(1763) Salon de 1763 « Peintures — Boucher » pp. 196-197
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(1763) Salon de 1763 « Peintures — Boucher » pp. 196-197

Boucher

Il y a deux tableaux de Boucher. Le Sommeil de l’enfant Jesus, et une Bergerie.

Ce maître a toujours le même feu, la même facilité, la même fécondité, la même magie et les mêmes défauts qui gâtent un talent rare.

Son enfant Jesus est mollètement peint. Il dort bien. Sa Vierge mal drapée est sans caractère. La gloire est très aérienne. L’ange qui vole est tout à fait vaporeux. Il était impossible de toucher plus grandement et de donner une plus belle tête au Joseph qui sommeille derrière la Vierge qui adore son fils. Mais la couleur ? Pour la couleur, ordonnez à votre chimiste de vous faire une détonation ou plutôt déflagration de cuivre par le nitre, et vous la verrez telle qu’elle est dans le tableau de Boucher. C’est celle d’un bel émail de Limoges. Si vous dites au peintre : Mais, Monsieur Boucher, où avez-vous pris ces tons de couleur ? il vous répondra, Dans ma tête…. Mais ils sont faux… Cela se peut, et je ne me suis pas soucié d’être vrai. Je peins un événement fabuleux avec un pinceau romanesque. Que savez-vous ? La lumière du Thabor et celle du paradis sont peut-être comme cela ? Avez-vous jamais été visité la nuit par des anges ?… Non… Ni moi non plus, et voilà pourquoi je m’essaie comme il me plaît, dans une chose qui n’a point de modèle en nature… Monsieur Boucher, vous n’êtes pas bon philosophe, si vous ignorez qu’en quelque lieu du monde que vous alliez, et qu’on vous parle de Dieu, ce soit autre chose que l’homme.

La Bergerie.

 

Imaginez sur le fond un vase posé sur son piédestal et couronné d’un faisceau de branches d’arbres renversées ; au-dessous, un berger endormi sur les genoux de sa bergère. Répandez autour une houlette, un petit chapeau rempli de roses, un chien, des moutons, un bout de paysage, et je ne sais combien d’autres objets entassés les uns sur les autres. Peignez le tout de la couleur la plus brillante, et vous aurez la Bergerie de Boucher.

Quel abus du talent ! Combien de travail perdu ! avec la moitié moins de frais, on eût obtenu la moitié plus d’effet. Entre tant de détails tous également soignés, l’œil ne sait où s’arrêter. Point d’air. Point de repos. Cependant la bergère a bien la physionomie de son état. Et ce bout de paysage qui serre le vase est d’une délicatesse, d’une fraîcheur et d’un charme surprenant. Mais que signifient ce vase et son piédestal ? Que signifient ces lourdes branches dont il est surmonté ? Quand on écrit, faut-il tout écrire ? Quand on peint, faut-il tout peindre ? De grâce, laissez quelque chose à suppléer par mon imagination. Mais dites cela à un homme corrompu par la louange et entêté de son talent, et il hochera dédaigneusement de la tête ; il vous laissera dire et nous le quitterons Jussum se suaque solum amare. C’est dommage pourtant.

Cet homme lorsqu’il était nouvellement revenu d’Italie, faisait de très belles choses. Il avait une couleur forte et vraie. Sa composition était sage quoique pleine de chaleur, son faire large et grand. Je connais quelques-uns de ses premiers morceaux qu’il appelle aujourd’hui des croûtes, et qu’il rachèterait volontiers pour les brûler.

Il a de vieux portefeuilles pleins de morceaux admirables qu’il dédaigne. Il en a de nouveaux farcis de moutons et de bergers à la Fontenelle sur lesquels il s’extasie.

Cet homme est la ruine de tous les jeunes élèves en peinture. À peine savent-ils manier le pinceau et tenir la palette, qu’ils se tourmentent à enchaîner des guirlandes d’enfants, à peindre des culs joufflus et vermeils, et à se jeter dans toutes sortes d’extravagances qui ne sont rachetées ni par la chaleur, ni par l’originalité, ni par la gentillesse, ni par la magie de leur modèle. Ils n’en ont que les défauts.