(1928) Quelques témoignages : hommes et idées. Tome II
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(1928) Quelques témoignages : hommes et idées. Tome II

Avant-propos

Les essais réunis dans ce nouveau recueil de Témoignages n’appartiennent pas plus que ceux du précédent volume publié sous ce titre à la critique proprement dite, et l’auteur ne peut que répéter ce qu’il disait en tête de ce premier volume. Le terme de témoignages est pris dans son sens originel. Il s’agit ici par suite d’impressions individuelles et non de jugements. Écrites à propos de sujets très différents, ces pages relèvent pourtant d’une même doctrine traditionnelle que les polémistes d’aujourd’hui disqualifient sous le terme emprunté à l’Angleterre et d’ailleurs dénaturé par eux de conformisme, comme si dans tous les domaines le progrès ne consistait pas précisément à se conformer aux lois de la vie individuelle et sociale vérifiées par l’expérience des siècles. Indiquer à l’occasion de quelques faits contemporains l’application de ces lois éternelles, c’est l’ambition de ce nouveau volume comme c’était celle du premier et d’ailleurs de l’œuvre entière de l’auteur.

P. B.

I. Pour la défense de nos forces spirituelles et sociales

Que la France soit menacée extérieurement et intérieurement, trop d’indices le révèlent et dont le plus significatif est l’inquiétude de toutes les classes, depuis celle des fonctionnaires, la plus docile d’habitude aux directions officielles, jusqu’à celle des industriels et des commerçants, dont l’esprit d’initiative était fait d’optimisme et d’espérance, sans parler des politiciens qui manifestent à la fois tant d’incohérence, de rouerie et d’appréhensions. Devant le désordre qui nous gagne, les appels se succèdent, affirmant la nécessité de l’union nationale pour parer à la révolution grandissante, à cette anarchie bolcheviste qui multiplie ses symptômes et à l’hostilité non dissimulée de nos ennemis d’hier et de demain. Taine, parlant de la réaction qui se produisit dans les soldats contre un désordre analogue, a écrit profondément « qu’ils furent ramenés au sens commun par la présence du danger ». Cette formule affirme l’action de la « nature médicatrice » qui veut vivre. Elle tend à préserver de la destruction les organismes collectifs comme les organismes individuels, mais à travers quelles secousses et quelles épreuves ! Et toujours à condition que l’homme la comprenne et l’aide. Homo additus naturæ, disaient nos pères. Mais comment l’aider, cette nature ?

Les procédés de force sont toujours possibles et souvent nécessaires. Avant d’y recourir, car il faut les payer d’une dure rançon, ne convient-il pas, dans des civilisations encore riches de vitalité comme la nôtre, d’avoir recours à un instrument de lutte moins violent et qui consiste à éclairer les intelligences sur les causes morales des périls prochains, à pratiquer ce que l’on peut appeler la défense spirituelle. J’en voudrais citer un exemple saisissant, que je relève dans le beau livre qu’un professeur de l’Institut catholique, le Père Lebreton, vient de nous donner sur la vie du Père Léonce de Grandmaison. Nous avons perdu le Père Léonce en 1927, et jeune encore. C’est donc vraiment un Français contemporain dont nous constatons ici la sphère d’activité, et qui la pratiqua, dans son domaine, cette défense spirituelle, avec quelle lucidité ! Frappé de la valeur nationale que représentent chez nous les grandes écoles scientifiques, il entreprit une campagne d’emprise à la fois intellectuelle et personnelle sur la jeunesse de ces écoles. En 1912, il l’inaugurait par une retraite religieuse où il recrutait 28 polytechniciens. Huit ans plus tard, il comptait 70 retraitants. En 1923, il pouvait écrire à l’un de ses correspondants : « Nous avions 225 présences à notre journée de récollection spirituelle », et, deux ans plus tard, à la veille de sa mort : « A ma récollection des X, ils étaient 264. » Si l’on pense que les promotions sont de 225 à 250, on comprend avec quelle joie le fondateur de ces retraites pouvait s’écrier : « Il y a là une des plus grandes forces, peut-être la mieux organisée de notre France chrétienne de demain. » Quand il disparut dans cette même année 1927, 850 élèves ou anciens élèves des Écoles polytechnique et centrale offrirent, nous dit le Père Lebreton, chacun une communion, un chapelet, d’autres leur suffrage pour le repos de l’âme de leur bienfaiteur spirituel1.

Calculez maintenant quel retentissement doit avoir cette action du « bienfaiteur spirituel ». Ces polytechniciens et ces centraux vont être, ils sont déjà des ingénieurs mêlés au monde ouvrier, des officiers en contact quotidien avec des soldats, des chefs d’entreprise qui manient des subordonnés. Ils sont ou seront des autorités et des exemples. Cette vie religieuse qu’a réchauffée en eux le Père Léonce va devenir une force de propagande. La voilà, cette défense spirituelle de la civilisation qui doit, sinon remédier aux misères du temps, du moins les combattre et contribuer au redressement national. Augustin Cochin, ce sagace historien du bouleversement de la fin de notre dix-huitième siècle, a montré la redoutable influence de ces « sociétés de pensée » que les destructeurs de la vieille France avaient établies d’une extrémité à l’autre du pays. Si l’œuvre était détestable, la méthode ne s’est avérée que trop efficace. Multiplier pareillement des sociétés de pensée saine, nous le pouvons, nous, les serviteurs de l’Ordre français, dans une direction favorisée par le prestige de certains hommes qui semblent bien étrangers aux affaires publiques, qui le furent aussi, et ils nous invitent à prolonger, à amplifier l’influence de leurs idées en nous y associant courageusement. Pour ne citer que deux noms qui ne sont pas ceux de contemporains immédiats, on ne saurait étudier l’histoire de l’intelligence française depuis ces cinquante années sans constater les changements apportés chez les meilleurs d’entre nous par Fustel de Coulanges et son Histoire des institutions politiques de l’ancienne France, et par Taine et ses Origines de la France contemporaine. L’un est mort en 1889, l’autre en 1893, et ces deux grands ouvrages n’ont pas cessé de créer autour d’eux de véritables « sociétés de pensée » pour répéter le mot si expressif du regretté Cochin. Remarquez que ce travail de défense spirituelle n’échappe pas à ceux que saint Augustin appelait les eversores, les destructeurs nés de l’ordre social. Nous en avons la preuve dans la savante conjuration de silence maintenue depuis la Révolution contre tous ceux qui se sont attaqués à ses faux dogmes et à leurs apologistes.

Remontons, pour dresser cette liste et démêler la persistance de cette proscription voulue, au grand Rivarol, celui qui, dès les premiers jours, dénonça le danger des utopies dont s’exaltait la France des Droits de l’homme. Elles la conduisaient à la Terreur. Rivarol l’a dit dès le premier jour. « Malheur, écrivait-il, à qui remue le fond d’une nation. » Et, prévoyant la dictature militaire : « Ou le Roi, écrivait-il encore, aura une armée ou l’armée fera un Roi. » Sa lucidité politique a été systématiquement noyée devant les générations auxquelles sa clairvoyance eût été si utile, dans sa réputation de brillant causeur. Bonald, lui, qui ne causait guère, a été classé non moins systématiquement parmi les philosophes obscurs, ennuyeux et illisibles, lui, chez qui abondent des formules comme celle-ci : « Des sottises faites par des gens habiles, des extravagances dites par des gens d’esprit, des crimes commis par d’honnêtes gens. Voilà les révolutions ! » De Maistre, ce visionnaire prophétique des catastrophes où courait l’Europe, a été proclamé comme un sanguinaire belliciste, pour avoir écrit que la guerre étant une aventure horrible et cependant renouvelée sans cesse, devait être une loi providentielle. Il entendait par là imposée comme un châtiment par la justice divine. Balzac, dans l’interprétation qu’il a donnée lui-même à ses études de mœurs, s’est déclaré l’irréductible adversaire de l’illusion démocratique. « J’écris, dit-il dans la Préface générale de la Comédie humaine, à la lumière de deux vérités éternelles : la religion, la monarchie, deux nécessités que les événements contemporains proclament et vers lesquelles tout écrivain de bon sens doit essayer de ramener notre pays. » Il était malaisé de lui refuser le génie de l’observation. Le silence s’est fait de son vivant sur les conclusions de ses saisissantes monographies. Ses successeurs et ses disciples, un Flaubert même, un Zola, n’ont pas voulu reconnaître la valeur et la logique de sa doctrine. Un même silence s’est fait sur Le Play dont le chef-d’œuvre : la Constitution essentielle, demeure inconnu. Quand Taine, éclairé par les catastrophes de 1870, s’est mis à en rechercher les causes, et que l’étude des faits a transformé son histoire des Origines en un irréfutable réquisitoire, « voilà un bourgeois qui a eu bien peur pour ses rentes », ont ricané ses adversaires. Encore aujourd’hui, quelle abstention de la presse sur l’admirable Journal intime de Maine de Biran qui nous apporte un témoignage si révélateur sur l’évolution religieuse de ce grand homme et sur l’obscur et constant travail de sape poursuivi par les parlementaires d’après 1815 contre l’entreprise de salut national si justement nommée la Restauration.

N’hésitons pas à discerner, à la lumière de ces faits, une action préméditée qui se retrouve dans bien d’autres domaines : éducation, lois électorales, campagnes contre l’Église, lois sur les associations, lois fiscales… Mais l’on n’en finirait pas d’énumérer les mesures toutes dirigées, il faut avoir le courage de le dire, contre la Pensée française. Le sentiment d’anxiété sur l’avenir de notre race, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, résulte de bien des causes, mais en particulier de celle-là, de ce désarroi intellectuel et moral qui ne se calmera, s’il doit se calmer, que par un travail d’idées dont le très modeste effort du Père Léonce de Grandmaison nous donne un exemple si émouvant. Pascal disait : « L’homme est visiblement fait pour penser. Tout son devoir est de penser comme il faut. » En présence des troubles sociaux et politiques, si prochains peut-être, c’est par un redressement des pensées qu’il convient de les soigner, et la défense spirituelle apparaît ainsi comme le plus efficace des devoirs pour les soldats de l’Ordre, comme la confusion des idées le plus efficace des moyen de désordre pour les militants de l’Anarchie.

II. L’éducation par la résistance

I

Un des meilleurs essayistes d’aujourd’hui, M. Pierre Lasserre, publie un ouvrage très documenté sur Georges Sorel, qui met de nouveau en relief la géniale et complexe figure de l’auteur des Réflexions sur la violence, des Illusions du Progrès, de la Ruine du monde antique. La gloire posthume de Sorel est aussi singulière que le fut sa personne elle-même. Si paradoxale que la chose puisse paraître, il est à la fois célèbre et inconnu. Je le revois, en ce moment, entrant dans mon cabinet de travail, comme si souvent le matin, et commençant à causer, ou plutôt à penser tout haut. Ce vieillard, avec sa physionomie simple, presque banale, d’ancien fonctionnaire — il sortait de l’École polytechnique et avait fait une paisible carrière d’ingénieur, — était un des plus passionnés et des plus audacieux manieurs d’idées que j’aie connus. L’intégrité de son caractère se manifestait par un absolu dédain de toutes les distinctions officielles, comme de la fortune, comme du succès littéraire. C’était Descartes, c’était Spinoza que l’on avait devant soi, mais un Descartes, un Spinoza du vingtième siècle, ayant tout lu, tout médité, et vous apportant en saisissantes formules — tant elles ressemblaient peu au langage du jour — l’intrépide butin de son immense expérience intellectuelle. Les philosophes grecs et ceux du moyen âge, Voltaire et Joseph de Maistre, Proud’hon et Le Play, Karl Marx et Bergson, Taine et Renan, passaient tour à tour dans sa conversation. Tous ces noms se retrouvent dans le livre de M. Pierre Lasserre, et j’y relève l’indication d’un fait qui vaut la peine d’être commenté tant il est non pas révélateur — les fidèles de la pensée sorélienne ne l’ignoraient pas, — mais chargée de tant de signification, et je crois bien que voici la première fois qu’il est signalé avec cette précision.

« On nous rapporte », écrit donc M. Lasserre, « que l’illustre promoteur du risorgimento italien salue volontiers en Sorel un maître de sa pensée, en la doctrine de Sorel une inspiratrice plus ou moins lointaine de son action. Et d’autre part, on nous assure que Sorel aurait eu comme second fils spirituel. Qui ? Lénine… C’est Sorel lui-même qui s’est flatté de cette paternité… » Si cette double filiation est exacte, — et qu’elle le soit, les déclarations de M. Mussolini, aussi bien que les dernières pages consacrées à Lénine dans la dernière édition des Réflexions sur la violence, ne permettent pas d’en douter, — nous sommes en présence d’une énigme psychologique particulièrement intéressante pour nous autres Français. C’est la preuve qu’une fois de plus un théoricien de chez nous est à l’origine des grands mouvements nationaux en train de bouleverser notre continent. Certes, le fascisme est profondément, intimement italien, le bolchevisme spécifiquement russe. Que ces deux phénomènes, d’un caractère ethnique à ce degré, se soient déclenchés sous l’influence déterminante d’une doctrine élaborée dans la banlieue parisienne par un solitaire qui n’a jamais agi, c’est une aventure qui dénonce, dit encore M. Lasserre, « un don de sentir et de pressentir avec une exceptionnelle vivacité, les forces sociales, les impulsions collectives les plus agissantes de l’Europe contemporaine. » Voici, me semble-t-il, par quelle voie la pensée sorélienne est arrivée à ces deux conséquences en apparence bien contradictoires. Une logique irréfutable les relie pourtant l’une à l’autre.

II

Quand on veut dégager les causes de l’influence sociale d’un philosophe, une première question s’impose : quelles qualités prisait-il d’abord chez l’homme et souffrait-il de ne pas rencontrer dans le monde réel ? Pour Georges Sorel la réponse est aisée. M.Lasserre prononce à son sujet le mot de cornélien. Si l’on réfléchit que l’auteur des Réflexions sur la violence est un Normand, cette épithète prend tout son sens. Une énergie tout entière tendue au service d’un Idéal, telle est pour lui la définition de la seule vie humaine digne d’être vécue, et la valeur d’une civilisation se mesure au nombre d’exemplaires qu’elle est capable de produire d’un type de personnes pensant et vivant ainsi. De quel accent il parle des « vertus quiritaires » qui ont assuré la grandeur de la civilisation romaine ! Avec quel mépris et quelles preuves à l’appui il déplore, dans le monde contemporain « la déchéance générale des valeurs morales…, la « ruine totale des institutions et ses mœurs ! » Comme Karl Marx, dont il fut un sectateur, d’ailleurs très indépendant, il considère, c’est le texte même du manifeste communiste de 1847, a que « toute l’histoire de la société humaine est l’histoire « des luttes de classe ». S’il y a décadence dans une société, la classe actuellement victorieuse en est, par conséquent, responsable. Cette classe victorieuse, en France, est la bourgeoisie capitaliste, et le pire reproche que lui adresse Sorel, c’est que déchue elle-même et dégradée, elle est en train de corrompre « ce qu’il reste de puissant, de neuf, « d’intact ». Ces termes sont les siens dans la classe qu’elle domine momentanément : le prolétariat. Le procédé de cette corruption, quel est-il ? La plus hypocrite et la plus dangereuse des idéologies : la Démocratie, qui ne tend à rien de moins qu’à faire de l’ouvrier un petit bourgeois, par l’intermédiaire du politicien socialiste. Ce profiteur adroit joue devant le peuple un rôle généreux de défenseur des déshérités, pour désarmer leur révolte agissante et réellement maintenir l’ordre capitaliste, dont il est le bénéficiaire. Sorel n’a pas assez d’ironies pour flétrir les représentants de ce socialisme bourgeois, ainsi Jaurès dont le nom revient sans cesse sous sa plume. Les lignes qui terminent son apologie de Lénine et qui datent des tout derniers mois de sa vie attestent la passion avec laquelle il haïssait les conceptions chères aux parlementaires de gauche ; « Je ne suis, disait-il, qu’un vieillard dont l’existence est à la merci de minimes accidents, mais puissé-je avant de descendre dans la tombe, voir humilier les orgueilleuses démocraties bourgeoises, aujourd’hui triomphantes. »

III

Nous sommes ici au centre de la pensée sorélienne. Devant ce tableau d’une société où la classe capitaliste avilie et indigne domine en la corrompant une classe ouvrière chez laquelle frémissent des énergies inemployées, le mathématicien se réveille dans l’auteur des Réflexions sur la violence, et un dilemme se construit dans son esprit, analogue au célèbre pari de Pascal. On se le rappelle : ou Dieu existe ou il n’existe pas. Il faut parier, car ne pas parier, c’est parier qu’il n’existe pas. Si vous pariez qu’il existe et s’il n’existe pas, que perdez-vous ? Rien. S’il existe, que gagnez-vous ? L’éternité bienheureuse. Pariez donc qu’il existe. Que dit Sorel ? La société actuelle est dans une décadence lamentable, et qui ne mérite plus le nom de civilisation. Le sublime — encore un terme cornélien qu’il emploie sans cesse — y manque absolument, et pour qu’une civilisation ait tout son prix, il faut qu’elle soit soutenue par une foi dans un Idéal qui rende ses participants capables de virils sacrifices et les hausse jusqu’à l’héroïsme, quand cet Idéal est en jeu. Du sublime bourgeois il n’y en a plus. Ne peut-il y avoir un sublime prolétarien ? Oui, répond Sorel, pourvu que l’on arrache ce prolétaire au « marais démocratique » en exaltant chez lui le sentiment de sa classe et de la guerre à soutenir contre la classe adverse. Au lieu de rendormir dans des mensonges amollissants de paix sociale, il convient d’attiser son esprit de révolte, de l’inciter, — Sorel ne recule pas devant cette extrémité de sa doctrine — à la violence, mais en ayant soin de la sublimiser cette violence, par une vision d’une œuvre grandiose et collective à laquelle l’individu rêve de se dévouer jusqu’à la mort.

Sorel qualifie de mythe cette croyance, quelle qu’elle soit, dont la vérité objective importe peu. Ce qui importe, c’est l’ardeur qu’elle soulève dans les âmes, et nous nous retrouvons devant l’argument du pari : de deux choses l’une, ou bien cette société bourgeoise contre laquelle se précipite le prolétariat est la pauvre chose que nous constatons et sans réserves d’énergie. Alors, sa disparition n’est pas regrettable, même si la victoire du prolétariat doit demeurer inefficace. Ou bien le prolétariat porte en lui la force de fonder une société nouvelle et elle ne peut être que supérieure à celle qu’il aura renversée. Dans l’un et l’autre cas, n’ayons aucun scrupule de montrer au peuple cette bastille à jeter par terre et déchaînons-le. Vous reconnaissez les pratiques de Lénine, ce Lénine dont Sorel n’a pas craint d’écrire « qu’il ne serait pas médiocrement fier d’avoir contribué à sa formation intellectuelle », et « c’est, dit-il encore, un chef d’État dont le génie rappelle celui de Pierre le Grand ».

IV

Cette position du problème implique une difficulté. Notre mathématicien est trop intelligent pour ne pas le reconnaître, et trop sincère pour ne pas l’avouer. Un dilemme suppose deux hypothèses. Devant celui-ci, nous en rencontrons une troisième. Mais si cette classe bourgeoise contre laquelle vous soulevez le prolétariat les porte en elle, ces réserves d’énergie que vous lui déniez, et si l’assaut de la classe hostile suscite chez elle une réaction de combat ? Cette objection n’embarrasse pas Sorel, qui n’est pas un démagogue sentimental. Écoutez-le la résoudre. La page vaut d’être citée tout entière. Elle se trouve dans le chapitre des Réflexions intitulé : La décadence bourgeoise et la violence : « … Non seulement la violence prolétarienne peut assurer la Révolution future, mais encore elle semble le seul moyen dont disposent les nations européennes, abruties par l’humanitarisme, pour retrouver leur ancienne énergie. Cette violence force le capitalisme à se préoccuper uniquement de son rôle matériel, et tend à lui rendre les qualités belliqueuses qu’il possédait autrefois. Une classe ouvrière grandissante et solidement organisée peut forcer la classe capitaliste à demeurer ardente dans la lutte industrielle. En face d’une bourgeoisie affamée de conquêtes et riche, si un prolétariat uni et révolutionnaire se dresse, la société capitaliste atteindra sa perfection historique. » Toute la genèse du fascisme tient dans ces quelques lignes. Souvenez-vous du sursaut bolcheviste qui secoua l’Italie d’après la guerre. Un effort de défense y a répondu, qui s’est incarné dans M. Mussolini. Vous comprenez maintenant le surprenant paradoxe qui veut qu’il soit au même titre que Lénine un disciple de Georges Sorel. La bienfaisante loi sociale que celui-ci se trouve avoir découverte, — on est tenté de dire presque malgré lui, mais les grandes sincérités ont de ces intuitions profondes — c’est l’éducation par la résistance. Le Duce et ses partisans l’ont pratiquée très courageusement. Puisse la bourgeoisie française se la donner aussi, cette éducation, et se rendre compte quels mérites l’assurent. Toute propriété n’est qu’une conquête continue, mais par quel moyen ? Les mitrailleuses n’y suffisent pas. Une classe possédante ne garde sa primauté qu’à la condition de dominer par la Vertu, en prenant ce mot dans son sens originel, celui des Quiritaires admirés par Renan comme par Sorel : Virtus, Vis, à l’état d’habitude, une énergie supérieure dans le travail, dans l’intelligence et dans les mœurs.

III. De l’éducation psychologique2

I

Une des caractéristiques de notre époque est l’importance donnée au problème de l’éducation. L’ardeur des polémiques engagées autour du projet de l’École unique en est une preuve bien significative. Certes, la préoccupation de la surenchère électorale joue un grand rôle dans ce début, mais ce fait même atteste, chez l’électeur, une inquiétude, avouée ou latente, sur la mentalité des générations qui viennent, et un désir de les aiguiller à l’avance dans un sens que ceux-ci estiment le meilleur, et ceux-là le pire. Sans engager une discussion sur ce point, notons simplement que l’une et l’autre opinion présuppose la recherche, et par suite le manque d’une discipline éducative, que le Français d’il y a cent cinquante ans trouvait dans l’influence des milieux traditionnels élaborés par le temps et maintenus par la coutume. C’est dire qu’autrefois il y avait des mœurs et qui façonnaient tout naturellement les cadets à la ressemblance de leurs aînés. Cette vieille France avait certes ses abus et ses insuffisances. Elle possédait cette vertu de créer des groupes où s’inséraient les nouveaux venus, comme les feuilles des arbres s’insèrent sur leurs branches. Elles en font partie. La Révolution, en rompant violemment avec les institutions du passé, a, du même coup, brisé ces groupes, et, ce faisant, isolé l’individu, chez qui les hérédités morales et conscientes ont été aussitôt diminuées. D’autres hérédités, les inconscientes, qui sont à la base du psychisme, ont passé au premier plan. Éduquer un enfant, c’est le diriger, mais de quelle manière et d’abord comment le connaître ?

II

Ce problème, qui n’est autre que celui même de l’avenir de la race, un des meilleurs psychiatres d’aujourd’hui, M. le docteur Mignon, se l’est posé dans une étude sur l’Education psychologique de l’enfance. Il serait bien désirable que ces fortes pages fussent lues et méditées par tous les maîtres de l’enseignement primaire et secondaire. La thèse de M. Mignon, et qu’il développe dans une introduction magistrale, repose sur une constatation indiscutable pour quiconque se rappelle sa propre jeunesse : ni les disciplines physiques, ni les disciplines morales et religieuses n’atteignent le fond dernier de notre personnalité, ce que le langage courant appelle notre caractère. Nous ne recevons ces disciplines qu’à travers lui. Passons-les en revue. Un enfant est-il de tempérament brutal ? La culture physique et le sport risquent beaucoup d’en faire un butor. Est-il vaniteux ? Les succès scolaires ont ce danger de favoriser en lui la prétention et les audaces de paradoxe. Jusqu’à quel point ! Les confidences d’un des chefs de la Commune de 1871, Jules Vallès, dans son Jacques Vingtras, nous montrent le révolutionnaire naissant et grandissant dans le collégien. La rare qualité du style décèle l’excellent élève qui a failli être un brillant lauréat du concours général. De la culture classique il n’a retenu que ce beau talent d’écrire, mis au service de quels appétits ! L’enfant est-il au contraire un hésitant, un timide, un renfermé, qui se replie volontiers sur lui-même ? La maladie du scrupule le guette au seuil même du confessionnal. C’est la preuve qu’à l’éducation morale et religieuse comme à l’éducation physique et intellectuelle, doit se joindre cette éducation que M. Mignon appelle justement psychologique. Son livre n’est qu’une étude, minutieuse et illustrée par quantité d’exemples topiques, des procédés les plus efficaces pour contrôler et redresser des tendances innées qu’il évoque depuis la première enfance où s’éveillent la sensibilité, l’émotivité et déjà la volonté. Dans la seconde enfance commencent d’apparaître les tendances individuelles, dont la diversité impose une diversion appropriée de méthodes et de moyens d’action. Ici, M. Mignon insiste, avec beau coup de raison, sur la valeur éducative de l’exemple. Une réciprocité pathétique veut, et c’est le bienfait social de la famille, que l’enfant, à son insu, devienne lui-même un éducateur du père et de la mère qui l’élèvent. Rappelez-vous les nobles vers de Juvénal :

Maxima debetur puero reverentia. Si quid
Turje paras, ne tu pueri contempseris annos.

Mais l’enfant a grandi. Nous voici devant l’adolescent, et là nous rencontrons le plus délicat des problèmes, celui de la puberté. A cette occasion, M. Mignon met au point l’hypothèse connue de Freud, sur la libido ou pansexualité. Elle a sa part de vérité, qu’il faut réduire à des phénomènes tout près d’être morbides. Le savant viennois n’en mérite pas moins notre reconnaissance pour avoir attiré l’attention des éducateurs sur un domaine qu’une fausse pudeur a trop longtemps laissé dans l’ombre. Il doit y avoir une éducation sexuelle, mais ses principes ne sont pas autres que ceux que donneront toute l’éducation psychique, dont les règles, M. Mignon le constate et le déplore, demeurent encore imprécises dans leur codification. De très intéressants efforts ont cependant été tentés. Ainsi celui de M. Vaney, dont il nous donne une longue analyse. Ainsi celui de M. le docteur Vittoz, de Lausanne. Les procédés de ce dernier relèvent de la thérapeutique mentale. Mais leur application aux enfants et aux adolescents est évidemment possible, et combien elle serait bienfaisante, leur programme seul l’indique : contrôle des sensations, contrôle des mouvements, contrôle des images, contrôle du courant nerveux, contrôle des idées.

III

Il est intéressant de signaler que cette analyse préalable du caractère, considérée comme le préliminaire indispensable à tout essai fructueux d’éducation, se trouve prescrite par plusieurs des grands philosophes de l’antiquité, notamment par Pythagore, dont Aulu-Gelle nous raconte qu’avant d’admettre un jeune homme dans son école, il l’examinait des pieds à la tête. Il l’interrogeait sur ses instincts, ses penchants, ses aptitudes. Il voulait savoir les plus intimes particularités de sa vie. Il tenait compte même des traits de sa physionomie avant de le recevoir dans son collège, élevé sur le modèle de ceux qu’il avait vus en Egypte. Sans doute avait-il emprunté à cette vieille civilisation, mère de toutes les sagesses, ces détails de l’épreuve initiale. En d’autres termes il était au courant de la science psychologique de son temps, tout empirique alors, au lieu que celle de nos jours s’est enrichie par l’histoire, par les voyages, par la physiologie, aussi et surtout par l’observation des maladies de l’esprit, au point de permettre un diagnostic presque infaillible d’une constitution mentale. M.Mignon, dans la seconde partie de son livre consacrée à l’éducation religieuse, insiste particulièrement sur l’utilité que les directeurs de conscience retireraient d’une connaissance technique de cette géographie spirituelle, si l’on peut dire, que les psychiatres ont établie. Il n’est pas plus déterministe que ne l’était mon grand ami, le professeur Grasset, de Montpellier, mais de ce que l’homme est libre, il ne s’ensuit pas que l’exercice de cette liberté soit inconditionné. Qui donc a dit : « Nous sommes libres du premier acte, nous sommes esclaves du second ? » ce qui signifie que nous nous trouvons sans cesse en demeure de choisir entre des séries de faits que notre choix aura déterminées. Éduquer un enfant, c’est lui apprendre à bien choisir, mais, pour cela, j’en reviens à la donnée même du problème posé par M. Mignon, il faut le connaître, savoir ce dont il est capable, à quelles défaillances il est exposé, vers quel choix, souvent funeste, il est naturellement porté. Le grand service que peut rendre ce livre, c’est aux maîtres, je le répète, qu’il le rendra, en les invitant, laïques ou non, à considérer, dans ceux dont ils ont la charge, des personnalités qu’il ne suffit pas d’exercer physiquement, intellectuellement, même religieusement, ou mieux, on ne peut les exercer avec la certitude d’un heureux résultat qu’en pénétrant bien leur caractère et en les éduquant d’abord psychologiquement.

IV. Les idées politiques et sociales de Balzac

I

Il y aurait un chapitre d’histoire littéraire très intéressant à écrire sur l’évolution des gloires. Un écrivain peut avoir été célèbre de son vivant, pour une raison, et le rester après sa mort pour une autre. Voltaire en est un exemple singulier : la Henriade, les tragédies, le Dictionnaire philosophique, l’Essai sur les mœurs ne sont plus guère que des noms, tandis que le romancier de ce Candide improvisé en quelques jours durant sa vieillesse demeure aussi actuel que si le livre datait d’hier.

Une aventure analogue arrive à Balzac, non qu’il ait perdu sa renommée de peintre de mœurs, mais la Comédie humaine prend de plus en plus sa place historique. Elle représente une vie française qui n’est plus celle d’aujourd’hui. De cette peinture se dégage une philosophie sociale et politique qui est, elle, de tous les temps et que les contemporains ou ne remarquaient pas ou ne prenaient pas au sérieux. Sainte-Beuve, dans le bel article des « Lundis » qu’il consacrait à Balzac au lendemain de sa mort, n’y fait même pas allusion. Taine, qui admirait passionnément l’art du romancier, lui refuse toute portée quand il s’agit de doctrine. « Balzac, en politique comme ailleurs », affirmait-il, « a fait un roman. » Un critique catholique, Caro, à la même époque, c’est-à-dire au commencement du second Empire, ne jugeait pas moins dédaigneusement les théories de l’auteur des Parents pauvres. Cette façon de penser était également celle de Flaubert qui déclarait, après la lecture de la Correspondance, que les idées politiques et sociales de Balzac ne valaient même pas la peine d’être discutées. « Et il était catholique, légitimiste, propriétaire ! » s’exclamait-il, « un immense bonhomme, mais de second ordre. »

Nous assistons aujourd’hui à un revirement d’opinion dans l’élite intellectuelle, qui fait, au contraire, de Balzac, un des maîtres de la philosophie politique. L’école traditionaliste, que nous voyons grandir chaque jour, inscrit son nom à côté de celui de Bonald, de Le Play, de Taine lui-même. Vous trouverez sans cesse, dans les articles et les livres de ceux qui la composent, des phrases extraites du Médecin de campagne, du Curé de village, de la Préface générale, qui prouvent l’emprise posthume exercée par ce maître du roman sur la pensée sociale des générations nouvelles. Je voudrais marquer le processus qu’il semble avoir suivi pour arriver à ces conclusions qui déconcertaient Flaubert et tout son groupe, témoin Émile Zola, lequel écrivait de son côté : « Rien de plus étrange que ce soutien du pouvoir absolu, dont le talent est essentiellement démocratique et qui a écrit l’œuvre la plus révolutionnaire. »

II

Notons tout d’abord que le romancier qui fut si grand chez Balzac s’est greffé — si paradoxal que cela paraisse — sur un philosophe. Le Raphaël de Valentin, de la Peau de chagrin — un de ses tout premiers livres et si évidemment autobiographique — raconte en ces termes, qui ont l’accent d’une confession, l’histoire de sa pensée de jeune homme : « Toi seul admiras ma Théorie de la volonté, ce long ouvrage pour lequel j’avais appris l’anatomie, la physiologie. Cette œuvre, qui complétera les travaux de Mesmer, de Lavater, de Gall, de Bichat. » Le biologiste que Balzac souhaitait d’être comme son héros, devait s’intéresser passionnément aux travaux, alors dans leur première gloire, de Geoffroy Saint-Hilaire, et c’est aussi le savant dont il prétend relever — insistons-y — comme romancier. Il rappelle dans la préface générale de la Comédie humaine que le naturaliste aura « pour éternel honneur » d’avoir montré que « l’animal est un principe qui prend sa forme extérieure, ou mieux, les différences de sa forme, dans les milieux où il est appelé à se développer. Les espèces zoologiques résultent de ces différences. » Et il continue : « Pénétré de ce système, je vis que la société ressemble à la nature. Ne fait-elle pas de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés zoologiques ?… Il a donc existé, il existera de tout temps des espèces sociales comme il y a des espèces zoologiques. Les différences entre un soldat, un ouvrier, un administrateur, un oisif, un savant, un homme d’État, un commerçant, un marin, un poète, un pauvre, un prêtre, sont aussi considérables que celles qui distinguent le loup, le lion, l’âne, le corbeau, le requin, le veau marin, la brebis. » Du moment que cette conception est vraie — et pour Balzac elle a toute la valeur scientifique d’un constat — le problème politique se ramène à cette question : comment porter ces espèces sociales à leur plus haut degré de perfection, d’une part, et de l’autre, comment les harmoniser ?

La définition même qu’il nous donnait de leur origine indique la réponse de Balzac : créer et maintenir des milieux, telle est, pour lui, la condition première de santé d’une société. Par cette seule affirmation, il condamne toute l’œuvre de 1789. Cette simple formule : les « Droits de l’Homme », décèle pour lui l’erreur fondamentale de la philosophie du dix-huitième siècle qui faisait de l’individu le principe premier, la cellule génératrice du corps social. Pour qui considère que la valeur de l’individu est fonction d’un milieu, la véritable cellule sociale est d’abord le milieu immédiat où cet individu a grandi, c’est-à-dire la famille. Cette famille elle-même est fonction d’un milieu, infiniment complexe celui-là, car il est constitué par des conditions physiques d’abord, à savoir le sol où elle a grandi. Elle s’est formée dans un climat, sur un terrain, elle y a pris des habitudes héréditaires. En même temps, elle a dû s’adapter aux nécessités d’un métier, à certaines traditions. Derrière le milieu physique il y a donc un milieu moral et même intellectuel, qui commande son activité. Pour le diagnosticien qui veut devenir un thérapeute, la méthode consiste donc à dégager les conditions qui assurent à ces milieux leur meilleur rendement ; entendez par là leur bienfaisance d’abord pour l’individu, puis pour la cité.

III

Balzac, et cette conviction domine toute son œuvre, considère que la première de ces conditions est la durée.

La durée a, pour procédé essentiel, la coutume, laquelle est une action, non pas de l’homme, mais de la nature. Ce mot revient sans cesse sous la plume de Balzac. Ce n’est pas seulement à propos de la société qu’il le prononce. N’a-t-il pas fait dire à son d’Arthez, un de ses autres sosies : « Qu’est-ce que l’art ? C’est la nature commentée. » Et qu’entend-il par ce mot « nature » ? Le jeu des forces inconnues et inconscientes qui créent les mœurs et qui doivent être comprises comme une adaptation instinctive et irrésistible à des nécessités qui nous protègent en nous dépassant. Nous touchons ici à l’origine la plus profonde de ce monarchisme que lui reprochait Flaubert. Il voit, dans une famille royale et héréditaire, le plus puissant organe de durée que puisse avoir un pays. Poussant plus loin son analyse, il lui apparaît que la durée comporte une économie et un ménagement des forces vitales. Il croit reconnaître que, parmi les forces vitales, celle dont il est le plus dangereux d’abuser dans la vie privée comme dans la vie collective, est la pensée. Tout voisin de la Révolution, puisqu’il était né en 1799, il savait, par des témoignages directs, à quels excès destructeurs le vertige des idées peut entraîner une nation, par ailleurs policée. D’autre part, il était le témoin lui-même du trouble que la génération dont il faisait partie subissait par ce goût de la passion dont l’Enfant du siècle de Musset, Volupté de Sainte-Beuve, Mademoiselle de Maupin de Gautier, restent les monuments les plus significatifs. De là cette formule de la Préface générale : « Si la pensée, ou la passion qui comprend la pensée et le sentiment, est l’élément social, il est aussi l’élément destructeur de la société. » De là cette conclusion qui suit immédiatement la phrase que l’on vient de lire : « La pensée, principe des maux ou des biens, ne peut être préparée, domptée, dirigée que par la religion, et l’unique religion possible est le Christianisme. »

Comme on le voit, Balzac est catholique — car il déclare aussi que le catholicisme est la forme supérieure du christianisme. Il l’est en sa qualité de « docteur ès sciences sociales » comme il s’appelait lui-même. Il reconnaît dans le christianisme « un système complet de répression des tendances dépravées de l’homme et le plus grand élément d’ordre social ». En cela il se rapproche de Taine qui terminait ses Origines de la France contemporaine par cette déclaration : qu’à toute diminution du christianisme correspond une décadence dans les mœurs. « Les mœurs publiques et privées se dégradent… L’égoïsme brutal ou calculateur reprend l’ascendant, la cruauté et la sensualité s’étalent, la société devient un coupe-gorge ou un mauvais lieu. Il n’y a que le vieil Évangile pour nous retenir sur notre pente fatale, pour enrayer le glissement insensible par lequel incessamment et de tout son poids originel, notre race rétrograde vers ses bas-fonds. »

Il faut noter pourtant une différence profonde entre Taine et Balzac. Taine s’en tient presque uniquement au point de vue pragmatique, c’est-à-dire utilitaire. Il demeure un scientiste et qui considère que la Foi et la Science sont irréductibles l’une à l’autre. Balzac, le docteur ès sciences sociales, se double au contraire d’un mystique. Louis Lambert, Séraphita, Ursule Mirouet, le Curé de village, le Médecin de campagne, montrent que l’observateur ne se sépare pas en lui du croyant. Si Geoffroy Saint-Hilaire est un de ses guides dans son rapprochement des espèces sociales et des espèces zoologiques, Saint-Martin, le « philosophe inconnu », et Swedenborg, sont ses maîtres dans l’ordre spirituel. Il n’admet pas seulement, comme Taine, que la religion est bienfaisante, il estime qu’elle est la vérité profonde, essentielle, et qu’elle constitue le grand principe explicateur du réel. « J’écris » proclame-t-il « à la lueur de deux vérités éternelles, la religion et la monarchie, deux nécessités que les événements contemporains proclament et vers lesquelles tout écrivain de bon sens doit essayer de ramener notre pays. »

IV

Telle est la doctrine qui anime d’un bout à l’autre la Comédie humaine. De chacun de ses grands romans se dégage une des thèses que nous venons d’énumérer. Le Père Goriot, la Cousine Bette, le Ménage de garçon — je cite au hasard — racontent des drames dont la cause première est un manquement à la loi de la durée et de l’unité dans la famille. Le Médecin de campagne, le Curé de village, l’Envers de l’histoire contemporaine sont des apologies de la discipline religieuse. Les Illusions perdues nous montrent dans Lucien de Rubempré dans ses ambitions, sa corruption, sa chute, le péril du déracinement, c’est-à-dire de la rupture avec le milieu natal. La facture même du récit n’est qu’une mise en œuvre de cette théorie du milieu. Ainsi s’explique le soin que prend le romancier de nous décrire longuement les villes : Saumur pour le père Grandet ; Nemours et Sancerre pour Ursule Mirouet et la Muse du département, Issoudun pour Un Ménage de garçon. Les aspects de la maison, ceux de la campagne sont évoqués avec un détail que beaucoup de critiques ont reproché à l’artiste. Ces critiques n’ont pas vu qu’il n’y avait là qu’une application de la théorie du milieu, comme aussi dans la minutieuse évocation du passé des personnages non moins longuement étudiés et qui n’est, pour Balzac également, que le milieu ancestral. Par un détour qui semble paradoxal, ces préparations aboutissent au procédé qu’il faut appeler, en prenant ce mot dans son sens médical, celui de la « crise ». On a souvent remarqué que l’affabulation des romans balzaciens comporte presque toujours des événements d’une violence singulière. Rappelez-vous, dans le Père Goriot, l’arrestation de Vautrin, dans le Ménage de garçon, le duel de Philippe et de Max, le suicide d’Esther dans Splendeurs et misères, le crime de Tâcheron dans le Curé de village. Pour le romancier, ces épisodes sensationnels sont des explosions révélatrices. Ils décèlent la valeur des énergies ramassées dans les caractères. Une crise, l’étymologie nous l’apprend, est un jugement. « La maladie va être jugée », dirait Bianchon au chevet d’un malade. Pour Balzac, les effets ne sont que le développement significatif des causes. Une fois de plus nous constatons que le romancier continue d’être d’abord un philosophe. La littérature est certes à ses yeux une chronique, pour emprunter une expression habituelle à Stendhal et à Mérimée, mais c’est une chronique à idées. Son sens de la vie veut qu’il évite le danger de cette littérature-là : l’observation faussée en vue de devenir démonstrative. Balzac ne démontre pas, il conclut. Cette marche de l’esprit donne une autorité singulière à ce « tableau de la société, moulée sur le vif avec tout son bien et tout son mal », ce sont ses propres expressions. Cette note n’a pas d’autre but que d’indiquer le principe initial et la portée de ce tableau.

V. La « Restauration »3

I

Cette année 1930, en provoquant la célébration de trois centenaires : celui de la conquête de l’Algérie, celui des journées de Juillet, enfin celui du Romantisme, a ramené l’attention publique sur le régime dont cette conquête fut le dernier bienfait, ces trois journées le dernier malheur et ce mouvement littéraire une des gloires. Il a gardé, ce régime, un nom par lui-même très élogieux, « Restauration », dit le dictionnaire : « action de remettre en bon état ». On sait du reste qu’une légende longtemps propagée et qui dure encore, en fait au contraire, pour l’époque qui va de 1814 à 1830, le synonyme d’obscurantisme, de régression, de despotisme maladroit et d’avortement. Il semble que cet arrêt, vraiment trop sommaire, soit en voie d’être revisé, grâce à l’étude des hommes et des événements retardés de près par des historiens sans préjugés, lesquels ne se laissent plus duper par la rhétorique des passions de partis. M.Pierre de la Gorce, dans ses deux beaux livres sur Louis XVIII et son frère, nous a déjà enseigné à voir dans l’avant-dernier Bourbon un excellent serviteur de la France et dans Charles X, victime de quelques dangereuses erreurs de tactique intérieure, un très sagace manœuvrier de notre politique extérieure. Aujourd’hui, M. Marie de Roux nous apporte, dans un fort volume de près de cinq cents pages, un bien remarquable résumé de ces quinze années séculairement calomniées. M. de Roux est par profession un avocat et sa méthode réside essentiellement dans la constitution d’un dossier aussi complet que possible. Vous ne trouverez, dans ce livre, aucune dissertation doctrinale, aucun tableau dramatique, aucun portrait en haut-relief. Ce sont des faits, tous strictement contrôlés, et qui suscitent une conclusion d’autant plus impérative que l’auteur s’abstient de la commenter. Il la formule en quelques lignes très simples à la dernière page : « En 1830 un climat politique, intellectuel et moral a pris fin. Qu’il n’ait pas survécu à la chute de la Restauration c’est l’honneur de celle-ci autant que les désastres de l’Empire réparés, la paix maintenue, le crédit public fondé, l’Afrique ouverte à la France », et l’historien ajoute : « C’est la faute et la responsabilité de la Restauration de n’avoir pas su, avec sa propre durée, assurer la continuation de ses bienfaits. »

II

Le lecteur réfléchi est bien obligé de se demander devant ces deux phrases d’une évidence à la fois indiscutable et contradictoire : comment ce régime réparateur a-t-il pu réussir à ce degré une œuvre si difficile, celle de restituer sa grandeur à un pays qui venait de subir Waterloo et comment s’est-il trouvé incapable de durer ? A la première de ces questions la réponse est aisée. Le principe de la monarchie traditionnelle a suffi par sa seule vertu, au miracle de ce rétablissement. C’était l’ordre véritable succédant aux tumultes de 89, de 93, du Directoire et à la réorganisation artificielle de l’Empire. Le Roi aux Tuileries, c’était le chef héréditaire, reliant aux énergies du passé toutes les énergies du présent et assurant ainsi l’avenir. Une force de stabilité avait reparu après un quart de siècle d’improvisations toutes condamnées par l’épreuve du réel. Certes, Louis XVIII et Charles X, les deux représentants de l’antique lignée qui en mille ans firent la France, n’avaient pas le génie de Napoléon. Un intime sentiment de leur droit atavique les éclairait d’instinct sur la ligne à suivre pour que le pays jouât en Europe un rôle digne de son histoire, en même temps que le souci de l’intérêt national intimement lié à celui de la dynastie les incitait à gérer de leur mieux la fortune commune. De là ce redressement en face de la coalition que le Bourbon de 1815 avait devant lui, et que lui d’abord, puis son successeur parvinrent à paralyser. De là ces budgets aménagés avec une sagacité scrupuleuse et qui aboutirent à une amélioration de nos finances, si remarquable qu’elle est citée comme un exemple par tous les économistes.

C’est ici que se pose le second problème : par quel illogisme le pays a-t-il rejeté d’un geste si brusque— l’émeute de Juillet a duré trois jours, — un régime dont chacun pouvait, en chaque circonstance publique ou privée, constater la bienfaisance ? Attribuer cet effondrement de la monarchie aux ordonnances, c’est prendre l’occasion pour la cause. A lire leur texte, on demeure stupéfait de la disproportion entre le mécontentement qu’elles risquaient de provoquer et la catastrophe qui les suivit. Des modifications dans la loi électorale qui devaient laisser le peuple indifférent, quelques mesures restrictives sur une presse coupable d’avoir trahi les secrets de la préparation dans la guerre d’Alger, et les tirages très limités de cette presse intéressaient un très petit nombre de personnes. Les voilà pourtant ces tyranniques ordonnances ! On s’explique comment leur promoteur Polignac a pu dire plus tard en parlant d’elles : « Je ne prévoyais pas de résistance. » Mais la cause ou plutôt les causes ? Le livre de M. de Roux a cette grande portée de nous les montrer en action ces causes, les unes temporaires et qui tenaient à des circonstances aujourd’hui disparues, les autres si profondes qu’elles n’ont pas cessé de travailler la France. Encore aujourd’hui nous les voyons fonctionner et rendre difficile, sinon impossible, toute stabilité gouvernementale.

III

La plus connue de ces causes est celle que le préjugé courant résume par la célèbre et calomnieuse formule : « les fourgons de l’étranger ». Le malheur de la Restauration est d’avoir coïncidé en effet avec un désastre national auquel on l’a identifiée, tandis qu’au contraire elle a pu seule en suspendre et en corriger les conséquences. M. de Roux a été très heureusement inspiré en consacrant les tout premiers chapitres de son histoire à ce qu’il conviendrait d’appeler la préparation française de la Restauration, je veux dire l’effort pour créer un mouvement royaliste dans le pays, non pas avec l’aide des envahisseurs, mais contre eux. Parmi les puissances coalisées, laquelle songeait à l’exilé de Hartwell ? Aucune. Le tsar Alexandre pensait tour à tour pour rétablir l’ordre en France à Bernadotte ou à une République constitutionnelle. L’empereur d’Autriche, grand-père du Roi de Rome, devait nécessairement souhaiter une régence à laquelle eût présidé sa fille Marie-Louise. La Prusse, avide d’agrandissements sur le Rhin, ne se souciait guère d’un prince qui prétendait ne rien céder du territoire qui avait été celui de ses ancêtres avant 1789. L’Angleterre n’avait pas de candidat déclaré, mais elle était si hostile que Wellington à Toulouse interdisait les cris de « Vive le Roi ». Il fallut à tous ces coalisés se rendre bon gré, mal gré, à l’évidence d’une loi dont Rivarol a souvent rappelé la formule : « Res eodem modo conservantur quo generantur : — on ne conserve les choses qu’avec les éléments qui les ont engendrées. » La monarchie capétienne avait fait la France. Seule, elle pouvait l’empêcher de se défaire. L’honneur de Louis XVIIl est d’avoir affirmé cette nécessité avec constance et une dignité qui finirent par imposer sa reconnaissance aux vainqueurs de Leipzig et de Waterloo. Il est donc juste de dire que si la Restauration coïncide avec la victoire de l’étranger, elle s’accomplit contre lui. Mais comment un peuple, humilié par la défaite, n’eût-il pas gardé une secrète rancune contre le régime qui semblait en avoir profité ? Le retour de l’île d’Elbe avait encore exaspéré cette irritation par le désarroi national qu’il provoqua, et les deux étendards, le drapeau blanc et le drapeau tricolore, devinrent le symbole d’un conflit dont les journées de Juillet furent le funeste aboutissement.

Ce fut là, comme je l’ai dit, une des causes temporaires de la chute de la monarchie. Ni elle, ni les autres, comme le souci de garder les biens nationaux, par exemple, comme le mécontentement des officiers en demi-solde, n’auraient suffi si la constitution inaugurée par Louis XVIII sous le nom de Charte octroyée, n’avait porté en elle un germe de mort, que M. de Roux appelle dans un raccourci expressif : le gouvernement des partis. C’est là qu’il eût été équitable de dénoncer l’ingérance de l’étranger. L’imitation de l’Angleterre a mal servi nos hommes d’État. Ils n’ont pas vu qu’avec le caractère français, un système législatif qui donne à un Parlement l’initiative des lois doit produire nécessairement une anarchie dans l’opinion. Un résumé concis et très complet des sessions des deux Chambres à cette époque, que M. de Roux a intitulé « de Villèle à Polignac », nous initie au grandissement de cette anarchie. Ce ne sont que projets et contre-projets, combinaisons de couloirs et rivalités de groupes, d’où un appel constant à cette opinion et par suite une véritable guerre civile des esprits, encore exacerbée par les ferments de discorde qu’étaient les souvenirs toujours vivants de la Révolution et de l’Empire.

IV

Il est bien remarquable que ces discussions exposées en détail par M. de Roux portent presque toutes sur des théories. Il est visible que la dangereuse disposition d’esprit qui a déterminé l’égarement de 89, n’a été modifiée ni par les excès de la Terreur, ni par la tragique aventure napoléonienne. Dans les salons où se réunissaient les « philosophes » et leurs imprudents affiliés de l’aristocratie ou de la haute bourgeoisie, la mode était au dix-huitième siècle de reconstruire rationnellement la société, comme si cette société n’était pas un organisme vivant, difficile par suite à connaître dans sa vérité profonde et infiniment délicat à manier. Les parlementaires de la Restauration ne paraissent pas s’en douter davantage, et moins encore, s’il est possible, les journalistes qui les critiquent ou les soutiennent et le public que cette presse exalte ou déçoit. Le résultat de ces batailles d’idées était inévitable. L’autorité centrale ne pouvait pas tenir contre une critique incessante et multipliée sur tous les points. Elle le pouvait d’autant moins qu’elle n’avait plus, pour s’appuyer, ces grandes forces de permanence que sont les coutumes. Que Charles X ait pu partir pour l’exil après une révolte de trois jours comme Louis-Philippe devait faire dix-huit ans plus tard, et sans qu’il se produisît de toutes part, des révoltes spontanées dans les provinces, absolument satisfaites qu’elles étaient de l’un et de l’autre règne, quel signe effrayant d’une diminution de leur vitalité ! Les départements avaient tué ces provinces, comme la suppression des corporations avait tué la personnalité collective des métiers, et les lois sur les successions, la famille. La France issue de la Révolution présentait déjà ce caractère qu’elle a conservé, c’est une nation où il n’y a plus de « milieux », en prenant ce mot dans son sens social, celui des conditions fixes qui assurent le prolongement d’une activité héritée et continue. Sur ce dernier point Villèle essaya de réagir. Le mal était déjà trop profond. Quand en 1826 il proposa, sans grand enthousiasme d’ailleurs, une loi qui assurait la constitution de solides patrimoines en rendant facultatif le legs de la fortune familiale à l’aîné des enfants, il rencontra une résistance qu’il dut renoncer à vaincre. Ce qui distingue déjà toute cette époque, c’est une véritable maladie mentale que nous retrouverions dans la France contemporaine : une abolition du sens de la durée. Comment le roi qui, par définition, la représentait cette durée, aurait-il été considéré comme la pièce maîtresse de l’édifice national ?

V

M. de Roux a consacré un important chapitre de son histoire à réduire une autre légende, celle qui veut que l’excès du cléricalisme ait été un des principaux motifs de l’impopularité de la Restauration. « Le trône et l’autel », ces deux mots reviennent encore dans les polémiques rétrospectives. Leur union est légitime, si l’on entend par là que le roi, du moment qu’il avait la responsabilité du pays, ne pouvait pas ne point pratiquer la maxime que Balzac proclame avec tant de force dans sa Préface Générale : « Le christianisme », a-t-il écrit, « et surtout le catholicisme, étant le système complet de répression des tendances dépravées de l’homme, reste le plus grand élément d’ordre social. » Mais un simple fait montre combien la monarchie demeurait indépendante de toute pression religieuse : la signature du dévot Charles X apposée à deux ordonnances qui enlevaient aux Jésuites le droit d’enseigner, et il est à remarquer à quel degré l’influence de cet ordre était exagérée par ses ennemis. Il comptait en France 458 religieux avec deux résidences, 8 petits séminaires et collèges qui ne recrutaient pas 3 000 élèves. Qui ne voit, qui ne comprend, en lisant ces chiffres si modérés, que le fanatisme n’était ni du côté du trône, ni de celui de l’autel ! De nouveau l’esprit du dix-huitième siècle continuait son œuvre de destruction, sourdement, mais avec une violence et une persévérance dont les laïcistes d’aujourd’hui nous donnent de nouveau un exemple avoué.

On ferme le livre de M. Roux et on se rend compte des terribles difficultés que rencontrèrent Louis XVIII et Charles X. Qu’ils aient pu, dans ces conditions, faire l’œuvre qu’ils ont cependant faite — comparez la France de la conquête de l’Algérie à celle de 1815 — c’est la preuve, je le répète, qu’il y a dans le principe de la monarchie héréditaire une inégalable vertu. Mais il lui faut la collaboration du peuple et celle de l’élite intellectuelle. L’une et l’autre existaient en 1815. Elles ont fait défaut en 1830. Comment ne pas le regretter douloureusement, si nous considérons les orages que notre pays a subis durant ces cent années et ceux qui le menacent encore ?

VI. Le Père Léonce De Grandmaison4

I

Dans aucune époque la littérature biographique n’a été plus à la mode qu’aujourd’hui. Les « vies romancées », pour employer l’expression contemporaine, vont se multipliant. Ce nom seul indique assez que nous sommes là en présence d’une disposition d’esprit plus imaginative que réaliste. Dans ces « vies romancées » les anecdotes abondent cependant, et les documents empruntés à des mémoires ou bien écrits ou simplement parlés. Mais les anecdotes risquent toujours d’être faussées. Mérimée disait qu’il n’aimait qu’elles dans l’histoire : il indiquait du même coup son scepticisme sur l’histoire. L’anecdote, en effet, racontée par un intermédiaire indirect, comporte toujours un à peu près, et, transmise par un témoin, une de ces falsifications involontaires de la mémoire ou du langage qui exigeraient une rectification presque toujours impossible. Les documents non vérifiés sont dans le même cas. Il en résulte que la littérature biographique est d’autant plus significative qu’elle réduit à leur minimum ces anecdotes et ces témoignages et qu’elle s’applique surtout à peindre des états de l’âme. Aussi les ouvrages de ce type et qui font revivre réellement une personnalité dans l’intime de son être furent-ils toujours extrêmement rares, davantage encore avec la mode actuelle. Un des chefs-d’œuvre du genre reste certainement celui que le regretté René Bazin a consacré au Père de Foucauld. L’on peut ranger à côté et sur le même rang le livre qu’un des professeurs de l’Institut catholique, le Père Jules Lebreton, vient de consacrer à son ami le Père Léonce de Grand-maison.

Cet ancien directeur des Études, que nous avons perdu en 1927, fut une des figures les plus remarquables du monde religieux français. Le grand intérêt du livre du Père Lebreton est de nous initier à une existence spirituelle où les événements extérieurs ne furent presque rien en regard du développement intérieur. Nous nous trouvons en présence d’un mystique aussi épris des choses divines qu’a pu l’être l’auteur de l’Imitation. Ce qu’il y a de particulier, c’est que ce mysticisme n’isole pas celui qui en est possédé. Le Père de Grandmaison ne se sépare pas des problèmes de son temps. Il est à la fois très solitaire dans son existence personnelle, et très préoccupé des drames moraux qui peuvent se passer dans la conscience des hommes d’aujourd’hui. Son mysticisme ne fut donc pas uniquement contemplatif, il fut agissant. Cette action, le livre du Père Lebreton nous en montre les étapes, et cela, d’après des papiers qui n’étaient pas destinés à la publication et qui cependant n’ont rien d’un journal intime : genre dont le « narcissisme » est trop souvent une imposture involontaire. Ce sont ici des pages écrites pour servir : examens de conscience, projets de travaux, discussions de celui qui écrit avec soi-même, compte rendu du développement des œuvres commencées. Nous avons devant nous un témoignage direct de plus de cinquante années consacrées à Dieu, en contact avec quelques-uns des plus angoissants problèmes du siècle. On voudrait, à cette occasion, montrer comment a grandi, puis s’est développée cette âme d’un admirable chrétien, preuve vivante que le divorce ou l’accord entre le monde moderne et la foi relèvent essentiellement du domaine individuel.

II

Le Père Léonce de Grandmaison naquit au Mans, en 1868. Il appartenait à une famille terrienne, originaire de l’Angoumois. Elle était venue s’établir au Mans, conduite par son chef qui exerçait, lors de la naissance du Père Léonce, la profession d’avocat. C’étaient des gens d’une forte tradition catholique, dont un trait bien simple, mais bien significatif, marquera la scrupuleuse ferveur. Léonce vint au monde le 31 décembre. Quelques amis conseillèrent à l’avocat de dater, dans sa déclaration, la naissance de son fils du 1er janvier. Quelque vingt ans plus tard, le jeune homme, dans les concours, gagnerait ainsi une année. « Jamais », répondit M. de Grandmaison, « je ne consentirai à ce que le premier pas de mon fils dans la vie soit une démarche déloyale. » Et l’acte de naissance fut daté, en effet, du 31 décembre. Léonce était le septième enfant de cette famille. Il avait pour frère celui qui devint plus tard le général Louis de Grandmaison, tué près de Soissons en février 1915, et qui, frappé à mort sur une route, en allant visiter une tranchée, dit simplement à l’officier, élancé vers lui pour lui porter secours : « Restez avec moi, et récitons une prière… » et il commença le : « Je vous salue, Marie », qu’il récita jusqu’au bout, « … et à l’heure de notre mort », en ajoutant : « C’est pour le pays. »

Une des sœurs aînées entra au Carmel. Deux autres, devenues mères de famille, eurent elles-mêmes dix-neuf filles et fils, tandis qu’un autre frère, Henri, aujourd’hui ancien bâtonnier du barreau du Havre, avait huit enfants. Sur ces vingt-sept neveux ou nièces du Père Léonce, cinq prêtres, dont un missionnaire au Pérou, et quatre religieuses, achèvent d’attester l’intensité de vie religieuse dans ces foyers chrétiens.

Nous tenons ici — soulignons-le en y insistant — un des exemples les plus démonstratifs de cette grande loi du milieu, méconnue par la Révolution. Pour la philosophie du dix-huitième siècle, l’individu apparaissait comme existant par lui-même, et la Déclaration des droits décèle cette vision de la personnalité conçue comme indépendante des conditions où elle a grandi. C’est que la société française d’alors produisait une humanité si caractérisée qu’elle ne semblait pas conditionnée. Le fécond principe reconnu par Bonald, par Le Play, par Auguste Comte, que la famille représente la cellule sociale, échappait aussi bien aux élèves de Voltaire qu’à ceux de Rousseau. En réalité, le problème qui s’impose au législateur consiste à organiser des familles. Or les familles sont constituées, non point par les droits de l’individu, mais par une hérédité dont les habitudes se subordonnent elles-mêmes à la permanence du métier, des coutumes, et l’on peut aller jusqu’à dire avec Taine, de la race et du sol, — car le climat et les influences terriennes y ont leur part, — le tout se résumant dans une identité de mœurs et de croyances. Le père de Léonce de Grandmaison était si persuadé de cette importance du milieu, qu’ayant lui-même dû lutter, adolescent, pour sauvegarder sa foi dans l’atmosphère d’un lycée laïque, il disait énergiquement : « Je mettrais plutôt mes fils à labourer la terre ou à garder des moutons, que de les exposer à pareille épreuve. » Il les plaça donc dans un collège religieux, qui fut, d’ailleurs, frappé par les décrets de 1880. Quelques Pères y ayant repris leur place dans la direction, la vie pieuse du collège fut préservée.

II

Ce que fut Léonce de Grandmaison adolescent, nous en avons l’indice dans un texte écrit de sa main durant sa quatorzième année. Ce texte résume le règlement d’un groupe de camarades du même âge, qui s’appelait, par romantisme, la « Compagnie de la Hulotte ». Son but, dit ce règlement, est avant tout moral et religieux. Chaque compagnon est tenu de prendre part à l’union de prières pour l’Église et pour la France. Chacun priant pour tous ses frères doit compter qu’il profitera du concours de ces frères dans tous ses besoins particuliers. Une confiance totale, une amitié constante et absolue doit régner entre les compagnons. Léonce est l’âme de cette œuvre. Il a onze correspondants auxquels il écrit pendant ses vacances. Qu’elles sont riches en contrastes, ces vacances ! Elles se passent dans la campagne poitevine. La résolution d’entrer dans les ordres est déjà prise par le jeune homme, et cependant il se promène en lisant des livres qui ne sont pas tous édifiants. Il lit Corneille, il lit Racine, mais surtout les modernes. Il juge ceux-ci avec une lucidité singulière, admirant par-dessus tout, Musset, qu’il redoute : « Puisses-tu », écrit-il à un ami, « n’en pas tout lire, car j’ai des exemples, sous les yeux, terribles. » Et, aussitôt après, comme pour corriger ce dangereux enthousiasme : « Le plus grand poète français, c’est Bossuet. » Il fait de la musique. Il Ht du Feuillet et du Pierre Loti, et cet intellectuel étant aussi un sportif : « Je chasse à courre avec fureur », écrit-il. « Je suis resté neuf heures à cheval, la dernière fois. » On se rend compte qu’il y avait en lui un amour passionné de la littérature et de la vie.

Les vers qu’il rimait lui-même à cette époque témoignent que ces dons s’unissaient à la foi profonde. C’est à seize ans qu’il composait son Sursum corda, dont une simple Stance révèle toute l’inspiration :

… Quand la douleur t’étreint, sois heureux de souffrir : Il vit, et tu vivras si tu le suis. Adore,

Aime comme ton Maître et bénis qui t’abhorre.

Tu dis que c’est mourir. — Soit, et c’est plus encore, Mais quand on aime, enfant, c’est vivre que mourir.

Il devait, comme l’attestèrent plus tard ses articles des Études, garder jusqu’à la fin sa ferveur littéraire, en la subordonnant d’une manière systématique à la vie religieuse dans laquelle il entre en 1886, avant sa vingtième année. Le noviciat des Jésuites, expulsé d’Angers en 1880, s’était, en 1884, transporté à Slough, comté de Buckingham, dans le voisinage du collège d’Eton et du château de Windsor. C’est là que le Père de Grandmaison passa ses années de noviciat et de juvénat. Il quitta Slough pour Canterbury et Jersey, où il devait, pendant trois ans, faire ses études philosophiques. Il y demeura sept ans. Le poète était encore si vivant chez lui, qu’il écrivait à cette date un acte en vers, le Lendit, où il représentait la conversion de saint François-Xavier, puis, une œuvre de longue haleine, un poème encore, Jean, dont le héros, jeune gentilhomme poitevin, vient à Paris, perd la foi, la retrouve à la vue d’un crucifix, et finit par prendre part à la campagnede 1870.

Des notes spirituelles, recueillies par son biographe, nous montrent la lutte secrète engagée chez lui entre l’élan de ses facultés littéraires et l’idée sacerdotale qui, de plus en plus, le possédait. En 1892, pendant sa retraite, il écrivait : « Mon bon Jésus, glorifiez-vous et le reste importe peu ; toute mon ambition est d’être l’instrument de votre gloire. » Le devoir apostolique lui interdit d’abandonner le développement de son talent. Mais le souci de la gloire de Dieu lui défend, comme il le dit lui-même, de chercher le succès, « cette récompense humaine du travail. » Envoyé au Mans pour y être professeur de troisième, il devient l’animateur du collège Sainte-Croix, de ses confrères aussi bien que des élèves, et voici qu’il demande, comme une faveur d’En Haut, — l’enseignement de la troisième lui étant pénible, — qu’il lui soit accordé de continuer ce devoir, qui est un sacrifice, et de ne pas suivre ses élèves en seconde.

En 1895, rappelé à Jersey, il se prépare au sacerdoce en suivant, avec une attention scrupuleusement dirigée, tous les travaux de ce que l’on appelait alors les néo-chrétiens. « Cet apostolat auprès des jeunes gens », écrivait-il, « me tente beaucoup pour l’avenir. » Il rêve de conférences populaires. Laboremus dum dies est, voilà sa devise. Les premiers ouvrages de M. Loisy sur l’enseignement biblique lui font apercevoir l’importance des problèmes historiques. Il écrit, dans les Études, un exposé de la question dionysienne. De là dérive la nécessité pour lui de ne pas négliger l’histoire du dogme, sans toutefois lui sacrifier la théologie dogmatique. Cela mène le Père Léonce à une étude plus complète de la philosophie qui le conduit à prendre sa place dans la campagne antimoderniste. Mais, d’abord, il va devenir prêtre. Rien d’émouvant comme les pages où se raconte le grandissement de son ardeur mystique. « Faites, mon Dieu », dit-il dans une prière, « que j’aille jusqu’au bout dans le chemin de foi, d’obscurité, d’apostolat, où vous m’avez mis… » ; et, ailleurs, tenté par la vocation des missions, mais acceptant de rester en France pour obéir : « A force de parler aux autres et à moi de sacrifice, il est temps parfois d’y aller de tout soi-même. » Ne pouvant être missionnaire en Orient, il va le devenir en France. En 1908, il est envoyé à Paris comme directeur des Études. Il est pathétique, lorsqu’on a suivi son activité infatigable dans la direction de cette revue, de constater avec quelle anxiété il énumère les difficultés qu’il va rencontrer. Citons ce passage d’une éloquence pascalienne : « La principale difficulté prévue consiste dans le dégoût, l’atonie, la tristesse, en face d’une vie si différente de celle que j’aimais ici. Vie extérieure, agitée, où je serai très souvent obligé de faire ce que je ne voudrais pas, de ne pas faire ce que je voudrais… Cependant, le choix ne m’est pas laissé, il faut marcher. Dominus es, tuus sum ergo sers. »

IV

Il servit, en effet, et dans les Études, et dans les Recherches de Science religieuse, et dans les Nouvelles religieuses, et aussi dans les œuvres particulières, entre autres l’Association Saint-François-Xavier, fondée pour ce qu’il appelait « la purification par l’action », œuvre exclusivement féminine, enfin et surtout dans sa campagne d’emprise sur la jeunesse des écoles, en particulier sur les jeunes ingénieurs, élèves ou anciens élèves de l’École polytechnique ou de l’École centrale. Les discours cités par le Père Lebreton nous expliquent l’influence conquise par l’orateur sur ce public, restreint d’abord. — Ils étaient vingt-huit polytechniciens à prendre part, en 1912, à la retraite de Mours. — Puis, dès 1920, la retraite qui précédait l’entrée de l’École polytechnique comptait de soixante à soixante-dix retraitants sur des promotions de deux cent vingt-cinq à deux cent cinquante élèves.

Voici quelques sujets traités et qui donneront la mesure de l’autorité exercée par le directeur ; « L’autonomie de la personne humaine… » ; « Culte ou culture du moi… » ; « Dans quelle mesure sommes-nous libres au sein de l’Église ?… » ; « Peut-on rester indifférent en face des problèmes religieux ?… » Et il écrivait, en 1923, à l’un de ses correspondants : « Le 21 décembre, nous avions deux cent vingt et une présences à la journée de récollection spirituelle : cinq méditations et présences assidues, de 9 heures du matin à 6 heures du soir. » En 1925, moins de deux ans avant sa mort, il s’écriait : « O Altitudo ! Il faut en revenir là, et c’est ce que je disais, hier, dans une des conférences de la récollection des X. Les susdits X étaient deux cent soixante-quatre. Il y a là une des plus grandes forces, peut-être la mieux organisée, de notre France chrétienne de demain et après-demain… »

A sa mort, huit cent cinquante élèves ou anciens élèves des Écoles polytechnique et centrale offraient chacun une communion, un chapelet, d’autres un suffrage, pour le repos de l’âme de leur bienfaiteur spirituel. A cet apostolat il faut joindre celui de la Conférence Saint-Michel, fondée par des Sévriennes. Le programme des cours qui réunissaient chaque mois trente à trente-cinq de ces Sévriennes révèle l’unité des préoccupations du Père, tout entières fondées sur le désir de vivifier la vie mystique par les bonnes volontés pratiques, et de vivifier à leur tour ces volontés pratiques par a vie mystique.

Après la Conférence de l’après-midi, il restait une heure ou deux à commenter le sujet traité, répondant à toute question sur les problèmes de religion, de littérature, de morale, qui préoccupaient ses auditrices. Il ne se reposait de ce travail qu’en reprenant, dans son cabinet, les pages des deux volumes sur Jésus-Christ, parus depuis sa mort, où se résument ses longues recherches sur les témoignages historiques relatifs à la vie de Notre-Seigneur.

Ceux qui ont connu personnellement le Père de Grandmaison se rappellent avec quelle charité infatigable, malgré ses accablantes occupations, il recevait les visiteurs qui venaient dans sa chambre de la place Saint-François-Xavier le consulter, lui soumettre leurs inquiétudes morales, leurs efforts intellectuels. Le beau portrait placé en tête du livre du Père Lebreton conserve le regard de ses yeux, à la fois rayonnants de vie intérieure et d’attention réfléchie. On reste étonné, devant le détail de cette existence à la fois si intensément ascétique et si résolument active, que des personnalités pareilles puissent encore se produire dans une époque où il semble que le matérialisme ait tout envahi. Une telle biographie fait comprendre quelle vue superficielle représente cette apothéose du mécanisme proclamée ou déplorée par ceux qui n’aperçoivent pas la continuation du travail spirituel exercé sur les âmes et par les âmes dans le monde religieux.

Une coïncidence singulière veut que ce livre du Père Lebreton, sur un mystique croyant et agissant, ait paru presque en même temps que deux autres livres, dont un est bien différent, mais il mérite, lui aussi, d’être considéré comme un témoignage très significatif. Je veux parler du Journal intime de Maine de Biran et du remarquable ouvrage de M. René Dumesnil sur Gustave Flaubert. Nous avons là deux portraits psychologiques, qui, mis en regard de celui du Père Léonce, nous représentent deux âmes tourmentées de besoins mystiques. L’une, celle de Biran, est en marche vers la foi, mais n’y arrive que sur le soir de sa vie, à travers quel long et douloureux chemin ! « Alors Dieu », disait-il à l’approche de la vieillesse, en 1819, « le souverain Bien, sort comme des nuages. Notre âme le sent, le voit… En se tournant vers lui, elle s’appuie sur quelque chose qui reste et qui ne trompe pas. » Mais que ce lent progrès ressemble peu à la belle et forte certitude du Père Léonce ! Flaubert, lui, tel que les documents réunis par M. Dumesnil nous l’évoquent, fut un mystique également, et dévoré d’une fièvre d’idéal pareille, qu’il a, non pas satisfaite, disons trompée, dans son culte de l’Art. On peut l’appeler un mystique athée, et l’antithèse est saisissante de ses souffrances et de ses luttes avec les joies et la vigueur du mysticisme chrétien du Père de Grandmaison, qui avait rêvé lui aussi, dans sa jeunesse, de se dévouer au culte de l’art. Ce contraste des anxieuses années du Biran d’abord à demi sensualiste, puis l’esthéticisme insatisfait de Flaubert est par lui seul une double leçon d’apologétique. Le Père Léonce, qui avait tant aimé la littérature, eût, par modestie, souffert de ce rapprochement du simple prêtre qu’il voulut rester avec un grand philosophe et un grand artiste en prose ; mais n’en eût-il pas compris la portée, qui mériterait d’être étudiée dans un détail plus complet ? On n’a voulu ici que dégager quelques traits d’une noble figure intellectuelle et morale d’un si haut enseignement.

VII. Images

I

On a réuni sous le titre mélancolique d’Images, des pages recueillies parmi les ébauches d’œuvres laissées par Mme Elisabeth Sainte-Marie Perrin. Nous devions déjà, à cette digne fille de M. René Bazin, ces deux merveilles de sensibilité fine que tous les lettrés ont admirées : les Pèlerins d’Emmaüs et Quand le plaisir était fait d’illusion. Je dis mélancolique, ce mot d’Images évoquant l’idée d’une vision fugitive et qui va passer, et c’est bien aussi l’impression pénible qu’impose tout fragment posthume, cette relique d’un effort à qui la fatalité n’a pas permis de s’achever. C’est la pitié émue qui frémit dans ces quelques mots pathétiques du tendre Virgile : Pendent opera interrupta… Ils prennent un caractère plus poignant pour ceux qui gardent un souvenir personnel de l’écrivain dont la destinée a pour toujours immobilisé la main, surtout quand, jeune encore, son intime génie avait devant lui un avenir où nous imaginons qu’il eût donné sa pleine mesure.

L’art de Mme Sainte-Marie Perrin était déjà bien remarquable. Lisez simplement, au début de ce livre posthume, les quelque vingt-cinq pages, intitulées : Vocation. Récit lyonnais. C’est l’histoire du fils d’un négociant en soierie, seul survivant des enfants que cet homme, un M. Mercadier, a eus de sa femme, une fervente de Fourvières, tandis qu’il est, lui, un indifférent aux choses religieuses, très voisin de pactiser avec les anticléricaux de la ville. Ce fils, Fernand, arrivé aux environs de sa dix-huitième année, déclare qu’il veut être prêtre, à la plus grande joie de sa pieuse mère, à l’indignation de son père — le mot n’est pas trop fort — qui voit s’évanouir son espérance de laisser à un successeur de son nom la maison de commerce qu’il a fondée. Refus de consentement. Interdiction à Mme Mercadier et à Fernand d’aller même à la messe. Mais la vocation du jeune homme est profonde. Il obéit, dans ses actes, à la volonté paternelle. Puis la contrainte est trop forte. Il languit, tombe malade. Une appendicite se déclare, qui exige son transport dans une clinique. Opéré, son cas se complique. Il va mourir. Une seconde opération le sauvera peut-être. Comme son désir d’être prêtre s’exalte et le ronge, l’obstination du père cède enfin. Un renouveau de force revient au malade devant ce consentement. Il va guérir. « Vous savez », dit-il au chirurgien qui l’a soigné, « j’ai l’intention d’être prêtre. Toutes les messes de ma première année de prêtrise, je les dirai pour vous. » Et cette chronique familiale s’achève ainsi : « Le jeune homme est au séminaire des Missions étrangères, — le père gagne de l’argent, — sa femme prie sur les collines… Dans le grand brouillard argenté du matin, un remorqueur file en sifflant sur la Saône verte. »

II

J’ai tenu à citer ces quelques lignes parce qu’elles ramassent en elles les dons complexes de l’auteur. Cette fille d’un de nos meilleurs romanciers tient de son père la justesse pénétrante du trait, le goût de l’humble et quotidienne observation. Seulement, l’auteur de la Terre qui meurt l’applique, cette rare faculté, à sa contrée d’origine, son Anjou. Mme Sainte-Marie Perrin, transportée à Lyon par son mariage dès 1901, — elle était née en 1879, — n’a plus guère quitté cette laborieuse cité, si différente dans ses aspects et dans ses mœurs de cette « douceur angevine » dont s’enchantait du Bellay. Vous vous rappelez le sonnet : Heureux qui, comme Ulysse… et son dernier vers :

Et plus que l’air marin, la douceur angevine.

De là, chez la narratrice d’Une vocation et au cours de tout ce recueil : Images, un pathétique accent d’une nostalgie inconsciente et contenue qui la sensibilise davantage aux moindres impressions de son nouveau milieu. Elle en comprend l’énergie patiente. Le portrait de Mercadier, de ce « vendeur » professionnel, est tracé avec une précision, tout ensemble admirative et résistante, qui en fait un type aussi marqué que si le récit, au lieu de se condenser en un court morceau, se fût développé en un volume. Nous le voyons, avec ses épaules étroites, sa figure en pointe, son teint jauni, ses yeux « fureteurs et sans mystère », rasant les murs pour gagner son magasin de la populeuse rue de Griffon, et là, s’enchantant à regarder les piles des soieries : taffetas noir, satin noir, tramé. Il les manie pour les présenter à un client, d’un geste presque amoureux, tant la sensation de la texture émeut la fibre la plus secrète de ce marchand-né. « C’était », conclut la portraitiste « un rouage intime de la puissante machine lyonnaise. » Et l’Angevine ne peut se retenir d’évoquer ses compatriotes de là-bas, bien loin dans sa claire et lointaine province : « Il regardait ses piles de soieries noires avec le même bonheur qu’un cultivateur qui voit des campagnes grasses. » Ne la croyez pas injuste cependant. Derrière ce Lyonnais qui a d’un rouage, en effet, la routine et l’exactitude, elle distingue la longue suite des générations qui ont formé ce personnage, et la valeur sociale que représente ce fanatique de son métier. C’est bien le contraste entre cette lucidité impartiale de l’intelligence et cette sensitivité, toute voisine d’être morbide par le dépaysement, qui donne un accent si personnel à ces pages.

III

Lyon se retrouve encore dans trois autres beaux fragments du recueil, intitulés, l’un Brouillards et brumes, l’autre le Rhône, le dernier, le Décor. De nouveau, l’Angevine est comme déconcertée par le prestige puissant de ces paysages, si différents de ceux où son adolescence s’est épanouie. Écoutez-la gémir devant cette opaque atmosphère, couleur de chrome, qui s’infiltre entre la ville et les nuages : « Il n’y aura pas de jour !… Pas de jour ? En ai-je donc de trop dans la vie ? » Et, s’adressant à un passant imaginaire qui n’est autre qu’elle-même : « Fuis », s’écrie-t-elle, « réfugie-toi dans une chambre bien fermée et de tendre couleur, et le remède que tu préfères, tu le prendras, que ce soit le feu de bûches, un cœur ou des livres, ou ton violon. » Et voici qu’elle est, par réaction, presque reconnaissante à la ville sans lumière d’exalter ainsi en elle l’ardeur du songe. Elle sort cependant, et elle aperçoit, à travers la buée qui se fait moins épaisse, des silhouettes de bateaux sur la rivière qui mène à la mer libre : « Oh ! » s’écrie-t-elle. « Souvenirs des anciens départs ! Soif des voyages nouveaux ! » Et la poésie du Rhône lui apparaît. C’est le terme même dont elle se sert : « Quand je parle des poèmes que Lyon compose soi-même et que personne ne chante, le plus grand est celui du Rhône. » Elle vit maintenant de la vie du fleuve. Elle l’accompagne en pensée. Elle le voit dans son cours, si difficile avant Lyon, « tout combat et toute aventure », puis trouvant la Saône comme une épouse docile au rendez-vous et se précipitant vers la Provence. « Il sait la mer », s’écrie-t-elle, et son imagination continue d’accompagner ce Rhône sauvage et solennel. Il descend là-bas dans un grand silence et une grande paix, laissant derrière lui Fourvières « qui porte levé son temple comme une offrande ». Bonne catholique, elle salue dans l’antique basilique l’asile suprême où se rassemble tout ce qui monte de rêve de la cité « nombreuse et triste ». C’est le soir, les lumières des maisons s’allument, révélant ce que la contemplatrice définit, avec un frisson, la vie infatigable et assidue. Comment ne pas se souvenir encore de du Bellay et de son souhait d’une retraite au bord de « son Loire gaulois » dans le célèbre sonnet des Regrets. Ce que le poète exilé à Rome désire, c’est de rentrer, pour vieillir parmi les siens, dans la demeure héréditaire, en repos, « plein d’usage et raison ». Que nous voilà loin de la cité fiévreuse et dévorée, comme Mme Sainte-Marie Perrin appelle ce Lyon qu’elle admire — car elle en sent toute la force — et qui ne contente pas les aspirations déposées en elle par la lointaine province dont elle sort !

IV

Ainsi impressionnable, ainsi consciente des dessous spirituels de la réalité, quel ébranlement de son moi le plus intime ont dû émouvoir en elle les quatre années de la dernière guerre, quand elle-même, installée dans son foyer tranquille, commençait à développer ses facultés d’écrivain ! Je relève parmi les articles qu’elle avait publiés déjà avant 1914, des études sur l’Italie, sur l’Amérique, sur l’Irlande, sur Mme de Sévigné, sur M. Paul Claudel, sur Auguste Angellier. Cette variété des sujets atteste l’étendue de sa culture et les élans de sa curiosité. La guerre éclate, et la tragédie nationale va l’occuper uniquement. On trouvera dans le présent recueil quatre morceaux entre autres : l’Enfant parmi les soldats, la Nuit de la délivrance, Noël à Verdun, les Survivants, dont, l’éloquence et la simplicité font de petits chefs-d’œuvre. Aucune déclamation, mais un sens infaillible du détail significatif. Il faudrait ici tout citer. Je me bornerai à indiquer au lecteur le récit, dans la Nuit de Noël à Verdun, d’une communion militaire à la chapelle de la forteresse. Nous écoutons les souliers à clous résonner sur le ciment de la galerie. Nous voyons les hommes s’arrêter en file. Ils attendent la distribution des hosties, graves et fatigués dans leur capote usée, leur musette sur le dos, leur casque pendu à sa courroie, leur boîte à masque sous le bidon, et la vibrante artiste littéraire trouve ce trait magnifique pour mieux nous les évoquer : ces soldats chrétiens se profilent sur un grand tableau, retiré de la cathédrale pour être préservé et qui repose sur le sol. Il représente une adoration des mages, avec des personnages de grandeur nature. Entre les somptueuses étoffes des rois asiatiques s’intercale le bleu des uniformes. Ce nouveau cortège se mêle au cortège ancien, et quel commentaire poignant ajoute le témoin de cette scène si intensément symbolique ! « A la place des coffrets empierrés qui contiennent les essences, le soldat tient comme emblème d’hommage son casque gris et son masque contre les gaz. Seigneur qui voyez leurs cœurs, accueillez dans votre puissance les biens de ces pauvres, qui sont plus démunis que les bergers et qui viennent vers vous de plus loin que les mages ! »

J’en ai assez dit pour montrer l’intérêt de ce livre posthume et silhouetter le profil moral de la charmante disparue qui ne l’a même pas composé, car la seule unité de ces pages est celle de la noble et délicate nature qu’elles manifestent. Pourquoi la femme supérieurement douée qui nous a donné la Belle vie de sainte Colette de Corbie et celle de Pauline Jaricot n’a-t-elle pas écrit le grand roman, que, pour ma part, j’avais toujours espéré d’elle ? J’attribue ce retard, irréparable aujourd’hui, d’abord à cette secousse de la guerre qui, durant la période où son talent allait s’épanouir, l’a détournée des aventures et des émotions fictives. La tragique réalité lui a pris tout l’âme. Et puis ces facultés mêmes, dont ces Images décèlent le frémissement, n’étaient-elles pas un obstacle ? Je n’ai reçu d’elle aucune confidence, mais j’imagine qu’elle rêvait d’un Idéal d’art si haut à la fois et si délicat, qu’elle ne se jugeait pas capable de l’atteindre, et comme elle était étrangère à toute vanité, un aiguillon lui manquait, qu’il n’y a pas lieu de condamner puisque des écrivains de la valeur de Chateaubriand en ont été piqués, le désir du succès. Peut-être aussi, ayant très jeune perçu parmi les siens l’écho de la bataille littéraire, s’en exagérait-elle les âpretés. Quel que soit le motif qui a empêché qu’elle ne terminât un à tout le moins des romans qu’elle a pu concevoir, — on trouvera ici un fragment de l’un d’eux, — ce livre d’Images restera comme la révélation, pour ceux qui ont le goût et le sens des Lettres, d’un beau talent trop tôt brisé par une mort, de toutes manières cruellement prématurée.

VIII. Souvenirs sur M. Taine

A M. Pierre Brisson.

Vous me demandez, mon cher Pierre Brisson, de vous donner pour les lecteurs des Annales une page de souvenirs sur mon maître M. Taine, dont le centenaire sera célébré le mois prochain. Je viens d’écrire pour la Revue des Deux Mondes, qui lui fut chère, un essai où j’ai tenté de résumer les bienfaits intellectuels que ma génération doit à ce grand homme. Il me reste bien peu à dire de lui, après cela, car nos relations furent surtout et presque uniquement des relations d’idées. M.Taine était de l’école de Pascal, qui avait en horreur le mot « je ». Il ne parlait jamais de lui, non point, comme le janséniste, par un sentiment chrétien de l’indignité humaine, mais par la conviction que « l’individu Taine » — j’emploie son langage — n’avait d’autre intérêt que d’être un ouvrier de la pensée. Jamais il ne varia sur ce point. J’ouvre son premier livre, celui qu’il composait en 1852, à peine sorti de l’École Normale, et j’y trouve, à l’occasion de Royer-Collard, ces phrases bien significatives

« Je fais deux parts de moi-même : l’homme ordinaire qui boit, mange, fait ses affaires, et je mets cet homme à la porte. Qu’il ait des opinions, une conduite, des chapeaux et des gants comme le public, cela regarde le public. L’autre homme, à qui je permets l’accès de la philosophie, ne sait pas que ce public existe, … »

En lisant ces lignes, je me rappelle la formule humoristique et familière qu’il s’appliquait à lui-même, quand je le rencontrais, prenant un peu d’exercice le long des quais.

  • — « Je promène Azor », disait-il.

C’était sa personne physique qu’il désignait par ce sobriquet, où se résumait pittoresquement son parti pris d’une dualité dont ce même volume de jeunesse : les Philosophes classiques du dix-neuvième siècle en France, donne une autre formule, bien fière, celle-là, et, quand on l’a connu, bien pathétique : « Suivre sa vocation, chercher dans le grand champ de travail l’endroit où l’on peut être le plus utile, y creuser son sillon ou sa fosse, voilà la grande affaire. Le reste est indifférent. »

Celui qui professe une telle façon de sentir ne saurait être un personnage à anecdotes, et, cependant, la physionomie de M. Taine m’est aussi présente que si j’étais encore l’apprenti-écrivain de vingt-cinq ans qui s’acheminait avec dévotion vers la rue Bonaparte et l’École des Beaux-Arts pour assister au cours qu’y donnait, une fois par semaine, dans l’après-midi, l’auteur des Philosophes classiques. Il enseignait dans l’hémicycle dont le mur du fond fut décoré par Paul Delaroche. Théophile Gautier, dans sa préface aux Fleurs du Mal, a nommé la femme qui a servi de modèle au peintre.

« Il y avait là », dit-il en parlant de sa rencontre avec Baudelaire à l’hôtel Pimodan, « cette superbe Maryx, qui, toute jeune, a posé pour la Mignon d’Ary Scheffer, et, plus tard, pour la Gloire distribuant des couronnes. »

Mes amis et moi, nous nous répétions cette phrase, en attendant le professeur qui arrivait, tout simple, tout modeste. Sa physionomie de savant, sérieuse et grave derrière ses lunettes, n’avait certes rien de commun avec les deux bohémiens de génie dont ce rappel nous faisait associer les noms au sien. Il commençait de parler, sans gestes, d’une voix plutôt monotone, qui ne se permettait aucun éclat, aucun soulignement. Il vous apportait, sur le sujet à traiter devant vous, des faits contrôlés et des idées réfléchies. Il n’était en aucune manière un orateur, et j’imagine que l’éloquence lui répugnait comme un artifice peu conciliable avec cette vérité stricte dont il gardait la religion. Il était encore moins un acteur, je veux dire un calculateur, instinctif ou rusé, de l’effet à produire. Aussi ce cours n’avait-il rien de sensationnel, et les auditeurs étaient-ils peu nombreux. Il ne me semble pas qu’il en fût question dans les journaux d’alors, mais nous en sortions, nous autres : Amédée Pigeon, Élémir Bourges, Jules Laforgue plus tard, avec un respect encore grandi, et nous attendions M. Taine à son insu, pour le suivre longtemps du regard, sans oser jamais ni l’aborder ni même le saluer.

Tel il était derrière sa table de l’École des Beaux-Arts, tout encombrée de documents et de gravures, tel je le trouvai dans son cabinet de travail, quand il me fut donné de le connaître. Il venait d’être reçu à l’Académie française, et j’avais, à cette occasion, écrit sur lui un article dans le journal le Parlement, où je voisinais, sous la direction si intelligente de M. Jules Dietz, avec Édouard Rod, James Darmesteter, Bourges encore. Que de fantômes ! Le lendemain, avec quelle stupeur je trouvai, en rentrant chez moi, la carte cornée de M. Taine, venu lui-même pour remercier le jeune homme inconnu, dont il avait senti la pensée tout imprégnée de la sienne. Cette visite n’avait rien de commun avec les gestes diplomatiques d’un Hugo se recrutant des partisans dans les générations nouvelles par des politesses et des flatteries de grand aîné. Il avait cru discerner dans ce morceau d’un débutant des curiosités de culture et il venait me dire ce qu’il me dit quand je lui rendis cette visite dans son appartement d’alors, au numéro 28 de la rue Barbet-de-Jouy : « Il faut travailler », et il m’interrogea longuement sur les conditions de mon travail. Le décor autour de lui, dans cette maison d’un quartier un peu retiré, s’accordait avec l’impression que j’avais conservée de son cours. C’était celui d’une existence uniquement consacrée à son labeur d’écrivain, dans un milieu tout familial. Il était en train de poursuivre les recherches historiques dont les Origines de la France contemporaine, son œuvre maîtresse, sont le magnifique résultat. Ce jour-là, il me parla surtout de l’intérêt qu’offraient ses longues séances aux Archives. Une des très rares confidences qu’il se soit permises la plume à la main, celle qui termine la préface du premier volume des Origines, l’a dit presque dans les termes que je l’entendis employer ce jour-là :

« Avec de telles ressources [il veut parler des dossiers] , on devient presque le contemporain des hommes dont on fait l’histoire, et plus d’une fois, aux Archives, en suivant sur le papier jauni leurs vieilles écritures, j’étais tenté de leur parler tout haut. »

Plus tard, et comme il avançait dans sa tâche de clinicien social, il devait me faire, mais d’homme à homme, d’autres confidences. Il était tenté de désespérer de la France issue de la Révolution et de l’Empire.

  • — « Ma vie est bien triste », me disait-il. « Elle se passe à ausculter les cavernes d’un poitrinaire, et ce poitrinaire, c’est mon pays ! »

De la rue Barbet-de-Jouy, où je l’avais connu, M. Taine passa presque aussitôt boulevard Saint-Germain, dans un appartement dont les fenêtres donnaient sur Saint-Thomas-d’Aquin. Plus tard, il devait demeurer rue Cassette et ouvrir sa porte à un plus grand nombre de visiteurs, comme il arrive quand la gloire multiplie autour d’un maître vieillissant les relations et les hommages. Boulevard Saint-Germain, peu de personnes étaient admises à lui prendre un peu de ce temps dont il faisait, à cinquante ans, un aussi fervent usage qu’aux jours de sa jeunesse studieuse. Ses distractions étaient quelques dîners dont les convives avaient comme lui le goût passionné des idées. Ils s’appelaient Flaubert, Renan, Dumas, Boutmy, Cherbuliez, Gaston Paris. Ai-je besoin de dire avec quelle fièvre je m’y rendais, quand son indulgente amitié m’y conviait ? Entre toutes ces soirées, une m’est plus présente que les autres, celle où je rencontrai pour la première fois Tourgueniev. Je revois le « Moscove », comme l’appelait Flaubert, debout contre la cheminée et discutant sur l’art du roman. Je revois M. Taine l’écoutant avec ce respect si touchant d’un maître pour un autre maître. Tourgueniev nous parlait de Tolstoï, encore inconnu chez nous. Eugène-Melchior de Vogüé ne nous avait pas donné le Roman russe, et l’auteur de Pères et Enfants nous célébrait le génie de l’auteur de Guerre et Paix, si éloquemment, si finement ! Il nous disait l’art de Tolstoï pour choisir le détail évocateur, celui qui suggère tout un paysage. Ainsi, pour rendre perceptible le silence d’une nuit d’été au bord d’un fleuve, cette simple notation : « Une chauve-souris s’envole ; on entend le bruit que font, en se touchant, les pointes de ses ailes. » C’est également ce soir-là que ce même Tourgueniev développa cette théorie que le romancier doit, pour reproduire les groupes sociaux, créer des caractères de trois types.

  • — « Il faut », disait-il, « qu’il place au premier rang des personnages supérieurs qui incarnent le groupe dans une complète réussite, puis, au second rang, des personnages moyens qui représentent le groupe dans sa demi-réussite et, au troisième, des manqués qui en représentent les avortements. »

M. Taine m’a rappelé souvent cette conversation en me montrant dans Balzac la mise en œuvre de cette règle, au nom de laquelle il condamnait l’école naturaliste, quoique le chef de celle-ci, Émile Zola, prétendît relever de lui. « C’est un fils que je renie », s’amusait à répéter en riant M. Taine, bien qu’il reconnût les qualités de puissance de l’aquafortiste de l’Assommoir. Mais cette vision trop sommaire de l’humanité répugnait à sa fine et haute culture.

Il y avait aussi, chez lui, et c’est un trait essentiel de sa nature, un homme profondément, scrupuleusement moral, et le cynisme de certaines peintures le froissait, en dépit de sa propre doctrine. Intellectuellement, il était un déterministe intransigeant. La logique de son système aurait donc voulu qu’il considérât, ainsi qu’il l’a écrit un jour — la phrase a d’ailleurs été mal comprise — dans la vertu et dans le vice, « de simples produits comme le vitriol et comme le sucre ». Cette conséquence de sa philosophie, il ne l’a jamais admise.

Quoiqu’il ne m’ait fait, sur ce point le plus intime de son être, aucune confidence, il suffisait de le regarder vivre pour se rendre compte qu’il exerçait sur lui-même cette constante discipline qui fut celle des vieux stoïciens, de ce Marc-Aurèle, par exemple, qu’il admirait tant. « Sois droit ou redressé. » Cette maxime du sage empereur enveloppe à la fois l’affirmation de la règle la plus stricte et la négation de cette règle. Du moment que tous nos états intérieurs sont commandés par des nécessités inéluctables, à quelle faculté de notre âme s’adresse cet impératif catégorique ? Il a du sens si nous sommes libres, et il n’en a qu’à cette condition. Il suit de là que les mots de bien et de mal cessent d’avoir leur signification usuelle. On peut les traduire en appelant bien ce qui est utile au groupe humain dont nous faisons partie, et mal ce qui lui est nuisible ; mais, utiles ou nuisibles, les actes que nous commettons n’engagent en aucune façon notre responsabilité, puisqu’ils sont, totalement, absolument, déterminés par des causes dont nous ne sommes que les effets. Cette égalisation du vice et de la vertu devant la conscience ne pouvait que faire horreur au grand honnête homme qu’était M. Taine. Dans la lettre qu’il voulut bien m’écrire à l’occasion du Disciple, il a insisté sur « l’identité foncière de la responsabilité et du déterminisme » avec une énergie où j’ai cru, dès lors, distinguer une angoisse secrète. Il rappelle que dans les Origines de la France contemporaine, il a « toujours accolé la qualification morale à l’explication psychologique ». Il dit encore : « Dans les portraits des Jacobins, de Robespierre, de Bonaparte, mon analyse préalable est toujours rigoureusement déterministe et ma conclusion terminale rigoureusement judiciaire… » Il conclut : « Plus une école est déterministe, plus elle est rigoureuse en morale. »

Je me souviens d’avoir éprouvé, après la lecture de cette lettre, un poignant serrement de cœur à l’idée que ce livre avait touché dans ce maître si respecté, si aimé, une blessure cachée. Je lui répondis moi-même une lettre que je déchirai aussitôt, où, relevant cette dernière phrase : « Plus elle est rigoureuse en morale », je lui posais cette question : « Au nom de quoi ? » Il aurait repris sa plume pour me commenter un autre passage de sa propre lettre, et m’aurait répondu : « Mais au nom de la dette que chaque individu contracte en naissant envers la société. » Je lui aurais répondu à mon tour : « Où est-il écrit qu’il faut payer ses dettes ? Dans le Décalogue, lequel suppose que vous pouvez librement accepter ou refuser ce paiement. » Et de nouveau nous serions retombés sur ce problème de la liberté qu’il ne consentait pas à poser, l’ayant par avance résolu, scientifiquement, croyait-il. Mais dans sa vie personnelle, comme il s’appliquait à pratiquer tous les préceptes de ce Décalogue qui n’est que l’ordre d’un législateur souverain envers un sujet responsable ! Ce philosophe était d’abord l’homme du foyer. Il l’avait été comme fils. Il l’était comme époux et comme père. La rigueur de sa probité s’étendait, au-delà des affaires d’argent, à tous les actes de son existence.

J’en citerai un cas bien humble où je me trouve encore mêlé. En 1883, François Coppée se présentait à l’Académie. J’ai sous les yeux une longue lettre de M. Taine, datée de Menthon-Saint-Bernard, où il me demande de lui indiquer, dans les œuvres du poète avec lequel il me savait lié, les passages que je préférais et les motifs de cette préférence.

« Vous savez », m’écrivait-il, « que les anciens ont quelque peine à s’habituer à une métrique, à un vocabulaire, à des sujets et à des sentiments nouveaux, bref à ce que vous appelez l’école moderne. »

Quel noble et délicat scrupule chez cet aîné, pour qui la justice littéraire était, je répète le mot, une forme de la probité !

Si les stoïciens pratiquaient, comme M. Taine, cette paradoxale conciliation du fatalisme déterminisme avec les plus sévères exigences de moralité, ils avaient du moins un soutien dans un dilemme qui n’est pas sans analogie avec le célèbre pari de Pascal. « Ou il y a des Dieux », disait Marc-Aurèle parlant de la mort, au second livre de ses Pensées, « ou il n’y en a pas. S’il y en a, ce n’est pas une chose bien fâcheuse que de quitter le monde, car ils ne me feront aucun mal ; ou il n’y en a point, et qu’ai-je affaire de vivre sans providence et sans Dieu ? Mais il y a des Dieux et qui s’occupent des affaires humaines. »

Cette alternative, M. Taine ne paraît pas l’avoir, non pas acceptée, mais entrevue. Cette hypothèse d’une puissance consciente et bienfaisante, connaissant notre âme et lui réservant une récompense ou un châtiment d’après ses mérites ou ses démérites, il ne la discutait même pas. Mais cette mutilation — car c’en est une que de refuser tout sens humain à la vie humaine — le laissait désespéré. Il ne se le permettait pas non plus, ce désespoir, et il a toujours protesté contre la qualification de pessimiste. Mais que d’aveux on relèverait dans ses livres ! Ainsi cette page du Voyage en Italie, où, s’arrêtant sur la grande place de la vieille Pise, il se lamente devant tant de ruines : « Quel cimetière que l’histoire ! Que de palpitations humaines dont il ne reste d’autre trace qu’une forme imprimée dans un morceau de pierre ! » Il continue, dénonçant « l’indifférence du sourire du ciel pacifique », accusant « la cruauté de cette coupole lumineuse étendue tour à tour sur les générations qui tombent, comme le dais d’un enterrement banal ». Et, rentrant en lui-même, toujours sans dire « je », — mais l’accent est si douloureusement personnel qu’il est impossible de s’y tromper, — il s’écrie : « Quand l’homme a parcouru la moitié de sa carrière, qu’il compte ce qu’il a étouffé de ses ambitions, ce qu’il a arraché de ses espérances, et tous les morts qu’il porte enterrés dans son cœur, la magnificence et la dureté de la nature lui apparaissent ensemble. » Avec quelle mélancolie il note « le sourd sanglot de ces funérailles intérieures » ! Et voici qu’une image tragique lui apparaît comme le symbole de notre destinée, la Niobé de Florence, entourée de ses enfants qui tombent autour d’elle sous les traits d’archers invisibles : « Elle, cependant, froide et fixe, se redresse sans espérance et, les yeux levés au ciel, contemple avec admiration et avec horreur le nimbe éblouissant et mortuaire, les bras tendus, les flèches inévitables et l’implacable sérénité des dieux. »

J’ai souligné les mots les plus significatifs d’une phrase qui n’est que la transcription lyrique des durs conseils de Thomas Graindorge à son neveu :

« La condition naturelle d’un homme comme d’un animal, c’est d’être assommé ou de mourir de faim. »

Et encore :

« Il y a des lois immuables. Nous sommes parmi elles, pauvres êtres débiles, comme des mulots parmi des éléphants. Leur monstrueux galop rencontrera ton petit corps nu, soit quand tu mettras le nez dehors au soleil couchant, soit un matin que tu sortiras pour aller à la pâture. Plaise à la chance que, du premier coup, la patte s’appuie sur toute ta triste carcasse. A peine si tu la sentiras, c’est ce que je peux souhaiter de mieux à mes amis, à toi, à moi-même. »

Et pour finir :

« Le meilleur fruit de notre science est la résignation froide qui, pacifiant et préparant l’âme, réduit la souffrance à la douleur du corps. »

En recopiant ces amères sentences, une après-midi me remonte à la mémoire du fond des années. M.Taine venait de perdre sa mère et j’étais venu lui rendre visite dans l’appartement de l’avenue du Maine où il était descendu. Il me parla de la mort longuement. Puis, après un silence :

  • — « Nous sommes des arbres dans une forêt. Le bûcheron est là qui passe avec sa hache. Voilà un arbre de coupé. Demain, ce sera le tour d’un autre, moi par exemple, puis vous, et ainsi toujours. »

Cette vue sinistre était encore la sienne dans ses derniers jours. Un prélat avec lequel il entretenait des rapports courtois lui disait, presque à la veille de sa fin :

  • — « A côté de cette loi de nécessité dont vous avez tant parlé, monsieur Taine, n’apercevez-vous pas une autre loi, une loi d’amour ? »
  • — « Non », répondit-il. « Je me représente la nature comme une belle femme qui marche, vêtue d’une robe magnifique dont la traîne écrase des fourmis qu’elle ne regarde même pas. Je suis une de ces fourmis. Je vais être écrasé. »

Il parlait, il pensait ainsi, mais une nostalgie demeurait en lui dont il nous a laissé, à son insu, le témoignage le plus émouvant dans le chapitre premier du cinquième livre des Origines, intitulé l’Église. Là se trouvent ces lignes si souvent citées sur le christianisme :

« Il est encore, pour quatre cents millions de créatures humaines, la grande paire d’ailes indispensables pour soulever l’homme au-dessus de lui-même, au-dessus de sa vie rampante et de ses horizons bornés, pour le conduire à travers la patience, la résignation et l’espérance, jusqu’à la sérénité, pour l’emporter par-delà la tempérance, la pureté et la bonté jusqu’au dévouement et au sacrifice… Toujours et partout, depuis dix-huit cents ans, sitôt que ces ailes défaillent, ou qu’on les casse, les mœurs publiques et privées se dégradent. La société devient un coupe-gorge ou un mauvais lieu… »

Et à ces pages en succèdent d’autres, proclamant que « ni la raison philosophique, ni la culture artistique et littéraire, ni même l’honneur, aucun code, aucune administration, aucun gouvernement ne suffit à suppléer le vieil Évangile. » Mais sur quoi est-il fondé, cet Évangile ? Sur la conviction qu’il existe un Père céleste : « Pater noster qui es in cœlis… » et que ce Père a fait vers l’homme un geste d’amour révélateur en lui envoyant le

Christ. Si M. Taine n’avait pas senti un besoin passionné de le rencontrer, ce geste révélateur, d’y croire, à ce Père céleste, aurait-il éprouvé devant l’Église cette admiration si douloureuse dans son impuissance, car il est mort sans y avoir cédé ? L’esprit de système l’en a empêché. S’il avait vécu plus longtemps, serait-il arrivé à en triompher ? A cette question, il y a pourtant une réponse : la carte mortuaire de sa fille, qu’il a tant aimée et qui a fini si pieusement. Sur cette carte, les siens ont transcrit cette phrase mise par elle à la première page de son paroissien : « Béni soit celui qui posa l’espérance sur les tombes. »

Excusez, mon cher Pierre Brisson, le caractère bien philosophique et bien abstrait de cette lettre. Puisse-t-elle faire sentir à vos lecteurs de quelle vénération il convient d’entourer le souvenir du grand écrivain dont je m’honore d’avoir été l’élève et l’ami !

IX. Discours prononcé à l’inauguration du Monument de M. Taine

Vous savez tous, messieurs, quelle pieuse pensée nous a incités, nous, les fidèles de M. Taine, à choisir, pour élever un bien modeste monument à sa grande mémoire, ce coin retiré de Paris. C’est que ce petit jardin, comme abrité par le dôme des Invalides, se pare d’un arbre, celui-là même contre lequel est posée la stèle frappée à l’effigie de notre maître, qui fut le but favori de ses promenades méditatives, durant les dernières années de sa vie. Maurice Barrès a parlé dans son beau roman des Déracinés de ces pèlerinages, dont je fus quelquefois le compagnon, quand le hasard voulait que je rencontrasse l’auteur des Origines de la France contemporaine dans une des voies qui mènent à ce square, de la rue Cassette où il habitait. « Allons voir un être bien portant », me disait-il, et il me conduisait ici pour me montrer quand c’était le printemps, la verte poussée des feuilles sur cet arbre, et si c’était l’hiver, la solide tension des branches sous le vent glacé. Arrivé à cette place il se taisait, mais je n’avais besoin d’aucun commentaire pour deviner ses impressions. Celui que ses camarades d’École Normale appelaient « le grand bûcheron », sans démêler toute la signification de ce surnom, était né à Vouziers, et ce fils des Ardennes n’avait jamais cessé d’éprouver une secrète nostalgie des forêts ancestrales. Ayant lui-même tant vécu de la vie réfléchie et raisonnable, il aimait à reposer son esprit dans le spectacle de cette force inconsciente et réglée qui est la vie végétative. C’était l’époque où ses études sur la Révolution assombrissaient son esprit passionnément amoureux de l’ordre. « L’être bien portant » c’était cet arbre qui acceptait son terrain, le climat, l’atmosphère, sa « loi », — mot aussi profond qu’il est simple. La recherche de la loi, tout l’effort spirituel de Taine n’eut pas d’autre direction. C’est le sens qu’il faut donner à cette devise que vous pouvez lire gravée ici, en bas de son effigie, comme elle l’est à Menthon-Saint-Bernard sur son tombeau : « Veritatem unicè dilexit. » La vérité ! C’était pour lui, comme pour son maître Spinoza, l’accord complet de l’intelligence et de la réalité : « Adœquatio rei et intellectûs », est-il écrit dans l’Éthique. Cet accord complet, c’est la science expérimentale. Cette science épouse-t-elle tout entière la réalité ? Tels étaient ses progrès quand Taine entra dans la vie intellectuelle, si multiples et si fécondes ses découvertes, que cette question ne se posait même pas pour des adeptes comme lui. Cette science leur était une révélation. Aux dernières pages de son premier ouvrage, et parlant d’un de ses maîtres qu’il ne nomme pas, il le définit en une phrase que je n’ai jamais lue sans l’évoquer lui-même ; ce fut le programme de toute sa vie : « Suivre sa vocation, chercher dans le vaste champ du travail l’endroit où l’on peut être le plus utile, creuser son sillon ou sa fosse, voilà, selon lui, la grande affaire. Le reste est indifférent. »

Dès sa vingtième année, il lui sembla que sa vocation à lui, était l’application des méthodes scientifiques à la psychologie humaine, et c’est tout l’esprit de son œuvre, soit qu’il analyse tel ou tel écrivain, un Tite-Live, un La Fontaine, un Balzac, un Racine, soit qu’il applique la méthode à l’histoire de toute une littérature — celle de l’Angleterre — soit qu’il s’essaie à démêler la genèse d’une œuvre d’art, en Italie, aux Pays-Bas, en Grèce, soit enfin qu’il étudie dans les Origines de la France comtemporaine, la formation politique et sociale d’un État.

Quand on se dit que cette méthode scientifique conçue comme il la concevait, suppose une documentation minutieuse et indéfinie de petits faits vérifiés, on demeure étonné du labeur que représentent les quarante ans que Taine a pu consacrer à des recherches distribuées sur tant de sujets différents. Mais ce qui rend cet infatigable ouvrier de la pensée plus admirable encore, c’est l’attitude morale qu’il sut conserver jusqu’à la fin et dans la gloire. Tel ses camarades de jeunesse nous l’ont décrit, étranger à toute intrigue, insoucieux des honneurs, n’admettant son existence personnelle qu’en fonction de ses idées, tel ses jeunes amis, du nombre desquels je m’honore d’avoir été, ont pu le voir au déclin de sa vie, et ils ont vénéré en lui l’exemple accompli du grand écrivain qui ne connaît ni la réclame, ni les artifices de l’effet à produire et qui s’efface tout entier derrière sa besogne. Je ne crois pas que jamais il ait accordé à un journaliste une interview, ni qu’il se soit permis une confidence qui touchât à son existence intime. On compterait le nombre de fois qu’il a employé le mot je. Il rejoignait ainsi Pascal qui prétendait, la Logique de Port-Royal nous le révèle, « qu’un honnête homme doit éviter de se nommer et même de se servir des mots de je et moi. » Certains morceaux des livres de Taine, ainsi les émouvantes pages sur la Niobé de Florence dans son Voyage en Italie et celles sur Beethoven dans son Graindorge attestent qu’un génie lyrique frémissait en lui, qu’il a comprimé par scrupule. Il semble qu’il ait toujours défendu son intelligence contre sa sensibilité, comme il défendait son indépendance contre les tentations de la vogue et de la mode. De là cette irréprochable dignité de sa vie, si préservée, si renfermée. Quelle leçon, et qui explique l’autorité qu’exerce encore son souvenir, bien qu’il nous ait quittés depuis près d’un demi-siècle ! A cette minute même et devant ce monument, je ne peux m’empêcher de me demander s’il nous eût permis de l’honorer ainsi publiquement. Je crois l’entendre me dire : « Si j’ai valu quelque chose, c’est par mes livres. Ne vous occupez donc pas de l’individu Taine, mais de son œuvre. »

Et je lui répondrais : « Non, mon cher Maître, vos livres n’ont pas épuisé votre personne, cette personne les dépasse, ou plutôt elle y ajoute un enseignement que nous avons le droit et le devoir de reconnaître. Puisque nous sommes ici dans l’ombre de l’édifice consacré à l’honneur militaire, permettez-nous de saluer en vous le représentant de l’honneur littéraire et de vous appliquer un mot qui convient à l’un et à l’autre : le mérite des grands morts qui dorment à quelques pas d’ici est d’avoir servi ; le vôtre est également d’avoir servi avec toutes vos forces, avec tout votre être, et cet humble monument regardé par quelque jeune homme de lettres à l’aurore de sa vie, lui suggérera peut-être l’ambition de vous imiter. Si désireux que vous ayez pu être d’effacer l’individu Taine et de l’absorber dans votre œuvre, vous ne pouvez pas nous blâmer si nous désirons contribuer à ce que votre action se prolonge longtemps encore sous cette forme, la plus rare et la plus haute de toutes : l’Exemple. »

X. La Toscane5 Et Montluc

Ayant accepté d’écrire quelques pages sur un des coins que j’ai le plus aimés : la douce et fière Toscane, j’aurais voulu que les circonstances me permissent d’y retourner par la route suivie avec tant d’ardeur dans les jours de ma jeunesse : Marseille et Bastia, puis de Bastia le port de Livourne et tout de suite, Pise, Florence, Sienne enfin. Les impressions d’autrefois se seraient renouvelées et approfondies — j’en suis sûr — à ce contact, désiré depuis tant d’années. Empêché par les circonstances de reprendre ce pèlerinage, il me faut évoquer des images, bien présentes certes à mon regret, mais estompées, mais diminuées par la distance des jours. Les voici donc ces images. Elles ont du moins le mérite d’attester une fois de plus la vitalité de cette admirable province italienne, si riche d’histoire et d’art, que je n’ai jamais quittée autrefois, sans me répéter, au moment de franchir les Alpes, quand je rentrais par le nord, le vers divin de Cino de Pistoie :

L’Alpe passai con voce di dolore…

I

Puisque j’ai nommé cette Pistoie, qui fut la patrie du noble poète, ami de Selvaggia, je m’excuse, dans ces notes rétrospectives sur la Toscane, de mentionner seulement cette ville dont je n’ai pas oublié l’admirable dôme avec ses bas-reliefs des Della Robbia en terre cuite émaillée, non plus que le palais Pretorio avec l’étonnant distique gravé dans l’ancien tribunal :

Hic locus odit, amat, punit, conservat, honorat nequitiam, leges, crimina, jura, probos.

Je m’excuse aussi de mentionner seulement Lucques si intéressante par ses remparts, ses tours, sa via Fillungo, paradoxalement prolongée entre les boutiques dans le style du moyen âge et les vieux palais, et dans sa cathédrale les deux anges délicieux de Matteo Civitali. Mais Pistoie, mais Lucques, je les ai seulement traversées, au lieu que j’ai vécu des semaines à Pise, à Florence, à Sienne.

Quand mes yeux rencontrent dans un livre ces deux magiques syllabes : Toscane, ce sont toujours ces trois cités qui m’apparaissent : Pise avec la place où surgissent son dôme, son baptistère et sa tour penchée, Florence avec son palais vieux, sa loggia dei Lanzi et tous les chefs-d’œuvre de ses églises et de ses galeries, Sienne avec sa tour du Mangia qui domine sa grande place en forme de coquille où se court le Palio, tant de chefs-d’œuvre encore et cette porte sur laquelle est écrite la généreuse devise :

Cor tibi magis Sena pandit.

Mais n’est-ce pas toute l’histoire héroïque de la Toscane que symbolisent ces trois noms : Pise, Florence, Sienne ? Hélas ! Ils représentent aussi l’anarchie à laquelle fut en proie durant des siècles cette riche et pittoresque contrée, qui n’a trouvé son unité que bien tard et après quelles luttes, puisque Pise n’a été soumise à Florence qu’au début du quinzième siècle et Sienne au milieu du seizième ! Rencontrons-nous là un phénomène de psychologie raciale ? On est tenté de le supposer quand on apprend que la confédération que formait l’Étrurie au sixième siècle avant l’ère chrétienne, n’a pu durer faute d’unité. Je disais : hélas ! et avais-je raison ? Sans ces rivalités entre ces Républiques pourtant sœurs, la personnalité civique, intellectuelle et artistique de chacune se serait-elle développée comme elle a fait ? Ne faut-il pas reconnaître ici, comme tout le long de l’histoire d’ailleurs, ce tragique principe de la guerre féconde que Joseph de Maistre a si éloquemment affirmé ? Pascal y aurait vu un argument de plus à l’appui de sa thèse sur le monde de la chute, seule explication de lois étrangement inhumaines, semble-t-il. « Rien », écrivait-il en parlant du péché originel, « ne nous heurte plus durement que cette doctrine. Et cependant sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le nœud de notre condition prend ses retours et ses plis dans cet abîme… »

II

Quoique Pascal ne soit jamais venu dans cette taciturne et tragique Pise dont la vision est devant mon regard intérieur, à cette minute, est-ce une association d’idées fantaisiste qui vient de me faire écrire son nom ? Dans quel endroit d’Europe l’éloquent rêveur des Pensées aurait-il trouvé une image plus saisissante de cette thèse chère à son génie que, dans les choses humaines, la grandeur et la misère alternent sans cesse, qu’elles coexistent plutôt d’après une nécessité qu’il explique, lui, par une loi d’expiation, que les fatalistes purs, comme Spinoza, constatent mécaniquement si l’on peut dire. « La force par laquelle nous persévérons dans l’existence est bornée », est-il affirmé dans l’éthique, « et celle des puissances extérieures et hostiles la surpasse infiniment. » Combien elle fut magnifique et triomphante, cette Pise aujourd’hui déchue, la seule place du Dôme le révélerait au voyageur le plus ignorant, avec sa cathédrale de marbre dont la splendide façade étage ses rangées de nobles colonnes reliées par d’élégantes arcades, et tout à côté, surgit le baptistère, dont la coupole rappelle la tradition orientale, mais développée avec une puissance hardie qu’enjolivent — l’expression ne détonne-t-elle pas ici ? — des ornements de style gothique superposés à des arcs romains, et c’est, à côté, le campanile auquel son inclinaison a fait donner le nom de tour penchée, avec ses six étages à colonnettes supportant des arcs cintrés. La cathédrale fut commencée au début du onzième siècle. Les Pisans venaient de remporter une victoire navale près de Palerme sur les Sarrasins. Le baptistère date du douzième siècle ainsi que le campanile. C’était le temps où les flottes de la République lui donnaient la première place dans la Méditerranée. Elle conquérait les Baléares, la Corse, la Sardaigne. Puis vinrent les luttes avec les Génois et la défaite de la Méloria où vingt-neuf de ses galères sont prises et sept coulées. La paix qui suivit, en 1300, ouvre un siècle de guerres intestines dont le résultat fut un effort de mainmise par Florence sur sa voisine. Autre siècle de résistances, enfin brisées par un long siège qui marquera la sujétion définitive. Ces monuments survivent pour attester tant de triomphes abîmés dans une telle ruine !

La nature elle-même, par une correspondance mystérieuse, semble s’associer à cette histoire. Quand Pise dominait la côte, de la Spezia à Civita-Vecchia, elle avait un port qu’elle n’a plus. Les alluvions l’ont comblé. L’Arno qui roule son eau sablonneuse traverse maintenant une triste plaine déserte où d’autres monuments parlent aussi d’un passé à jamais aboli, telle cette basilique de San Piero a Grado dont le chevet roman est pareil à celui de mes chères églises auvergnates. La légende veut que saint Pierre ait abordé, le nom l’indique, sur la rive italienne. Maintenant la mer est loin. Les bois de San Rossore bornent là-bas l’horizon.

Quittons ce sanctuaire abandonné pour rentrer dans la ville en remontant l’Arno et y retrouver ces quais où Byron et Shelley se promenaient au commencement de l’autre siècle. Leurs fantômes s’encadrent pathétiquement dans ce décor, l’un dont le cadavre devait être brûlé par son ami sur une place toute voisine après sa fin tragique dans les flots, l’autre, cet ami, réservé à la mort dans ce Missolonghi que son yacht eût rencontré en suivant longtemps la côte. Le palais où habitait le poète-dandy, le Lanfranchi, aujourd’hui Toscanelli, que l’on attribua longtemps à Michel-Ange est toujours là, voisinant avec cet autre, le Lan-freducci, qui s’appelle alla Giornata, et portait autrefois — l’a-t-il encore ? — une chaîne symbolique au-dessus de sa porte, pour rappeler que son possesseur avait été esclave en Barbarie. Ils abondent, ces palais, sur ces quais et dans les rues qui mènent à la place : celui des Cavaliers, l’Agostini, le Trivaltelli. C’est une autre Pise qu’ils révèlent par leur opulence et leur raffinement, la Pise aristocratique et riche que les Médicis habitaient volontiers, après que Laurent eut eu la généreuse et sage idée d’y fonder une université.

Autre symbolisme pascalien : l’ordre de la pensée substitué à l’ordre de l’action, la défaite de la Méloria réparée par le triomphe scientifique de Galilée utilisant l’inclinaison de la tour penchée pour ses expériences sur les lois de la chute des corps. Pascal et lui, autre coïncidence, étaient contemporains. Celui-ci meurt en 1662, l’autre était mort en 1642. Pise ne sera pas, comme elle l’a rêvé, la capitale d’un empire méditerranéen. Elle devient une capitale de l’empire des idées. Ses architectes et ses sculpteurs avaient déjà commencé aux temps de ses triomphes, puis de ses revers, à lui préparer cette revanche. Notamment, Nicolas Pisano et son fils Giovanni — mais leur facture sévère et tragique ainsi le Jugement dernier et la chaire du baptistère, ainsi le frénétique Massacre des Innocents de celle de la cathédrale — décèlent l’angoisse de cette époque de transition où le citoyen saigne dans l’artiste, au lieu qu’au quinzième siècle Florence envoie à sa rivale domptée, ses créateurs de beauté sereine : son Andrea del Sarto, qui a laissé au Dôme ses deux admirables figures aux yeux brûlants et voilés, une Sainte Agnès et une Sainte Marguerite, son Ghirlandajo, dont le Saint Sébastien et le Saint Roch se voient aujourd’hui dans le couvent de San Francesco transformé en musée civique, Benozzo Gozzoli, en fin, le prestigieux décorateur du mur du nord du Campo Santo.

Ce cimetière de Pise fut fondé au douzième siècle par un archevêque qui fit venir de Palestine la terre qu’encadrent aujourd’hui les murs de la cour carrée commencée par Giovanni Pisano en 1278 et achevée en 1283, à la veille du désastre définitif. Sous les portiques, c’est un amoncellement de vases, de bustes, de statues, de tombeaux, d’architraves, de bas-reliefs, de sarcophages antiques, entre autres celui qui représente l’histoire d’Hippolyte et de Phèdre, dont Vasari affirme l’influence sur Nicolas Pisano. Des débris de cette sorte, on en trouve partout dans cette Italie où les couches de plusieurs civilisations se superposent, mais la gloire unique de ce Campo Santo de Pise, ce sont les fresques qui se développent le long des murs et, parmi elles, ce Triomphe de la mort, attribué longtemps à Orcagna, saisissante allégorie de la destinée humaine, où l’on voit à droite des dames et des seigneurs avec leurs faucons et leurs petits chiens, en train d’écouter de la musique, tandis que la Mort, d’un geste furieux, brandit sur eux l’implacable faux. Des mendiants l’implorent, à côté, cette Mort libératrice qui ne se retourne pas vers eux, et, sur la gauche, faisant pendant au premier groupe, des cavaliers et leurs compagnes, avec des montures somptueusement harnachées, s’arrêtent devant trois cercueils ouverts où gisent des cadavres décomposés. Au-dessus, d’invisibles ermites méditent et prient. Des démons hideux emportent des damnés vers les abîmes d’une montagne de feu. Des anges leur disputent quelques âmes qui seront sauvées. Cette terrible fresque détruit l’impression de toutes celles qui lui succèdent sur le mur du nord et sur celui de l’ouest. Mais voici que le mur du sud où sont représentées vingt-trois scènes de l’Ancien Testament, ravit les yeux par le contraste de leur animation heureuse avec cette évocation de désespoir et de misère. Le génie de Benozzo Gozzoli s’y développe dans sa liberté, pour nous raconter l’histoire de Noé, celle d’Abraham, de Jacob et d’Ésaü, de David, de Salomon. C’est la vie toscane qu’il a copiée avec une grâce délicieuse. Ce Noé ivre qui dort devant un portique à colonnettes, tandis que des femmes recueillent dans des paniers les raisins de sa vigne et qu’un vendangeur foule dans un cuvier le tas de grappes déjà ramassées, est-ce un patriarche biblique ? Non, mais un des propriétaires d’un de ces coteaux plantés de vignes qui s’étagent dans ces derniers contreforts des Apennins. Cette scène de bonheur rural, cette fête de la vie évoquée dans un cimetière, à quelques pas du Triomphe de la mort, n’est-ce pas encore comme un résumé de la destinée de Pise, et les habitants de cette étrange cité ne l’ont-ils pas compris, s’il est vrai qu’en 1748 et comme le grand peintre achevait son œuvre, ils lui donnèrent en signe d’admiration reconnaissante, le sarcophage où il repose maintenant dans l’enceinte ennoblie par ses visions de beauté ? Si ces Pisans du quinzième siècle pensaient ainsi, est-ce les méconnaître que d’avoir de leur pays la sensation qui inspirait au jeune homme que j’étais, quand je visitai ce Campo Santo pour la première fois, ces vers adressés à une amie malade et que je m’excuse de transcrire ici, mais ils correspondent si exactement au souvenir que je conserve et de ce cimetière et de la ville :

O femme qui te sens dépérir de langueur,
Choisis, pour endormir tes révoltes de cœur Dans un beau rêve d’art et de mélancolie,
Une vieille cité de la vieille Italie,
Près d’un fleuve indolent, glauque et comme lassé. Choisis-la glorieuse et pleine de passé
Mais n’ayant rien gardé de ses splendeurs antiques Qu’un plus vaste silence autour de ses portiques. Là, parmi les palais, les églises, les tours,
Témoins d’un fier destin aboli pour toujours,
Tu connaîtras le charme attirant de la tombe,
Et dans la douce paix du soir doré qui tombe,
La pâle mort viendra, d’un geste gracieux,
T’offrir son lis, ainsi que les tableaux pieux Nous montrent l’ange avec une branche fleurie,
Qui s’agenouille en terre et dit : Salut, Marie.

III

En feuilletant le cahier de vers anciens d’où j’ai détaché cette courte élégie pisane, je trouve une suite de stances à l’Arno, mais vu de Florence cette fois et non de Pise. L’antithèse d’inspiration entre les deux poèmes ne correspond-elle pas à l’antithèse qui existe entre les deux villes ? Je les transcris donc, ces stances, à titre de document. Elles ont ce mérite à tout le moins de traduire avec sincérité l’émotion intellectuelle provoquée chez un lettré français de la fin du dix-neuvième siècle par les souvenirs qui flottent autour des églises et des palais de la ville des Médicis

Comme tu coules lent et doux par ce doux soir, Amo, fleuve immortel, et ton glauque miroir Reflète les vieux ponts et leur arche hardie,
Les palais tour à tour et les clochers légers Et les balcons parés de sombres orangers,
Et le ciel du couchant avec son incendie.
Tes flots coulaient de même, oh ! voici bien longtemps, Quand je te saluai, je n’avais que vingt ans,
Pour la première fois et de quelle âme ardente !
Ton flot jaune roulait pour moi de la clarté,
N’avait-il pas aux jours anciens, reflété,
Le front du grand poète au cœur fier qui fut Dante ?
Là, Michel-Ange, en train de rêver à sa Nuit Était venu, devant ce flot qui va sans bruit,
Sentir combien pesante était sa destinée,
Là, Vinci, Masaccio, Sandro, Machiavel…
Tous ces grands morts passaient, pour moi, dans ce beau Et cette eau triste m’en semblait illuminée. [ciel
Ah ! voici bien longtemps. L’art était mon seul Dieu. Le rêve d’être grand me brûlait de son feu D’incarner l’Idéal dans des œuvres sublimes,
Et j’en venais chercher le secret sur tes bords,
Noble fleuve, et parmi les ombres de tes morts,
Dont ce dur Art a fait ses illustres victimes.
Ces rêves étaient ceux d’un enfant malheureux.
Je le sens, aujourd’hui que je tourne vers eux Ma tête, du milieu du chemin de la vie,
Et que, me souvenant de cet essor si fier,
Je me souviens aussi de quel réveil amer Cette espérance, haute et folle, fut suivie.
Ces rêves étaient fous. Je t’aime cependant,
Arno, d’avoir été leur muet confident.
Car si ce cœur vieilli vaut encor quelque chose,
C’est pour avoir battu de ce grand battement Tandis que je voyais passer ton flot dormant,
Par des soirs aussi doux et clairs que ce soir rose.

C’est en effet un conseil d’action intellectuelle et d’énergie qui se dégage de Florence, cette ville extraordinaire dont il faut se dire, quand on la regarde de San Miniato, avec son dôme construit par Frunelleschi, son campanile dessiné par Giotto, la tour de son Palais Vieux, et les clochers de ses églises, que les trésors les plus précieux de la peinture, de la sculpture et de l’architecture, sont enfermés là. Qu’un tremblement de terre abîmât dans un gouffre cette Florence qui n’est pourtant pas bien vieille, — car son histoire date vraiment du début du douzième siècle — et la civilisation latine, autant dire la civilisation tout court, aurait subi la plus irréparable des pertes. Les Apennins dont les lignes dentelées se dessinent là-bas, l’ont protégée des invasions du Nord. L’éloignement de la mer l’a préservée des ambitions impérialistes qui ont perdu Pise. D’autres montagnes la séparent de Sienne, dont le voisinage l’obligeait à se replier sur elle-même, et la splendeur de sa destinée vient de ce reploiement. Regardez les fresques où les maîtres du quinzième siècle, les Ghirlandajo et les Filippino Lippi nous représentent, sous des noms d’apôtres ou de martyrs, des bourgeois de leur république. Vous ne rencontrez que des visages avisés et volontaires, tous copiés évidemment d’après nature. Nous connaissons les règles que ces maîtres imposaient dans leurs ateliers aux débutants. Ceux-ci devaient pendant plusieurs années apprendre la technique matérielle de la fresque, puis étudier les procédés à employer pour peindre les draperies, les chevelures, les feuillages, les maisons. Le dessin vériste, pour employer un terme cher à la littérature italienne d’il y a cinquante ans, est une des caractéristiques de l’art florentin, et à comparer les personnages des fresques de Santa Maria Novella, par exemple, ou de la chapelle Brancacci, avec les événements de l’histoire locale, nous nous rendons compte que ce sont bien là les citoyens qui ont construit et habité les palais aux soubassements fortifiés, soutenu ces rudes guerres civiles, sans cesse renouvelées, entre Guelfes et Gibelins, ou Blancs et Noirs. A cette école, ils ont appris la politique et Machiavel est un des leurs. En même temps, ils se livraient au commerce, et leur finesse native faisait d’eux, quand ils arrivaient à la richesse, des protecteurs naturels des artistes qui bâtissaient et ornaient leurs demeures et leurs églises.

Ce que l’on constate aussitôt, à les traverser, ces églises, comme aussi les musées où sont exposés les innombrables chefs-d’œuvre exécutés depuis Giotto et le treizième siècle jusqu’à Christofano Allori, Carlo Dolci et le dix-septième, c’est que l’inspiration de l’art florentin fut presque toujours d’essence religieuse. J’ouvre un guide de Florence, celui même qui me servait dans mes voyages de jeune homme, et je relève les sujets de tableaux exposés dans cette salle de la Tribune, le sanctuaire du musée des Offices : une Sainte Famille par Al-fani, la Vierge au chardonneret par Raphaël, par Raphaël encore, un Saint Jean adolescent ; Job et Esaü, par Fra Bartholomeo ; la Vierge, Saint Jean-Baptiste et Saint Sébastien, par le Pérugin, une Sainte Famille par Michel-Ange, et tout de suite, dans la galerie consacrée à l’art toscan : un Sacrifice d’Abraham, par Jacopo da Empoli, un Saint Augustin de Botticelli, le Mariage et la Mort de la Vierge, par l’Angelico, une Sainte Famille d’Andrea del Sarto, une Adoration des Mages, de Léonard, de Ghirlandajo Saint Zenobius ressuscitant un mort, et du divin Andrea : la Vierge, Saint Jean et Saint François. Pourquoi continuer une énumération qu’il faudrait renouveler à l’occasion de toutes les églises ? Sculpteurs et peintres, le Ghiberti des portes du baptistère, le Giotto de Santa Croce, le Donatello du Campanile, le Fra Angelico de San Marco, le Della Robbia des Innocenti — et que cette liste dressée au hasard est courte ! — illustrent par le ciseau ou le pinceau des centaines de scènes prises à l’Écriture ou à la légende chrétienne, avec une égale ferveur.

Faut-il dire avec une égale piété ? L’aventure de Fra Filippo Lippi quittant son couvent puis enlevant Lucrecia Buti, une jeune novice qui lui servait de modèle pour une Madone, suffirait à prouver le contraire. Le goût de la vie, partout visible chez les artistes toscans, devait se rebeller sans cesse contre les sévérités du mysticisme. Un Fra Angelico, aussi passionné de dévotion que de peinture, est un exemplaire unique d’un état d’âme exceptionnel, mais ce choix constant de thèmes religieux a défendu les peintres les moins croyants contre le péril qui menace trop souvent les esthéticiens naturalistes, celui de verser dans les vulgarités du réalisme. D’avoir été baignés dans cette atmosphère de vénération qui se dégage de l’histoire sacrée, les a comme ennoblis. Il y a de l’élégance morale dans les finesses de leur facture, et cette même atmosphère, en les maintenant en contact avec les plus graves des idées, les a sauvés d’un autre danger auquel les exposait le tempérament nerveux de la race, le maniérisme. Quand le plus grand d’entre eux, Michel-Ange, a voulu, comme dans la nouvelle sacristie de Saint-Laurent, créer des images allégoriques, en dehors de toute donnée chrétienne, il nous suggère une sensation de la vie humaine, si sérieuse, si profonde, si tragique, qu’elle en est religieuse. A quoi peut songer ce Pensieroso du tombeau de Laurent de Médicis, effigie héroïsée de l’enseveli, sinon aux problèmes de la destinée ? Et cette Nuit du sarcophage de Julien, quelle vision fuit-elle dans ce sommeil si douloureusement contracté ? Le sculpteur l’a dit lui-même dans ces vers célèbres :

Grato m’è’l Sonno e più lesser di sasso.

Je m’excuse encore d’en transcrire ici la juvénile traduction :

Oui. Ce sommeil m’est doux et plus d’être de pierre…
Tant que durent ces jours de honte et de misère
Quel bonheur d’être aveugle et de n’entendre pas !…
Ne me réveille point, de grâce, parle bas…

Cette honte, cette misère, c’est l’abaissement moral du pays, plus encore que ses malheurs matériels que l’artiste déplore, avec une mélancolie révoltée, digne de la Bible et des prophètes. Certes Michel-Ange est unique, lui aussi, comme l’Angelico, mais un trait les distingue. L’Angelico est un solitaire sans analogie. En cela, il ressemble à l’auteur de l’Imitation. Michel-Ange est une limite, en prenant ce terme dans le sens des mathématiciens. A y regarder de près, l’art toscan s’est instinctivement toujours efforcé dans cette voie.

Pour le voyageur épris de beauté, Florence reste donc un incomparable lieu de pèlerinage où l’enchantement des yeux s’ennoblit toujours d’idéal, où le goût le plus raffiné s’allie à une virilité qu’il convient d’appeler civique. Cette ville est en effet dans tous les aspects de son génie et depuis les moindres bas-reliefs jusqu’à ces plus grandioses monuments, sa cathédrale, son Palais Vieux, son Pitti, le témoignage le plus éloquent d’une des grandes vérités sociales que le meilleur de l’homme lui vient du culte de la patrie, — terra patrum — répétait notre Fustel de Coulanges. — Plus ces pères nous sont voisins et présents, plus ce culte s’exalte et accroît sa bienfaisance. Le resserrement de Florence a fait d’elle un des chefs-d’œuvre de la nature politique, une réussite quasi sans pareille dans l’histoire moderne et qui la rapproche des cités antiques, Athènes et la Rome d’avant l’Empire, où l’unité des morts et des vivants donnait un caractère de personne à l’organisme collectif élaboré sur un tout petit coin de terre. Encore aujourd’hui, Florence le conserve, ce caractère irréductible. Il suffit de la comparer à la Rome actuelle ou à Paris pour le constater. Ces deux villes sont, certes, l’une bien italienne, l’autre bien française, mais elles sont aussi internationales. Florence, non. Elle accueille pourtant beaucoup d’étrangers. Seulement, — et c’est encore ici le cas de marquer la différence entre l’internationalisme et le cosmopolitisme, — ils viennent lui demander non pas de s’absorber en elle, mais apprendre d’elle à mieux servir leur propre pays. Car c’est cela le cosmopolitisme : s’enrichir sans altérer en soi le sens national. L’internationalisme, le nom seul l’indique, est précisément le contraire. C’est ce que les Anglais, ces éternels insulaires

Et penitus toto divisos orbe Britannos

disait déjà Virgile, ont merveilleusement compris et le motif pour lequel Florence joue un rôle si grand dans leur littérature. Dans les saisons que j’ai passées au bord de l’Arno, j’admirais ce respect de ces fervents d’outre-Manche et leur application à s’assimiler quelques-unes des leçons que les vieux Toscans ont inscrites dans toutes les pierres. Ils demeuraient très Anglais dans cette initiation florentine, et le monde florentin, lui, ne changeait pas. Les grands seigneurs russes abondaient à cette époque, dans les palais et les villas, fascinés, eux, par la nostalgie de la culture, si touchante dans les hautes classes des peuples récemment émergés de l’atmosphère primitive. Ces émigrants des steppes immenses et d’une société encore chaotique s’émerveillaient de cette citadelle de l’ordre latin où, nous autres Français, nous venions retrouver les plus pures qualités du commun héritage méditerranéen portées à un degré supérieur, et tous, Anglais, Russes, Français, quel conseil pratiquions-nous, sinon celui de l’héroïque Michel-Ange répondant à un cardinal qui lui demandait, le voyant se diriger sous la neige vers un monument d’autrefois : « Où vas-tu par un temps pareil ? — A l’école pour essayer d’apprendre quelque chose. »

IV

Ce sont des sentiments plus particuliers et tout autres qu’éprouve un Français qui, de Florence, arrive à Sienne, la ville la plus intacte de la Toscane, si pareille, au milieu de ses collines montagneuses, avec ses remparts, ses édifices aux fenêtres gothiques à colonnettes, ses rues étroites, son campo en forme de coquille, dont j’ai déjà parlé, son étonnante tour du Mangia et son solennel palais public, à la Sienne, où commandait, au nom de notre Henri II, pendant le siège de 1554, un des plus magnifiques hommes de guerre qu’ait eus notre pays, Blaise de Montluc. Un peu de notre gloire nationale demeure là, empreinte dans ces pierres qui remémorent un des héroïques épisodes de l’amitié franco-italienne. On ne saurait franchir la porte Camollia, suivre la via Cavour et arriver à ce campo, sans se rappeler le livre troisième des Commentaires du vieux maréchal, où il raconte comment, exténué de maladie et considéré comme mourant par les Siennois, il se décida, pour leur prouver qu’il n’avait rien perdu de ses forces, à se frotter le visage avec du vin grec et à se vêtir comme pour une fête. « Je me fis bailler », dit-il, « des chausses de velours cramoisi que j’avais apportées d’Alba, couvertes de passementeries d’or et fort découpées et bien faites, car au temps que je les avais fait faire, j’étais amoureux. » Il passe un pourpoint ajusté, une chemise de soie cramoisie brodée d’or, un hausse-col doré également, coiffe un chapeau de soie grise avec un grand cordon d’argent et des plumes d’aigrettes bien argentées, et le voilà dans la salle du conseil « où », dit-il encore, « il bravait plus que quatorze ». Et il ajoute : « Je n’eusse pas eu la puissance de tuer un poulet, car j’étais si faible que rien plus. » Là-dessus, il se met à haranguer les magistrats de la ville, dont il savait qu’ils désespéraient et parlaient de se rendre à l’assiégeant lequel était le marquis de Marignan, le lieutenant de Charles-Quint, à la tête d’une puissante armée d’Allemands et d’Espagnols. Quel discours, aussi éloquent dans sa rudesse militaire que les plus beaux de Tite-Live ! « Par quoi », conclut-il — et comment résister à transcrire ces sublimes paroles — « je vous prie que vous preniez tous ensemble une résolution telle que les vaillants hommes comme vous êtes doivent prendre, c’est de mourir les armes à la main plutôt que de laisser perdre votre souveraineté et liberté et de moi et de tous les colonels et capitaines que voilà », — il avait amené ses officiers avec lui. « Nous jurons Dieu que nous mourrons avec vous, comme nous vous en donnerons tout à l’heure l’assurance. Ce n’est pas pour notre bien ni pour acquérir des richesses, ce n’est pas pour nos aises, car vous voyez que nous pâtissons et de la faim et de la soif. Ce n’est donc que pour notre devoir, et pour nous acquitter du serment. Ils résolurent d’associer les dames de la ville à leur effort et les distribuent en trois bandes dont voici les costumes : « La première était conduite par la signora Forte-guerra, qui était vêtue de violet, et toutes celles qui la suivaient aussi, ayant son accoutrement à la façon d’une nymphe, court et montrant le brodequin. » La seconde bande, vêtue en satin incarnadin, avait à sa tête une dame Piccolomini. La troisième, en blanc, suivait une dame Livia Fausta. « Ces trois escadrons », c’est de nouveau Montluc qui parle, « étaient composés de trois mille dames, gentils femmes ou bourgeoises. Leurs armes étaient des pics, des pelles, des hottes et des fascines et en cet équipage firent leur montre et allèrent travailler aux fortifications… Elles avaient fait un chant à l’honneur de la France, lorsqu’elles allaient à ces fortifications. Je voudrais avoir donné le meilleur cheval que j’aye, et l’avoir, ce chant, pour le mettre ici. »

Un tel courage suppose une foi profonde dans la cause pour laquelle on se bat, on souffre, on meurt. Cette cause ici n’est pas une idée, c’est un sentiment, celui de la valeur que représente cette commune de Sienne, que ses habitants appellent Sena Vetus, la vieille Sienne, et dont une légende fait remonter l’origine à celle même de Rome. Dès le moyen âge n’avait-elle pas pour emblème la louve et les jumeaux ? En réalité, sa fondation daterait du premier siècle avant Jésus-Christ. Érigée en colonie romaine sous le régne d’Auguste, elle aurait été convertie au christianisme par saint Ansanus, dont la statue se dresse dans une des rues du centre de la ville, à la loggia della Mercanzia. Elle grandit, devient commune libre. Sous les Carolingiens, elle a ses comtés, puis ses évêques. Le voisinage de Florence crée entre les deux cités un antagonisme encore accru par la concurrence commerciale. Sienne se fait, dans l’Italie centrale, la citadelle du parti gibelin. La victoire de Montaperti, en 1260, marque l’apogée de sa gloire militaire. Puis les luttes civiles la ravagent, où se vérifie l’une des lois les plus constantes de l’histoire. Sa noblesse, pourtant toute mêlée à des affaires de banque et par conséquent si voisine des bourgeois, excite l’envie de ceux-ci qui s’unissent au peuple pour la renverser. Les bourgeois à leur tour deviennent l’objet de l’envie de ce même peuple, qui jette à bas cette oligarchie ploutocratique. L’anarchie succède, comme il arrive toujours, et le despotisme paraît l’unique remède. A la fin du quinzième siècle, Pandolfo Petruccio, appuyé maintenant sur le roi de France, est le maître. Ce drame intérieur s’était poursuivi pendant deux cents ans, parmi des conflits sans cesse renouvelés avec les Guelfes. La ville, ravagée par la peste, avait eu à lutter contre Charles IV, contre Jean-Galéas Visconti. Cette longue série d’aventures tragiques s’était accompagnée de changements sans cesse renouvelés dès sa constitution. Les vingt-quatre, les neuf, les douze l’avaient gouvernée tour à tour, et, détail qui la caractérise très particulièrement, elle était restée, malgré son passé gibelin, la grande agence bancaire du pape.

Imaginons le danger que représentait au douzième siècle, au treizième, au quatorzième, le transfert, à travers l’Italie du Nord, puis la France, des sommes d’argent que les Siennois devaient ainsi transporter sur les principaux marchés de l’Occident, notamment en Champagne et en Angleterre. Nous comprendrons que ce mélange de négoce et de courage ait produit des personnalités très fortes. Nous en retrouvons la trace dans les palais, encore si nombreux, construits par des familles opulentes, celles par exemple des Salimbeni, et des Saracini, des Tolomei, des Buonsignori et combien d’autres ! La brique, employée le plus souvent au lieu de la pierre, donne à ces constructions ce coloris chaud et sombre qui a fait surnommer Sienne, par quelques voyageurs, la ville rouge. Qu’ils soient romans, gothiques ou qu’ils annoncent la Renaissance, tous ces palais ont ce caractère commun de révéler à la fois un esprit guerrier et un goût raffiné de seigneurs riches. Ils révèlent aussi un génie d’architecture dont le chef-d’œuvre est la célèbre cathédrale, commencée sur le type roman, puis achevée dans le style gothique, avec sa façade de marbres multicolores si élégamment sculptée et à l’intérieur, sa chaire octogonale, exécutée par Nicolas Pisano. Les statues et les peintures y abondent, témoignant de la ferveur religieuse de la ville de sainte Catherine et de saint Bernardin ; et, splendeur unique, le pavé tout entier est en marbre blanc, avec des graffiti incrustés en marbre noir qui dessinent une suite de plus de trente tableaux figurant toutes sortes de scènes depuis le Roi David chantant des psaumes, jusqu’au Massacre des Innocents. L’Empereur Sigismond est représenté assis sur son trône. Puis ce sont les Sibylles avec des inscriptions latines qui rappellent les auteurs antiques qui en ont parlé : la Sibylle de l’Hellespont (Sibylla Hellespontica), née en Troade, et dont Héraclite écrit qu’elle vécut du temps de Cyrus, la Sibylle de l’Érythrée (Sibylla Erythrœa) « qu’Apollodore déclare avoir été sa concitoyenne » — la Sibylle de la Lybie (Sibylla Lybia) « dont se souvient Euripide ». Vraiment, les mots que j’ai entendu mon cher ami Henry James prononcer souvent : « l’inépuisable Italie » sont très exacts. Que de grands artistes s’y rencontrent sans cesse occupés à des travaux, si humbles, semble-t-il, comme ce pavement : Dominico di Nicolo, Domenico di Bartolo, Francesco di Giorgio, Antonio Federighi, Matteo di Giovanni, Pietro del Minella ; enfin Beccafumi, l’élève de ce Sodoma dont l’église San Domenico possède la merveilleuse fresque : la Sainte Catherine évanouie en recevant les stigmates.

Elle est bien remarquable aussi, cette église d’un si sévère style gothique, qui enferme également une Sainte Barbe entourée de saints et d’anges, par Matteo di Giovanni, très caractéristique de la peinture religieuse siennoise. Cette peinture se distingue de celle de Florence par une sévérité traditionnelle, qui l’apparente avec l’iconographie byzantine. La chose s’explique par le fait que les artistes de Sienne ont travaillé beaucoup à la décoration d’édifices construits pour des ordres monastiques. San Domenico était le sanctuaire des Dominicains, San Francesco celui des Franciscains et ainsi des autres. Recommencez l’épreuve essayée tout à l’heure à Florence. Ouvrez un guide quelconque, le plus sommaire, et lisez le détail des tableaux qui se rencontrent dans les moindres chapelles. C’est, dans le musée de l’œuvre du Dôme, des Saints de Lorenzetti, une Transfiguration de Girolamo Genga, la Majesté de Duccio di Buoninsegna, à San Giovanni des sculptures et des bas-reliefs de Jacopo della Quercia et Donatello di Ghiberti illustrant uniquement des scènes pieuses : une Arrestation de saint Jean-Baptiste, un Banquet d’Hérode, un Zacharie chassé du temple. Vous entrez à l’église des Servi di Maria ; voici un Massacre des Saints Innocents de Matteo di Giovanni, une Vierge du Peuple, de Lippo Memmi. Mais c’est le musée qu’il faut visiter pour avoir l’impression de la profonde unité de cette école de peinture, si émouvante pour ceux qui, comme moi, pensent avec Goethe que « le chef-d’œuvre de l’homme est de durer ». Le fondateur de l’école est ce Duccio dont je citais le nom tout à l’heure, puis vinrent

Ugolino da Siena, Simone Martini qui a travaillé en Avignon et qui fut l’ami de Pétrarque ; Lippo Memmi, Pietro et Ambrogio Lorenzetti. De ce dernier sont conservées au palais municipal deux fresques : Le Mauvais et le Bon Gouvernement. Ces peintures allégoriques sont encore traitées dans la manière religieuse. Dans le haut de celle qui symbolise le Bon Gouvernement, quelles sont ces figures ailées ? La Foi, l’Espérance et la Charité. Des deux côtés du prince assis sur son trône, siègent des vertus : la Magnanimité, la Tempérance, la Justice, le Courage, la Prudence, et des citoyens défilent dans une véritable procession, tenus par un lien qui se rattache à la main du chef. Faut-il continuer l’énumération des peintures et nommer Francesco di Gorgio, Neroccio Cazarelli, Bernardino Fungai ? Si différents soient-ils, leur idéal et leur facture les classent dans une même lignée, où la grâce un peu raide des visages, la douceur pieuse des regards, le sérieux à demi conventionnel des attitudes prennent, pour qui s’est habitué à l’originalité de cette école, un charme inoubliable.

A ce traditionalisme purement catholique de l’art siennois, qui se distingue sur ce point de la religiosité florentine, on peut discerner bien des causes. J’en ai indiqué une : la multiplicité des églises fondées par les moines, ceux-ci d’autant plus nombreux que les relations bancaires de la république et de la papauté se resserraient et se prolongeaient. Mais la vraie cause est la force de sentiment religieux chez les concitoyens de sainte Catherine. Nous en avons un témoignage saisissant dans les préparatifs de la victoire de Montaperti, quand les Florentins— c’était au mois d’août 1260 — s’avançaient en armes par la vallée de l’Arbia, presque aux portes de la ville et qu’ils envoyaient aux Siennois une sommation d’avoir à démanteler leurs remparts. Ils devaient en outre autoriser l’ouverture de plusieurs brèches qui permissent l’entrée de l’ennemi à sa convenance. Enfin, Florence aurait le droit de bâtir une forteresse à Camporegio où elle tiendrait garnison. Sienne était alors sous le régime des Ventiquattro. Ceux-ci refusent. Ils renvoient les délégués avec cette simple et fière réponse : « Nous vous ordonnons de partir et de dire à vos chefs que nous leur répondrons face à face. » C’est la bataille inévitable et imminente. Comment la défense s’organise-t-elle ? Un dictateur est nommé d’abord, à la manière romaine, le syndic Buonaguida Lucari. Cette élection a lieu aux sons des cloches de la cathédrale où une procession se déroule pieds nus pour implorer Dieu et la Vierge, protectrice particulière de la ville. Le syndic s’y rend à son tour, pieds nus, lui aussi, en chemise. Une foule le suit, implorant la Madone. Il entre dans l’église. L’évêque et lui s’agenouillent devant l’autel de Marie, à laquelle le magistrat déclare consacrer la ville. Et quand, le lendemain, les milices furent parties, l’évêque, ses prêtres et les religieux recommencent, accompagnés des citoyens trop âgés pour porter les armes, une procession qui va d’église en église en chantant des litanies.

Telles sont les conditions dans lesquelles partait, par un beau jour d’été, le carroccio de Sienne, ce chariot de guerre, traîné par des bœufs et au centre duquel se dressait un autel surmonté par l’étendard de la ville, attaché lui-même à un mât : l’antenna. Des prêtres y célébraient des offices pendant le combat. L’antenna de Montaperti se voit encore à la cathédrale. Ne cherchons pas ailleurs le principe du développement de l’art siennois : il est dans cette disposition des esprits et des cœurs qui ne séparaient pas la Patrie et l’Église, dans ce civisme dévot qui répugne aux innovations, et c’est sa limite, — mais il double le présent, et c’est sa force, de toutes les volontés et de tous les enseignements du passé…

V

Comment, lorsqu’on est à Sienne, ne fût-ce qu’en souvenir, ne pas pousser jusqu’à San Gimignano « aux belles tours » où se voit, dans la chapelle de Santa Fina à la Collégiale, une fresque sublime de Ghirlandajo ? Comment ne pas retourner au cher couvent du Monte Oliveto où je parcourais la galerie du cloître inférieur — comme c’est loin ! — guidé par ce vénérable abbé de Negro dont tous les voyageurs d’il y a quarante ans, qui sont venus là, se rappellent la sainte figure ! Il me montrait les peintures de Signorelli sur les épisodes légendaires de la vie de saint Benoît et celles de Sodoma. Mais j’ai dit que je ne parlerais que des trois grandes villes où se manifeste le mieux le génie de cette extraordinaire province qui va de Lucques et de Pistoie au nord, jusqu’à l’Ombrone au sud et au lac de Bolsène. Mais elle est trop riche en œuvres d’art, trop baignée d’histoire et d’idées, et à elle en particulier peut s’appliquer l’épithète qu’en effet suggère partout l’Italie : l’inépuisable Toscane. Puissent ces pages griffonnées de souvenir n’être pas trop indignes d’elle ! C’est le vœu d’un vieil écrivain français pour qui elle demeure une seconde et lointaine patrie.

XI. Octave Feuillet

Je viens, à l’occasion du centenaire de la Revue, de relire les livres d’Octave Feuillet, avec la crainte, je l’avoue, de ne plus retrouver l’émotion qui nous prenait, mes camarades et moi, à suivre, voilà tantôt un demi-siècle, dans cette même Revue, les aventures sentimentales de Julia de Trécœur ou les audacieux paradoxes de Monsieur de Camors. Ces désillusions sont fréquentes, et deux fois pénibles. Elles nous prouvent trop que nous n’avons plus les puissances d’enthousiasme de notre jeunesse, en même temps qu’elles portent atteinte à des souvenirs où nous ne pourrons plus nous attarder aussi complaisamment. Mais quelle joie intellectuelle quand ces livres, repris avec défiance, nous procurent, au contraire, un renouveau d’intérêt et nous donnent la sensation que nous ne nous étions pas trompés ! Ç’a été le cas pour moi, avec Feuillet, en particulier pour les deux récits auxquels j’ai fait aussitôt allusion, et qui ramassent en eux le meilleur du génie de ce remarquable écrivain.

I

Je voudrais, ici, puisque la date y invite, non pas dessiner de lui un portrait dont je n’ai pas tous les éléments, mais dire quelle place supérieure il me paraît occuper dans la littérature de notre dix-neuvième siècle, le caractère original de sa technique, et suggérer, à ce propos, quelques hypothèses sur cet art du roman si riche, de nos jours, en œuvres certes inégales ; mais leur abondance même démontre que cette forme correspond à des besoins profonds de l’intelligence et de la sensibilité de notre époque.

En était-il de même quand Octave Feuillet commençait d’écrire, aux environs de 1850 ? En dépit des grands noms de Balzac et de George Sand, il est visible que, sous la monarchie de Juillet, le roman cherche sa voie. L’immense succès des feuilletons signés par Dumas, par Eugène Sue, par Frédéric Soulié l’indique assez : les romanciers d’alors ont surtout l’ambition d’être des amuseurs, et Balzac lui-même, dans Splendeurs et Misères des courtisanes, dans la Dernière incarnation de Vautrin, dans Une ténébreuse affaire, cherche à rivaliser en invention dramatique avec les fournisseurs du rez-de-chaussée des journaux. Certes, il ne perd pas de vue son programme de chroniqueur social, si fermement posé dans sa Préface générale, mais il essaie de l’accommoder au goût du temps pour les péripéties sensationnelles de Monte-Cristo ou du Juif errant. Ces romans-hybrides, si l’on peut employer ce mot, sont des témoins très intéressants d’un conflit plus aigu chez l’auteur de la Comédie humaine, mais qui ne lui était point particulier. Ce n’était rien de moins qu’un des épisodes de l’invasion de la Science dans la Littérature.

Pour bien situer la position intellectuelle des écrivains de cette seconde moitié du dix-neuvième siècle, il faut comprendre qu’ils ont tous, — le sachant comme Flaubert et Taine, l’ignorant comme Baudelaire et Feuillet, — respiré l’atmosphère de laboratoire dont s’enivrait le Renan de l’Avenir de la Science. Avec un Leconte de Lisle et un Sully-Prudhomme, la poésie se fait systématiquement érudite et psychologique. Avec Dumas fils, Augier et Barrière, le théâtre substitue à l’élan passionnel du romantisme un constat volontiers brutal des appétits et des intérêts. Avec Flaubert, avec les frères de Goncourt, le roman, lui, tend de plus en plus à devenir un chapitre de l’histoire des mœurs. Le perspicace Sainte-Beuve ne s’y trompait pas, quand il terminait son article sur Madame Bovary par ce cri si souvent rappelé tant il était prophétique : « Anatomistes et physiologistes, je vous retrouve partout. »

Feuillet eût été certes fort étonné, je le répète, tout comme son condisciple de Louis-le-Grand, Baudelaire, si on lui avait dit qu’il se rattachait, lui qui professait l’esthétique de l’idéalisme, à un mouvement dont les théoriciens se qualifiaient eux-mêmes de réalistes. Et cependant les faits sont là. Pour qui veut se renseigner sur la sensibilité profonde des intellectuels du second Empire, les Fleurs du Mal restent un document presque unique, et quand un Taine de l’avenir voudra reconstituer la société élégante de cette même période, ses façons de penser et de réagir, ce sont les romans de Feuillet qu’il devra consulter.

Flaubert, qui avait trente ans au coup d’État, se trouve avoir évoqué avec une saisissante exactitude la petite bourgeoisie provinciale du règne de Louis-Philippe. Les frères de Goncourt, eux, se sont emprisonnés trop étroitement dans des coteries d’artistes raffinés, pour n’avoir pas mutilé, d’ailleurs en la subtilisant, leur vision du monde. Les personnages de Feuillet, au contraire, instinctivement copiés d’après nature, représentent avec une exactitude scrupuleuse quelques-uns des traits essentiels de la haute vie française dont il fut le témoin, ou mieux, — pour justifier le mot « d’instinctivement », — dont il fit partie. Mais observer avec une entière soumission à l’objet, qu’est-ce autre chose qu’une application du grand principe scientifique ? « Expérimentez », disait Magendie à Claude Bernard, « et vous direz ce que vous avez vu. » Que Feuillet se soit imposé cette discipline, sans même s’en rendre compte, et que, voulant faire beau, il ait d’abord fait vrai, c’est une preuve après tant d’autres, que nous sommes tous, à notre insu, envahis et gouvernés par ces impondérables dont la force toute-puissante dirige l’esprit d’une génération.

II

Quel caractère particulier avait-elle, cette haute vie française qui servit de modèle à l’auteur du Jeune homme pauvre, de Sibylle, de l’Histoire d’une Parisienne, de la Petite Comtesse, de la Morte, pour ne citer en dehors de Julia de Trécœur et de Cantors, que ses romans les plus connus ?

Celui d’abord d’être absolument, spécifiquement française. Ceux qui la menaient, à la différence d’aujourd’hui, étaient exempts de toute influence étrangère. Le Paris de 1850 et des années suivantes ignorait l’Europe. Quelques anglomanes s’y rencontraient, mais très peu nombreux et considérés comme un peu ridicules. L’Allemagne restait le domaine des professeurs, l’Italie et l’Espagne celui des artistes. De la Russie venaient quelques grands seigneurs qui se mettaient aussitôt à l’école des Parisiens.

Aucun cosmopolitisme, mais un contact sans cesse renouvelé de ces Parisiens avec leur parenté rurale. On en reconnaît la cause si l’on se rappelle que la fortune des classes comblées de cette époque était surtout terrienne. Elles se composent de quantité de familles nobles qui ont gardé leurs domaines et leurs gentilhommières. Leurs représentants les quittent, ces domaines, pour les élégances et les facilités de Paris, mais en y retournant sans cesse par économie, et aussi par goût de l’atmosphère morale héréditaire. De vieilles familles bourgeoises voisinent et cousinent avec ces aristocrates. Un demi-siècle de paix intérieure et extérieure a succédé aux convulsions de la Révolution et du premier Empire. Les destinées privées n’ont plus subi ces violents à-coups que les grands-pères ont connus, et il en résulte un universel sentiment de détente qui permet une stabilisation des mœurs.

Un des traits essentiels de cette société est une absence quasi totale d’activité politique. La chute de deux monarchies, celle de Charles X, puis de Louis-Philippe, a laissé leurs tenants à la fois fidèles et dénués d’espérance. Le pouvoir actuel semble assurer l’ordre, et, s’ils ne se rallient pas à lui par honneur ou indifférence, ces gens ne lui font pas d’opposition combative. Les uns et les autres, aristocrates ou grands bourgeois, sont trop près de l’ancien régime pour ne pas répugner à la servitude du métier, trop près aussi des persécutions dirigées contre l’Église et des splendeurs de son héroïsme pour ne pas sentir le prix des fortes convictions religieuses, et voilà se dessiner la physionomie d’un patricien, à demi campagnard, à demi citadin, qui trompe son oisiveté par les plaisirs, les élégances et les passions du monde ; mais ses croyances lui interdisent de s’y abandonner, en même temps que ses traditions font de lui un homme de foyer, comme aussi d’honneur, pour lequel les compromis de conscience sont un intolérable remords. Reconnaissez-vous dans ces contradictions foncières le thème habituel des romans de Feuillet ?

Que ce Français complexe qu’il nous peignait fût un exemplaire d’humanité à la fois très raffiné et très dangereux pour l’avenir du pays, les catastrophes où s’est abîmé le second Empire ne l’attestent que trop. Ces Français des hautes classes savaient admirablement mourir. Le corps de nos officiers qui se recrutait parmi eux l’a prouvé sur tous les champs de bataille de 1870, comme auparavant dans les guerres d’Algérie. Ils n’ont pas su défendre la civilisation dont ils étaient les bénéficiaires, mais l’auraient-ils pu, étant donné que, degré par degré, de la Restauration à la monarchie de Juillet, puis de cette Monarchie à l’Empire, la démocratie grandissante n’a cessé de cerner toutes les supériorités de naissance et de fortune, pour leur interdire de s’employer au service de la communauté ?

Cette évidence du désastre que sera le lendemain de toute cette existence de luxe et de délicatesse, donne un pathétique singulier à ces drames de cœur racontés par Feuillet. Ses personnages se meuvent dans une atmosphère qui exige une Europe paisible, et la Prusse arme l’Allemagne, tandis que les hordes de la Commune préparent leur pétrole. Cette antithèse entre ces salons, ces châteaux, ces cercles choisis, d’une part, et de l’autre la menace latente des faubourgs, est tragique. Tragique aussi le contraste entre cette cour de l’Impératrice à Fontainebleau où Feuillet, bibliothécaire, pouvait vérifier la justesse de ses notations mondaines et les entretiens que Bismarck avait à Potsdam au même moment avec Moltke et Roon.

L’explication de nos malheurs d’il y a soixante ans, ne la cherchons pas ailleurs, et reconnaissons dans le romancier un historien des mœurs, d’autant plus significatif qu’il ne poursuit la démonstration d’aucune thèse. C’est vraiment l’observateur que réclamait Magendie, et aussi, à cause de cette véracité complaisante envers son modèle, un artiste littéraire de tout premier ordre.

III

Des dons essentiels du romancier, Octave Feuillet possède, et d’une façon supérieure, celui de la crédibilité. Ses personnages sont là, aussi vivants que si nous les avions connus. Rappelez-vous le poignant début de Camors, et le fils lisant, dans le petit hôtel de la rue Barbet-de-Jouy, la lettre de son père qui vient de se tuer, et cet autre début, non moins émouvant, de Sibylle, où, par une claire et lumineuse journée d’été, le vieux marquis et la marquise de Férias, accablés par les deuils et chrétiennement résignés, assistent au baptême de l’orpheline, leur unique petite-fille, dans l’antique église de leur village. De la réalité de ces existences vous ne pouvez pas douter, et l’impression indiscutable de cette réalité n’est pas obtenue, comme chez un Balzac, par une minutieuse préparation, ni, comme chez un Walter Scott, par une savante évocation qui fait de l’anecdote un moment de l’histoire d’un temps.

Les procédés de Feuillet sont plus simples, ou plutôt, il n’en a pas ; mais une évidence vous impose aussitôt cette irrésistible crédibilité : l’auteur est du même monde que ses personnages. S’il croit en eux lui-même, au point de vous forcer d’y croire, c’est qu’il est l’un d’eux, qu’il a leurs mœurs, leurs manières de sentir et de penser, leur origine. Il était né d’une famille de bonne bourgeoisie provinciale. Il avait grandi, avant de s’initier aux élégances parisiennes, parmi ces paysages de Normandie dans lesquels il situe si volontiers ses drames. Un document publié cette année même, les Souvenirs de Mme la générale des Garets, qui fut une des demoiselles d’honneur de l’Impératrice, nous apporte quelques lettres que Feuillet lui écrivait et qui pourraient tout naturellement prendre place dans un de ses récits et sous la plume d’un de ses héros. Je dirais, si la formule n’était pas trop pédante, que cette identité entre ses figures imaginaires et sa propre figure le rend d’autant plus objectif qu’il est plus subjectif. De ses personnages il a la tenue sociale et morale, et, pour tout résumer d’un mot, cette fois plus simple et bien français : le ton. Leur histoire est contée du même style et avec les mêmes sentiments qui eussent été les leurs. Cette facture explique pourquoi ces romans ont comme une atmosphère, et la raison pour laquelle leur charme d’art a été méconnu souvent par d’autres littérateurs qui poursuivaient ce que l’un d’eux appelait, d’un terme d’ailleurs barbare, « l’écriture artiste ».

IV

Ici se pose la question, souvent discutée, du style dans le roman. Flaubert la résolvait par une théorie qui faisait du roman une variété du poème en prose. On se souvient de sa formule que nous nous répétions, tout jeunes, dans les cénacles de 1880 : « Je ne sais qu’une phrase est bonne qu’après l’avoir fait passer par mon gueuloir. » Il ne voyait pas la contradiction entre ce principe et celui de la crédibilité. J’en citerai un exemple très significatif, me semble-t-il. Quand il décrit, dans Madame Bovary, le pharmacien Homais s’éprenant d’enthousiasme pour les chaînes hydroélectriques Pulvermacher, Flaubert s’exalte devant la cocasserie de son bonhomme. « Il en portait une lui-même », dit-il, « et le soir, quand il retirait son gilet de flanelle, Mme Homais restait tout éblouie devant la spirale d’or sous laquelle il disparaissait, et sentait redoubler ses ardeurs pour cet homme, plus garrotté qu’un Scythe et splendide comme un mage. » Lisez la période à voix haute, vous trouverez qu’elle est puissamment nombrée, mais l’illusion de la vraisemblance est touchée. Mme Homais n’a pas pu penser au garrot du Scythe et à la splendeur du mage. C’est l’erreur qui, trop souvent répétée, donne par instants aux romans de cet admirable prosateur qu’était Flaubert, un caractère de nature morte.

Ses disciples sentaient déjà ce point d’erreur dans la doctrine de leur maître. Je me souviens qu’à l’époque où Zola composait son Assommoir, il arriva, le visage radieux, à un dîner où je me trouvais, et avec cette bonhomie qui était le charme de ce grand travailleur : « Vous me voyez si content ! Je fais un roman sur les faubourgs, et en relisant mes premiers chapitres, ce matin, je me suis dit : le dialogue est bon, parce qu’il est vrai, mais le récit autour de ce dialogue, c’est du style d’homme de lettres. Ce n’est pas comme cela que ces gens, qui viennent de parler ainsi, voient la vie. Alors, en venant ici, à pied, et ruminant mon idée, j’ai pensé : Mais si je les racontais dans leur langue ! Si j’écrivais par exemple : Lantier, — c’est le nom d’un de mes personnages, — faisait le poireau sur le trottoir… Alors, j’aurais leur atmosphère. »

J’ai noté cette conversation, sur le moment, tant elle m’a frappé. Elle me revient, par contraste, à propos de ce peintre de la haute vie que fut Feuillet, si différent du rude brosseur de fresques populaires que fut Zola. L’un et l’autre ont compris et pratiqué cette grande loi de l’art du roman : raconter du milieu où évoluent les personnages ce qu’ils en voient, et comme ils le voient.

Nous tenons là l’explication de cette prose si fine et si nuancée. Ce Français de haute vie du milieu du dix-neuvième siècle, est, de par son hérédité et son éducation, un homme de bonne compagnie, chez qui le langage et les manières sont surveillés. Sa tenue, — il faut en revenir à ce terme très expressif dans sa concision, — répugne en toute circonstance à l’éclat. C’est la raison pour laquelle, chez Feuillet, les tragédies sont toujours racontées par le dedans et l’événement, souvent terrible, — ainsi la mort de M. de Campvallon dans Camors, le suicide de l’héroïne dans Julia de Trécœur, — je ne dirai pas esquivé, mais rapporté en quelques lignes, que l’on pourrait qualifier d’explosives.

Considérée de ce point de vue, Julia de Trécœur justement peut être tenue pour un chef-d’œuvre. La situation posée dans cette merveilleuse nouvelle est toute voisine d’être sinistre, comme celle de Phèdre dont elle est la contre-partie. C’est l’histoire d’une jeune fille follement éprise du second mari de sa mère. Mais Racine met en scène une princesse, habituée par son rang et par le souvenir de sa naissance à tout oser, et cette belle-mère n’hésite pas à déclarer sa passion au fils de son mari.

Julia est d’un monde où la domination de soi demeure la règle extérieure, même quand la fièvre intérieure s’exalte jusqu’à la frénésie. Elle ira jusqu’au bord du criminel aveu. Elle ne prononcera pas les paroles décisives. Son beau-père, son mari, sa grand’mère devinent avec épouvante la folie dont elle est la victime. Eux non plus, n’articuleront pas la sinistre accusation ; et quand elle se précipitera dans l’Océan, du haut de la falaise, en cravachant son cheval pour le lancer dans l’abîme, elle emportera son secret inexprimé dans un au-delà auquel pourtant elle croit, puisqu’à un moment elle a voulu prendre le voile, et cette discipline sauvagement reniée a du moins scellé ses lèvres. « Le reste est silence. » Ces derniers mots par lesquels Shakespeare ensevelit Hamlet pourraient servir d’épitaphe à cette passionnée qui fuit dans la mort et sa douleur et son forfait d’âme.

V

Le grand romancier n’est pas seulement un peintre de la vie, ou plutôt, par cela seul qu’il en est le peintre, il en devient le juge. Regarder et comprendre les passions, c’est en démêler et les conséquences et les causes intimes. Il ne s’ensuit pas qu’un récit doive se subordonner à une thèse, mais, que l’écrivain le veuille ou non, son témoignage aboutit à poser un problème. Madame

Bovary, que Flaubert composa certainement avec le parti pris le plus arrêté d’une représentation purement artistique, nous en est un exemple. Le lecteur qui ferme le livre et se prend à réfléchir aux égarements de la petite bourgeoise d’Yonville est amené à se demander si toute cette misère morale ne procède pas d’un divorce entre la demi-culture imaginative qu’Emma s’est donnée par ses lectures et les exigences de sa condition. L’autre grand roman de Flaubert, l’Éducation sentimentale, se termine sur une conclusion pareille. Généralisez-la et vous apercevez par-delà ces deux études de mœurs surgir cette question de la nocivité possible de la pensée, qui préoccupait déjà Balzac.

Octave Feuillet, lui, discerne, à travers toutes les scènes de vie élégante et passionnelle que l’observation de la haute société contemporaine lui suggère, la suprême importance des croyances religieuses pour redresser les sensibilités trop faibles, soutenir et purifier celles qui sont tentées, conserver enfin cette civilisation sans cesse menacée, dans ses classes les plus comblées, par les abus, comme, dans les plus dénuées, par la misère et l’envie. Cette vue si juste lui a fait écrire dans Sibylle un émouvant essai de psychologie catholique auquel je ne connais pas d’analogue.

Mais c’est dans Monsieur de Camors que son double génie de psychologue et de moraliste me paraît avoir donné sa pleine mesure. Aucun tableau de la société brillante du second Empire ne fut tracé d’une main plus magistrale, et jamais drame de conscience plus fortement noué. Cette tension volontaire et systématique de Camors pour substituer, comme principe d’action, l’Honneur à la Foi, donne à toutes les aventures d’ambition et de galanterie dans lesquelles il se complaît, une note tragique. Par antithèse, l’image tout ensemble si vivante et si pure de Mme de Tècle prend un relief qui en fait, et pour Camors lui-même et pour nous, une attendrissante et grave leçon.

Feuillet eut d’ailleurs, au suprême degré, le don d’animer des créatures féminines d’une délicatesse d’autant plus prenante qu’elles sont réelles, plus mêlées au quotidien de l’existence mondaine et sachant y garder un sanctuaire de mysticisme intérieur qui les défend et les ennoblit. Ce sont des romanesques préservées, dont les Camors subissent, malgré qu’ils en aient, la secrète influence. Celui-là ne mourrait pas comme il meurt, en écrivant à son fils une lettre dont on devine qu’elle sera le contraire du sinistre testament de son propre père, si une émanation morale ne lui était pas arrivée, venue de cette femme qu’il a rêvé un jour de séduire. La piété de la chrétienne a été la plus forte.

IV

Ces notes, trop brèves, ne permettent-elles pas de dire que Feuillet fut un des grands romanciers de notre dix-neuvième siècle ? Il en est aujourd’hui à la troisième période de toutes les renommées littéraires. La première est celle du succès de vogue dont s’accompagne toute apparition d’un talent nouveau, quand il n’est pas, — ainsi Baudelaire, ainsi Stendhal, — iniquement méconnu. Pour Feuillet, je le rappelais en commençant ces pages, cette vogue fut grande. La haute vie française se reconnaissait dans son œuvre. Puis, le milieu si particulier du second Empire ayant disparu, le romancier étant mort lui-même, la seconde période est venue, celle du dénigrement.

Nous assistons aujourd’hui à un phénomène pareil pour deux des maîtres de la fin du dix-neuvième siècle, bien différents, mais tous les deux supérieurs, Sully-Prudhomme et Dumas fils. On dit d’eux qu’ils sont « démodés », expression d’une vulgarité attristante qui assimile le talent littéraire à la coupe des robes ou à la forme des chapeaux. Traduisons-la. Elle signifie que les jeunes hommes de 1929 sont différents de ceux de 1860, dont le poète des Stances et Poèmes notait si finement les nuances d’âme, et que le demi-monde observé par Dumas a disparu et avec lui le tour d’esprit qui servait d’armes à un Ryons ou à un Lebonnard.

Une troisième période viendra pour eux, comme elle vient pour Feuillet. Je l’appellerai historique. On leur demandera, comme je viens de le faire pour l’auteur de Sibylle, de nous ressusciter des pensées, des sentiments, des mœurs, qui nous expliquent l’esprit d’une époque et, par suite, la genèse des événements. C’est une reprise de la gloire, quand les curieux de documents s’aperçoivent que, parmi ces livres « démodés », quelques-uns sont, comme Julia de Trécœur et Monsieur de Camors, je l’ai dit déjà et je le répète avec la certitude de ne pas me tromper, des chefs-d’œuvre tout court.

XII. Discours Prononcé A Un Congrès De Chirurgie

Messieurs,

Laissez-moi d’abord remercier les organisateurs de ce congrès et en particulier mon ami M. Auvray de m’avoir convié à une présidence pour laquelle je n’ai d’autre titre que d’avoir toujours eu le culte de la médecine et de l’avoir manifesté dans beaucoup de mes ouvrages. Un critique peu bienveillant m’a reproché un jour ce qu’il appelait ma manie médicante. C’était, je crois, méconnaître la qualité de l’intérêt qu’un romancier soucieux, comme disait Stendhal, « d’y voir clair dans ce qui est », porte et doit porter à la science la plus constamment préoccupée de la réalité vivante.

Pour ce qui me concerne, il remonte en moi cet intérêt aux premiers jours de ma jeunesse. Je me vois encore, après un demi-siècle et plus, bachelier de la veille, m’engageant sur le pont couvert qui rehait alors la place Notre-Dame au vieil Hôtel-Dieu, pour me mêler aux étudiants qui suivaient la clinique de votre célèbre confrère de 1872, le docteur Maisonneuve. J’étais dès lors résolu à faire carrière d’écrivain, mais ce n’était pas sans regret que je renonçais au rêve, caressé également un jour, d’être, moi aussi, un des apprentis de cet art dont je constatais de visu la bienfaisance. De ces séances d’hôpital, j’aimais tout : le profond sérieux des maîtres et des élèves, le sévère décor, la volonté de soulagement chez l’opérateur, la lueur d’espérance allumée dans les yeux des malades. Il fallait que la vocation littéraire fût bien forte pour avoir triomphé d’un attrait dont je peux avouer devant vous qu’il m’en reste une nostalgie. C’est vous dire avec quelle émotion j’ai accepté l’honneur qui m’est fait aujourd’hui.

Je devrais peut-être, messieurs, m’arrêter sur ces souvenirs personnels d’un incompétent et donner aussitôt la parole au technicien distingué, le véritable président de votre congrès, dont il va vous exposer le programme. Permettez-moi d’ajouter encore quelques mots pour vous dire qu’un autre sentiment, d’ordre général et philosophique celui-là, me saisit devant votre assemblée, celui de me trouver en présence des représentants d’une des plus hautes éthiques intellectuelles que nous possédions. Cet art de la chirurgie, où vous êtes des maîtres, n’est-il pas la mise en œuvre des deux vertus trop rarement associées, et c’est pourtant de leur union qu’est faite l’excellence dans tous les métiers, on peut dire dans toute la conduite de la vie. Je veux parler de l’accord entre la pensée et l’action, l’une éclairant l’autre, et celle-ci réalisant celle-là. Que suppose-t-il, le geste de cet opérateur dont je parlais tout à l’heure ? D’abord la connaissance minutieuse du terrain anatomique sur lequel il est penché, tout un travail préalable de l’esprit, l’enseignement d’innombrables observateurs qui lui ont appris à le penser, ce terrain, à en distinguer et le détail et l’ensemble. Cette pensée, sa main ne fait que la suivre, en la rendant agissante. C’est la justesse de cette pensée et la fidélité de cette main à lui obéir qui vont accomplir un de ces miracles de guérison où se trouve vérifiée la formule si profonde du vieux Bacon : « Nemo naturæ nisi parendo imperat (On ne commande à la nature qu’en lui obéissant). Mais, pour lui obéir, il faut l’étudier dans sa vérité et en accepter les lois. C’est le premier degré du travail utile, cette intelligence ; le second, c’est la volonté de conformer son acte à cette vérité, c’est la décision suivant la réflexion, et le voilà cet accord des deux vertus dont vous nous donnez le modèle chaque jour.

Quelle leçon, messieurs, pour nous tous ! Et comme il serait heureux qu’elle eût été et fût comprise et pratiquée, pour citer seulement un cas que les désordres de notre époque rendent si actuel, mais quel exemple significatif ! — par les dangereux théoriciens de la sociologie imaginative, tel jadis un Jean-Jacques Rousseau, tel hier un Karl Marx, tels aujourd’hui tant de constructeurs d’une cité soi-disant idéale, et au nom d’un rêve non vérifié ils passent outre aux lois éternelles de la nature sociale, — car cette nature existe, comme la nature physiologique, et elle aussi a ses lois qui, violées, prennent aussitôt leur revanche. Qu’il serait sain, pour ces illuminés, de fréquenter vos cliniques et d’y apprendre vos disciplines ! Quelle leçon également que ces disciplines dans un champ moins périlleux, celui où nous nous mouvons, nous autres écrivains ! Je prononçais tout à l’heure le nom de Stendhal, qui fut si préoccupé de médecine. C’est à Balzac que je pense maintenant, au créateur du chirurgien Desplein, imaginé sans doute d’après le grand Dupuytren. Balzac donc, dans la préface générale qui reste sa profession de foi littéraire, déclarait, avec l’orgueil légitime du génie : « La loi de l’écrivain, ce qui, je ne crains pas de le dire, le rend égal et peut-être supérieur à l’homme d’État, c’est une décision quelconque sur les choses humaines. » Une décision, mais c’est le terme que j’employais moi-même pour définir le second temps de l’acte chirurgical. Se décider, c’est agir. Cette conclusion intellectuelle que Balzac exigeait de l’ouvrier de la plume suppose un parti pris de la volonté, et pour qu’elle soit valable, il faut qu’elle soit fondée, comme vos décisions à vous, sur des observations vraies. Songeant à cela et à tant d’autres domaines où vous êtes, sans le savoir, par votre seule existence, des professeurs de sagesse, comment trouver exagérée l’expression qu’un des vôtres employa un jour, et à laquelle je m’associe pour ma part de tout cœur, en saluant en vous les desservants de « la Sainte Chirurgie ».

XIII. Trois Grands Médecins

C’est de trois de mes meilleurs amis que je voudrais évoquer ici l’image, dans cette revue6 dont le seul titre est une profession de foi. N’atteste-t-il pas que la grande culture médicale s’associe le plus souvent à toutes les autres grandes cultures intellectuelles ? Pour moi qui ai traversé tant de milieux littéraires et scientifiques avec une curiosité toujours en éveil, je n’ai pas connu de personnalités plus complètes que celles des célèbres médecins qui travaillaient, voici trente ans, l’un à l’Hôtel-Dieu de Paris, le second à Montpellier, le troisième à l’infirmerie du dépôt de la Préfecture de Police. A ce simple signalement, les initiés auront reconnu qu’il s’agit des professeurs Dieulafoy, Grasset et Ernest Dupré.

I

Quand je l’ai rencontré pour la première fois, Dieulafoy pouvait avoir quarante ou quarante-cinq ans. C’était dans le monde, à la table hospitalière d’une grande dame qui aimait à réunir des notoriétés de tout ordre. Les assemblées de cette sorte ont cet inconvénient de susciter aisément l’étalage des prétentions chez les convives, privilégiés du talent et de la renommée, qui s’appliquent d’instinct à briller aux dépens les uns des autres. Je fus frappé, ce soir-là, de la réserve qu’avait, au contraire, dans sa tenue, dans ses paroles, dans toute son attitude, ce successeur, si connu déjà, du génial Trousseau. La souplesse de ses moindres mouvements et la sveltesse de sa taille indiquaient un homme entraîné aux exercices du gymnase. Une légende voulait qu’il eût été, jeune, le camarade et le rival d’un trapéziste fameux. Le trait caractéristique de sa physionomie était la réflexion à la fois et la décision. L’habitude du diagnostic exact donnait à son regard une fermeté singulière. Avec cela, une bonhomie fière émanait de lui, et, quand il causait, c’était toujours avec une justesse qui excluait la recherche. Il comptait certainement, parmi les hommes et les femmes qui remplissaient d’abord cette salle à manger puis les salons, bien des clients et des clientes dont il connaissait les tares physiques et souvent morales. Cette familiarité occulte exigeait qu’il fût un peu distant, mais il savait l’être avec une dignité si discrète qu’elle faisait de lui le confident qui, non seulement, se taira toujours, — c’est le secret professionnel, cela — mais dont nul ne peut pas deviner qu’il se tait. Je me souviens encore aujourd’hui de la forte impression de supériorité qu’il me donna ce soir-là et qui grandit encore quand je commençai de suivre et sa clinique et ses leçons.

Parlant de lui devant son médaillon à l’Hôtel-Dieu, son élève, le regretté Fernand Widal, a défini d’une manière saisissante le prestige justifié que Dieulafoy exerçait sur ses malades. « C’était le secours », a dit Widal, « qui se dressait au pied du lit. » Dans ces salles d’hôpital où, suivi de ses élèves et de quelques incompétents tels que moi, il allait de cardiaques en tuberculeux, de typhoïdiques en diabétiques, de spécifiques en hépatiques, pas un de ces malheureux devant lequel il ne s’arrêtât avec la même attention, j’allais dire déférente, que s’il eût été devant les plus fortunés ou les plus notables de ses clients. Je ne le voyais jamais énoncer un avis, dans un cas grave, et formuler une ordonnance, sans me rappeler encore Trousseau et la pathétique page où ce maître a si éloquemment déclaré qu’il n’avait jamais employé à l’hôpital un remède dont il n’eût d’abord vérifié l’efficacité sur sa clientèle de la ville, et, c’était, de la part de Dieulafoy, toujours une parole d’encouragement, adaptée au caractère du malade, un mot, de pitié le plus souvent, d’autres fois, lorsqu’il le fallait, une phrase d’autorité, rarement, mais quand la circonstance le permettait, une cordiale plaisanterie. Je le vois encore nous montrant un bocal rempli d’un liquide clair, sur la table de nuit d’un diabétique :

  • — « J’ai fait extraire le sucre que fabriquent ses reins en vingt-quatre heures. Quelle usine, n’est-ce pas, et un sucre excellent !… Mais » et, se tournant vers le malade : « je lui défends d’en boire. »

Une autre fois, il nous arrête devant deux Addisoniens en train de lire :

  • — « Je les ai mis à côté l’un de l’autre. Celui-ci appelle son camarade mon élève. Il était entré, un jour de sortie, dans un café de la place de la Bastille. Il est frappé du teint d’un consommateur qui jouait aux cartes tranquillement. Dites à ce monsieur, fait-il au garçon, que j’ai quelque chose d’important à lui communiquer. — Quand j’aurai fini ma partie, — répond l’interpellé, qui gagne, puis vient causer avec mon malade, car je l’avais déjà dans mon service, lequel lui énumère les symptômes qu’il doit avoir, d’après la couleur bronzée de sa peau. Notre homme prend peur. Sur le conseil de son étrange diagnosticien, il vient à ma consultation. Il avait bien le même mal, et maintenant, devinez les livres qu’ils étudient ? Des grammaires malgaches. Ils veulent profiter de leur teint pour se faire envoyer comme espions à Madagascar ! »

II

Cette anecdote, m’amène tout naturellement à parler de Grasset, auquel je la racontais un jour et qui s’écria ;

  • — « Il a eu deux Addisoniens à la fois dans son service ! En vingt-cinq ans, moi je n’en ai eu qu’un » et, caressant sa barbe roussâtre d’un geste mécontent : « Après tout, je ne lui envie pas cette chance. Ces malades ne donnent de satisfaction qu’à l’autopsie. »

Mot professionnel également s’il en fut, et qui résumait les deux passions qui dominaient le généreux clinicien de Montpellier : soulager et savoir. Ce provincial, de mise modeste, au masque d’alchimiste, d’une singularité si intelligente, n’avait rien de commun avec l’élégant Dieulafoy. Je n’ai jamais entendu un de ses cours. J’imagine que sa parole et sa mimique ne soulevaient pas l’assistance comme faisait le grand orateur de l’Hôtel-

Dieu. C’est le titre qu’il convient de donner au professeur de cet amphithéâtre où se pressaient des auditeurs de toute qualité, depuis des membres de l’Institut jusqu’à des marquises et des duchesses, et quelle action des gestes, du visage, de la voix ! Je crois l’entendre prononcer, de quel accent, cette phrase qui m’est restée dans la mémoire :

« Je lui donnai alors ce biiodure d’hydrargyre que j’aime tant. » On ne pensait pas à sourire de cette déclaration adressée à cette drogue que célébrait un poète du temps de Louis XIII en termes mythologiques, moins enthousiastes :

Et pour comble d’ennuis, il faudra que Mercure Se transforme en onguent pour me faire une cure.

Grasset, lui, était un solitaire et un silencieux. Sa maison de la rue Jean-Jacques-Rousseau, à Montpellier, ne ressemblait pas non plus au fastueux hôtel, rempli de tableaux de maîtres, que Dieulafoy possédait avenue Montaigne. Le logis de Grasset était un « laboratoire de copie » — comme nous dirions dans notre jargon de gens de lettres. — Le nombre des volumes qu’il a composés dans ce paisible asile est considérable et quelques-uns, ainsi son Traité des maladies nerveuses, resteront longtemps classiques. On en demeure étonné quand on sait qu’il était surtout un médecin consultant. On l’appelait de tous les coins de sa province, et, les voyageurs, de Cette à Nice, avaient l’habitude de voir, dans un coin d’un compartiment souvent complet, ce praticien connu d’un bout à l’autre de la Provence absorbé dans une lecture ou griffonnant ses réflexions sur un carnet. Recueilli dans sa pensée, Grasset, on peut le dire, travaillait toujours. Le matin, il avait fait sa visite dans son service d’hôpital. Demain, il monterait dans sa chaire pour continuer son cours. Mais un confrère l’appelait pour un malade, en Avignon, à Vaucluse, à Cannes, à Aix, à Marseille, et le train devenait le cabinet roulant où cet infatigable ouvrier poursuivait sa tâche, — ou mieux ses tâches.

J’ai dit : ses tâches. La Thérapeutique en était une, et à laquelle il se donnait avec un zèle qui n’avait d’égal que son désintéressement. La Science en était une autre et combien supérieure ! La principale était d’un ordre plus élevé encore et qui intéressait le fond le plus intime de sa personne. Une de ses expressions favorites était la coexistence nécessaire de l’oratoire et du laboratoire, ou pour parler sans images, de cette Science à laquelle il avait voué son effort et de la Religion, à laquelle il restait attaché par une foi aussi complète que celle de son grand ami, l’admirable cardinal de Cabrières. Pour le professeur Grasset, tout le problème de la civilisation et de son avenir était là, dans un accord entre le développement de nos connaissances expérimentales et les certitudes traditionnelles de la révélation. Que cet accord fût possible, n’en fournissait-il pas la vivante preuve, lui dont les convictions catholiques étaient aussi notoires que l’excellence de ses disciplines scientifiques ? Ce pragmatisme personnel ne lui suffisait pas. Il se rendait compte des objections que peuvent dresser les incrédules contre le pratiquant qui dit simplement « je crois » : influences du milieu, de l’hérédité, des habitudes d’enfance, car de supposer qu’un Grasset obéît à des ambitions utilitaires, qui se fût permis cette injure à la probité du savant ? Cette probité intellectuelle, Grasset y voyait, avec raison, une des formes de son apologétique. C’est le motif pour lequel il évitait, dans ses écrits, les argumentations tendancieuses. Seulement ils aboutissaient tous à une réfutation par le fait, des hypothèses habituelles aux matérialistes de son temps. Pour ne citer qu’un exemple de cette dialectique par l’observation qui fut sa méthode, sa théorie du psychisme polygonal — j’emploie sa formule — est bien significative. C’était l’époque où s’affirmait la doctrine des localisations cérébrales, anatomiquement combattue depuis par le professeur Marie. L’explication des phénomènes si troublants qui la suggéraient, Grasset la voyait dans une distribution des énergies humaines schématisées ainsi : toute une série de centres séparés qu’il considérait comme un polygone dynamique commandé par une force supérieure, celle du centre O. Il sauvait ainsi l’autonomie de notre vie spirituelle sans rien contredire des observations multipliées par les adversaires de sa foi profonde. Il les interprétait autrement. Voilà tout.

III

Ces préoccupations de philosophie générale n’étaient pas celles de mon autre ami, Ernest Dupré. Il avait un trait commun avec Grasset : la totale insouciance de l’effet à produire. Il en différait par un sentiment plus vif de la littérature. Il était le fils d’un professeur de rhétorique qui avait été un condisciple de M. Taine. Leurs noms figurent, côte à côte, dans un de ces palmarès du concours général dont la seule lecture aurait dû arrêter le vandalisme idéologique des soi-disant réformateurs qui saccagent les programmes, éprouvés par une séculaire expérience, de notre Université. Dans la liste des lauréats de

ces concours figurent les plus distingués de nos écrivains et de nos savants. C’est l’indice que les méthodes d’éducation employées alors étaient excellentes. Elles créaient des milieux intellectuels à la bienfaisance desquels participaient les camarades moins brillants de ces précoces triomphateurs. Le père d’Ernest Dupré, qui occupait, si mon souvenir ne me trompe pas, une chaire importante du lycée Condorcet, avait transmis à son fils un goût des beaux vers et de la belle prose qui se manifestait sans cesse par des citations, tantôt classiques, tantôt modernes. Dans la dernière lettre qu’il m’ait écrite, si près de sa fin, — il devait mourir emporté par un ictus, huit jours plus tard — il me disait, parlant de ses travaux : « Je me répète les vers du douloureux Baudelaire :

Quoiqu’on ait du cœur à l’ouvrage,
L’art est long et le temps est court. »

Cette simple épithète appliquée à l’auteur des Fleurs du Mal, décèle le tour d’esprit qui s’élaborait dans nos lycées traditionnels. Nous y apprenions à dégager surtout dans l’œuvre littéraire son caractère psychologique. Quand Taine définissait la littérature, une psychologie vivante, c’était la marque propre de la littérature française qu’il précisait à son insu. Ernest Dupré était, lui aussi, imprégné de cette conception, peut-être à son insu également, car ses préférences ne le portaient pas plus que Taine vers notre dix-septième siècle. Il se rattachait cependant par toute sa pensée à cette méthode d’analyse interne dont un Racine et un Bourdaloue nous offrent, dans des domaines si différents, des exemplaires accomplis. C’est cette curiosité fervente du processus psychique qui l’avait, tout jeune, attiré vers cette science encore à ses débuts qu’était, au moment où il s’y spécialisa, la psychiatrie. Je lui ai souvent entendu dire qu’il n’y avait là encore qu’une géographie mentale, sans légitime mise à nu des causes. Il la distinguait, cette psychiatrie, de la neurologie qu’il connaissait très bien, mais qui ne l’intéressait pas au même degré que cette recherche des phénomènes psychopatiques, leur conditionnement, leur évolution, leurs différences d’espèces. Rien ne lui répugnait autant que la simplification de langage qui les résume sous le nom de vésanie ou de folie. Je me trouvais assister à sa déposition à titre d’expert lors du procès Soleilland :

  • — « Pouvez-vous, Monsieur le Professeur », s’exclama l’avocat de l’accusé, à un moment de l’interrogatoire, « affirmer que cet homme n’est pas un fou… »
  • — « Mais voilà », répondit simplement Dupré, « c’est que pour moi, le mot fou n’a pas de sens scientifique. »

Le développement naturel de sa carrière avait fait de lui le médecin de l’infirmerie spéciale du dépôt de la Préfecture de Police. Cette infirmerie siège au quai de l’Horloge, au rez-de-chaussée du bâtiment de la Conciergerie. On y amène les personnes qui, dans la rue ou dans leur maison, viennent de commettre quelque acte, le plus souvent dangereux, qui les fait soupçonner de dérangement mental. Le médecin doit décider s’il y a lieu de les interner, ou, dans les cas délictueux, de les envoyer devant les tribunaux. Combien j’ai passé d’heures passionnément attentives, assis à côté de Dupré, à l’écouter qui interrogeait ces anormaux d’autant plus intéressants qu’hier encore, ce matin, quelquefois, ils étaient mêlés à la vie commune, exerçant leur métier, allant et venant comme les autres, pareils à eux en apparence et déjà si distincts. Ils ont à peine passé la frontière qui sépare l’aliéné de l’individu ordinaire et par conséquent sociable. Les traces de leur santé morale sont encore visibles dans leur maladie commençante. Si on les enferme, ils subiront cette déformation des asiles qui en fera des types plus significatifs parce qu’évolués. Mais que ce début d’évolution soulève de problèmes ! Ces problèmes, Dupré les posait avec une lucidité si frappante pour ses élèves, et avec une ardeur qui lui faisait dire devant moi à l’illustre chirurgien de Lyon, le professeur Antonin Poncet :

  • — « Imaginez ma vie, mon cher Maître, tous les jours à l’infirmerie spéciale, on m’amène des trésors, vous entendez, des trésors ! Le temps de les regarder, et on me les enlève. »
  • — Votre ami Dupré appelle cela des trésors, ces loques d’humanité », me répétait Poncet, en me rappelant cette conversation, « moi qui n’ai jamais pu mettre les pieds dans un asile, sans horreur ! »
  • — « C’est tout de même moi qui suis dans la vérité », me répondit Dupré, quand je lui rapportai cette protestation, témoignage de l’irréductible barrière qui sépare quelquefois deux puissants esprits. Il était en effet dans sa vérité à lui. Il avait la conscience de travailler à soulager ces misères devant lesquelles il s’hypnotisait— si étrange ce terme puisse-t-il paraître — d’admiration : « L’enfer même a donc ses lois », a écrit Gœthe. Ces lois de l’enfer mental, Dupré en saisissait le jeu, il avait, devant elles, cette sensation de la découverte qui faisait crier au savant grec l’Eurêka de la légende. C’était pour lui la forme intellectuelle d’une compassion foncière qui prévoyait le soulagement possible de futures misères du même type, par la connaissance définitive de ces lois. Il avait foi dans le bienfait de sa science, comme Poncet dans celui de la sienne. Mais, pour me servir d’une expression employée par le mystique Swedenborg, ils n’étaient pas du même ciel.

Le nom de Swedenborg m’est revenu par une association d’idées naturelle, étant données les préoccupations dont j’ai vu Dupré hanté dans ses derniers jours. Il se proposait d’étudier, psychiatriquement — si le mot est français — les rêveurs dans la philosophie et la littérature : Amiel, par exemple, Gérard de Nerval, Saint-Martin, ce Restif de la Bretonne qui gravait sur les parapets du quai les dates de ses impressions amoureuses, pour les revivre en palpant ces chiffres avec ses doigts, dans ses randonnées nocturnes, Antony Deschamp, dont il admirait beaucoup les Dernières paroles, ces vers écrits dans la maison de santé du docteur Blanche, durant une crise de mélancolie. Nous aurions eu là des pages de critique bien neuves. Elles étaient déjà toutes composées dans son esprit, et puis la précoce disparition du grand psychiatre, qui était aussi un grand lettré, a empêché ce projet d’aboutir. Toujours et toujours le Pendent opera interrupta de ce Virgile dont Dupré aimait à citer les vers ! C’est une des poésies tragiques du destin que cette subite tombée dans la nuit de ces nobles ambitions intellectuelles dont on fut le confident. Je souhaite, si ces lignes sont lues par quelque fervent de la psychologie, qu’elles suscitent en lui le désir de reprendre un thème aussi riche en réflexions possibles, et j’entends Dupré me dire un autre vers, celui-là de Lucrèce, la réconfortante devise de tous les fidèles de l’esprit :

Et quasi cursores vitaï lampada tradunt.

XIV. Réflexions Sur Les Mémoires De Bülow

I

D’ordinaire, les personnages qui jouent un rôle dans les affaires publiques ont cette caractéristique, commune d’ailleurs à tous les hommes d’action, de s’absorber dans leur œuvre. Quand ils en parlent, c’est d’habitude pour la justifier et toujours en se plaçant au point de vue des nécessités qu’ils ont rencontrées. Les propos tenus par Napoléon et Bismarck, tels qu’ils nous sont rapportés par un Las Cases ou un Busch, illustrent singulièrement cette mentalité.

Les Mémoires du prince de Bülow, dont le second volume vient de paraître en traduction7, et dont l’Illustration a publié la suite plus intéressante encore par l’approche de la guerre de 1914, offrent ce trait paradoxal, écrits par un des acteurs les plus importants de la vie politique allemande pendant près d’un quart de siècle, on devine que cet acteur fut en même temps le témoin le plus lucide, on dirait presque le plus détaché de son propre rôle. Un observateur complètement désintéressé n’aurait pas plus d’impartialité clairvoyante pour parler d’événements dont l’ancien chancelier aurait le droit de dire le classique : Et quorum pars magna fui. A peine si quelques phrases méprisantes sur un Bethmann-Hollweg, par exemple, décèlent une passion latente de l’homme d’État évincé qui voit dans ce successeur un des artisans de la ruine de son pays. Mais le psychologue l’emporte aussitôt, et cette attitude d’un analyste soucieux avant tout, pour employer une formule chère à Stendhal, « d’y voir clair dans ce qui est » fait de ces Mémoires moins une chronique d’événements qu’une galerie de portraits. Ceux de la reine Victoria, par exemple, d’Édouard VII, de l’empereur François-Joseph, de Nicolas II, de Bismarck, de Hohenlohe, de Tirpitz nous restent, après cette lecture, comme ceux de personnes que nous avons connues. Mais c’est surtout la figure de Guillaume II, sans cesse prise et reprise au cours de ces pages, qui impose sa vérité avec une telle force que l’on oublierait presque les sentiments que nous a laissés à tous l’horreur de la guerre déchaînée par lui. La curiosité l’emporte, et aucun romancier, fût-il Balzac, n’a fait vivre dans notre imagination une personnalité plus profondément burinée.

Cette image de l’empereur allemand est d’autant plus saisissante qu’elle diffère étrangement de celle que l’opinion européenne se faisait de lui avant 1914. Pour ne parler que de nos compatriotes, presque tous les Français qui l’avaient approché rapportaient de cette rencontre l’idée d’un homme de premier ordre, égal à sa fortune. C’est la preuve qu’il savait trouver les mots qui convenaient à chacun d’eux. De même il paraissait capable de continuer l’œuvre de ses aïeux par sa puissance de travail et la conscience avec laquelle il prenait son métier de chef au sérieux. Regardons-le maintenant à travers les souvenirs du prince de Bülow. Un premier trait nous frappe : nous sommes devant un comédien. Il en a tous les caractères, le perpétuel étalage, le goût inné de la mise en scène, le souci constant de l’effet à produire. Mais c’est un de ces comédiens d’une espèce déconcertante, qui sont à la fois fourbes et sincères. Cette mise en scène est celle d’une situation qu’il souligne et qu’il outre, comme si elle n’était pas vraie, et elle est vraie. On dirait qu’il joue à l’empereur, et il est réellement l’empereur. Il joue au « seigneur de la guerre », et il est réellement le chef de l’armée. Réellement ?… Oui, par les circonstances et par sa propre conviction qu’elles justifient. Réellement ?… Non, l’issue a prouvé que ses attitudes n’étaient qu’un rôle. La désertion de 1918 n’eût jamais eu lieu si le fuyard avait eu le cœur d’un souverain qui ne se reconnaît pas le droit de démissionner et d’un militaire résolu à mourir plutôt qu’à reculer. Ce pitoyable écroulement moral contraste sinistrement avec les scènes et les propos que rapporte Bülow. Ainsi, en 1897, ce toast au prince Henri, partant pour l’Orient, où Guillaume lui recommande de frapper l’ennemi avec son « poing ganté de fer ». Ainsi cet autre discours où il célèbre la légende de terreur laissée par les Huns. Cette incessante affirmation de sa personne s’accompagne de la plus incohérente instabilité. Ses rapports avec ses ministres sont des alternatives d’engouements et de dénigrements qu’il manifeste avec une égale intempérance de langage. Tout jeune et prince héritier, il ne jure que par Bismarck, Il pousse si loin ses gestes de déférence que celui-ci va jusqu’à dire, rapporte Busch : « C’en est trop, son grand-père n’aurait pas fait cela !… » Puis, brusquement, il casse aux gages ce grand serviteur, comme un domestique encombrant ou indélicat, et il ne l’appelle plus que « le méchant ». Il en est de même avec Tirpitz. En se promenant avec Bülow dans le parc de Wilhelms-höhe, il exalte les talents du secrétaire d’État à la Marine qu’il appelle le « Maître », surnom que les camarades du grand amiral lui donnaient dans sa jeunesse. Dix ans après, il accable Bülow de reproches sous le prétexte qu’il l’a forcé à conserver Tirpitz. « Jusqu’à mon lit de mort », dit-il, « je vous en voudrai. »

Les récits de volte-face pareilles abondent dans ces Mémoires, sans compter celle dont fut plus tard victime Bülow lui-même. Leurs relations durèrent pourtant plusieurs années et c’est encore une preuve du génie psychologique du chancelier. Dès le premier jour, il avait discerné ce défaut de son prince et nous assistons presque à chaque page à son prudent travail pour se mettre en garde là contre.

II

D’où provenait cette instabilité si étrange que ses plus dévoués serviteurs se demandaient parfois s’il n’était pas fou ? Il est intelligent, instruit, laborieux. Bülow reconnaît qu’il est même capable de courage. Il monte à cheval avec un bras inutilisable et franchit bravement des haies et des fossés. A un moment, une excroissance apparaît dans sa gorge, qui rappelle le cancer de son père. Il se livre aux chirurgiens sans en paraître impressionné. Et puis, au moindre échec un peu grave, cette intelligence et ce courage lui manquent. Et combien à l’heure décisive de 1918 !

J’ouvre l’excellent Traité de psychiatrie du regretté Régis, le professeur de Bordeaux, et j’y trouve une étude sur les déséquilibrés que Magnan a si heureusement caractérisés du nom, classique aujourd’hui, de « dégénérés supérieurs ». Pas une de leurs caractéristiques qui ne s’applique au Guillaume II évoqué par Bülow. « Ce sont », dit Régis, « des êtres complexes, hétérogènes, formés d’éléments disproportionnés, de qualités et de défauts contradictoires, aussi bien doués par certains côtés qu’ils sont insuffisants par d’autres. » Reconnaissez-vous le personnage que son ancien précepteur Heinzpeter définissait si justement : « Tout officier de marine dirait que personne ne connaît mieux que Guillaume II les signaux maritimes, que pas un capitaine de vaisseau n’est aussi ferré sur le vocabulaire technique de la marine. Avec cela, il ne saurait conduire le plus petit bateau de Kiel à Eckernforde ? »

Que dit encore Régis ? « Ce qui manque aux dégénérés supérieurs, c’est la continuité, la logique, l’unité de direction. Il en résulte que, en dépit de leurs qualités souvent remarquables, ces individus sont incapables de se conduire d’une façon raisonnable, si bien que leur existence n’est pour ainsi dire qu’une longue contradiction entre l’apparente richesse des moyens et la pauvreté des résultats. »

Le plus significatif exemple peut être emprunté à la politique maritime du kaiser. Avec quelle intelligence il avait adopté, en 1897, les projets de Tirpitz, Bülow nous l’a montré ; et ce n’était pas là un simple caprice. Durant un voyage que le chancelier et le kaiser font ensemble en revenant de Peterhof : « Il m’expliqua », écrit Bülow, « sur la passerelle du Hohenzollern, pendant des heures et des heures, combien nous étions encore faibles en mer et combien était nécessaire l’accroissement de notre marine, projeté par lui et Tirpitz. » Ses vues sont justes, ses renseignements exacts. Et puis la guerre arrive, et c’est l’avortement.

Continuons à lire Régis. Nous voyons que ces déséquilibrés offrent tantôt un excès de nervosité émotive, tantôt un manque absolu de sensibilité, avec des alternatives d’activité et d’apathie, des emportements violents et des crises de désespoir. On se rappelle l’insensibilité de Guillaume II autour de l’agonie de son père, et puis le voici en 1908 qui, à la suite de séances désagréables au Reichstag et des attaques de Maximilien Harden, est obligé de se coucher. Il souffre d’un grand « choc nerveux », c’est l’expression dont l’impératrice se sert pour raconter à Bülow que son mari a des frissons, des crises de larmes et qu’il parle d’abdiquer. Quelques jours plus tard, dans une cérémonie au Rathaus, il lit un discours qu’on applaudit. Le voilà rétabli et qui joue gaiement avec ses bassets.

Il devait, en 1918, et dans des circonstances plus graves, manifester les anomalies essentielles de sa nature et abandonner son armée avec une de ces inconsciences qui témoigne d’un désarroi complet de la machine nerveuse.

III

Un problème se pose, auquel les Mémoires de Bülow permettent aussi de répondre. Comment un homme d’une telle extravagance a-t-il pu, de 1888 à 1914, c’est-à-dire pendant vingt-six ans, gouverner l’Allemagne et ses quatre royaumes, ceux de Prusse, de Bavière, de Bade et de Wurtemberg, ses onze duchés et grands-duchés, ses sept principautés, avec assez de suite pour que cet empire fédératif ait pu, durant les quatre années de guerre, tenir tête à la plus formidable coalition et avec une telle vigueur ? C’est que cet empire était l’œuvre, et le mémorialiste y revient sans cesse, du puissant ministre qui l’avait fondé, ce Bismarck dont Guillaume II n’a pas supporté la supériorité. Il écrivait à sa mère, au moment de la mort du vieux prince : « Ma tâche, à mon avènement, fut de délivrer la couronne de l’ombre accablante de ce ministre, de mettre la personne du monarque au premier rang et à sa place, de sauver l’honneur et l’avenir de notre maison, de la mettre à l’abri de ce grand voleur du cœur de notre peuple. Sans quoi, la maison des Hohenzollern n’existait plus… »

Il considérait donc que son devoir était d’abattre le fondateur de l’empire, « dans l’intérêt de sa couronne et de sa maison ». Ce sont encore ses termes. On sait où cette méconnaissance envieuse des services rendus aux rois de Prusse par leur génial serviteur a conduit l’ingrat. Mais l’œuvre politique du grand chancelier était si forte qu’elle a duré jusqu’à la catastrophe de 1914.

Considérons-en d’abord les éléments vigoureux. Nous verrons ensuite les germes de mort qu’elle portait en elle. Deux enseignements s’en dégagent qui ne sont contradictoires qu’en apparence. Voici le premier. D’un bout à l’autre des Mémoires de Bülow, cette Allemagne bismarckienne apparaît comme le pays de la discipline militaire. Une des gravures du premier volume nous montre le vieil homme d’État à Friedrichsruhe à la date du 28 juin 1897. Né en 1815, il a quatre-vingt-deux ans. Entre Bülow et Hohenlohe, tous deux en redingote, il se tient appuyé sur sa canne, mais en uniforme militaire, illustrant ainsi, lui, le vainqueur de 1866 et de 1870, la phrase célèbre qu’écrivait Mirabeau plus d’un siècle auparavant : « La guerre est l’industrie nationale de la Prusse. »

Lorsqu’à l’époque de Napoléon le baron de Stein, qui appartenait à la noblesse des bords du Rhin, se mit au service de cette Prusse guerrière, c’est qu’il n’apercevait pas d’autre moyen de préserver l’Allemagne des invasions. Quelque conflit que Bismarck ait pu avoir, après Sadowa et après Sedan, avec les chefs de l’état-major, il n’a pas cessé de leur donner la première place dans cet empire instauré par lui. Guillaume II a beau multiplier les incidents personnels, même les plus lucides de ses subordonnés, et qui le jugent le plus sévèrement, lui obéissent en soldats. Bismarck lui-même, si indigné soit-il intérieurement contre les procédés du maître, ne se révolte pas. Il a pu dire à Busch, au début du règne : « Ce jeune homme croit tout savoir et ça ne mène à rien de bon », il ne conspirera jamais contre ce persécuteur. Et les dernières paroles perceptibles dans son agonie, raconte Bülow, furent : « La raison d’État. » Il en avait frappé, pour toute l’Allemagne, un mot d’ordre militaire que les excentricités du kaiser n’avaient pu abolir. En pensant et agissant ainsi, Bismarck avait pratiqué cette grande loi de la continuité, si méconnue dans les temps modernes où l’on veut que le gouvernement, selon le dangereux système issu de Jean-Jacques, soit l’expression de la volonté nationale, c’est-à-dire de la majorité des habitants actuels du pays. Pour un Bismarck, cette volonté nationale, c’est le travail des générations successives maintenu dans la même direction. Il entend continuer avec son maître Guillaume Ier la besogne commencée par le Grand Électeur dans la seconde partie du dix-septième siècle et qui fut celle de Frédéric-Guillaume Ier et de Frédéric II. Depuis la mort de ce prince jusqu’à l’avènement de Guillaume Ier, des hésitations et des déviations se sont produites dans cette ligne de conduite. Bismarck les corrige à travers des luttes intérieures auxquelles mirent fin — toujours le mot de Mirabeau — des guerres heureuses.

IV

Nous tenons là une preuve, après tant d’autres, de la puissance du génie traditionnel. Mais voici le second aspect : pour y avoir manqué sur un point essentiel, l’œuvre de Bismarck s’est trouvée caduque. C’est qu’il y avait, en ce vaste pays qui s’étend du Rhin à la Vistule, deux traditions différentes : l’une, celle qu’a suivie Bismarck, et que nous venons de définir, était proprement prussienne ; l’autre, proprement germanique.

L’histoire d’un peuple nous montre l’action constante, à travers la diversité des événements, d’une disposition psychologique qui tient à la nature même des races qui le composent et aussi à la situation géographique de ce peuple. L’histoire de l’Allemagne est caractérisée par ce fait qu’elle a toujours été réfractaire à l’unité. Les Romains ont pu faire avancer leurs armées jusqu’à l’Elbe, probablement jusqu’à la Vistule : ils n’ont pu soumettre les habitants à la discipline de l’Empire. Quand à son tour la Germanie déborda sur cet Empire, l’invasion se fit par tribus séparés, et l’effort de Charlemagne pour réduire cette multiplicité n’aboutit qu’à un succès momentané. Moins de trente ans après sa mort, le traité de Verdun constituait à l’ouest du Rhin le royaume de Germanie, lequel, presque aussitôt, se partageait en trois royaumes : Saxe, Bavière, Souabe. Unifié de nouveau par Charles le Gros, il fut démembré rapidement, et, au dixième siècle, commença une lutte entre les éléments militaires et les éléments séparatistes dont cette simple appellation de Saint-Empire Romain Germanique indique la nature contradictoire et chaotique. Et c’est alors une succession de rivalités entre les princes, qui aboutit, au quinzième siècle, à l’existence simultanée de trois empereurs !

Le règne, presque ininterrompu pendant quatre siècles, de la maison de Habsbourg n’empêcha pas qu’en 1495 Maximilien Ier dut partager l’Empire en dix cercles et, deux cents ans plus tard, les princes allemands se liguaient pour disputer à Marie-Thérèse les possessions héréditaires de la maison d’Autriche. Pendant ce temps, la Prusse, érigée en royaume en 1701, grandissait, mais son développement n’empêchait pas que « les Allemagnes » — le pluriel est ici nécessaire — ne continuassent à vivre de leur vie propre. Et cela Bismarck, du moins, l’avait bien vu puisque son Reich fut une Confédération. Ce qu’il n’a pas vu, c’est qu’une fois ramassées dans un ensemble ces Allemagnes constituaient une masse ethnique, disproportionnée avec le reste de l’Europe occidentale, et qui ne pourrait durer que grâce à une domination imposée et maintenue par la force des armes. Paul de Saint-Victor écrivait, dans son beau livre Barbares et bandits, cette ligne saisissante de lucidité : « Pour que l’Empire Germanique usurpe l’Europe, il faut qu’il tue la France. » Et pas seulement la France, mais l’Autriche, mais la Russie, aujourd’hui la Pologne, demain l’Angleterre… Car cet immense territoire, dont les rivages vont des îles de la Frise à la baie de Dantzig, comporte une population si dense qu’elle doit, tout ensemble, fuser en Europe par-delà ses frontières et hors de l’Europe essaimer dans des colonies par une marine qui a rencontré inévitablement celle de la Grande-Bretagne. La paix sur le continent paraît donc inconciliable avec cette Allemagne militairement unifiée — et elle ne pouvait pas l’être, répétons-le, d’une autre manière — que Bismarck a tout ensemble voulue et subie. Son arrêt après Sadowa et ses hésitations, si elles sont vraies, devant l’annexion de la Lorraine prouvent qu’il était hanté par la vision des périls que susciterait la démesure de son œuvre, entreprise au rebours d’une loi de la nature politique indiquée par l’histoire.

Ce sont ces périls que Guillaume II a rencontrés tout au long de son règne et qu’il a tout ensemble redoutés et méconnus : lutte contre la France, lutte contre la Russie, lutte contre l’Angleterre. Qu’il n’en ait pas compris la gravité tragique, son orgueil fut cause de cet aveuglement. La phrase du poète antique : « L’orgueil, fils du bonheur, fatal à son père », aurait pu servir d’épigraphe à ces Mémoires de Bülow. Ils comportent pour nous une autre leçon, et d’abord que la paix de Versailles n’a pas été, elle non plus, attentive aux leçons de l’histoire. Les Alliés ont eu là une occasion, non pas, comme on l’a prétendu, de démembrer et de déchiqueter l’Allemagne, mais tout simplement, puisqu’elle était une Confédération, de parer aux menaces futures de sa redoutable unité en traitant séparément, à des conditions différentes, suivant leurs responsabilités, avec les différents États qui composent le Reich. Ils ne l’ont pas fait ; cette réduction de l’Allemagne aux Allemagnes ne paraît même pas avoir été conçue.

On a compris en revanche que la discipline militaire des Hohenzollern était l’élément actif qui rendait cette unité inacceptable pour une Europe répartie elle-même en États modérés. Toutes les discussions qui s’engagent et s’engageront à la Société des Nations n’ont pas d’autre principe : pour les dirigeants du Reich, reconstituer une force militaire comme celle qu’a précipitée sur nous le « Seigneur de la Guerre », et, en revanche pour ceux qui souhaitent vraiment la paix en Europe, le maintien à tout le moins d’un désarmement de l’Allemagne suffisant pour mettre à l’abri les nations environnantes. Il est trop évident que cet équilibre représente le plus difficile des problèmes de l’avenir.

Des livres comme les Mémoires de Bülow, quand on les médite, permettent du moins de s’en rendre compte.

XV. Un diplomate belge à Berlin

I

Parmi les livres publiés ces dernières années sur les origines de la grande guerre, aucun n’est supérieur en intérêt à celui que M. le baron Beyens, l’ancien ministre de Belgique en Allemagne, vient de publier sous ce titre : Deux années à Berlin (1912-1914)8. Le mot de mémoires n’eût pas convenu, et M. Beyens ne l’a pas employé. Son livre ne rentre en effet dans aucun des genres entre lesquels se rangent d’habitude les mémoires. La classe la plus abondante, semble-t-il, est celle des souvenirs écrits par des personnages mêlés à d’importants événements et qui survivent à leur œuvre. De tels documents ont une grande valeur quand ils émanent d’un homme mêlé à de grands événements ; leur défaut est de tourner aussitôt au plaidoyer. Une seconde catégorie de mémoires, ceux des témoins qui n’ont pas été acteurs, méritera-t-elle confiance plus entière ? Saint-Simon nous est une preuve que non. Les spectateurs de dehors ne sont pas moins partiaux, et ils sont moins renseignés. La véracité des mémorialistes qui laissent après eux simplement un journal intime n’est pas plus certaine. Car ce journal suppose une attitude de réflexion égotiste qui supprime du coup tout contrôle des faits. C’est ainsi que le tableau le plus inexact du monde littéraire dans le dernier quart du dix-neuvième siècle français aura été le journal d’Edmond de Goncourt. Dans celui de Maine de Biran, publié cette année et si intéressant du point de vue religieux, les pages consacrées à la politique sont extraordinaires d’irréalisme, entre autres celles sur les Cent-Jours et Waterloo.

Les souvenirs de M. Beyens peuvent-ils même être appelés de ce nom qui comporte encore une chance d’erreur, celle d’une déformation par la perspective ? L’ancien ministre de Belgique à Berlin a compris que la tragique époque durant laquelle s’est déroulée sa mission devait être présentée sans commentaires, je dirais presque sans impressions individuelles. Était-ce possible ? Il a essayé du moins de réduire ces impressions à un minimum,

grâce à un procédé très simple. Au cours de ces deux années, il avait dû tenir son chef à Bruxelles,

M. Davignon, au courant des incidents journaliers qui annonçaient pour son lucide regard la catastrophe menaçante. Il s’est dit avec raison qu’en dégageant de ses rapports des détails essentiels et en les reliant simplement par un récit de son existence officielle il rendrait présente à ses lecteurs une atmosphère d’attente où il a dû vivre lui-même. Il se dégage de ces notes une indiscutable réponse à cette question sur les responsabilités de la guerre, d’ailleurs reconnue à Versailles par l’Allemagne. Certains la discutent aujourd’hui, dont les sophismes, s’ils sont de bonne foi, ne sauraient tenir contre un témoignage dont la modération diplomatique augmente encore la force, car, ce trait particulier doit être noté également, le livre de M. Beyens est écrit du style volontairement surveillé d’un agent qui veut d’abord renseigner avec précision les dirigeants de son pays. Cette réserve professionnelle donne un pathétique singulier à ces pages qu’aucun Français ne lira sans émotion reconnaissante pour cet observateur qui nous représente, comme son généreux Roi, cette amitié belge qui nous fut si précieuse dans une heure inoubliable et tragique.

II

Atmosphère d’attente, viens-je d’écrire. Quand M. Beyens fut envoyé à Berlin, en mai 1912, on était au lendemain d’Agadir. L’horizon politique s’était à ce moment révélé bien sombre. Pour quiconque réfléchissait, il s’était agi là de tout autre chose que d’un incident. La situation de l’Allemagne expliquait trop ce conflit et en présageait tant d’autres. Son développement, depuis les guerres de 1866 et de 1870, avait été trop rapide et trop grand pour que sa place en Europe ne fût pas disproportionnée. Bismarck avait bien pu, au lendemain de Sadowa, parer à ce déséquilibre sur un point, grâce à une alliance avec l’Autriche qui assurait un accord entre les deux empires de l’Europe centrale. Mais cet accord lui-même, l’événement l’a montré, comportait un redoutable aléa : s’unir à l’Autriche, c’était se vouer d’avance à des difficultés peut-être insolubles avec la Russie, au cas où Vienne et Saint-Pétersbourg entreraient en lutte à l’occasion des populations slaves du Sud de l’Europe. Ce danger à l’Est s’aggravait d’un danger non moins redoutable à l’Ouest : amputée de l’Alsace, la France était concurrencée dans son expansion africaine par l’avidité colonisatrice de l’Allemagne trop peuplée, et le ressentiment de la défaite de 1870 ne pouvait que s’en exaspérer. Autre danger et pour la même raison du côté de l’Angleterre. Un empire colonial suppose une flotte : « Notre avenir est sur l’eau », avait dit Guillaume II ; mais cet accroissement de la marine allemande devait inquiéter la Grande-Bretagne, maîtresse incontestée des mers depuis plus d’un siècle, en sorte que la paix dont l’empire allemand avait besoin pour se stabiliser définitivement, dans les limites fixées par Bismarck, apparaissait comme exposée à bien des périls, et si précaire !

En présence d’une situation aussi complexe, comment les gouvernants de la Belgique n’eussent-ils pas tremblé des conséquences possibles d’un conflit entre les grandes nations, leurs voisines ? Certes, la neutralité belge était garantie, mais l’événement a prouvé aussi que de telles garanties ne tiennent pas devant le cynique « il faut ce qu’il faut » des hommes d’État sans scrupules. On comprend quelles délicates, on pourrait dire quelles dramatiques fonctions, de telles circonstances assignaient à M. Beyens, envoyé à Berlin dans un temps chargé de pareilles menaces : assurer, à force de prudence et de dignité, la sympathie et le respect de cette redoutable Allemagne ; démêler avec la perspicacité la plus avisée les allées et venues de son opinion publique, surtout les intentions secrètes de ses maîtres ; garder un contact discret, mais attentif, avec les représentants des autres puissances européennes accrédités comme lui auprès de l’Empereur allemand, quelle tâche, et dont nous constatons, dès les premières pages du livre du diplomate belge, qu’il l’a comprise !

Et d’abord c’est un diplomate en effet, fils d’un diplomate, et dressé à ce métier par son milieu et son éducation. Une des erreurs périlleuses de notre époque aura été de croire qu’un politicien quelconque peut être chargé sans inconvénients graves d’une mission diplomatique. Le diplomate, pour reprendre une théorie et une formule chères à Balzac, constitue une espèce sociale, comme le soldat, l’avocat, le médecin, le prêtre, c’est-à-dire qu’il possède des vertus spéciales produites par la discipline professionnelle, vertus de silence, de calcul, de tenue et en particulier de circonspection, — mot très bien fait, que l’on doit traduire par son étymologie : regard jeté à l’entour.

Nous voyons M. Beyens, à peine arrivé à son poste, procéder ainsi. Son premier soin est de contrôler sans idée préconçue le milieu où il doit défendre les intérêts de son pays, et surtout les autorités allemandes avec lesquelles il aura des rapports directs. Il nous raconte ses visites d’arrivée : à M. de Kiderlen-Wæchter, secrétaire d’État aux Affaires étrangères ; à M. de Bethmann-Hollweg, fourre toujours dedans ! » puis, revenant au télégramme, il déclare que ce premier succès ne décidera pas de l’issue de la campagne. Les Turcs se ressaisiront et il ne cache pas d’ailleurs qu’il forme des vœux ardents pour eux.

Si telle était chez le ministre des Affaires étrangères de l’Allemagne l’imprévoyance sur un problème aussi précis, quels devaient être son état d’incertitude et celui de tous ses collègues sur les autres problèmes si redoutablement complexes de la situation européenne ! M. Beyens, à l’occasion de la nomination du successeur de M. de Marshall à l’ambassade de Londres, fait remarquer que tous ces hauts personnages étaient choisis directement par l’Empereur. Jusqu’à quel point lui manquait le sens du talent de ceux qu’il employait, deux petits faits très significatifs le prouvent : la mise à la retraite du général de Hindenburg, avant 1914, et la nomination de l’incapable Moltke comme chef d’état-major général. Mais Guillaume II n’avait-il pas montré déjà son manque de discernement sur la valeur des hommes quand il s’était, au début de son règne, séparé de Bismarck après l’avoir démesurément flatté avant son avènement ? Il était ainsi, M. Beyens l’indique à plusieurs reprises, tour à tour excessif dans ses engouements et non moins dans ses défaveurs. Ses rapports avec Bülow sont un signe encore d’une disposition d’esprit qui ne lui permettait pas le recrutement de conseillers vraiment dévoués et supérieurs. De là des volte-face déconcertantes et qui traduisent sous des attitudes d’affirmation résolue un véritable désarroi intérieur. M.Beyens en rapporte un exemple étonnant : l’incroyable scène faite en public à Osman-Nizami pacha, l’ambassadeur de Turquie, à l’époque où se négociait à Londres le règlement de la crise balkanique. C’était à Berlin, au cours d’un concert officiel. Osman pacha revenait d’Angleterre. L’hiver précédent, il avait été l’objet des plus amicales attentions de Guillaume et voici que tout d’un coup, entre deux morceaux de ce concert, celui-ci se lève. Il se dirige, les sourcils froncés, vers l’ambassadeur de Turquie et, à très haute voix, « si bien », nous dit M. Beyens, « qu’aucune de ses paroles n’est perdue pour le voisinage », il crie à Osman qu’il est grand temps que la guerre prenne fin, qu’il le charge de transmettre à son gouvernement le conseil de conclure la paix au plus vite, et, lui tournant le dos, il ajoute : « La Turquie n’a plus rien à faire en Europe ; qu’elle rentre en Asie. »

C’est que lui-même, comme Kiderlen et l’Allemagne tout entière, a été déconcerté par les événements. Il a subi aussi, et tout le pays avec lui, cette contagion de l’esprit de guerre — indiscutable autant qu’inexplicable. Mais si l’histoire nous apprend l’existence de cette psychose collective, elle ne nous en donne pas le mot. Que l’Allemagne entière en ait été atteinte dans ces années 1912 et 1913, c’est ce que nous constatons dans ces souvenirs de M. Beyens à toutes les pages, en particulier à celle où il raconte les fêtes du jubilé de l’Empereur, lesquelles coïncident avec celles du centenaire de la bataille de Leipzig. Mané, Thécel, Pharès, ce titre d’un des chapitres du livre n’est que trop justifié. « Il y a en Allemagne », écrivait-il à M. Davignon en janvier 1913, « un parti puissant qui désire la guerre. » Et par là il faut entendre naturellement la guerre contre la France. Jusqu’à quel point Guillaume II influençait-il ce parti, jusqu’à quel point était-il influencé par lui, c’est un départ impossible à établir. Députés, généraux, diplomates, administrateurs, tous les chefs pensent de même, ils sont en accord complet avec la nation, et les épisodes que raconte M. Beyens sur le début et l’issue de cette tragique année 1913-1914 n’attestent que trop cette unanimité.

IV

De ces épisodes, le plus saisissant, celui aussi qui souligne avec la plus sinistre évidence la responsabilité totale de Guillaume II dans la guerre de 1914, c’est le discours qu’il tint au roi des Belges à Potsdam en novembre 1913. Au dîner de cour qui clôt une journée où les deux souverains ont eu un long entretien intime, le ministre belge observe sur la physionomie du roi Albert une expression de gravité qui s’intensifie jusqu’à la tristesse au cours d’un entretien que le prince engage avec le général de Moltke. M.Beyens en a l’explication, dès le lendemain, par une confidence du roi qui le charge de rapporter ces propos, en demandant le plus grand secret, à M. Jules Cambon. L’attente d’un événement décisif est devenu chez Guillaume II une obsession. Il a déclaré au roi que la situation politique en Europe est intolérable, et cela par la faute de la France. Il considère donc une guerre avec cette puissance comme nécessaire et prochaine. Le roi, qui connaît notre pays, lui affirme en vain que nous sommes profondément pacifiques, et que l’image d’une France belliqueuse n’existe que dans son imagination. Peine perdue. L’empereur persiste à considérer le conflit comme inévitable, et la victoire allemande comme certaine, vu la supériorité de son armée.

Les déclarations du général de Moltke ont été identiques : guerre inévitable et prochaine, victoire assurée. M.Beyens se demande le motif d’une pareille confidence au roi Albert, certainement préméditée. Le kaiser a-t-il voulu savoir quelle serait la réaction belge en cas d’un heurt sanglant entre ses deux grands voisins ? Le passage par la Belgique était dès longtemps décidé par le plan d’attaque du grand état-major. Avertir ainsi le roi, c’était l’inviter à préparer la défense de sa neutralité ou bien tenter un fléchissement de sa conscience devant l’imminence du péril. Étant donné le caractère de Guillaume II, il faut, semble-t-il, chercher la cause d’une pareille intempérance de langage dans sa névropathie foncière de dégénéré supérieur et reconnaître là une décharge, comme un exutoire d’une obsédante anxiété. Cette même névropathie explique le mélange de volonté systématique et d’hésitation qui caractérise chez l’Empereur les mois qui s’écoulent entre cette conversation révélatrice et l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand. Presque aussitôt des événements se sont produits à Saverne qui ont beaucoup ému l’opinion publique allemande. Ils pouvaient être l’occasion de l’éclat du conflit, ils ne l’ont pas été. D’autre part les difficultés entre les délégués français et les délégués allemands au sujet de la Banque ottomane ont rendu « encore plus lourde et plus épaisse » — ce sont les termes de M. Beyens — l’atmosphère de haine et de défiance entre les deux peuples. La tragique décision recule encore. Vis-à-vis de l’Angleterre, de la Russie, la diplomatie du kaiser fait des tentatives pour que la France se trouve seule en face de l’Allemagne quand la guerre éclatera. Et nous voici de nouveau devant cette incapacité dans la prévision qui avait déjà frappé M. Beyens lors des événements balkaniques. Il est bien probable, en effet, que, si Guillaume II et ses ministres avaient eu la certitude que l’Angleterre se rangerait au parti qu’elle a pris au mois d’août 1914, ils auraient reculé devant leur entreprise. Un égarement d’esprit, inexplicable sinon par la fièvre de l’obsession, a pu seul faire méconnaître à Guillaume II, Anglais par sa mère et par sa grand’mère, cette règle constante de la politique anglaise : l’indépendance des ports belges à l’égard des puissances européennes. Envahir la Belgique, ce n’était pas seulement manquer à un engagement d’honneur, c’était atteindre la Grande-Bretagne au plus vif de sa sensibilité nationale et la jeter dans le conflit. La confiance dans l’écrasante supériorité de la force allemande l’emporta chez le petit-fils de la reine Victoria sur toutes les réflexions de la prudence. Et ce long malaise de l’Allemagne se résolvait par l’éclat que l’on sait, dans cette fin du mois de juillet 1914, dont M. Beyens nous raconte les terribles heures avec une éloquence d’autant plus poignante qu’elle est plus contenue.

V

On ferme le livre avec une reconnaissance émue, je le répète, pour le grand ami de la France qu’aura été son auteur dans une période si grave, et un conseil s’en dégage : celui de rester forts si nous voulons que le colossal magnat germanique ne se précipite pas sur nous de nouveau dans quelque nouvel accès de la furor teutonicus. Elle est contre nature, cette unité, ou plutôt cette prussification du Reich, qui contredit les traditions séculaires de l’histoire d’outre-Rhin. Pouvait-on, en 1918, puisqu’on était en présence d’une fédération, détruire cette unité en traitant séparément avec les divers États que le funeste génie de Bismarck avait ramassés en un bloc ? Certaines pages des souvenirs où M. Beyens nous raconte ses visites aux princes des divers États ainsi fédérés permettent de le croire. C’est toujours la phrase mélancolique du sage historien romain : Prœterita magis defleri quam corrigi possunt.

XVI. Joffre.
Le soldat.

J’ai eu le douloureux privilège d’être admis à saluer le maréchal Joffre quatre jours avant sa mort, alors qu’il avait encore sa pleine connaissance. Je garderai toute ma vie le souvenir du masque de ce mourant qui conservait, même dans l’agonie, toute sa fermeté d’âme. Ses traits le disaient, si fiers, et tendus dans la plus courageuse endurance. Il avait eu l’énergie de se faire raser pour obéir, jusqu’au bout, au principe militaire de la tenue. Il ne gémissait pas. Il demeurait le « Taciturne » de l’époque tragique de la Marne, et j’avais le sentiment d’être devant un bien noble exemplaire de ce personnage en qui se réalisent quelques-unes des vertus essentielles d’une société civilisée : le soldat.

Un soldat, — c’est d’abord le représentant par excellence de la discipline, que le dictionnaire définit dans des termes qui en marquent toute la valeur : « Discipline : règle de subordination et de bon ordre imposée aux membres d’un corps. » Toute la carrière de Joffre n’est que cela. En 1870, il a dix-huit ans. Il est à l’École polytechnique. La guerre éclate, il y prend part comme sous-lieutenant. Il sort de l’École dans le génie. Ses chefs l’emploient aux ouvrages de défense entrepris autour de Paris. C’est l’époque, ensuite, des expéditions coloniales. Le voilà en Extrême-Orient, au Tonkin, à Formose. On l’envoie ensuite au Soudan ; il travaille au chemin de fer du Niger. Le massacre de la colonne Bonnier fait de lui le chef d’une expédition vengeresse, qui entre à Tombouctou. De l’Afrique de l’Ouest, il est transporté à celle de l’Est. Il organise à Madagascar les défenses de Diégo-Suarez, et Gallieni le fait nommer général. Il rentre en France, où il est d’abord directeur du génie ; puis, il commande une division d’infanterie, un corps d’armée. Il siège au Conseil supérieur de la guerre. Il est désigné comme généralissime, et l’invasion de 1914 lui donne l’occasion de montrer quels dons de chef possédait cet homme, qui avait accepté et pratiqué avec tant de modestie et de conscience des tâches qu’il ne s’est jamais permis de trouver secondaires parce qu’elles lui étaient commandées. Cette obéissance dans la hiérarchie est une de ces vertus que j’appelais tout à l’heure essentielles, et que l’armée maintient dans la nation. Il en est une autre qui tient à celle-là et que le maréchal J’offre a pratiquée, jusque dans la gloire ; l’effacement de la personne. Rien de plus significatif que le silence gardé sur lui-même pendant et après cette bataille de la Marne, dont il se refusait à tirer vanité.

Je m’excuse de rappeler ici une anecdote très simple, mais aussi rend-elle bien ce caractère de simplicité du bon ouvrier de la victoire. C’était à l’Académie française. Des polémiques pénibles s’étaient engagées dans la presse autour de son nom. La cordialité de nos relations me permit de lui dire sur un ton enjoué qui lui prouvait le dédain que m’inspiraient ces attaques :

  • — « Eh bien ! maréchal, avez-vous toujours gagné la victoire de la Marne ? »
  • — « Je n’en sais rien », me répondit-il ; « mais ce qui me fait bien plaisir, c’est qu’elle a été gagnée. »

Cette absence de cabotinage est encore une des caractéristiques du soldat. Il est d’abord un homme d’action à qui le sens du danger et de la responsabilité impose le sérieux dans la réflexion. Tous ceux qui ont approché le maréchal Joffre ont pu noter ce caractère si frappant de son visage : la gravité dans la bonhomie. Ainsi s’explique, aux heures angoissantes qui ont suivi Charleroi, l’atmosphère de calme qui émanait de cette personnalité que l’on sentait si consciencieuse et si vraie. Le maréchal Foch aimait à raconter cet entretien, à la fois héroïque et plaisant, qu’il eut avec son glorieux confrère, durant les jours les plus dangereux du mois d’août 1914. Il était venu aux ordres, au Grand Quartier, et, après quelques heures d’un travail fait en commun, une fois les décisions arrêtées, il attendait, avec l’inquiétude que l’on devine, les renseignements supplémentaires que pouvait lui donner celui qui savait toute la vérité sur la situation présente.

  • — « Nos dossiers fermés », racontait Foch, dont je transcris presque textuellement les paroles, « Joffre demeura un moment silencieux. Puis il me dit du ton d’un hôte qui reçoit un invité : « Aimez-vous le veau ? » Et sur ma réponse un peu déconcertée : « Nous n’avons pas autre chose à « dîner aujourd’hui », continua-t-il. « Comment « l’aimez-vous ? » Et il se mit à énumérer les différentes manières de l’apprêter… « Vous ne pouvez pas savoir », concluait Foch avec son bon rire, « quel bien il m’a fait en me parlant ainsi ! Nous avions pris toutes nos mesures, nous ne pouvions plus rien changer aux résolutions arrêtées, les discours étaient inutiles et n’auraient fait que nous énerver tous deux. Je pensai : « Du moment que le chancelier de l’empire ; à l’Empereur lui-même. Autant de petits portraits, de silhouettes plutôt, d’une ligne à peine appuyée ; mais l’essentiel du personnage est là : nous voyons Kiderlen, ce Souabe de souche bourgeoise, dont la face de bouledogue s’éclaire d’un regard malicieux ; il aime la chasse, les gros cigares, le bon vin, mais il est un manieur de gens très pénétrant, très habile. Bismarck l’a jadis protégé, il reste un des favoris de Guillaume II que son esprit caustique amuse.

M. de Bethmann, lui, est un homme du monde, grand travailleur et fonctionnaire exemplaire ; il dissimule ses projets politiques sous un sourire engageant, mais il est surtout préoccupé de ce qu’il appelle lui-même, en parlant de son succès au Parlement lors du vote de la loi sur le renforcement de l’armée : la sécurité de l’Allemagne, et l’ennemi de la social-démocratie. Cette haine est partagée par l’Empereur, que M. Beyens a connu à Bruxelles. Il nous le montre déjà vieilli, revêtu de l’uniforme bleu et rouge des hussards de sa garde, parce que le dolman aux zibelines somptueuses dissimule son bras gauche infirme. Et tout de suite, les sourcils froncés, un éclair dans ses yeux bleus, il regarde fixement le ministre du roi des Belges. Il insiste sur l’urgence d’une solidarité de tous les princes en face du péril républicain, et d’une voix rauque : « Répétez bien mes conseils à Albert », insiste-t-il.

Quel contraste entre la physionomie de cet impérial cabotin et celle de l’ambassadeur de France, que M. Beyens évoque presque aussitôt ! M. Jules Cambon aura été, durant ces années difficiles, le plus habile adversaire que nous pussions opposer à la politique à la fois brutale et retorse de l’Allemagne. M.Beyens nous le décrit en des termes qu’il faut citer : « Simple et bon enfant, la lèvre ironique et souriante, avec une bonhomie spirituelle qui dissimule des dons redoutables, une finesse d’esprit qui pénètre la pensée de son interlocuteur, une promptitude à la riposte qu’aucune attaque ne désarçonne, un sang-froid qu’aucun incident ne prend en défaut. Mais aussi quelle loyauté ! » Et le ministre belge conclut en sortant de l’ambassade de France : « Je sentis que j’avais là un ami. » Déjà, dès ces premières visites, la sensation du malaise est perceptible à tant de signes. M.Cambon qualifie la situation européenne d’inquiétante. L’ambassadeur de la Grande-Bretagne, Sir Edward Goschen, parlant de l’envoi à Londres d’un nouvel ambassadeur, M. de Marshall, énonce le plus pessimiste des pronostics sur l’avenir des relations entre Londres et Berlin. L’ambassadeur italien, M. Pansa, ne dissimule pas ses craintes sur les rapports de la Grande-Bretagne avec l’empire des Hohenzollern. A tous ces signes d’antagonisme secret se joint l’attitude de la presse allemande vis-à-vis de la France. Une crainte s’y manifeste sans cesse, ou directement avouée, ou sous-entendue, celle de l’encerclement. L’hypertrophie de l’Empire Germanique se fait sentir à l’Allemagne elle-même par son heurt avec les puissances qui l’entourent. De là à conclure que ce heurt est voulu et aggravé par ces puissances, le passage est insensible. La tentation de la guerre préventive travaille déjà le peuple tout entier et son chef qui ne fait qu’un avec lui.

III

A la fin de cette année 1912, un premier incident éclate qui s’accorde trop avec l’inquiétude générale du monde européen pour ne point passionner tous les esprits, c’est la grande crise balkanique déclenchée par la déclaration de guerre du Monténégro à la Turquie. Les Serbes, les Bulgares, les Grecs vont suivre, et que d’intérêts plus ou moins avoués se trouvent engagés dans le conflit ! L’Allemagne est attachée à la Turquie par tant de liens politiques et économiques ; il en est de même de l’Autriche et de la Roumanie ; d’autre part les Balkaniques sont épaulés par la Russie ; la conflagration va-t-elle éclater dans tout le continent ?

Le péril est tel qu’un premier effet se produit, dont M. Beyens explique très intelligemment les causes : l’hostilité des grandes puissances entre elles est suspendue un moment. La République française a prêté trop d’argent à la Turquie, le gouvernement impérial, l’Autriche et la Roumanie ne peuvent pas embrasser le parti de l’Islam contre des nations chrétiennes. Il en résulte un commun effort pour localiser le conflit dans la péninsule. Mais combien cet effort risque d’être inefficace, une anecdote rapportée par M. Beyens l’atteste. Les hommes d’État les mieux renseignés n’ont aucune idée exacte sur la valeur des forces en présence. Le 29 octobre, à la date où les belligérants se trouvent en présence dans les plaines de la Macédoine, M. de Kiderlen donne un dîner auquel M. Beyens est invité. Le ministre allemand est de la plus joyeuse humeur. On lui apporte, après le potage, un télégramme de l’agence Wolff annonçant la victoire des Bulgares à Kirkilissé. « Ce n’est pas possible », s’écrie-t-il, « une armée de paysans battre des troupes d’une solidité éprouvée ! » Un autre fonctionnaire de la Wilhelmstrasse arrive et confirme la nouvelle. La déception de plus en plus profonde de Kiderlen se lit sur son front. Il se met à parler politique avec une nervosité singulière : « Ah ! » dit-il, par exemple, en nommant M. Jules Cambon, « il est bien plus malin que moi, il me « le généralissime est si tranquille, c’est qu’il sait « des choses que je ne sais pas et qui le rassurent. » Et je me sentis devenir aussi calme que lui. »

Quelle bonhomie de nouveau dans ce récit d’un grand homme de guerre sur un autre ! Comme l’on aime à constater cette camaraderie qui est encore une des vertus militaires et l’humble mise en dehors de cet esprit de solidarité qui fait la force de l’armée !

Il y a, certes, dans l’émotion populaire qu’a provoquée la mort de Joffre, la gratitude pour l’immense service qu’il a rendu au pays en 1914 ; mais il y a aussi le sentiment instinctif que « le Taciturne », comme on continue à l’appeler, a représenté cette armée dans sa plus haute expression morale. Balzac, que l’on rencontre toujours quand on cherche à dégager les lois profondes de la vie sociale, écrivait, dans la préface de la Comédie humaine ces phrases que je ne me lasse pas de citer :

« … La société ressemble à la nature. Elle fait de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie. Les différences entre un soldat, un ouvrier, un administrateur, un avocat, un oisif, un savant, un homme d’État, un commerçant, un marin, un prêtre, sont, quoique plus difficiles à saisir, aussi considérables que celles qui distinguent le lion, l’âne, le corbeau, le requin, la brebis, etc.

Il a donc existé, il existera de tout temps des espèces sociales comme il y a des espèces zoologiques. »

Ce génial observateur eût admiré dans le maréchal Joffre un représentant supérieur de l’espèce militaire. Comment citer cette phrase de Balzac sans se rappeler l’Appel des armes, de notre Ernest Psichari, tué à Charleroi, et cette déclaration si émouvante quand on pense à cette fin : « L’existence de l’armée est nécessaire moralement dans une nation… Elle lui apporte un principe utile à sa vie. Nous avons, nous autres soldats, une mystique qui n’est qu’à nous, qui n’est interchangeable avec aucune autre. Nous sommes, nous autres officiers, un peu plus qu’un métier, un peu plus qu’une profession. Au point de vue de l’ensemble de la société, nous ne sommes guère comparables qu’au prêtre et au savant. »

C’est pour avoir été, avec une intensité supérieure et magnifiquement sincère, l’homme de cette mystique que le maréchal Joffre restera, dans la tradition française, un des meilleurs serviteurs qu’ait jamais eus le pays.

XVII. En l’honneur du Maréchal Fayolle

Quel Français aura pu lire sans émotion la page écrite par le maréchal Pétain en faveur du monument que l’on veut ériger au maréchal Fayolle ? Ces quelques lignes évoquent dans un raccourci saisissant l’action militaire du vainqueur de Clarency et la haute personnalité morale qui faisait de cet homme de guerre, pour ceux qui l’ont approché, le vivant représentant de l’honneur, du devoir, et aussi de l’intelligence.

Pour moi qui me trouvais avec lui en Auvergne, lors des fêtes du tricentenaire de Pascal au mois d’août 1923, je l’entends encore dans la salle de l’Académie de Clermont nous parlant de l’auteur des Pensées en des termes qui prouvaient sa familiarité avec ce grand livre. Je me revois le lendemain dans ce même Clermont, suivant pour lui rendre visite une vieille et paisible rue qui contourne l’ancien évêché. Elle s’appelait, si mon souvenir est exact, la rue de l’Oratoire. Il habitait là une maison d’autrefois avec un jardin. Quelle impression à regarder se promener méditativement parmi ses fleurs, dans le silence de cette retraite provinciale, le héros qui commandait en 1915 le 33e corps, la 6e armée en 1916 et dont le décret lui conférant la médaille militaire disait en 1919 : « Merveilleux soldat qui, depuis 1914, n’a cessé de lutter contre l’ennemi. En 1918 l’a saisi à la gorge, a pris une part prépondérante à la victoire. A dirigé les opérations de ses armées avec une sûreté de jugement et une décision incomparables. A les plus beaux titres à la reconnaissance de son pays. » Et ce grand chef était là, si dignement simple dans ce décor modeste, causant d’idées, évitant toute allusion à sa gloire, écoutant les cloches voisines de Notre-Dame du Port, l’antique basilique du douzième siècle, à l’ombre de laquelle s’est prêchée la première croisade. Comment ne pas se rappeler le mot de Pascal, précisément, sur Épaminondas qui « unissait », disait-il, « l’extrême valeur à l’extrême bénignité. On ne montre pas sa grandeur », ajoutait-il, « pour être à une extrémité mais bien en touchant les deux à la fois et en remplissant tout l’entre-deux. »

A notre époque de pacifisme morbide, des hommes comme le maréchal Fayolle servent encore au sens civique et profond du mot, en illustrant par leur exemple cette grande vérité sociale que l’unique fonction de l’armée n’est pas de se battre. Elle a aussi pour mission de représenter dans la patrie certaines vertus de discipline et d’ordre qui ont fait écrire à un autre moraliste : « L’homme le plus honnête est ordinairement le militaire honnête. » Et il continuait : « Dès que le soldat a remis l’épée au fourreau, la sainte humanité reprend ses droits et peut-être que les sentiments les plus exaltés et les plus généreux se retrouvent chez les militaires. »

Comme on éprouve la justesse de cette remarque à suivre la carrière du maréchal Fayolle de 1870 à 1914, durant cette longue période qui s’étend entre Sedan et la Marne, et quel enseignement ! Originaire du Plateau Central, il grandit dans l’atmosphère pieuse d’une famille bourgeoise où survivait le souvenir d’un ancêtre, un capitaine Cévenol des guerres du seizième siècle. Cette tradition, jointe au douloureux sentiment du désastre national, détermine sa vocation. En 1873 il entre à l’École polytechnique et le voilà qui franchit toutes les étapes sans éclat particulier. Capitaine en 1882, chef d’escadron en 1895, colonel en 1907, brigadier en 1910 et, le 14 mai 1914 atteint par la limite d’âge, il passe au cadre de réserve. Dans l’entre-temps il avait professé à l’École de guerre le cours de tactique appliquée d’artillerie et développé là des idées sur le rôle de cette arme, qui devaient se vérifier dans le terrible conflit de 1914.

Sa carrière semblait close. Elle avait été toute droite, toute professionnelle. Dans la notice le concernant et rédigée par la section historique de l’année, une parole de lui est rapportée où il a comme résumé lui-même ses quarante années de labeur obscur : « Quand on a eu l’honneur d’être à la tête d’un régiment, j’estime », a-t-il dit, « qu’on est bien payé d’une vie militaire. » C’était affirmer qu’il était fier d’avoir, durant près d’un demi-siècle, su obéir et commander. La guerre de 1914 n’aurait pas donné à un Fayolle l’occasion de développer ses magnifiques qualités de chef qu’il eût tout de même pu employer ses dernières années, comme il disait encore, « à regarder la vie », avec la conscience de n’avoir rien à regretter dans l’emploi qu’il avait fait de sa destinée.

Au cours des débats qui se sont prolongés dans le Parlement et dans la presse sur l’organisation de l’armée il ne semble pas que l’on ait tenu assez compte du rôle moral que joue dans le pays un soldat du type de celui-là. Il est un exemple. Si ce mot vient comme on l’a prétendu du verbe latin exinere, « tirer dehors », il prend son sens originel dans cette action de l’officier digne de ce nom qui, par son autorité d’abord, puis par sa seule existence, fait sortir de ceux qui travaillent sous lui et même qui l’approchent simplement, les énergies dont il est l’incarnation : le courage, l’acceptation de la hiérarchie, le sacrifice à l’intérêt commun. S’il est légitime d’honorer, comme nous le faisons aujourd’hui, la foule anonyme des dévoués de la guerre, en saluant la tombe du Soldat inconnu, il ne l’est pas moins d’élever des monuments personnels aux chefs, sans lesquels cette foule, toute brave qu’elle fût, n’aurait été qu’une horde. Ici encore l’étymologie a sa signification profonde : monumentum dérive de monere : avertir. En même temps que la statue d’un héros est la consécration d’une gloire, elle rappelle des dangers courus et qui peuvent revenir, et elle affirme la nécessité de certaines vertus qui ont sauvé le pays. Ces vertus ne furent pas la création de la circonstance ; elles ont dû la précéder et s’élaborer par des individualités représentatives. Chaque officier en est une. Son rôle, s’il veut le remplir tout entier, est de maintenir un Idéal distinct de celui du simple citoyen, mais sans lequel ce citoyen ne serait pas protégé. Il y a pire, il serait diminué. Dans son beau roman : l’Appel des armes, le petit-fils de Renan, Ernest Psichari, qui devait aux premiers jours de la guerre apporter à sa doctrine le témoignage de sa mort, assimilait déjà l’officier au prêtre et au savant. Il disait — je l’ai rappelé déjà à propos du maréchal Joffre —  : « Nous avons une mystique qui n’est qu’à nous et qui n’est interchangeable avec aucune autre. Nous sommes un peu plus qu’un métier, un peu plus qu’une profession et dans l’ensemble de la société nous ne sommes guère comparables qu’aux prêtres et aux savants ! »

Je ne sais si le maréchal Fayolle avait lu ces lignes, mais elles donnent si bien le sens de toute sa vie qu’elles pourraient être gravées sur son tombeau. Et ce sera la leçon du monument que son glorieux frère d’armes, le maréchal Pétain, nous propose d’élever à un grand soldat.

XVIII. La poésie de Chantilly

I

Un des écrivains qui servent le mieux dans la presse la pensée française, M. Lucien Corpechot, a résumé un jour, d’un mot très heureux, à l’occasion de Versailles, le caractère des parcs et des parterres dessinés par Le Nôtre. Il les appelle « les jardins de l’intelligence ». Que de fois je me suis répété cette formule sur les terrasses du château de Chantilly, en regardant ces allées et ces pièces d’eau qui faisaient déjà l’admiration de Bossuet, comme l’atteste un passage connu de l’oraison funèbre du Grand Condé. Peut-être même Chantilly réalise-t-il, plus encore que Versailles, cet Idéal défini par M. Corpechot, car la personnalité de l’intellectuel princier que fut le duc d’Aumale se manifeste ici par d’innombrables détails. C’est une pensée ajoutée à celle du dessinateur de ces horizons pour la préciser et l’humaniser davantage.

Les jardins de l’intelligence ! Cela signifie une nature à la fois respectée et ordonnée. A Chantilly, allez aussitôt vers l’entrée du parc et considérez ces avenues aménagées dans ce bord de forêt. Les arbres séculaires ont poussé en toute liberté, mais ils ont été choisis, à cause de la place où ils avaient grandi, pour être conservés d’après l’intention de l’artiste, qui voulait que les abords de cet asile d’ombre et de silence ressemblassent à ceux de l’intérieur d’une cathédrale. La calme gravité de la vie végétative n’a-t-elle pas quelque chose de religieux ? Tournez-vous ensuite, et caressez vos yeux aux gaies et fraîches verdures des gazons ensoleillés, aux reflets des eaux dans lesquelles descend la joie lumineuse du ciel. Ces verdures sont, elles aussi, distribuées. Ces eaux captées leur servent d’encadrement. Voici que se dégagent comme les traits d’un visage, immobile et vivant, que vous n’oublierez pas plus que les traits d’une face humaine. C’est toute la sérénité de la campagne, mais nettoyée, si l’on peut dire, de son foisonnement, mais laissant transparaître partout le travail de l’artiste, son goût de la beauté modérée et raisonnable. C’est le plein air, c’est l’espace, et c’est un salon. Vous vous rendrez compte à chaque regard que vous êtes devant l’œuvre méditée d’une civilisation où l’esprit s’est raffiné sans perdre le sens de la beauté simple, où, s’étant donné à lui-même un code de sagesse et de mesure, l’homme en projette le symbole autour de lui, dans l’aspect des choses parmi lesquelles il promène ses loisirs et ses rêveries.

II

Parmi ces pièces d’eau sur lesquelles errent paisiblement les cygnes, au bord de ces allées qui encadrent ces gazons, des statues surgissent. Approchez-vous et lisez les noms inscrits sur les socles : Condé, Bossuet, Le Bruyère, Molière, Le Nôtre. Est-ce un hasard qui a rassemblé au bas de cet escalier ces cinq personnages, tous supérieurs, mais si différents de gloire et de destinée ? Non. Cette réunion a été décidée par le dernier héritier de ce domaine de Chantilly, lequel a voulu que ces jardins de l’intelligence fussent aussi ceux de l’histoire et de la tradition. Le Grand Condé fut le maître et le seigneur de ces pelouses et de ces étangs. Il jouissait de sa gloire au bruit de ces eaux « qui ne se taisent ni jour ni nuit », disait Bossuet à ses funérailles. Son image est là, et celle également de l’admirable évêque dont la parole l’a célébré avec une magnificence digne du vainqueur de Rocroy. La Bruyère fut précepteur ici. Le voilà dans le voisinage de cette allée des philosophes où il aimait à cheminer avec ses amis.

Son masque réfléchi s’accorde si bien avec ce décor de mesure, lui qui résumait tout l’art d’écrire dans cette phrase : « Voulez-vous dire : il pleut ? Dites, il pleut. » Et Molière lui fait vis-à-vis. Le « grand et malheureux Molière », comme l’appelait le duc d’Aumale en montrant au château son portrait par Mignard, vint à Chantilly avec sa troupe représenter quelques-unes de ses pièces, dévouées toutes, elles aussi, au service de la mesure. Une cinquième statue lui fait pendant, celle de Le Nôtre. Le génie de la guerre, le génie de l’éloquence sacrée, le génie du style, celui du théâtre, sont groupés autour du génie des jardins, attestant par ce voisinage que toutes les énergies de la société d’alors se tenaient toutes, dévouées à l’affirmation d’un même principe, celui de l’ordre français.

Remontez les marches de l’escalier descendu tout à l’heure et venez apprendre devant l’effigie équestre du connétable de Montmorency, un des châtelains de Chantilly avant Condé, que cet ordre français ne s’est pas improvisé par le miracle d’une génération unique. Cet ordre était un résultat, le legs d’un passé dont vous avez devant vous un des ouvriers. Solidement assis sur son cheval, l’épée à la main, ce héros, mort au champ d’honneur, après combien de batailles, regarde, vers la porte du donjon, reconstruit à la place où il avait le sien, deux statues, copiées de celles qui décoraient l’entrée de son autre demeure, le château d’Écouen. Ce sont les esclaves ébauchées par Michel-Ange et qui se trouvent aujourd’hui au musée du Louvre. Il semble qu’en les mettant à cette place, le duc d’Aumale ait voulu doubler la grande leçon d’histoire que vous venez de recevoir d’une autre leçon, celle de la brièveté de nos destinées. Ce cavalier n’est que l’image d’un des puissants du monde, qui n’a même plus devant lui la réalité des deux marbres sublimes, orgueil jadis d’une de ses maisons. Approchez-vous et lisez les inscriptions des pierres dressées autour de son monument. C’étaient des bornes sur lesquelles se voient encore indiquées les limites qui séparaient les domaines du connétable de ceux des propriétaires voisins. Le duc d’Aumale les a fait rechercher, ces bornes, éparses dans les environs. Plusieurs étaient à demi enterrées. Le Bossuet dont nous venons de saluer la mémoire commenterait en termes bien émouvants ce témoignage du peu que représente la grandeur humaine. Oui, bien peu, mais l’exemple reste, et l’attitude militaire du soldat du seizième siècle exerce du haut de son piédestal une propagande de courage qui survit aux splendeurs de ses richesses évanouies. Bien peu, mais l’héritage reste, et ce parc n’étendrait pas devant nous ces feuillages, ces miroirs d’eau, et les parterres n’enchanteraient pas nos yeux si une lignée de seigneurs n’avait pas existé, dont les efforts se sont continués pour créer cette oasis de beauté.

III

« Oasis », dit le dictionnaire de Littré, « tout lieu où l’on se repose après une agitation violente ou de longs malheurs ». Cette définition évoque aussitôt, pour ceux qui ont approché le duc d’Aumale, la pathétique figure de ce prince. Elle nous révèle la raison de l’attrait qu’exerça sur lui ce cadre de nature et d’art, où il se réfugia au retour d’un exil qui lui avait été si dur. Lui aussi, comme ses prédécesseurs, Montmorency et Condé, il descendait d’une race très haute, la première de son pays, et cette origine, au lieu de lui permettre un plus libre emploi de ses facultés, le paralysait, puisque, né en 1822, il lui avait fallu, en 1848, c’est-à-dire au début même de sa maturité, quitter la patrie et renoncer au métier dont il avait un sens si averti et qu’il aimait passionnément, — il l’avait prouvé en Algérie, — celui des armes. A peine, à son retour, après 1870, lui fut-il donné de revêtir à nouveau son uniforme de grand Africain, le temps de prononcer au procès du redditeur de Metz sa parole où se ramasse la foi de toute sa vie : « Monsieur le maréchal, il restait la France. » C’est à la France qu’il a voulu léguer, après l’avoir si pieusement restauré et aménagé, ce sanctuaire de Chantilly dont le charme s’achève en méditations ennoblissantes pour qui sait recevoir l’enseignement de ces horizons, de ces statues et des glorieux souvenirs qui se lèvent ici à chaque pas.

XIX. A Chantilly9

Messieurs et chers Confrères,

Ceux d’entre vous qui ont visité le musée Condé cette année, les jours où les portes s’ouvrent au public, ont pu constater de visu que la vogue de notre Chantilly ne diminue pas. Le dimanche, notamment, la foule est parfois si dense que la circulation en est gênée. C’est la preuve que la grande leçon d’art, d’histoire et de nature, voulue par le duc d’Aumale, se prolonge et se prolongera de génération en génération.

Certes, elle est reçue bien inégalement par les curieux qui viennent passer là quelques heures ; mais les plus distraits en bénéficient tous de quelque manière. Ceux-ci, en parcourant nos galeries, s’initient à l’Idéal poursuivi et réalisé par des peintres qui se sont appelés Raphaël, Poussin, Mignard,

Philippe de Champaigne, Delacroix, Decamps, Fromentin. Je cite au hasard de mes propres souvenirs. Ceux-là, rien qu’en regardant, de la terrasse, les parterres créés par Le Nôtre entre les miroirs et jusqu’au canal de la Manche et au Vertugadin, subissent le charme du vieux goût français, qui voulait de l’ordre partout, même dans un paysage. Et c’est aussi le génie de cette vieille France qu’évoqueront les statues apparues dans le cadre de verdures et d’eaux, comme ciselé à plaisir pour s’accorder à l’héroïsme humain d’un connétable de Montmorency et d’un grand Condé, à l’éloquence si intelligente d’un Bossuet, à l’observation si judicieuse d’un Molière et d’un La Bruyère. Les effigies de ces admirables Français sont là. Elles parlent, elles disent au passant : « Sois digne de ton pays », quand ce passant est un Français, et, quand il est étranger : « Aimez-le, notre pays, il le mérite, pour avoir été, des siècles durant, le défenseur de la civilisation. »

Il l’a été, avec quelle énergie, dans cette guerre de 1914, dont Chantilly peut s’enorgueillir d’avoir abrité, aux heures les plus décisives, le premier chef et son quartier général. J’ai nommé notre glorieux confrère, M. le maréchal Joffre. Il était juste que la statue de ce vainqueur de la Marne fût dressée dans la ville où repose le cœur de Condé. Elle a été inaugurée le samedi 21 juin et notre musée

Condé a eu sa part de cette noble cérémonie militaire. Le 4e régiment des spahis marocains, escortant le chef de l’État, s’échelonnait depuis l’entrée du parc jusqu’à la Cour d’honneur. Il se massait en partie autour d’une autre statue, celle du Connétable. L’Institut était représenté par plusieurs de ses membres, venus en uniforme, pour symboliser cette alliance, si chère au duc d’Aumale, des Lettres et des Armes. Un membre de l’Académie française, qui n’était autre que M. le maréchal Pétain, recevait M. Doumergue à la porte du château, en qualité de Conservateur du musée, et le confiait aux soins de M. Gustave Macon. Le président pouvait-il avoir un meilleur guide pour lui montrer nos trésors, que cet héritier fidèle de la pensée du prince qui les a recueillis infatigablement, un demi-siècle durant, pour les donner à la France ?

Il y a lieu de mentionner, dans un autre ordre d’idées moins solennel, d’autres visites de sociétés de tous genres, littéraires, artistiques, savantes, aussi nombreuses cette année qu’à l’habitude. Je signalerai en particulier celle des membres du Congrès d’ophtalmologie et de celui de géologie, A cette occasion un buffet a été dressé dans le dôme des grandes écuries, avec sonneries de cor de chasse, véritable évocation d’une fête donnée au dix-huitième siècle par les princes de Condé. L’infatigable M. Macon a dû singulièrement enfler la voix pour faire admirer aux huit cents personnes de ce Congrès les richesses accumulées dans nos galeries. Mais, je le répète, quand il s’agit du service du musée Condé, il est infatigable, et cela dans le moindre détail. Son empressement à faire connaître à qui de droit les documents dont il a la garde, est légendaire parmi les érudits. Je me bornerai à en citer quelques exemples de date toute récente.

Il a ainsi communiqué à l’Institut des études marocaines, qui les a insérées dans le tome XVII de ses publications, deux lettres sur le Maroc, adressées au connétable Henri de Montmorency par le médecin Arnault de Lisle, représentant officieux de la France près le sultan Ahmed el Mansour. Ces documents, bien rares, jettent un jour très intéressant sur la diplomatie d’Henri IV. Ils ont été commentés avec autant de finesse que de compétence par M. Christian Funck-Brentano, lui-même archiviste au Maroc. S’il est exceptionnel que la correspondance des Montmorency et des Condé, conservée à Chantilly, nous mène en Afrique, en Europe, au contraire, elle nous entraîne un peu partout. Elle vient de fournir une importante contribution au Recueil des documents concernant l’histoire des pays roumains tirés des Archives de France, publié par M. Huditas, maître de conférences à l’Université de Jassy. Nous nous rapprochons des frontières avec François de La Rochefoucauld et ses Souvenirs sur l’Armée de Bourbon en 1792, publiés par M. Jean Marchand, bibliothécaire à la Chambre des députés, et qu’éclairent singulièrement les nombreuses lettres du duc de Bourbon, demeurées chez nous.

Parmi les étrangers qui ont fréquenté assidûment notre salle de travail, il convient de citer un étudiant anglais, M. Woledge, qui a puisé le sujet de sa thèse de doctorat dans notre précieux manuscrit du treizième siècle, consacré aux romans de la Table ronde. Il a choisi le poème intitulé l’Aire périlleux. L’Atre, c’est le cimetière où Gau-vain, à la poursuite de son ennemi, se prépare à passer la nuit. Il y tranche la tête du Diable, après un terrible combat. M.Woledge s’est attaché à étudier la langue et l’importance littéraire du poème dont il prépare une édition intégrale. Un autre étranger, de langue française celui-là, M. Fernand Desonay, chargé de cours à l’Université de Liège et qui poursuit ses recherches sur les écrits et les pérégrinations d’Antoine de la Salle, a cru reconnaître, dans notre manuscrit du Paradis de la Reine Sibylle, la version originale de cet ouvrage. Il a eu le courage de refaire dans la marche d’Ancône le parcours suivi par l’auteur au quinzième siècle. Il a identifié ainsi la plupart des noms de lieux et de personnes cités dans le roman. L’édition qu’il vient d’en donner d’après notre manuscrit mérite les plus vifs éloges.

Un autre manuscrit d’une inestimable valeur a été découvert dans les papiers du grand Condé par M. Macon. Il est de Pierre Corneille et relatif aux Victoires du Roy en Vannée 1667. M.André Pascal vient de l’insérer dans sa première édition des autographes de l’illustre poète. Ce même M. Macon, — vous le voyez, son activité ne chôme guère, — a aussi appelé l’attention de M. Jacques Meurgey, spécialiste en fait d’armoiries et de blason, sur une collection de 372 bois gravés aux armes des villes de France. Achetée autrefois par le duc d’Aumale, elle n’avait jamais été utilisée. M.Meurgey a pu établir que ces bois ont été gravés pour un manuscrit dédié au roi Louis XIV, en 1669, par Pierre de la Planche, sous le titre Description des provinces et des villes de France, manuscrit dont on suit les destinées jusqu’en 1879. Puis il disparaît. Se trouve-t-il dans quelque bibliothèque particulière et la découverte de M. Meurgey le fera-t-elle sortir de l’ombre ?

Je serais coupable envers notre confrère et collègue M. Lemonnier, si je ne mentionnais également la continuation de ses travaux sur Chantilly, qui ne sont pourtant qu’un des emplois de sa persistante activité. Son intelligence toujours en éveil sème en diverses revues des articles et des comptes rendus, dont le style alerte ne laisse pas croire qu’il soit entré dans sa quatre-vingt-neuvième année. Comme je n’ai à vous parler que du musée Condé, je citerai seulement les pages qu’il a consacrées, dans le Bulletin des Musées, aux petites collections de Chantilly, petites par le nombre des objets, mais grandes par l’intérêt historique que ces objets présentent : émaux et miniatures, gravures et orfèvreries, céramiques, sculptures, armes et étendards. En outre, M. Lemonnier amasse des notes pour la préparation d’un nouveau catalogue de nos peintures, celui de son prédécesseur, M. Gruyer, datant du siècle dernier et n’étant plus au courant. Ces notes, dit-il, seront utilisées par son successeur : nous voulons espérer qu’il les mettra lui-même en œuvre.

L’identification des peintures anciennes passionnera toujours les critiques d’art. Voici que notre petit tableau des Trois Grâces de Raphaël est à son tour soumis à l’enquête. Déjà le duc d’Aumale écartait ce nom des Trois Grâces et les remplaçait par cet autre les Trois Ages de la Femme, chacune tenant une boule qui figure le monde, « ce qui signifie », disait-il aux dames, « qu’à tout âge la femme tient l’empire du monde. » Une autre hypothèse, que M. Salomon Reinach a fait connaître à ses confrères de l’Académie des Inscriptions, vient d’être émise par deux savants étrangers dont les sérieux travaux sont généralement appréciés, le docteur R. Eisler et le professeur Panoski. Le panneau de Chantilly mesure 17 centimètres au carré ; or, la National Gallery de Londres possède un autre panneau de Raphaël ayant les mêmes dimensions et provenant, comme celui de Chantilly, de la famille Borghèse. On l’a intitulé jusqu’ici : le Songe du Chevalier, parce qu’il représente un chevalier endormi entre deux figures de femmes, debout, dont l’une serait la Vertu et l’autre le Vice. MM. Eisler et Panofski proposent qu’on l’appelle la Vision de Scipion l’Africain. A leur avis, les deux panneaux étaient à l’origine les deux parties d’un diptyque à Raphaël, — selon un usage dont on connaît des exemples, — à l’occasion de la confirmation du jeune Scipion Thomaso Borghèse, né en 1493, il fut confirmé, ainsi qu’il était alors de règle, quand il eut sept ou huit ans, c’est-à-dire en 1501, date des deux petits panneaux. Le tableau de Londres représenterait Scipion, assimilé à Hercule, choisissant entre la Vertu et le Vice, selon le thème du quinzième livre des Punica de Silius Italicus. Celui du musée Condé figurerait trois Hespérides, tenant chacune une des pommes d’or que conquit Hercule. Cette dernière composition s’inspire manifestement du groupe de marbre ancien des Trois Grâces qui se trouve à la cathédrale de Sienne. Or les Borghèse résidaient précisément en cette ville à l’époque de la confirmation du jeune Scipion. Reste à savoir si la savante interprétation de MM. Eisler et Panofski est plus plausible que la galante interprétation du duc d’Aumale. Adhuc sub judice lis est.

La grâce est de tous les siècles, et celle du dix-huitième s’épanouit sur les murs de nos galeries aussi bien qu’au milieu des nombreux portraits de Carmontelle. Plusieurs de ceux-ci ont été choisis par M. Maximilien Buffenoir, professeur au collège de Soissons, pour illustrer le livre qu’il a consacré à la comtesse d’Egmont, fille du fameux maréchal de Richelieu, une des femmes les plus belles et les plus spirituelles de son temps, amie et correspondante du roi de Suède Gustave III. Elle paraît deux fois dans l’élégante galerie de Carmontelle, document incomparable pour l’histoire de la société et des mœurs du dix-huitième siècle.

Une autre figure de cette époque, bien intéressante aussi, est celle de Marie-Anne de Bourbon-Condé, dite Mlle de Clermont, connue surtout par le chaste roman d’amour que lui a consacré Mme de Genlis. Nous avons deux portraits de cette princesse, une grande toile de Nattier qui la montre dans le parc de Chantilly en 1729, et un pastel de Rosalba Carriera. Elle posa aussi devant le peintre suédois Gustave Lundberg, comme il apparaît dans un compte des archives de Chantilly que M. Macon a signalé à un critique d’art descendant de l’artiste, M. Gunnar Lundberg, lequel a entrepris la biographie de son ancêtre et recherche ses œuvres. Tous ces dessous sont exposés dans un récent article de la Revue de l’Art, illustré des portraits connus de la princesse. Il s’y voit, entre autres, une copie conservée au château de Leufota en Suède, faite par Gustave Lundberg lui-même, d’une grande toile de Santerre qui représente la princesse jeune, toile aujourd’hui perdue, comme est perdu le pastel exécuté par Lundberg en 1726.

La liste serait longue des précieuses et belles œuvres ainsi disparues. C’est donc une joie pour les fidèles de l’art quand ils peuvent en retrouver de peu connues et en assurer la conservation. Cette heureuse chance nous fut accordée cette année. On sait que le grand-duc Paul de Russie, le fils et l’héritier de Catherine II, visita la France en 1782, sous le nom de Comte du Nord. Sa femme l’accompagnait. Des fêtes splendides leur furent données à Chantilly. Pour qu’ils en gardassent le souvenir, le prince de Condé fit exécuter par Le Paon une toile qui montre la fin d’une chasse à courre dans notre forêt. Ce tableau n’a pas quitté la Russie, mais il nous est revenu sous la forme d’une copie que le grand-duc Waldimir offrit au duc d’Aumale en 1885.

Un autre objet offert par le prince de Condé au grand-duc Paul vient également de rentrer dans notre Musée. C’est un grand atlas, superbement relié en maroquin rouge, aux armes de Russie et orné de magnifiques dorures. Il contient une trentaine d’aquarelles exécutées de main de maître, qui représentent des plans et des vues extérieures ou intérieures du château et des bâtiments annexes dont plusieurs n’existent plus. M.Macon lui-même ne les connaissait pas. Il a su que cet album, dont la place se trouvait toute marquée au musée Condé, était en vente chez un marchand parisien. Il a voulu le voir et, sur son rapport, la Commission administrative de l’Institut a fait le geste qui eût certainement été celui de l’héritier du duc de Bourbon. Nous avons donc acheté cet album princier qui figurera désormais parmi nos trésors. Cette fois il n’en sortira plus.

Si les conditions imposées par le testament du donateur de Chantilly ne nous ont pas permis de participer par des prêts à l’exposition organisée à l’occasion du centenaire de la conquête de l’Algérie, nos collections n’en ont pas moins été largement utilisées. Toutes les publications faites pour célébrer cet anniversaire mémorable se sont ornées de la reproduction des tableaux, des aquarelles, des portraits, des dessins consacrés aux campagnes du duc d’Aumale en Afrique. L’ouvrage de ce genre le plus important est l’Iconographie historique de l’Algérie, par M. Gabriel Esquer, administrateur de la Bibliothèque nationale d’Alger : trois grands albums luxueusement imprimés et illustrés, auxquels nos collections d’Afrique ont fourni une importante contribution. Aussi un exemplaire en a-t-il été offert gracieusement à notre bibliothèque. Obéissant à une pieuse pensée de reconnaissance envers le Prince qui lui a confié la garde de sa maison, M. Macon a voulu rappeler les services du duc en Algérie, la part prise par lui et ses frères à la conquête et à l’organisation de la province, et il a édité à ses frais un joli petit volume intitulé : le Duc d’Aumale en Algérie, 1840-1848, orné de quatre gravures, dans lequel il a su mettre une note d’intimité, grâce aux lettres du Roi et de la Reine. Les lettres du duc lui-même, écrites sous la tente au cours de ces campagnes, attestent l’élévation du caractère du grand soldat, toujours supérieur aux événements qui ont troublé sa carrière et assombri sa vie. Tel nous l’avons connu à la fin de son existence, tel il se révèle dans cette correspondance de jeunesse qu’anime une seule ambition : servir la France. Vous savez comme il l’a servie jusqu’à son dernier jour et comme il la sert encore par son œuvre dont il nous a confié la garde, et je suis certain, messieurs et chers confrères, d’exprimer votre sentiment à tous, en disant que nous en sommes très fiers.

XX. Pascal et l’Auvergne

Dans un de ses Cahiers intimes Barrès écrit, avec la perspicace lucidité qui fut son grand don : « Pascal, ce dôme granitique et volcanique de la pensée française, cette Auvergne, unique dans la diversité intellectuelle française. » Je n’ai, pour ma part, jamais parcouru cet îlot de volcans éteints qui domine Clermont et qui va des pays de Pariou et de Côme à ceux de la Vache et de la Solas, sans songer que Pascal, enfant, a certainement été conduit par son père à travers ce paysage tragique, et que ce fut là une des premières impressions associées à l’éveil de sa pensée.

Il faut se rappeler qu’étant né en 1623, il ne vint à Paris que huit ans plus tard et qu’il était si précoce qu’à peine adolescent, il découvrait à lui seul les trente-deux propositions du premier livre d’Euclide, en dessinant des figures avec un charbon sur les carreaux de sa chambre de jeu. Il appelait un cercle : un rond, une ligne : une barre… Que l’on imagine un enfant doué de la sorte, parmi les cratères, les dômes et les coulées de lave ; son père, passionné lui-même de science, lui commente ce paysage, lui raconte les cataclysmes dont cette nature convulsée demeure l’immobile témoin. Le petit garçon regarde, il écoute, il comprend. Quelle leçon se dégagera pour lui de ces visions qu’il n’oubliera jamais ?

Quelle leçon ? Ouvrez les Pensées, elles vous l’apprendront. L’idée qui domine l’esprit de Pascal est celle d’une catastrophe initiale, d’un bouleversement ancien, d’un « chaos » primitif — c’est son expression — dont l’homme est le prisonnier, ou plutôt il l’est lui-même, ce chaos ; il est la victime de ce péché originel qu’il expie sans l’avoir commis. « Rien », dit Pascal, « ne nous heurte plus rudement que cette doctrine, et cependant, sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le nœud de notre condition prend ses replis et ses tours dans cet abîme, de sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère que ce mystère n’est inconcevable à l’homme. » Nous sommes donc, pour lui, dans le monde de la chute, comme il était lui-même en Auvergne, devant la trace partout évidente d’un formidable désastre antérieur.

On cite souvent le mot d’Amiel : « Tout paysage est un état d’âme. » Il ne semble pas qu’il faille le comprendre uniquement comme l’indication que notre âme projette le reflet de ses propres sentiments sur le paysage. Pour Amiel, si intimement teinté de panthéisme, il y a dans le paysage comme un psychisme préalable que l’âme reconnaît ou ne reconnaît pas, suivant l’état où elle se trouve elle-même. Une influence émane des horizons, qui semble devoir être d’autant plus puissante sur l’enfant que sa sensibilité, encore incertaine, s’offre comme une matière malléable à toutes les émotions du dehors. Il y aurait un chapitre de psychologie littéraire bien intéressant à écrire sur l’adolescence des grands artistes, en les situant dans le cadre de nature où ils ont grandi ; on dégagerait ainsi quelques hypothèses significatives sur leur développement. Entre Chateaubriand et la lande bretonne sur laquelle erraient ses premiers regards, entre Lamartine et l’opulente et douce Bourgogne qui fut le théâtre de ses premiers rêves, ne trouverait-on pas ainsi un secret rapport, et pareillement entre Victor Hugo et l’Espagne, cette Espagne qu’il évoquait avec tant de nostalgie dans cet admirable poème des Quatre Vents de l’Esprit : « Nuit d’hiver ». Il est dans les brumes du Nord, il entend le vent qui gronde, la mer qui bat les rochers et il s’écrie :

Oh ! mon cœur, loin de ces grèves
Fuis et te plonge, insensé,
Dans tout ce gouffre de rêve Que nous nommons le passé.
Il rajeunit. Il a huit ans. Il est bien loin dans le temps et dans l’espace, et il chante :
Je revois mil huit cent douze,
Mes frères petits, le bois,
Le puisard et la pelouse Et tout le bleu d’autrefois.
Enfance ! Madrid ! campagne Où mon père nous quitta Et sous le soleil d’Espagne,
Toi dans l’ombre, Pépita.

L’Espagne !… de quel accent il a prononcé ce mot et comme il est logique, pour qui se rappelle Hernani et Ruy Blas, que la première éducation de cet œil et de cet esprit se soit faite dans ce décor, où flottent les ombres du Cid et de Don Quichotte. N’est-il pas logique aussi, que Balzac ait été élevé dans la grasse et claire Touraine et Stendhal au bord des Alpes dauphinoises ? Nous tenons là une des applications de cette grande loi du milieu, si fortement dégagée par Taine, mais qu’il eut le tort de simplifier. Il n’y a pas « un milieu », il y a « des milieux » et qui fonctionnent à la fois sur l’individu : milieu familial, milieu social, milieu intellectuel, milieu professionnel, d’autres encore. Il faut ranger parmi eux celui des premiers paysages rencontrés par l’enfant. La chose est évidente pour Pascal et l’Auvergne, c’est, tout ce qu’a voulu suggérer cette note.

XXI. La pensée Française

L’Académie française se devait de ne pas rester indifférente à la célébration du centenaire de cette Revue des Deux Mondes qui a compté parmi ses rédacteurs quelques-uns de ses membres les plus illustres : un Lamartine, un Hugo, un Musset, un Mérimée, un Sainte-Beuve, un Taine, un Renan, un Feuillet, un Sully-Prudhomme, un Pierre Loti. Combien d’autres noms il y aurait à citer ! Ils attesteraient que presque tous nos meilleurs écrivains se sont associés spontanément depuis un siècle à l’effort tenté par François Buloz et ses successeurs pour créer et soutenir un organe voué au service du génie français. Mais ce service n’est-il pas également celui auquel le grand Cardinal a entendu vouer la Compagnie dont je suis ici le modeste représentant. Il la constituait en 1635, avec une espérance bien justifiée. C’est son tricentenaire à elle que nous fêterons dans cinq ans. La cérémonie d’aujourd’hui n’en est-elle pas un peu le prélude ?

Dans quel sens la Revue des Deux Mondes l’a-t-elle servi, ce génie français, dont notre Académie est une des gardiennes ? Et d’abord, en quoi consiste-t-il, par quelle qualité particulière se caractérise-t-il ? Celle même qui peut définir la constante action de notre pays. Il aura été, depuis son origine et de par son origine, le défenseur né de la mesure en Europe. Sa position géographique lui assigne des bornes très nettes. Le Rhin à l’est et les Alpes, au sud la Méditerranée et les Pyrénées, à l’ouest et au nord l’Atlantique et la Manche l’enserrent dans des limites étroites, qu’il s’est appliqué, toute son histoire durant, à conquérir et à ne pas dépasser. Ce territoire d’étendue modérée comporte un climat, modéré lui aussi et se prêtant à des cultures qui excluent les froids extrêmes et les extrêmes chaleurs. Ce territoire est travaillé par des habitants qui, n’ayant pas d’unité ethnique, n’ont pu s’unir qu’en s’accommodant les uns aux autres, autant dire en modérant les impulsions instinctives de leurs races. Un Provençal, un Gascon, un Cévenol, un Auvergnat, un Normand, un Breton, un Lorrain sont devenus des Français tout court par cette adaptation réciproque, qui n’est pas un renoncement, mais une discipline ; et cette adaptation s’est accomplie dans des conditions politiques qu’il est particulièrement opportun de rappeler aujourd’hui. Elles permettent de traduire dans sa vérité un terme si étranger à notre tradition qu’il ne figure pas dans notre premier dictionnaire. Je veux parler de l’impérialisme. Par un abus du langage, on entend par impérialisme aujourd’hui, la volonté de puissance, au lieu que, ramené à son sens réel, celui des Romains, affirmé par Virgile dans un vers célèbre ;

Tu regere imperio populos, Romane, memento…

il signifie exactement la politique qui consiste, pour un peuple fort et qui considère sa civilisation, comme supérieure, à l’imposer militairement à des peuples moins forts et d’après lui moins civilisés. Ainsi s’était construit l’Empire romain. Quand il s’écroula, naquit la France, et avec elle l’idée du Royaume, d’un État modéré, — insistons sur ce mot, — se suffisant dans ses frontières, respectueux des États limitrophes et ne permettant pas dans notre continent la formation d’un État tentaculaire, qui recommencerait à son profit et par l’oppression des plus faibles, cet imperium Romanum dont la dure création put être bienfaisante dans le chaos des antiques barbaries. Cette tyrannie d’une nation de proie serait une barbarie nouvelle. L’empêcher, maintenir en Europe l’équilibre rétabli, la France s’y est toujours efforcée, à quel prix hier encore. Toujours la mesure. Avais-je raison de dire que ces deux syllabes résument l’essence même du génie français ?

Il semble, que je vienne d’y manquer moi-même, à cette loi de mesure, en évoquant de telles visions d’histoire à l’occasion d’un périodique littéraire, si brillant soit-il. Mais ne savons-nous pas que la vie, dans le corps social, comme dans les individus, est une synergie, un concours d’actions entre les cellules qui peuvent ou soutenir ou troubler cette force collective en s’y subordonnant ou se révoltant là contre. Ce principe de la mesure qui domine la « Geste française » pour parler comme notre cher et regretté Barrès, nous devons le retrouver dans cette expression de l’effort national qu’est notre littérature. Nos grands classiques en sont la preuve. Ils restent les chefs de la pensée française, précisément par cette maîtrise de leurs propres dons, par ce contrôle exercé sur leur talent, et pour ne s’être jamais permis l’outrance de leurs facultés. L’honneur de la Revue dont on célèbre le centenaire aura été de se rattacher à cette tradition, à l’époque du Romantisme, qui fut celle des ambitions intellectuelles et sentimentales démesurées. C’était leur défaut, cette démesure, mais elles étaient nobles et hautes. Il s’agissait non point de les abolir, mais de les canaliser, de les régler sans diminuer cette noblesse et cette hauteur. Un tel programme ne s’impose pas. Il ne peut être réalisé que par les intéressés eux-mêmes. Comment y procéder en 1830, sinon en plaçant ces poètes, ces romanciers, ces dramaturges dans une atmosphère d’auto-critique qui les fît réagir contre les tumultes de leurs débuts ? Le problème était, voulant ce résultat, de discerner ceux de ces écrivains capables de ce retour, de les enrôler sans rien leur demander que de bien prendre conscience de leurs qualités et de leurs défauts, puis de développer leur génie dans ses justes limites. Une équipe se recruta de la sorte où il s’accomplit, à l’insu de ses bénéficiaires, un travail de correction par le voisinage, dont nous saisissons à distance l’heureuse issue, qui ne fut sans doute voulu que d’instinct par Buloz, l’animateur du groupe. Mais n’est-ce pas le rôle des grands directeurs de journaux et de revues que cet instinct divinatoire ? Dans un Sainte-Beuve qui n’est encore que le Werther carabin de Joseph Delorme, un Buloz pressent le judicieux essayiste des Portraits ; dans le lyrique exaspéré des Contes d’Espagne, l’admirable élégiaque des Nuits ; dans le paradoxal mystificateur de Clara Gazul, le futur chroniqueur de Carmen et de Colomba.

Combien il a vu juste en groupant ces écrivains et bien d’autres dont nous avons les œuvres et les noms dans la mémoire. Reportons-nous à cent ans de distance. Sainte-Beuve est tenté, ses premiers livres l’attestent, par la subtilité précieuse : de lire dans le fascicule de la Revue qui vient de lui arriver les austères critiques de ce Gustave

Planche, — le Claude Vignon de la Comédie humaine, — l’incite à se discipliner. Cette subtilité, il va la modérer. La fougue déréglée de son sujet entraînait Musset vers l’éloquence déclamatoire : soyez assurés que les riches et fortes nouvelles de ce Mérimée, qu’il admire, n’ont pas été sans influence sur le redressement de sa facture, si sensible à travers ses vers d’homme fait et ses proverbes. Pareillement, Octave Feuillet, très voisin du maniérisme par sa délicatesse innée, recevra, des romans idéologiques de George Sand, une impression qui va le conduire aux larges et importants sujets de Sibylle, de Camors et de Julia de Trécœur.

Ces bien sommaires indications se multiplieraient à commenter les tables de la Revue. Elles suffisent à montrer dans quel esprit s’est poursuivi un recrutement dont le résultat fait de ces tables un des livres d’or de la Pensée française, comme je le disais en commençant, — d’une Pensée, moins réglée certes qu’au grand siècle, mais encore capable du recul modérateur devant l’excès, et attirée par cette vertu de la mesure, la raison d’être de notre patrie. En contribuant à réveiller cette vertu dans les esprits des lettrés et par suite de leurs lecteurs, est-il exagéré de dire que la Revue a bien mérité de cette Patrie ?