(1925) Méthodes de l’histoire littéraire « III. Quelques mots sur l’explication de textes »
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(1925) Méthodes de l’histoire littéraire « III. Quelques mots sur l’explication de textes »

III. Quelques mots sur l’explication de textes

Un des esprits les plus distingués des États-Unis demandait récemment « quel était le tortionnaire qui avait inventé l’explication de textes ». Cette question spirituellement posée en contient deux qu’il nous faut distinguer. D’abord — et c’est le point important — quelle est la valeur de cet exercice ? N’est-ce qu’une invention de pédant, une erreur pédagogique, un moyen de fatiguer inutilement les esprits ? Mais cette première question se subdivise en deux autres : car pour déterminer la valeur d’un exercice, il faut en définir : 1° le but, 2° la méthode. Nous rechercherons ensuite l’origine et les inventeurs de cette pratique, damnable ou recommandable ; quelques mots suffiront pour contenter ou orienter les curiosités sur ce second problème, après tout secondaire.

I. Esprit

L’explication de textes est un exercice artificiel   Comme tous les exercices scolaires ; comme tous les exercices d’entraînement gymnastique et sportif. Le professeur de thème latin, le professeur de gymnastique, le maître d’équitation, le maître d’armes, sont des tortionnaires au même titre que le professeur qui inflige à la jeunesse l’effort de l’explication, avec les dislocations et les courbatures d’esprit qu’en peuvent éprouver les débutants. On ne fait aisément que ce qu’on a fait d’abord avec raideur et fatigue, et qu’on a souvent recommencé.

« Le naturel », disait Condillac, « n’est que l’art tourné en habitude. » Peu importe la dureté de l’apprentissage. Il faut considérer le résultat. Quel est donc le but de l’explication de textes ? C’est bien simple. Par l’explication, un professeur de lycée ou d’université se propose d’apprendre à lire à ses élèves. L’instituteur apprend à lire l’alphabet, et le professeur de lycée ou d’université apprend à lire la littérature.

Le fait qui fonde et justifie l’exercice de l’explication, c’est que la plupart des grandes personnes ne savent pas lire. Oui, elles savent lire, au sens de l’école primaire, interpréter les signes imprimés ou manuscrits, en donner plus ou moins grossièrement le sens. Mais combien y a-t-il de gens qui savent lire avec attention même un article de journal, un avis de la Mairie, un fait divers, qui peuvent en répéter exactement le contenu, en expliquer le sens sans l’altérer, sans y ajouter, sans en perdre ? Faites l’expérience, et vous verrez.

À plus forte raison, quand il s’agit de textes littéraires, tout gonflés de substance et riches de nuances, où les intentions se croisent et se superposent, et dont les possibilités de signification ne sont en quelque sorte limitées que par la capacité des esprits qui s’y appliquent, il ne suffît pas, pour les bien lire, d’avoir appris à lire à l’école. Trop de gens — même parmi ceux qui font profession d’écrire l’histoire littéraire ou de diriger le public dans le jugement des ouvrages anciens et nouveaux — trop de gens ne sont habitués qu’à lire rapidement comme on lit un-journal ou comme on lit un roman, à parcourir plutôt qu’à lire. J’en connais — et d’illustres — qui n’ont jamais fait autre chose que chercher dans les auteurs des passages conformes à leurs jugements préconçus, et qui pouvaient leur servir à construire l’édifice sévère de leur doctrine. D’autres appellent « lecture » leur habitude de rêver sur les pages d’un livre, où ils s’imaginent parfois avoir trouvé, comme Diderot, ce qui n’a jamais été que le jeu de leur fantaisie ou l’émotion de leur cœur. Ils lisent en eux-mêmes, alors qu’ils croient lire l’auteur qu’ils ont sous les yeux. L’exercice de l’explication a pour but, et, lorsqu’il est bien pratiqué, pour effet, de créer chez les étudiants une habitude de lire attentivement et d’interpréter fidèlement les textes littéraires. Il tend à les rendre capables de trouver dans une page ou une œuvre d’un écrivain ce qui y est, tout ce qui y est, rien que ce qui y est. À vrai dire, il y aura toujours des textes qu’on n’épuisera pas : mais on descendra plus ou moins profondément dans leur intelligence, on en explorera plus ou moins complètement l’étendue ; et il s’agit de s’habituer, dans ces deux sens, à aller le plus loin qu’on peut. Le postulat évidemment, est que les textes ont un sens en eux-mêmes, indépendamment de nos esprits et de nos sensibilités, à nous qui lisons. Je crois que ceux même qui mettent le plus en question la valeur de l’explication de textes ne le nient pas2. Il y a, dans tous les ouvrages de littérature, même dans la poésie, un sens permanent et commun, que tous les lecteurs doivent être capables d’atteindre et qu’ils doivent d’abord se proposer d’atteindre3. Il y a quelque chose que le Cid, Phèdre, les Méditations, la Légende des Siècles, les Forces tumultueuses, disent également pour tout le monde : celui qui ne l’entend pas est un sourd ; au moins est-il atteint de surdité partielle et momentanée. Il y a une vérité accessible dans l’étude littéraire ; et c’est ce qui la fait noble et saine.

Cela ne veut pas dire que chacun de nous, en présence d’une œuvre littéraire, et d’autant plus qu’elle s’éloigne de la science pour s’approcher de la musique, ne puisse avoir sa réaction individuelle, toute singulière et parfaitement légitime. Là même où domine l’idée, où la vérité plus que la beauté a été l’objet de l’écrivain, l’impression et l’interprétation personnelle sont à leur place : tout le monde ne voit pas tout ; les œuvres fortes ne se livrent qu’aux forts esprits ; et l’on se propose précisément, par l’exercice dont nous parlons, de former chez les jeunes gens une habitude d’aller au-delà du sens grossier que nul ne manque d’apercevoir, et un art de rassembler — dirai-je de mobiliser   rapidement toutes leurs facultés, pour arracher au texte le plus possible de son secret.

On ne songe même pas à condamner la rêverie dont je parlais tout à l’heure, l’activité créatrice de l’esprit du lecteur qui prend le texte seulement comme tremplin pour s’élancer dans les espaces du concevable ou de l’imaginable. Mais il importe de distinguer, dans ce qu’excitent en moi Montesquieu ou Pascal, Racine ou Victor Hugo, ce qui est en moi, de ce qui est en eux. Il faut que j’aie appris à distinguer le sens du livre de l’usage que j’en fais. Il ne s’agit pas seulement de reconnaître ce qui a été vraiment pensé, senti, exprimé par Montaigne et Pascal, par Racine et Victor Hugo ; mais dans ce qui va au-delà de ce qu’on peut raisonnablement appeler leur sens, au-delà des plus fines suggestions qu’on a droit de rapporter encore à leur volonté plus ou moins consciente, dans ce qui n’est plus vraiment que moi, lecteur, réagissant à une lecture comme je réagis à la vie, il ne faut tout de même pas confondre ce qui est le prolongement, l’effet direct, normal, et comme attendu de la vertu du livre, avec ce qui ne saurait s’y rattacher par aucun rapport et ne sert à en comprendre, à en éclairer aucun caractère.

En un mot, lire avec réflexion, lire pour comprendre et de façon à comprendre, lire pour se donner non seulement des impressions fortes, ou des impressions multiples, mais pour acquérir une intelligence claire, précise et distincte des textes, c’est une chose qui ne se fait pas toute seule — si vous exceptez quelques individus qui seront toujours, en tout, au-dessus de toutes les règles et de toutes les pédagogies, et qui, tout de même, auront profit à ne pas les ignorer ; c’est une chose qui s’apprend ; et c’est la chose qu’on apprend par l’exercice de l’explication de textes.

II. Objet

Ce n’est pas d’ailleurs un exercice facile à bien faire. Et quand il est mal fait, il est plus nuisible qu’utile : on ne s’en étonnera pas. C’est sans doute parce qu’il a été souvent mal pratiqué que de bons esprits s’en sont défiés, et que mon cher et vénérable ami d’Amérique l’assimile à une torture. Parfois on s’imagine qu’il s’agit de dire n’importe quoi, pourvu qu’on dise quelque chose. On débite tout ce qu’on sait de l’auteur et du livre. On cause à bride abattue sur le siècle ou le sujet. On cherche à remplir le temps réglementaire de l’exercice. On s’occupe de faire briller son esprit. L’explication ainsi pratiquée éloigne du texte, le cache, le fait oublier. Elle est une école de bavardage et de vanité, elle est mauvaise pour le maître, mauvaise pour l’élève. On ne saurait soumettre cet exercice à des règles trop sévères.

Ce n’est pas le lieu d’entrer ici dans le détail de la méthode. On la trouvera définie avec une admirable précision dans une conférence faite au Musée Pédagogique en 1909 par M. Albert Cahen, Inspecteur général de l’Instruction Publique.

La base, bien entendu, de toute explication française est l’étude : grammaticale du texte. Il n’y a pas de plus grande et de plus dangereuse erreur que d’éliminer ou de faire négligemment le travail du grammairien sous le hautain prétexte qu’on fait de la littérature. L’intelligence exacte du vocabulaire et de la syntaxe de l’auteur, dans la page qu’on a choisie, n’est pas nécessaire seulement pour fixer le sens littéral, mais elle prépare la connaissance fine des nuances de l’idée ou de la forme.

A l’établissement du sens littéral se rapporte l’éclaircissement de toutes les obscurités ou difficultés qui se rencontrent dans le détail de l’expression, celui des allusions de toute sorte, historiques, biographiques ou autres, qui peuvent embarrasser un lecteur moyennement cultivé.

Quand ce travail de mot à mot, pour ainsi dire, est achevé, alors il s’agit de passer du sens littéral au sens littéraire. Je veux dire qu’il faut essayer de mettre en lumière l’intérêt ou psychologique, ou philosophique, ou historique (principalement pour l’histoire des idées, du goût, de la civilisation) du texte choisi, et d’en faire sentir la valeur esthétique, la beauté. Tout ce travail se fait en faisant concourir sans cesse l’impression personnelle dont on ne peut se passer, et la connaissance érudite qui sert à préciser, interpréter, contrôler, élargir, rectifier l’impression personnelle.

On peut trouver tout dans tout ; une chose mène à l’autre, et insensiblement on perd pied, on se noie dans sa richesse. Il faut savoir se borner. Il faut dire tout ce qui ne peut être omis sans que l’auditoire soit trompé sur le sens ou la valeur du texte. Mais une page d’un grand écrivain contient d’inépuisables possibilités de pensée ou d’émotion. On ne peut tout étaler ; il est légitime de choisir, entre les intérêts divers, celui qui nous paraît essentiel ou supérieur. On peut toujours indiquer ce qu’on laisse volontairement de côté.

Corneille écrit quelque part :

« Nos vers disent parfois plus qu’ils ne pensent dire. »

Plus, et souvent autre chose. Chaque génération lit sa pensée ou son idéal dans les chefs-d’œuvre de la littérature ; chaque siècle les refait à son image. Aucune de ces interprétations n’a droit d’exclure les autres. Aucune n’est complètement vraie, ni complètement fausse.

Il faut partir du sens de l’auteur ; par ce qu’il a voulu dire se détermine la limite de ce qu’on a le droit de lui faire dire. Mais après qu’on a vu ce que les Essais signifiaient pour Montaigne, et les Pensées pour Pascal, il est parfaitement légitime de se demander ce que ces ouvrages signifient pour nous, de les mettre en contact avec l’idéal, la mentalité et les préoccupations de notre temps. Nous sommes un public pour ces écrivains immortels au même titre que les gens de 1580 ou de 1670 ; et nous avons le même droit d’essayer sur nos consciences, nos sensibilités et nos intelligences, la vertu de leurs œuvres, de les obliger à révéler par les réactions de nos esprits des propriétés nouvelles, que les générations des siècles disparus n’ont pas ou n’ont qu’à peine soupçonnées4.

On ne doit jamais négliger l’explication grammaticale ni l’explication historique ; mais on peut n’y voir qu’une préparation, n’y prendre que des points d’appui, soit pour une étude de goût, une analyse de sensations esthétiques, soit pour une recherche de l’usage et des applications actuelles de l’œuvre étudiée.

Tout est légitime, pourvu qu’on regarde son texte de près, et qu’on s’efface devant son auteur ; pourvu qu’on cherche le vrai, la nuance du vrai par tous les moyens qui sont à notre disposition. Au reste, dans les limites que tracent certaines conditions générales de méthode, chaque maître se fera, selon sa culture et son goût, une technique personnelle. Il organisera l’explication aussi selon l’âge, l’instruction, les curiosités, la destination future de ses auditeurs. L’étude grammaticale sera presque tout dans les plus jeunes classes, et peu à peu tout le reste s’ajoutera. On n’expliquera pas de même avec des élèves pour qui la littérature ne devra être qu’une distraction sérieuse, un entretien de culture générale, et avec de futurs professionnels, destinés à fournir leur contribution à l’histoire littéraire ou à enseigner la littérature5. Certaines règles de précision et de probité intellectuelles, on ne saurait trop le répéter, se retrouveront à tous les étages, et dans toutes les directions de l’explication de textes.

En deux mots, l’explication de textes de nos classes est à la lecture du cabinet exactement ce que, pour le piano, étudier est à déchiffrer. Le bénéfice est analogue. Par l’explication, on s’habitue à se mettre dans une certaine attitude d’esprit, dans un certain état d’activité en face des textes ; on acquiert l’art de les interroger rapidement, de les presser, d’en voir et résoudre les difficultés, d’en saisir et d’en suivre les suggestions, de leur faire rendre tout ce qu’il nous est possible de leur arracher de leur contenu. On devient capable de sentir qu’on ne comprend pas, ou qu’on ne comprend pas tout ; on devient incapable de se contenter des fausses clartés et des à peu près ; on devient habile à distinguer la voix intérieure qui part du fond de nous, de la parole que nous transmettent l’EIzévir et le Didot. Enfin, on sait lire. Et l’habitude prise au lycée ou à la Faculté se gardera toute la vie. Les bons effets s’en feront sentir également à celui qui lira pour réunir les matériaux d’un travail de critique ou d’histoire littéraire, et à celui qui lira pour se cultiver.

Du point de vue spécialement pédagogique, j’ajouterai que l’explication est l’exercice le plus profitable aussi pour développer les connaissances. A déchiffrer, on ne s’instruit guère, en dehors de ce que le texte livre en quelque sorte de lui-même. On emploie l’acquis antérieur à l’éclaircir et l’interpréter. On n’ajoute guère à cet acquis. Les multiples enquêtes qu’impose l’obligation d’expliquer avec précision, nous conduisent à toutes sortes de découvertes dont notre esprit s’enrichit. Notre horizon s’élargit ; notre savoir se fait plus solide et plus substantiel. Peu à peu, tous les problèmes de la langue, tous ceux de l’art littéraire, tous ceux de l’histoire des idées et de la sensibilité se posent, à propos des textes, en termes concrets devant nous ; et les données, les faits, les enchaînements s’inscrivent nettement dans notre mémoire. Seule, l’étude sérieuse apporte ce profit : il n’en faut pas parler quand on lit tous les livres comme des romans. Ainsi le travail de chaque explication nous procure un supplément d’information qui nous fait aborder la suivante avec plus de puissance et de moyens.

III. Méthode

Qui a donc inventé cet exercice, cette prétendue torture où je vois une gymnastique efficace et nécessaire ?

L’explication des textes est identique en son essence à l’exégèse pratiquée dans les sciences religieuses et dans la philologie grecque et latine.

Il est clair qu’elle ne pouvait manquer de s’organiser, lorsque les textes français se trouveraient dans une condition analogue à celle des textes sacrés, ou des textes de l’antiquité classique.

Ce jour est venu quand les textes français sont devenus objets d’étude, quand ils ont, en vieillissant, perdu pour les nouvelles générations cette clarté apparente d’expression et d’idée dont le premier public se contentait ; enfin quand les écoles et les collèges s’en sont emparés pour en faire les instruments de l’éducation de la jeunesse.

Nos textes français sont devenus objets d’étude, d’abord, quand ils ont été élevés à la dignité de modèles : ce qui s’est produit pour la littérature du XVIIe siècle dès le début du XVIIIe. Alors on a commencé à y regarder de près, à les éplucher mot par mot, syllabe par syllabe, à en discuter les défauts, à en faire valoir les beautés. L’Art d’écrire de Condillac est tout plein de passages expliqués, où l’auteur démontre par des analyses minutieuses à quoi tient la force ou la faiblesse d’un style. Le Commentaire de Voltaire sur Corneille n’est rempli que des matériaux d’une explication, faite naturellement au point de vue du XVIIIe siècle, pour les amateurs de la langue française et les amateurs de la tragédie. Voltaire et Condillac sont les précurseurs authentiques des tortionnaires d’aujourd’hui.

Lorsque, au cours du XVIIIe siècle, s’introduisit l’habitude de mettre au programme des classes des ouvrages en français, auxquels le XIXe siècle fit la part de plus en plus large, on finit bien par s’apercevoir qu’on n’y comprenait pas tout, et qu’il y avait des ouvrages qui devenaient de plus en plus difficiles à comprendre. Le XVIIIe siècle, encore dominé par la notion absolue du bon goût, traita trop souvent comme défauts tout ce qui l’embarrassait ou lui déplaisait. Le XIXe siècle, animé d’un esprit historique, se rendit compte que la langue changeait, que les idées, la sensibilité, le goût évoluaient, et que pour entrer dans le sens de Marot et de Montaigne, ou même de Corneille et de Pascal, il fallait de l’attention, du savoir, et de l’étude.

Les professeurs n’eurent qu’à faire parler leurs élèves ; et ils constatèrent aisément que les contresens étaient aussi faciles à faire, et n’étaient guère moins nombreux sur une page de français que sur une page de latin ou de grec. Ils n’eurent qu’à interroger leurs élèves ; et ils constatèrent que le don de réfléchir sur les impressions d’une lecture, d’aller au-delà du sens littéral pour jouir de toute la force d’une pensée ou de toute la beauté d’une forme, n’était pas un don inné chez la plupart, que, dans la lecture, comme en tout, la nature humaine fuyait la peine, et qu’il fallait exercer les enfants et les jeunes gens à user de toute leur intelligence.

De là naquit, chez les meilleurs maîtres, l’usage de courber les esprits sur les textes, et, si je puis dire, de les y frotter. J’ai eu deux maîtres en rhétorique, qui, vers 1875, expliquaient chaque jour la leçon française du lendemain. C’était la partie la plus intéressante et la plus fructueuse de la classe. L’un, M. de La Coulonche, excellait à coudre au texte d’amples développements, qui faisaient surgir les idées générales. L’autre, M. Aderer, avait une méthode plus précise et plus fine : il s’appliquait au détail et montrait du doigt, ou d’un clin d’œil, les généralités ; il excellait à sous-entendre, à suggérer, à donner le désir d’ajouter par une recherche personnelle à ce qu’il avait fait entrevoir. Leur tradition ne se perdit pas, et l’explication française prit pied dans un assez grand nombre de classes.

Un jour vint où l’on mit au progamme l’histoire de la littérature française. Au bout de quelques années, les Inspecteurs généraux s’aperçurent que les lycées et les collèges étaient pleins de petits Brunetières qui débitaient en tranches nos quatre siècles de littérature moderne devant des classes passives et mornes. Les élèves n’en retiraient rien que l’habitude d’appliquer des formules apprises par cœur à des ouvrages qu’ils n’avaient pas lus : acquisition utilisable au baccalauréat, pernicieuse d’ailleurs pour l’esprit. On supprima, ou l’on restreignit très vigoureusement, les leçons d’histoire littéraire.

Certains professeurs, depuis longtemps, maintenaient que toute connaissance littéraire doit venir du commerce direct et familier des textes, que plutôt que de disserter sur les œuvres, il fallait les faire lire, et que la seule lecture profitable en classe était l’explication précise et détaillée6. Le ministère, après l’épreuve décisive de l’enseignement de l’histoire littéraire, leur donna raison, et l’explication française devint officiellement un des exercices réguliers et importants de la classe de français. On verra ce progrès, annoncé dès 1880 et 1890, s’enregistrer définitivement dans les programmes de 1902 et les instructions de 1909. La réforme de 1923 n’a rien changé sur ce point.

Dans tous les examens, primaires, secondaires, supérieurs, l’explication française avait pris peu à peu sa place. Du temps où je préparais ma licence, les Professeurs des Facultés ou de l’École Normale n’expliquaient pas les textes français : ils faisaient des leçons générales sur les ouvrages inscrits au programme et sur la biographie des auteurs. C’était à nous de nous débrouiller à l’examen ; il est vrai qu’on se contentait alors, en guise d’explication, d’une interrogation ou d’une causerie assez vagabondes, qui n’obligeaient pas à serrer les textes de près. Peu à peu une méthode plus sévère s’imposa partout, et une préparation plus exacte s’établit. Qu’il s’agît du brevet supérieur, de la licence, de l’agrégation, du certificat des jeunes filles, de l’entrée à l’École Normale de la rue d’Ulm ou à celle de Sèvres, l’exercice de l’explication française devint l’épreuve importante et décisive où la culture française du candidat se jugea7.

 

On peut dire qu’aujourd’hui l’étude de la langue et de la littérature nationales repose chez nous sur deux piliers qui sont la composition française et l’explication française. Là, synthèse, analyse ici ; là, effort de création ; ici, essai de critique ; là, développement de ce que l’on a en soi ; ici, pénétration d’une pensée étrangère : les deux exercices sont complémentaires et font ensemble une culture.