Chapitre I :
Des sens, des appétits et des instincts.
I
Toute étude de psychologie expérimentale, ayant pour objet la description exacte des faits et la recherche de leurs lois, devra débuter désormais par une exposition physiologique, celle du système nerveux. Ainsi ont fait M. Bain et M. Herbert Spencer (dans sa plus récente édition des Principes de psychologie). C’est là le point de départ obligé, résultant non d’une mode passagère, mais de la nature même ; car l’existence d’un système nerveux étant la condition de la vie psychologique, il faut remonter à la source, et montrer comment les phénomènes de l’activité mentale viennent se greffer sur les manifestations plus générales de la vie physique.
M. Bain décrit successivement le cerveau, le cervelet, la moelle allongée, la moelle
épinière et les nerfs spinaux, et cérébraux. La force nerveuse agit sur les diverses
parties du corps à la manière d’un courant. « C’est une doctrine maintenant
admise que la force nerveuse est engendrée par l’action de la nourriture fournie au
corps, et que, par suite, elle est de la classe des forces qui ont une commune
origine, et sont convertibles entre elles, — force, mécanique, chaleur, électricité,
magnétisme, décomposition chimique. — La force qui anime l’organisme humain et
entretient les courants du cerveau, a son origine dans la grande source première de
force vivifiante, le soleil159. »
Si nos moyens d’observation et
de mesure étaient parfaits, nous pourrions voir comment se consomme la nourriture dans
l’être humain, en attribuer une partie à la chaleur animale, une autre à l’action des
viscères, une autre à l’activité du cerveau, et ainsi de suite. La force nerveuse,
résultant ainsi de la dépense d’une quantité donnée de nourriture, peut être convertie
en toute autre forme de la vie animale.
De là, on doit conclure, contrairement à l’opinion reçue, que le cerveau ne constitue pas seul le sensorium, qu’il n’est pas seul le siège de l’esprit : son siège, qui est partout où il y a des courants nerveux, comprend le cerveau, les nerfs, les muscles, les organes des sens et les viscères.
De ce début tout physiologique, nous passons à la première classe de phénomènes appartenant proprement à l’esprit. Ce n’est point, comme on pourrait le croire d’abord, l’étude de nos diverses sensations. Il y a des phénomènes plus généraux, négligés jusqu’ici par la psychologie, que l’auteur décrit et examine avec ce luxe de détails, cette abondance de faits qui caractérisent la véritable étude expérimentale. Ce sont les phénomènes d’activité spontanée à nous connus par le sens musculaire. Ce sens, qui a pour objet les sensations liées aux mouvements du corps ou à l’action des muscles, ne peut être confondu avec les cinq sens ordinaires ; en général, on admet maintenant qu’il doit être étudié à part.
Le chapitre que l’auteur y consacre, donne, dès l’abord, un échantillon de sa savante et scrupuleuse méthode. Toujours en quête d’expériences, préoccupé avant tout d’être complet, il éclaire de ses remarques fines et ingénieuses un grand nombre de faits curieux ou vulgaires que la métaphysique, perdue dans ses hauteurs, ne semblait pas même voir. Il faut pourtant renoncer à analyser de si minutieuses analyses.
On voit d’ordinaire, dans notre activité traduite par nos mouvements et nos désirs, le résultat de quelque sensation ou connaissance antérieure ; mais avant celle-là il y a une activité spontanée, venant de nous-même, du dedans et non du dehors, qui agit d’elle-même et non par une réaction contre le monde extérieur. Les faits qui en établissent le mieux l’existence, c’est la tonicité des muscles, l’état de fermeture permanente des muscles sphincters, l’activité morbide et les excitations qu’elle cause, la mobilité extrême de la première et de la seconde enfance (infant, child) qui ne peut s’expliquer que par un trop-plein d’activité. Cette spontanéité, indifférente en apparence pour la psychologie, contient en germe, comme nous le verrons plus tard, le développement de la volonté.
La sensation musculaire, quoique très proche de la sensation proprement dite, en diffère en ce que l’une est associée à un stimulus interne, l’autre à un stimulus externe. Liée à la condition organique des muscles, elle nous révèle les plaisirs et les peines venant de l’exercice, les divers modes de tension des organes en mouvement ; elle donne la mesure de l’effort. Il semble qu’on pourrait l’appeler surtout le sens de nos mouvements et de ce qui s’y rattache.
Les sensations musculaires ont un double caractère affectif ou émotionnel et intellectuel ; tous deux160 en raison inverse l’un de l’autre.
En les considérant sous leur aspect émotionnel, nous trouvons deux grandes classes de mouvements, d’où résultent des sensations musculaires fort différentes. Les mouvements lents amènent le sommeil ; ils produisent le calme après une agitation morbide ; ils inspirent la gravité et la tristesse. Après une journée de tumulte, on recouvre la tranquillité, par le simple effet sympathique de mouvements mesurés, comme la musique et la conversation de personnes calmes. De là aussi la prononciation lente des exercices de dévotion, les tons traînants de l’orgue. Les mouvements vifs, au contraire, causent une grande excitation des nerfs. Les mouvements rapides sont une sorte d’ivresse mécanique. Tout organe en proie à un mouvement rapide communique son allure à tous les autres organes en mouvement. Si l’on marche rapidement, et mieux encore, si l’on court, le ton mental est excité, les gestes et le discours s’accélèrent. Comme exemples de cette classe de sentiments musculaires et de mouvements, on peut citer la chasse, la danse, les cultes orgiastiques de l’Orient, les rites consacrés à Dionysos et à Démêter. Enfin la sensation musculaire peut nous être donnée simplement par l’effort et indépendamment de tout mouvement ; par exemple, porter un poids, soutenir son corps, ce sont là autant de cas de tension morte.
Considérées sous leur aspect intellectuel, les sensations musculaires « sont très importantes au point de vue de la connaissance ; d si à un poids de quatre livres que nous tenons dans la main, on en ajoute un autre, l’état de conscience change : ce changement d’état, c’est la discrimination (faculté de discerner), et c’est le fondement de notre intelligence. Remarquons, en passant, cette déclaration de notre auteur, nous verrons plus tard qu’elle importe.
Les modifications diverses de l’action musculaire nous font connaître trois choses : d’abord la résistance qui est l’expérience fondamentale ; ensuite la continuation de l’effort, accompagné de mouvement ou non ; enfin la rapidité de la contraction du muscle qui correspond à la vitesse du mouvement dans l’organe. Il suffit de réfléchir quelque peu pour voir que ce sont là des notions importantes, et d’où plusieurs autres dérivent. Ainsi le degré d’effort ou de force dépensée mesure non-seulement la résistance, mais l’inertie, le poids et les propriétés mécaniques de la matière. La continuation de l’action musculaire donne des idées de durée et d’étendue. « La différence entre six pouces et dix-huit pouces est représentée par les différents degrés de contraction de quelque groupe de muscles ; ceux, par exemple, qui fléchissent le bras, ou ceux qui en marchant fléchissent ou étendent le membre inférieur. » Enfin la connaissance que nous avons du degré de rapidité de nos mouvements, nous permet d’estimer la vitesse des autres corps en mouvement ; la mesure étant d’abord empruntée à nos propres mouvements.
II
Abordons maintenant l’étude des sensations. Elles se distribuent en six classes : sensations de la vie organique, du goût, de l’odorat, du toucher, de l’ouïe et de la vue. Les trois dernières sont surtout intellectuelles. M. Bain donne la prééminence à la vue et même place l’ouïe au-dessus du toucher. Son analyse, ample et détaillée comme toujours, a fait d’utiles emprunts à la chimie et la physiologie. Sans chercher à le suivre, bornons-nous à choisir dans cette étude deux points essentiels, traites avec originalité et profondeur : la nature du sens organique, la perception du monde extérieur par le toucher et la vue.
On commence même, en France, à considérer les sensations de la vie organique comme formant un groupe à part161. Répandues dans tout le corps, en particulier dans les viscères, elles n’ont point d’organes qui leur soient propres. Leur action sourde, obscure, mais continue, exerce une incontestable influence sur notre vie psychologique. Distinctes des sensations musculaires, qui nous font connaître surtout le mouvement et l’effort des muscles, elles se révèlent à nous par le plaisir ou la douleur qu’elles nous causent ; elles sont, affectives le plus souvent. M. Bain en distingue sept espèces :
Les sensations dues à l’état des muscles, la douleur ressentie lorsqu’on les coupe, la souffrance causée par une fatigue excessive, les os brisés, les ligaments déchirés, en un mot, tous les dommages violents portés au système musculaire.
Le système nerveux n’est pas seulement l’instrument propre de la faculté de sentir, il a aussi des sensations organiques résultant de l’état même de son tissu ; les névralgies, l’épuisement nerveux, le tic douloureux sont des exemples de douleurs venant du tissu lui-même.
La circulation et la respiration avec les sensations de faim, soif, suffocation qui s’y rattachent, le plaisir de respirer un air pur, le malaise produit par une atmosphère confinée influe beaucoup sur notre état. L’état de conscience qui résulte d’une circulation saine peut être considéré comme la sensation caractéristique de l’existence animale.
La digestion, comme la respiration, offre toutes les conditions d’un sens ; un objet externe, la nourriture ; un organe propre, le canal alimentaire. Nous lui devons les sentiments agréables provenant du bon état des organes digestifs, l’influence maligne exercée par leur mauvais état, les sensations de nausée et de dégoût, la mélancolie causée par les maladies d’estomac et d’intestins.
Ajoutons-y les sensations de chaud et de froid, leur influence sur l’activité des fonctions organiques, — enfin les sensations d’état électrique, soit qu’elles résultent de l’emploi des machines, soit qu’elles aient une cause naturelle, comme l’état de malaise qui précède un orage.
Ce qui précède peut laisser entrevoir combien l’auteur excelle dans cette méthode de naturaliste, qui consiste à classer et à décrire ; mais voici des analyses d’un ordre, plus difficile, celles qui ont pour objet la perception de l’extériorité et de l’étendue.
Le toucher est le sens le plus général ; il est probable même qu’il ne manque à aucun être doué de sensibilité, et son importance intellectuelle est grande. Il donne les notions de grandeur, forme, direction, distance, situation. Toutefois le toucher, considéré comme source de ces idées, n’est pas un sens simple ; il suppose de plus le sens du mouvement. Notre appréciation du poids d’un objet dépend beaucoup de l’exercice des muscles, quoiqu’elle puisse résulter aussi d’une simple sensation de pression exercée sur la peau. Weber l’a montré par l’expérience. Si l’on pose▶ sur la main immobile et appuyée un poids de 32 onces, on peut faire varier la quantité de ce poids de 8 à 12 onces, sans que le sujet s’en aperçoive ; au contraire, si les muscles de la main sont en action, la variation n’est plus possible que de 1 1/2 à 4. D’où Weber conclut que l’évaluation du poids est plus que doublée par le jeu des muscles.
Le sens musculaire n’est pas moins important pour la perception de l’étendue. À proprement parler, cette qualité et celles de grandeur, forme, etc., qui s’y rattachent, nous sont révélées, comme nous l’avons vu, par les mouvements qu’elles causent en nous ; les sentiments qu’elles produisent sont des sentiments de mouvement ou d’état des muscles. Ce que nous avons à chercher maintenant, c’est jusqu’à quel point le sens du toucher contribue à notre notion fondamentale du monde extérieur, l’étendue, dont la distance, la direction, la position et la forme ne sont que des modifications.
Remuons le bras dans l’espace vide, et voyons ce qui en résulte. L’absence de marques
déterminées, pour limiter le commencement et la fin du mouvement musculaire, laisse à
notre sensation de mouvement un certain caractère vague. Mais si au sens du mouvement
s’ajoute le sens du toucher ; si le mouvement a lieu, par exemple, d’un côté d’une
boite à l’autre, ici il y a une résistance, et deux états distincts, qui constituent
une marque dans la conscience. De même, si nous promenons la main sur une surface,
nous éprouvons à la fois une sensation tactile et une sensation de mouvement continu.
Que l’on remarque d’ailleurs que le mouvement du bras dans le vide, n’étant point
déterminé par quelque contact, nous rend incapables de distinguer le successif du
coexistant (ou le temps de l’espace). Or, tant que cette distinction n’est pas
possible, nous ne pouvons connaître l’étendue, laquelle a pour fondement la
coexistence. Le temps et l’espace sont deux corrélatifs qui ne sont point connus l’un
sans l’autre, mais qui sont distincts l’un de l’autre. La succession est un fait
simple, la coexistence un fait complexe. Quand l’ordre sériel de nos sensations ne
peut être changé ni renversé, c’est une succession. Quand il peut être renversé,
parcouru dans un ordre indifférent, il y a coexistence. M. H. Spencer
(Principes de psychologie) se rencontre ici avec M. Bain qui le
cite : « La chaîne des états de conscience de A à Z produite par le mouvement
d’une jambe ou de quelque chose sur la peau, ou de l’œil le long des contours d’un
objet, peut être parcourue de Z à A avec une égale facilité. Contrairement à ces
états de conscience constituant notre perception de séquence, qui s’opposent
irrésistiblement à tout changement dans leur ordre, ceux qui constituent notre
perception de coexistence souffrent que leur ordre soit renversé et suivent aussi
facilement une direction que l’autre162. »
Les sensations combinées de mouvement et de toucher nous donnent les notions de longueur, de surface (étendue à deux dimensions), solidité (étendue à trois dimensions). La distance suppose deux points fixes que l’on peut reconnaître par un mouvement de la main, du bras ou du corps. La direction implique un point de repère ; noire corps est le plus naturel ; il nous sert à mesurer la droite, la gauche, le devant, le derrière. La situation, c’est-à-dire la position relative, est connue si la direction et la distance le sont. La forme dépend des mouvements musculaires, faits pour suivre les contours d’un objet matériel.
On a plus d’une fois discuté pour savoir si le sens supérieur est la vue ou le toucher. Les deux solutions sont dans Condillac. La plupart des psychologistes ont pris parti pour le toucher, et la plupart des physiologistes pour la vue. M. Bain est de leur avis ; nous avons même vu qu’il semble mettre le toucher au-dessous de l’ouïe. Sans nous arrêter à l’étude physiologique du sens de la vision et au mécanisme des muscles qui règlent son adaptation, examinons trois questions controversées : celle de la vision binoculaire, des images renversées et des perceptions complexes de la vue.
Comment se fait-il que l’image de chaque objet se peignant au fond de chaque œil, sur chaque rétine, l’objet cependant est perçu comme simple et non comme double ? Ce problème, tant de fois discuté, a pris nouvel aspect depuis la communication faite par Wheatstone à la Société royale, en lui présentant son stéréoscope. Quand nous regardons un objet éloigné, dit ce physicien, les deux axes visuels sont sensiblement parallèles, et les images qui se peignent dans chaque œil sont semblables ; dans ce cas, il n’y a aucune différence entre l’apparence visuelle d’un objet en relief et sa projection sur une surface plane ; c’est là-dessus qu’est fondé le diorama. Au contraire, quand l’objet est proche, les axes visuels devant converger, les images deviennent dissemblables, et elles le sont d’autant plus que la convergence devient plus grande. C’est cette dissemblance des images qui est, en optique, le signe indicateur de la solidité ou des trois dimensions. Et plus la dissemblance est grande, plus la troisième dimension est nettement suggérée. Le stéréoscope donne l’illusion de la solidité en présentant à l’œil deux images dissemblables : par là, il imite la nature et produit les mêmes effets qu’elle ; tandis que la peinture, produisant deux images semblables, ne peut être confondue avec les objets solides. Et maintenant si l’on remarque que les images peintes sur la rétine sont les matériaux de la vision, qu’ils servent à nous suggérer une construction mentale qui seule constitue la vision proprement dite, « qu’il se produit dans l’esprit, à la vue d’un objet extérieur, un agrégat d’impressions passées que l’impression du moment suggère et ne constitue pas » ; on comprend qu’il importe peu que ces matériaux qui servent au travail ultérieur de l’esprit soient fournis par deux images, comme dans l’homme, ou par des milliers comme dans l’insecte. Seulement la différence ou la ressemblance des images nous apprennent que l’objet est distant ou rapproché.
Quant à cette difficulté souvent ◀posée : comment les images renversées sur la rétine peuvent-elles nous paraître droites ? elle montre qu’on s’est complètement mépris sur les procédés propres au sens de la vision. Nos idées de haut et de bas sont dues à notre sens du mouvement et nullement aux images optiques.
Les sensations complexes de la vue résultent de la combinaison des effets optiques et des sensations de mouvement, produites par les muscles du globe de l’œil. Ici, de même que pour le toucher, la combinaison des perceptions visuelles et des mouvements est le fondement de notre perception du monde extérieur. Si nous suivons de l’œil une lumière qui se meut, nous avons là à la fois deux sensations : l’une de lumière, l’autre de mouvement. Celle-ci varie, selon que les muscles droits ou gauches sont employés à mouvoir l’œil, par suite de la direction de la lumière. Les sensations combinées de la vision et du mouvement nous donnent également la vitesse, la distance, la succession, la coexistence. Des mouvements particuliers des muscles nous font connaître le cercle, les angles ; d’autres plus compliqués, les surfaces et les solides. Bref, tout ce qui a été dit des sensations combinées du toucher et du mouvement, s’applique, mutatis mutandis, aux sensations combinées de la vue et du mouvement.
III
Avant de pénétrer dans une région plus élevée de la psychologie, en allant des sensations à la pensée, il nous reste à passer en revue, d’une manière aussi complète que possible, tous les phénomènes qui sont la matière brute de l’intelligence et de la volonté. Tels sont les appétits et les instincts.
« L’instinct se définit en l’opposant à ce qui est acquis par l’éducation ou l’expérience163. On peut dire que c’est un pouvoir non appris d’accomplir des actions de toute sorte, et plus particulièrement celles qui sont nécessaires ou utiles à l’animal. Cette étude sur les instincts, que M. Bain revendique avec raison comme l’une des parties les plus originales de son œuvre, n’a été jusqu’ici l’objet d’aucune recherche importante chez les psychologistes. Les physiologistes mêmes sont très incomplets sur bien des points. Plusieurs explications cependant sont en germe dans Millier, et l’auteur déclare, à diverses reprises, en avoir tiré bon parti164. A notre avis, le mot instinct prête à l’équivoque. On peut croire d’abord qu’il s’agit de ces phénomènes curieux propres aux animaux inférieurs dont l’origine et la cause restent encore impénétrables ; on se fait l’idée d’une psychologie générale ou comparée qui embrasserait toutes les manifestations de la vie mentale. Il n’en est rien. L’auteur s’en tient à l’homme, et ces instincts qu’il va étudier, peuvent se traduire par le terme plus clair de mouvements instinctifs. Pris dans leur ensemble, ils constituent tout un ordre de dispositions primitives, toute une structure primordiale qui sert de base à ce que l’être humain deviendra plus tard, au développement du sentiment, de la volition et de l’intelligence. Ces actes instinctifs forment cinq groupes :
1° Les actions réflexes ;
2° Le mécanisme spécial de la voix ;
3° Les arrangements primitifs qui rendent possibles l’harmonie et la combinaison de certaines actions ;
4° La liaison du sentiment et de ses manifestations physiques.
5° Le germe instinctif de la volition.
L’auteur traite les deux premiers points en simple physiologiste ; et j’ai regretté, pour ma part, que le langage ne soit étudié nulle part dans cet ouvrage, comme faculté psychologique.
Quelles sont les actions qui sont dues en nous aux impulsions primitives du mécanisme nerveux et musculaire ? Voilà ce que nous recherchons ici. Remarquons d’abord les mouvements associés entre eux antérieurement à toute expérience et à toute volition. Tel est le mouvement alternatif des deux jambes chez l’enfant, même avant qu’il sache marcher. D’autres fois, les mouvements associés sont simultanés, par exemple, celui des deux bras chez l’enfant, des deux yeux. Enfin, on peut dire qu’il y a une loi générale d’harmonie dans tout le système musculaire qui fait que quand nous regardons ou écoutons attentivement, le corps s’arrête, les traits du visage restent fixes, la bouche est ouverte, notre élocution s’accorde avec nos gestes ; une marche rapide avive la pensée, etc. Que l’on remarque encore la liaison intime qui existe entre le goût, l’odorat et l’estomac, et l’on conclura de tous ces faits que cette harmonie naturelle entre nos divers mouvements exerce une grande influence sur notre vie mentale.
L’expression du sentiment a aussi son mécanisme instinctif, original. Elle se traduit : 1° par les mouvements produits dans le système musculaire, surtout par les divers muscles de la face, d’où résulte le jeu de la physionomie165 ; 2° par des effets organiques, c’est-à-dire par une influence sur les viscères. La douleur trouble la digestion, la joie l’active, la peur dessèche la langue et cause une sueur froide ; le cœur, les poumons, la glande lactée chez les femmes ressentent le contre-coup des émotions ; la glande lacrymale qui secrète constamment son liquide, le laisse échapper avec plus d’abondance, sous l’action des émotions tendres. Tous ces faits et nombre d’autres peuvent se réduire au principe suivant : Les états de plaisirs sont unis avec un accroissement, les états de peine à une diminution de toutes les fonctions vitales ou de quelques-unes. Cependant si l’on soumet cette formule à une vérification de détail, on voit qu’elle souffre des exceptions. Il n’est pas vrai qu’une augmentation dans l’énergie vitale coïncide toujours avec une augmentation dans le degré de plaisir. Un goût sucré, un contact agréable ne cause pas un accroissement d’activité ; une cuisson, au contraire, excite un développement momentané. Il en est de même pour les narcotiques qui, tout en causant du plaisir, affaiblissent le pouvoir vital. En somme, ni la doctrine qui unit le plaisir à la conservation de soi-même, ni celle qui unit le plaisir à l’accroissement d’activité, ne suffisent séparément ; il faut les joindre pour arriver à une explication complète.
Cette partie de l’ouvrage, un peu vague dans l’expression, est plutôt effleurée que traitée. Si l’on y prend garde, la question qui en fait le fond est celle-ci : tous nos plaisirs et toutes nos douleurs, quelle qu’en soit la nature, peuvent-ils s’expliquer par un principe unique, sont-ils réductibles à une ou deux lois fondamentales166? Question nullement oiseuse, car le progrès d’une science consiste en partie à ramener les causes particulières et les lois dérivées à une formule qui les contienne. La méthode descriptive et analytique de M. Bain nous semble ici s’être montrée insuffisante. Son étude sur les émotions qui sera exposée plus tard, excellente dans le détail, n’est qu’une suite de fragments dont la connexion ne paraît pas assez clairement ; et ce défaut, c’est ici, croyons-nous, qu’en est la source. C’était dans cette obscure région des phénomènes primitifs de la vie affective, qu’il fallait chercher les germes des plaisirs, douleurs, passions de toute sorte, que le jeu de la vie féconde, transforme, affine incessamment.
C’est ce que l’auteur a fait pour la volonté. Il en a recherché le germe dans cette activité spontanée qui a son siège dans les centres nerveux, qui agit sans aucune impression du dehors, sans aucun sentiment antérieur, quel qu’il soit. C’est là le prélude essentiel de tout développement du pouvoir volontaire ; cette activité est l’un des termes ou éléments de la volition ; la volition, en un mot, est un composé, formé de cette activité spontanée et de quelque autre chose en plus. Aucun psychologiste n’avait encore montré le rôle de ces mouvements instinctifs, et leur influence sur la volonté ; c’est dans Müller qu’il faut la chercher167. Ce physiologiste fait remarquer que le fœtus produit des mouvements qui ne peuvent évidemment dépendre des circonstances complexes d’où ils naissent chez l’adulte ; s’il meut ses membres, c’est donc parce qu’il peut les mouvoir. Que l’on remarque, d’ailleurs, que la force nerveuse ne peut être répandue également partout, et que les centres nerveux ne sont pas également chargés ; que l’état du fœtus ne ressemble pas à celui de l’âne de Buridan ; mais qu’il y a un état de vigueur nutritive ou constitutionnelle qui détermine le fœtus à remuer tel pied plutôt que tel autre. L’excitation spontanée donne naissance à des mouvements, à des changements de posture, par conséquent à des sensations ; il s’établit ainsi, dans l’esprit encore vide, une connexion entre certaines sensations et certains mouvements ; et plus tard, lorsque la sensation sera excitée par quelque cause extérieure, l’esprit saura qu’un mouvement s’exécutera en conséquence dans cette partie. Le système nerveux peut ainsi se comparer à un orgue, dont les soufflets sont constamment pleins d’air, et se déchargent dans telle ou telle direction, selon les touches particulières qui sont mises en jeu. Le stimulus venant de nos sensations et sentiments, ne fournit pas le pouvoir interne, mais détermine le mode et le lieu de la décharge.
Qu’y a-t-il de plus dans la volonté que cette décharge des impulsions spontanées. Le voici : c’est que cette activité spontanée est réglée par des circonstances physiques et non par le bien-être final de l’animal. Le chien qui, le matin, dépense en courses folles sa surabondance d’activité, ne suit que son instinct ; mais c’est juste au moment où il est épuisé que le besoin de nourriture se fait sentir, et qu’il lui faudrait agir pour s’en procurer. La pure spontanéité s’arrête donc en deçà de ce qu’il faudrait faire pour notre propre conservation. La volonté, au contraire, connaît le but et les moyens ; elle ne se dépense pas au hasard. Prenons acte toutefois de l’existence de cette spontanéité, de cette activité instinctive ; elle nous servira plus tard à mieux comprendre la nature de la volonté.