premier article .
L’antiquité, on l’a dit, est chose nouvelle ; depuis le jour où elle a été retrouvée et comme découverte à l’époque de la renaissance, elle n’a cessé d’être étudiée, et de l’être mieux, au moins de quelques-uns. Les points de vue et les perspectives qu’on a sur elle n’ont cessé de varier aussi et de se diversifier selon les degrés successifs que cette étude a parcourus, et selon les points du temps où le spectateur s’est trouvé placé : chaque siècle depuis le xvie a eu de ce côté son belvéder différent. A mesure que les faits s’amassaient et se discernaient sous l’œil de la critique, les couleurs dont ils se teignaient et à travers lesquelles on les envisageait n’ont pas laissé de subir des influences presque contraires. Après s’être fait d’abord tout grec et tout latin, on s’est jeté ensuite dans un excès opposé, et chez nous, par exemple, on était venu à tout franciser, sentiments et costume : les érudits eux-mêmes, comme l’abbé Barthélemy, trouvaient moyen de placer leur Chanteloup dans le pèlerinage d’Athènes.
Vers la fin du xviiie siècle, en France, et à ne considérer que l’ensemble de la littérature régnante, l’étude de l’antiquité avait singulièrement baissé. D’honorables érudits protestaient sans doute çà et là par leur persévérance ; mais les plus brillants d’entre les littérateurs du jour se passaient aisément d’un fonds que deux siècles déjà d’une gloire toute moderne semblaient recouvrir et suppléer. Ils commentaient Corneille, ils analysaient Racine ; mais, dès qu’il s’agissait des Anciens, le temps manquait évidemment ; on courait, on tranchait d’un mot. Il semblait qu’on se fût dit : A quoi donc serviraient l’esprit et le goût, sinon à dispenser du terre-à-terre de l’étude et à deviner ?
Et ici sa merveilleuse rapidité de goût trompa plus d’une fois Voltaire lui-même ; les Latins et Horace, il les sentait vivement, les entendait à demi-voix, leur répondait en égal ; d’Auguste à Louis XV on se donnait la main. Mais l’horizon naturel, même pour cette vue si perçante, finissait là. On ne passait guère la Sicile, on ne doublait pas le Péloponèse. Les beautés des tragiques et des lyriques, les grandeurs d’Homère se dérobaient par mille côtés, et par leurs côtés peut-être les plus sacrés : on en parlait à la légère, presque sur ouï-dire, un peu sur la foi de l’écho, et, même en les célébrant, on courait risque d’en méconnaître et d’en altérer le caractère. Marmontel, La Harpe pourtant eurent des éclairs heureux ; ce dernier particulièrement, au début de son Cours de Littérature, institua avec noblesse, avec éloquence, la majestueuse figure d’Homère ; il disserta de l’Iliade surtout et de son ordonnance, de son effet d’ensemble, en des termes judicieux et sentis qu’il est bon de rappeler aujourd’hui qu’on est si aisément ingrat pour ce critique plus qu’à demi détrôné. Dans ces pages où il nous décrit l’impression causée en lui par une lecture entière de l’Iliade, La Harpe, sans y songer, répond d’avance, et par les arguments qui demeurent encore les plus victorieux, aux suppositions hardies de Wolf, à ses doutes ingénieux contre l’existence du poëte et contre une certaine unité de l’œuvre. Un poème qui, lu sans prévention, produit sur des juges délicats, sur des amateurs éclairés et sensibles, un tel effet d’intérêt gradué, d’action successive et de magnifique accomplissement, attestera toujours, quoi qu’on puisse dire, et sauf les parties plus ou moins accessoires, la main et le génie principal d’un seul. Le gouvernement de plusieurs n’est pas bon, a dit Homère lui-même ; qu’il n’y ait qu’un maître et qu’un roi ! Or cela est surtout vrai pour tout poëme. L’on n’a guère vu jusqu’à présent, a dit La Bruyère, un chef-d’œuvre d’esprit qui soit l’ouvrage de plusieurs ; et il cite comme irrécusable exemple l’Iliade. Ces simples et vives décisions du goût ont pu être un moment obscurcies ; elles reprennent rang aujourd’hui, ce me semble, et elles subsistent en se combinant avec les travaux positifs et les progrès de la philologie qui, à elle seule, n’est pas tout. Plus d’un érudit spirituel, en lisant les Prolégomènes de Wolf, se redira avec M. oissonade cette fine parole du Comique ancien : « Non, tu ne me persuaderas pas, non, quand même tu me persuaderais. »
L’interruption des études causée en France par la Révolution y ramena une sorte de renaissance ; l’antiquité un moment refoulée et comme anéantie reparut avec un éclat et une autorité qu’elle n’avait pas eus à la veille de la catastrophe. Son intervention surtout au sein de la littérature du jour redevint manifeste et hautement avouée ; des hommes instruits, des écrivains élégants, et un bon nombre des plus distingués dans ce journal même98, reprirent en main la cause des maîtres au point où La Harpe l’avait laissée, et, la poussant plus avant, remirent en circulation auprès du public et du monde les noms et les exemples des Anciens dont ils s’étaient longtemps nourris. Mais nul ne fit plus alors pour ce renouvellement et, en quelque sorte, cette création moderne du sentiment antique que l’illustre auteur du Génie du Christianisme ; aucun de nos écrivains, depuis Fénelon, n’avait eu à ce degré l’intelligence vive du génie grec, et si Fénelon en avait goûté et rendu surtout les grâces simples et l’attique négligence, il était réservé à notre glorieux contemporain d’en exprimer plutôt les lignes grandioses et la sublimité primitive. Les nombreux passages traduits d’Homère qui ornent le Génie du Christianisme, et plus tard la docte reproduction poétique qu’on admira dans les Martyrs, relevèrent publiquement les images du Beau et indiquèrent à tous ceux qui en étaient dignes les chemins des hautes sources. Depuis ce jour les critiques ingénieux et fins, ou même éloquents, n’ont pas manqué qui, par leurs écrits ou du haut des chaires, ont maintenu en honneur et divulgué de plus en plus l’esprit véritable de l’antiquité. A un certain moment de la Restauration, le goût des littératures étrangères et de ce qu’on nomma la couleur locale vint aider collatéralement pour ainsi dire et prêter son reflet à l’entière explication des beautés classiques, en ce que celles-ci avaient gardé de singulier quelquefois et d’étrange. On peut affirmer en ce sens qu’Ivanhoë, par exemple, acheva d’éclairer et d’illustrer l’Iliade. Les belles considérations de M. e Schlegel sur les tragiques grecs eurent aussi leur effet chez nous, malgré les comparaisons peu aimables dont il les accompagnait et qui semblaient en compromettre la justesse. Rappelons toutefois que si, pour certains aspects de Sophocle et d’Eschyle, nous avons été redevables au critique allemand, nous avions pris de nous-mêmes les devants pour ce qui regarde Homère : la méthode simple de le comprendre et de le traduire était déjà trouvée ; elle l’était, je le répète, par Fénelon et par M. e Chateaubriand.
Cependant, au milieu de ces développements pleins d’éclat et de cette restitution opérée dans les dehors de la littérature, il restait beaucoup à faire au dedans pour les études positives, et chez un grand nombre d’esprits, comme il arrive si souvent en France, le sentiment allait plus vite que la connaissance et le labeur. On parlait à merveille du génie des écrivains et du caractère des œuvres, dont on eût pratiqué difficilement les textes. Ce désaccord, qui tenait à la rapidité des temps et à l’empressement honorable des premières générations, a graduellement cessé ; depuis une douzaine d’années surtout, l’Université ne se lasse pas de former dans ses écoles, d’exercer dans ses concours, une jeune et forte milice qui soutiendrait le choc dans les luttes philologiques contre nos rivaux d’outre-Rhin, et qui n’a pas à rougir non plus devant les souvenirs domestiques, devant les traditions exhumées de la vieille Université d’avant Rollin. Mais en même temps que cette force intérieure s’est redoublée et que, dans les directions diverses, on poursuit des travaux curieux et profonds, le sentiment littéraire des beautés, faut-il le dire ? semble avoir faibli, ou du moins il se tait volontiers pour céder le pas aux recherches de l’érudition, aux particularités de l’histoire : de sorte que l’instruction classique de nos hautes écoles et la littérature universitaire devenant de plus en plus solides n’ont pas tout leur brillant, et perdent en grande partie leur effet sur la littérature courante, laquelle devient de plus en plus légère. Une telle séparation n’a rien que de naturel dans l’ordre actuel des choses ; il ne faudrait pourtant pas que cela fût poussé jusqu’au divorce, et il importe, autant qu’on le peut, de s’y opposer.
L’antiquité est bonne à tous, et elle l’est à tous les degrés. Depuis l’amateur qui l’a saluée d’un coup d’œil et qui s’en souvient avec grâce, jusqu’à celui qui s’initie lentement à ses mystères ; depuis l’heureuse nature qui en a été allaitée et pétrie dès l’enfance, jusqu’à l’esprit fait qui tard y revient et tâche, comme Alfieri, comme Marie-Joseph Chénier, de se l’inoculer par réflexion, qui en épelle et qui en reconquiert chaque beauté, tous y gagnent et trouvent de ce côté seulement la patrie première, le point fixe et lumineux pour s’orienter dans les écarts comme dans les retours. Entre tant de richesses étrangères et modernes dont on est tour à tour tenté et séduit, elle seule donne au critique la vraie loi du goût, à l’écrivain les vrais secrets du style, les procédés sûrs et sévères qui servent de garantie à l’innovation même et à l’audace. Les Shakspeare et les Dante, ces demi-dieux plus récents, n’y suppléeraient pas ; ils ont leur rouille ; ils ne sont maîtres à cet égard qu’incomplétement. Corneille et Racine, pour nous autres Français, sont beaucoup trop voisins ; entre eux et nous il y a une lignée ininterrompue d’imitateurs qui nous empêche de les mesurer. Dans la même langue d’ailleurs on ne peut se choisir ses maîtres sans en approcher trop et s’y absorber ; c’est comme dans ces mariages de famille d’où il ne sort rien de vigoureux. Il faut aller prendre plus loin ses religions et ses alliances. L’antiquité est là qui remplit cette destination à part, et qui nous offre son fonds immuable et inépuisé. Seule elle donne, en quelque sorte, la distance convenable et l’ouverture de compas pour mesurer les justes hauteurs, pour se régler aux vraies étoiles.
On a beaucoup parlé d’art dans ces derniers temps, et il faut convenir, en effet, que jamais peut-être l’art n’a été mieux compris, mieux étudié dans ses variétés brillantes, dans ses branches parallèles et ses transformations successives à travers l’histoire ; et pourtant l’époque elle-même, malgré l’éclat de ses débuts, ne paraît pas destinée à prendre rang dans ces grands moments et siècles, comme on les appelle, qui comptent entre tous, qu’on vénère de loin, et qui se résument d’un nom. Elle se disperse, elle court toutes les voies, et, moins ornée souvent qu’encombrée des talents nombreux qu’elle possède, elle en est à chercher encore son ordonnance et son unité. Il y a plus : ces talents eux-mêmes qui l’honorent, arrivés à une certaine élévation, subissent chacun cette espèce de vent de dispersion qui circule ; ils versent d’un côté ou d’autre ; ils manquent à la loi de leur propre développement et à leur unité particulière.
On trouverait à ce fait incontestable bien des causes ; mais une des principales est assurément dans la manière dont on s’est accoutumé, durant la marche rapide, à se passer presque absolument des horizons de l’antiquité et de ces temples harmonieux qui en couronnent à jamais le fond. Tout occupé des études présentes et de saisir au passage ce qu’une curiosité insatiable apportait de tous bords, on a perdu de vue, dans ce tumulte de l’avant-scène, les lignes essentielles et pures du cadre, les proportions discrètes et décentes où l’œil et l’âme ont besoin de se reposer. Le vrai Beau pourtant a en soi quelque chose de fixe et de calme qui ne saurait s’accommoder en définitive de toutes ces inquiétudes. Au point de vue de l’art il convient de choisir, il importe peu de tout embrasser. Quel est encore pour l’artiste, pour l’amateur pénétré, l’idéal le plus enviable ? Lorsque dans deux ou trois littératures, dans deux ou trois poésies qui sont sous la main, on a su découvrir les fruits d’or et se ménager ses sentiers, c’est assez : l’horizon est trouvé ; tout s’y compose ; chaque pensée nouvelle a son libre jeu, en vue des collines sereines. Aux heures oisives, on peut se promener pas à pas désormais, jouir de l’ombre ou du soleil, s’asseoir près de sa fontaine, entre son urne et son palmier.
Mais on ne comprend plus cela depuis déjà longtemps ; on est dans un changement à vue perpétuel ; on s’use dans des voyages sans fin ; l’esprit poétique a été comme le Juif-Errant. Ce que nous voudrions ici, c’est de rappeler parfois les regards et de reporter les nôtres particulièrement vers ce fond de majesté et de grâce que le Parthénon couronne, et plus loin aux rivages d’Ionie, là où de siècle en siècle s’est montré le tombeau d’Achille.
Nul n’est plus propre qu’Homère à remplir cet objet grandiose que j’invoque et que j’aimerais à voir de loin planer sur toute étude, même diverse, comme on voit au fond de l’atelier du sculpteur régner le front du Jupiter olympien. Homère est naturellement la limite littéraire extrême à laquelle notre vue remonte dès l’enfance, et il occupe les sommets de toute cette pente graduée d’où le Beau nous est venu. Facile jusqu’à un certain point, plus facile assurément que presque tout ce qui est dans l’intervalle, complet en lui-même, ayant sa langue à lui, son vocabulaire et ses formes d’expression, comme il a son Olympe et son monde, il promet d’entières et sûres jouissances à quiconque aura la volonté de l’aborder et de le posséder. Il n’est pas jusqu’à son rhythme épique qui ne devienne une facilité de plus, pour peu qu’on ait manié soi-même l’hexamètre latin. La structure des vers lyriques, la cadence des vers dramatiques, échappent volontiers, et je n’oserais répondre qu’à force d’application l’oreille des érudits l’ait en effet reconquise ; le vers d’Homère, large et régulier, est d’une mesure aussitôt intelligible et sensible à tous ; l’harmonie, cette portion si essentielle du poëte, ne reste pas un seul moment absente avec lui : en le lisant, nous l’entendons chanter.
Mais, dans l’état actuel de nos connaissances, est-il bien permis encore de nommer de la sorte Homère comme un seul poëte, comme une personne, et n’est-on pas tenu d’ajouter immédiatement qu’on ne le nomme ainsi que par forme provisoire et comme qui dirait, sous bénéfice d’inventaire ? J’en ai déjà touché quelque chose en commençant, et j’oserai à cet égard poursuivre ma pensée un peu plus en détail. L’érudit et très-élégant Dugas-Montbel, dans son Histoire des Poëmes homériques, nous a exposé avec une lucidité parfaite l’état de la question et tout ce qu’a de plausible, selon lui, le système de Wolf auquel il déclare se ranger. Il finit par demander presque pardon au lecteur de dire encore Homère : « Je me sers, dit-il, d’une expression convenue pour éviter une périphrase. » Nous ne saurions, après l’avoir lu, nous sentir aussi édifié que lui. Sans doute il y a de grandes difficultés à se figurer l’œuvre d’Homère, l’Iliade pour ne prendre qu’elle, fidèlement récitée et transmise dans son ensemble durant des générations et sans le secours de l’écriture. La mémoire humaine, quand elle y est contrainte et exercée, a beau avoir ses merveilles, il est indubitable qu’un poëme si considérable datant d’une époque antérieure à l’écriture a dû être notablement altéré, augmenté ou morcelé, dans sa transmission à travers la bouche des rhapsodes. C’est ce qu’attestent aussi les témoignages des Anciens, et c’est à quoi Pisistrate mit ordre par la révision et la rédaction qu’il ordonna. Mais est-ce de cette époque de Pisistrate que date en effet la création du poëme en tant que formant ensemble ? Cette création tant admirée n’est-elle sortie que secondairement et par voie de compilation ? La Commission nommée par Pisistrate a-t-elle réellement inventé le plan de l’Iliade et de l’Odyssée, ou l’a-t-elle seulement retrouvé et restauré autant qu’elle l’a pu ? Les Anciens, qui, si dénués de critique qu’on veuille les faire, comptaient pourtant parmi les éditeurs d’Homère les Aristote et les Aristarque, n’ont jamais attribué à la Commission de Pisistrate d’autre honneur que celui d’avoir rassemblé les membres du grand poëte dispersé. Elle-même n’a pas prétendu faire autre chose, et il faut convenir qu’elle aurait été dupe d’une bien étrange illusion en créant ainsi de toutes pièces ce qu’elle croyait seulement retrouver. En fait, les Anciens paraissent n’avoir jamais douté de la réalité d’un Homère. Les Modernes à leur tour en étaient là et se guidaient sur les autorités, ce semble, les plus compétentes, lorsque la publication que fit en 1788 Villoison de la scholie de Venise sur l’Iliade est venue tout changer. Ce scholiaste de Venise, en donnant beaucoup de détails sur les procédés, les libertés et les dissidences des grammairiens-éditeurs à l’égard d’Homère, introduisit, en quelque sorte, la critique moderne dans les secrets de ménage des Anciens : rien n’est plus périlleux que les secrets incomplétement saisis ; on les commente sans fin, on les pousse à perte de vue, on en abuse. Personne n’est plus là pour arrêter à temps et redresser.
L’excellent et savant Villoison fut le premier bien étonné des résultats extrêmes qu’on tirait de sa découverte ; il n’avait jamais prétendu à tant de bouleversement. Comme ces dignes Parlementaires qui, à cette même date de 1788, avaient donné le branle à la politique, il était un peu déconcerté et furieux d’avoir fourni les armes à une telle révolution sur Homère.
On alla d’emblée plus loin que n’avaient cru pouvoir se le permettre les plus hardis des Anciens ; on ne se borna pas à attribuer l’Iliade et l’Odyssée à deux auteurs différents, comme quelques Alexandrins l’avaient pensé et comme plusieurs considérations tendraient à le faire concevoir : on ne laissa subsister à l’intérieur de chaque poëme aucune unité primitive, aucune inspiration personnelle et dirigeante. De ce que Zénodote retranchait un vers et Aristarque un autre, on en conclut que rien n’était authentiquement du poëte désormais fabuleux. Au milieu de ces divers scholiastes Homère se trouva exactement dans la position de l’homme entre ses deux maîtresses ; l’une arrache les cheveux noirs, l’autre les gris, et le voilà chauve. Quand on additionne ainsi toutes les dissidences de détail, on est effrayé sur l’ensemble ; mais c’est une mauvaise méthode et trompeuse, en pareil cas, que d’additionner. « Il n’y a point, a dit La Bruyère, d’ouvrage si accompli qui ne fondît tout entier au milieu de la critique, si son auteur voulait en croire tous les censeurs qui ôtent chacun l’endroit qui leur plaît le le moins. » Ainsi l’Iliade tout entière, y compris l’auteur, fondit un moment sous le nombre des coups de crayon retrouvés ; et pourtant elle subsiste. Elle subsistait avant Pisistrate qui l’avait fait rassembler, elle subsiste après Wolf qui l’a voulu de nouveau démolir. Dugas-Montbel me paraît sous l’empire de sa préoccupation quand il veut interpréter en sa faveur le mot de M. oissonade que nous avons précédemment cité. Ce mot, au contraire, exprime à merveille la résistance invincible que la conscience littéraire oppose à un système ingénieux, mais subversif. C’est ce qu’un autre savant écrivait à Wolf après l’avoir lu : « Tant que je vous lis, je suis d’accord avec vous ; dès que je pose▶ le livre, tout cet assentiment s’évanouit. » Les philologues, les érudits positifs ont beau faire assez peu de cas des considérations générales et des raisons puisées dans le sens intime ; ici eux-mêmes sont forcés de raisonner pour étayer leur système, et ils n’arrivent à leurs résultats que par voie d’induction ; car, s’ils s’en tenaient purement au fait transmis, à l’opinion constamment exprimée par les Anciens, ils croiraient à Homère nonobstant les difficultés qu’après tout les Anciens aussi n’ont pas été sans se ◀poser. Dugas-Montbel (je le cite comme plus à portée de tout lecteur) commence par produire les deux scholies qui servent de base au système ; l’une des deux renferme une erreur grossière, et c’est pourtant sur ce scholiaste inepte qu’on s’appuie, en même temps qu’on trouve moyen d’infirmer le témoignage gênant de Plutarque, qui tendrait à faire remonter jusqu’à Lycurgue l’existence prouvée des poëmes homériques. Pour moi donc, ce serait au nom du scepticisme même, de ce scepticisme légitime qu’il convient d’opposer aux conjectures systématiques des Modernes en des profondeurs si reculées, que je me retrancherais, s’il le fallait, dans la vieille foi sur le poëte. Mais laissons ces extrémités. Sans entrer dans un détail ici impossible, il semble qu’on revient aujourd’hui des deux côtés à une opinion moins absolue, à une sorte d’opinion moyenne dont M. uigniaut, dans un article sur Homère, s’est fait parmi nous l’organe99.
Entre l’Iliade et l’Odyssée, si l’on y découvre à toute force deux époques bien différentes et que n’ait pu embrasser une seule et même vie de poëte, on pourrait toujours admettre le partage ; l’Iliade serait d’Homère, l’Odyssée serait du premier et du plus grand des homérides.
En ce qui est particulièrement de l’Iliade, sur laquelle a porté le fort du débat, il est bien à supposer qu’après la guerre de Troie il dut se répandre par la Grèce et par l’Ionie un grand nombre de chanteurs qui allaient, comme Phémius, comme Démodocus, célébrant devant les fils les exploits des pères. Très-probablement, avant le poëte appelé Homère, il y avait eu nombre de ces chanteurs dont il vint hériter, qu’il surpassa de tout point et qu’il absorba. Et d’autre part, depuis lui, il y a eu certainement une postérité d’autres chanteurs ou rhapsodes, qui l’ont récité, copié, amplifié ; c’est à quoi Pisistrate prétendit mettre ordre. Mais qu’entre ces seconds chanteurs et les premiers il y ait eu de toute nécessité un génie supérieur, un auteur principal, une seule tête, une seule âme ordonnatrice faisant le nœud des uns aux autres, c’est ce que l’œuvre résultante semblerait déclarer suffisamment ; et la tradition n’a pas cessé un instant de le confirmer.
On a beaucoup et très-éloquemment parlé à ce propos de poésie populaire, de génie instinctif, d’épopée toute spontanée, et l’on a cru par là, retrouvant la grandeur, suppléer à l’unité. Chaque époque a ses entraînements et ses préjugés ; il en est de plus d’une sorte. Il me semble qu’à un certain moment, et par réaction contre les quatre siècles classiques de Périclès, d’Auguste, de Léon X et de Louis XIV, dont on se sentait rebattu, on est devenu soudainement crédule aux poésies dites populaires ; on y a été crédule comme certains athées le sont aux molécules organiques et aux générations spontanées. Avec ce procédé pourtant de poésie populaire et d’imagination nationale, passe-t-on jamais de beaucoup en étendue et en portée la romance ou la chansonnette ? De nos jours qu’auraient été tous ces couplets sur l’Empire sans Béranger ? Au moyen âge, dans les chansons de gestes, n’en déplaise aux Wace et aux Rutebeuf, on n’a pas eu d’Homère, et l’on s’en aperçoit bien. Les époques antiques différaient certainement des nôtres par des côtés essentiels. Y a-t-il eu toutefois une telle époque où le génie homérique, indépendamment d’un Homère même, était dans l’air et circulait çà et là, à l’état de divine tempête, de façon que tout rhapsode pût en prendre sa part indifféremment, à peu près comme au xviiie siècle, en poésie, il y avait du Dorat un peu partout ? On cite Vico et sa phrase spécieuse qui fait de la Grèce tout entière le poëte qu’il ne faut plus réclamer ailleurs. Mais je ne saurais croire que ce soit là le cas d’appliquer le mot tant cité : « Il y a quelqu’un qui a plus d’esprit que Voltaire, c’est tout le monde. » Je conçois que dans le genre d’esprit de Voltaire, c’est-à-dire pour un certain bon sens critique et railleur, tout le monde, c’est-à-dire encore l’élite de Paris, puisse fournir l’équivalent. Mais en création poétique, en imagination élevée, en talent de conception et d’expression, qu’est-ce à dire ? Faut-il s’en remettre absolument et tout imputer au public, même au public d’alors, à la majorité des rhapsodes, ou du moins à ce que j’ai appelé la Commission de Pisistrate ? Un homme d’esprit a traduit le système d’un mot piquant : Au lieu du plus grand des poëtes, on aura dorénavant Homère par une Société de Gens de Lettres.
Mais nous n’avons pas fini de tout dire à propos de cette Iliade sur laquelle on a cependant tout dit, et nous y reviendrons encore.