journaux littéraires des tout jeunes gens, seuls documents qui nous renseignent un peu sur les secrètes tendances de ceux qui commencent. Ce personnage bizarre, ce Des Esseintes du romancier, qui veut vivre à rebours de la nature, dans l’artifice et dans le rêve, est bien le frère de ceux qui écrivent, dans les journaux dont je parle, des vers à demi catholiques, de la prose toute en nuances indéfinissables ; de ceux qui se proclament, comme Baudelaire, des décadents et qui semblent n’appartenir à aucun milieu réel. Visiblement, ils n’ont plus le souci de rendre dans leur art la vérité de la vie. C’est vers le rêve qu’ils sont tournés, et la sensation même devient pour eux un instrument de chimère. Ne croyez pas que ce soit uniquement l’excentricité de quelques héros de cénacles. Il y a là un des indices, entre mille, du malaise profond dont le cœur du Français moderne est tourmenté. D’où dérive ce malaise et pourquoi ce déséquilibre psychologique dans une société plus comblée que ne le fut aucune autre ? Y a-t-il une grande loi méconnue par notre civilisation ? Ou bien toute civilisation est-elle quelque chose de trouble par essence et qui ne saurait durer sans souffrir ? Qui répondra aux redoutables questions que nous pose ainsi brusquement et à toute rencontre notre âge de doute ?… Ces questions, dans lesquelles se résume la série de ces études, nous les avons retrouvées au terme de chacune d’entre elles. Il est presque doux de clore du moins cette série sur l’image du touchant Amiel, car l’histoire de cet homme si voisin de nous par son cosmopolitisme, son excès d’analyse et son besoin de songe, a ceci de consolant qu’elle prouve que, même dans les plus cruelles maladies morales, l’âme peut conserver sa noblesse et agoniser, comme une belle et pure jeune femme, sans une laideur, sans une souillure.

Appendice O
La maladie de la volonté : un contraste

Voici un mois (1884) paraissait le douloureux journal d’un des plus étonnants rêveurs de notre âge, de ce Frédéric Amiel qui incarna en lui le mal du siècle avec une si cruelle intensité. Le hasard, qui, pour une fois, a montré de l’à-propos, a voulu que la publication du journal d’Amiel fût contemporaine, à quelques jours près, de la publication d’un autre volume, intime et personnel lui aussi, mais formant avec le premier le plus saisissant contraste, je veux parler du recueil des lettres de François Guizot à sa famille et à ses amis. Il est impossible que le critique, curieux des crises de la vie morale à notre époque, n’établisse pas une involontaire comparaison entre ces deux livres. François Guizot fut un protestant, comme Amiel ; il fut, comme lui, préoccupé profondément par les problèmes de la conscience ; mais tandis qu’Amiel offre à notre analyse le spectacle de l’homme du XIXe siècle chez lequel tout est plaie, François Guizot nous présente le type plus rare d’une âme moderne demeurée saine, vaillante et joyeuse. C’est la grande nouveauté de ces lettres familières que la révélation de cette joie profonde chez un personnage qu’on savait courageux, sincère, mais qu’on imaginait plutôt grave jusqu’à l’assombrissement. Le pape Grégoire XVI disait de lui à cet infortuné Rossi : « E un gran mini itro. Dicono che non ride mai … C’est un grand ministre. On dit de lui qu’il ne rit jamais. » Et nous en étions tous, ou plus ou moins, restés à cette opinion du vieux pontife. Hé bien ! ce qu’il y a tout au contraire de bien marqué dans cette série de lettres, — lesquelles vont de la vingt-troisième année de M. Guizot à sa quatre-vingt-septième, de 1810 à 1874, — c’est le ton presque continuel de bonne humeur robuste, l’entrain tout méridional de cet enfant de Nîmes que ni les déboires des ambitions politiques ni l’angoisse des convictions religieuses n’ont pu empêcher de demeurer jusqu’à la fin le plus vibrant et le plus vivant des hommes. La bonne humeur de M. Guizot ! Cette phrase peut sonner comme un paradoxe pour qui se rappelle, du grand historien, seulement sa physionomie de sévère ancêtre. Il n’en est pas moins vrai que cette correspondance nous révèle un François Guizot bien plus complet que même ses admirateurs ne nous l’ont dépeint. C’est un document, comme on dit dans la langue littéraire d’aujourd’hui, qui témoigne que même dans notre âge de pessimisme, les conditions de la santé morale peuvent se rencontrer, — rencontre d’autant plus intéressante pour le psychologue qu’elle devient de jour en jour plus rare.

On peut distribuer ces lettres en trois périodes distinctes, et ce sont aussi trois périodes essentielles de notre histoire contemporaine. La première, qui va jusqu’en 1830, est celle de la jeunesse de l’écrivain, — celle aussi de la jeunesse d’un siècle qui a si prématurément vieilli. Des nobles espérances de sa génération, — et elles étaient nombreuses, — pas une que François Guizot n’ait partagée. On croyait alors aux bienfaits de la liberté, à la possibilité de relier ensemble la nouvelle France et l’ancienne par un régime de monarchie modérée et de double parlement. M. Guizot était l’ami de Royer-Collard. C’est dire qu’il fit, plus que personne, acte de foi dans la vertu du libéralisme. On croyait à la rénovation des lettres par l’influence de la grande poésie du Nord. M. Guizot traduisait Shakespeare. On croyait à la science déjà, et on entrevoyait la prodigieuse besogne de renouvellement que des méthodes plus exactes allaient accomplir dans tous les domaines. M. Guizot en effet renouvelait l’histoire par cet enseignement qui est devenu une des glorieuses légendes de la Sorbonne, et dont M. Taine a voulu relever. A travers les lettres où il raconte, soit à sa mère, soit à sa femme, les phases diverses où se développe son activité, la joie circule, joie intense et profonde de l’homme encore jeune qui participe à l’œuvre de son temps et qui l’aime. Tel nous apparaît M. Guizot avant que la révolution de Juillet ne le porte aux affaires, tel encore après cette révolution et dans l’exercice de son rôle de ministre ou d’ambassadeur. Cette seconde période va jusqu’au mois de février 1848. Durant ces années de pleine possession du pouvoir, c’est toujours la même ardeur de l’âme, une même invincible confiance dans la portée de l’effort sincère, un même besoin de transformer la pensée en action, les principes en faits, l’idéal intérieur en réalité. Puis, quand la troisième période arrive, celle des années de vieillesse, et aussi la banqueroute irréparable de tant d’espérances, l’action encore, l’action toujours aide le ministre tombé à dompter le malheur. Il redevient l’historien d’avant ses grandeurs politiques. On serait tenté d’écrire à la première page de cette correspondance la parole, sublime d’énergie intime, que Napoléon prononçait sur le vaisseau qui l’emportait à Sainte-Hélène : « Eh bien ! nous travaillerons. Nous écrirons nos mémoires. Le travail aussi est la faux du temps. Et puis, il faut remplir sa destinée. Ç’a toujours été ma grande maxime… »

Quand on cherche en effet à préciser davantage le point exact par lequel l’histoire d’une volonté saine, telle que nous la présentent les lettres de M. Guizot, se distingue de l’histoire d’une volonté malade, telle qu’elle est écrite par exemple dans les pages du journal d’Amiel, on trouve que ce point consiste dans un pouvoir d’acceptation courageuse des circonstances qui fait défaut dans le second cas et qui surabonde dans le premier. « Il faut cultiver notre jardin », disait Candide. A tous les hommes le hasard donne aussi un jardin à cultiver, ou petit ou vaste, ou fertile ou pauvre, capable de porter sa moisson de fleurs. Mais devant ce jardin qui leur est échu les hommes ne prennent pas tous la même attitude. Il en est qui s’assoient à terre, et, regardant le sol à défricher, ils se mettent à songer au lieu de commencer aussitôt ce défrichement. D’autres n’attendent pas pour soulever les pierres et arracher les herbes que les heures aient passé. Les premiers se demandent d’abord ce que vaut le jardin, puis si c’est bien la peine d’user leur force à faire pousser quelques pâles roses. Les autres ne discutent pas avec le champ qui leur est donné. Une invincible logique leur montre l’inutilité foncière de ces discussions-là ; elles n’ont d’autre résultat que de nous rendre moins capables de supporter le nécessaire. Les premiers ont pour représentant Hamlet, le prince indécis qui ne peut obéir même au spectre apparu de son père. Les autres ont pour représentants tous les héros de l’histoire, glorieux ou obscurs. Guizot appartenait à cette race des opiniâtres et des volontaires. Parmi les preuves multipliées que ces lettres nous donnent de sa faculté d’agir, aucune ne me paraît plus significative que sa conduite au lendemain de la révolution de 1848. Il avait plus de soixante ans. L’opinion publique semblait avoir condamné à jamais le sens de sa politique. Tombé du pouvoir pour toujours, et il le comprenait, il se trouvait aussi sans fortune. Croyez-vous que ces coups répétés vont briser sa force ? Tout au plus vont-ils changer la direction de cette force, et cela aussitôt. Réfugié en Angleterre, réduit aux seules ressources de la vie de famille, il trouve sans retard de quoi appliquer ce besoin de développement qui est en lui, et trois mois après février, il écrivait à M. de Barante : « Mes enfants vont bien, mon fils a repris avec moi ses études. Je rapprends ce qu’il apprend. Nous lisons ensemble Homère et Thucydide, Virgile et Racine. Je suis rentré dans mes travaux. L’hiver dernier j’étais fatigué, moralement surtout. Je me relève de ce pénible état d’âme… » C’est ici une ligne au hasard, entre combien d’autres. S’il s’agit des douleurs privées, qu’une longue existence multiplie inévitablement, l’auteur de l’Histoire de la civilisation témoigne de même de son grand pouvoir d’accepter l’inévitable. Il tient un traité de la consolation dans ces mots qu’il écrivait, tout voisin de sa propre fin, à une amie infortunée : « Ne faites pas contre votre chagrin trop d’efforts de courage. On s’y fatigue sans grand profit. J’ai eu de grands, les plus grands chagrins possibles dans ma vie. Et non seulement je les ai eus, mais je les ai gardés. Même ceux dont le monde a pu me croire consolé. Je me suis résigné à vivre avec mes blessures. Tout ce que j’ai voulu, c’est qu’elles ne m’empêchassent pas de goûter les joies qui me venaient d’ailleurs. » On n’a jamais plus fortement traduit la vérité vraiment humaine sur la douleur. Entre le stoïcisme qui prétend ne pas souffrir — orgueil impossible — et la lâcheté de ceux que la souffrance écrase, il y a place pour la mâle affliction de celui qui continue à vivre, tout en saignant. Mais pour suffire à cette règle de conduite, ne faut-il pas être la créature robuste que fut M. Guizot, et peut-être la force d’âme est-elle ici-bas la qualité la plus instinctive, celle qui s’acquiert le moins, car elle est comme une synthèse consciente de tout ce que nous sommes ?

Aussi bien, voyez de quels éléments fondamentaux cette énergie vitale se compose chez François Guizot lui-même. Et d’abord la base physiologique sur laquelle reposait l’édifice de sa vie morale était excellente. Né du mariage d’un père et d’une mère qui n’avaient pas quarante-quatre ans à eux deux, et qui s’aimaient, il est une preuve, après tant d’autres, à l’appui de la thèse des moralistes qui condamnent les unions tardives et intéressées. Il faut lire, dans ses lettres, le récit d’une des campagnes électorales qu’il entreprit après 1830, pour apercevoir la solidité de l’étoffe dans laquelle la nature avait taillé ce grand travailleur. En second lieu l’intelligence de M. Guizot était douée à un degré rare du pouvoir de la certitude qui produit nécessairement le pouvoir de la décision. Par derrière toutes les faiblesses de la volonté, on découvre toujours le doute, et il n’est pas vrai de dire avec le poète latin :

… Video meliora proboque
Deteriora sequor…

Qui voit avec une netteté parfaite agit de même. Il est étonnant de constater jusqu’à quel point cette loi se vérifie chez M. Guizot. Dès ses premières années, il excelle à faire le bilan de sa situation, à poser devant lui le but qu’il peut atteindre et à se déterminer d’après ce but. Il avait commencé par être homme de lettres, et l’on sait de reste combien les débuts de cette carrière sont rendus malaisés au plus grand nombre, non pas tant par la difficulté du travail que par l’hésitation sur le sens de ce travail. François Guizot, lui, ou bien ne connut jamais ces hésitations, ou bien en triompha tout de suite. Il n’a guère plus de vingt ans, et déjà, dans ses lettres à sa mère, il révèle la capacité de se déterminer précisément, de marquer sa tâche en la bornant, que peu d’hommes faits possèdent. Il semble que la foi religieuse, si constamment présente à l’esprit de M. Guizot, ait servi de type à toute sa pensée. Il aperçoit son devoir avec une lucidité infaillible, et il agit, en vertu de cette vision sans ombres, hardiment, et logiquement. Un singulier résultat de cette précision dans la tâche à exécuter, c’est que l’effet produit sur les autres ne préoccupe jamais ce grand volontaire qui, s’étant jugé d’avance, n’a pas à tenir compte du jugement d’autrui et n’en tient en effet aucun compte. C’est dire que M. Guizot ne connut jamais les anxiétés de l’amour-propre inquiet, cette fièvre des Amiel de tous les temps. Enfin, et c’est là une troisième cause à l’énergie de cet homme et à sa sérénité, il ne cesse point de se réchauffer le cœur au foyer des affections les plus réelles. Les lettres à sa mère, à ses enfants, à ses amis, nous le montrent attaché à toutes ces chères têtes du lien le plus étroit, et capable des plus minutieux soucis, de la plus câline tendresse : « Je t’en prie », écrivait-il à sa femme en train de revenir du Midi, « dans la traverse du bois Bulet à Moret, fais bien attention. Il y a de très mauvais pas. Descends avec ton fils. Je veux que vous m’arriviez entiers. Quels transports de joie quand je vous aurai là ! » Et ailleurs : « Le soir quand je rentre dans ma chambre, quand je me mets dans mon lit, sans avoir auprès de moi le regard charmant de mon fils, quand il faut que je m’endorme, comme j’ai vécu tout le jour dans la froideur et la solitude, j’ai le cœur serré, les membres brisés. » Ce sont là des phrases plus touchantes quand on songe que la plume qui les écrivait venait de rédiger quelque décret ou quelque page d’un livre d’histoire.

Mais, et c’est la forte signification de ces lettres, on saisit ici une fois de plus la démonstration d’une loi trop méconnue de nos jours, à savoir qu’avant d’être un grand homme de lettres, ou un grand homme d’Etat ; un homme doit d’abord être un homme dans le plein sens de ce mot. Tant vaut la personne intérieure chez nous, tant vaudra cette personne visible qui écrit des livres ou qui prononce des discours. Les avortements et les réussites de notre œuvre ont pour causes profondes les dispositions d’âme dans lesquelles nous avons vécu, et le développement de notre talent a pour raison dernière le développement de notre vie secrète. La correspondance de George Sand avec Flaubert, récemment publiée, nous montrait déjà par un saisissant exemple ces rapports de la création esthétique avec le régime quotidien de l’âme. Les lettres de M. Guizot en fournissent un second exemple dans le domaine d’une vie plus active. Il n’était pas sans intérêt de jeter une lumière sur une vérité morale qu’il est, hélas ! plus aisé de constater qu’il n’est possible à tous d’en tirer profit.

Appendice P
La maladie de la volonté : une guérison

Les deux études que le lecteur vient de lire sur la maladie et l’équilibre de la volonté ne seraient pas complètes si, en regard du cas désespéré que fut Amiel et du miracle de vigueur morale que fut François Guizot, ne se plaçait l’esquisse d’un contemporain qui ait connu et concilié en lui l’un et l’autre état. Entre l’homme malade et l’homme sain il y a lieu de montrer l’homme guéri. Ces guérisons sont rares de nos jours. Elles sont possibles. J’ai cru en rencontrer un exemplaire typique dans l’histoire intellectuelle d’un écrivain qui fut justement un ami de deux des artistes analysés dans ces Essais : de Gustave Flaubert et de Baudelaire : Maxime Du Camp. Appelé en 1894 à lui succéder à l’Académie française, je dus considérer de près cette figure. Elle me parut extrêmement intéressante par cette évolution de la maladie vers la santé qui demeure le grand problème de notre âge. C’est dans ce sens que j’ai tenté d’interpréter la ligne générale de l’œuvre de Du Camp, lorsque j’ai eu la mission de prononcer son éloge public. Je me suis trouvé ainsi écrire tout naturellement un chapitre de psychologie qui complétait mes premiers Essais. Je le donne donc aujourd’hui au terme de ces Essais, auxquels il peut servir de conclusion, en lui maintenant sa forme de discours que j’avais dès lors et de parti plis réduite à un minimum.

Messieurs,

En même temps que vous m’appeliez, avec une bienveillance dont je sens l’inestimable prix, à l’honneur de siéger dans votre Compagnie, vous me donniez à tracer le portrait d’un homme infiniment complexe et intéressant, — portrait rendu difficile par cette complexité même du modèle. M. Maxime Du Camp a touché en effet, dans ses livres, à tous les genres et à tous les sujets : récits de voyage, poèmes socialistes et poèmes intimes, romans d’imagination et romans d’analyse, morceaux de critique, monographies d’art, esquisses d’histoire, à combien de tentatives son vigoureux talent ne s’est-il pas essayé avant de s’arrêter à ce tableau de Paris, qui demeure son plus beau titre de gloire ? Et cette œuvre si considérable, si opulente, si variée, n’avait pas exprimé sa vie. Nous devinons, à travers ces volumes de matière si disparate, la poussée, en mille directions diverses, d’une humeur inquiète, qui s’est cherché une forme de pensée à travers combien de formes d’existence ? Orphelin et riche, sans devoirs de famille à remplir, sans contrainte de métier à supporter, il semble que depuis sa sortie de collège, en 1840, sa jeunesse n’ait été qu’une longue aventure. Nous le voyons, dans les confidences, pourtant réservées, de ses Souvenirs, tour à tour homme à la mode et duelliste, voyageur érudit et intrépide explorateur, soldat de l’ordre et blessé sur une barricade en Juin 1848, ambitieux d’influence et directeur d’une importante Revue, officier d’état-major à la suite de Garibaldi, multiplier les expériences les plus inattendues, les plus contrastées, et je ne parle pas des mystérieuses tragédies sentimentales qu’il indique à peine, assez cependant pour justifier le mot d’Alexandre Dumas, son compagnon dans l’équipée des Deux-Siciles : — « Je ne le vois jamais sans songer à l’un de mes mousquetaires… »

Seulement les mousquetaires du génial conteur étaient des créatures allègres, de jovialité héroïque, de gaieté insouciante ; au lieu que M. Maxime Du Camp, l’auteur des Mémoires d’un suicidé et des Forces perdues, était d’abord un romantique de la lignée de Chateaubriand, de Musset, de Flaubert ; un mélancolique et un tourmenté qui devait, plus tari, dire de lui-même et de ces deux romans de jeunesse : « Tristes livres ! Le plus singulier et le moins agréable pour moi, c’est que j’ai horriblement souffert de cet état d’âme. En somme, lorsque je me retourne en arrière pour me juger impartialement, je m’aperçois que je n’ai retrouvé mon équilibre que vers la quarantième année. Les aspirations vagues, les tristesses sans causes, les émotions sans objet, tout cela frisait de près l’hypocondrie. Et si l’on venait me démontrer aujourd’hui que j’ai été un peu fou, je ne serais ni indigné, ni étonné… » Vous reconnaissez, Messieurs, la définition même de ce que l’on appela longtemps : la maladie du siècle. Vous retrouvez aussi, dans ces quelques lignes, l’orgueil et la bonne humeur de la guérison. M. Maxime Du Camp fut en effet un enfant du siècle, mais guéri. Cette évolution de la maladie vers la santé, de la révolte morbide vers l’acceptation, du désarroi intime vers l’équilibre, fait l’unité secrète de son œuvre et de sa vie. C’est à cette évolution que je voudrais vous faire assister. Les inquiétudes de sentiment dont M. Maxime Du Camp a souffert, les révoltes, les défaillances de volonté qu’il confesse avoir traversées, ce sont des misères non pas d’hier, mais d’aujourd’hui. Nous leur avons donné d’autres noms. C’est le pessimisme, c’est le nihilisme, et c’est bien toujours la même maladie, cette incapacité d’accepter la vie que votre confrère a su constater et corriger en lui. Je lui aurai, je crois, rendu l’hommage que sa nature, éprise de toutes les bienfaisances, eût préféré, si j’ai montré quelle haute valeur d’enseignement dégage le spectacle de cette existence intellectuelle, commencée sur une telle anxiété, achevée sur une lumineuse pacification. Et de cet enseignement-là n’avons-nous pas tous besoin ? Ne s’applique-t-il pas à tous les hommes ce mot saisissant d’un essayiste étranger sur les poètes de génie, que « leur plus grande œuvre est de sculpter, pour eux-mêmes, dans le dur marbre de la vie, la blanche statue de la sérénité… » ?

I

Je disais tout à l’heure, Messieurs, que M. Maxime Du Camp fut d’abord un romantique. Il le devint, dès son adolescence, sur les bancs du lycée Louis-le-Grand, où il lisait en cachette, à l’abri de ses dictionnaires, les plus récents volumes des poètes contemporains, comme devait le faire, bien des années plus tard, à l’ombre des mêmes murs vénérables, un autre écolier qui lui succède parmi vous comme il lui a peut-être succédé sur un des bancs d’une classe du vieux collège. On me dit que les cours de ce collège ont aujourd’hui plus de soleil, que les arbres y sont plus verts, que de nouveaux bâtiments y ont remplacé les anciens. De mon temps, rien n’avait changé depuis 1835, c’est-à-dire depuis l’époque où M. Maxime Du Camp y était élevé. A travers les pages de ses Souvenirs, j’ai pu me le figurer trop exactement, dans ce décor dont j’ai connu les mélancolies, s’en allant en pensée bien loin de la classe, bien loin de l’étude. Il lisait les Contes d’Espagne et d’Italie, les Orientales, Jocelyn, les premiers romans de Balzac et de George Sand, les premiers vers de Gautier. Et, à travers ces lectures, il s’imprégnait, il se saturait de cet Idéal complexe et dangereux qui fut celui du romantisme. Idéal complexe, car il s’y mélange un héroïque souffle d’orgueil emprunté aux tout voisins prodiges de la légende Napoléonienne, et une tristesse découragée, désespérée, prise à Byron, au Gœthe de Werther, aux grands poètes allemands et anglais, soudain révélés. Le contre-coup de l’immense ébranlement révolutionnaire y ajoute encore sa fièvre et son inquiétude. Idéal dangereux aussi, car il se résume dans une conception lyrique de la vie, et demander à la vie de suffire à une exaltation continue, c’est méconnaître la loi même de notre sort. Mais où l’adolescent qui lit au collège des poètes et des romanciers l’aurait-il apprise, cette loi du sort ? Il va, recueillant, à travers ces livres, toutes les fleurs des sentiments humains, et se les appropriant, se les appliquant pour s’en composer une âme. Il ressemble à son frère enfant qui, lui, va couper des fleurs pour jouer au jardinier et qui les plante dans un tas de sable soigneusement amassé. L’enfant croit s’être ainsi fait un vrai jardin. Il le laisse à midi tout parfumé, tout éclatant, puis quand il revient au soir, il trouve que les corolles se sont fanées, que ce jardin d’une heure est déjà flétri, et il se lamente, parce qu’il est un enfant et qu’il ne sait pas que les fleurs ont des racines. Il ignore que cette grâce odorante et fragile des corolles est la récompense du patient travail de la graine sous la terre. L’adolescent, lui, ne sait pas davantage que les sentiments ont des conditions. Il ignore que les heures d’exaltation sont rares et qu’il faut les mériter, mériter d’aimer, mériter de sentir ; j’allais dire, mériter de souffrir, s’il est vrai que la souffrance soit la grande épreuve et la grande noblesse humaine.

Je viens, Messieurs, de vous résumer d’un mot tout le drame moral de la jeunesse de M. Maxime de Camp. Il crut à vingt ans qu’il lui suffisait d’entrer dans le monde pour y moissonner des émotions pareilles à celles dont les livres de ses aînés l’avaient enchanté, et il se heurta brusquement à cette société française du milieu du siècle, la plus prudente mais la moins enthousiaste, la plus sage mais aussi la moins imaginative de notre histoire. C’était l’époque où la bourgeoisie industrielle et parlementaire installait chez nous un régime dont le positivisme arrachait à Lamartine son cri fameux : La France s’ennuie. Ce cri n’était pas très équitable, car ce régime avait aussi sa poésie. Les hommes de notre race ont dans leurs veines un sang trop aident, trop généreux, trop militaire, pour n’avoir pas toujours quelque part un coin d’héroïsme et d’aventure où répandre ce sang. Alors comme aujourd’hui, ce coin d’héroïsme était situé là-bas, dans cette brûlante et ténébreuse terre d’Afrique où nos soldats réalisaient, vivaient cette épopée algérienne dont vous avez parmi vous l’un des plus glorieux témoins39. Mais l’Afrique était loin, la poésie que représentait le service de cette dure conquête était de la poésie austère, de la poésie disciplinée, et les jeunes romantiques, comme le Maxime Du Camp de ces années-là, étaient, avant tout, des indisciplinés et des indépendants. Celui-ci ne voulut voir du milieu social où il se trouvait jeté que la médiocrité bourgeoise des mœurs, que le terre à terre de la politique des intérêts, que la pauvreté de l’événement quotidien, et il se révolta là contre. Dans un sursaut immédiat de sa sensibilité aussitôt meurtrie et froissée, il condamna toute son époque à la fois, et la vie avec elle, encore enfoncé dans cette rébellion et dans ce pessimisme par l’influence d’un ami chez lequel il rencontra un exemplaire, amplifié jusqu’au génie, de ses mélancolies et de ses déceptions. Vous devinez, Messieurs, que je veux parler du grand romancier dont la jeunesse intellectuelle fut si étroitement unie à la sienne qu’elles ne peuvent pas être séparées : Gustave Flaubert.

Flaubert, alors dans toute la splendeur de son précoce talent, avec sa beauté de jeune chef normand et l’apparence de sa vigueur intellectuelle et physique, était cependant la victime du même déséquilibre que Du Camp. Lui aussi souffrait de la maladie du siècle, mais avec une intensité que les difficultés de son destin justifiaient, hélas ! plus complètement. Il semblait que la nature se fût complu à ramasser, dans le futur auteur de Madame Bovary, toutes les antithèses, comme pour en faire le peintre prédestiné des pires angoisses de son âge. Elle avait voulu que cet affamé de gloire littéraire naquît et grandît en province, et qu’il dût y rester emprisonné, au moment même où toute la vie artistique de la France affluait au centre, de telle sorte qu’il fût solitaire deux fois, et dans son pays, par son excès de culture, et à Paris, par sa sauvagerie et par sa sensibilité. Elle avait voulu que, poète, et toujours soulevé d’un élan fougueux de lyrisme, il naquît à l’ombre d’un hôpital, fils d’un père qui, dans son génie de grand chirurgien, méprisait le talent d’écrire. Enfin, après lui avoir donné une musculature d’hercule, elle l’avait frappé au plus intime de sa force de ce mal redoutable et mystérieux que les anciens appelaient le mal sacré, si bien que ce géant infirme portait en lui-même, dans son âme et dans sa chair, comme un témoignage constant de notre puissance et de notre misère, de l’humanité supérieure et de la servitude animale.

Cet être, façonné à souhait pour l’inquiétude, avait été soumis durant son adolescence au même romantisme d’éducation que Maxime Du Camp, et sa jeunesse s’était heurtée au même milieu social. Avec quelle frénésie il se rebella, lui aussi, contre cette société. Combien il en détesta la médiocrité bourgeoise, et combien il en fut obsédé ; avec quelle fureur de Titan écrasé il se débattit dans l’attente, dans l’usure quotidienne de ses forces inemployées, tous ses livres le racontent, car on pourrait dire que c’en est l’unique matière. Quelle influence il exerça sur Maxime Du Camp par cette identité momentanée de leur sort, les Souvenirs littéraires de ce dernier l’attestent et surtout le ton des lettres échangées entre eux vers cette date. Elles donnent le meilleur document pour qui veut connaître les dispositions alors si morbides de l’auteur des Forces perdues et comprendre à quel degré de misère intérieure le refus d’accepter la vie peut conduire deux jeunes hommes de grande race : « Ah ! la vie », s’écrient-ils, « nous en avons eu, tout jeunes, un pressentiment complet. C’était comme une odeur de cuisine nauséabonde qui s’échappe par un soupirail. On n’a pas besoin d’en avoir mangé pour savoir qu’elle est à faire vomir… » Voilà le ton de leurs confidences au lendemain d’un deuil de famille. En proie à cette fureur de mépris, toute participation à une activité sociale leur répugne comme une bassesse. Flaubert un jour manifeste l’idée de solliciter une place dans une ambassade. Du Camp lui répond le plus sérieusement du monde : « Une maladie mentale ou la conséquence d’un dîner de famille trop copieux peut seule expliquer ta proposition saugrenue », et l’autre, honteux d’avoir pu penser une seconde à servir l’Etat : « Tu as raison. Je suis un misérable. Sois magnanime. Pardonne-moi. » La Patrie, la Famille, tous les liens qui rattachent l’homme à un milieu ne leur sont que des chaînes, et que l’on devine insupportables. La manie de l’exotisme les dévore, follement chimérique et inefficace. Il y a du Bouvard et du Pécuchet dans leur nostalgie. Ils se promènent dans les rues de Paris ou celles de Rouen, et ils s’écrient : « Nous mourrons sans avoir vu Bénarès. C’est une infortune que les bourgeois ne comprendront jamais. » Détournée du réel et jouant à vide, leur imagination se corrompt en fantaisies, bien malsaines si elles n’étaient encore plus puériles. C’est aux époques les plus perverses de l’histoire qu’ils se complaisent. Ils parlent couramment des « hautes splendeurs de l’empire romain », et ils déclarent que « Néron représente le point culminant du monde antique ». Lisant le De gladiatoribus de Juste Lipse, ils se désespèrent de ne pouvoir donner des combats de gladiateurs dans le jardin de Croisset. On devine en eux quelque chose d’effréné tout ensemble et d’aride, d’amer et de stérile. Ils sont dans cet état singulier d’égoïsme émotif où il semble que l’âme ait gardé intacte la puissance de souffrir en perdant celle de se donner. Ils ne rêvent que littérature, ils sont libres, et aucune œuvre ne naît sous leurs mains. Ils vont avoir trente ans et ils n’ont rien fait, tant il est vrai que le principe de la création intellectuelle, comme de toutes les autres, réside dans le don magnanime et irraisonné de soi-même, dans l’élan attendri vers les autres, dans la chaleur de l’enthousiasme, et que le génie de l’artiste est comme toutes les grandes choses du monde : un acte de foi et d’amour.

Des deux amis, Gustave Flaubert paraissait le plus malade. Il devait guérir le premier. L’anecdote qui marque cette guérison vaut la peine d’être reprise dans les Souvenirs de M. Maxime Du Camp. Elle jette un jour très vif sur les beaux côtés de cette amitié et de cette jeunesse. Les écrivains de ce temps-là pouvaient se tromper. Ils étaient d’une entière bonne foi. Ils savaient se dire et entendre la vérité. A travers ces accablements et ces colères, ces songeries et ces paradoxes, Flaubert venait de composer un long poème en prose, — un premier texte, remanié depuis, de sa Tentation de saint Antoine. Il convoque ses deux compagnons préférés, Du Camp et Louis Bouilhet, pour leur lire son œuvre : « Il agitait les feuillets au-dessus de sa tête en s’écriant : Si vous ne poussez pas des hurlements d’enthousiasme, c’est que rien n’est capable de vous émouvoir. » La lecture s’achève en plusieurs séances. Les deux confidents demeurent atterrés. L’œuvre leur paraît absolument, irrémissiblement manquée : « Après la dernière lecture », raconte Du Camp, « nous eûmes, Bouilhet et moi, une conférence, et il fut résolu que nous aurions vis-à-vis de notre ami une franchise sans réserve. » Et il ajoute : « Des phrases ! Des phrases ! Belles, habilement construites, souvent redondantes, faites d’images grandioses et de métaphores inattendues ! Mais rien que des phrases !… Voilà ce qu’avait fait Flaubert, sous prétexte de pousser le romantisme à outrance. » Donc c’est à l’Idéal romantique qu’il faut essayer de l’arracher. Ecoutez maintenant la consultation : « Du moment », lui dîmes-nous, « que tu as une invincible tendance au lyrisme, il faut choisir un sujet où le lyrisme soit si ridicule que tu sois forcé de te surveiller et d’y renoncer. Prends un sujet terre à terre, un de ces incidents dont la vie bourgeoise est pleine, et astreins-toi à le traiter sur un ton naturel et presque familier. » Est-ce bien le Maxime Du Camp, en révolte constante contre son époque, qui parle ainsi, et qui appuie de toute son influence le projet, adopté par Flaubert, de raconter l’humble malheur d’un officier de santé des environs de Rouen ? Cette causerie avait lieu vers 1850. Madame Bovary paraissait en 1856. Du Camp avait eu raison. Eclairé, pour une minute, par son affection, sur l’évidence de l’erreur où se débattait son ami, il lui avait donné précisément le conseil opportun, nécessaire, celui de sortir de soi-même. Il l’avait rappelé à l’étude du réel. C’était le rappeler du même coup à l’étude, à l’acceptation intellectuelle d’individualités étrangères à la sienne. C’était aussi lui indiquer une voie où n’être plus seul, où marcher avec un des courants de l’époque, car en l’invitant à l’observation exacte, il l’invitait à prendre part à la vaste enquête scientifique instituée alors de toute part. Madame Bovary, par l’exactitude précise de la notation, par la peinture scrupuleuse des milieux, par le souci de la psychologie moyenne, représente un effort analogue, dans l’ordre du roman, à celui de Taine en critique, de Renan en exégèse, de Leconte de Lisle en poésie, à la révolution qu’accomplissait au théâtre M. Alexandre Dumas fils, le maître toujours jeune, toujours acclamé, qui représente seul aujourd’hui parmi nous cette puissante génération. Ce roman est un chapitre de l’histoire des mœurs, — rédigé dans une prose qui, des formules de 1830, garde uniquement le relief et le coloris. Le module de la médaille est frappé. Tel sera désormais le travail de Flaubert. Tel sera le procédé d’art qui nous a valu ses chefs-d’œuvre, tel aussi son enseignement qui nous vaudra un Maître, car c’est l’école où se formera cet autre romancier qui serait des vôtres aujourd’hui, Messieurs, si la plus cruelle des destinées ne l’avait arrêté en plein essor ; le grand et malheureux Maupassant.

II

Ce conseil si fécond, si simple, d’accepter la réalité dans l’art et dans la vie, et de s’y soumettre, M. Maxime Du Camp ne devait se l’appliquer à lui-même qu’après avoir traversé dix autres années d’une inquiétude pire que celle dont j’ai essayé de marquer les causes. Quand les Mémoires secrets qu’il a déposés à la Bibliothèque nationale auront été publiés, il sera loisible de décrire avec précision les troubles dont il fut victime à cette période. Ce fut celle des tumultueuses et confuses agitations dont je vous entretenais en commençait ce discours. Il avait adopté et il essayait de pratiquer une théorie chère aux romantiques, celle de la bienfaisance littéraire des passions. Théorie aussi spécieuse qu’elle est décevante ! Car il semble bien que l’artiste doive être d’autant plus inspiré, d’autant plus fort, s’il copie des émotions vraiment éprouvées. Et cependant, d’illustres exemples sont là pour le démontrer, le secret du génie est ailleurs que dans les fièvres de la vie sentimentale. Les plus grands peintres de la nature humaine, ceux qui en ont le plus profondément scruté les mystères, le plus éloquemment traduit les joies et les souffrances, furent-ils des hommes qui vécurent d’une vie très passionnée, très chargée de drames de cœur ? Non, mais bien plutôt des artisans professionnels, d’une expérience courte, d’une destinée presque nue et plate, peu mêlés à la vie et dont les plus importantes aventures furent simplement leurs œuvres. A quel moment Shakespeare, par exemple, a-t-il pu vivre et se laisser rouler, comme dit Maxime du Camp, « par la houle humaine », lui qui cumula trente ans durant les absorbantes fonctions d’auteur dramatique, d’acteur et d’entrepreneur de théâtre ? A quel moment Molière, que son métier tenait à part du monde et qui éprouva l’amour dans des conditions si médiocres, presque si ridicules ? A quel moment Balzac, ce forçat de la copie, qui, avant 1829, avait déjà composé une bibliothèque entière de romans signés de pseudonymes, et qui, de 1829 à 1849, conçut et réalisa les quarante volumes de la Comédie humaine. L’écart est trop fort, chez ces maîtres incontestés de l’observation, entre l’œuvre et l’expérience passionnelle, pour que l’on puisse attribuer cet effet à cette cause. Et inversement, la littérature spontanée, celle des Mémoires et des Correspondances, dont notre époque est si friande et qui émane le plus souvent de personnes ayant beaucoup vécu et d’une vie très intense, dépasse-t-elle, sauf exceptions, le niveau du document ? Le don d’expression y est infiniment rare, infiniment rare le don de rendre le coloris de cette vie à laquelle les auteurs ont pourtant participé, à laquelle ils sont encore mêlés par la rancune ou par le regret, par l’amour-propre ou par l’enthousiasme. Concluons donc que la meilleure condition de naissance et de développement pour le talent littéraire est une existence moyenne, plus réfléchie que remuée, plus contemplative qu’agissante. « Fuyez les orages », aimait à répéter à ses disciples le sage Léonard. Ces orages dangereux de l’action et de la passion, M. Maxime Du Camp passa les dix ans de sa seconde jeunesse à les rechercher. C’est l’autre forme du mal du siècle qui a toujours oscillé entre ces deux pôles : mépriser la vie ou en abuser. Il a lui-même reconnu et condamné la stérilité anxieuse de ces agitations d’alors dans le dernier et le plus beau de ses romans, celui où il a rédigé le testament de ces années-là : les Forces perdues. Quel titre, Messieurs, et quelle confession que ces deux mots où le romancier a su faire tenir tout l’orgueil d’une nature qui s’est sentie égale à un grand destin et toute l’humiliation de ce destin manqué ! Et dans ses Souvenirs, enveloppant du plus sévère verdict même ce remarquable livre : « Tout ce que j’ai fait », a-t-il dit, « tout ce que j’ai écrit à cette époque n’était qu’un apprentissage destiné à me rendre moins difficile la tâche que j’allais entreprendre. » On ne saurait souscrire sans réserve à cet arrêt quand on vient de lire justement les Forces perdues. On ne peut en méconnaître la courageuse véracité quand, après ces années de dispersion et d’inquiétude, on voit l’homme de quarante ans se retourner tout d’un coup, se ramasser, se ressaisir, s’appliquer à lui-même la discipline si virilement conseillée jadis à Flaubert. Et l’enfant du siècle, fatigué de passions vaines, d’inutiles mélancolies, d’aventures romantiques, se transforme en un vigoureux, en un vaillant ouvrier de la plume qui n’aura devant lui désormais qu’une seule œuvre, mais large, mâle, civique, et il va s’y consacrer, s’y vouer, s’y régénérer tout entier.

Il a rapporté, avec cette simplicité un peu altière dans la bonhomie qui donne un tour si particulier à ses confidences, l’épisode qui marqua cette vocation définitive de sa destinée d’artiste. Ne vous attendez pas au récit d’un événement solennel. Ces heures décisives de l’existence littéraire sont le plus souvent très simples. Il en est d’elles comme de ces tournants de routes dans les Alpes, pareils, semble-t-il, aux autres lacets du chemin. Ils marquent pourtant la découverte d’un versant nouveau, un immense horizon de vallées, et, à l’extrémité, une Italie. C’est la récompense soudaine d’avoir monté bien longtemps. Un hasard très vulgaire, celui d’une visite dans une boutique d’opticien, fut pour Maxime Du Camp ce tournant suprême, aux environs de la quarantième année. Ecoutez-le vous narrer l’histoire dans ce ton qu’il adoptera désormais, familier, naturel, presque goguenard et très différent du lyrisme de ses premiers livres. C’est de la causerie, mais très originale, très allante, et relevée d’une sorte de grâce cavalière. C’est lui qui parle : « En mes jours de superbe, au temps de ma jeunesse, j’avais tracé mon portrait :

Je suis né voyageur. Je suis actif et maigre.
J’ai, comme un Bédouin, le pied sec et cambré,
Mes cheveux sont crépus ainsi que ceux d’un nègre
Et par aucun soleil mon oeil n’est altéré…

« Le pied n’est plus rapide. La bise d’hiver a soufflé. Elle a apporté la neige et emporté les cheveux. Le soleil s’est vengé de mon impertinence, et il m’a condamné à des lunettes dont le numéro n’est pas mince. J’étais fier de ma vue. Nul mieux que moi n’apercevait la remise d’une compagnie de perdreaux, et je pouvais lire infatigablement. Vers 1862, j’eus mal aux yeux. Je n’épargnai pas les collyres et je n’en souffris pas moins. On me conseilla de consulter un opticien, et, un jour du mois de mai, j’allai chez Secrétan. L’employé me mit un livre sous les yeux, à la distance normale. Je rejetai la tête en arrière. Il me dit : — Ah ! vous jouez du trombone, il faut prendre des lunettes. — L’âge me touchait. Je ne lui fis pas un accueil aimable. Mais je me soumis. Je commandai un binocle et une paire de besicles… » Remarquez, Messieurs, ce mot, je me soumis, et de quel accent il est prononcé. Il va vous éclairer la suite de cette très simple mais très significative anecdote. Ce n’est pas à l’âge seulement que l’écrivain l’adresse, comprenez-le bien. C’est à la vie tout entière, c’est à la réalité, c’est à la communauté sociale dont il voudra désormais être un membre utile, un ouvrier bienfaisant. Cette petite phrase, c’est la démission du mousquetaire. L’opticien n’avait pas les verres demandés. Il lui fallait une demi-heure pour les préparer. M. Maxime Du Camp sortit pour tuer cette demi-heure en flânant au hasard. Il se trouva sur le Pont-Neuf. C’était un de ces beaux jours du renouveau parisien, où il y a comme une fièvre légère de vivre éparse dans l’air. De petits nuages couraient sur le soleil. L’eau de la Seine allait rapide et brillante, ici brisée contre le ponton d’une école de natation, là charriant un train de bois. La brise dispersait gaiement la fumée sur la cheminée voisine de l’hôtel des Monnaies. Passants et voitures se pressaient sur ce pont, autour de la statue du roi Henri, relique de la chère vieille France. L’écrivain était dans un de ces moments où l’homme qui va cesser d’être jeune pense à la vie avec une gravité renseignée qui lui fait retrouver partout l’image de ses propres mélancolies. La toute petite déchéance physiologique, dont sa visite chez l’opticien venait de le convaincre, lui avait rappelé ce qui s’oublie si vite, cette loi de l’inévitable destruction qui gouverne toute chose humaine. Son intelligence, lassée de tant d’efforts infructueux, était en quête d’une besogne où s’employer, en montrant enfin toute sa force. Il se prit soudain, lui, le voyageur d’Orient, le pèlerin des muettes solitudes où le sable est fait de la poussière des morts, à songer qu’un jour aussi cette ville dont il entendait l’énorme halètement mourrait comme sont mortes tant de capitales de tant d’empires. L’idée lui vient de l’intérêt prodigieux que nous présenterait aujourd’hui un tableau exact et complet d’une Athènes au temps de Périclès, d’une Carthage au temps des Barcas, d’une Alexandrie au temps des Ptolémées, d’une Rome au temps des Césars. Il réfléchit qu’un tel tableau serait aussi une gigantesque leçon de choses offerte aux contemporains, l’occasion d’amender des centaines de détails encore imparfaits. Par une de ces intuitions fulgurantes où un magnifique sujet de travail surgit devant notre esprit, il aperçut nettement la possibilité d’écrire sur Paris ce livre que les historiens de l’antiquité n’ont pas écrit sur leurs villes. Il regarda de nouveau le spectacle du pont, de la Seine et du quai. La profonde unité vivante de ces activités si diverses saisit en lui l’artiste. C’en est fait. L’œuvre de son âge mûr venait de lui apparaître. Il allait étudier pièce par pièce, rouage par rouage, Paris, ses organes, ses fonctions, sa vie.

Pour un écrivain qui n’avait jusqu’alors composé que des poèmes, des romans, des essais d’art, des récits de voyages, une telle entreprise offrait d’immenses obstacles. Les premières difficultés lui vinrent des camarades auxquels il confia son dessein. Flaubert surtout y fut délibérément, violemment hostile. L’auteur de Salammbô nourrissait, en dépit de sa large culture, la plus singulière des erreurs latines. Il croyait à une hiérarchie des genres, conception analogue, dans l’ordre littéraire, à cette hiérarchie administrative, héritée de l’Empire romain. Tout en haut il plaçait les genres imaginatifs et créateurs, les autres en bas, très bas : « Descends au plus profond de Paris », dit-il à M. Maxime Du Camp, « étudie-le dans ses parties les plus secrètes, et puis écris un roman dans lequel tu condenseras les observations que tu auras recueillies. Démonter Paris pour en décrire le fonctionnement, c’est faire œuvre de mécanicien. Démonter Paris pour en transporter le mouvement mathématique dans un roman, c’est faire œuvre d’écrivain… » Quand même Flaubert aurait eu raison en principe, il avait tort dans l’application. La valeur d’une œuvre ne se mesure pas à son résultat visible. Elle n’est pas un concours à une espèce d’examen idéal, institué devant le tribunal des siècles. Elle est d’abord, elle est surtout un outil de perfectionnement pour notre intelligence. De même que lui, Flaubert, à l’époque de Madame Bovary, avait eu besoin de prendre un sujet bourgeois et terre à terre pour s’opérer du lyrisme, M. Maxime Du Camp, encore malade du mal romantique à quarante ans, avait besoin de se contraindre à la stricte, à l’implacable discipline du fait. Eût-il essayé d’animer en décors et en personnages romanesques la vaste enquête où il s’engageait, cette enquête ne lui eût jamais apporté le bienfait intérieur qu’il en recueillit. Il eût de nouveau avivé en lui-même les puissances d’imagination et de sensibilité qu’il lui fallait endormir. Il n’eût pas pratiqué cette absolue soumission à l’objet, qui le guérit comme elle avait guéri son ami. Il l’a reconnu plus tard à maintes reprises : « Que de fois j’ai béni l’affaiblissement de ma vue, qui, me conduisant chez Secrétan, m’arrêta sur le Pont-Neuf et fut la cause d’un travail où j’ai trouvé des jouissances infinies ! J’ai été stupéfait du bien-être que je ressentis lorsque, au lieu des conceptions nuageuses des vers et du roman, je saisis quelque chose de résistant sur quoi je pouvais m’appuyer. » Et il ajoute, prouvant, par la profondeur de cette formule, à quel point il avait analysé et jugé l’histoire de son propre esprit : J’ai été discipliné par la vérité à mon insu, et j’y ai été ramené sans même m’en apercevoir.

III

C’est en 1862 qu’il entreprit son ouvrage. Le premier chapitre, celui sur les Postes, commença de paraître dans la Revue des Deux Mondes en 1867. L’écrivain n’a pas cessé d’y travailler depuis lors, car les quatre volumes qu’il a consacrés à la Commune, puis les deux qu’il a composés sur la Charité ne sont que des prolongements du premier ouvrage. Il a eu soin, lui-même, de l’indiquer par les titres : les Convulsions de Paris. — Paris bienfaisant. — La Charité privée à Paris. Vous le voyez. Messieurs, c’est toujours Paris, toujours le vaste et composite organisme de la cité monstre qu’il étudie ici dans une de ses plus lamentables attaques de fièvre, là dans ses plus nobles efforts d’hygiène morale et de réparation. Pour qui voudra comprendre la vie française de notre âge, ces trois séries d’études resteront un indispensable document. Toutes les trois sont rédigées sous la forme la plus modeste, celle de la monographie. L’auteur l’a choisie afin d’être plus exact. Il ne se soucie plus ni des virtuosités du style, ni des virtuosités des théories. Il a pris désormais devant les choses cette attitude qu’un de vos grands confrères du xviie  siècle a définie fortement : « Ne se servir de la parole que pour la pensée, de la pensée que pour la vérité. » Il met autant de soin à effacer, à écarter sa personne, que le romantique chez lui put mettre autrefois de complaisance à se montrer, à s’étaler. A peine si une touche, donnée en passant, de temps à autre, vous rappelle que ce modeste, que ce consciencieux assembleur de faits et de chiffres fut un hardi voyageur, et qu’ayant étudié beaucoup d’autres pays il est plus capable de comprendre le sien. Ainsi, voulant nous faire apprécier les commodités rapides, auxquelles nous ne pensons guère, de notre système postal, il évoque le passage vertigineux d’un grand express, puis, par contraste, il dessine en quelques lignes pittoresques la silhouette d’un vieillard qu’il vit un jour courir sur le rivage du Nil : « D’une main il agitait une clochette, de l’autre il soutenait sur son épaule un bâton de palmier au bout duquel pendait un petit sac en peau de gazelle. A son approche, chacun se rangeait avec empressement et le saluait au nom du Dieu clément et miséricordieux. Poussé par la curiosité, je l’interrogeai : — « Eh ! l’homme ! Qui es-tu ? Et où vas-tu si « vite ? » — « Je suis le coureur de la poste du roi sur « qui soient les regards du Prophète. Et je ne puis « m’arrêter… » Vous attendez un commentaire ? Mais non. Le voyageur rend aussitôt la place à l’infatigable et scrupuleux statisticien. Il vous a dit dans son premier volume la circulation de Paris, les voitures, les chemins de fer, la Seine. Dans un autre, il vous dit comment Paris se sustente, dans un troisième comment Paris se protège, et l’appareil de la sûreté publique en lutte avec l’armée du crime. Dans un quatrième, il vous montre comment Paris se soigne, et ses hôpitaux ; — dans un cinquième, comment Paris s’instruit ; — dans un sixième, comment Paris s’enrichit. Pas une minute, à parcourir à sa suite le colossal panorama, l’intérêt ne languit, tant les scènes qui se développent ont été regardées de près par le peintre. Vous devinez que chaque ligne de ces six volumes, dont le moins compact a cinq cents pages, a été vérifiée d’après nature. Il le dit dans ses Souvenirs, avec la simplicité allègre du bûcheron content d’avoir prouvé sa force en coupant sa forêt : « Rien ne serait plus curieux à écrire que l’histoire de ce livre sur Paris, qui m’entraîna à faire tous les métiers. J’ai vécu à la Poste aux lettres. J’ai été presque employé à la Banque de France. J’ai abattu des bœufs. Je me suis assis dans la cellule des détenus. J’ai accompagné les condamnés à mort. J’ai dormi sur le lit des hôpitaux. Je suis monté sur la locomotive des trains de grande vitesse. Je me suis interné dans un asile d’aliénés. Je crois n’avoir reculé devant aucune fatigue, devant aucune enquête, devant aucun dégoût… »

Cette justice qu’il se rend pour la première partie de son travail est méritée. Il eût pu se la rendre aussi large pour les volumes où il a étudié la guerre civile de 1871, et pour ceux dans lesquels il a raconté les miracles accomplis par la charité privée à Paris. Qu’il s’agisse des incendies et des assassinats commis par les forcenés de la Commune, ou des plus touchants épisodes de la piété et du dévouement, il estime que ni pour les premiers l’indignation, ni pour les seconds l’enthousiasme ne valent cette enquête précise, minutieuse, qui commence par établir des faits et des dossiers. Certes personne plus que lui, identifié à ce degré avec Paris, n’a maudit l’insurrection criminellement soulevée devant l’ennemi victorieux, et détesté la frénésie de sauvage vandalisme soudain déchaînée à travers tant de précieux monuments, reliques de la bonne volonté des pères qui devraient être à jamais sacrées aux fils. Cette insurrection, il a eu pourtant le courage de l’étudier, comme il eût étudié la Ligue ou les Armagnacs. Ce vandalisme, il a voulu en connaître le détail, pièces en main. Il sait les noms, les actes, les motifs de chaque action dans cet effroyable drame. S’il écrit l’histoire d’une prison, il distingue le directeur demeuré humain à l’égard des otages et celui qui a déployé, dans cette tyrannie momentanée, des cruautés de bête féroce. Il distingue, parmi cette étrange cohue d’administrateurs improvisés qui avaient envahi les fonctions publiques, ceux qui ont, suivant un de ses mots, « exercé d’une façon irréprochable les pouvoirs qu’ils avaient eu le tort d’usurper », et ceux qui n’y ont vu qu’une occasion d’assouvir les plus brutaux appétits. Cette impartialité donne à ses réquisitoires, quand il les dresse, une force terrible. C’est avec le même respect scrupuleux du fait, et sans une nuance de déclamation, qu’il aborde les fondations pieuses. Il sait qui a offert tel ou tel lit dans tel hôpital, le nom de l’humble prêtre ou de la pauvre sœur qui conçut telle œuvre, de la femme du monde dont telle donation représente une pieuse, une touchante pensée. Il sait l’histoire, les fautes, les mérites, toutes les épreuves de tel malade célèbre. Vous sentez à chaque page que si l’auteur s’est trompé, c’est sur un point de détail, par l’infirmité inhérente à toute nature humaine, et l’admirable probité intellectuelle partout empreinte dans ces pages donne aux conclusions générales qui en émanent une autorité qu’aucune théorie abstraite n’égalerait.

IV

Ces conclusions tiennent tout entières dans le chapitre qui termine le sixième volume — et qui se trouve placé au centre même du monument, entre la portion économique et les portions historiques. C’est une longue esquisse de psychologie sociale que l’auteur a intitulée : le Parisien. Ayant étudié l’organisme entier de l’énorme ville, il essaie d’analyser la valeur du produit spécial que la vaste usine élabore, ce personnage si souvent défini et toujours indéfinissable, si capricieux et si caractérisé, ce Parisien dont le vieux l’Estoile disait déjà ; « Qu’il est plus volage et inconstant que les girouettes de ses clochers. » Mais quoi ! la nature sociale ne s’est-elle pas jouée à réunir en lui tous les contrastes ? Ces contrastes, Maxime Du Camp, qui a dépensé tant d’années à voir le Parisien aller et venir dans sa ville, vous les fait toucher au doigt. Le Parisien passe pour sceptique, et de quoi ne s’est-il pas moqué à ses heures, du Gouvernement et de l’Eglise, des Dieux de l’Olympe et de la mort, comme ce soldat de Montmartre qui, pendant le choléra, au Mexique, avait écrit sur le mur d’un cimetière : « Jardin d’Acclimatation ? » Et voici que tout d’un coup des sources de naïveté, d’enthousiasme, voire de badauderie, surgissent dans cet incorrigible railleur, dont les engouements, pour ne durer que quelques semaines, que quelques jours, pour s’appliquer à une actrice en vogue ou à un explorateur, n’en sont que plus effrénés. Il passe pour immoral, pour égoïste, et, si vous vous adressez à sa charité, elle est inépuisable ; — pour prodigue, et le trésor de sa petite épargne va augmentant sans cesse, malgré les folies de placement où l’entraînera le premier lanceur venu d’emprunts fantastiques ou de mines vides. — Il passe pour égalitaire, et il court risquer sa vie au bout du monde avec l’espoir d’un petit morceau de ruban rouge ; — pour spirituel, et pas de saison où il ne se délecte à quelque refrain inepte de café-concert ; — pour ingouvernable, et il subit, sans révolte, les pires tracasseries et paperasseries des bureaux. Tout s’explique de ces contradictions, par l’abus constant et héréditaire de la vie nerveuse qui fait la force et la faiblesse, la grâce séduisante et redoutable de cette ville, la plus féminine de toutes, la plus conduite par ses impressions, mais aussi la plus capable d’élans désintéressés, d’intuitions lumineuses, d’ardeurs magnanimes. Avec cela le Parisien est de tous les animaux politiques le plus complètement dépourvu d’initiative. La cause en est aisée à comprendre. Le génie administratif de la race latine se trouve avoir atteint ici à son point de perfection. Le réseau du fonctionnarisme enveloppe Paris de mailles si étroites, si serrées, que la spontanéité individuelle s’y abolit totalement. Parler du Gouvernement avec éloquence, en persifler les représentants avec la plus perçante ironie, en critiquer les actes avec une lucidité supérieure, le Parisien y excelle. Mais agir par lui-même, s’associer, entreprendre, tenir tête au despotisme de l’Etat sur le terrain du droit privé, à la manière des Anglo-Saxons, ne lui demandez pas cela. Nul n’a marqué ce défaut d’un trait plus net que Maxime Du Camp, nul n’en a plus fortement montré les funestes conséquences. Il a établi par des chiffres indiscutables que ce Parisien si mal outillé pour l’initiative politique est envahi, environné, noyé par une énorme immigration venue du dehors, si bien que la conscience de la grande ville en est sans cesse faussée. Déjà Napoléon reconnaissait ce fait singulier, et des statistiques, dressées par ses ordres, révélaient que dans la population criminelle de Paris, en 1810, le vrai Parisien comptait pour une proportion d’un sur trois. Pendant les journées de Juin 48, la proportion s’abaisse encore. On ne trouvait que cinq Parisiens sur cent insurgés. Sur trente-six mille trois cent quatre-vingt-dix-neuf individus qui passèrent devant les Conseils de guerre après la Commune, vingt-sept mille trois cent quatre-vingt-dix étaient des provinciaux ou des étrangers. Maxime Du Camp a résumé d’un mot saisissant l’anomalie nationale que de pareils chiffres représentent : — « L’Angleterre », a-t-il dit, « va aux Indes, l’Allemagne va en Amérique. La France émigre à Paris. » Ainsi s’expliquent, lorsque cet afflux d’éléments adventices est devenu trop fort, ces perturbations auxquelles le vrai Parisien assiste souvent avec désespoir, car c’est la ruine momentanée ; contre lesquelles il ne lutte point, par manque d’initiative ; dont il répare les misères à force de travail, et qu’il finit par considérer un peu comme les gens de la banlieue de Naples considèrent le Vésuve. C’est une cendre qui brûle et qui bouge. Ils y bâtissent tout de même leur maison, et, surtout, ils y plantent leur vigne. Cet héroïsme gai dont un autre symbole est l’antique vaisseau du blason de la ville, battu des flots et qui ne sombre pas, Maxime Du Camp l’a merveilleusement senti et rendu. Il n’eût pas été le grand écrivain civique qu’il voulait être, s’il n’avait indiqué le remède, le même que Balzac, que Le Play, que Taine, ont proclamé tous les trois dans des termes presque identiques : la nécessité d’un renouveau de vie provinciale qui, bien loin de nuire à cette ville incomparable, la dégorgerait de cette allusion et lui permettrait d’épanouir plus librement son opulente et complexe personnalité. C’est ainsi que l’amoureux de Paris et son historien se trouve avoir sa place marquée dans ce grand mouvement décentralisateur qui, après s’être dessiné dans les idées, commence à se dessiner dans les faits. L’issue peut en être un total rajeunissement de notre vieille société, et celui-là du moins serait pacifique.

V

Je prononçais tout à l’heure, Messieurs, le beau mot de probité intellectuelle à propos de cet immense labeur où se consumèrent les trente dernières années de la vie de M. Maxime du Camp. La conscience de cette probité, l’orgueil légitime du travail utile, donnent une lumière de sérénité aux dernières pages tracées par la plume qui avait autrefois écrit les Mémoires d’un suicidé et les Forces perdues. Ayant commencé par considérer la vie, en véritable enfant du siècle, comme une simple matière à émotions, haïssable quand elle n’est pas conforme à nos désirs, il était arrivé à reconnaître que tout son prix est dans le travail, dans la soumission au sort, dans l’accomplissement d’une tâche bienfaisante. C’est le « Cultive ton jardin » de Candide, auquel il eût seulement ajouté, lui, l’apôtre passionné des charités : « Et cueilles-en les fleurs pour les autres. » Ayant commencé par considérer l’art d’écrire comme la recherche d’une sensation suprême, comme un dilettantisme plus raffiné, comme une parure plus brillante, il était arrivé à reconnaître que la première vertu de cet art est le service à rendre. Afin d’être bien sûr qu’il rendrait ce service, il avait su comprendre et accepter la limite de ses facultés. « Se conformer », disent les Espagnols ; « s’améliorer », disait Gœthe. Ces deux fortes paroles qu’il cite quelque part, et qui se complètent, étaient devenues sa devise. Il s’était conformé à sa nature et à son époque, et il avait essayé de les améliorer l’une et l’autre. Cette virile philosophie, dont les Souvenirs portent partout la trace, s’ennoblit, s’illumine d’une religion, celle des Lettres, qu’il appelait les Consolantes Déesses. C’est à elles que sont consacrées ces dernières pages auxquelles je faisais allusion, et qui sont le testament de sa vieillesse apaisée, comme les Forces perdues avaient été celui de sa jeunesse révoltée. Elles se trouvent dans le volume du Crépuscule, publié un mois avant sa mort. Avec quelle éloquence il y célèbre le rôle de l’écrivain, ce manieur de l’outil sacré, et la place qu’il tient dans la civilisation : « Si à la même heure », dit-il, « tous les encriers se desséchaient, si toutes les plumes qui écrivent étaient brisées, le monde, semblable à un navire sans pilote ; sans gouvernail, sans boussole, irait à l’aventure vers quelque épouvantable naufrage ! » — Avec quel orgueil, pensant au vaste effort littéraire qui depuis l’année terrible s’accomplit dans notre France, il proclame que « la victoire définitive, celle qui malgré les défaites et les défaillances matérielles ne redoute pas l’histoire et se gagne devant la postérité, appartient toujours au peuple qui a fait des livres, et par ces livres conquis l’humanité » ! — Avec quelle reconnaissance émue il rend des actions de grâces à son métier, « mon humble métier de plumitif », répète-t-il, « auquel je dois les meilleurs jours de ma vie et le calme de ma vieillesse ! » — Avec quelle fierté de bon ouvrier, se supposant appelé à l’épreuve de la métempsycose, il souhaite de renaître pour reprendre la plume : « Oui, si le génie qui préside à la transmigration des âmes et à la renaissance des créatures daignait me dire : « Choisis la forme de ta prochaine existence », je répondrais : « Permettez-moi d’être toujours simplement ce que j’ai été, un passionné de la plume, un adorateur « des Lettres, un artisan assidu que son assiduité suffisait « à satisfaire. » Laissez-moi, Messieurs, terminer sur ces paroles qui me touchent à une profondeur que je dirais mal. J’y vois l’affirmation d’une foi qui est aussi la mienne et qui achève de donner sa haute physionomie idéaliste à cette vie aujourd’hui close. Elles me permettent de conclure en disant qu’à travers les heurts et les conflits de sa destinée, dans ses tentatives les plus incertaines, comme dans ses efforts les plus heureux, votre regretté confrère fut vraiment un grand homme de lettres. Il est de plus pompeux éloges. Je n’en sais aucun que, pour ma part, je voulusse davantage obtenir et mériter.